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RHÉTORIQUE
GF Flammarion
Aristote
Pierre CHIRON
Rhétorique
ISBN numérique : 978-2-0812-3445-1
L’éloquence à Athènes
Dans l’Athènes classique, on appelait les politiciens rhètores (orateurs). Au milieu du IVe siècle, la cité comptait environ trente mille citoyens adultes
mâles. Chaque citoyen en titre participait de plein droit à la vie politique. Il assistait quarante fois l’an aux réunions de l’assemblée (ekklèsia), organe
souverain, sur la Pnyx, colline creusée de manière à permettre à six mille personnes – le quorum, soit 20 % de la population représentée – de s’asseoir. Venait
qui voulait, dans la limite de la place disponible et de la proximité de la capitale – ce qui défavorisait les paysans. Mais pour éviter que les plus pauvres ne
fussent exclus, chaque « ecclésiaste » touchait une indemnité d’une drachme ou d’une drachme et demie par séance, somme qui compensait presque totalement,
pour qui vivait de son travail, la perte de sa journée. Un tel système implique que 20 % des citoyens entendaient quarante fois dans l’année des débats de
politique intérieure, de politique extérieure, de législation, etc. Ce n’étaient pas toujours les mêmes 20 %, mais on conçoit ce que représentent quarante réunions
par an rapportées à la vie d’un adulte. Tous ceux qui le voulaient pouvaient prendre la parole, et tous étaient appelés à voter. Parler de démocratie directe n’est
donc pas un vain mot, même si les rhètores véritablement influents étaient, semble-t-il, moins de vingt en même temps. Une seconde institution politique, le
conseil (boulè), qui correspond mutatis mutandis à notre exécutif, préparait l’ordre du jour des réunions de l’assemblée et faisait appliquer les décisions
prises. Le territoire était divisé en dix tribus, qui envoyaient chaque année cinquante représentants tirés au sort parmi des candidats. La boulè comptait donc
cinq cents membres. L’année politique était divisée en dix périodes de 35/36 jours, les « prytanies ». À chaque prytanie, les cinquante représentants d’une des dix
tribus formaient le gouvernement. Chaque jour, un prytane de la tribu au pouvoir était tiré au sort comme président. On comptait environ deux cent cinquante
jours ouvrables, pendant lesquels les cinq cents bouleutes participaient à des débats et à des décisions politiques, et par conséquent prononçaient ou entendaient
des discours.
La participation du citoyen à la vie politique comportait également une fonction judiciaire. Tous les ans, on tirait au sort les membres du tribunal du peuple
(Héliée), toujours parmi les citoyens adultes mâles, à ceci près qu’ils devaient avoir plus de trente ans. Il y avait six mille dikastai (jurés), qui prêtaient un
serment, stipulant – entre autres – qu’ils devaient se soumettre tous les jours (sauf les jours d’assemblée, les jours néfastes, etc., au total donc entre 175 et 225
jours par an) à un tirage au sort. Plusieurs tribunaux fonctionnaient en même temps, plus ou moins importants (de 201 à 501, exceptionnellement 1501 membres)
selon les affaires. Mais il semble que deux mille dikastai en moyenne aient été requis chaque jour. La journée judiciaire durait près de dix heures. Les tribunaux
entendaient plaider plusieurs affaires. Dans un grand nombre d’entre elles, quatre discours étaient prononcés : un de l’accusation, un de la défense, suivis d’une
réplique de l’accusation et d’une réplique de la défense. On ne peut évidemment pas dire, même sous forme de moyenne, combien de discours un dikastès
entendait par an, mais c’était de l’ordre de plusieurs dizaines au minimum. L’expérience des Athéniens en matière d’éloquence politique et judiciaire était donc
immense. Un tel public était évidemment exigeant, indiscipliné, ce qui n’a pas manqué de faire croître le niveau de compétence des orateurs. Il faut ajouter que
l’institution judiciaire athénienne ne prévoyait pas de ministère public. Dans la plupart des cas – sauf affaire qualifiée juridiquement d’intérêt général (graphè),
dans laquelle n’importe quel citoyen pouvait intervenir –, un particulier n’était traîné en justice que parce qu’un autre particulier concerné par l’affaire l’avait
attaqué. La logique judiciaire courante était celle de l’affrontement entre deux parties, en face et avec la sanction des représentants de la volonté commune mais
sans son intervention ni celle d’aucun spécialiste. La démocratie excluait par principe le professionnalisme dans les fonctions à caractère collectif et voulait par
conséquent que l’on se défendît soi-même. On pouvait à la rigueur faire appel à un synégore (ami ou parent qui parlait au nom de la partie) ou à un
logographe (qui écrivait le discours), mais exceptionnellement, et la chose était mal vue8. Il n’y avait donc pas d’avocats au sens moderne du terme9. Le jury
écoutait les deux parties et votait sans délibération10. Donc chacun avait une écoute active des discours. Un procès n’était pas seulement un spectacle11 et l’on
ne doit pas trop croire les reproches que le démagogue Cléon chez Thucydide – ou Démosthène, plus tard – ont adressés à leurs concitoyens. Chacun écoutait
comme s’il était personnellement en cause, en essayant d’engranger une expérience qui pouvait s’avérer précieuse. Personne, si respectueux fût-il de la loi,
n’était à l’abri d’une affaire judiciaire, à cause d’une pratique liée elle aussi à l’absence de ministère public : celle des sycophantes (à l’origine « dénonciateurs
de<s voleurs de> figues »), sorte de professionnels vivant de délation. On voit que la maîtrise de la parole était la condition de la participation à la vie collective
mais aussi un moyen de défense indispensable, fonctions réunies dans les procédures relatives aux charges ou magistratures : tout individu recruté pour assumer
une responsabilité publique était soumis à un examen avant son entrée en charge et à une reddition de comptes à sa sortie de charge. On ne pouvait donc assumer
aucune magistrature sans avoir la capacité de vanter un programme et de répondre aux critiques sur sa personne, ses paroles ou ses actions, avant et pendant
l’exercice de ces responsabilités. Enfin, à intervalles plus ou moins réguliers, à l’occasion de fêtes ou de funérailles nationales, le peuple était invité à écouter des
discours de cérémonie, notamment d’hommage aux soldats morts à la guerre. Ces discours avaient une fonction idéologique : souder la conscience collective.
Chez Aristote, ce type d’éloquence constitue, après le délibératif (discours prononcés à l’assemblée ou devant le conseil) et le judiciaire (discours prononcés
devant un tribunal), le troisième genre, le genre épidictique12.
Les Athéniens avaient conscience d’être le seul peuple chez qui la parole avait une telle importance et ils en étaient fiers13, même s’ils éprouvaient à son
égard une méfiance diffuse, dont témoignent indirectement les déclarations répétées des plaideurs sur leur incompétence, leur manque d’assurance et de
familiarité avec les tribunes publiques.
Naissance de la rhétorique
L’éloquence étant une pratique socialement et politiquement cruciale, sa maîtrise est devenue rapidement un enjeu de pouvoir et la rhétorique –
métadiscours destiné à codifier l’accès à cette maîtrise – est née presque en même temps que la démocratie. Le lien est plus profond encore : il faudrait parler de
« co-naissance ». En effet, dans la généalogie dressée, à la suite de J.-P. Vernant, par M. Detienne14, les « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, à savoir le
poète, le roi de justice et le devin, profèrent dans une société aristocratique une vérité qui est parole efficace, fruit non d’une remémoration mais d’une voyance et
qui comporte – indissociablement – sa part d’ombre, à savoir la fausseté et l’oubli. C’est avec la démocratie, et notamment la réforme hoplitique (combat en
formation de phalange) du VIe siècle, que s’opère une mutation considérable dans les représentations : l’exploit individuel tend à s’effacer au profit de la poussée
collective, la profération laisse place au dialogue, la vérité se dissocie de l’erreur, bref la parole se laïcise, toutes conditions qui étaient nécessaires à l’apparition
tant du droit, de la philosophie rationnelle, que de la rhétorique.
Du point de vue factuel, les témoignages ne manquent pas sur cette naissance, mais ils sont contaminés par des reconstructions a posteriori qu’il
importe de soumettre à un examen critique15. L’enjeu n’est pas seulement d’extraire quelques faits de cette gangue, mais de dégager les représentations qui
expliquent son existence.
Si l’on se fie à la façon dont on enseignait l’histoire des débuts de la rhétorique dans les écoles byzantines, Corax (« corbeau »), un Syracusain, inventa la
rhétorique, qu’il appelait art de persuader, et l’enseigna à un autre Sicilien, nommé Tisias. Leurs doctrines furent ensuite transmises à Athènes en 427, par le
canal de leur compatriote Gorgias de Leontini, à l’occasion d’une ambassade. L’invention était liée à une circonstance précise : la révolution démocratique qui
déposa Thrasybule, tyran de Syracuse, en 466. Toujours d’après cette « vulgate » byzantine, la première rhétorique concevait la persuasion comme un art
susceptible d’être enseigné, opérant sur les faits, sur l’argumentation à partir de la vraisemblance et sur l’appel aux émotions des auditeurs. Elle était construite
sur une division du discours en parties : exorde (prooimion), confirmation (ou narration suivie d’une confirmation), épilogue. Cette invention servit, dit-on, à
faire de la parole un instrument indispensable pour guider et contrôler les assemblées populaires. En cela, Corax ne faisait que poursuivre sur sa lancée : avant la
révolution, il avait été un partisan et un proche conseiller de Hiéron16. Mais cet outil, comme tous les outils, était sujet à des utilisations perverses. Corax l’apprit
à ses dépens : son élève refusa de payer ses leçons. Il lui fit un procès. Tisias se défendit en disant en substance : si je gagne mon procès, j’obtiens de la justice le
droit de ne pas te payer. Si je le perds, c’est que tes leçons ne valaient rien et je ne te paie pas non plus. Corax répliqua : si tu perds, tu paies ; si tu gagnes, c’est
grâce à mes leçons, donc tu paies aussi. Le tribunal aurait renvoyé les deux hommes dos à dos avec ce commentaire : « à mauvais corbeau (korax), mauvais
œuf ». Ce « scénario » pittoresque17 apparaît avec des variations mineures dans six Prolégomènes (introductions à divers traités de rhétorique) d’époque
byzantine, le plus ancien étant celui de Troilus (ca 400 apr. J.-C.), le plus récent celui de Maxime Planude (XIIIe-XIVe)18.
Si l’on se tourne vers les quelque mille ans séparant Corax de Troilus, les résultats surprennent par leur maigreur : Platon (Phèdre 273 c) est le premier à
parler de Tisias. Aristote le premier à mentionner Corax (Rhét. 2, 24, 1402 a 17), Théophraste le premier à attribuer à Corax la découverte d’un art nouveau19.
Pour l’affaire du procès, il y a débat sur l’époque de la première attestation, mais le premier à raconter l’affaire en détail est Sextus Empiricus, à la charnière des
IIe et IIIe siècles après J.-C.20, mais Sextus laisse anonyme l’élève de Corax. Il faut attendre le néoplatonicien Hermias (Ve siècle)21 pour que se forme le couple
du maître et de l’élève... mais Corax devient l’élève. L’attribution à Corax ou Tisias de la définition de la rhétorique comme « artisan de persuasion » date du IVe
siècle (Ammien Marcellin). Quant au rôle qu’aurait joué Corax dans l’installation de la démocratie à Syracuse, à l’organisation « syntagmatique » des préceptes
(trois ou quatre parties du discours), ce sont des thèmes qui n’apparaissent qu’avec Troilus.
Les doutes que l’on peut avoir sur cette tradition byzantine sont aggravés par la fréquence avec laquelle certains de ses éléments sont associés à d’autres
figures et l’existence de versions alternatives. Ainsi, la dispute sur le paiement du salaire dû à Corax apparaît chez Apulée (ca 125-post 170)22 mais avec pour
personnages Protagoras et Évathlos. Or la relation de l’anecdote avec les personnalités de Protagoras et d’Évathlos paraît mieux fondée23. Quant à la définition de
la rhétorique comme ouvrière de persuasion, elle est attribuée par Platon24 non à Corax ni à Tisias mais à Gorgias. La tétrade (exorde, narration, confirmation,
épilogue), dont l’invention est prêtée à Corax dans trois Prolégomènes, est attribuée par Denys d’Halicarnasse à « Isocrate et ses épigones »25.
Mais il existe surtout une incompatibilité entre la version byzantine des débuts de la rhétorique et un autre rapport que Cicéron26 dit avoir trouvé dans la
Sunagôgè tekhnôn d’Aristote et selon lequel « après l’abolition de la tyrannie en Sicile, quand les procès, longtemps réglés par les tyrans, furent de nouveau
soumis à des tribunaux réguliers [...] deux hommes, Corax et Tisias, composèrent une théorie de la rhétorique, avec des préceptes ». Ce compte rendu s’accorde
davantage avec les témoignages d’Isocrate, de Platon et d’Aristote27 qui se plaignent de ce que les rhéteurs de leur temps s’attachent à l’éloquence judiciaire au
détriment de l’éloquence délibérative. De plus, il existe une ressemblance frappante entre le texte de Cicéron et l’un des rares documents byzantins (Sopater) à ne
pas affecter à la rhétorique une origine délibérative28. La convergence est presque la même sur une liste de personnalités à avoir perfectionné l’art oratoire :
Corax, Tisias, Gorgias, Antiphon, Thucydide, Lysias29, Isocrate. Que la source soit ancienne, Aristote sans doute, est corroboré par l’absence de toute mention
des orateurs attiques30 qu’un auteur hellénistique aurait sans doute ajoutée après Isocrate et que l’on trouve chez les auteurs de prolégomènes.
Tout cela conduit à suspecter la plupart des données de la tradition byzantine. La remise en cause est chez certains plus radicale encore. Th. Cole31 conclut
qu’il y a bien eu un ancien traité, apparu en Sicile au moment indiqué par la tradition, mais en contexte judiciaire. Il était logique (sinon véridique) qu’on
remplace le judiciaire par le délibératif dans le mythe fondateur de la rhétorique, dès que la figure d’Isocrate eut acquis sa dimension, dès que la rhétorique eut
cessé – refondée par Platon et Aristote – d’être complètement suspecte, et qu’elle se fut hissée au rang de discipline d’éducation. L’auteur de ce premier traité
aurait été Tisias surnommé Corax32. Entre autres arguments (notamment prosopographiques), Cole observe que « les parents grecs n’avaient pas l’habitude
d’appeler leurs enfants “corbeaux” »33. L’ouvrage aurait été constitué d’une collection de modèles de plaidoyers pro et contra, sous forme de résumés34 ou
entièrement rédigés, à la manière des Tétralogies d’Antiphon, tous fondés sur la vraisemblance (eikos). Les reconstructions byzantines auraient visé à redorer
le blason de la discipline et – selon un processus fréquent dans les généalogies – à inscrire dans ses balbutiements tous ses développements ultérieurs. En fait, la
protorhétorique sicilienne aurait à peine mérité le nom de « rhétorique ».
Pour E. Schiappa35, le véritable acte de naissance de la rhétorique comme art, ou technique, serait contemporain de l’apparition du mot, plus de
soixante-dix ans après la chute de Thrasybule, et serait imputable à Platon, qui aurait créé et le mot et la chose36. C’est dans le Gorgias (448 d-449 a) en effet
que se trouve la première attestation de rhètorikè (tekhnè) assortie d’une critique en règle des théoriciens antérieurs réduits à l’empirisme le plus sot, ce qui
dessinait en creux les contours d’une vraie technique, décrite plus précisément dans le Phèdre (voir ci-dessous). La véritable rhétorique serait donc née soit
entre 387 et 385 (« fourchette » de datation du Gorgias), soit une vingtaine d’années plus tôt si l’on se fie à la date « dramatique » du dialogue, c’est-à-dire la
date à laquelle l’entretien rapporté est censé avoir eu lieu. La thèse de Schiappa a soulevé des objections fortes37, par exemple celles-ci : 1) d’autres termes,
antérieurement à 387-385, semblent désigner un usage codifié de la parole, tel rhètèr, attesté chez Homère et couramment utilisé, sous la forme rhètôr, à la fin
du Ve siècle au sens d’« orateur » ; logôn tekhnai (arts des discours), formule attestée dans les Dissoi logoi (Doubles dits), texte anonyme d’obédience
sophistique, daté sans beaucoup de précision des dernières années du Ve siècle ; rhètoreia (éloquence), que l’on trouve chez Isocrate, etc. 2) La formulation
adoptée par Platon dans le Gorgias, « le langage même de Pôlos me prouve qu’il s’est plutôt exercé à ce qu’on appelle la rhétorique qu’au dialogue »,
réfère visiblement à un mot existant dans la langue et à une discipline établie, et non à des innovations. 3) Le mot rhétorique apparaît dans un autre texte, dont la
date est incertaine, mais qui pourrait être antérieur au Gorgias, le Sur les sophistes d’Alcidamas (ca 390 ?), et ce dernier ne fait aucune mention de la
nouveauté du mot.
Il est probable en revanche que ce terme de rhètorikè – avec son suffixe -ikos/è dont on a montré récemment qu’il était à la mode à Athènes dans le
dernier quart du Ve siècle38 – appartient à une série de néologismes abstraits qui ne sauraient être très anciens.
Quoi qu’il en soit, et même si l’on admet que la forme du traité systématique, celle qui correspond le mieux à notre conception de l’ars ou technique, est
tardive, soit guère antérieure aux deux premiers traités conservés que sont la Rhétorique d’Aristote et la Rhétorique à Alexandre, et qu’elle doit
beaucoup à l’intervention des philosophes, notamment Platon, en matière de définitions, de méthodologie et de principes, il est hors de doute que praticiens de
l’éloquence et sophistes, dans la période qui va de 450 à 350, ont constitué un important corpus d’un intérêt théorique inégal certes, mais indiscutable, portant
aussi bien sur la définition même de la persuasion que sur sa pratique et ses déviations.
Remarquable aussi l’emploi d’un vocabulaire de l’argumentation déjà très précis. On recense dans les Tétralogies quatre des termes qui formeront ce
champ lexical chez Aristote : eikos (vraisemblable), tekmèrion (indice), sèmeion (signe)42, elenkhos (réfutation). Chacun d’eux servant à chaque fois une
stratégie argumentative particulière, souvent comme slogan, il est difficile de leur assigner une valeur fixe, mais leur usage est différencié et atteste une véritable
théorie sous-jacente. Autre embryon prometteur, qui s’est développé lui aussi sur le terrain du vraisemblable, l’ébauche d’une théorie de la cause des actes mise
en forme de topique. Dans la 1re Tétralogie (1, 4-5), l’orateur pose une liste finie de mobiles et de causes pour un acte criminel et l’examine exhaustivement,
point par point, avant de conclure, après élimination, à la validité de la dernière possible.
L’étape suivante est représentée par le fameux corpus des orateurs attiques43. Pour les historiens de la rhétorique, c’est une mine de renseignements sur
l’évolution de la discipline, à condition de prendre en compte son caractère de corpus scolaire, constitué après coup, sur des critères techniques et pédagogiques
qui ont leur propre histoire. La remarque ne vaut pas pour Démosthène dont on a presque tout conservé, mais en ce qui concerne Lysias, par exemple, il faut
savoir que son œuvre réunissait 425 numéros à l’époque de Caecilius de Calè-Actè (critique de l’époque d’Auguste), que Caecilius reconnaissait l’authenticité de
233 d’entre eux, et qu’il ne nous en reste plus que 34, dont quelques probables apocryphes. Le corpus d’Antiphon, entre le Ier siècle avant J.-C. et nous, est passé
de 60 à 6 numéros.
Comme premier témoin de l’éloquence « réelle », on retrouve justement Antiphon qui, outre les Tétralogies, a écrit comme logographe trois discours
judiciaires. Ces discours représentent une nette avancée par rapport aux Tétralogies : annonce du plan dans l’exorde, analyse critique de la basanos
(témoignage d’esclave obtenu sous la torture), usage diversifié de la narration dans ses rapports à l’argumentation, emploi méthodique de la vraisemblance,
recours aux procédés d’antithèse et de parisose (égalité des membres de phrase) qui seront, chez Aristote, associés à la période, emploi du pathos dans
l’épilogue, etc.44.
Une autre étape importante est représentée par Lysias, dont la réputation est attestée (sinon augmentée !) par le Phèdre. En tant que logographe, il
choisissait librement ses clients, mais pour élargir sa clientèle, il publiait les discours le plus susceptibles de démontrer l’étendue de ses talents. Ces circonstances
expliquent le caractère libre, ludique, parfois éblouissant de ses œuvres. Sa virtuosité teintée d’humour se manifeste en particulier dans le Pour l’invalide45 où
le défendeur, handicapé sans ressources sinon une maigre pension d’une obole par jour, réfute l’imputation de grossièreté et de brutalité (hybris) que font peser
sur lui ses adversaires, dans leur désir vengeur de le priver de sa pension. La réfutation se fait uniquement par le vraisemblable et s’organise comme suit : qui est
suspect a priori d’hybris ? 1) Les jeunes, parce que c’est de leur âge et qu’ils savent pouvoir rencontrer une certaine compréhension, 2) les hommes robustes,
car ils en ont les moyens physiques, 3) les riches parce qu’ils peuvent payer pour ne pas être inquiétés. Or je ne suis ni jeune, ni riche, ni robuste. Donc, mon
adversaire plaisante. Rien n’est dit des faits qui peuvent étayer l’accusation.
Lysias a brillé aussi par la clarté, le pittoresque de ses narrations, par sa capacité à reproduire l’idiolecte de ses clients, à leur bâtir un èthos et à préparer
ainsi le terrain de l’argumentation : à lire la narration du discours 146, on se prend à trouver improbable que le brave et naïf Euphilètos ait ourdi un complot contre
Ératosthène, et plausible qu’après avoir été si longtemps trompé sans le savoir il ait tué l’amant de sa femme. Aristote a retenu la leçon, si l’on en croit Rhét. 3,
16, 1417 a 15 sq. En tout cas, à la façon dont Lysias varie les motifs de l’exorde, on sent que le code rhétorique est déjà assez implanté pour être distancié voire
parodié. C’est aussi chez lui que l’anticipation sur l’argumentation de l’adversaire prend une autonomie que condamnera Aristote47.
La liberté à l’égard du code est plus sensible encore avec Isée, à qui – par exemple – il arrive tout aussi bien de respecter les règles de l’exorde que
d’omettre cette partie et de commencer son argumentation in medias res. Ce spécialiste des affaires d’héritage et maître (appointé) de Démosthène a innové
aussi par la sophistication de sa compétence juridique, mais c’est son élève, évidemment – compte non tenu d’Isocrate dont le statut est moins d’un praticien que
d’un théoricien et dont on reparlera plus tard –, qui mérite d’être le dernier jalon dans la série des orateurs attiques antérieurs à Aristote48. Contemporain de
ce dernier, aux antipodes sur le plan politique, Démosthène a su mériter du philosophe une réserve bienveillante : il n’est cité que deux fois dans la
Rhétorique, mais deux fois en bonne part. Au livre 249, Aristote fait de Démosthène la victime du sophisme post hoc ergo proper hoc par lequel
l’orateur Démade le rendait responsable de tous les malheurs de la cité intervenus après son entrée en politique. Au livre 350, Aristote cite avec faveur l’une de
ses images. Mais l’important est de noter qu’avec Démosthène l’éloquence « engagée », par opposition à la posture d’intellectuel adoptée par Isocrate, atteint son
point d’incandescence. Si Aristote relègue le discours épidictique dans les marges « culturelles » de l’éloquence, s’il le rejette hors du « politique »51, il se
pourrait bien que cela signe une préférence du philosophe éducateur d’un roi pour l’engagement démosthénien au détriment de l’éloquence-spectacle des
sophistes et d’Isocrate. La soumission de l’instrument à ses fins, du langage à son objet, bref la théorie de la clarté, celle de la correction et de la convenance
(prepon), récurrentes dans la Rhétorique, évoquent le pragmatisme démosthénien. La prise en compte conjointe des affects du public – tardive, semble-t-il,
dans le projet aristotélicien – et de la rigueur argumentative évoque l’un des traits saillants de l’éloquence de Démosthène : la parfaite combinaison de logique et
de passion. La façon, enfin, dont Démosthène brusque son auditoire dans l’intérêt de ce dernier semble une réponse aux critiques philosophiques d’une
éloquence-miroir de son public, incapable de promouvoir le bien52. Ce qui est sûr est qu’Aristote intervient en rhétorique au moment où l’éloquence atteint avec
Démosthène sa pleine maturité53.
Rhétorique et sophistique
On aurait tort de réduire les sophistes au rôle de repoussoir ou de faire-valoir dans la redéfinition aristotélicienne de la rhétorique. Si l’on peut unifier le
mouvement sophistique par un trait commun54, la négation de toute ontologie, si ses représentants participent tous de cet univers que Barbara Cassin a appelé
« logologie55 », ils sont tous différents et beaucoup ont contribué à la constitution d’un savoir positif ou critique dont s’est nourrie la rhétorique ou par rapport
auquel elle a tâché de se définir. On peut citer les recherches de Protagoras sur le genre des mots et sur la façon de les discriminer clairement56, sur le
renversement57 des arguments – et, partant, sur l’équivalence entre la vérité et les opinions –, sur l’argumentation in utramque partem à partir de
propositions à caractère général dites thèses58, où l’on peut voir une anticipation de la dialectique. Les techniques d’amplification décrites par Aristote sont peut-
être redevables au sophiste qui se faisait fort, si l’on en croit Platon, de traiter le même sujet aussi bien en quelques mots qu’interminablement59.
Quant à Gorgias, il est peut-être pour quelque chose dans la séparation radicale opérée par Aristote entre technique et morale, lui qui faisait de l’utilisateur
et non de l’art le responsable d’un usage vicié de l’éloquence60. Lui aussi, selon Aristote lui-même61, cultivait l’art de greffer des développements et d’amplifier
ainsi n’importe quel sujet. L’illusionnisme permis par l’invention verbale – non pas mensonge, mais reflet de l’instabilité foncière de l’être –, capable de faire
« paraître petites les grandes choses et grandes les petites », de donner « à la nouveauté un ton archaïque et à son contraire un ton nouveau »62 fut cultivé par
Gorgias et l’on en trouve des échos dans la Rhétorique, notamment à propos de la métaphore63. On ne doit pas omettre non plus le rôle qu’a pu jouer Gorgias
dans la promotion rhétorique de l’humour64 ou des figures destinées à structurer la période65. Dans le domaine éthique, Gorgias différenciait les vertus en
fonction de l’âge, du sexe... théorie dont le Ménon de Platon66, semble-t-il, garde la trace pour mieux la critiquer. Aristote, dans les Politiques67, marque sa
préférence pour ce type d’analyse et même s’il n’y traite pas la question dans le détail, c’est elle qu’il semble adopter dans la Rhétorique68.
Prodicos cherchait déjà une voie moyenne, au moins en matière de longueur des discours69, et – handicapé par sa voix
sourde – il s’est intéressé aux moyens de conserver l’attention du public70. Mais son domaine de recherches le plus fameux est
sans doute celui de la propriété des mots71, thème que – convaincu comme Socrate que la vertu est science – il cultivait dans
un esprit fort différent de Gorgias. Prodicos a laissé son empreinte sur maintes définitions et distinctions rigoureuses, chez
Aristote ou ailleurs.
Ces quelques indications, qu’il faudrait compléter avec les noms de Thrasymaque, le maître des émotions et le premier à
avoir introduit la période et les rythmes en prose, d’Hippias, qui traita de la calomnie, de Théodore de Byzance, le spécialiste
des divisions du discours, etc., montrent assez la richesse du legs des sophistes en matière de discours. Et pourtant, ce n’est
pas tout : à côté des noms célèbres, il faut faire place à une autre tradition moins connue, apparentée à la sophistique même si
elle s’inscrit en principe dans la tradition socratique, celle des éristiques, appelés parfois Mégariques du nom du fondateur
présumé de ce courant, Euclide de Mégare72. Platon les attaque violemment comme des faussaires et l’Euthydème est
l’ouvrage qui sans doute donne la meilleure idée de leur activité.
L’éristique est une méthode essentiellement critique. Euclide, par exemple, s’en prenait au raisonnement par analogie si
familier à Socrate73 car, disait-il :
Ce raisonnement s’établit soit à partir de termes semblables soit à partir de termes dissemblables. Or si c’est à partir de termes semblables, il vaut
mieux qu’on se tourne vers les choses elles-mêmes plutôt que vers celles qui leur sont semblables. Et si c’est à partir de termes dissemblables, le
rapprochement est forcé74.
Chez Eubulide, adversaire résolu d’Aristote et cible principale des Réfutations sophistiques, se trouve – au travers de
sophismes caractéristiques comme le Voilé (Connaissez-vous votre père ? – Oui. – Connaissez-vous cet homme-ci qui est voilé ?
– Non. – Pourtant c’est votre père. Vous le connaissez et vous ne le connaissez pas) ou le Menteur (Un homme déclare : « je
mens ». Si c’est vrai, c’est faux, et si c’est faux, c’est vrai)75 – une critique plus radicale encore, tendant à montrer que
l’expérience ne fournit aucun sujet immuable et aucun prédicat déterminé et qu’on ne peut en aucun cas prédiquer un concept
général et abstrait d’un sujet concret. Tout raisonnement devient contestable. Il ne reste plus que le jugement d’identité. Ce
n’est pas du scepticisme : comme chez Gorgias, le réel existe et, pour les Mégariques, la raison est digne de foi. Mais cette
raison n’accède à la réalité que dans son unité et sa permanence, elle reste irrémédiablement coupée du sensible, et a fortiori
de toute expression exacte par le biais du langage.
Si les Mégariques ont reçu le nom d’éristiques (« querelleurs ») et sont souvent traités en sophistes, c’est qu’ils ont mis
au service de cet hyperrationalisme, voire de cet hyperplatonisme, un grand nombre de façons plus ou moins raffinées de
piéger leurs interlocuteurs, depuis la simple intimidation jusqu’à l’homonymie, la fausse liaison entre les termes, etc.,
« traquenards » qui ont conduit leurs adversaires à approfondir leur analyse de la prédication et de la méthode dialectique
tout en agrégeant les analyses obtenues à la question des conditions de validité de l’énonciation rhétorique. Le Voilé par
exemple joue en premier ressort sur la règle dialectique qui impose, par souci de clarté et pour n’omettre aucune étape de
l’analyse, de répondre aux questions par oui ou par non. Cette règle devient un piège quand les questions sont ambiguës, car
tous les interlocuteurs n’ont pas l’opiniâtreté de Socrate ni sa résistance aux manifestations d’impatience76 et ils donnent leur
assentiment sans opérer les distinctions nécessaires. En l’occurrence, le piège réside dans la liaison entre les termes : la
conclusion prédique simultanément du sujet deux attributs qui, auparavant, lui étaient appliqués séparément : les propositions
« être connu = père non voilé », et « être inconnu = père voilé » deviennent par abus « être connu = père voilé et être
inconnu = père non voilé », d’où une attribution au sujet (père) d’un prédicat (être inconnu) qui n’est vrai que d’un accident
(être voilé) de ce sujet. Quant au Menteur, il se réfute en distinguant entre mentir ou dire la vérité en général ou sur un point
particulier. Or on peut mentir en général tout en disant la vérité sur un point particulier. « En fait, la contradiction disparaît
quand on comprend que l’argument doit être ainsi reconstitué : “Je dis vrai en disant que je mens” ; dès lors, la vérité en
question n’est plus absolue, mais relative à un contenu déterminé. Le langage ordinaire nous expose souvent à ce genre de
contradiction, car il permet à celui qui parle de parler du langage même dans lequel il parle à l’instant même où il parle ; en
d’autres termes une ambiguïté naît de la confusion entre langage et métalangage77. »
On assiste dans les Réfutations sophistiques et au chapitre 24 du livre 2 de la Rhétorique au démontage d’un certain
nombre de ces faux-semblants plus ou moins subtils, qui engagent une réflexion non seulement sur le langage, mais sur
l’illusionnisme stylistique (confusion entre antithèse et syllogisme), les catégories, les notions de continu ou de discontinu,
d’acte et de puissance, etc. Au total, les éristiques méritent de compter parmi les adversaires les plus stimulants des
philosophes.
Platon
Platon (428-347) n’est pas le premier chez qui les capacités de l’éloquence et de la rhétorique en matière de tromperie et
de manipulation ont suscité de l’hostilité, mais c’est celui dont la critique fut le plus radicale. Il est inutile de rappeler la
guerre qu’il fait mener à Socrate contre la prétention des sophistes à enseigner tout, et notamment l’art de la parole. Entre le
sophiste, expert prétendu en sophia (à la fois savoir et sagesse), et le philosophe, ami de cette sophia, il installe un
antagonisme irrémédiable : dans le Gorgias, le sophiste parvient à grand-peine à définir la rhétorique (« ouvrière de
persuasion ») et laisse voir qu’elle ne suppose ni ne donne aucune connaissance de son objet. Sur le plan moral, ses épigones
(Pôlos et Calliclès) finissent par avouer que la justice leur importe peu et que la parole n’est pour eux qu’un moyen de dominer
autrui. Quand les masques sont tombés, la rhétorique se trahit comme un dévoiement de la politique. Pire : pour parvenir à ses
fins, elle se coule dans les désirs, les valeurs de son public, car « ils détestent ce qui est différent d’eux78 ». Comment dans ces
conditions pourrait-elle instruire du vrai bien ? Elle encourage plutôt à persister dans la passivité et l’illusion.
Après cette critique de la rhétorique « politique » (délibérative et judiciaire), Platon s’attaque au genre du discours de
cérémonie, plus précisément de l’éloge funèbre, dans le Ménexène (parfois considéré comme contemporain du Gorgias). Après
un éloge ironique des orateurs qui prêtent aux morts des qualités qu’ils n’ont pas eues, qui s’imposent la tâche difficile entre
toutes de louer les Athéniens devant les Athéniens79, qui « improvisent » un discours préfabriqué, Socrate enchaîne sur un
pastiche plus cruel encore, par lequel il dénonce les mensonges du genre ainsi que son caractère creux, mécanique et ronflant.
Cela dit, le Gorgias renfermait déjà un versant positif. Socrate y envisageait la possibilité d’une éloquence qui serait « une
belle chose, qui se donne les moyens d’améliorer les âmes des citoyens et qui se bat pour dire toujours ce qu’il y a de meilleur,
que ce soit agréable ou non aux auditeurs80 ». Plus concrètement, le Banquet (ca 380-375) contient une série d’éloges de
l’Amour et les discours eux-mêmes sont accompagnés de critiques sur la technique mise en œuvre, d’où une contre-rhétorique
qui pourrait bien être une rhétorique. Après avoir ironisé sur le style gorgianique adopté par Agathon, Socrate (198 a sq.)
délivre une série de conseils : pour bien louer, il faut connaître l’objet dont on veut parler, dire la vérité à son propos, dériver
le plan de la nature même de cet objet, laisser venir les mots – dans une sorte d’anticipation du « ce qui se conçoit bien... » de
Nicolas Boileau. À la fin du dialogue, les interventions d’Alcibiade et de Diotime semblent l’application de ces préceptes.
L’esquisse de rhétorique philosophique présentée dans le Banquet devient dans le Phèdre (ca 370) un véritable
programme. La critique des rhéteurs et des orateurs persiste (266 d-267 d), mais elle se fait moins générale et plus technique,
tandis que le versant positif s’enrichit (269-274). Le critère de cette bonne rhétorique demeure la vérité, qui sera atteinte par
la méthode dialectique81, mais il y faut aussi une connaissance de l’âme des auditeurs (et de l’âme, tout court) et des différents
genres de discours. D’autres conditions sont requises, notamment, comme chez Isocrate, le trio formé par les dons naturels, le
savoir et la pratique, auxquels s’ajoute l’aptitude à saisir le moment favorable (kairos). C’est dans le Phèdre qu’est formulé le
requisit si profond de l’organicité du discours82. À un tel niveau, la rhétorique – comme science et enseignement – s’identifie
littéralement à la philosophie. Mais c’est là un idéal, et dans le dernier ouvrage politique de Platon, les Lois, la délibération
collective et l’art de plaider restent proscrits, tandis que l’éloge demeure strictement contrôlé.
On n’a jamais appliqué aussi directement l’équation parole = pensée = vertu, ni illustré de manière aussi concrète la
« logologie ». Mais c’est surtout l’examen des préceptes contenus dans la Rhétorique à Alexandre qui est instructif. Il fait
apparaître des traits communs à Isocrate et à une bonne partie de la tradition antérieure88, ce qui donne l’occasion de cerner
de plus près, avant d’examiner leurs principes, la nature des innovations apportées par Aristote.
La Rhétorique à Alexandre, tout d’abord, confirme le primat de la vraisemblance dans cette rhétorique
préaristotélicienne. L’eikos y est le premier moyen de persuasion et le plus longuement traité. Surtout, il s’agit d’une
vraisemblance subjective89, fondée sur la perception par des esprits ordinaires de la récurrence des événements et sur les
généralisations qu’ils en tirent (« les jeunes sont violents », « qui se ressemble s’assemble »), alors qu’Aristote tendra à fonder
la vraisemblance sur l’observation « objective », statistique avant la lettre, de cette récurrence90.
Un autre trait de cette rhétorique, sans doute issu de Protagoras, est que les arguments sont présentés comme
intrinsèquement réversibles (on peut toujours annuler une vraisemblance par une autre vraisemblance, par exemple une
vraisemblance fondée sur l’habitude, par le fait que, ce jour-là, l’acte était contraire à l’intérêt de l’accusé – Rh. Al. 1428 b 35-
36) et opposables (on peut toujours contester une vraisemblance liée à la fréquence par une série d’exemples paradoxaux –
1429 a 36 sq.). Aristote, sans récuser ces moyens dans leur dimension technique, unifiera les procédures de réfutation et
réaffirmera la primauté du vrai91.
D’autre part, cette ancienne tradition rhétorique, comme on l’a déjà mentionné à propos d’Antiphon, joue sur la
plurivocité du vocabulaire technique, parce que la terminologie elle-même entre dans la stratégie de persuasion et ne coïncide
pas de manière régulière avec un raisonnement particulier. Il n’est pas indifférent, dans un discours, de parler d’indice ou de
preuve, indépendamment de la force réelle de l’argument. La Rhétorique à Alexandre thématise cet abus. Par exemple, c’est
dans le chapitre sur le signe (sèmeion, 1430 b 35-37), et donc sous une rubrique unique, qu’est opérée la distinction,
fondamentale du point de vue logique, entre le signe qui entraîne un savoir et le signe procurant une croyance. Dans les deux
cas, c’est un signe. Au chapitre 13 sur la preuve (elenkhos), celle-ci est définie comme « ce qui ne peut pas être autrement que
comme nous le disons » (1431 a 6-7). Ensuite est opérée la distinction entre la nécessité ou l’impossibilité « naturelles » et la
nécessité ou l’impossibilité « selon nous ». Le mot de « preuve » devient comme un slogan destiné à accroître artificieusement
la force de l’argument. Aristote tendra à donner aux termes techniques une signification univoque.
Ce qui rattache la Rhétorique à Alexandre à la tradition antérieure est aussi la prise en compte du facteur-temps : le
moment où telle ou telle information est donnée, où tel ou tel argument est fourni, joue beaucoup sur leur réception. Cette
importance se rattache à des facteurs institutionnels (le jury populaire votait sans délibération : l’impression laissée était donc
importante) mais aussi à la pensée sophistique pour laquelle la persuasion procède d’une coïncidence passagère (kairos) entre
une thèse et un assentiment92. Dans la Rhétorique à Alexandre, de même, le temps est à la base de la stratégie d’anticipation
(prokatalèpsis, chap. 18). La force d’un argument tenant à sa nouveauté, il faut être le premier à donner des arguments forts,
y compris ceux qui favorisent la thèse adverse, « car même si les points qu’on a dénigrés par avance sont tout à fait solides, ils
ne paraîtront pas aussi décisifs à ceux qui en auront déjà entendu parler » (1433 a 38-39). C’est un aspect de la persuasion
qu’Aristote, si conscient soit-il de la médiocrité intellectuelle du public, laisse de côté, même s’il évoque parfois en passant la
nécessité d’avoir le sens du kairos.
Notable aussi est la présence dans la Rhétorique à Alexandre de complexes argumentatifs. Un moyen de persuasion
comme l’indice (tekmèrion)93 est décrit à la fois comme l’établissement d’une contradiction dans les paroles et/ou les actes
d’une personne et l’appel à la tendance de l’auditeur à tirer de ces contradictions une conclusion inadéquate : « la plupart des
auditeurs voient dans les contradictions émaillant le discours ou l’action l’indice que rien n’est sensé ni dans ce qui est dit ni
dans ce qui est fait » (1430 a 16-18). Face à ce qui n’est pas un argument mais une stratégie argumentative, l’objection doit se
dédoubler et réfuter à la fois l’établissement de la contradiction et la généralisation qui en est tirée. Il faut admettre que, dans
la pratique, ce type d’argumentation est plus difficile à contrer. La rhétorique postérieure, d’ailleurs, n’y renoncera pas.
Aristote aura à cœur au contraire d’analyser les arguments et de les réduire à des schèmes simples (induction, déduction).
Les manuscrits
Le premier état du texte est incertain : sont-ce des notes de cours, prises par Aristote lui-même ou par quelques-uns de
ses élèves ? Il est probable en tout cas que ces notes ont été retravaillées sur une longue période. Ainsi, face à des
développements qui paraissent mal intégrés à la suite du propos mais ne tranchent ni par le style ni par le fond sur la manière
habituelle, R. Kassel considère qu’on a affaire à des « additions aristotéliciennes » (qu’il signale à l’aide de doubles crochets
droits). Il arrive que cette solution satisfasse, il arrive aussi qu’une analyse plus minutieuse de la syntaxe laisse entrevoir une
certaine cohérence et permette de « sauver » le texte, mais on demeure parfois dans l’incertitude. Quant aux traces textuelles
laissées par les mauvaises conditions de conservation et de transmission99 entre la mort d’Aristote et les plus anciens
manuscrits médiévaux, elles ne se laissent pas identifier en tant que telles : là encore, on en reste au doute. Quand le texte
apparaît concrètement à nos yeux, à partir du Xe siècle, les données du problème textuel sont les mêmes que pour n’importe
quel autre ouvrage antique : quels sont parmi les manuscrits conservés ceux qui ont servi de modèles, directs ou indirects, à
tous les autres, comment accéder grâce à eux au plus ancien état possible du texte ?
Pour en rester aux grandes lignes de la question100, on peut dire que la Rhétorique nous est parvenue dans deux recueils
distincts : le premier l’associe à la Poétique et à quelques autres textes stylistiques et rhétoriques dans le fameux Parisinus
graecus 1741 (sigle A, 2e quart ou 2e tiers du Xe siècle)101, source directe ou indirecte de trois autres manuscrits. Si, pour la
Poétique, cette tradition est la seule à avoir survécu, on dispose pour la Rhétorique d’une seconde tradition dont l’importance
a été reconnue en premier par R. Kassel et dont le plus ancien représentant est un manuscrit de Cambridge, le
Cantabrigiensis Ff. V 8 (ou 1298, sigle F), du XIIe ou du XIIIe siècle. Ce manuscrit constitue l’un des rares restes d’une édition
complète d’Aristote remarquable, codicologiquement, par son format « carnet » (ca 230 mm x 115 mm). Il a été copié près de
quarante fois. L’existence de fautes de majuscules indépendantes dans chaque branche (plus nombreuses dans A) montre
qu’elles dérivent de translittérations distinctes102, celle de F étant plus ancienne et plus soignée.
A est le plus ancien ancêtre commun de la tradition qu’il représente, mais il a fait l’objet de révisions (A2) faites « d’après
des commentaires, des scholies ou des paraphrases ; le texte original s’en est trouvé assez profondément modifié103 ». Pour la
tradition représentée par F, si F lui-même en est un excellent témoin, on dispose d’autres sources indépendantes permettant
de reconstituer son modèle (β)104.
On peut, par l’accord de A et de β (sigle ω), accéder à un état du texte plus ancien que A. Il faut de puissants motifs pour
préférer des leçons qui s’en écartent. Ce schéma simple est compliqué par la contamination des deux traditions. Ainsi, les
corrections portées sur A peu après la copie (A2) dérivent pour certaines de β. Réciproquement, le manuscrit H (Marcianus gr.
214) provient d’un exemplaire perdu (γ) qui pour une partie du texte dérive de A2, pour une autre de β. Surtout, l’ensemble du
texte a été corrigé d’après Δ, copie perdue de β.
En résumé, le texte de ω est celui qui offre les meilleures garanties. En cas de désaccord entre A et β, qui sont
stemmatiquement égaux105, c’est le sens qui prime. Si la tradition est plus éclatée, ce qui doit conditionner le choix est en
priorité l’accord entre A et un ou plusieurs témoins de β. Les leçons de manuscrits récents dont le modèle est conservé (par
exemple le Dresdensis Da 4) n’ont pas plus d’autorité qu’une intervention de savant moderne : elles doivent être évidemment
supérieures pour le sens et le mécanisme qui a conduit à la faute facile à reconstituer. On trouvera ci-dessous (Note sur le
texte traduit) la liste des changements apportés au texte de Kassel en vertu de ces principes.
Il serait faux de penser que les éléments ci-dessus constituent le dernier mot de l’érudition. Si les données offertes par les
manuscrits occidentaux connus sont désormais toutes exploitées, les traditions anciennes en d’autres langues que le grec – en
syriaque, en arabe, notamment – sont encore à explorer : des recherches sont en cours106.
L’enquête génétique
Les problèmes posés par la critique génétique sont à la fois de plus grande échelle (l’unité n’est plus le mot ou la phrase
mais des ensembles doctrinaux), plus complexes (il ne s’agit plus d’authentifier le texte mais d’identifier des strates de
l’évolution intellectuelle de l’auteur), et encore moins faciles à résoudre, en raison de l’hétérogénéité des indices107, qui
peuvent être tout aussi bien internes (cohérence, incohérence, contradiction) ou externes (une allusion à un événement
historique, une convergence explicite ou non – ou au contraire une contradiction – avec un autre ouvrage du corpus, lequel
n’est pas toujours lui non plus facile à dater) et du risque que l’on court sans cesse de présupposer l’évolution que l’on veut
démontrer. Dans le cas de la Rhétorique, la difficulté est accrue par le fait qu’un certain nombre d’analyses y sont développées
en raison non de leur vérité mais de leur recevabilité par le public : « les critères doctrinaux ne sauraient ici valoir, puisque,
par définition, la rhétorique ne se préoccupe que des idées courantes : pour persuader les gens, c’est à leurs idées à eux qu’il
faut faire appel (Rhét. 1, 1, 1355 b 24-29) »108.
S’agissant de l’unité formée – ou non – par les trois livres, un premier indice émane de la comparaison entre deux des
plus anciennes listes conservées des œuvres d’Aristote, celle de Diogène Laërce, qui reflète un état du corpus antérieur à
l’édition d’Andronicos de Rhodes, et celle d’Hésychius109, qui correspond à un état postérieur. Dans la série des œuvres à
caractère « poétique110 », au sens où il s’agit d’aides à la production de discours ou de textes, figurent sous les no 78 et 79 de
la liste de Diogène les mentions « d’un art rhétorique, deux (livres) », puis « Art, un (livre) ». Plus bas, sous le no 87, se trouve
un « Du style, deux (livres) ». Chez Hésychius, le numéro correspondant au no 78 de la liste de Diogène mentionne non pas
deux mais trois livres. On devine les suppositions que l’on peut bâtir sur ce désaccord. Avant l’édition d’Andronicos n’aurait
pas existé une Rhétorique en trois livres, mais une Rhétorique en deux livres. L’actuel 3e livre se dissimulerait soit dans le
no 79, soit dans le no 87, dont les deux livres mentionnés correspondraient aux sous-parties consacrées respectivement au
style et au plan. Cette supposition corrobore l’absence de mention du livre 3 dans les deux premiers ainsi que le caractère plus
traditionnel souvent attribué au livre 3 par rapport à la théorie de l’argumentation contenue dans les livres précédents : ce
dernier serait plus ancien. La mention de l’acteur Théodore comme encore en activité (3, 2, 1404 b 22), semble aller dans le
même sens et indiquer que cette partie a été rédigée à Athènes au milieu des années 350111. Mais il faut dire aussi qu’une telle
dissociation ruinerait l’hypothèse selon laquelle le plan de la Rhétorique correspond aux différentes étapes d’une méthode, et
laisserait entier le problème des transitions explicites de la fin du livre 2 et du début de 3, que rien, textuellement, ne rend
suspectes. Une autre question, elle aussi sans réponse à ce jour, se pose : si la réunion des livres 1-2 et du livre 3 en un tout
cohérent s’est opérée à Rome au Ier siècle, qui a forgé la structure unifiante ?
Si l’on entre dans le détail, on constate que les découpages et les datations varient selon les érudits. Le scepticisme
engendré par ces variations est aggravé par l’existence de courants irréconciliables : ceux qui prêtent à Aristote la structure
unifiante et pensent pouvoir détecter une profonde cohérence de l’ouvrage112 ; ceux qui soulignent des contradictions
irréductibles113. G. Kennedy a pu écrire : « this view [la thèse « unitariste »] does require the conscientious reader to exercise
considerable ingenuity in interpreting some passages to mean something different from what they literally say114 » et souligner
la façon dont les « traités » des passions (2, 1-11) et des caractères (2, 12-17), presque vides d’applications rhétoriques, sont
plaqués au milieu de l’examen des topiques « logiques », marquées de part et d’autre par un usage inconstant de topos qui ne
facilite pas la compréhension des rapports entre démonstration (logos) et persuasion par les affects (pathos, èthos).
Quoique dépendant manifestement d’a priori, omettant souvent de prendre en compte les caractéristiques propres des
textes philosophiques de l’antiquité115, ces spéculations ouvrent cependant quelques pistes intéressantes. Commençons par les
livres 1 et 2. Avec prudence, R. A. Gauthier considère que « les Topiques et les deux premiers livres de la Rhétorique, bien que
remaniés par la suite, nous conservent un écho des premiers cours d’Aristote116 » (période académique, soit les années 350).
Plus hardiment, I. Düring117 affectait à cette période le texte actuel des livres 1 et 2 (jusqu’à 2, 22). A. H. Chroust118 a manifesté
son scepticisme face à l’opinion de Düring.
Ce qui subsiste, c’est la thèse119 selon laquelle les chapitres 23 et 24 du livre 2 – ces importants chapitres sur les lieux
communs et la réfutation des sophismes, qui s’isolent d’eux-mêmes par la laborieuse transition du chapitre 22 et par la place
qu’ils occupent dans l’économie d’ensemble du traité – sont tardifs : Aristote y mentionne (2, 23, 1397 b 31 sq.) la demande du
droit de passer sur leur territoire faite par Philippe aux Thébains en 339, le discours fait par Démade contre Démosthène
après la défaite de 338 (2, 24, 1401 b 32-34) et la Paix commune, probablement celle que la Macédoine imposa à la Grèce en
336 (2, 23, 1399 b 12-13). En réalité, la différence n’est pas si marquée avec le reste du livre 2 où l’événement le plus tardif
est la mort de Diopithès (342/341, cf. 2, 8, 1386 a 14), mais à ces indices concordants s’ajoute une indication métadiscursive
(parasèmainomenoi, 2, 22, 1397 a 2) que l’on peut peut-être interpréter comme indiquant « a kind of supplement120 ». Il se
pourrait donc bien qu’Aristote ait intégré ces chapitres aux alentours de 336 ou 335.
Une conséquence serait que l’inclusion dans la rhétorique du lieu (topos), mot et chose, serait relativement tardive.
Kennedy121 observe à cet égard qu’au chapitre 1, 2 (1358 a 10 sq.), une distinction nette est établie entre topoi et idia
(propositions spécifiques), et que cette dernière formulation préside aux analyses des arguments spécifiques aux genres tout
au long de 1 et de 2, à quelques exceptions près : un passage de 1, 15 (1376 a 32) où Aristote appelle topoi ces idia, passage
qui pourrait être une addition tardive ; deux passages (1, 2, 1358 a 35 et 1, 6, 1362 a 20) où ces idia deviennent des stoikheia,
c’est-à-dire des « éléments ». Or à la fin du livre 2, justement (2, 22, 1396 b 22 ; 2, 26, 1403 a 18), ces « éléments » sont
identifiés aux lieux. Ce ne serait donc que dans la « strate » représentée par les derniers chapitres du livre 2 que la notion de
topos serait élargie et recouvrirait non seulement les lieux communs mais aussi les lieux spécifiques, naguère appelés idia. Sur
le fond, cette mutation terminologique indiquerait que les lieux communs issus de la topique, jadis étrangers à la rhétorique, y
auraient désormais droit de cité sous la forme des chapitres qui leur sont consacrés.
Quoi qu’il en soit, si l’on considère les chapitres 2, 1-11, 12-17 comme des « pièces rapportées » et 2, 23-24 comme une
addition tardive, on rejoint la thèse de Rist qui fait du livre 1 le « noyau ancien » du traité122. Plus précisément, pour Rist, ce
noyau est formé de 1, 5-15, unifié par des références à des événements datant des années 350 et par des notions ensuite
abandonnées par Aristote. Le chapitre 1, 8, avec ses références aux Politiques, serait issu d’une révision. Plus « flottant » est
le statut de 1, 3-4 sur la théorie des genres, chapitres indispensables à la suite, donc anciens, mais qui auraient été
profondément remaniés.
Restent les problèmes posés par les chapitres « résiduels » du livre 2 et, surtout, par le décalage flagrant entre l, 1 et 1,
2. En ce qui concerne le livre 2, les développements sur pathos et èthos auraient été adaptés aux besoins d’un orateur et
accompagnés d’une transition, elle aussi particulièrement chaotique (2, 18). En revanche, la claire attaque de 2, 20 pourrait,
selon certains, faire suite à 1, 15. Quant à 1, 2, il semble correspondre aux derniers chapitres de 2 et coïncider avec l’état
ultime du projet, celui qui intègre la rhétorique à la dialectique. Il recèlerait les principes qui ont guidé la dernière révision. Le
premier chapitre actuel, le plus platonicien de l’ensemble, paraît une survivance du premier état du projet. Certains doutent
qu’il soit très ancien, car les témoignages sur le premier enseignement d’Aristote en rhétorique soulignent son caractère
pratique123. L’objection paraît faible : la polémique avec Isocrate supposait quand même une théorisation assez
« sophistiquée ».
Un certain accord règne sur l’ancienneté du livre 3, mais toute précision concernant la date du tout ou d’une partie de ce
livre dépend beaucoup de celle de la Poétique, dont certaines théories importantes, comme celle de la métaphore, y sont
reprises et adaptées. Mais les recherches à ce sujet124 débouchent sur de complexes spéculations qui exposent la datation
relative à l’empilement d’hypothèses125. Ce qui est sûr est que ce livre a été lui aussi revu : la mention de l’acteur Théodore
oriente vers les années 350, mais il existe aussi des allusions126 au Philippe d’Isocrate qui fut publié en 346. Autre indice : le
début de 3, 1 présente deux attitudes contrastées en matière de moyens de persuasion, l’une (1403 b 6-18) prenant en compte
les trois types de moyens de persuasion, logique, éthique et pathétique, l’autre opposant abruptement les « faits » au style et à
l’action (1403 b 18-1404 a 39). Ce curieux miroir de la contradiction entre 1, 1 et 1, 2 évoque fortement une réécriture127.
3. La Rhétorique et le corpus aristotélicien
Bien des problèmes soulevés ci-dessus sont aussi réels qu’insolubles, et le découragement pourrait poindre face à un
ouvrage si mal transmis, dont l’unification est si inaboutie que certains l’imputent à un éditeur ! Rien ne justifie cela. Le sens
du traité est accessible. La Rhétorique occupe une place singulière dans un ensemble méthodologique et conceptuel
profondément dense et structuré et cet ensemble à son tour fournit le substrat – et la clef – d’un grand nombre de notions, de
préceptes et de concepts.
Car la place de la Rhétorique dans le corpus aristotélicien est à la fois secondaire et centrale. Secondaire parce que la
réhabilitation de la rhétorique opérée par Aristote contre Platon n’est pas complète. Aristote condamne lui aussi la rhétorique
des sophistes et en particulier leur prétention à y enfermer toute la politique128. La rhétorique n’est qu’une technique de
persuasion, par nature indifférente au bien et au mal puisqu’elle est capable de persuader des contraires. En ce sens, elle est
subordonnée à la politique, sans pouvoir prétendre au statut de discipline « architectonique ». Comme l’écrit R. Bodéüs : « Le
bon orateur est celui qui sait convaincre. Quant à l’orateur qui sait convaincre du bien, c’est celui qui se double d’un bon
politique. Ainsi, l’importance qu’Aristote attribue à la rhétorique s’explique, selon lui, par la nécessité où se trouve l’homme –
animal politique sensible à la justice – d’avoir les moyens de sa politique (se défendre du mal et conseiller le bien)129. »
Même réduite à un moyen, la rhétorique n’en est pas moins essentielle, tout d’abord comme phénomène dont Aristote, en
« scientifique » qu’il est, reconnaît de facto, en lui consacrant un tel traité, une importance considérable dans les rapports
humains au sein de la cité130. Ensuite par son caractère « transversal ». Dépourvue d’objet propre à la différence des autres
techniques (ou arts), la rhétorique cesse d’être elle-même quand elle se spécialise et tend à élaborer une théorie rigoureuse de
ce dont elle traite131. Mais elle n’en est pas moins un art digne de ce nom, en ce qu’elle partage avec la dialectique un mode de
démonstration adapté à un ensemble d’expériences auxquelles les hommes sont confrontés sans être en mesure pour autant
d’en acquérir la science132.
Cette limitation ne correspond pas à une faiblesse intrinsèque de ces disciplines. C’est l’objet qui est en cause133, la
structure du réel, interprétée par Aristote en termes d’inachèvement. Il faut rappeler ici les analyses de P. Aubenque134. La
délibération (bouleusis) où intervient la rhétorique et la phronèsis (intelligence pratique qui s’exerce notamment dans la
délibération) ont toutes deux un horizon cosmologique : la contingence du monde sublunaire, condition de possibilité de
l’action humaine. En effet, envisagée d’un point de vue humain, « (l)a contingence nous apparaît comme ouverture à l’activité,
à la fois hasardeuse et efficace, des hommes135 ». Sans la contingence, l’action humaine serait non seulement impossible mais
aussi inutile. L’homme est un « principe des futurs » (arkhè tôn esomenôn). « L’indétermination des futurs est ce qui fait que
l’homme en est le principe ; l’inachèvement du monde est la naissance de l’homme136. » Une telle définition s’articule non
seulement à la cosmologie et à l’anthropologie, mais aussi à la logique : les propositions singulières relatives au futur font
exception au principe de contradiction, car on ne peut admettre que, de deux propositions (singulières) contradictoires
relatives au futur, l’une soit vraie de toute éternité, et l’autre fausse. Cela conduirait – dit Aristote – à des absurdités (atopa) et
à des impossibilités (adunata). C’est ici qu’il ajoute : « nous voyons en effet qu’il y a un principe des choses futures dans notre
délibération et notre action et qu’en général, il y a la possibilité d’être et de ne pas être dans ce qui n’est pas toujours en
acte137 ».
Sorte de rationalité non scientifique s’exerçant sur une portion considérable de l’expérience humaine, la rhétorique
possède aussi une dimension politique, sur laquelle il faut revenir. Cette dimension est d’abord empirique, on l’a vu. Qui
s’intéresse à la politique rencontre la rhétorique et qui cherche à persuader efficacement doit maîtriser des savoirs d’ordre
politique. Mais cette dimension est aussi critique, et relève de l’esprit d’examen :
Car l’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même capacité et, en même temps, les hommes sont par nature suffisamment doués pour le
vrai et ils arrivent la plupart du temps à la vérité : c’est pourquoi l’aptitude à viser les opinions communes (endoxa) appartient à l’homme qui a semblable
aptitude à l’égard aussi de la vérité138.
L’analogie est transparente. De même que la dialectique nous rend, à force d’argumenter pro et contra sur ce qui est
semblable au vrai, capables de discerner en chaque matière le vrai du faux139, et vice versa, de même la rhétorique – mais bien
sûr dans le domaine qui est le sien, soit celui de la politique140, dont elle est en quelque sorte le laboratoire. Certes, la
rhétorique n’établit pas les principes – tâche dévolue à la science politique –, mais son exercice contribue à cet établissement :
« Les opinions communes et celles des sages sur les vertus et sur l’excellence politique tiennent, à côté sans doute d’autres
expériences, le rôle que la perception des choses qui sont “mieux connues pour nous” tient dans l’établissement des principes
de la science physique tel qu’il est décrit dans la première page de la Physique. Ainsi la rhétorique aristotélicienne prend-elle
le contre-pied exact de la rhétorique philosophique du Phèdre. La connaissance de “ce qui est semblable au vrai” n’est pas une
conséquence de la connaissance du vrai au nom du principe “qui peut le plus peut le moins ”, elle est la condition d’accès au
vrai141. »
Il faut donc conclure à une réelle importance de la rhétorique dans le corpus aristotélicien. On peut à cet égard signaler
l’existence, à partir des premiers siècles de notre ère, d’une tradition exégétique incluant la Rhétorique (et la Poétique) dans
l’Organon142. Mais cette importance n’est pas le fait de la rhétorique préexistante, elle suppose une réforme de la discipline,
réforme vers laquelle convergent de nombreuses tendances de la pensée d’Aristote. C’est ce qui distingue si radicalement la
Rhétorique d’un traité contemporain comme la Rhétorique à Alexandre. C’est ce qui fait aussi qu’on ne saurait réduire la
Rhétorique à un simple manuel143. Arrêtons-nous aux plus décisives de ces convergences.
Comme l’observe W. Fortenbaugh156, deux faits passés convergents sont ajoutés l’un à l’autre pour soutenir une conclusion
concernant l’actuel roi de Perse : il attaquera la Grèce s’il soumet l’Égypte. Mais Aristote commence et finit par une
recommandation d’action portant sur le futur : il ne faut pas laisser le Grand Roi soumettre l’Égypte. Cette recommandation
requiert un argument supplémentaire : « ou bien nous devons empêcher l’actuel roi de Perse d’attaquer l’Égypte de manière à
prévenir une attaque contre la Grèce, ou bien nous devons le laisser attaquer la Grèce. Or nous ne devons pas le laisser
attaquer la Grèce, donc nous ne devons pas lui permettre de soumettre l’Égypte », argument qui n’est pas une induction tirée
des faits du passé mais un syllogisme hypothétique qui procède à l’aide d’une proposition disjonctive du type : soit P soit Q ; or
P ; donc non-Q. Même si Aristote n’a pas formalisé ce type d’argument157 (Théophraste le fera), le raisonnement est bien là.
C’est donc une voie nouvelle qui était ouverte par le raisonnement rhétorique, celle d’une « logique » de l’action collective.
L’exemple rhétorique a d’autres sources : les comparaisons (ou parallèles) socratiques (choisir un chef par tirage au sort,
c’est comme s’en remettre au hasard pour sélectionner les athlètes qui vont participer à une compétition ou le matelot qui va
tenir le gouvernail)158 ou encore les fables, préexistantes ou composées pour l’occasion. Le choix de ces différents types
d’exemples est dicté par la pertinence (ainsi l’Histoire est utile à la délibération en raison de la fréquente récurrence
d’événements semblables), mais aussi par un souci « pédagogique ». Les fables sont à la fois assez faciles à inventer et
adaptées au grand public que forme l’assemblée159. Où l’on rejoint certains traits propres de l’enthymème.
Cette communauté de l’exemple et de l’enthymème dans ce qui les distingue de leurs homologues dialectiques se voit
dans la description du mécanisme même de l’exemple :
C’[...] <est> dans le rapport de la partie à la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes se rangent sous le même genre et que l’un des
deux est plus connu que l’autre, qu’il y a exemple. Ainsi : « Denys complote pour obtenir la tyrannie puisqu’il demande des gardes du corps, car Pisistrate
aussi commença, quand il préparait son complot, par demander une garde et, l’ayant obtenue, devint tyran, comme fit encore Théagène à Mégare. » Et tous
les autres, dont on sait l’histoire, deviennent un exemple de ce que va faire Denys – dont on ne sait pas encore en fait si c’est pour cette raison qu’il demande
une garde –, et tous ces cas tombent sous la même proposition universelle, à savoir que celui qui complote pour obtenir la tyrannie demande une garde
personnelle160.
Le raisonnement qui permet d’éclairer un fait par un fait mieux connu tombant dans la même classe dépend d’un principe
général commun161. Dans les Premiers Analytiques, Aristote présente une analyse voisine : si nous voulons montrer qu’une
guerre avec Thèbes sera nuisible aux Athéniens, il faut d’abord établir le principe selon lequel faire la guerre à ses voisins est
nuisible, ce qu’Aristote fait en présentant un seul exemple : la guerre que les Thébains ont faite contre leurs voisins les
Phocidiens leur a beaucoup nui. Puis il déduit que faire la guerre aux Thébains sera nuisible aux Athéniens162. La présentation
de l’argument dans la Rhétorique (voir ci-dessus) laisse entendre que ce principe général (en l’occurrence : « Tout politicien
qui prépare un putsch commence par se faire voter une garde du corps ») reste implicite, soit parce qu’il est trop évident, soit
parce que le laisser sous-entendu procure à l’auditeur le plaisir et la fierté de le suppléer. On reconnaît dans cet implicite une
caractéristique de l’enthymème.
Comme il le fait en dialectique, Aristote ne se borne pas à une théorie du raisonnement rhétorique. Répondant à une
nécessité pratique (ne pas être à court)163, il guide la recherche des arguments, grâce à une topique. Le mot topos (lieu), si
difficile à définir, a au moins ce sens clair : l’argument préexiste, il est caché dans un endroit, et il suffit de le découvrir. Topos
s’applique préférentiellement164 à une catégorie d’enthymèmes indépendants de la discipline traitée. On parle alors de lieu
commun, par opposition aux (propositions) ou éléments, parfois lieux spécifiques, propres à un champ du savoir. Le lieu du
plus et du moins, par exemple, s’applique indifféremment à une question de physique ou à une question d’éthique. Si l’on se
fie à un embryon de définition donné dans la Rhétorique, on peut dire qu’il s’agit d’une formule générale d’inférence à laquelle
peuvent se ramener plusieurs arguments165. Mais cette formule générale n’est pas seulement destinée à décrire l’argument,
elle sert surtout à le produire. Comme l’écrit Jacques Brunschwig, le lieu est une « machine à faire des prémisses à partir
d’une conclusion donnée166 ». Si le lieu n’est pas défini dans les Topiques mais dans la Rhétorique, il faut dire qu’à l’inverse la
classification des lieux rhétoriques est beaucoup moins claire et rigoureuse que celle des lieux dialectiques. On a vu que la
critique génétique proposait là-dessus des hypothèses, sinon des solutions, et parmi ces hypothèses, celle selon laquelle la
topique dialectique serait d’insertion récente dans la Rhétorique : Aristote n’a peut-être pas eu le temps de systématiser
complètement sa théorie des lieux rhétoriques. Mais on pourrait dire aussi et plus prudemment que la formalisation de
raisonnements dont la validité tient en partie à leur trivialité correspond à une entreprise distincte de l’entreprise dialectique.
On voit assez par ces quelques remarques à quel point la rhétorique est profondément connectée à la dialectique
aristotélicienne – et au-delà, à l’ensemble de l’épistémologie du Stagirite – et comment, en retour, elle enrichit celle-ci, soit en
raison des contraintes qu’elle subit de la part de son public, soit grâce à ses liens particuliers avec l’action politique.
L’examen de la tradition antérieure montre que la plupart des éléments de ce système préexistaient169 : ainsi, la fameuse
L’examen de la tradition antérieure montre que la plupart des éléments de ce système préexistaient169 : ainsi, la fameuse
antilogie de Diodote et de Cléon, au livre 3 de Thucydide, fonde le choix d’une attitude d’Athènes à l’égard de Mytilène sur un
débat contradictoire. Lors de ce débat, Cléon oppose la véritable délibération à la fausse délibération, dont les Athéniens sont
coutumiers, et où ils se contentent d’être « spectateurs (theatai) des paroles et auditeurs des faits [...], bref des gens dominés
par le plaisir d’écouter, semblables à des spectateurs assis là pour des sophistes plutôt qu’à des citoyens qui délibèrent de leur
cité170 ». Quant à Diodote, il se fait pragmatique et opte pour la délibération qui vise à l’utilité, en rejetant tout débat judiciaire
portant sur le juste et l’injuste171. Une grande partie du schéma aristotélicien est déjà là. Chez Platon, est posée l’universalité
de la rhétorique, que son usage soit public ou privé, est formulée la distinction entre un art (tekhnè) écrit ou oral de
l’éloquence judiciaire172. On découvre d’autres éléments encore chez Isocrate. L’incipit de la Rhétorique à Alexandre173,
réciproquement, reprend le thème de l’universalité des genres, les trois genres eux-mêmes, et paraphrase les six fonctions,
mais omet le rôle de l’auditeur, le rapport au temps, le telos et le style. C’est assez pour dire que le système d’Aristote, sans
presque aucun élément nouveau, est profondément novateur.
Tout d’abord, son exhaustivité atteste pour la rhétorique une ambition étonnante : c’est toute la parole humaine qui est
censée s’y couler, et à travers elle, toute l’action humaine, individuelle et collective. On ne peut pas manquer non plus
d’observer combien ce système est profondément lié à l’ensemble de spéculations sur l’indétermination des futurs que nous
évoquions ci-dessus. L’anthropologie de la temporalité qu’Aristote en dérive se projette sur son usage du discours : s’il y a trois
genres oratoires, c’est qu’il y a fondamentalement trois relations de l’homme au temps : au temps passé (judiciaire), au temps
présent (épidictique), au temps futur (espace de la délibération politique, mais aussi éthique)174. Le caractère antithétique (on
pourrait dire aussi « antilogique ») des trois couples de fonctions (persuader, dissuader, etc.) n’est pas sans lien avec le
principe même de la dialectique. Quant à la série des trois genres, elle est orientée : la priorité du délibératif, c’est
l’accomplissement de l’homme comme « animal politique », mais aussi le corollaire d’une éthique de l’action. La subordination
de la « communication » privée à ses formes collectives reflète quant à elle l’inclusion de l’éthique dans la politique. Une fois
de plus, la Rhétorique s’avère traversée par le reste de l’œuvre, ce qui atteste l’unité d’un regard, mais aussi une volonté, un
programme : l’éventail des genres renferme une axiologie. Extrême opposé dans une structure ternaire, en face du délibératif,
genre le plus politique qui soit175, l’épidictique au contraire, illustrant la dérive en direction de la « politique-spectacle176 »,
semble l’objet d’une mise en garde bien proche de la critique des Athéniens mise par Thucydide dans la bouche de Cléon.
Rhétorique et éthique177
Le lien entre rhétorique et éthique178 est établi plusieurs fois en termes de dépendance : la maîtrise des moyens de
persuasion rhétoriques est le fait de quelqu’un qui est capable « de manier le syllogisme, de voir clair (theôrein) dans le
domaine des caractères et des vertus, etc.179 », la rhétorique est « comme une sorte de rejeton de la dialectique, ainsi d’ailleurs
que de l’étude des caractères, qu’il est légitime de nommer politique180 », elle est composée à la fois « à partir de la science
analytique et de la science politique relative aux caractères181 ».
Et en effet, les outils communs sont nombreux : ainsi, la notion de choix délibéré (proairesis), décrivant le sujet comme
libre, désirant atteindre un but et ayant délibéré sur les moyens de l’atteindre. De la nature du désir, éclairé ou non par la
raison, dépend la valeur morale de l’acte182. Dans la Rhétorique, la proairesis sert à fixer la frontière entre sophistique et
rhétorique philosophique183 mais aussi à délimiter le véritable objet de l’éloge184. C’est la mise en valeur du choix délibéré
d’une personne qui permettra à un discours d’être vecteur de son caractère moral185. Une autre notion importante est celle de
délibération (bouleusis), bien sûr, dont le domaine est le même que celui de l’action, c’est-à-dire ce qui est possible et à notre
portée, et dont l’objet est le choix des moyens de l’action186. C’est l’étape la plus rationnelle du choix ; aussi la rhétorique, si
elle fait de la délibération l’objet d’un genre oratoire à part entière, s’approche-t-elle là des savoirs qui la dépassent187. On doit
citer aussi la disposition (ou tendance, ou état habituel, en grec hexis188), innée ou acquise par l’habitude ou par
l’apprentissage, – éventuellement – corrigée par la raison, plus stable et moins fugace que peut l’être la diathesis189. La
disposition est à l’arrière-plan des choix, délibérés ou non, aussi les vertus et les vices sont-ils des dispositions. Une typologie
des hexeis est évidemment décisive en matière à la fois d’appréciation et de prévision des comportements d’où son emploi
aussi bien dans le domaine judiciaire que délibératif. L’èthos, enfin, hexis invétérée, plus stable, plus ancien, souvent acquis
dès l’enfance, est tout à la fois l’objet des Éthiques190 en tant qu’on peut le forger par la raison pour atteindre la vertu et le
bonheur191, et l’une des pièces essentielles de la théorie aristotélicienne de la persuasion : l’èthos de l’orateur influe
grandement sur l’accueil que lui fait le public et, réciproquement, tout orateur prudent doit se préoccuper de l’èthos de son
public.
Les correspondances entre la Rhétorique et le corpus éthique sont parfois plus précises encore : la définition de la
prudence (phronèsis) comme capacité de délibérer en vue du bien se retrouve en écho dans l’Éthique à Nicomaque et dans la
Rhétorique192. De même, l’idée selon laquelle le choix délibéré est un meilleur indice du caractère que l’acte lui-même193.
Cela dit, là comme ailleurs, le projet rhétorique a entraîné des adaptations doctrinales. On peut mentionner par exemple
l’absence de la sophia (sagesse) dans l’examen de détail des composantes de la vertu dans la Rhétorique194 alors qu’elle est
présente dans la liste de présentation, quelques lignes plus haut195, et fait l’objet de tant d’attention dans l’Éthique à
Nicomaque. Une comparaison attentive du traitement de ces composantes dans les deux traités (ordre adopté, critères de
définition) montre à quel point les notions, dans la Rhétorique, sont adaptées à une perspective collective et normative196. Il
n’est guère surprenant dans ces conditions que la sagesse, vertu théorétique, cause du bonheur individuel, y soit omise.
En fait la relation est plus complexe. Envisagé comme un des trois moyens de persuasion, l’èthos est caractérisé par la
présence de trois « qualités » qui permettront à l’auditeur de paraître digne de foi à ses auditeurs : la vertu (aretè), la
prudence (phronèsis) et la bienveillance (eunoia)197, qualités dont les définitions, prises isolément, ne varient guère par rapport
à l’Éthique à Nicomaque. Mais ce qui isole incontestablement la Rhétorique de la perspective éthique, c’est l’introduction de la
bienveillance parmi les qualités de l’èthos. La vertu et la prudence, dans les Éthiques, suffisent à exprimer l’excellence morale.
L’explication de cette divergence est à chercher du côté du changement de perspective que nous avons noté, mais aussi du
côté de la tradition rhétorique. On a pu montrer que l’idée d’une tripartition des qualités de l’orateur est attestée chez
Thucydide, Isocrate, Platon, et dans la Rhétorique à Alexandre198. Peut-être aussi doit-on voir dans l’association de prudence
(capacité de délibération en vue du bonheur) et de bienveillance une réminiscence du modèle isocratique de l’orateur comme
éducateur du peuple – réminiscence refoulée, on s’en doute. Quoi qu’il en soit, Aristote n’a pas seulement adapté la doctrine
éthique à son projet rhétorique, il a aussi resystématisé, à la lumière des Éthiques, une tradition rhétorique préexistante.
On passe ici d’une fonction déictique, indicative, du langage, à une fonction signifiante.
Ainsi, le langage peut non seulement véhiculer des images du monde, mais créer de telles images, et les transmettre avec
leur cortège d’émotions, propriétés dont profitent en commun la rhétorique et la poétique : les mots produisent un effet de
réel analogue à l’artefact théâtral. La même expression, pro ommatôn poiein (« mettre sous les yeux ») intervient
significativement pour la première fois dans la Rhétorique à propos du pathos inspiré aux auditeurs par le recours des
plaideurs aux procédés du théâtre (postures, voix, vêtements)205. Au livre 3, ce sont les mots qui sont dotés de cette capacité
illusionniste, et ils sont d’autant plus efficaces dans cette fonction qu’ils transmettent l’illusion d’une action, et d’une action en
train de se faire206. Il n’est pas indifférent que, dans ce passage, les meilleurs manuscrits (AF) portent non energeia (ἐνέργεια,
Δ) mais enargeia (ἐνάργεια), non la vivacité, l’impression de mouvement, mais l’évidence, l’illusion sensible. La confusion – ou
l’amalgame – entre ces deux paronymes est encouragée par un passage de la Poétique207 qui fait de la visualisation d’une scène
par le dramaturge en train de composer le meilleur moyen de l’actualisation mentale de cette scène dans son mouvement et –
par là – du respect de la cohérence narrative.
Le choix et l’organisation des mots ont le pouvoir d’introduire non seulement des variations de grandeur (un plus ou un
moins) mais aussi des variations plus qualitatives, qu’on appellerait aujourd’hui des « connotations ». Les textes d’Aristote
dans ce domaine sont peu étudiés, en raison du clivage souvent introduit entre la sémiologie (a priori digne d’intérêt en raison
de sa scientificité potentielle) et la stylistique (laissée aux « littéraires », dans l’acception la plus condescendante du terme).
Ce sont pourtant des textes profondément modernes (pragmatiques) par l’attention qu’ils portent au registre et aux propriétés
à la fois esthétiques, axiologiques et sociales de la dénomination. Citons ce premier passage :
Puisant dans les choses qui appartiennent au même genre208, il faut tirer la métaphore de ce qui est meilleur si l’on veut donner du lustre, et de ce qui
est moins bon si l’on veut dénigrer. Voici un exemple de ce que je veux dire : puisque les contraires appartiennent au même genre, dire que celui qui mendie
prie, ou que celui qui prie mendie, dans la mesure où l’un et l’autre sont des demandes, c’est faire l’opération décrite209.
Nous avons là dans la substitution d’une espèce à une espèce au sein du même genre l’introduction d’un coefficient de
valorisation ou de dévalorisation. Mais la variation introduite semble pouvoir être plus subtile :
Il n’est pas indifférent de parler, par exemple, d’Aurore « aux doigts de rose » plutôt qu’« aux doigts de pourpre » ou – pire encore – « aux doigts
rouges »210.
Ce développement se rattache à la théorie de la métaphore. Il faut rappeler que la métaphore chez Aristote recouvre très
généralement ce qu’on appellera plus tard « trope », c’est-à-dire le transfert d’un signifiant sur un signifié inapproprié, en
raison d’un rapport particulier entre les signifiés dont les signifiants sont échangés. Ce peut être une relation d’inclusion
genre/espèce ou l’inverse (c’est-à-dire qu’on appellera l’espèce par le nom du genre ou l’inverse) ou une substitution
espèce/espèce dans le même genre (cf. ci-dessus) ou encore une analogie de rapports entre deux couples de réalités : le matin
est au jour ce que la jeunesse est à la vie, d’où par exemple la métaphore « matin de la vie » pour la jeunesse. Ce qu’Aristote
ajoute ici, dans une perspective rhétorico-poétique, c’est que les métaphores doivent embellir (ou enlaidir) le discours, et que
pour cela, elles doivent recourir à des mots qui soient beaux. Juste avant le dernier passage cité211, il a élaboré, à partir de
Licymnios, une théorie affectant trois sources à la beauté des mots : la sonorité du signifiant, la qualité esthétique de l’objet
désigné (visuelle, ou autre), et ce que nous appellerions « registre » ou « connotation ».
Mais dans ce rôle, la métaphore, en tant que procédé d’amplification ou de minoration, joue essentiellement sur la
quantité (poson), qui est relative et n’affecte pas l’essence212. C’est la raison pour laquelle l’amplification a pour champ
d’action privilégié le genre épidictique213, car ce dont on modifie la quantité doit faire l’objet d’un accord préalable214, par
conséquent être déjà démontré. Ce n’est pas cantonner l’amplification ni la métaphore poétique dans un rôle secondaire215,
mais en limiter l’usage. Or plusieurs études récentes ont montré que, d’une manière analogue aux endoxa qui mettent sur la
voie des principes politiques, la métaphore comporte aussi une dimension exploratoire et authentiquement philosophique.
La métaphore par analogie, en particulier, se fonde sur une similitude de rapports. Si elle est comprise, elle oblige
l’auditeur, ou le lecteur, à voir à son tour cette similitude : « son “regard”, guidé par la métaphore du poète, découvre en
pleine lumière une “correspondance” dont il avait peut-être (ou peut-être pas) vaguement conscience entre le jour et la vie,
tous deux bornés par une “naissance” et un “déclin”. De cet instant, sa vision du monde se trouvera enrichie d’un nouveau
maillon symbolique, qui à son tour pourra ouvrir la voie à de nouvelles métaphores et permettre leur interprétation216 ». La
juste visée dont témoigne une métaphore réussie est talent de philosophe comme de poète217. Le savoir obtenu n’est certes pas
le savoir scientifique. Mais on a vu qu’Aristote est attentif au fait que la science, à ce stade de son évolution, connaît lacunes,
apories, incohérences. Les « explications » de la dialectique, les analogies établies par la métaphore, permettent de « protéger
le “plein” de la théorie scientifique et de rendre tout à fait plausible son explication de l’ordre du monde [...] en attendant de
nouvelles observations et la révision de la théorie218 ». On pourrait donner de nombreux exemples de la façon dont la
métaphore tour à tour propose des « modèles explicatifs »219, permet de valider – par sa cohérence inférentielle, sinon
factuelle – ces explications220, fournit des critères axiologiques susceptibles de faire préférer une hypothèse à une autre221,
guide la définition et l’exploration de nouvelles notions et des nouveaux « champs paradigmatiques où se noue le rapport de
ressemblance222 »... et cela tout aussi bien en histoire naturelle, en physique ou encore en politique. La métaphore est bien
autre chose qu’un ornement.
De toute évidence, « les critères stylistiques décalquent les critères logiques228 », preuve supplémentaire de la
transversalité de la Rhétorique et du fait que l’œuvre d’Aristote, si évolutive et si ouverte soit-elle, et malgré les aléas de sa
transmission, recèle une profonde cohérence.
Pierre CHIRON.
1- Raisonné ou technique, au sens où il constitue un savoir organisé systématiquement, faisant dériver les préceptes, en toute connaissance de cause, d’un petit nombre de
règles universelles, cf. Méta. A 1.
2- Ainsi, telle la médecine, la rhétorique est plutôt un savoir « pratique » ou « exécutif » (BODÉÜS [2002], p. 23), c’est-à-dire un savoir-faire par opposition au savoir théorétique
(la philosophie, comme quête de la vérité), mais c’est un savoir-faire essentiellement non productif, par opposition au savoir « poétique » ou « productif », comme celui du cordonnier.
En réalité, la Rhétorique ne rompt pas avec la tradition antérieure et comporte aussi une dimension productive : on y apprend à faire des discours. Sur les mouvements du curseur qui
font passer de l’un à l’autre, cf. KENNEDY [1991], p. 13. Une dernière caractéristique de la technique rhétorique, qui l’oppose cette fois à un savoir-faire comme la médecine et la
rapproche de la dialectique, est son caractère non cloisonné, transversal. Cf. infra.
3- Une prémisse est une proposition prédicative (X est Y) au degré de généralité variable. Le mot grec protasis désigne exactement ce que l’on pose au préalable. Sur la théorie
aristotélicienne de la démonstration, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 44 sq.
6- Voir A. Nehamas dans FURLEY & NEHAMAS [1994], p. XI. Sur les différentes conceptions des rapports (inclusion, complémentarité...) de la rhétorique avec la philosophie, chez
Aristote, voir la mise au point de RAPP [2002], t. I, p. 378-384.
7- Pour une synthèse sur le fonctionnement de la démocratie athénienne au IVe siècle, voir HANSEN [1993]. Pour une reconstitution des mutations anthropologiques qui ont érigé
le débat contradictoire en modèle d’organisation collective, cf. VERNANT [1997] et DETIENNE [1994]. De nombreux grands textes du Ve siècle attestent la conscience de l’importance et
de la nouveauté de ce débat normé et de ses formes : le procès d’Oreste dans les Euménides d’Eschyle, les nombreuses antilogies qui parsèment les œuvres d’Hérodote et de
Thucydide...
9- Il y a là une différence essentielle par rapport aux institutions, et donc à la rhétorique, romaines.
10- Ce détail de procédure contribue à éclairer l’importance accordée par les techniciens au conditionnement psychologique dans l’éloquence judiciaire.
12- Le discours épidictique tire son nom de ce qu’il sert à l’orateur à faire la démonstration publique (epideixis), de ses compétences. Son statut, authentiquement politique ou
marginal, « littéraire » avant la lettre, constitue une ligne de fracture entre l’école d’Isocrate et celle d’Aristote, voir infra.
13- Cf. Thucydide, 2, 40, 2 ; Isocrate, Éch. 231, 294 sq. ; Démosthène, Amb. 184 ; Contre Leptine, 141, etc.
15- Nous nous appuyons sur COLE [1991], important article qui a considérablement éclairci une question jusque-là fort embrouillée.
17- Les utilisateurs les moins prudents de cette vulgate sont BARTHES [1970] (sans bibliographie), ou le manuel de REBOUL [1991], ne citant pas de source primaire mais
renvoyant à NAVARRE [1900].
22- Florides, 18, 19-20. Voir aussi Aulu-Gelle (né vers 130), Nuits attiques, 5, 10.
23- On sait par Diogène Laërce (DL) que Protagoras fut le premier à faire payer ses leçons (9, 52) et qu’il eut maille à partir avec un Évathlos (54) ; par Platon (Prot. 328 b-c)
qu’il était attentif aux modalités du règlement de ses cours.
25- RADERMACHER [1951], B XXIV 29, p. 160 = Denys d’Halicarnasse, Lysias, 16-17. Deux indices vont en ce sens : un fragment d’Aristote (133 Rose) attribue cette division à
Théodecte, qui fut un élève d’Aristote et d’Isocrate ; la Rhétorique à Alexandre, traité contemporain d’Aristote et fortement teinté d’isocratisme, comporte de longs développements
construits sur la division du discours en parties (chap. 29-37).
27- Isocrate, Contre les sophistes, 19-20 (voir aussi Éch. 3 ; 42 ; 276) ; Platon, Phèdre, 261 b ; Aristote, Rhét. 1, 1, 1354 b 24 sq.
30- Sur ce corpus, voir infra et PERNOT [2000], p. 57-59 ; WORTHINGTON [1994], p. 244-263.
31- COLE [1991]. La source ultime de la vulgate byzantine est peut-être le Sicilien Timée de Tauromenion (fin IVe – première moitié du IIIe siècle av. J.-C.).
34- On a un bon reflet de ces résumés dans le Phèdre (273 a sq.). Cp. Aristote, Rhét. 2, 24, 1402 a 18 sq.
40- Aristote lui-même indique parfois cette continuité, cf. 3, 14, 1415 a 19 sq.
42- Sur la différence entre les deux (le signe étant plus immédiat, l’indice reposant davantage sur la déduction), cf. GAGARIN [1997], p. 112.
43- Ce corpus correspond à une liste canonique de dix orateurs (Antiphon, Andocide, Lysias, Isocrate, Isée, Démosthène, Eschine, Lycurgue, Hypéride, Dinarque) établie à
l’époque hellénistique ou plus tard, sous l’Empire romain (cf. PERNOT [2000], p. 57-59). Ce canon arbitraire a conditionné la survie des textes : rares sont ceux qui ont survécu en
dehors, alors que quelques auteurs (Apollodore, Hégésippe) doivent la conservation de leur œuvre à son attribution inexacte à l’un des élus.
47- Rhét. 3, 17, 1418 b 4 sq. et contra Rh. Al. 1439 b 1 sq.
50- 3, 4, 1407 a 5. Il n’est pas complètement exclu qu’Aristote parle ici non de l’orateur mais d’un homonyme qui vécut au siècle précédent.
51- Maints indices plaident pour cette marginalisation de l’épidictique : il s’adresse à des spectateurs (1, 3, 1358 b 2-5), il est moins « politique » que le délibératif (1, 1, 1354 b
23-25), il est traité au livre 1 en un seul chapitre (9) – beaucoup moins longuement que le délibératif et le judiciaire (5 chap. chacun) –, il est plus écrit, moins proche des débats réels,
et rempli de détails imperceptibles à distance (cf. 3, 12, 1414 a 7 sq.), etc.
52- Voir infra nos remarques à propos de Platon. Plusieurs témoignages antiques font d’ailleurs de Démosthène l’un de ses élèves (voir PERNOT [1998b]).
53- L’école péripatéticienne a cherché à s’en arroger le mérite et à faire de Démosthène l’élève d’Aristote. La relation est évidemment inverse, comme Denys d’Halicarnasse l’a
prouvé dans sa Première lettre à Ammée.
54- La ligne de partage entre orateurs et sophistes et la liste même de ces derniers ne sont pas moins arbitraires que le canon des dix orateurs. On a montré récemment (NOËL
[1998]) que la sélection opérée dans le recueil de Diels-Kranz est tardive (Philostrate) et se fonde sur un concept platonicien philosophiquement opératoire mais sans valeur historique.
55- Rappelons l’attaque contre l’ontologie parménidienne par quoi commence le Traité du non-être de Gorgias : 1) Rien n’est. 2) Si c’est, c’est inconnaissable. 3) Si c’est et si
c’est connaissable, c’est incommunicable à autrui. À l’ontologie, les sophistes substituent la logologie selon CASSIN [1995], p. 73 : « Ontologie : le discours commémore l’être, il a pour
tâche de le dire. Logologie : le discours fait l’être, l’être est un effet du dire [...]. Le discours sophistique n’est pas seulement une performance au sens épidéictique du terme, c’est de
part en part un performatif au sens austinien du terme : “How to do things with words”. »
57- Kataballontes logoi, « discours renversants », tel est le sous-titre du traité Sur la vérité, dont ne subsiste que la fameuse phrase sur l’homme-mesure.
58- DL 9, 53.
63- Rhét. 3, 2, 1405 a 14-19 ; 1405 b 6-21. Sur l’exploitation des pouvoirs axiologiques de la forme selon Gorgias, voir aussi Cicéron, Brutus, 47.
66- 71 e sq.
71- Cf. Platon, Cratyle, 384 b ; Prot. 337 a-c ; Euthydème, 277 e ; Charmide, 163 d ; etc.
72- Sur les problèmes posés par ces appellations, pour un historique et une claire doxographie, voir L. Brisson dans CANTO-SPERBER [1998], p. 146-158.
77- Op. cit., p. 149. L. Brisson analyse ainsi d’autres arguments comme le fameux Sorite, le Cornu, l’Électre, etc., et rend compte des thèses des principaux autres chefs de file
éristiques : Diodore Cronos, Stilpon, Ménédème d’Érétrie, Bryson (cf. Rhét. 3, 2, 1405 b 9) et Polyxène.
79- Aristote mentionne deux fois (1, 9, 1367 b 8 ; 3, 14, 1415 b 30) ce passage (Ménexène, 235 d).
81- À savoir, comme le dit Socrate (Phèdre, 266 b) : « (l)es divisions et (l)es rassemblements qui [...] permettent de parler et de penser » (trad. Brisson).
82- Voir aussi le Cratyle, 425 a. La tradition isocratique se l’est approprié (cf. par ex. Éch. 11), Aristote aussi, dans la Poétique (chap. 7) et dans la Rhétorique (par exemple en 3,
14, 1415 b 4-8).
83- Isocrate est, après Homère, le deuxième auteur le plus souvent nommé ou cité dans la Rhétorique (40 fois).
84- Sur la méfiance d’Isocrate à l’égard de la « logique », réduite à l’éristique, cf. son Contre les sophistes et sa Lettre à Alexandre.
85- Ces thèmes sont repris et variés dans la 2e partie du Sur l’échange, § 231 sq. ; § 253 sq. ; § 271-280.
86- Subsumés sous le terme d’ideai, parfois eidè. Sur la double valeur de ce mot, voir NAVARRE [1900], p. 189-191. C’est dans ce contexte qu’est né l’enthymème, mais dans un
sens (réflexion bien tournée) fort différent du sens aristotélicien.
87- Isocrate faisait dépendre le succès de sa méthode d’enseignement 1) des dons de l’élève, 2) d’une formation technique, 3) de l’exercice, en privilégiant ce dernier, qu’il
concevait en termes d’imitation, lui-même jouant le rôle de modèle. Les Anciens croyaient qu’il avait rédigé un traité. Ce n’est probablement pas le cas.
89- « La vraisemblance est ce dont, quand on le dit, les auditeurs ont des exemples en tête » (Rh. Al., 1428 a 25-26). Sur l’ensemble de la question, voir GOEBEL [1989].
90- Voir la définition donnée en 1, 2, 1357 a 34 : « Le vraisemblable est [...] ce qui arrive le plus fréquemment... » Mais Aristote n’ignore pas l’importance, même dans la
persuasion dite « logique », de la dimension subjective, par exemple : « c’est lorsque les gens croient qu’il n’est pas possible de réfuter ce qu’ils énoncent qu’ils croient présenter une
preuve » (1357 b 7-8).
93- Il faut préciser que la théorie du tekmèrion dans la Rh. Al. (chap. 9, 1430 a 14-22) n’a que peu de rapports avec celle d’Aristote (signe irréfutable, 1, 2, 1357 b 3 sq.).
94- Pour une biographie d’Aristote, cf. DL 5, 1-21 ; NATALI [1991] ; voir aussi GOULET [1994], p. 417 sq.
95- Cf. Quint. 2, 17, 14. Ce dialogue prenait prétexte, pour critiquer l’éloquence, des éloges rédigés par des membres de l’école d’Isocrate en l’honneur du fils de Xénophon qui
venait de mourir.
96- Sur ce texte, voir notamment Cicéron, De inu. 2, 6 ; Brutus, 46-48 (et NOËL [2003]).
97- Il en va tout autrement pour Platon, dont nous avons gardé l’œuvre soigneusement préparée pour l’édition, ekdosis. Sur le sens de ce mot dans l’Antiquité, cf. DORANDI
[2000].
98- Deux « scénarios » sont rapportés par des sources à la fiabilité incertaine : selon le premier, les écrits scolaires d’Aristote et de Théophraste auraient été emportés en
Troade par Nélée. Les héritiers de ce dernier les auraient laissés longtemps moisir dans un souterrain avant de les vendre à Apellikon, au Ier siècle av. J.-C., qui les rapporta à Athènes
et en fit une très mauvaise édition. Sylla aurait ensuite emporté la bibliothèque à Rome. Le grammairien Tyrannion en aurait fait alors une très mauvaise copie, avant qu’Andronicos
de Rhodes n’en dresse un catalogue et n’en publie une édition un peu meilleure. Le second scénario raconte que Ptolémée Philadelphe aurait acheté à Nélée tout le fonds, qu’il aurait
réuni, dans la bibliothèque d’Alexandrie, aux manuscrits aristotéliciens d’autres provenances, cf. GOULET [1994], p. 434-435.
99- IRIGOIN ([1997], p. 189) n’exclut pas que les textes d’Aristote, en raison de leur caractère technique, aient souffert de ce qu’on appelle transmission « fluide » (copie par des
utilisateurs, des praticiens, susceptibles d’apporter des modifications à des fins d’enseignement), à l’instar de ce qu’a subi la Rh. Al.
101- Les deux traités sont absents de l’édition princeps des œuvres d’Aristote (Venise, Alde, 1495-1498) et ne paraîtront qu’en 1508 chez le même éditeur dans un volume de
rhéteurs grecs.
102- Sur ces notions (faute de majuscules, translittération), voir REYNOLDS & WILSON [1984].
104- Les lettres grecques, par convention, désignent des manuscrits disparus. Parmi les principaux moyens de reconstituer β, citons γ, dont le texte est reconstituable grâce à H
et, indirectement, la traduction latine faite au XIIIe siècle par Guillaume de Moerbeke ; Δ reconstituable grâce à la même traduction et par ε, exemplaire disparu accessible par trois
manuscrits plus récents.
105- Les principes que nous appliquons sont ceux de la méthode dite « stemmatique », cf. MAAS [1957].
106- Une version arabe, faite sur le syriaque, intervient déjà dans l’établissement du texte (voir Ar, infra, p. 102) via sa traduction latine. Son intérêt principal est qu’elle est
indépendante des deux branches de la tradition occidentale. Sur le reste du dossier, voir Maroun Aouad dans GOULET [1994], p. 455-472. Signalons, parmi les résultats déjà obtenus,
son édition du Commentaire moyen d’Averroès à la Rhétorique, Paris (Vrin), 2002.
107- Hétérogénéité et, bien souvent, faiblesse des arguments : ainsi, s’il est vrai de dire que la Rhétorique est le plus athénien des traités aristotéliciens, en raison de sa
référence permanente aux institutions, à l’histoire, à l’actualité de cette cité, peut-on prétendre comme certains qu’elle a été écrite exclusivement à Athènes, c’est-à-dire soit avant
347, soit après 335 ? Peut-on exclure qu’Aristote ait évoqué le sujet face à Alexandre ? Autre abus, ou naïveté : peut-on déduire de l’âge fixé pour la maturité de l’esprit (49 ans) au
chap. 2, 14 qu’Aristote avait cet âge quand il a écrit le chapitre ? Kennedy ([1991], p. 303) déclare cette remarque « unneeded » : quoi de plus naturel pourtant, quand on définit la
maturité comme un point d’équilibre entre les excès et les défauts respectifs de la jeunesse et de la vieillesse, que de situer ce point d’équilibre ?
108- R.-A. Gauthier dans GAUTHIER & JOLIF [2002], tome 1, 1, p. 45, n. 111.
109- Ces listes sont reproduites commodément dans GOULET [1994], p. 424-431.
110- Rappelons que ces listes ne sont pas d’Aristote. Ce dernier distinguait savoirs pratiques et savoirs « poétiques », c’est-à-dire productifs (voir notamment Méta. 6 ; EN 6).
113- Par exemple SOLMSEN [1929], RIST [1989], KENNEDY [1991] ou plus récemment MCADON [2004].
115- L’exigence de cohérence, de la part du lecteur moderne, doit être tempérée par la reconnaissance de la dialectique comme modalité de construction du savoir. Si la
Rhétorique a été dispensée comme cours, elle a forcément fait l’objet de débats et ces débats n’ont pu manquer de laisser leur trace. D’autre part, on reconnaît aujourd’hui que le
rapport visé avec le lecteur, chez les philosophes grecs, est plus un rapport de formation, de transformation du moi, que d’information pure et simple (cf. HADOT [2002]). Or on ne
s’adresse pas de la même façon à son public selon le degré d’avancement qu’il a atteint dans le processus de formation. Si, comme il est probable, le public des cours donnés lors de la
période académique, en compétition avec Isocrate, était un public assez large, l’éventail des destinataires et de leurs qualités présumées est probablement très ouvert.
121- Ibid.
127- Pour approfondir ces indications sommaires sur la critique génétique appliquée à la Rhétorique, voir BRANDES [1968] et FORTENBAUGH [1991].
128- Cf. EN 10, 10, 1181 a 12-17 et (plus allusivement) Rhét. 1, 2, 1356 a 27 sq.
136- Ibid.
142- Cf. MORAUX [1951], p. 172 ; 178 ; GOULET [1994], p. 485-486 ; 506.
146- Dont les ambitions épistémologiques sont considérablement plus hautes, cf. Phèdre, 265 d sq. Sur l’ensemble de la question, voir MOREAU [1968].
149- L’exemple le plus célèbre est l’Apologie de Socrate, 24 c sq. Voir aussi Rh. Al. 1444 b 8 sq.
150- Pour une vue d’ensemble sur les rapports du dialogue et de la rhétorique, voir CHIRON [2003].
152- Rhét. 1, 2, 1357 a 16-17 (pollakis). Il faut souligner que, contrairement à une idée répandue dans la tradition rhétorique postérieure et abusivement imputée à Aristote lui-
même, la réduction de l’enthymème à deux prémisses est « fréquente » mais n’appartient pas la définition « logique » de l’enthymème (BURNYEAT [1994]).
153- Rhét. 1, 2, 1357 a 3-4 ; voir aussi l. 11-12 : « le juge est a priori un homme simple ».
154- Cf. Rhét. 2, 22, 1395 b 26. L’idée sera reprise par Théophraste (fr. 696 Fortenbaugh). Le principe est formulé au début de la Métaphysique.
157- Il a décrit en revanche le syllogisme pratique dont la conclusion est l’action elle-même (EN, 1144 a 31 sq.).
161- Déduction et induction ne sont pas des catégories étanches. L’inférence inductive, qui sert de lien entre la perception du réel (toujours particulier) et la connaissance
scientifique (universelle) prend en fait la forme d’un syllogisme de la troisième figure (sc. où le moyen terme est sujet de la majeure et de la mineure) dont le moyen terme est
constitué d’une série de cas particuliers mais dont la majeure est une proposition à caractère général, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 97 sq.
163- Moins fréquentes que dans la Rh. Al., des expressions comme « être bien pourvu », « ne pas être à court sc. d’arguments » (euporein, ouk aporein) ne sont pas absentes de
la Rhétorique (1, 8, 1366 a 20 ; 1, 9, 1368 a 19 ; 1, 15, 1376 a 26 ; 2, 6, 1385 a 14 ; 2, 26, 1403 b 36, etc.).
165- Cf. 2, 26, 1403 a 18-19 : « c’est la même chose que j’appelle élément et lieu : un élément – ou lieu – est une tête de chapitre [littéralement : ce dans quoi tombent] sous
laquelle se rangent un grand nombre d’enthymèmes ».
167- 1, 3, 1358 b 9.
168- 3, 12.
169- Pour une recherche complète sur cette question, voir PERNOT [2002].
173- Les liens théoriques et textuels des premières lignes de la Rh. Al. avec la Rhétorique sont particulièrement difficiles à définir, en raison de probables contaminations (cf.
CHIRON [2002]).
174- Voir chez AUBENQUE [1976] p. 111, l’analyse de la liaison entre l’aspect éthique de la délibération et son origine politique.
177- Pour les rapides considérations qui suivent, nous sommes largement redevable à F. Woerther et à son livre à paraître (WOERTHER [2007]).
178- La partie éthique de la Rhétorique est souvent considérée comme la première étude connue de « psychologie », ce qui n’est pas faux, mais équivoque. Sur les différences
d’objet et de méthode (chez Aristote : anthropologie biologique, approche collective, éthique comme art de vivre...), voir notamment BARNES [1995], p. 168.
182- EN 1111 b 5.
188- Pour citer quelques-unes des traductions utilisées. Certains préfèrent le calque latin habitus.
189- Mot lui aussi parfois traduit par disposition. Sur la distinction entre hexis et diathesis, voir Cat. 8.
190- Soit les trois traités EN, EE, MM. Sur cette appellation d’Éthique, cf. CHAMBERLAIN [1984].
192- EN 1140 b 25-27 et 30-31 ; Rhét. 1, 9, 1366 b 20-22. Même coïncidence dans la connexion entre prudence et opinion : EN 1140 b 25-28 ; Rhét. 2, 1, 1378 a 10-11.
193- EN 1105 a 27-28 ; Rhét. 1, 8, 1366 a 15 ; 2, 21, 1395 b 13 ; 3, 16, 1417 a 18-20.
194- 1, 9, 1366 b 20-22. Roemer concluait à une lacune, ce que ne font plus les éditeurs récents.
196- Les mentions de la loi sont fréquentes, par exemple à propos de la tempérance (1366 b 13-15).
200- Cf. Pol. 1, 10, 1253 a 10 sq. La « voix » des animaux est un signe (sèmeion), car elle dit quelque chose aux congénères de l’affection ressentie, et le lien entre les deux n’est
pas arbitraire.
204- SA 2, 7, 92 b 5-8.
208- On fera alors une métaphore de l’espèce à l’espèce, type d’opération décrit en Poétique, 21, 1457 b 13-16.
219- Voir par exemple le rôle de la métaphore des automates dans le problème de l’action de l’incorporel sur le corporel lors de l’embryogenèse, GA 734 b 10.
220- Cette même métaphore de l’automate qu’une chiquenaude met en mouvement d’une manière coordonnée valide le cardiocentrisme (le cœur de même crée un mouvement
auquel il ne participe pas) qui en retour trouve dans ses échos cosmologiques et sociaux la légitimation de son application à l’embryogenèse.
221- Voir note préc. Dans les PA (670 a 22), Aristote dit : « le cœur et le foie sont nécessaires à tous les animaux, le cœur parce qu’il est principe de la chaleur (il faut en effet
une sorte de foyer [hestia] où se conserve la flamme de la nature, et ce foyer doit être bien gardé car il est comme la citadelle du corps ». Ainsi est soutenue « l’argumentation sur la
centralité du cœur comme principe unique des processus vitaux » (VEGETTI [1994], p. 20).
223- Bibliographie et discussion dans CHIRON [1999], compléments dans CHIRON [2001], p. 62 sq.
226- Cf. Rhét. 3, 9, 1409 b 16 : « Le membre est l’une de ses deux parties. »
Livre 1
1, 1354 a 1 : Parenté de la rhétorique et de la dialectique, qui ne relèvent pas d’une science délimitée mais sont du ressort de tout un chacun. Possibilité
d’une méthode, ce qui relève en propre d’une technique. Insuffisance des premiers technographes (auteurs de manuels), qui sont muets sur les enthymèmes, corps
de la persuasion, et se consacrent aux à-côtés de la cause, comme les passions des jurés – ce que le droit, dans les cités bien faites, devrait interdire. Le rôle des
parties est de démontrer le fait, celui des jurés de le qualifier. Rôles respectifs des lois et des juges. Quand ils traitent du contenu des parties du discours, les
technographes ne font rien d’autre que conditionner le juge, mais cela ne donne aucune compétence en matière d’enthymème. Succès du discours judiciaire, alors
que le discours d’assemblée est plus digne du citoyen et moins propice au dévoiement des auditeurs. Rôle central de l’enthymème, comme le plus décisif des
moyens de persuasion. Enthymème et syllogisme dialectique, différence avec le syllogisme logique. L’examen du vrai et du semblable au vrai relève de la même
capacité, aussi l’homme apte à la vérité a-t-il la même aptitude à l’égard des opinions communes (endoxa). 1355 a 20 : utilité de la rhétorique, qui évite au vrai
et au juste, naturellement plus forts, d’être vaincus ; qui permet de persuader ceux qui sont inaccessibles à la science ; qui enseigne à déduire des thèses contraires
à partir des mêmes prémisses et permet ainsi de réfuter ceux qui font du discours un usage injuste ; qui permet de se défendre d’une manière plus propre à
l’homme que par l’usage de la force physique. On peut certes faire de la rhétorique un usage injuste, mais c’est le lot de tous les biens, hormis la vertu. Il est aussi
du ressort de la rhétorique de discerner le persuasif apparent. La sophistique est affaire non de capacité mais d’intention.
2, 1355 b 25 : Redéfinition de la rhétorique, comme capacité de discerner dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif. À la différence des autres
techniques, elle peut persuader dans tous les domaines. Les moyens de persuasion sont soit techniques (élaborés méthodiquement par l’orateur) soit non
techniques (c’est-à-dire préexistants, comme les témoins, les contrats, etc.). Les moyens de persuasion techniques sont au nombre de trois : le caractère de
l’orateur, la mise en condition de l’auditeur, le discours. La persuasion par le caractère consiste à rendre par le discours l’orateur digne de foi. La persuasion par
les auditeurs consiste à leur inspirer une passion. La persuasion par le discours consiste à montrer que quelque chose est vrai ou apparaît tel. La compétence
rhétorique réside donc dans la maîtrise du syllogisme et dans la connaissance des caractères et des passions. Lien de la rhétorique non seulement avec la
dialectique mais aussi avec l’éthique, laquelle relève de la politique. 1356 a 35 : Parallèlement à la distinction dialectique entre induction et syllogisme, la
rhétorique distingue exemple et enthymème. L’exemple – comme l’induction – consiste à montrer qu’une chose est ainsi sur la base d’un grand nombre de cas
semblables. L’enthymème – comme le syllogisme – déduit soit universellement soit généralement de la simple existence de certaines choses celle d’une chose
distincte. Chaque moyen de persuasion a son champ d’application privilégié, mais l’enthymème est celui qui a le plus de succès. Caractéristiques de ce qui est
persuasif : ce qui est persuasif l’est pour quelqu’un, l’est immédiatement ou après démonstration (réelle ou apparente), ne porte pas en tant que technique sur le
particulier mais sur des propositions à caractère général qui ont déjà fait ou qui puissent faire l’objet de débats. La rhétorique, de surcroît, s’adresse à des
auditeurs incapables de suivre un raisonnement complexe. Aussi l’enthymème se tire-t-il de propositions peu nombreuses, rarement nécessaires, le plus souvent
vraisemblables. 1357 a 34 : Définitions et illustrations du vraisemblable, du signe nécessaire et du signe non nécessaire. Définition de l’exemple. Distinction
entre les enthymèmes : certains s’appliquent quelles que soient les questions soulevées (justice, physique, politique, etc.), c’est à leur propos qu’on évoque les
lieux (topoi). D’autres s’appuient sur des prémisses spécialisées.
3, 1358 a 36 : Les trois genres oratoires, le délibératif, le judiciaire et l’épidictique, distincts par les auditeurs (membres de l’assemblée, jurés d’un tribunal
populaire, spectateurs d’un discours de cérémonie), les moments du temps (futur, passé, présent) et la fin visée (utile ou nuisible, juste ou injuste, beau ou laid).
Prémisses nécessaires au préalable dans les trois genres : possible et impossible, grand et petit.
4, 1359 a 30 : Le genre délibératif. Sur quoi délibère-t-on ? Sur les biens et les maux qui dépendent de nous. La rhétorique ne vise pas là-dessus une étude
scientifique, sauf à empiéter sur le terrain de la politique, elle se borne aux distinctions utiles aux discours. Les sujets de délibération : finance, guerre et paix,
protection du territoire, importations et exportations, législation. Connaissances nécessaires pour donner des conseils sur ces questions.
5, 1360 b 4 : Le genre délibératif (suite). Tous les discours délibératifs visent, en dernière analyse, au bonheur et à ses parties (subdivisions). Définitions
admises du bonheur. Ses subdivisions : noble naissance, abondance et qualité des amis, belle vieillesse, qualités physiques, notoriété, considération, chance,
vertu. Étude de détail (sauf de la vertu, dont l’étude est reportée au chap. sur l’éloge [1, 9].
6, 1362 a 15 : Le genre délibératif (suite). Objectifs visés par le délibératif, à savoir l’utile, et donc le bien. Définitions. Élargissement : modalités de la
conséquence. Énumération des biens. Topique relative au bien et à l’utile.
7, 1363 b 5 : Le genre délibératif (suite). Le plus et le moins (cf. 1, 3, fin) appliqués à l’utile. Définitions du plus et du moins. Applications.
8, 1365 b 22 : Le genre délibératif (suite). Nécessité, pour la persuasion délibérative, d’une connaissance des régimes politiques. Définition des quatre
régimes (démocratie, oligarchie, aristocratie, monarchie) et de leur fin (telos).
9, 1366 a 23 : Le genre épidictique. La vertu et le vice, le beau et le laid comme topiques du genre épidictique et moyens de se constituer une image
positive (èthos). Définitions du beau. Définitions de la vertu. Ses subdivisions : esprit de justice, courage, tempérance, munificence, grandeur d’âme, libéralité,
douceur, prudence, sagesse. Définitions, topiques. Comment louer (ou blâmer). Les moyens d’amplification.
10, 1368 b 1 : Le genre judiciaire. Prémisses des syllogismes judiciaires. Définition de l’acte injuste, ses causes. Analyse : les sept causes ou mobiles de
l’acte injuste (hasard, nature, violence, habitude, calcul, emportement, désir).
11, 1369 b 33 : Le genre judiciaire (suite). Définition du plaisir. Topiques afférentes.
12, 1372 a 4 : Le genre judiciaire (suite). Dispositions des auteurs d’injustice. Leurs victimes. Facteurs favorisant l’acte injuste.
13, 1373 b 1 : Le genre judiciaire (suite). Classification des actes justes ou injustes en fonction des lois et du caractère individuel ou collectif de la victime.
Les deux types de lois (loi particulière, loi commune). Injustices à l’égard de la communauté ou d’individus. Redéfinition de l’injustice. Distinctions
nouvelles (vol, outrage, adultère, etc.) et mise en évidence du point de droit. L’honnêteté comme complément/correctif à la loi.
14, 1374 b 24 : Le genre judiciaire (suite). Degrés de l’injustice (cf. 1, 7).
15, 1375 a 22 : Le genre judiciaire (suite). Les cinq moyens de persuasion non techniques (cf. 1, 2) : lois, témoins, contrats, témoignages obtenus sous la
torture, Serments. Leur mise en œuvre.
Livre 2
1, 1377 b 16 : Bilan. Importance de l’image de l’orateur et des dispositions du public. Facteurs de crédibilité des orateurs (prudence, vertu, bienveillance).
Les passions : définition, méthode d’analyse.
2, 1378 a 31 : Les passions (suite). La colère : définition. Les trois espèces de dépréciation. Dispositions des personnes en colère. Cibles et raisons de la
colère.
3, 1380 a 5 : Les passions (suite). Le contraire de la colère, le calme. Définition. Personnes face auxquelles on est calme. Dispositions qui président au
calme.
4, 1380 b 34 : Les passions (suite). L’amitié. Personnes pour qui l’on a de l’amitié. Espèces et facteurs d’amitié. Inimitié et haine. Conclusion et transition.
5, 1382 a 21 : Les passions (suite). La peur. Définition, ses causes. Personnes sujettes à la peur. Dispositions de celui qui craint. L’assurance : définition, ce
qui l’inspire. Dispositions génératrices d’assurance.
6, 1383 b 12 : Les passions (suite). Honte et impudence, définitions. Sujets de honte. Personnes face à qui l’on a honte. Dispositions de celui qui a honte.
7, 1385 a 16 : Les passions (suite). L’obligeance, définition. Besoins auxquels répond l’obligeance. Comment enlever une réputation d’obligeance.
8, 1385 b 13 : Les passions (suite). La pitié, définition. Dispositions qui inclinent à la pitié. Causes de la pitié. Ceux qui inspirent la pitié.
9, 1386 b 9 : Les passions (suite). L’indignation, ses rapports avec la pitié et l’envie. Passions corrélées. Objets et causes d’indignation. Dispositions de
ceux qui s’indignent.
10, 1387 b 21 : Les passions (suite). L’envie, définition. Disposition de ceux qui éprouvent l’envie. Ce que l’on envie, ceux que l’on envie.
11, 1388 a 29 : Les passions (suite). L’émulation : définition, rapports avec l’envie. Personnes enclines à l’émulation. Objets d’émulation. Personnes qui
excitent l’émulation. Objets de mépris.
12, 1388 b 31 : Les caractères. Introduction. Caractère des jeunes.
13, 1389 b 13 : Les caractères (suite). Caractère des vieux. Conclusion sur le caractère des jeunes et celui des vieux.
14, 1390 a 29 : Les caractères (suite). Caractère des hommes mûrs.
15, 1390 b 14 : Les caractères (suite). Biens accordés par la fortune et caractère. La bonne naissance.
16, 1390 b 32 : Les caractères (suite). Caractère des riches.
17, 1391 a 20 : Les caractères (suite). Caractère des puissants. Caractère des gens favorisés par la chance. Conclusion des chap. 12-17.
18, 1391 b 8 : Transition vers les arguments communs à tous les genres (cf. fin de 1, 2).
19, 1392 a 8 : Arguments communs à tous les genres : possible et impossible ; fait passé, fait futur ; grand et petit (cf. 1, 7 ; 1, 14).
20, 1393 a 22 : L’exemple (raisonnement inductif, cf. 1, 2). Exemple historique, exemple inventé (comparaison, fable).
21, 1394 a 19 : La maxime (conclusion d’enthymème). Espèces de maximes. Conditions d’usage. Utilité des maximes. Illustrations.
22, 1395 b 20 : Considérations générales sur l’enthymème (cf. 1, 2). Enthymème et syllogisme : l’enthymème peut ne pas formuler toutes les prémisses.
Matières de l’enthymème. Enthymème démonstratif et enthymème réfutatif. Les prémisses spécifiques ont été traitées (1, 4-15). Transition vers les lieux
communs.
23, 1397 a 7 : Examen de 28 « lieux communs », par : les contraires ; les flexions semblables ; les termes corrélés ; le plus et le moins ; le temps ; retour à
l’envoyeur ; la définition ; la pluralité des sens d’un mot ; la division ; l’induction ; le jugement ; les parties ; le conséquent ; le conséquent appliqué à des
contraires ; la contradiction entre opinions affichées et opinions secrètes ; l’analogie ; les antécédents ; la variabilité des choix ; le motif possible ; les mobiles de
l’action ; les faits réels et incroyables ; les incohérences de l’adversaire ; la raison d’une fausse opinion ; la cause ; la possibilité d’une autre procédure ; la
confrontation des contraires ; les erreurs commises ; le nom. Facteurs du succès des enthymèmes.
24, 1400 b 34 : Examen de 9 lieux d’enthymèmes apparents : l’expression ; la combinaison ; l’exagération ; le signe ; l’accident ; le conséquent ; la fausse
cause ; l’omission du quand et du comment ; l’amalgame des vérités absolues et des propositions particulières.
25, 1402 a 30 : Réfutation des enthymèmes. Les différentes sortes d’objections. Les différentes sortes d’enthymème et leur réfutation. Réfutation des
exemples et des preuves.
26, 1403 a 17 : Compléments : l’amplification et la minoration ne sont pas des lieux d’enthymème. Les enthymèmes réfutatifs ne forment pas une espèce à
part. L’objection n’est pas un enthymème. Transition vers le style (3, 1-12) et le plan (3, 13-19).
Livre 3
1, 1403 b 6 : Bilan. L’action oratoire. La question du style : sa nouveauté en matière d’éloquence.
2, 1404 b 1 : Qualités du style : clarté, convenance. Parmi les espèces de mots étudiées dans la Poétique, on ne doit retenir que le mot courant, le mot
propre et la métaphore. Apports de la métaphore en prose.
3, 1405 b 34 : Un danger, la froideur d’expression, qui résulte de quatre facteurs, les mots doubles, les emprunts, les épithètes trop longues, hors de propos
ou trop nombreuses, les métaphores, si elles ont ridicules, trop solennelles ou obscures.
4, 1406 b 20 : La comparaison. Différence par rapport à la métaphore. Précautions d’emploi. Exemples.
5, 1407 a 19 : Autre requisit, la qualité du grec, qui suppose cinq conditions : respect des corrélations entre les conjonctions, usage des mots propres,
proscription des ambiguïtés, discrimination des genres, désignation correcte de la pluralité. Quant à l’écrit, il doit être facile à ponctuer.
6, 1407 b 26 : Moyens de l’ampleur et de la concision.
7, 1408 a 10 : Convenance du style. Le style aura de la convenance s’il exprime passions et caractères et est proportionné au sujet. L’emploi opportun des
procédés est régi par les mêmes précautions, quel que soit le genre : il faut se censurer soi-même, éviter la redondance. L’émotion fait pardonner quelques abus.
8, 1408 b 20 : Rythme de la prose. La prose ne doit être ni métrique ni dépourvue de rythme. Les rythmes poétiques sont proscrits. Le péon est
recommandé.
9, 1409 a 24 : Style cousu et style tressé. Définition de la période. Période composée et période simple. Juste mesure de la période. Relations entre
membres : antithèse, parisose, paromoiose (la parisose est l’égalité numérique [syllabes] des membres de phrase [côla], la paromoiose désigne les
correspondances sonores de membre à membre).
10, 1410 b 6 : Raffinements d’expression et formules à succès. Leur ressort est l’agrément d’un apprentissage qui soit facile sans l’être trop, ce que
procurent les métaphores, surtout celles qui mettent la chose sous les yeux, et les enthymèmes pourvu qu’ils ne soient ni triviaux ni obscurs, et surtout s’ils sont
de forme antithétique.
11, 1411 b 24 : Raffinements d’expression (suite). Qu’est-ce que « mettre sous les yeux » ? Met sous les yeux tout ce qui désigne un être en action, telles
certaines métaphores. Autres raffinements : apophtegmes, énigmes, surprises, jeux sur le signifiant ou le sens, comparaisons, proverbes, hyperboles.
12, 1413 b 3 : Style oral, style écrit. La précision du style écrit lui nuit à l’oral. Réciproquement, asyndètes et répétitions, propices à l’action théâtrale,
paraissent niais à l’écrit. Style adapté aux divers genres.
13, 1414 a 30 : Organisation du discours. Un discours a deux parties nécessaires : présentation du problème, démonstration. La plupart du temps, il
comporte exorde, proposition, argumentation, épilogue.
14, 1414 b 19 : Les parties du discours. L’exorde. L’exorde dans les différents genres.
15, 1416 a 4 : Les parties du discours (suite). Le dénigrement : en défense, en attaque.
16, 1416 b 16 : Les parties du discours (suite). La narration. Narration épidictique. Narration judiciaire. Narration et caractères. Narration du discours
d’assemblée.
17, 1417 b 21 : Les parties du discours (suite). L’argumentation. L’argumentation doit avoir un caractère démonstratif et porter sur le point contesté.
Différents moyens disponibles dans les trois genres. Précautions à prendre.
18, 1418 b 39 : Les parties du discours (suite). Dialogue avec l’adversaire. Quand interroger. Comment répondre. Les plaisanteries.
19, 1419 b 10 : Les parties du discours (suite). L’épilogue. L’épilogue a quatre fonctions : disposer l’auditeur favorablement à l’endroit de l’orateur,
défavorablement à l’endroit de l’adversaire ; amplifier et rabaisser ; faire naître des émotions ; remettre le discours en mémoire.
LISTE DES ABRÉVIATIONS. PRINCIPES DE TRANSCRIPTION
Pour les références aux ouvrages anciens, nous recourons soit au titre complet quand il est court soit aux abréviations suivantes :
Aristote
Cat. Catégories
DA De l’âme
EE Éthique à Eudème
EN Éthique à Nicomaque
Int. De l’interprétation
Méta. Métaphysique
PA Premiers Analytiques
Poét. Poétique
Pol. Politiques
SA Seconds Analytiques
Rhét. Rhétorique
RS Réfutations sophistiques
Top. Topiques
Démosthène
Ps.-Aristote
Isocrate
Panath. Panathénaïque
Panég. Panégyrique
Platon
Prot. Protagoras
Rép. République
La localisation d’un passage dans une œuvre d’Aristote se fait d’après l’édition complète de BEKKER [1831] (références dans la bibliographie, en fin de
volume) dont on indique (après, le cas échéant, le livre et le chapitre1), la page, la colonne (a ou b) et le numéro de ligne.
Certaines notes (surtout les notes critiques) ne peuvent se passer des caractères grecs. Dans les autres, afin de faciliter la lecture, nous avons opté pour une
transcription, selon les règles en usage dans la présente série, sans viser une parfaite exactitude phonétique. L’omega est distingué de l’omicron par un accent
circonflexe (ô vs o) ; l’èta de l’epsilon par un accent grave (è vs e). L’esprit rude (aspiration) est noté par h, le thèta par th, le phi par ph, le khi par kh. L’iota
souscrit est adscrit. Dans un couple de consonnes où le gamma note une nasale (par exemple ogkos), nous le transcrivons comme tel (onkos). Le kappa, enfin,
est transcrit par la lettre k. Ces règles ne correspondent pas toujours à celles qui ont présidé dans le passé à la francisation des termes grecs : l’epsilon, par
exemple, a souvent été adapté en é, l’upsilon, qui correspond à notre u, a été noté y, le kappa noté c, etc. Aussi, pour marquer la différence entre les mots
francisés et les mots que nous transcrivons selon ces principes, les seconds sont-ils en italique comme on le fait généralement pour les citations en langue
étrangère.
L’astérisque (*) indique que nous adoptons un texte différent de celui de l’édition de référence (KASSEL [1976]), on trouvera la liste de ces variantes ci-
dessous.
1- La division en livres remonte à l’Antiquité (voir infra). Les chapitres sont apparus au XVe siècle avec les travaux de Georges de Trébizonde. D’autres subdivisions ont été introduites dans l’édition de Buhle (Biponti,
1793), mais elles sont quasiment obsolètes.
NOTE SUR LA TRADUCTION
La présente traduction de la Rhétorique suit quelques principes qui méritent d’être explicités : elle a été faite à partir du grec, sans que soit plaquée sur le
texte aucune interprétation préétablie. Pour plus de précautions, elle a été élaborée sans l’aide des traductions antérieures – consultées plus tard – et
indépendamment de l’annotation, rédigée largement après coup. Le souci de lisibilité nous a conduits à rompre parfois avec la règle qui impose de toujours
traduire le même mot grec par le même mot français. Le caractère « énonciatif » du grec, la non-coïncidence des champs sémantiques des mots d’une langue à
l’autre, exigent de tenir compte d’abord du contexte immédiat et du mouvement de la pensée. Au demeurant, le lecteur apprendra plus de la diversité des
traductions d’un même mot que d’un systématisme forcé. Afin d’attirer l’attention du lecteur sur un « bloc » sémantique spécifiquement grec ou sur une notion
philosophiquement circonscrite, nous avons donné entre parenthèses la transcription du mot originel et fourni en note quelques indications. Pour une enquête plus
approfondie, le lecteur pourra se reporter au Dictionnaire européen des philosophies (Dictionnaire des intraduisibles) de Barbara Cassin et aux
nombreux lexiques disponibles (en commençant par le glossaire grec-français/français-grec et l’index de CRUBELLIER-PELLEGRIN [2002], p. 407-418 ; pour
l’ensemble de l’œuvre, on dispose de BONITZ [1870], de HÖFFE [2005] ; pour la Rhétorique, de WARTELLE [1981] ; il existe aussi des lexiques
« transversaux » comme celui d’ANDERSON [2000] dévolu au vocabulaire technique de l’argumentation et du style ; quant au Wörterbuch de ÜDING [1992...],
c’est une véritable encyclopédie de la rhétorique occidentale). Mais par fidélité à la tendance d’Aristote à recourir non à des termes techniques mais à un
vocabulaire banal remotivé ou spécifié, nous avons évité le plus possible l’artifice qui consiste à transcrire au lieu de traduire. Il y fallait certaines conditions :
une recevabilité minimale du terme grec dans notre langue et un bénéfice évident. Si « enthymème », par exemple, est un terme un peu lourdement technique, il
perdrait grandement à être traduit, dans la mesure où le sens technique que lui donne Aristote (raisonnement déductif adapté aux capacités d’un public ordinaire)
est très spécifique par rapport aux emplois des auteurs contemporains (réflexion mise en forme). Nous avons adopté « épidictique », parce que les études
littéraires se le sont approprié, mais préféré « discours d’assemblée » à « discours démégorique ». Généralement, la lisibilité impose des pis-aller : « style » est
assurément un mauvais équivalent pour lexis, mais en l’absence d’un autre mot qui en préciserait l’acception en grec, « style » a l’avantage de la clarté et du
flou. Le calque « diction » dérouterait le lecteur inutilement. Afin de pallier les limites du français face à une langue aussi douée pour l’abstraction que le grec,
nous avons dû recourir à des substantifs d’appui et à des explicitations. Nous l’avons fait avec prudence, en signalant en note, si nécessaire, la liberté que nous
prenions. Cela ne signifie pas que toute obscurité a disparu : ce texte d’école reste un texte de travail, texte inégal, « rugueux », où dans une longue phrase les
subordonnées accumulées ne mènent pas toujours à une conclusion logique, où dans un développement le propos s’oriente parfois dans des directions
inattendues, où le caractère allusif d’une proposition fait de sa traduction une solution parmi d’autres possibles... En matière de registre, nous n’avons pas évité le
langage courant, encouragés par l’écriture elliptique, orale, presque négligée parfois, du modèle. Cette traduction, enfin, n’est pas une édition critique, et nous
sommes très redevables envers l’excellent travail accompli par R. Kassel. Mais Kassel est assez interventionniste, éclectique dans l’utilisation des manuscrits.
Sans refaire l’édition, nous avons pris quelques partis en matière de texte, dans la plupart des cas pour revenir aux sources prioritaires (voir infra, la Note sur
le texte traduit).
Nous serions heureux si nous avions facilité à un plus large public l’accès à cet ouvrage important qu’est la Rhétorique et aidé à prendre conscience de
l’intérêt des questions qu’il soulève. Intérêt documentaire, pour l’historien ou le praticien de ce qu’on nomme aujourd’hui « communication », intérêt surtout
philosophique. Reconnaître l’importance de la persuasion dans les rapports sociaux et politiques, comme alternative à la violence et pour satisfaire ce que
l’homme a d’humain ; reconnaître dans la persuasion la présence incontournable de l’opinion (doxa), analyser ses mécanismes, y introduire de la rationalité sans
ignorer ni ses pouvoirs ni ses prestiges, telle est l’entreprise de savoir, de lucidité et de progrès à laquelle nous convie Aristote. Qui nierait sa brûlante actualité ?
NOTE SUR LE TEXTE TRADUIT
Un astérisque dans la traduction signale une divergence textuelle par rapport à l’édition de référence (Kassel). On trouvera ci-dessous, à l’intention des
spécialistes, un récapitulatif de ces endroits présenté sous la forme d’un apparat critique simplifié. La mention nos indique notre choix. La référence aux
quelques ouvrages critiques cités en dehors de Kassel figure dans la bibliographie, et les sigles utilisés pour les manuscrits sont tirés de son édition. En voici la
liste, elle aussi réduite au minimum :
ω consensus A + β
β consensus F + ε (vel Δ)
γ consensus H + Γ
consensus codicum Laur. conv. soppr. 47 (s. XV) + Laur. 60, 10 (s. XV/XVI) + Tubing. Mb 15
ε
(s. XV)
araba translatio ante a. 930 ad exemplar syriacum confecta, ab Hermanno Alemanno in Latinum
Ar
conversa
Dresd. cod. Dresdensis Da 4 (s. XV)
anon anonymi in artem rhetoricam commentarius1
1, 1, 1354 a 12 πεποιήκασιν A F nos : πεπονήκασιν Kassel πεπορίκασιν A2 γρ etc. // 54 b 28-29 καὶ–κοινότερον ω nos : secl. Kassel // 55 a 7 καὶ–πίστεων
ω Ar nos : secl. Kassel // 55 a 23 δι᾽ αὑτὸν Kassel ex δι᾽ αὐτὸν Dion. Hal.3 : δι᾽ αὐτῶν ω Grimaldi fort. recte // 55 a 33 τοῖς λόγοις αὐτοὶ γDgr; Kassel nos
dubitanter : τοῖς λόγοις αὐτοῖς A
1, 2, 56, a, 30 μόριον ω : ὅμορον prop. Kassel // 56 b 18 άγαθόν τι nos : άγαθὸν τὸ codd. τι άγαθὸν τὸ Dobree // 56 b 24 αὐτῶν ω nos : secl. Kassel // 56
b 36-57 a 1 δεομένων... εἰωθότων ω nos : δεομένοις... εἰωθόσιν Maier Kassel // 57 a 18 οὐδὲ F nos : οὐδε| A2 οὐδὲν Δ Dresd. Kassel // 58 a 8 post άκροατἁς
lacunam Kassel perperam indicat // 58 a 9 ἢ Kassel nos : om. ω // 58 a 12 κοινῇ F Kassel : κοινοὶ ΑΔ fort. recte
1, 3, 58 b 5-6 ὁ–θεωρός ω etc. nos : secl. Kassel
1, 4, 59, b, 10-11 πολιτικῆς ω nos : ut glossema secl. Kassel // 60 a 12 δαπάνη ω nos : secl. Ross Kassel // 60 a 36 πολιτικὰ A corr β nos : πολεμικὰς
Kassel
1, 5, 60, b, 32 ἐπιφανεῖς ω nos : secl. Spengel Kassel // 61 a 22 αὑτῷ τὸ άπαλλοτριῶσαι A nos : αὑτῷ ᾖ τὸ άπαλλοτριῶσαι Kassel ex αὑτῷ ἦ(ι)
άπαλλοτριῶσαι βArec // 61 b 22 καὶ τάχους ω Ar nos : secl. Spengel Kassel // 61 b 30 άπαθὴς ω Kassel : άπαθής. Muret Grimaldi // 61 b 31 οὐκ ἄνευ τύχης
Kassel nos : οὔτ᾽ ἂν εὐτυχὴς ω ἂν εὐτυχὴς Grimaldi
1, 6, 62 b 1 τούτῳ A : τούτου Vahlen Kassel // 62 b 11 πολλὰ ω : τἆλλα Kayser Kassel // 63 a 7 οἱ πολλοὶ Spengel nos : πολλοὶ ω Kassel // 63 a 7 τὸ fort.
delendum // 63 a 11 καὶ οἱ φαῦλοι Aε nos : καὶ φαῦλοι F om. anon secl. Kassel // 63 a 13-14 οὓς–άγαθὶ om. A a. c. // 14 οὐκ άγαθοὶ nos : άγαθοὶ β A2 del.
Kassel // 63 b 1 τοιοῦτοι ω : φιλοτοιοῦτοι Vahlen Kassel
1, 7, 63, b, 16-17 τὸ ς᾽ –ἄλλα ω nos : secl. Kassel // 64 b 13 άγαθὸν ἢ μεῖζον ω nos : άγαθὸν μεῖζον Kassel // 64 b 34 ὡς ἂν ἐκ ω nos : ἓν ἐκ Kayser
Kassel ἂν ἓν Richards // 65 b 15-16 διὸ τὸ πλουτεῖν καὶ δοκεῖν φανείη ἂν μεῖζον άγαθὸν τοũ πλουτεῖν καὶ μὴ δοκεῖν Kayser nos : διὸ τὸ πλουτεῖν φανείη ἂν
μεῖζον άγαθὸν τοũ δ,οκεῖν ω Kassel alii alia
1, 9, 66, b, 37 ὑπὲρ τῆς π. Bas.3 nos : ὑπέρ τε π. ω Kassel τε ὑπὲρ π. Bywater3 ὑπέρ τε π. καὶ πολιτῶν Vahlen // 67 a 25 καὶ ἡ τιμὴ άκολουθεῖ A nos :
καὶ τιμὴ άκολουθεῖ β om. anon Ar secl. Vahlen Kassel // 67 b 26-68 a 10 ἄστι–μετατεθῇ ut additamentum ipsius Aristotelis susp. Kassel // 67 b 28-29 τὸδ᾽
ἐγκώμιον τῶν ἔργων ἐστίν ω nos : secl. Kassel // 67 b 31 διὸ καὶ ἐγκωμιάζομεν πράξαντας ω nos : secl. Kassel // 67 b 33-36 μακαρισμὸς–ταῦτα ω nos : secl.
Kassel // 68 a 11 ἢ μάλιστα Γ nos : ἢ καὶ ὃ μάλιστα ΑΔ Kassel ἢ ὃ μάλιστα F ἢ καὶ μάλιστα Wolf
1, 10, 68, b, 19 τοὺς–φόβον ω anon Ar nos : secl. Kayser Kassel // 69 a 1-11 ὄρεξιν ω nos : ὄρεξιν, τῶν δὲ δι᾽ ὄρεξιν Kassel // 69 a 2 βούλησις ω nos :
βούλησις, ἡ δὲβούλησις Spengel Kassel
1, 11, 70, a, 22 δίψα καὶ πεῖνα β nos : δίψα καὶ πείνη A e corr. secl. Kassel // 71 a 32 μαθεῖν ω nos : secl. multi // 71 b 34-35 καὶ ὁ γέλως τῶν ἡδέων ω
nos : secl. Spengel Kassel
1, 12, 72, a, 23 τὰ β nos : τὸ A anon οἱ τὰ Vahlen Kassel // 72 a 28 ἠρρώστηκεν A nos -σεν β : secl. Kassel // 72 a 33 διαθέσεις εὔποροι ex A Roemer :
διαθέσει εὔπορος Kassel // 72 b 36 προαιροῦνται ω : προαιροῦνται ἐπεξιέναι Vahlen4 // 73 a 23 post άνδραποδισαμένῳ lac. conj. Casaubon (apud Kassel)
1, 13, 73, b, 18 post ᾽Αλκιδάμας add. ἐλευθέρους άφῆκε πάνταsfgr; θεός · οὐδένα δοῦλον ἡ φύσις πεποίηκεν anon
1, 14, 74, b, 25 διὸ καὶ F nos : διὸ AΔVet Kassel // 74 b 33 ἡ γὰρ δίκη κόλασις καὶ ἴασις A Vet : ἡ γὰρ δίκη καὶ κόλασιsfgr; ἴασις β Kassel // 75 a 3 μέγα
ω nos : secl. Spengel Kassel // 75 a 5 ζημιοῦται A nos : ζ&ημιοῦσι βVet loc. desp. apud Kassel
1, 15, 75 b 4 δοκοῦν, ὥστ᾽ distinxit Grimaldi : δοκοῦν · ὥστ᾽ Kassel // 76 a 2 τεῖχος λέγων A nos : λέγει τεῖχοsfgr; β λέγειν τεῖχος Kassel // 76 a 3
εἴρηται ω Kassel : secl. Spengel // μαρτυρία ω : μαρτύρια Victorius // 76 a 16 πιστότατοι1 β nos : ἂν. άπιστότατοι A (ά e corr.) secl. Kassel // πιστότατοι2 β
Kassel nos : πιστότα A (τοι sl man. rec.) // 77 a 2 τάληθῆ (ω) secl. Kassel nos : servavit Grimaldi // 77 a 4 ἢ τάληθῆ ω nos : secl. Kassel Grimaldi // 77 a 7c
καταθαρρῦσιν A nos : κατεροῦσιν Kassel ex Ar // 77 a 11 οὗτοsfgr; A nos : καὶ οὗτς βVet secl. Buhle Kassel
2, 2, 78, a, 33 τοῦ ὀλιγωρεῖν μὴ προσήκοντος A : μὴ προσηκόντως βVet ὀλιγωρεῖν μὴ προσηκόντων Kassel // 78 b 4-5 ὁ δ᾽ ὀργιξόμενος ἐφίεται
δυνατῶν αὑτῷ ω : secl. Spengel Kassel fort. recte // 78 b 17 φαίνεται καταφρονεῖν ω nos : secl. Vahlen Kassel // 79 a 12 ὁτιοῦν (ὅτι οὖν) A nos : οὖν βVet
πρὸς ὁτιοῦν Kassel // 79 a 13 ὁμοίως ταὐτὸ φαίνεται ποιεῖν secl. Kassel fort. recte // 79 a 15-18 διὸὀλιγωροῦντας secl. Kassel // 79 a 15 post πενόμενοι add.
πολεμοῦντεsfgr; nonnulli editores
2, 3, 80, a, 26 τοῦς σπουδάζοντας ω nos : σπουδονταsfgr; Bonitz Kassel fort. recte (cf. 79 b 31) // 80 b 7 ὀργὴν μείζω ἡ ω : ὀργὴ μείζων ἢ Kassel ex
Madvig // 80 b 14 ἐλεῶσιν Bekker nos (ex ἑλεοῦσιν A) : ἑλῶσιν βArec Vet anon Kassel // 80 b 17 οὐ-δίκαιον ω Ar nos : secl. Vahlen Kassel // γὰρ ἡ βVet : ἡ
A // 80 b 21-22 ἡ γὰρ-ἐστιν ω nos : secl. Kassel
2, 4, 81, a, 35 άμφότεροι ω anon nos : άμφοτέρως Roemer Kassel
2, 5, 83, a, 19 θαρραλέα ἐγγύς (ω) loc. desp. apud Kassel // 83 b 5 καὶ ὅλως ω nos : καὶ ὅταν άδικῶνται καὶ ὅλως Kassel // 83 b 5-6 καὶ ὅλως-λογίων ω
nos : secretus est ut additamentum philosophi Kassel // 83 b 7 ante θαρραλέον lac. conj. Navarre apud Dufour nos // 83 b 10 μηδὲπείσεσθαι ω nos : secl. Spengel
Kassel // 83 b 2 ἰσχὺς ω anon nos : secl. Kassel
2, 6, 84 a 5 πάντα λέγειν A nos : λέγεινβVet anon Kassel // 84 a 9 αἰσχυντικά βVet anon Kassel : άναίσ-χυντα A // 84 a 18-19 ταῦτα-αἰσχρῶν ω
nos : secl. Kassel // 85 a 1 καταισχύνουσιν Neobarius apud Kassel nos : καταισχυνοῦσιν β anon Kassel καταισχυνῶσιν A
2, 8, 86 a 5 φθαρτικά ω nos : secl. Vahlen Kassel // 86 a 32 καὶ ἐσθῆτι F nos : καὶ αἰσθήσει A Kassel // 86 b 2 καὶ τὰς πράζειζ ω nos : secl. Kassel
2, 9, 87, a, 15 καὶ οἱ… ἒχοντες ω Kassel nos : οὐδ᾽εἰ…ἒχουσιν Roemer Dufour
2, 10, 88 a 9-10 πρὸς τοὺς… ᾔ τεθνεῶτας ω nos : secl. Kassel // 88 a 12-13 ὼσαύτως καὶ πρὸς τοὺς περὶ τὰ τοιαῦτα A Spengel Roemer nos : ὡσαύτως
καὶ πρὸς τούτους καὶ περὶ τὰ τοιαῦτα β anon Kassel // 88 a 17 οὗτοι ω nos : οὗτοι οἱ Vater Kassel
2, 11, 88 b 6 ὃ τι (ὃ τι nos : ὃτι codd.) προσήκει (προσήκει ex anon. : προσήκε codd.) τοῖς άγαθῶς ἒχουσι ω nos : ὃτι ἃ προσῆκε τοῖς τοῖς άγαθοῖς
ἒχουσι Vahlen Kassel // 88 b 29 καὶ ἐζ Δ : ἐζ AFΓ
2, 13, 89, b, 17 ἂγαν ω : del. Gomperz loc. desp. apud Kassel
2, 18, 91, b, 32-33 καὶ συμβουλεύοντες ἤ άποτρέποντες A nos : καὶ προτρέποντες καὶ άποτρέποντες β καὶ συμβουλεύοντες Spengel Kassel
2, 19, 93 a 3 ταῦτα καὶ τὰ ἐν Spengel nos : ταῦτα ἐν A διὰ ταῦτα καὶ εἰ ἐν β loc. desp. apud Kassel
2, 20, 94 a 5 ῥᾷον ω nos : secl. Kassel // 94 a 6 ἐκ φιλοσοφίας ω nos : τῶν ἐκ φ Kassel
2, 21, 95, a, 18 παροιμία A anon nos : μαρτυρίαι β del. Reeve Kassel
2, 22, 96 a 4-5 πολιτικῷ συλλογισμῷ codd. nos : πολιτικῷ συλλόγῳ Kassel
2, 23, 97, a, 30 δικαίως πέπονθεν ω nos : secl. Sauppe apud Kassel Kassel // 98 a 29 ὀζέος Thurot Kassel : ὀρθῶς ω Grimaldi // 98 b 14 καὶ ᾽Іταλιῶται
Πυθαγόραν ω : secl. Kassel // 98 b 16 ante ὃτι lac. susp. Vahlen alii alia // 99 b 36-1400 a 1 καὶ προτρέπονται-ἐναντίων ω anon nos : secl. Kayser Kassel // 1400
a 16 τόπων Thurot nos : πάντων ω Kassel // 00 b 1 μὴ secl. Kassel // 00 b 17 φοροῦσα ω nos : φρονοῦσα Γ Cobet apud Kassel Kassel // 01 b 11 ἐρῶντες ω nos :
ἒρωτες Bas.3 Kassel
2, 24, 01 b 7 post κατηγορῶν hab. ὂρσῃ A : ὀργίζηται F anon ὀργὶσῃ Victorius
2, 25, 02, b, 16 δι᾽ ἐπαγωγῆς διὰ ω anon nos : secl. Victorius Kassel // 02 b 23 άεὶ ω nos : secl. Kassel // 03 a 8 ἂλλως-πλεονάκις ω nos : secl. Kassel // 03
a 9 μαχετέον ω nos : ἐάν τε μή, μαχετέον Kassel
3, 2, 04, b, 14-15 ἐν-ἐλάττων ω : post πρέπον (l. 17) transp. Kassel
3, 3, 06 b 3-4 ἡ μεταφo seρὰ-εἲρηται (ω) secl. Kassel fort. recte
3, 5, 07, a, 26 ἐγὼ δ᾽ ω anon : ἐγὼ μέν Bywater [1913] fort. recte // 07 a 29 τοῦ ἐπορευόμην ω nos : secl. Diels apud Kassel Kassel // 07 b 10 καὶ ὀλίγα
ω anon nos : secl. Kassel // 07 b 18 διαστίζαι ω nos : secl. Kassel
3, 7, 08 b 5 ὁ άκροατής ω anon nos : secl. Kassel // 08 b 7 τοῖς ἁρμόττουσιν Vahlen : καὶ τοῖς ἁ. Kassel // 08 b 7-8 ἓκαστον ὃ ἐστιν AF nos : secl.
Gomperz Kassel
3, 9, 09, a, 27-28 Ηροδότου-άπόδειζις ut additamentum Aristotelis perperam secrevit Kassel
3, 11, 12, a, 23 ἑαυτοῖσαὐτοῖς ε anon Kassel // 12 a 34 θρᾶττ᾽ εἶ σύ Dufour : θρττει σε ω anon Kassel alii alia // 13 b 1 χρῶνται-ῥήτορες ω anon nos :
secl. Kassel
3, 12, 13, b, 16 ἢ τῶν λεχέντων AΓ : εὖ λεχθέντων F secl. Spengel Kassel
3, 14, 15, a, 35 καὶ-ὀργίσαι ω anon nos : secl. Kassel // ἢ τοὐναντίον AF anon nos : del. Marx apud Kassel Kassel
3, 16, 16, b, 24 οὗτος, ἐκεῖνος ω anon nos : οὄτως, ἐκείνως Kassel // 17 a 21 περὶ τοιούτων γὰρ λέγουσιν AF nos : secl. Kassel
3, 17, 18 b 5-6 πίστεων.῎ Εστι Bekker nos : πίστεών ἐστι Spengel // 6 τὰ μὲν-συλλογισμῷ AF nos : secl. Kassel
2- Cette reprise de l’édition de 1531 et de 1539, parue elle aussi chez Johannes Bebel et Michael Isingrin, avec la même préface d’Érasme, comporte des émendations nouvelles.
3- Le critique Denys d’Halicarnasse (période d’Auguste) cite à plusieurs reprises la Rhétorique d’Aristote dans sa Première Lettre à Ammée.
Rhétorique et dialectique
[1354 a 1] La rhétorique est le pendant1 de la dialectique : car l’une et l’autre portent sur des matières qui – étant communes, d’une certaine façon, à
tout le monde – sont de la compétence de tout un chacun et ne relèvent d’aucune science (epistèmè) délimitée. C’est pourquoi tout le monde, d’une certaine
façon, prend part aux deux, car tout le monde, jusqu’à [5] un certain point, se mêle tant de critiquer ou de soutenir un argument que de défendre ou d’accuser2.
Cela dit, la plupart des gens le font soit au petit bonheur, soit par une familiarité dérivée d’une disposition acquise (hexis)3. Mais puisqu’on peut y
parvenir des deux manières, il est clair qu’en ces matières on pourrait procéder aussi par méthode4. Car la cause pour laquelle on parvient à ses fins tant par
familiarité que [10] du fait du hasard, il est possible de la discerner (theôrein)5 et – tout le monde, dès lors, peut en convenir – une telle étude est la tâche
d’une technique (tekhnè)6.
Utilité de la rhétorique
Mais la rhétorique est utile, d’abord parce que le vrai et le juste ont naturellement plus de force que leurs contraires ; aussi, quand les décisions ne sont pas
convenablement prises, est-ce nécessairement par sa propre faute que l’on est battu*26 et cela mérite d’être blâmé. En outre, il y a de certaines personnes que,
eussions-nous la science [25] la plus exacte, nous ne saurions grâce à elle facilement persuader par nos discours. C’est en effet à l’enseignement qu’appartient
le discours conforme à la science, chose impraticable ici. Car pour élaborer moyens de persuasion et arguments, nous sommes contraints d’en passer par les
opinions communes, comme nous l’avons déjà dit dans les Topiques au sujet de la conversation avec les gens du commun.27
En outre, il faut [30] être capable de persuader des thèses contraires, comme aussi dans les syllogismes, non pour soutenir effectivement l’une et l’autre
(car il ne faut pas persuader de ce qui est mal) mais pour que le procédé ne nous échappe pas et afin que, si quelqu’un d’autre use des discours à des fins injustes,
nous soyons nous-mêmes en état de le réfuter*28. Parmi toutes les autres techniques, il n’en est aucune qui déduise par le syllogisme les contraires. La dialectique
[35] et la rhétorique sont les seules à le faire ; toutes deux en effet sont capables d’aboutir indifféremment aux contraires29. Les contenus réels, eux, ne sont pas
indifférents, mais en toute occasion, le vrai et le meilleur se prêtent mieux par nature au syllogisme et, tout simplement, sont plus persuasifs.
De surcroît, il serait absurde, alors qu’il est honteux d’être incapable de se défendre physiquement, qu’il ne soit pas honteux de ne pouvoir le faire
verbalement (logôi), [1355 b 1] mode de défense plus propre à l’homme que le recours à la force physique30. Mais, objectera-t-on, user à des fins injustes de
cette puissance du discours peut nuire gravement, à quoi l’on rétorquera que cet inconvénient est commun à tous les biens – excepté [5] la vertu – et surtout aux
biens les plus utiles comme la force, la santé, la richesse et le pouvoir. Qui en fait juste usage peut rendre les plus grands services, qui s’en sert injustement peut
causer les plus grands torts.
Ainsi, que la rhétorique ne relève pas d’un seul genre délimité31, tout comme la dialectique, et qu’elle est utile, voilà qui est évident, [10] et aussi que sa
tâche n’est pas de persuader mais de discerner ce que chaque cas comporte de persuasif, comme cela se passe aussi dans toutes les autres techniques (car la
médecine non plus n’a pas pour tâche de rendre la santé, mais d’en approcher le plus possible, car il est possible, même lorsque les patients sont incapables de
recouvrer la santé, de les bien soigner) ; [15] et en outre qu’il est du ressort de cette même discipline de discerner non seulement le persuasif mais aussi le
persuasif apparent, à la façon dont, en dialectique, on discerne le syllogisme et le syllogisme apparent. Car32 la sophistique ne réside pas dans la capacité
(dunamis) mais dans l’intention (proairesis)33, à ceci près qu’ici34 on sera orateur qui en vertu de son savoir (epistèmè), qui en vertu de son intention,
[20] et que là35, on sera ou bien sophiste en vertu de son intention, ou bien dialecticien non en vertu de son intention mais de sa capacité.
Essayons maintenant de parler de la méthode elle-même et de dire comment et à partir de quels éléments nous serons capables d’atteindre nos objectifs.
Enchaînons donc sur la suite après avoir – comme si nous reprenions du début– redéfini ce qu’est la rhétorique36.
1- Antistrophos : sur cette formule qui a fait couler beaucoup d’encre, voir BRUNSCHWIG [1996]. L’image vient du théâtre : le chœur chante la strophe en se déplaçant depuis un point et chante l’antistrophe en revenant à ce
point. Il existe une étroite correspondance (responsio) prosodique et chorégraphique entre les deux. Sur le fond, la relation entre rhétorique et dialectique est une relation d’analogie : la dialectique est à la conversation ordinaire ce
que la rhétorique est à une banale prise de parole devant une collectivité. L’analogie est aussi historique. Si l’on en croit Diogène Laërce (8, 57, et Sextus Empiricus, Contre les Rhéteurs, 6-7), Aristote, dans Le Sophiste
(ouvrage perdu), mettait en parallèle les deux inventeurs des arts du logos : Zénon pour la dialectique, Empédocle pour la rhétorique. Mais surtout, la formule fait écho, d’une manière quelque peu provocante, à Platon, Gorgias, 465
e, où la rhétorique est déclarée antistrophos de la... cuisine. Les autres similitudes entre rhétorique et dialectique (prémisses probables, recours à la déduction et à l’induction, etc.) sont traitées de manière récurrente dans les deux
premiers chapitres, ou plus avant dans le traité (cp. Rhét. 1, 7 infra et Top. 3, 1-3). Sur antistrophos, et l’histoire de son exégèse, voir également GREEN [1990].
2- Si les deux derniers verbes décrivent l’activité de la rhétorique judiciaire, qui renvoie elle-même, par métonymie, à toute la rhétorique (voir GRIMALDI [1980] ad loc.), les deux premiers réfèrent clairement à la dialectique,
cf. par exemple exetastikè en Top. 101 b 3 ; hupekhein en Top. 8, 158 a 31 ; 160 b 14.
3- Hexis peut aussi se traduire par habitus, ou « état habituel ». « Il désigne en général une manière d’être permanente qui se manifeste notamment par un certain type d’action, plus exactement par le fait que ces actions
sont accomplies plus souvent, plus facilement (plus volontiers) et mieux par le sujet ainsi disposé » (CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 82-83). Ici, l’accent est mis sur la compétence que procure cette disposition.
6- Renvoi probable à EN 6, 4, 1140 a 1 sq. Le rôle de la technique (et des traités exposant ladite technique : le mot grec désigne les deux) est double : a) exposer méthodiquement les éléments constitutifs, les règles d’une
pratique, d’un métier, d’un art ; b) rendre intelligible le processus par lequel cette pratique, etc., a acquis rang de technique. À ces deux titres, la phrase a un caractère justificatif. Il s’agit de légitimer (contre Platon) le projet d’écrire
une tekhnè rhètorikè.
7- À la différence de la dialectique, domaine qu’Aristote déclare avoir trouvé quasiment vierge, la rhétorique a déjà derrière elle une longue histoire (cf. RS 34, 183 b 16 sq.). Pour une enquête moderne sur ces débuts, cf.
COLE [1991].
8- Le mot pistis peut désigner l’activité de persuasion (toujours au singulier), tel ou tel moyen de persuasion (pluralisable) et le résultat de la persuasion (confiance, foi, crédit, toujours au singulier), cf. GRIMALDI [1957]. La
traduction par « preuve », souvent adoptée, risque d’induire en erreur, d’autant que si, dans ce 1er chapitre « puriste et intellectualiste » (BRUNSCHWIG [1996] p. 45), la tâche de la rhétorique est réduite à la démonstration du fait, le mot
pistis englobe ensuite la persuasion par l’èthos ou le pathos.
9- Le mot « enthymème » paraît recouvrir ici la « démonstration » rhétorique dans son ensemble, c’est-à-dire le couple enthymème + exemple. L’enthymème proprement dit est un syllogisme (raisonnement déductif) de type
dialectique (fondé sur des prémisses probables), dont la présentation est adaptée aux conditions de communication propres à la rhétorique (destinataire collectif, peu apte à suivre un raisonnement complexe, etc.).
10- Le dikastès (juré) est distinct du kritès (juge). Le premier est un membre d’un tribunal populaire, le second est le juge, au sens large (qui peut englober la tâche du juré, cf. 1354 b 4). Il y a la même opposition entre les
verbes dikazein (prononcer un jugement par vote en tant que juré) et krinein (juger, trancher), cf. infra.
11- Tribunal athénien antique et prestigieux, dont les compétences, à l’époque d’Aristote, avaient été restreintes aux affaires de meurtres. Voir HANSEN [1993], p. 331-338. Il y a peut-être une allusion à l’usage évoqué ici dans
le Contre Léocrate de Lycurgue (11-13).
12- Selon KENNEDY ([1991], note ad loc.), nous avons ici une sorte de parenthèse « destinée aux étudiants de philosophie politique » non sans ressemblance avec Platon, Lois, 9, 875-876. Le fil du raisonnement ne serait
repris qu’en 1354 b 16. En fait, le contenu du paragraphe n’est pas de l’ordre de l’excursus : c’est une indispensable définition des champs respectifs de la législation et de la rhétorique, définition conçue elle aussi en fonction de, et
en opposition à Platon, Gorgias 464 b sq.
13- Le juste correspond au domaine judiciaire, l’utile au domaine délibératif, cf. infra L. 1 chap. 3.
15- Peut-être issue des recherches de Théodore de Byzance et de l’école isocratique (cf. COLE [1991]), cette présentation « syntagmatique » des préceptes est bien attestée, à commencer par les chap. 13-19 du Livre 3 de la
Rhétorique elle-même. Voir aussi les chap. 29-36 de la Rh. Al. À date plus tardive, c’est l’unique principe d’organisation de certains traités comme celui d’Apsinès ou de l’Anonyme dit de Séguier.
16- Cet adjectif est explicité infra, 1355 a 10 sq. Le suffixe -ikos dénote une capacité : la rhétorique ne garantit pas le résultat.
17- Formule métonymique – et péjorative – désignant l’éloquence judiciaire par l’un de ses enjeux majeurs : le respect des contrats (financiers notamment) entre personnes privées. On trouve chez Isocrate une formule
voisine : hoi agônes hoi peri tôn idiôn sumbolaiôn (Panég. 11). Voir aussi Rh. Al. 1421 b 13. Ce mépris pour la chicane n’empêche pas Aristote de s’intéresser au problème de la justice des transactions (EN 5, 1132 b 21
sq.).
18- Ces mots (« et que le discours d’assemblée est moins artificieux... tous ») sont athétisés par Kassel, sans raison vraiment convaincante.
19- Le terme « démonstration » (apodeixis) est celui qui sert pour les sciences « dures », mais – dûment modalisé (« une sorte de... », « nous tenons pour ») – il s’applique aussi, en rhétorique ou en dialectique, au
raisonnement sur le probable, ou « quasi logique » selon la formule de Chaïm Perelman.
20- Ce membre de phrase (« et que ce dernier... persuasion ») est athétisé par Kassel. Solmsen y voyait une glose d’Aristote lui-même.
21- Cf. la définition générale du syllogisme en Top. 1, 1, 100 a 25 sq. En soumettant le syllogisme à la dialectique, Aristote semble ne pas prendre en considération ici le syllogisme classique (« scientifique ») théorisé dans
les PA (ouvrage postérieur ?). La définition des Top. le prend pourtant en compte et il en est fait mention ici même, un peu plus bas (l. 13), sous le nom de syllogisme « logique ».
23- À savoir la nature des prémisses, le syllogisme dialectique s’appuyant sur des opinions communes (endoxa, voir infra), le syllogisme logique s’appuyant au contraire sur des prémisses intrinsèquement vraies, soit parce
que ce sont des « axiomes » (propositions d’une évidence absolue), soit parce qu’elles sont déduites d’axiomes.
24- Profession de foi antisophistique, qui fait écho, une fois encore, au Gorgias de Platon. Elle paraît répondre plus particulièrement à la condescendance de Gorgias à l’égard de la philosophie (485 d sq.).
25- Les endoxa sont des opinions communes et néanmoins valables, qui servent légitimement de prémisses au raisonnement dialectique ou rhétorique, cf. Top. 1, 1, 100 b 21 sq.
26- Ou, en conservant le texte des ms. (non pas δι᾽ αὑτὸν mais δι᾽ αὐτῶν, αὐτῶν renvoyant à τῶν ἐναντίων de la ligne 22, cf. Grimaldi ad loc.) : « aussi est-ce nécessairement parce que le vrai et le juste sont vaincus à
l’aide du faux et de l’injuste ».
28- Texte édité par Kassel (d’après les ms. γΔ). Autre solution, en lisant τοῖς λόγοιsfgr; αὐτοῖς (A) : « et afin que, si quelqu’un d’autre en use à des fins injustes, nous soyons en état de le réfuter par ses arguments mêmes ».
29- Le dialecticien pour progresser dans sa recherche de la vérité, l’orateur pour mieux réfuter son adversaire.
30- Le logos est entendu ici dans toutes ses acceptions. Sur ce privilège de l’homme, cf. Pol. 1253 a 9-18 ; 1332 b 5 ; Isocrate, Sur l’échange, 250 ; 253 sq. ; etc. Gorgias déjà faisait de la parole l’alternative à la violence,
cf. Platon, Philèbe, 58 a.
32- Aristote paraît répondre ici à une objection non formulée, suscitée sans doute par l’adjonction à la technique de la connaissance du persuasif et du syllogisme apparents : alors, dira-t-on, l’orateur ou le dialecticien font
métier de mentir ? D’où les précisions qui suivent.
33- Distinction fréquente chez Aristote : Méta. 1004 b 22-26 ; EN 1127 b 14 ; RS 165 a 30-31.
34- Sc. dans le cas de la rhétorique. Le point paraît terminologique : l’orateur est celui qui parle en public, quelle que soit la qualité de son éloquence, quelles que soient ses intentions. Sur le terrain dialectique, on est sophiste
quand on a l’intention correspondante, dialecticien quand on cultive honnêtement les potentialités de la discipline. On doit en déduire que l’orateur malhonnête, qui use du persuasif apparent, n’est pas appelé sophiste et qu’il n’a pas
de nom spécifique.
36- Cette formule de redémarrage tend à unifier, tant bien que mal, deux chapitres dont on a souligné depuis longtemps les profondes divergences.
CHAPITRE 2
(Re)définition de la rhétorique
[1355 b 26] Posons que la rhétorique est la capacité (dunamis) de discerner (theôrein) dans chaque cas ce qui est potentiellement persuasif1. Ce
n’est la tâche, en effet, d’aucune autre technique : si chacune des autres est apte à l’enseignement et à la persuasion sur son domaine à elle2 (la médecine, par
exemple, sur les états de santé et de maladie ; la géométrie, sur [30] les propriétés (pathè) caractéristiques des grandeurs3 ; l’arithmétique, sur les nombres, et
de la même façon les autres techniques et sciences), la rhétorique, de son côté, semble capable de discerner le persuasif sur tout ce qui est, pour ainsi dire, donné.
C’est pourquoi nous affirmons aussi que sa dimension technique n’est pas cantonnée dans un genre qui lui serait propre4.
Approfondissement : l’exemple
Ce que c’est que le vraisemblable, le signe, la preuve et en quoi ils diffèrent, nous venons de le dire à l’instant, mais ces points – et aussi la raison pour
laquelle les uns ne peuvent servir à faire des syllogismes tandis que les autres prennent une forme syllogistique – ont été définis plus explicitement dans les [25]
Analytiques. Que l’exemple est une induction, et une induction sur quel type d’objet, cela a été dit. Ce n’est pas dans le rapport de la partie au tout, ni dans
celui du tout à la partie, ni dans celui du tout au tout, mais dans le rapport de la partie à la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes se rangent
sous le même genre et que l’un des deux est plus connu [30] que l’autre, qu’il y a exemple. Ainsi : « Denys complote pour obtenir la tyrannie puisqu’il
demande des gardes du corps, car Pisistrate aussi commença, quand il préparait son complot, par demander une garde et, l’ayant obtenue, devint tyran39, comme
fit encore Théagène à Mégare40. » Et tous les autres, dont on sait l’histoire, deviennent un exemple de ce que va faire Denys – dont [35] on ne sait pas encore en
fait si c’est pour cette raison qu’il demande une garde –, et tous ces cas tombent sous la même proposition universelle, à savoir que celui qui complote pour
obtenir la tyrannie demande une garde personnelle.
L’enthymème
[1358 a 1] D’où l’on tire les moyens de persuasion considérés comme démonstratifs, cela a été dit. Entre les enthymèmes, il existe une différence
considérable – différence particulièrement méconnue de presque tout le monde. C’est la même différence que celle qui existe, dans la méthode dialectique, entre
les syllogismes. Certains d’entre les enthymèmes sont [5] du domaine de la rhétorique [comme sont du domaine de la méthode dialectique certains
syllogismes41], les autres ont trait à d’autres techniques et compétences qui pour les unes existent, pour les autres ne sont pas encore reconnues comme telles.
C’est justement pour cette raison que – sans que les auditeurs s’en aperçoivent – si l’on s’attache plus qu’il ne faut à ces disciplines, on s’écarte des enthymèmes
rhétoriques*42. Ce que nous disons là sera plus clair [10] quand nous l’aurons développé davantage.
1- Cette redéfinition, ou plutôt cette nouvelle « hypothèse de travail » (KENNEDY [1991]), ou encore ce « nouveau départ » (BRUNSCHWIG [1996]), n’est pas d’une totale nouveauté (cf. MOST [1994], p. 167-190, voir surtout p.
179-180]) : c’est l’écho de 1, 1, 1354 a 11 ; 1355 b 7 sq., et de la fameuse définition de la technique en EN 6, 4, 1140 a 1 sq. Ce que produit la rhétorique comme technique n’est pas un discours, mais la capacité d’une personne
donnée, sur un sujet donné (et non pas une question générale, comme en dialectique), non seulement à produire le discours adapté mais à (sa)voir rationnellement comment elle pourrait le produire, sans forcément actualiser cette
potentialité.
2- Cf. Platon, Gorgias, 453 d sq. Aristote reconnaît lui aussi à chaque discipline le souci et la capacité de persuader des savoirs qu’elle institue, mais, à la différence de Platon, il reconnaît à la rhétorique un rôle
« transversal » et ne la cantonne pas dans la « persuasion de croyance ».
3- Le sens de sumbebèkota n’est pas celui d’« accidentelles », comme le plus souvent, mais celui de (propriétés) « inséparables », « spécifiques » (cf. le commentaire de COPE [1877], p. 27).
4- Ce cloisonnement des techniques et des sciences s’oppose au projet platonicien de science universelle. Il n’y en a pas moins pour Aristote une unité des savoirs, procurée par les formes communes d’argumentation, de
compréhension, d’explication, etc., décrites dans l’Organon (auquel la Rhétorique a été parfois associée).
5- C’est-à-dire, la plupart du temps, le témoignage servile, car le témoignage des esclaves, à la différence des autres, n’était juridiquement recevable que s’il était obtenu sous la torture, cf. 1, 15 infra.
6- Logos a ici le sens restreint d’« argument », par opposition à l’èthos et au pathos, car ces derniers procèdent eux aussi du langage.
7- Par des moyens langagiers, cf. infra, limite imposée par la définition de l’èthos comme moyen de persuasion technique, et aussi par l’existence de l’hupokrisis (« action oratoire »), évoquée au Livre 3 (1, 1403 b 21
sq.). L’èthos présenté ici (èthos de l’orateur) n’est pas celui qui est traité dans les chap. 12-17 du Livre 2 (adaptation au public par connaissance de son èthos, conformément à Platon, Gorgias, 513 c).
8- Texte peu satisfaisant. Mais on devine ici une polémique anti-isocratique. Isocrate (Éch., 278 ; voir aussi Ps.-Aristote, Rh. Al., chap. 38) faisait dépendre la persuasion d’une réputation acquise préalablement par une vie
de vertu. Pour Aristote, la persuasion par l’èthos est entièrement « discursive » et donc technique.
9- Prééminence dévolue, au chap. 1, à l’enthymème (1355 a 7 sq.), dans des termes voisins. La doctrine des trois pisteis marque un net changement de point de vue, sinon une contradiction, par rapport au premier chapitre.
11- « Étude des caractères », ou éthique. Sur le lien intime entre éthique et politique et la prééminence de cette dernière, cf. EN 1, 1, 1094 b 7, ainsi que CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], chap. 4, notamment p. 184 sq.
12- Encore un écho du Gorgias, 464 c. On trouve le même emploi du verbe hupoduesthai (« revêtir le costume de », « prendre le masque de »), dans Méta. Γ (1004 b 18) à propos de ceux qui se déguisent en
philosophes.
13- Ce renvoi au début du premier chapitre ne laisse pas de surprendre. Il était dit que la rhétorique est l’analogue de la dialectique, non un rejeton de celle-ci et encore moins une de ses parties. KASSEL [1976] propose de
corriger μόριόν τι en ὅμορόν τι (discipline « connexe »). Quoi qu’il en soit, Aristote souligne ici la dépendance de la rhétorique vis-à-vis de la politique qui est, elle, une discipline architectonique, capable de se fixer à elle-même des
fins (cf. EN 1, 1094 a 14 sq.). Cette dépendance permet à Aristote de s’ouvrir, dans la Rhétorique, à un ensemble de procédés empiriques, décrits comme indifférents et préconisés sous réserve de la pertinence et de la moralité de
leur usage, qui seront décidés ailleurs.
14- KASSEL [1976] considère, sans preuve décisive, que le début de ce paragraphe correspond à une couche rédactionnelle plus récente. Les points introduits ici sont développés juste à la suite, à l’exception de l’enthymème
apparent, qui ne reparaît pas avant 2, 24.
15- En incluant par conséquent ce qui relève des raisonnements analytiques, on dirait aujourd’hui « scientifiques », qui se distinguent non par leur forme, mais par la nature de leurs prémisses.
17- Le point ne correspond exactement à aucun passage précis des Topiques. Voir toutefois 100 a 25-26 (définition du syllogisme) et 105 a 13-14 (définition de l’induction). L’unique mention de l’enthymème se trouve dans
le seul passage, vers la fin (164 a 6), où la rhétorique soit mentionnée.
18- Ouvrage de logique perdu, connu seulement par quelques mentions antiques (Denys d’Halicarnasse, Première Lettre à Ammée, 6, 1 ; 7, 1 ; 8, 1 ; Diogène Laërce, 5, 23, etc.).
19- En gardant le αὐτῶν des ms., supprimé par Kassel. Si l’on suit ce dernier : « la raison de cela ».
22- La dialectique qui, de même, persuade soit à l’aide des opinions répandues, communes (les endoxa) soit à l’aide des opinions d’hommes appartenant à une certaine classe, comme les sages (cf. Top. 1, 11).
23- Cf. Top. 1, 104 a 5-8 : « de fait, personne ne proposerait comme prémisse une opinion universellement rejetée ni ne poserait comme problème une question parfaitement claire pour tout le monde » (trad. BRUNSCHWIG
[1967]).
24- En suivant le texte des ms. Le texte préféré par Kassel signifie que la dialectique part de ce qui paraît vrai à ceux qui ont un besoin de raison, et la rhétorique de ce qui paraît vrai « à ceux qui sont déjà accoutumés à
délibérer ».
25- Le contexte envisagé est toujours celui de l’Athènes démocratique. Le « juge » est le citoyen, qui tranche soit dans un débat politique soit dans un procès (auquel cas il est juré, dikastès), voir chap. 1, 1354 a 18 et note.
26- La suppression d’une prémisse n’appartient donc pas à la définition de l’enthymème, comme souvent dans la tradition postérieure. Ce n’est qu’une possibilité. Voir sur ce point BURNYEAT [1996], p. 88-115.
30- C’est-à-dire qu’elles seront nécessaires ou généralement vraies. Le texte est peu sûr.
31- Le vraisemblable est l’un des thèmes les plus anciens et les plus courants de la rhétorique empirique préaristotélicienne, voir – entre beaucoup d’autres articles traitant de cette question – GOEBEL [1989], p. 41-53.
33- Par exemple, l’universel correspondant à l’eikos (vraisemblable) est que les enfants aiment leurs parents et la situation particulière, qui peut d’ailleurs, elle aussi, recevoir la qualification d’eikos, « Paul aime sa mère ».
39- Sur cet épisode, cf. le traité péripatéticien intitulé Constitution d’Athènes, 14.
42- Le texte nous paraît faire sens, même sans supposer de lacune et à condition d’adopter le ἢ de Muret. Le risque est explicité plus loin (1358 a 23 sq. et, au chapitre 4, 1359 b 12 sq.) : celui de sortir de la technique
rhétorique, ou dialectique, et de constituer une science.
43- La notion de topos (lieu, emplacement) n’est pas définie avant 2, 26, 1403 a 18. Il s’agit d’un schème argumentatif auquel se ramènent plusieurs enthymèmes. Le terme grec, peut-être emprunté au vocabulaire
mnémotechnique (voir GOULET [1994], p. 499), décrit ce schème comme préexistant, visualisable, et donc répertoriable. Pour une étude plus générale du topos rhétorique, voir PERNOT [1986].
44- Il existe une variante (κοινοὶ) : « ces derniers sont les lieux communs qui s’appliquent... ».
45- Schème argumentatif résumé par l’adage « qui peut le plus peut le moins », dont l’application s’étend à tous les domaines, et dont Aristote fait d’ailleurs usage dans la phrase suivante. On trouve la théorie de ce « topos »
au Livre 2, chap. 23, 1397 b 12 sq.
46- Idios (spécifique) est l’adjectif correspondant au substantif eidos (espèce). Ailleurs appelées « éléments » (stoikheia, cf. par exemple ci-dessous 1358 a 35 ; et aussi 1, 6, 1362 a 20), ces (propositions) « spécifiques »,
susceptibles de servir de prémisses, paraissent bien aussi pouvoir porter le nom de topoi (cf. par exemple 1, 15, 1376 a 32 et l’introduction du présent volume pour les spéculations à ce sujet). Le couple lieux communs/lieux
spécifiques, plus clair que la répartition présentée ici, a prévalu après Aristote.
47- Espèce ou genre (la première étant subdivision du second mais pas de manière fixe : telle espèce devient elle-même genre si elle est subdivisée) de savoir ou de réalité, c’est-à-dire sur des questions de justice, de physique,
etc.
48- Sur la notion de principe (arkhè, litt. « point de départ », à savoir une proposition indémontrable, souvent de type définitionnel, servant de base à toute démonstration scientifique), cf. BODÉÜS [2002], p. 146 sq.
49- Aucun passage de ce traité ne contient explicitement la distinction faite ici, même si l’on peut considérer qu’elle y est présupposée.
50- Genres (genè) délibératif, judiciaire, épidictique, cf. le début du chap. suivant... où ils seront appelés « espèces ». Voir note ad loc.
CHAPITRE 3
1- La terminologie, comme dans le chap. précédent, n’est pas stable, sans pour autant « flotter » n’importe comment. Ici est employé le mot eidos (espèce), sans doute pour mieux correspondre à la sous-catégorisation
parallèle des auditeurs en trois classes ; plus bas (1358 b 7), dans une formule qui fait écho à celle-ci mais semble à la fois plus conforme à l’usage et plus propice à une nouvelle subdivision, ce sera le mot genos (genre).
2- C’est un état de l’auditeur (être persuadé de...) que vise l’activité de persuasion, cf. EN 1115 b 22 sq. Cette fin définit l’activité rhétorique dans son ensemble, ce qui ne préjuge pas de la fin particulière de chaque genre et
de chaque espèce oratoire (cf. infra).
3- L’assemblée du peuple est, à Athènes, l’organe souverain de la démocratie directe. Ses fonctions sont législatives, administratives et financières, le pouvoir judiciaire revenant au tribunal du peuple.
4- Le spectateur d’un discours de cérémonie (oraison funèbre, etc.). Ce dernier membre de phrase (« tandis que-spectateur ») est supprimé par Kassel à cause de la disjonction faite juste au-dessus entre juge et spectateur. C’est
une difficulté en effet, mais on peut dire toutefois que krinein (juger) a un sens qui ne se réduit pas à l’activité du kritès (celui qui tranche en décidant dans un débat, politique ou judiciaire) mais s’étend à l’activité du « critique »
d’un discours dépourvu d’enjeu réel, mais inscrit dans un contexte agonistique, et pour cette raison passible d’un jugement et d’un classement (cf. Isocrate, Panég. init., où l’orateur se présente comme rivalisant avec des
concurrents). BRUNSCHWIG ([1994], p. 90-91) a raison, nous semble-t-il, de relier la difficulté du passage, plutôt qu’à un accident textuel, aux problèmes rencontrés par Aristote dans son effort pour définir un statut théorique au public
du discours épidictique. De cette difficulté sont témoins deux autres passages : 2, 1, 1377 b 20-21 (le « jugement » est le but de toute rhétorique) ; 2, 18, 1391 b 7 sq. (le spectateur est « comme un juge »). Ce problème est peut-être
lié au fait qu’Isocrate voyait dans le genre panégyrique un genre authentiquement politique.
6- Pour une étude récente de cette classification et de ses antécédents, cf. PERNOT [2002].
7- Jeu sur les deux sens de sumboulè (et dérivés) : à la fois conseil et délibération. La portée à la fois publique et privée de la technique rhétorique apparaît aussi dans le Phèdre (261 a sq.), dans un passage qui
présente de très nombreuses similitudes avec le présent chapitre (définition de genres, de leurs thèmes spécifiques, etc.).
8- Ce qui suppose l’indétermination de l’avenir et la possibilité pour l’homme d’être « principe des futurs » (Int. 19 a 8).
11- Il s’agit de la fin visée par l’orateur dans un genre donné et par la technique correspondante, fin qui « s’actualise dans la persuasion d’un auditoire » (KENNEDY [1991]). La topique décrite ici évoque une topique d’origine
ancienne (Thucydide s’en sert déjà), décrite de manière plus simple et plus spécifiquement délibérative dans la Rh. Al. (chap. 1) et qui sera appelée plus tard telika kephalaia « points du souverain bien », cf. BECK [1970], p. 98
sq.
12- Ces questions (le fait s’est-il produit ou non, est-il utile ou nuisible ?) sont étrangères à la spécificité du genre qui vise à établir si le fait est juste ou injuste.
13- À savoir que les conseils qu’ils donnent sont justes ou injustes, etc. Cette amoralité a choqué, par exemple Quintilien, 3, 8, 1 sq. Thucydide en confirme la réalité historique à propos des Athéniens dans sa narration de
l’affaire de Mélos (5, 84-116). Isocrate peint au contraire une Athènes plus soucieuse d’idéal que de pragmatisme égoïste (Panég. 53-56).
14- Motif célèbre : voir Homère, Iliade, 18, 94-126 (face à sa mère Thétis qui cherche à le retenir, Achille préfère à toute prudence la vengeance héroïque et la mort) ; Platon, Apologie, 28 bc (Socrate s’exposant à la mort
pour accomplir sa mission se compare à Achille) ; Banquet, 179 e (force de l’amour, qui fait braver la mort) ; Xénophon, Banquet, 8, 31 (pureté de l’affection d’Achille pour Patrocle).
15- Sc. l’utile, le juste, le bien, etc. Stricto sensu, la prémisse (protasis) est une proposition fondée, en rhétorique et en dialectique, sur le probable, mais qui peut être sûre, comme dans le cas du tekmèrion (preuve).
C’est le matériau constitutif du syllogisme rhétorique (ou enthymème), quel que soit le type de moyen de persuasion (logos, èthos, pathos) concerné. Ce développement s’appuie sur le chap. 2, 1357 a 22 sq.
18- Ici commence la brève présentation d’une catégorie de prémisses d’usage universel souvent confondues avec les éléments argumentatifs communs de 2, 1358 a 11 : d’après GRIMALDI ([1980] ad loc.), ces catégories
indispensables à la réalisation des trois fins de la rhétorique, liées au fait que la rhétorique opère sur le probable, se situent plus haut encore dans l’organigramme de la technique persuasive, ce sont des préalables à tout essai de
persuasion, un peu à la manière des organa des Topiques (1, 13-18). Il s’agit du possible et de l’impossible, du fait futur vs fait passé, du grand vs petit. Aristote y revient au livre 2, 19, 1392 a 8-1393 a 21.
19- Programme rempli dans les chapitres suivants : 4-8 (genre délibératif) ; 9 (genre épidictique) ; 10-14 (genre judiciaire) qui couvrent presque tout le reste du livre 1.
CHAPITRE 4
Sujets de délibération
Les sujets sur lesquels tous les hommes délibèrent et sur lesquels les conseillers s’expriment en public sont peu ou prou, pour s’en tenir aux [20]
principaux, au nombre de cinq : les finances, la guerre et la paix ainsi que la protection du territoire, les importations et les exportations, et la législation13.
Qui se dispose à donner des conseils en matière de finances (poroi)14 devra donc connaître [25] quels sont les revenus (prosodoi) de la cité et quel est
leur montant, afin d’ajouter ceux qui manquent, et d’accroître le rapport de ceux qui sont trop faibles. Il doit connaître également toutes les dépenses de la cité,
afin de retrancher celles qui sont superflues et de réduire celles qui sont trop élevées, car on ne s’enrichit pas seulement en augmentant son avoir mais aussi en
retranchant sur [30] ses dépenses. Pour bien appréhender cette question, l’expérience acquise dans la cité où l’on vit ne suffit pas, il faut absolument s’enquérir
des solutions inventées chez les autres, si l’on envisage de donner des conseils en ces matières.
En ce qui concerne la guerre et la paix15, il faut savoir à combien se montent actuellement les forces armées de la cité et jusqu’où elles peuvent [35]
encore augmenter, quelle est la nature des troupes disponibles et quelles sont celles qui peuvent s’y ajouter, et – en outre – quelles guerres ont été menées et avec
quelle issue. Il est nécessaire de savoir cela non seulement de sa propre cité mais aussi des cités limitrophes. Il faut savoir encore contre quels adversaires une
guerre est prévisible, afin d’avoir une politique de paix avec ceux qui sont plus forts que soi [1360 a 1] et de se réserver l’initiative de la guerre vis-à-vis des
plus faibles. Il faut savoir si les forces de part et d’autre sont semblables ou dissemblables, car c’est par là aussi qu’on peut être supérieur ou inférieur. Il est
nécessaire, pour cela aussi, d’avoir étudié (tetheôrèkenai) – tant dans le cas des guerres impliquant notre cité que dans le cas des guerres [5] menées par les
autres – quelle en est l’issue, car les causes semblables produisent naturellement des effets semblables.
Pour ce qui est de la protection (phulakè) du territoire16, la façon dont elle s’assure ne doit pas non plus nous échapper, mais il faut connaître les effectifs
affectés à cette protection, la forme qu’elle prend, l’emplacement des postes de garde (savoir impossible si l’on ne connaît pas le pays), [10] afin que, si la
protection est insuffisante, on y supplée, que si elle est excessive, on en retranche, et que les endroits stratégiques soient l’objet d’une surveillance accrue.
Autre point : la subsistance (trophè). Il faut savoir quelle dépense*17 suffit à la cité ; quel type de vivres est produit sur place et ce qui est importé ;
quelles denrées on a besoin d’importer, lesquelles on a besoin d’exporter et auprès de qui il faut importer, afin de nouer [15] contrats (sunthèkai) et traités
(sumbolai)18 avec les partenaires concernés. Car il y a deux catégories vis-à-vis desquelles il est nécessaire de veiller à ce que les citoyens demeurent
irréprochables : les États puissants et les partenaires commerciaux.
Pour assurer la sécurité de la cité, il est nécessaire d’étudier toutes ces données, mais il ne l’est pas moins de s’y entendre en législation, car c’est dans
[20] les lois que réside le salut de la cité. Aussi est-il nécessaire de savoir quel est le nombre des espèces de régimes, quelles sont les conditions favorables à
chacun19, par quels facteurs ils sont naturellement corrompus – tant les facteurs propres au régime que les facteurs contraires. Ce que je veux dire par « être
corrompu par des facteurs propres », c’est que, hormis le meilleur régime, tous les autres se corrompent [25] par relâchement ou par tension20. La démocratie
par exemple ne s’affaiblit pas seulement en se relâchant – au point qu’elle aboutira inexorablement à l’oligarchie – mais aussi en se tendant excessivement. Il en
va comme de la forme aquiline ou camuse d’un nez : par relâchement, elle peut aboutir à un juste milieu, mais elle peut également, si elle devient excessivement
aquiline ou camuse, finir par cesser d’être reconnaissable [30] en tant que nez21.
Pour légiférer, il n’est pas seulement utile de savoir, grâce à l’étude (theôrein) du passé, quelle constitution est avantageuse, mais aussi d’apprendre chez
les autres quel type de constitution est adaptée à quel type de peuple. C’est pourquoi, quand on se mêle de législation, les récits de voyages (hai tès gès
periodoi)22 sont de toute évidence utiles (car c’est là [35] qu’on peut apprendre quelles sont les lois des différents peuples) comme le sont, quand on se mêle
de donner des conseils politiques*, les enquêtes (historiai) de ceux qui mettent par écrit les actions des hommes. Mais tout cela est la tâche de la politique, non
de la rhétorique.
Voilà énumérées les connaissances essentielles que doit posséder celui qui s’apprête à donner des conseils [1360 b 1]. Parlons maintenant des sources
d’arguments auxquelles il faut puiser si l’on veut, sur ces sujets ou sur d’autres, persuader ou dissuader.
1- Après la définition des trois genres oratoires au chap. 3, le reste du livre 1 est consacré aux idia, ou éléments (ou lieux) spécifiques à chaque genre. Les chap. 4-8 portent sur le délibératif, en vertu d’une prééminence
affirmée en 1, 1, 1354 b 23-25. Dans le présent chapitre, Aristote rappelle d’abord les caractéristiques d’ensemble de la délibération, les limites du traitement de cette question dans le cadre rhétorique, avant de passer aux endoxa, ou
opinions communes, admises, permettant d’argumenter dans le domaine éthico-politique (cf. ci-dessous, 1359 b 10).
2- Sur ces notions, cf. l’analyse plus précise proposée infra 1, 10, 1368 b 33 sq.
3- Les deux formules paraissent s’expliquer l’une l’autre, d’où le choix que nous faisons de les juxtaposer (un « et » [kai] les relie en grec). Il s’agit concrètement de nos actions, comme il est dit plus
explicitement en 1, 2, 1357 a 24 sq. Voir aussi EN 3, 1112 b 26 sq.
4- Autrement dit : nous examinons seulement si l’action est possible. Déjà plus haut (1359 a 11-16), le possible et l’impossible sont rattachés aux argumentaires de base,
préalables et indispensables à toute argumentation plus poussée, voir aussi, sur ces koina, 2, 19 infra.
5- Terme platonicien.
6- Sur cette hiérarchie, qui soumet la rhétorique à la politique, cf. aussi 1, 2, 1356 a 25 sq.
7- Aristote vise sans doute ici les Sophistes (cf. Platon, Gorgias, 447-466) mais plus particulièrement la « philosophie » de son contemporain Isocrate.
8- Dans la mesure, et dans la mesure seulement, où la science analytique comporte une théorie du syllogisme, cf. 1, 2, 1356 b 10. La rhétorique est plus couramment soumise à
la dialectique (avant tout en 1, 1, 1356 a 26).
9- En gardant le texte des ms. (Kassel condamne πολιτικῆς comme une glose). Sur cette intime relation de l’éthique et de la politique, on lira le préambule de l’EN. Il s’agit
dans les deux cas du bien humain. À l’échelle politique (collective), ce souci du bien, devenant le souci du bien d’autrui, s’élève au-dessus de l’humanité ordinaire et devient plus
« divin », mais il s’agit du même bien (cf. EN 1094 b 7 sq. et le début du chap. 5 ci-dessous).
10- Voir la mise au point terminologique faite à la fin de 1, 1 (1355 b 15-21) : sophiste est le nom de ceux qui font un usage pervers de la dialectique. Le mot orateur recouvre
tous ceux qui usent de l’art oratoire, qu’ils en fassent bon ou mauvais usage. En pratique, la rhétorique pervertie pouvant user des enthymèmes apparents analogues aux sophismes
dialectiques, la rhétorique est donc apparentée à la sophistique.
13- Cp. Ps.-Aristote, Rh. Al. chap. 2, qui met au premier rang la question des cultes, absente ici. Voir aussi Xénophon, Mémorables, 3, 6, 4-13, où Socrate omet la législation.
14- Voir sur cette question, outre un passage parallèle de la Rh. Al. (1425 b 18-31), le traité des Revenus transmis dans l’œuvre de Xénophon. Pour la pratique oratoire, cf.
Démosthène (notre source quasi unique concernant l’éloquence délibérative), Sur les Symmories, 16-30 ; 1re Philippique, 28-30 ; 1re Olynthienne, 19-20.
15- Cf. 2, 22, 1396 a 7 sq. ; Rh. Al. 1425 a 8-1425 b 18. C’est le sujet principal des Olynthiennes et des Philippiques de Démosthène, un thème essentiel du Panégyrique
d’Isocrate. Voir aussi Thucydide, 1, 68-86.
16- Cf. Xénophon, Mémorables, 3, 6, 10 ; Rh. Al. 1446 b 13-16 (une phrase est consacrée à ce sujet, dans une série de notes de lecture d’origine inconnue, transmise par les
manuscrits à la suite du traité).
17- Nous gardons – contre Kassel – le mot δαπάνη transmis par tous les ms. Il s’agit de la dépense que l’État doit consacrer à la subsistance.
18- Le premier terme semble désigner de manière large tout contrat, public ou privé. Les traités – en adoptant comme Kassel la correction de Madvig : σύμβολα vs συμβολαί
(codd.) – se nouent entre États, cf. Aristote, Pol. 1280 a 38 sq.
19- Autre traduction possible : « laquelle est conforme à l’intérêt de chaque cité ».
20- Sur le meilleur régime (reposant sur la classe moyenne), cf. Pol. 4, 11, 1295 a 25-34. Sur les facteurs de corruption des régimes, cf. Pol. 5. Le vocabulaire décrivant les deux
modes de corruption est d’origine musicale : l’image est celle d’une corde de lyre qu’on tend ou qu’on détend. Les « facteurs propres » sont les principes fondamentaux d’un régime,
l’égalité dans le cas de la démocratie, la vertu dans le cas de l’aristocratie, etc.
21- Ce qui fait qu’une démocratie est une démocratie, ou un nez un nez (même comparaison dans la Pol. 1309 b 21-35), est un entre-deux variable par tension et détente entre
deux extrêmes. Chaque extrême voisine une autre forme. Par exemple une démocratie où l’on tend à accorder de plus en plus de place et de pouvoir aux riches, aux nobles ou aux
intellectuels jouxte l’oligarchie où elle risque de verser, tandis que la tendance inverse fera passer de la démocratie à l’anarchie. Ce qui est un peu moins facile à comprendre est la
raison pour laquelle la tendance de la démocratie vers l’oligarchie représente une détente et non une tension. Peut-être est-ce parce cette évolution consiste à renoncer au principe
d’égalité. Sur la comparaison avec les nez, voir en dernier DEMONT [2001], MOREL [2003b] et RAPP [2002], II, p. 317-318.
22- Littéralement, les « voyages autour du monde » ou « tours du monde », tels ceux d’Hécatée et d’Hérodote.
CHAPITRE 5
1- Cette phrase éveille des réminiscences platoniciennes : sur le skopos (ou telos) cf. Gorgias, 507 d ; sur l’idée de « viser » (stokhazesthai), cf. Rép. 519 c.
2- Cp. Platon, Banquet, 205 a ; Gorgias, 499 e et Aristote, EN 1094 a 1-3 ; 1176 a 30 sq. ; Pol. 1252 a 2-3.
3- Nous comprenons ici que la définition (qui s’avérera multiple) illustre davantage une méthode de découverte des endoxa nécessaires à l’argumentation rhétorique (position d’un ou plusieurs principes généraux, puis
déroulement d’applications particulières) qu’elle ne repose sur une recherche véritablement philosophique (sc. éthico-politique). Elle reflète davantage des « symptômes de vérité » (cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 156 n. 1)
qu’une vérité, son but étant de peser sur des opinions. KENNEDY [1991] traduit et glose : « for the sake of giving an example [of what might be more fully explored] », RAPP [2002] : « um es an einem Beispiel vorzuführen ».
4- Meizon (neutre) est prédiqué à la fois du bonheur (féminin) ou de l’une de ses subdivisions, ce que KENNEDY [1991] traduit par « or that make it greater... ».
5- Cp. Pol. 7, 1323 b 21-32. Le mot français « réussite » ne reflète pas assez qu’il s’agit d’abord et avant tout d’action. Sur la vertu aristotélicienne, voir la claire présentation de CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 158-182.
Comme le note GRIMALDI [1980], la présentation faite ici amalgame des vues sur le bonheur largement répandues dans l’opinion et des idées personnelles proches de ce que l’on trouve dans l’EN ou dans les Pol.
6- Sur l’autosuffisance (autarkeia), cf. EN 1097 b 6-21 (elle doit être élargie au cercle des proches) ; 1177 a 27 sq. (ce qui est moins vrai du sage). Le concept n’est pas strictement économique, « une société humaine est
“autarcique” quand elle ne dépend pas de l’extérieur pour son fonctionnement et sa pérennité. En ce sens “autarcique” est quasiment synonyme de “parfait” ou d’“achevé” (teleion). C’est pourquoi l’autarcie complète et véritable ne
peut être que le fait d’une cité (cf. Pol. 1, 2, 1252 b 28) » (CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 190-191).
7- Le grec dit : « corps » (sôma), ce qui renvoie au « personnel », servile ou libre. Car la formulation est sans doute moins brutale qu’il n’y paraît. En tout cas, dans la Rh. Al., sôma désigne le soldat lorsqu’il est question
des effectifs d’une armée (par ex. 1425 a 22).
9- La série est donc au total structurée en trois parties principales : biens intérieurs (âme + corps) vs biens extérieurs. Cette division est aussi celle de l’EN 1098 b 12-15 (voir aussi l’EE 1218 b 32-34) et des Pol. 1323 a 24-
27 ; on la trouve aussi mutatis mutandis chez Platon (par ex. dans les Lois, 697 b, 717 c) et dans la Rh. Al., 1422 a 7-11, en tant que division de l’utile (sumpheron) pour l’individu particulier vs pour la cité, division qui se
retrouve ci-dessous. Sur l’association des biens du corps et des biens de l’âme, également indispensables à l’excellence, cf. Thucydide, 2, 35-46 ; Platon, Alcibiade I, 123d-124 c.
10- Les biens qui viennent ensuite permettent l’inscription du bonheur dans la durée.
11- En gardant ἐπιφανεῖς que Kassel supprime. Sur la noblesse d’un peuple ou d’une cité, cf. Platon, Ménexène, 237 ; Isocrate, Panég. 23 sq. L’autochtonie en est un aspect récurrent, cf. Hérodote, 1, 171-172 ;
Thucydide, 1, 2, 5-6 ; Isocrate, Panath. 124, etc.
12- Cp. Pol. 1294 a 20 sq. ; 1301 b 3-4. La suite de la phrase est en grec syntaxiquement boiteuse.
13- Ces biens constituent naturellement des objets d’éloge, cf. Isocrate, Évagoras, 13 sq. On lit dans la Rh. Al. (1440 b 23 sq.) des conseils permettant d’adapter l’éloge de la « généalogie » à toutes les familles, nobles ou
non !
14- En supprimant εὐτεκνία comme Kassel. Il s’agit visiblement d’une répétition accidentelle.
15- On note que dans un premier temps l’enfant de sexe féminin n’a d’existence que dans la sphère privée. La chose est corrigée ensuite, sans doute en considération d’autres mœurs que celles d’Athènes.
16- C’était un des traits de Pénélope (Odyssée, 18, 248 sq.). Voir aussi EN 1123 b 6-8.
17- Pour une synthèse des vues d’Aristote concernant l’esclavage, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 189-196 ; Wolff dans JAULIN [2003], p. 278-281.
18- Certains commentateurs comprennent : « (quand) la conduite et le caractère des femmes (sont mauvais) », mais la perspective semble plus générale, cf. Pol. 1269 b 12-23, où c’est l’ensemble de la législation spartiate
concernant les femmes qui est présentée comme anciennement défectueuse. La phrase atteste en tout cas l’importance qu’Aristote accordait aux femmes. Cp. Platon, Lois, 781 a-b.
19- On a parfois pensé (DUFOUR [1932]) que manquait ici une définition de la richesse, mais la suite est assez explicite : la richesse est définie par l’usage des biens autant que par leur possession elle-même, et cet usage doit
être réglé par le souci du bien vivre et non dévolu à la pure jouissance. Ce point est développé davantage en Pol. 1257 b 1 sq.
20- En 1361 a 22, le texte de la 1re main de A, αὐτῷ τὸ άπαλλοτριω̃ σαι peut être conservé. L’ellipse du verbe est usuelle.
21- Ou – en glosant – « l’actualisation des potentialités contenues dans les biens de ce genre ».
22- Voir par ex. Démosthène, Contre Leptine, 41-46 : Épikerdès de Cyrène n’a donné que peu d’argent à des Athéniens, mais ceux-ci étaient prisonniers en Sicile et dans la détresse. L’honneur qui lui est dû représente
l’honneur de la cité et garantit sa confiance en la cité.
23- Ces différentes marques d’honneur sont attestées dans de nombreux textes, depuis l’Iliade (12, 310 sq.).
25- Sur la prosternation (proskunèsis) en usage chez les Perses, cf. Eschyle, Les Perses, 584-599 ; Hérodote, 1, 134, 1-2 ; l’ekstasis consiste à s’effacer, ou à céder le pas. C’était une pratique égyptienne, cf. Hérodote,
2, 80.
26- Sur Hérodicos de Sélymbria, qui fut un maître d’Hippocrate, voir notamment Platon, Rép. 406 a-c ; Prot. 316 e ; Phèdre, 227 d. Pédotribe de métier et atteint d’une maladie mortelle, il consacra ses compétences de
gymnaste et de médecin à survivre par la diète et l’exercice. Anxieux de tout, il consacra sa vie entière à ne pas mourir et atteignit finalement – mais à quel prix ! – la vieillesse.
27- La jouissance est due à l’excellence fonctionnelle du corps telle qu’elle apparaît dans l’exercice de ses potentialités (cp. 1361 a 17 supra). On observe que l’évocation de chaque âge comporte son volet « esthétique ».
29- Même si le contexte évoque la lutte, il n’est pas complètement exclu que le mot heteron englobe aussi les objets, cp. Physique, 243 a 11-18 (quatre sortes de transport : traction, poussée, portage, rotation – trad.
Pellegrin).
30- En revenant au texte des manuscrits, sans condamner καὶ τάχους comme le font Spengel et Kassel.
31- Kai porrô peut aussi se comprendre : « sur une longue distance ».
32- L’alupia a un sens plus subjectif, semble-t-il, qu’alupos en 1361 b 14 ci-dessus, mais voir la note suiv. Ces questions sont traitées du point de vue de l’histoire naturelle dans deux traités des PN, le De la longévité
et la brièveté de la vie (De Long.) et le De la jeunesse et de la vieillesse (De Juv.).
33- En suivant le texte édité par Kassel (avec à la l. 31 : οὐκ ἄνευ τύχης vs οὔτ᾽ ἂν εὐτυχὴς (sic) ω). GRIMALDI [1980] propose de suivre Muret qui supprimait la négation οὐκ ou οὔτ᾽ et de mettre une virgule après άπαφής
(sans affliction), ce qui donne : « ... on ne vivra pas sans souffrance, et l’on ne saurait vivre sans affliction et durablement sans avoir de la chance ». Tout dépend de la source des afflictions, extérieure ou intérieure.
34- Sur l’amitié, voir infra Livre 2 chap. 4 (notamment 1380 b 36-1381 a 1) et EN 8.
36- C’est-à-dire par un ensemble de principes, de règles et de procédures codifiées, cf. 1, 1, 1355 b 35.
37- Ailleurs, les deux sont distingués, la fortune n’ayant pas de fin (telos), tandis que la nature est une cause interne qui cherche à en réaliser une, cf. infra, 1, 10, 1369 a 32 sq.
38- Peut-être les exemples donnés ensuite illustrent-ils ce point, comme le cas du beau garçon né dans une famille de laiderons. Il s’agit d’une chance, elle n’est liée à aucune technique et elle paraît peu conforme aux lois de
la nature.
Le bien et l’utile
Admettons donc que le bien (agathon) est ce qui est digne d’être choisi (haireton) par soi et sans autre fin que soi-même3, ou ce en vue de quoi nous
choisissons quelque chose d’autre4 ; comme ce que désirent (ephiesthai) tous les êtres5 ou bien tous les êtres dotés de sensation ou d’intellect (nous)6, ou tous
les êtres s’ils venaient à acquérir l’intellect ; et tout ce que l’intellect assignerait (apodidonai) à [25] chacun et tout ce que l’intellect assigne à chacun s’il le
possède, voilà ce qui est bien pour chacun ; et aussi ce dont la présence assure une bonne disposition (eu diakeisthai) et l’autosuffisance (autarkôs
ekhein) ; c’est encore l’autosuffisance elle-même ; ou ce qui est apte à produire ou apte à conserver de tels avantages7 ; ce dont de tels avantages sont la
conséquence ; ou encore ce qui est apte à empêcher les contraires de ces avantages ou apte à les détruire.
Il y a deux modalités de la [30] conséquence (akolouthein) : simultanée ou ultérieure8 ; par exemple, le fait de savoir est la conséquence ultérieure du
fait d’apprendre, le fait d’être vivant est la conséquence simultanée du fait d’être en bonne santé. Il y a trois modalités de la cause productive (ta poiètika),
premièrement, au sens où le fait d’être en bonne santé produit la santé9 ; deuxièmement, au sens où les aliments produisent la santé ; troisièmement, au sens où
l’exercice physique produit cette dernière (il produit la santé dans la plupart des cas [hôs epi to polu])10. Cela étant posé, il est nécessaire que [35] soit un
bien à la fois le fait d’entrer en possession de biens et le fait d’être débarrassé de maux11. Car le fait de ne pas avoir le mal correspondant est la conséquence
simultanée du fait d’entrer en possession d’un bien, tandis que le fait d’avoir le bien correspondant est la conséquence ultérieure du fait d’être débarrassé d’un
mal. Est aussi un bien le fait d’entrer en possession d’un bien plus grand à la place d’un plus petit ou d’un mal moindre à la place d’un plus grand [1362 b 1].
Car le gain et la perte sont à la mesure de l’écart* qui sépare le plus grand du plus petit. Les vertus elles aussi sont nécessairement un bien, car c’est
conformément à elles que leurs possesseurs sont dans une bonne disposition (eu diakeintai) et de surcroît elles sont productrices de biens et capables de les
mettre en œuvre12. [5] Il faut dire séparément quelle est l’essence et la qualité de chacune. Il est nécessaire également que le plaisir lui aussi soit un bien13, car
tous les êtres vivants le désirent (ephietai) naturellement. Par conséquent, tant les choses plaisantes que les choses belles sont nécessairement des biens, parce
que les premières sont productrices de plaisir, et que les belles choses sont soit plaisantes (hèdea) soit dignes d’être choisies pour elles-mêmes14.
Pour les énumérer, [10] voici quelles sont les choses qui de toute nécessité sont des biens15 : le bonheur, parce qu’il est digne d’être choisi pour lui-même
et autosuffisant, et parce que c’est pour l’obtenir que souvent nous effectuons nos choix*16. La justice, le courage, la tempérance, la grandeur d’âme, la
munificence et toutes les dispositions du même genre, car ce sont les vertus de l’âme. La santé, la beauté, etc., car ce sont les [15] vertus du corps et qu’elles
sont aptes à produire beaucoup de biens, par exemple la santé, qui est apte à produire à la fois le plaisir et la vie – c’est pour cela qu’on la tient pour la meilleure
des choses17, parce qu’elle est cause de deux des biens les plus prisés par la masse des gens, le plaisir et la vie. La richesse, parce que c’est l’excellence (aretè)
dans la possession18 et qu’elle peut produire beaucoup de biens. L’ami et l’amitié, parce qu’un ami [20] est digne d’être choisi pour lui-même et peut produire
beaucoup de biens. Les marques d’honneur (timè), la gloire (doxa), parce que ce sont des choses plaisantes et qu’elles peuvent produire beaucoup de biens, et
parce qu’elles ont pour conséquence, dans la plupart des cas, la présence effective de ce pour quoi on est honoré. La faculté de s’exprimer, celle d’agir, car toutes
les compétences de ce genre peuvent produire beaucoup de biens. Ajoutons-y le fait d’être naturellement doué (euphuia)19, la mémoire, les capacités
d’apprendre, la vivacité d’esprit et toutes les facultés de ce genre, [25] car elles peuvent produire des biens. De la même façon aussi toutes les sciences et tous
les arts. Et la vie, car – quand bien même elle ne serait suivie d’aucun autre bien – elle est digne d’être choisie pour elle-même. Et ce qui est juste car c’est utile à
la communauté. Voilà donc à peu près ce que l’on s’accorde à considérer comme des biens.
En ce qui concerne les biens [30] qui font l’objet de débats, les syllogismes se tirent des points suivants20 : ce dont le contraire est un mal est un bien. Et
aussi ce dont le contraire sert l’intérêt des ennemis, par exemple : si c’est notre lâcheté qui sert au mieux l’intérêt des ennemis, il est clair que c’est le courage qui
est le plus utile aux citoyens. Et de manière générale, apparaît comme utile le contraire de ce que veulent les ennemis ou de ce qui les [35] réjouit. C’est
pourquoi le Poète a eu raison de dire :
Assurément, cela ferait plaisir à Priam...21.
Il n’en va pas toujours ainsi, mais seulement dans la plupart des cas, car rien n’empêche que parfois des adversaires trouvent leur intérêt dans la même
chose, ce qui fait dire que les malheurs rapprochent les hommes quand la même chose est [1363 a 1] nuisible aux deux camps22. Et aussi ce qui n’est pas en
excès est un bien et ce qui est plus grand qu’il ne faut, un mal23. Est également un bien ce à quoi on a consacré beaucoup de peines et de dépenses, parce que cela
apparaît d’emblée comme un bien et parce que l’on considère ce genre de chose comme une fin, et comme une fin de beaucoup d’efforts ; [5] or la fin est un
bien24, ce qui a fait dire au Poète :
Quel triomphe ce serait pour Priam...25 !
et :
Quelle honte d’être restés si longtemps...26.
D’où aussi le proverbe sur la cruche au seuil de la maison27. Et aussi ce que désire la majorité*28 et ce*29 qui est manifestement objet de rivalités, car le
bien, disions-nous, c’est ce que tout le monde désire30, or « la majorité » apparaît comme l’équivalent de « tout le monde ». [10] Et aussi ce qui est louable, car
personne ne loue ce qui n’est pas un bien. Et aussi ce que louent nos ennemis et les méchants*31, car à ce moment-là, on a l’équivalent d’un accord unanime ; et
aussi ce que louent même ceux qui en ont été victimes car il est probable que cet aveu leur est inspiré par l’évidence ; de même que sont mauvais ceux que
blâment leurs amis, de même <ne> sont <pas> bons* ceux que ne blâment pas leurs ennemis. C’est pour cela que les Corinthiens [15] se sont crus insultés par
le poème de Simonide :
Ilion n’en veut pas aux Corinthiens...32.
Est aussi un bien ce qui a suscité la préférence d’un être prudent ou d’un homme ou d’une femme de valeur, par exemple celle d’Athéna pour Ulysse, de
Thésée pour Hélène33, des déesses pour Alexandre et d’Homère pour Achille. Et en général, ce qui est digne d’être choisi (ta proaireta)34. Or ce qu’on choisit
[20] de faire, ce sont les actions mentionnées plus haut, celles qui sont mauvaises pour ses ennemis, celles qui sont bonnes pour ses amis et celles qui sont
possibles (dunata). Les actions possibles sont de deux sortes : celles qui pourraient arriver et celles qui arrivent facilement. Sont faciles (rhadia)35 les actions
qui se font soit sans souffrance (lupè), soit en peu de temps, car la difficulté se définit par la souffrance ou la quantité de temps requise. Est aussi un bien ce qui
arrive [25] conformément à notre volonté. Or ce que l’on veut, c’est quelque chose qui ne soit en rien un mal, ou qui soit un mal moindre que le bien obtenu.
Tel sera le cas si l’on n’est pas pris ou si la punition est légère36. Et aussi les actions qui nous sont propres ; celles que personne n’accomplit ; celles qui sont
exceptionnelles (car l’honneur qu’on en retire est d’autant plus grand). Ce qui est digne de nous (harmottonta autois)37 : c’est notamment ce qui nous sied
eu égard à notre naissance ou à notre puissance. Ce qui, pense-t-on, [30] nous manque, fût-ce sans importance, car on n’en choisit pas moins de chercher à le
faire38. Ce qui est facile à exécuter (ta eukatergasta), car c’est possible puisque39 facile. Sont faciles à exécuter les actions que tout le monde, ou la majorité,
ou les gens qui nous sont semblables, ou les gens qui nous sont inférieurs, ont menées à bonne fin. Et aussi ce qui nous rendra agréables à nos amis ou odieux à
nos ennemis. Et aussi ce que les personnes que l’on admire [35] choisissent de faire. Et aussi ce pour quoi on a un talent naturel ou acquis par l’expérience, car
on considère cela comme plus facile à réussir. Ce qu’aucun médiocre40 ne saurait réussir : ce n’en est que plus louable. Et aussi ce que l’on se trouve désirer, car
cela apparaît non seulement plaisant mais meilleur (beltion). Mais surtout, [1363 b 1] chacun considère comme un bien ce à quoi il est enclin*41, ainsi, pour
ceux qui ont le goût des victoires, le fait de remporter une victoire, pour ceux qui ont le goût des honneurs, le fait d’obtenir des honneurs, pour ceux qui ont le
goût de l’argent, le fait d’obtenir de l’argent, et ainsi de suite. En ce qui concerne donc le bien et l’utile, voilà les éléments d’où l’on doit tirer les moyens de
persuasion (pisteis).
1- Le mot skopos n’apparaît pas dans cette phrase, mais on peut le suppléer grâce au début du chapitre précédent et à la suite du développement. Après l’examen des différents sujets du délibératif (chap. 4), puis celui des
différentes définitions du bonheur « pratique » qui président à toute délibération (chap. 5), le contenu de ce chapitre s’annonce plus théorique (cf. infra l’adverbe haplôs), puisqu’il s’agit de remonter à la fin du délibératif, à savoir
l’utile, dans ses relations avec la question plus vaste encore du bien. Mais la discussion reste dans le cadre des idées admises (endoxa) et se borne aux valeurs – éventuellement contradictoires – qui forment le fond de l’action
politique et de la délibération. Les parallèles possibles avec le corpus éthico-politique ne doivent pas occulter cette différence de perspective.
2- Cp. 1, 2, 1356 a 7.
4- Sur la première partie de la définition, cf. Platon, Philèbe, 20 d ; 22 b ; Aristote, EE 1248 b 18-19 ; sur le bien en vue duquel nous choisissons quelque chose qui permettra de l’atteindre, cf. Philèbe, 54 c-d ; Gorgias,
499 e.
5- Cf. EE 1094 a 1 sq. ; 1172 b 10 sq. ; Pol. 1252 a 1 sq. ; Top. 116 a 19 sq.
6- Sur la notion d’intellect pratique chez Aristote, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 190-196.
8- Cp. Top. 117 a 5 sq. Akolouthei de legetai dikhôs peut aussi se comprendre : « “il s’ensuit” s’entend en deux sens » (id. l. 31-32). Selon l’enquête lexicographique menée par COPE [1877], les verbes employés
(akolouthein, ou hepesthai) indiquent que la concomitance ou la succession sont invariables ou nécessaires. Voir aussi BONITZ [1870] 26 b 1 ; 267 a 61 sq. Sur le lieu du conséquent, cf. infra 2, 23 (lieux no 13 et 14).
9- Sur la cause « intrinsèque » ou formelle, cf. EN 6, 12, 1144 a 3-6. Sur les différents sens possibles de hugieinon (sain), cf. Top. 106 b 34-36.
10- Cp. 1, 2, 1356 b 17. À la cause intrinsèque ou interne s’oppose la cause externe, qui est elle-même nécessaire ou « favorisante ».
11- Aristote commence à décliner les conséquences des définitions posées. Sur lèpsis et apobolè, cf. 1, 10, 1369 b 23 sq. ; Top. 117 b 3 sq. ; Rh. Al. 1422 a 4-7 (dans la définition de l’utile).
12- La vertu est le couronnement de la science pratique : en harmonisant dans l’action le désir, l’intellect et le choix délibéré, elle permet à l’homme d’accomplir ses potentialités propres. Sur l’opposition
production/action, cf. Pol. 1254 a5 ; CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 153.
13- Affirmation nuancée aux L. 7 et 10 de l’EN : le plaisir est un bien mais pas le bien.
14- GRIMALDI [1980] après COPE [1877] considère que le beau amalgame ici l’excellence physique et l’excellence morale, d’où ces deux positions dans l’échelle des biens. Cp. 1, 9, 1366 a 33-36 et EN 1169 a 6 sq.
20- Ce qui suit est en réalité, comme le notait déjà Spengel, une série de « lieux », ou schémas d’enthymèmes, pour la plupart spécifiques au délibératif. Mais le premier, par les contraires, est un « lieu commun » (cf. 2, 23,
o
n 1).
21- ... s’il était au courant de cette lutte entre vous (Homère, Iliade, I, 255). Nestor parle de la querelle entre Achille et Agamemnon. L’argument est fréquent dans l’éloquence politique, cf. Démosthène, Amb. 299 ; Chers.
17 sq. ; Cour. 176, etc.
25- Homère, Iliade, II, 176. Si les Grecs mettaient à exécution leur projet de se retirer en laissant Hélène aux Troyens, ces derniers y verraient un dénouement glorieux du siège.
27- Allusif. L’idée est de casser ou de renverser la cruche après un long et pénible trajet depuis le puits. Ce proverbe n’est pas attesté ailleurs.
31- En conservant le groupe καὶ οἱ φαῦλοι que Kassel supprime. GRIMALDI [1980] comprend : « nos ennemis et particulièrement ceux qui sont méchants », d’où un raisonnement a fortiori. En revanche, nous suivons
Kassel dans la suite de ce passage, où le texte n’est pas sûr.
32- Cf. Simonide, fr. 572 Page. En tant que Grecs, les Corinthiens prennent mal que les ennemis des Grecs ne les détestent pas. Sur ce vers, voir aussi Plutarque, Vie de Dion, 1.
34- Sur le choix délibéré ou désir raisonné dans l’ordre de l’action (proairesis), cf. EN 1139 b 4 ; CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 171-182.
35- Sur le possible et le facile, cp. Rh. Al. 1422 a 17-19. Dans la pratique : Isocrate, Philippe, 39-53 (Philippe peut prendre la tête des Grecs) ; 57-87 (cela lui est facile).
37- En comprenant que αὐτοῖς équivaut à ἡμῖν αὐτοῖς (selon l’interprétation la plus courante). Mais la phrase est de sens incertain.
38- Ou : « à se le procurer ». Une certaine ambiguïté règne sur la nature de ces biens : choses ou actions, mais, outre que cela revient au même (se procurer quelque chose est une action), la question centrale reste la question
du délibératif et celle des arguments qui nous poussent à agir.
40- GRIMALDI [1980] interprète phaulos comme signifiant : « the common and ordinary person ».
41- Si l’on garde le texte des manuscrits (τοιοῦτοι), on obtient ce sens tant bien que mal, sans pouvoir préciser d’ailleurs de quel ordre exact est cette inclination. Kassel (après Vahlen et Ross) préfère expliciter
(<φιλο>τοιοῦτοι) : « chacun considère comme un bien ce dont il a le goût » ou « ce dont il est amateur », d’après EN 1099 a 8-11, où Aristote explique que « prendre plaisir est, en effet, l’une des propriétés de l’âme. Or chacun prend
plaisir à ce dont il est réputé amateur (φιλοτοιοῦτος) : par exemple le cheval, s’il est amateur de chevaux, le spectacle, s’il est amateur de spectacles » (trad. Bodéüs).
CHAPITRE 7
Définitions
Admettons que ce qui dépasse (huperekhon) une autre chose est aussi grand que cette chose avec quelque chose en plus2, tandis que ce qui est dépassé
est inclus (enuparkhon) dans ce qui le dépasse ; que plus grand et plus nombreux sont toujours relatifs (pros) à moins, tandis que [10] grand et
petit, beaucoup et peu sont relatifs à la moyenne3 : le grand est ce qui dépasse cette dimension, le petit ce qui est en deçà, de même pour beaucoup et
peu.
Applications
Puisque donc4 nous appelons bien ce qui est digne d’être choisi en vue de soi et non en vue d’autre chose, ce que tout être désire (ephiesthai) ou ce qu’il
choisirait (hairein) [15] s’il acquérait intellect (noun) et prudence (phronèsin), ou ce qui est capable de le produire ou de le sauvegarder, ou ce qui a de
tels avantages comme conséquence, puisque d’autre part le but poursuivi est la fin (telos), fin qui est ce que poursuivent toutes les autres actions*5 et pour
laquelle est un bien ce qui lui est ainsi ordonné, nécessairement des actions plus nombreuses représentent un bien plus grand qu’une action unique ou des
actions moins nombreuses, pourvu que ce une ou ce moins nombreuses soient incluses dans le décompte du plus grand6, [20] car ce plus grand nombre
les dépasse et la quantité incluse est dépassée. Et si le plus grand (megiston) d’un ensemble dépasse le plus grand d’un autre, le premier ensemble dépasse
aussi le second7 et chaque fois que le premier ensemble dépasse le second, le plus grand de l’un dépasse aussi le plus grand de l’autre. Par exemple, si l’homme
le plus grand est plus grand que la femme la plus grande, les hommes sont globalement plus grands que les femmes, et si les hommes sont [25] globalement
plus grands que les femmes, l’homme le plus grand est aussi plus grand que la femme la plus grande, car la supériorité (huperokhai) d’un genre sur l’autre
(genè) correspond (analogon) à la supériorité du plus grand élément de l’un sur le plus grand élément de l’autre8.
Même chose9, quand ceci (b) est la conséquence de cela (a) mais que l’inverse n’est pas vrai (étant entendu que la conséquence peut être soit simultanée,
soit ultérieure, soit potentielle10). Car l’usage de la conséquence (b) [30] est inclus dans celui de l’autre terme (a). Le fait de vivre (b) est la conséquence
simultanée du fait d’être en bonne santé (a), mais non l’inverse. Le fait de savoir (b) est la conséquence ultérieure du fait d’apprendre (a), le détournement de
fonds (b) la conséquence potentielle du vol d’objets sacrés (a), car l’homme qui a volé des objets sacrés est susceptible aussi de détourner des fonds11.
Si des choses dépassent la même chose, sont plus grandes (meizô) celles qui la dépassent davantage, car elles dépassent aussi, nécessairement, celle qui
est [35] plus grande qu’elle <à un moindre degré>12. Les choses capables de produire (ta poiètika) un bien plus grand sont plus grandes, car c’est en ce sens
que nous entendions productif de plus grand13. Et ce dont le principe productif est plus grand, de la même manière, est plus grand. Car si ce qui donne la
santé (hugieinon) est plus digne d’être choisi que ce qui est plaisant (hèdu) et constitue un plus grand bien, la santé (hugieia) elle aussi est plus grande que
le plaisir (hèdonè)14. [1364 a 1] Ce qui est digne d’être choisi pour soi est plus digne d’être choisi que ce qui ne l’est pas pour soi15, par exemple la vigueur
plutôt que ce qui cause la santé, car ce dernier n’est pas sa propre fin tandis que la vigueur est sa propre fin, ce qui correspond exactement à la notion de bien. De
même si, de deux choses, l’un est une fin, l’autre n’est pas une fin, car cette dernière est en vue d’autre chose, tandis que la première est en vue d’elle-même, par
exemple l’exercice et la bonne [5] condition physique16. De même pour ce qui a moins que d’autres besoin d’autre chose car il se suffit davantage à lui-même17
(ce qui a moins besoin d’autre chose, c’est ce qui a besoin de choses moindres ou plus faciles). De même quand une chose n’est pas ou ne peut pas advenir sans
l’autre alors que l’autre est ou peut advenir sans la première. Celle qui n’a pas besoin de l’autre se suffit davantage à elle-même, aussi apparaît-elle comme un
bien plus grand. [10] De même quand une chose est principe (arkhè) et que l’autre n’est pas principe ; et quand l’une est cause (aition) et que l’autre n’est
pas cause18, pour la même raison : c’est qu’il est impossible aux dernières d’être ou d’advenir respectivement sans cause ou principe. S’il y a deux principes, la
chose qui dérive du plus grand est plus grande ; s’il y a deux causes, la chose qui dérive de la plus grande est plus grande. Réciproquement, de deux principes,
celui qui est principe d’une chose plus grande est [15] plus grand, de deux causes, celle qui est cause d’une chose plus grande est plus grande. De ce que nous
venons de dire, il ressort donc clairement qu’une chose peut paraître plus grande qu’une autre des deux manières : en effet, si elle est un commencement
(arkhè)19 et que l’autre ne l’est pas, elle paraîtra plus grande ; mais également si elle n’est pas un commencement tandis que l’autre si, car c’est la fin (telos)
qui est plus grande, et non le commencement. C’est ainsi que Léodamas, dans son accusation de Callistrate, déclara que l’ [20] instigateur était plus coupable
que l’exécutant, car il n’y aurait pas eu d’acte sans instigation. Inversement, dans son accusation de Chabrias, il dit que l’exécutant était plus coupable que
l’instigateur : rien ne se serait passé s’il n’y avait pas eu quelqu’un disposé à exécuter, car s’il y avait eu complot, c’était en vue de l’acte20.
Ce qui est plus rare aussi est supérieur à l’abondant, comme l’or par rapport au fer, [25] quoiqu’il soit moins utile. L’acquisition en a plus de valeur, parce
qu’elle est plus difficile21. Mais sous un autre angle, l’abondant est supérieur au rare, parce que son usage dépasse celui du rare. Car fréquemment dépasse
rarement, c’est pourquoi l’on dit : « L’eau est ce qu’il y a de meilleur22 ». En général, le difficile est supérieur au facile, car il est plus rare. Mais sous un autre
angle, ce qui est plus facile est supérieur [30] à ce qui est plus difficile, car il répond à nos vœux. Est plus grand aussi ce dont le contraire est lui-même plus
grand, et ce dont la privation est elle-même plus grande. La vertu est plus grande que la non-vertu, le vice que le non-vice, car vertu et vice sont des fins (telè),
les autres ne sont pas des fins23. Et les choses dont les effets sont plus beaux ou plus laids sont elles-mêmes plus grandes. Et pour ce qui relève de vices et de
vertus plus grands, les effets correspondants sont aussi [35] plus grands, puisque tels sont les causes et les principes, telles sont aussi les conséquences et que
telles sont les conséquences, tels sont aussi les causes et les principes. Et ce dans quoi la supériorité (huperokhè) est plus digne d’être choisie ou plus belle ;
c’est ainsi par exemple que l’acuité visuelle est plus digne d’être choisie que l’acuité olfactive, car la vue est plus digne d’être choisie que [1364 b 1]
l’odorat24, et le fait d’être quelqu’un qui aime ses amis est nettement plus beau (mallon kallion) que le fait d’être quelqu’un qui aime l’argent, de sorte que
l’amour des amis est de beaucoup plus beau que l’amour de l’argent25. Et, inversement, l’excellence (huperbolai) dans les choses meilleures est meilleure et
dans les choses plus belles plus belle. De même pour les objets qui suscitent des désirs (epithumiai) plus beaux ou [5] meilleurs26 ; car les appétits (orexeis)
plus grands ont des objets plus grands. De même les désirs portant sur des objets plus beaux ou meilleurs sont meilleurs et plus beaux pour la même raison. De
même, les objets dont la science (epistèmai) est plus belle ou plus noble27 sont aussi plus beaux et plus nobles, car telle est la science, telle est la réalité qui lui
correspond, et chacune régente (keleuei)28 [10] son propre domaine, et si la science de choses plus nobles et plus belles est plus noble et plus belle en
proportion (analogon), c’est pour la même raison. De même, ce que jugeront ou ont jugé bon ou supérieur*29 des hommes prudents (phronimoi)30 (que ce
soit tous, ou le grand nombre, ou la majorité, ou les meilleurs) est nécessairement tel, soit absolument, soit dans la mesure où ces personnes ont jugé
conformément à leur prudence. C’est une chose valable en général et qui s’applique [15] à tout le reste, car l’essence, la quantité, la qualité... sont telles que la
science comme la prudence sont à même de les définir31. Mais ce que nous avons dit ne concerne que les biens. Car on a défini comme bien ce que les choses (ta
pragmata) choisiraient chacune dans l’hypothèse où elles acquerraient la prudence32. Il est donc évident qu’est également plus grand ce que la prudence
énonce davantage comme un bien. De même, est un plus grand bien ce qui appartient [20] aux meilleurs, ou bien absolument ou bien dans la mesure où ils sont
meilleurs, par exemple le courage, supérieur à la vigueur33. De même, ce que choisira un homme meilleur, soit absolument, soit dans la mesure où il est meilleur,
par exemple être victime d’une injustice plutôt que la commettre, car c’est ce que préférera un homme plus juste34. De même, vaut plus ce qui est plus agréable
que ce qui l’est moins. Car tous les êtres poursuivent le plaisir et on se porte au plaisir en vue de lui-même, or c’est en ces termes [25] qu’ont été définis le bien
et la fin. Est plus plaisant le plaisir qui entraîne moins de peine ou qui dure plus longtemps. De même, ce qui est plus beau vaut plus que ce qui l’est moins, car le
beau est soit le plaisant soit ce qui est digne d’être choisi pour lui-même35. De même, toutes les choses dont on veut davantage être cause (aitioi), que ce soit
pour soi-même ou pour ses amis, sont de plus grands biens, et tout ce dont on veut le moins [30] être cause, de plus grands maux. De même, les choses plus
durables valent plus que celles qui durent moins, et les plus stables que celles dont l’instabilité est plus grande. Car l’usage des premières dépasse l’usage des
secondes, pour les unes en termes de temps, pour les autres en termes de volonté (boulèsis) car, quand on veut, l’usage de ce qui est stable est supérieur36.
La consécution susceptible de* s’opérer à partir de termes apparentés ou de flexions semblables37 [35] s’applique aussi au reste38 : par exemple si
courageusement est plus beau et plus digne d’être choisi que sagement, courage aussi est plus digne d’être choisi que sagesse, et être courageux
qu’être sage. Même chose pour ce que tout le monde choisit par rapport à ce que tout le monde ne choisit pas, ce que le grand nombre choisit par rapport à ce
que choisissent moins de gens, [1365 a 1] car le bien a été défini comme ce que tout le monde désire, de sorte qu’est un bien plus grand ce qu’on désire
davantage. De même pour ce que choisissent (a) les contradicteurs ou les ennemis, (b) ou les juges (hoi krinontes) ou ceux que les juges distinguent
(krinousin)39, le premier cas revient à ce que tout le monde est susceptible d’admettre40, le second à ce que sont susceptibles d’admettre les autorités (hoi
kurioi) ou les personnes compétentes (hoi eidotes). Est parfois un bien plus grand [5] ce que tout le monde a en partage, car ne pas l’avoir est un déshonneur
(atimia) ; l’est parfois au contraire ce que personne ou peu de gens ont en partage, car il est plus rare. Est un bien plus grand ce qui est plus louable, car c’est
plus beau. Pour ce que distinguent des marques d’honneur (timai) plus grandes, même chose, car la marque d’honneur est comme une reconnaissance de notre
valeur. Même chose pour ce que frappent des sanctions plus grandes. Et pour ce qui est plus grand que ce qui est reconnu comme grand ou que ce qui apparaît tel.
[10] Les mêmes choses, divisées en leurs parties, apparaissent plus grandes, car elles paraissent dépasser un plus grand nombre de choses41. C’est cela, chez le
Poète, qui a persuadé Méléagre de revenir au combat :
Tous les malheurs frappant ceux dont la citadelle est prise
La population qu’on tue, le feu ravageant la ville
[15] Et les enfants que l’étranger emporte42.
L’accumulation (to suntithenai) et la gradation (to epoikodomein)43 font également paraître les choses plus grandes, comme chez Épicharme44,
pour la même raison qui fait que la division a ce pouvoir (car l’accumulation manifeste une supériorité accrue), et parce que ce dont on parle paraît principe et
cause de grandes choses.
Puisque le plus difficile et le plus rare sont plus grands, [20] alors aussi les circonstances, l’âge, le lieu, le temps et la capacité rendent les choses grandes,
car si l’on agit au-delà ou en deçà de ses capacités, de son âge et de ce que font ses semblables, et si on le fait de telle manière, à tel endroit ou à tel moment, cela
aura la grandeur des choses belles, bonnes ou justes ou des contraires, d’où l’épigramme [25] au45 vainqueur olympique :
Autrefois, avec sur les épaules le rude joug à pendre
les paniers,
Je portais le poisson depuis Argos jusqu’à Tégée46.
C’est ainsi qu’Iphicrate47 faisait son propre éloge, en disant d’où il était parti pour en arriver là. De même, ce qui se développe de soi48 est supérieur à
l’acquis, car plus difficile. [30] D’où ce mot du Poète :
J’ai été mon propre maître49.
De même la plus grande part de quelque chose de grand. C’est ainsi que Périclès, dans son oraison funèbre, disait que la jeunesse arrachée à la cité, c’était
comme si l’on arrachait le printemps à l’année50. De même, les choses utiles quand elles répondent à un besoin accru, comme dans la vieillesse ou la maladie51.
De deux choses (duoin)52, vaut plus celle qui est plus [35] proche de la fin ; ce qui est bon pour quelqu’un plutôt que ce qui est bon absolument parlant
(haplôs)53 ; le possible plus que l’impossible : en effet, ce qui est possible est possible pour soi-même, alors que ce n’est pas le cas de l’autre terme. De même
ce qui relève directement de la fin (telos) de la vie : ce sont davantage des fins que ce qui est relatif à la fin54. De même, [1365 b 1] ce qui vise à la réalité
(alètheia) par rapport à ce qui vise à la réputation (doxa) ; la définition de ce qui vise à la réputation, c’est ce que l’on ne choisirait pas si cela devait passer
inaperçu : c’est pour cela que le fait de recevoir des bienfaits peut passer pour préférable au fait d’en accorder, car quelqu’un choisira de recevoir un bienfait
même si personne ne le sait, alors que, pense-t-on, il ne déciderait pas d’accorder un bienfait si cela devait rester secret. [5] De même, toutes les choses dont on
veut qu’elles existent constituent un bien plus grand que celles dont on veut qu’elles paraissent exister, car elles tendent davantage à la réalité. Aussi dit-on55 que
la justice est une chose de moindre importance, parce qu’il est préférable de paraître juste que de l’être, ce qui n’est pas le cas pour le fait d’être en bonne santé.
De même, ce qui est utile à plusieurs fins56, par exemple au vivre, au bien-vivre, au plaisir et à l’accomplissement des belles actions. [10] Si la richesse et la
santé passent pour de très grands biens, c’est pour cela : elles ont tous ces avantages. De même, sont préférables les choses qui demandent moins de peine et
celles qui sont accompagnées de plaisir (car cela ne revient pas au même57), de sorte que constituent des biens autant l’absence de peine que le plaisir. De même,
celle de deux choses qui, ajoutée à une troisième, forme avec elle un ensemble plus grand, est plus grande58. De même, ce dont la présence ne passe pas
inaperçue est un plus grand bien que ce dont la présence passe inaperçue, [15] car cela se rapproche de la réalité. C’est pour cette raison que le fait d’être riche
<et de passer pour l’être> peut passer pour un plus grand bien que le fait d’être riche <sans le paraître>*59. De même ce qui nous est cher (agapèton), et qui est
pour les uns unique, pour d’autres accompagné d’autre chose. C’est pour cela que la punition n’est pas la même si l’on crève un œil à un borgne ou à quelqu’un
qui a ses deux yeux60 : on lui a enlevé ce qui lui était cher61.
Les sources d’où l’on doit [20] tirer les moyens de persuasion, tant pour persuader que pour dissuader, ont été quasiment toutes exposées.
1- Dans le prolongement du chapitre précédent, Aristote formalise ici, principalement – mais non exclusivement – pour le délibératif, un type d’argument commun aux différents genres (cf. 1, 3, 1359 a 16 sq. ; 2, 18, 1391 b
28 pour l’appellation « commun ») et susceptible d’aider à établir une hiérarchie, donc une priorité, entre plusieurs options. Le même sujet est développé dans les Top. 3, 1-5. Voir aussi Cicéron, Topica, 18, 68-71. Le présent
chapitre pose plusieurs problèmes d’interprétation liés à des difficultés textuelles non résolues.
2- Le grec est ici très abstrait et une traduction littérale serait incompréhensible : « soit un dépassant un autant et en plus, et un dépassé ce qui est dedans, etc. ».
5- Depuis « puisque d’autre part » jusqu’ici, le texte est condamné par Kassel comme corrompu et il est vrai qu’il n’est exempt ni de redondance ni de confusion. GRIMALDI [1980] le met entre parenthèses. Nous comprenons
qu’il s’agit d’un rappel de la définition de la cause finale (cp. Méta. 994 b 9-10) qui complète les membres précédents : par opposition au bien en soi et au bien qui est le moyen d’une fin, le bien est ici ce dont la visée permettra
d’obtenir les avantages souhaités en plus ou moins grand nombre.
6- Aristote, sauf erreur, lève ici une équivoque : sans cela, on pourrait croire que plusieurs actions visant un bien secondaire (richesse, beauté...) peuvent surpasser une action unique visant un bien de qualité supérieure comme
la justice ou la santé. Mais le calcul doit se faire dans le cadre du bien de référence.
7- Il est difficile une fois de plus de ne pas gloser. Littéralement : « Si la plus grande chose dépasse la plus grande, elles les dépassent aussi. »
8- Le raisonnement n’est contestable que si l’on réduit l’axiologie ici développée à une question de quantités. Il s’agit plus vraisemblablement des différences qualitatives entre les êtres, « le plus grand » renvoie sans doute
à une « supériorité » (cf. huperokhai l. 26) qui correspond elle-même à l’excellence dans l’accomplissement des potentialités du genre. Pour une application, cf. Pol. 1323 b 13-18.
9- À savoir qu’une chose (a) est plus grande qu’une autre (b). L’interprétation proposée se fonde sur la référence, l. 29-30, à la règle d’inclusion.
10- Cp. 1, 6, 1362 a 29 sq., où la conséquence comportait seulement deux modalités, simultanée ou ultérieure.
11- Il n’a plus aucun scrupule à voler les hommes, puisqu’il a volé les dieux.
12- Nous suivons Kassel qui édite : καὶ τὰ ὑπερέχοντα τοῦ αὐτοῦ μείζονι μείζω · άνάγκη γὰρ ὑπερέχειν καὶ τοῦ <ἧττον> μείζονος. Cf. Top. 118 b 3-4.
13- Cf. ci-dessus 1363 b 15. Sur l’emploi du datif ici, cp. DA 429 b 10.
17- Cp. Top. 117 a 36 sq. Sur l’autosuffisance, cf. 1, 6, 1362 a 27.
18- Cp. Top. 116 b 1 sq. Comme proposition, le principe (arkhè) chez Aristote n’est pas un axiome mais une prédication empirique qui à la fois définit l’essence de l’objet (vs proposition particulière) et en donne une
explication ultime (qui ne suppose pas d’autre explication). Dans la réalité – sens à l’œuvre ici –, le principe est le commencement (voir ci-dessous), l’origine ultime d’une chose, d’où sa préséance sur la cause (aition), tandis que
cette dernière est le facteur qui détermine immédiatement l’être ou la venue à l’être de la chose. Sur la notion de principe, voir surtout Méta. 5, 1, 1-3.
19- Le mot arkhè (principe, mais d’abord début, commencement) entre en correspondance ici avec le mot telos (fin), d’où ce changement de traduction.
20- Léodamas d’Acharnes (mentionné aussi infra 2, 23, 1402 a 32) est un politicien du IVe siècle, élève d’Isocrate, orateur célèbre (cf. Démosthène, Contre Leptine, 146 ; Eschine, Contre Ctésiphon, 139). Chabrias
fut un stratège fameux, Callistrate un autre grand orateur. Tous deux furent accusés de trahison, en 366, pour ne pas avoir su ou voulu empêcher la cité d’Oropos de passer dans le camp thébain.
23- COPE [1877] prend le texte tel qu’il est, c’est-à-dire étranger aux considérations morales (p. 132 : « Moral considerations are altogether laid aside, and Rhetoric is here permitted [not recommended] to take the immoral
side of the question : vice may be regarded as and ‚end’ of human desire and exertion »). Dans la mesure où la vertu ou le vice du caractère correspond à la partie désirante de l’âme, laquelle relève à la fois de la partie rationnelle et de
la partie irrationnelle de celle-ci, une telle possibilité est inscrite dans l’éthique aristotélicienne (sur cette rupture avec l’intellectualisme socratique, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 158 sq., notamment p. 161). Mais l’idée que
le vice l’emporte sur le non-vice a gêné certains commentateurs soucieux de moralité. Leurs contorsions sont résumées chez GRIMALDI [1980] : ROSS [1959], par exemple, entend non-vertu ou non-vice comme pur non-être – mais que
signifie d’être supérieur à rien ? ; quant à Grimaldi lui-même, il suggère qu’Aristote établit une différence de degré entre vertu (ou vice) comme hexis (disposition ancrée) et non-vertu, ou non-vice simples prédispositions
(diathesis) et il traduit : « The habit of virtue is greater than a disposition toward virtue, as the habit of vice is greater than a disposition toward vice ; for the former are in a state of completion, the latter are incomplete. »
25- Kassel considère que les deux exemples (depuis : « c’est ainsi par exemple que l’acuité visuelle ») constituent une addition aristotélicienne postérieure à la première rédaction.
27- Aristote passe de la partie désirante, partiellement irrationnelle, à la partie intellective de l’âme. Sur les différents types de connaissance et les différents objets de connaissance, cp. Méta. 981 b 7 sq. ; EN 1139 b 14 sq.
28- Sur ce verbe dans la Rhét., cf. 1, 9, 1366 b 12, 15 (à propos de la loi) ; 1, 15, 1375 b 9 (id.) ; 2, 23, 1397 a 25 (ordonner vs exécuter) ; 1397 b 9 (requête de la défense dans un procès), etc. : il exprime clairement que la
science est une disposition interne qui commande l’exercice d’une pensée dans un domaine. Sur la diversité de ces domaines et la diversité des exercices correspondants, voir CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 37 sq.
29- En gardant le texte des ms. : άγαφὸν ἢ μεῖζον. Spengel et Kassel condamnent la conjonction et comprennent : « et ont jugé comme un bien supérieur ».
30- Sur la phronèsis, ou prudence, cf. EN 1040 a 24 sq. Sur le point exposé ici, cf. Top. 116 a 14-22.
31- Essence, quantité, qualité sont les trois premières des dix catégories, cf. Cat. 4. La prudence, qui produit les endoxa, est présentée comme un moyen légitime de connaissance, et pas seulement du bien.
33- Sur le courage, cf. Platon, Lysis, 199d-201c ; Aristote, EN 1115 a 6-1117 b 20.
34- Cf. Top. 116 b 12-16 ; voir aussi Platon, Gorgias, 469-481 ; Rép. 358 e sq.
36- La boulèsis relève elle aussi de la partie désirante de l’âme (c’est une orexis), mais elle comporte une part plus grande de délibération et se porte sur ce qu’on contrôle davantage, cf. 1, 10, 1369 a 2-3 infra. La stabilité
fait partie de ses critères de choix.
37- Cf. Top. 106 b 29 sq. ; 114 a 26 sq. et infra 2, 23, 1397 a 20. Les flexions, ou « inflexions » (BRUNSCHWIG [1967] traduit ainsi ptôseis = cas), catégorie grammaticale « assez élastique » (Brunschwig), incluent les cas
de dérivation (d’un adverbe à partir du radical d’un substantif ou d’un adjectif), les cas grammaticaux et les genres grammaticaux (par ex. l’adverbe), c’est-à-dire toutes les formes qu’il « échoit aux mots variables – noms et verbes –
de recevoir » (DUPONT-ROC & LALLOT [1980], p. 332) ; les termes apparentés, ou « coordonnés » (sustoikha), sont des termes de même famille : soit un terme qui joue le rôle de chef de file (par ex. justice) et d’autres
(justement, juste) qui appartiennent à la même série, ontologique et non linguistique (Brunschwig). Voir aussi SA 79 b 6 ; Anonyme de Séguier, p. 105 n. 5 Patillon.
39- Il s’agit ici des « experts » en un domaine (GRIMALDI [1980]) ou ceux à qui ces experts reconnaissent une compétence, et non des juges au sens délibératif ou judiciaire du terme, cf. ci-dessus 1364 b 11-15 ; EN 1094 b 28
sq.
41- Il y a là un moyen d’amplification, mais il ne s’agit pas seulement d’illusionnisme. La division joue un rôle essentiel dans les dialogues de Platon où, dans une optique critique, elle aide à renouveler les points de vue. Sur
la figure et la méthode, cf. Quintilien, 9, 3, 61-71.
42- Homère, Iliade, 9, 592-594 (citation approximative). Pour convaincre Achille de reprendre les armes, Phénix raconte l’histoire de Méléagre qui, pour se venger de sa mère, refusait lui aussi de se battre, jusqu’à ce que
son épouse finisse par lui représenter – analytiquement – les conséquences de la défaite.
43- Les deux procédés paraissent se combiner (la seconde main du ms. A lie les deux verbes non pas seulement par kai mais par de kai, lien à la fois connectif et intensif, qui paraît destiné à expliciter cette combinaison).
On trouve un procédé visiblement très proche dans la Rh. Al., 1426 b 2-7 (même emploi du verbe epoikodomein, litt. « bâtir dessus »). La théorie postérieure lui donnera le nom de climax (« échelle »), ou en latin de gradatio,
voir par exemple Démétrios, Du Style, § 270 ; Quintilien, 9, 3, 54-57.
44- Cf. GA 724 a 28-30. Épicharme est un poète comique sicilien du début du Ve siècle. Athénée (Deipn. 2, 36 cd = Épicharme, fr. 148 Kaibel, 146 Kassel-Austin) cite de lui une parodie burlesque d’Hésiode qui illustre
particulièrement bien le procédé : « De Sacrifice est issu Festin,/ de Festin, Beuverie. – Voilà qui est charmant, ma foi !/— De Beuverie, Raillerie ; de Raillerie, Brutalité ;/ de Brutalité, Procès ; de Procès, Condamnation ;/ de
Condamnation, Entraves, Ceps et Châtiment » (trad. A. Berra).
45- Comprendre : l’épigramme (= inscription, ou texte conçu comme pour être gravé) dédiée au...
46- La phrase a été attribuée à Simonide (fr. 110 Diehl) par Aristophane de Byzance (cf. Eustathe, p. 1761 Stallbaum).
47- Cf. 1, 9, 1367 b 18 infra. Iphicrate est un grand amiral de la période qui a vu l’établissement de la seconde confédération athénienne et l’alliance de Sparte et Athènes contre Thèbes (ca 390-370).
48- « The self-developement of what is given by nature » (GRIMALDI [1980]), par exemple la connaissance de l’art du barde par Phémios chez Homère (ci-dessous), plus difficile à acquérir à partir du seul développement des
qualités naturelles qu’avec l’aide d’un enseignant qualifié. Cp. Top. 116 b 10-12 ; 119 a 7-12.
50- Cf. 3, 10, 1411 a 1-4. La métaphore n’apparaît pas dans l’oraison funèbre mise dans la bouche de Périclès par Thucydide (2, 35-46).
52- Pour expliciter ce « de deux », on peut hésiter entre « choses » ou « biens » (BONITZ [1870], GRIMALDI [1980]), ou encore « moyens », cf. Top. 116 b 23.
53- Texte très incertain (pour une discussion détaillée, cf. GRIMALDI [1980], p. 173-174). Nous suivons le texte publié à Bâle en 1550, adopté par ROSS [1959] et Kassel (καὶ τὸ αὐτῷ του̃ ἁπλῶς), suivi par KENNEDY [1991]
et RAPP [2002], en raison de la ressemblance avec Top. 116 b 8 (Καὶ τὸ ἁπλῶς του̃ τινὶ αἱρετώτερον. « Ce qui est bon absolument parlant est préférable à ce qui ne l’est que pour telle ou telle personne » – trad. Brunschwig)... qui dit
exactement l’inverse. Mais cela n’est pas très gênant, dans la mesure où il s’agit ici d’endoxa et non de vérités absolues.
54- Autre passage discuté, sans doute à rapprocher de Top. 116 b 24. Il faut entendre alors par « fin » le but ultime : le bonheur. La sagesse n’en est que l’instrument.
55- Les sophistes, notamment, tels Calliclès dans le Gorgias (481 sq.) ou Thrasymaque dans la République (336 sq.)
57- Sur le plaisir, cf. 1364 b 23-26. Même traitement séparé dans les Topiques, 117 a 23-25.
59- Passage discuté. Nous suivons le texte de Kayser : διὸ τὸ πλουτεῖν <<καὶ δοκεῖν> φανείη ἂν μεῖζον άγαθὸν τοῦ<πλουτεῖν καὶ μὴ> δοκεῖν. Autre solution, qui consiste à ne rien ajouter mais à lire à la fin τῷ δοκεῖν :
« C’est pourquoi être riche peut paraître un plus grand bien si (ou parce qu’) on passe pour l’être » (Munro). Kassel ne change rien : le passage signifie alors qu’il vaut mieux être riche que de passer pour l’être, sens singulièrement
oiseux, et déjà exprimé – en substance – plus haut.
60- Cf. 3, 10, 1411 a 4-5 et Démosthène, Contre Timocrate, 140-141 : une loi à Locres ordonnait de crever les deux yeux à qui avait crevé l’œil unique d’un borgne.
1- Ce chapitre clôt la série des chap. 4-8 consacrés au genre délibératif. Aristote y reprend les considérations de 1, 4, 1360 a 17 sq., mais sans les développer et renvoie – comme là – aux Politiques. La critique génétique a
parfois vu dans ces lignes une addition tardive, en raison du caractère conclusif des dernières lignes du chap. 7. Notable le fait qu’Aristote adopte la présentation traditionnelle (cf. Pol. 4, 7, 1293 a 35 sq.) de quatre régimes, comme
dans la République de Platon (8, 544 c), tandis que les Politiques (3, 7) distinguent trois types (royauté, aristocratie, gouvernement constitutionnel) et trois déviations (respectivement tyrannie, oligarchie, démocratie). La raison de
ce choix est sans doute que ce qui intéresse l’orateur est une approche moins théorique et plus proche de la réalité contemporaine. La connaissance des régimes est rendue nécessaire par l’activité – non professionnelle alors –
d’ambassadeur, ou tout simplement par le fait que l’assemblée ou le conseil étaient appelés à auditionner des ambassades ou des rapports d’ambassade. Il ne faut pas non plus négliger le fait que des cités nouvelles pouvaient naître et
des changements de régime intervenir (l’Athènes démocratique, par exemple, a connu deux révolutions oligarchiques, en 411 et en 404, avant d’être fondue dans la monarchie macédonienne). Tous ces événements pouvaient
occasionner des débats publics.
4- Sur cette procédure, caractéristique de la démocratie pure, cf. HANSEN [1993], notamment p. 274-275.
5- Cp. Platon (Rép. 550 c sq.), pour qui cette oligarchie fondée sur la richesse est une déviation de la timocratie (gouvernement de l’honneur, cf. 545 b) laquelle est elle-même une déviation de l’État idéal.
8- Sc. du tyran. Sur ce qui distingue la « garde du corps » du tyran de la garde royale (elle est tournée contre le peuple et souvent composée d’étrangers), cf. Pol. 1285 a 24 sq. ; 1310 b 40 sq. On voit qu’aucun telos n’est
assigné à la monarchie. Certains éditeurs supposent une lacune.
9- Cet èthos « adaptatif » est une nouveauté par rapport à 1, 2, 1356 a 5 sq. Il en sera à nouveau question infra (fin 2, 13 ; 2, 18, 1391 b 20 sq.).
10- Voir en particulier Pol. 3, 1204 b 19 sq. ; 4, 1289 a 26 sq. ; 5, 1204 b 19 sq. Voir aussi EN 1160 a 31 sq. (sur les régimes et leurs déviations).
CHAPITRE 9
Vertu et vice, beau et laid comme topiques du genre épidictique et moyens de l’èthos1
[1366 a 23] Parlons maintenant de la vertu et du vice, du beau et du laid : c’est ce qu’ont en vue, en effet, celui qui loue et celui qui blâme. [25] Car
en traitant de ces questions, nous mettrons en évidence par la même occasion les éléments permettant qu’on nous reconnaisse telle ou telle qualité de caractère
(èthos), ce qui constitue, rappelons-le, le second moyen de persuasion2, car ce sont les mêmes éléments qui nous permettront, sous le rapport de la vertu3, de
rendre dignes de foi tant nous-mêmes qu’autrui. Puisque, d’autre part, il nous arrive souvent de louer – sérieusement ou non4 – aussi bien [30] un homme ou un
dieu que des inanimés ou n’importe quel animal, nous devons de la même manière, sur ces sujets aussi, nous munir de prémisses : parlons-en donc également, ne
serait-ce qu’à titre d’exemple.
répond :
Si te tenait le désir de nobles et belles choses,
si ta langue ne remâchait rien de mal,
la honte n’emplirait pas tes yeux
et tu parlerais franchement17.
[15] Et aussi ce pour quoi on lutte sans peur, car c’est ce qu’on éprouve à propos des biens qui conduisent à la gloire. Sont plus belles également les
vertus et les actions des êtres naturellement meilleurs, par exemple celles d’un homme par rapport à celles d’une femme. Et les vertus profitables à d’autres plus
qu’à soi-même : c’est pourquoi l’action juste et la justice elle-même sont une belle chose. Et le fait de [20] tirer vengeance de ses ennemis plutôt que de
négocier (katallatesthai), car rendre la pareille est juste, et le juste beau, et c’est le fait d’un homme courageux que de ne pas avoir le dessous. La victoire
(nikè) et l’honneur (timè) font partie des belles choses, car ils sont dignes d’être choisis – même s’ils ne rapportent rien (akarpa) – et manifestent une
supériorité (huperokhè) dans la vertu ; sont belles aussi les actions mémorables, et plus belles celles qui sont plus mémorables ; celles qui nous suivent [25]
après notre mort et qu’accompagne une marque d’honneur (timè)*18 ; les actions exceptionnelles et celles qui n’appartiennent qu’à un seul sont plus belles, car
plus mémorables ; et les biens qui ne rapportent pas, car ils conviennent mieux à la condition libre. Est beau également ce que chaque peuple en particulier19 tient
pour beau. Et tout ce qui est le signe de ce qui est loué dans chaque peuple. Par exemple, chez les Lacédémoniens, porter les cheveux longs est une belle chose,
car c’est le signe [30] qu’on est libre. On ne peut en effet, quand on a les cheveux longs, accomplir facilement aucune tâche mercenaire20. Il est beau également
de n’exercer aucun métier manuel (banauson tekhnèn), car le propre d’un homme libre est de ne pas aliéner son existence à un autre21.
1- Après le délibératif (4-8), et avant le judiciaire qui occupera les six derniers chapitres du livre 1 (10-15), Aristote consacre un chapitre unique au genre épidictique. Il traite du beau – telos du genre, cf. 1, 3, 1358 b 28 – et
des topiques dérivées permettant de trouver matière à éloge et à blâme sur un objet donné.
3- Cette précision paraît indiquer que la question de l’èthos est plus large que celle de l’excellence morale (vertu). Ce sont seulement certains aspects de la théorie développée ci-dessous qui serviront à donner de soi-même
une bonne image.
4- Allusion à la tradition des éloges burlesques ou paradoxaux (par exemple l’éloge du sel ou du bourdon, cf. Isocrate, Éloge d’Hélène, 12) illustrée par Gorgias, Isocrate lui-même, puis Polycrate et beaucoup plus tard par
Lucien, Dion Chrysostome ou Synésius, jusqu’à Érasme.
5- Voir sur cette question Platon, Gorgias, 474 c sq., Aristote, Rhét. 1, 6, 1362 b 7-9 ; 7, 1364 b 27-28 ; 2, 13, 1389 b 37 sq. ; EE 1248 b 16 sq. ; EN 1115 b 13 ; 1120 a 23 sq. Ces rapprochements ne doivent pas faire
oublier qu’Aristote mène ici non une enquête philosophique véritable, mais une quête de prémisses acceptables, d’où d’éventuelles contradictions, voir note suiv. La recherche de prémisses pour l’éloge et le blâme occasionne aussi un
déplacement d’accent en faveur des vertus sociales au détriment de l’excellence personnelle (ainsi s’explique l’absence de la sagesse dans l’analyse de détail).
6- Dans l’EN (1106 a 4 sq.), la vertu est non pas une faculté (ou puissance) ni une affection mais une disposition stable (hexis). Sur la notion de dunamis chez Aristote, cf. LEFEBVRE [2000].
7- Sur ces vertus, voir les précisions données dans l’EN 1107 a 28 sq. ; 1115 a 4 sq. ; 1129 a 1 sq. ; 1139 b 14 sq.
8- Ou : « générosité », cf. EN 1119 b 19 sq., mais la référence à la condition de l’homme libre et détaché des contingences est toujours sensible.
9- La loi représente la dimension collective de ces vertus, mais aussi la prééminence de la raison, cf. Pol. 1287 a 32 : « la loi est une raison sans désir » (trad. Pellegrin).
11- Cf. EN 1107 b 16-21 ; 1122 a 17 sq. : la différence entre munificence et libéralité est que le munificent manipule de grosses sommes. Chez Platon, la megaloprepeia est déconnectée de l’argent, c’est la grandeur
d’âme (Rép. 402 c, 486 a, 487 a, 503 c).
12- Pour un traitement plus étendu – mais très proche sur le fond – de la prudence ou « sagacité », en particulier de ce qui la sépare de la science, cf. EN 1139 b 14 sq.
13- Cf. 1, 2, 1357 b 1. Dans la mesure où les signes en question permettent d’inférer un èthos, on peut en conclure, selon GRIMALDI ([1980], note ad loc.), que l’enthymème n’est pas restreint à la preuve « logique ».
15- Les ms. portent ὅσα ὑπέρ τε πατρίδος. Nous adoptons la légère correction admise par la majorité des éditeurs depuis la 3e édition de Bâle : ὅσα ὑπὲρ τῆς πατρίδος.
18- Ce n’est pas pur symbole. Les oraisons funèbres conservées gardent la trace des avantages concédés par la collectivité aux familles, notamment aux enfants, des héros morts (voir aussi Rh. Al., 1424 a 31-37).
19- GRIMALDI [1980] interprète ces idia comme des coutumes, traits ou valeurs caractéristiques, et cite en exemple le goût germanique pour les usages académiques ou l’estime vouée aux États-Unis au self-made man.
20- Cf. Hérodote, 1, 82 ; Xénophon, Constitution des Lacédémoniens, 11, 3 ; Plutarque, Lycurgue, 22, 1 (53) : la raison alléguée varie. Nous traduisons par « mercenaire » l’adjectif thètikon. La plus basse des
classes censitaires soloniennes, la classe des thètes était constituée des travailleurs pauvres libres mais sans terres, donc obligés de louer leur force de travail (cf. Constitution d’Athènes, 7 ; Pol. 1278 a 11 sq.).
21- Sur l’autarkeia, cf. 1, 5, 1360 b 15. Un banausos était un ouvrier ou un artisan lui aussi contraint de louer son travail, cf. Pol. 1278 a 24 sq. Sur l’incompatibilité physique et morale entre travail stipendié et vertu, cf.
Pol. 1337 b 9 sq.
22- Aristote passe aux conseils pratiques, conseils dont le caractère immoral a choqué certains commentateurs. Quintilien (12, 1, 36-45) concède que l’orateur, quoique homme de bien, peut être amené à tordre la vérité s’il le
juge nécessaire. Surtout, le premier chapitre nous a appris que la rhétorique codifie la persuasion pro et contra, qu’elle cherche à découvrir le persuasif – et non à persuader – et que l’instance morale n’est pas son objet.
23- Le terme grec (praon, « doux ») est lui aussi ambigu, faute d’un mot qui désigne celui qui se met en colère quand il faut, contre qui il le faut et comme il le faut, sans rester passif mais sans non plus se laisser emporter,
cf. EN 1108 a 4-6 ; 1125 b 26 sq.
24- Le paralogisme consiste à confondre un excès (vice) de la tendance – qui est la même – avec la médiété qui caractérise la vertu. Sur le procédé, qu’il juge admissible chez un orateur soucieux du bien public, cf. Quint. 3,
7, 25.
28- Les valeurs transmises ici sont éminemment relatives, cp. 1367 a 20.
31- « ... n’en a pas moins détourné l’esprit de ses enfants de l’orgueil insensé » (Simonide, fr. 85, 3 Diehl). Il s’agit d’Arkhèdikè, fille d’Hippias. Cp. Thuc. 6, 59.
33- Nous essayons de traduire, malgré ses difficultés, le texte transmis par les ms. : Kassel met le passage qui commence ici et va jusqu’à 1368 a 10 (« ... permission ») entre doubles crochets droits, comme une addition
postérieure à la première rédaction, et il y athétise purement et simplement plusieurs définitions, qui selon lui seraient reproduites ici hors de propos d’après l’EE (2, 1, 1219 b 8-16) et l’EN (1, 12, 1101 b 31-34). Le passage est
marqué également par des variantes manuscrites entre la présente version et sa répétition aberrante vers la fin du traité (infra, 3, 16, 1416 b 29, après ἴσασιν).
34- Distinction arbitraire en français : notre souci se borne à utiliser ici deux mots différents. Ce lexique reparaît en 2, 11, 1388 b 21. Sur le champ lexical de l’éloge en grec et la différence entre epainos et enkômion, etc.
cf. PERNOT [1993], p. 117 sq. À la distinction faite ici (éloge des qualités vertueuses vs louange des actes), les rhéteurs ajoutent une différence d’ordre technique : l’epainos est simple, l’enkômion détaillé, voire exhaustif.
35- Dans la Rh. Al. aussi (1440 b 15 sq.) la bonne naissance est « hors vertu ». Dans les deux textes apparaît, aux marges de l’éloge, l’idée de féliciter ou déclarer bienheureux quelqu’un qui jouit d’une faveur particulière de
la divinité : on trouve makarizein (déclarer bienheureux) dans la Rh. Al. à propos des dons de la chance. Le philosophe utilise makarismos pour une félicitation qui englobe l’éloge (ou la louange) et la célébration des qualités
extérieures à la vertu. Mais le rhéteur ne distingue pas entre epainos et enkômion.
37- Pour une transposition voisine, cp. Isocrate, Évagoras, 45 (éloge) et Panath. 32 (conseil).
39- Après un développement qui atteste la parenté entre épidictique et délibératif, on passe à une série de procédés d’amplification dont beaucoup évoquent le judiciaire, c’est un point commun avec la Rh. Al., 1426 a 19 sq.
40- Le membre « et en l’honneur de qui... Hippolokhos » est considéré par Kassel comme un ajout postérieur à la première rédaction. Hippolokhos nous reste inconnu.
41- Tyrannoctones, meurtriers d’Hipparque, frère du tyran Hippias (514 av. J.-C). Cf. Thuc. 1, 20 ; 6, 54, 56-57.
42- À savoir pour le blâme. À moins qu’il ne s’agisse d’utiliser les contraires comme un argument de plus, cp. Rh. Al. 1426 a 31-35.
43- Certaines sources, et non des moindres (le ms. A, le commentaire médiéval de Stephanus et la traduction de Guillaume de Moerbeke), donnent le sens inverse (« à cause de son inexpérience de la chicane »). Les efforts
déployés par Isocrate pour occulter ses débuts de logographe rendent le sens choisi, une « vacherie » de la part d’Aristote, plus plausible.
45- Ces remarques sur les moyens les plus appropriés aux genres oratoires sont reprises à la fin du traité (3, 17, 1417 b 31-1418 a 5).
CHAPITRE 10
1- Aristote aborde ici le troisième genos : le genre judiciaire, dont l’examen occupera la fin du L. 1 (10-15), dans la mesure où la question des moyens de persuasion « non techniques » (15) est elle aussi propre à ce genre
(cf. 1, 15, 1375 a 22-23). L’étude des moyens de persuasion techniques porte d’abord sur la définition de l’acte injuste et de ses mobiles. Suit une analyse des « dispositions » du malfaiteur et de sa victime (10-12). Le chap. 13 contient
une classification des actes justes ou injustes, et le chap. 14 enchaîne sur les degrés de l’injustice.
4- Cette distinction recoupe (avec des nuances) celle entre justice et loi dans la Rh. Al. 1421 b 35-1422 a 4.
7- L’akrasia n’exclut pas la conscience de faire le mal, mais se caractérise par l’incapacité à maîtriser ses émotions et ses pulsions, cf. EN 1145 a 15 sq.
8- Sur ce type de faiblesse humaine, relative aux plaisirs du corps, cf. EN 1117 b 23 sq.
9- Cf. EN 1150 a 9 sq. Le « veule » se caractérise par son incapacité à résister aux choses pénibles.
11- Kassel, à la suite de Kayser, condamne la parenthèse. La précision paraît oiseuse (sauf si l’on y voit un rappel du caractère collectif de la « nuisance ») et le verbe limpanein pour leipein a paru suspect. Mais ce ne sont
pas des raisons suffisantes pour refuser le texte.
12- Lorsque son goût des honneurs est excessif ou se porte sur des objets inadéquats ou prend des formes inadéquates, cf. EN 1125 b 1 sq. Sinon, l’ambition n’est pas un défaut.
16- Sur les vertus, cf. chap. 9 supra. Les passions seront étudiées au livre 2, chap. 1-11.
17- L’enquête sur l’injustice requiert une connaissance de la nature et des causes de toute action humaine. Le présent exposé compte parmi les plus complets et les mieux organisés que l’Antiquité nous ait légués sur le sujet.
Cp. Platon, Lois, 888 e sq. ; Aristote, SA 94 b 34 sq. ; Phys. 198 a 5-6 ; Méta. 1032 a 12-13 ; 1070 a 6-8 ; EN 1099 b 20 ; 1112 a 32-33 ; 1140 a 14 sq.
18- Sur l’orexis, cf. infra n. 19 ; 2, 2, 1378 a 31 et note ; EN 1139 a 17 ; DA 414 b 2 ; 432 b 3 sq. ; 433 a 9-30. Dans la suite, nous ne changeons rien aux ms. Kassel propose une addition qui signifie : « <et parmi ceux qui
sont dus à l’appétit>, les uns relèvent... les autres... ». Elle ne s’impose pas, non plus que l’addition à la ligne suiv. d’un membre disant que la volonté est un appétit rationnel. Cela se déduit du fait qu’elle a pour objet le bien.
19- Cette liste s’éclaire en partie quand on la confronte à la structure de l’âme comme principe de l’action décrite dans l’EN 1102 a 26 sq. L’âme contient une composante qui participe de la raison et une composante
irrationnelle ; la partie irrationnelle se subdivise en une partie naturelle, végétative, et une partie désirante. La partie rationnelle se décompose en une instance purement rationnelle et une autre qui est seulement susceptible d’obéir à la
raison. L’instance « appétitive » (to orektikon) est à cheval sur la composante irrationnelle désirante et la composante rationnelle susceptible de se soumettre à la raison. On la trouve à l’œuvre aussi bien dans l’emportement ou le
désir que dans la volonté ou l’intelligence pratique.
20- Nous tentons de rendre les deux sens possibles ici pour exousia : 1) excessive richesse, qui crée l’exaltation, la perte du sens des réalités, cf. Thuc. 3, 45 et/ou le besoin du superflu, cf. 1, 12, 1372 b 20 ; 2) pouvoir.
21- Sur cette empreinte de l’habitude qui conduit presque à assimiler disposition (et donc vertu ou vice) et action, cf. EN 1103 b 13 sq.
24- L’idée est celle d’une règle fixée, d’une norme, cf. ci-dessus l. 26.
25- En grec : en autois. On peut aussi interpréter autois comme un masculin. Il s’agirait alors de la nature personnelle de l’agent, à laquelle s’oppose plus bas la phusis tis, indéterminée.
26- De telles recherches, qui risquent d’aboutir à des apories, sont inutiles dans le judiciaire.
27- Sur cette association, cf. n. 19 ci-dessus. Voir aussi EN 1110 a 2-3.
28- Sur l’habitude, par laquelle se forme l’hexis (habitus, distinct de diathesis), cf. EN 1103 a 14 sq.
29- Sc. Celui qui subit le châtiment, et qui sera corrigé, cf. Gorgias, 507-508.
31- Sur l’importance du plaisir (ou du déplaisir) dans toute action, cf. infra chap. 11 et EN 1104 b 4 sq.
35- Ce n’est pas consentir à la médiocrité des définitions (cf. Top. 139 b 8-18) mais en rester au niveau de technicité adéquat à la rhétorique.
CHAPITRE 11
Définition du plaisir
[1369 b 33] Faisons l’hypothèse que le plaisir est un mouvement1 (kinèsis) de l’âme et son rétablissement (katastasis)2 complet et sensible dans
son état naturel, [35] et que la peine est l’inverse.
Applications
Si le plaisir est bien [1370 a 1] quelque chose de cet ordre, il est clair qu’est aussi plaisant ce qui produit ladite disposition (diathesis)3, et que ce qui
la détruit ou produit l’état inverse est pénible. Il est donc nécessaire que le fait d’aller vers l’état naturel soit en règle générale plaisant, et surtout quand ce sont
les choses conformes à la nature [5] qui rejoignent leur nature. Mais les habitudes aussi sont plaisantes. Car ce à quoi l’on s’est habitué devient à partir de là
comme quelque chose de naturel. L’habitude en effet a de la ressemblance avec la nature : souvent est proche de toujours, or la nature relève du toujours et
l’habitude du souvent. Est plaisant également ce qui n’est pas imposé par la violence (to mè biaion), car la violence est contre-nature. [10] C’est pourquoi
les contraintes (anankai) sont chose pénible, et l’on a eu raison de dire :
Toute action qu’on est contraint de faire est
naturellement importune4.
Tout ce qui est effort, application, contention est pénible, car cela implique contrainte et violence (tant qu’on ne s’y est pas habitué, car alors l’habitude en
fait quelque chose de plaisant) ; leurs contraires sont plaisants, c’est pourquoi l’indolence (rhathumiai), l’absence de peine [15] et d’effort, les jeux, les
récréations et le sommeil font partie des choses plaisantes, car aucune de ces choses n’a de rapport avec la contrainte. Tout ce dont le désir (epithumia) est en
nous est plaisant, car le désir est l’appétit (orexis) du plaisant.5 Parmi les désirs6, les uns sont irrationnels, les autres rationnels. J’appelle irrationnels tous ceux
qui ne reposent pas [20] sur une intellection (to hupolambanein)7. Répondent à cette définition tous les désirs que l’on dit naturels, comme ceux qui
passent par le corps, par exemple le désir de nourriture, à savoir la soif et la faim*8, et le désir qui correspond à chaque espèce de nourriture ; de même les désirs
relatifs au goût, au sexe et, en général, au toucher ; ceux qui sont relatifs à l’odorat [de la bonne odeur], à l’ouïe [25] et à la vue. J’appelle rationnels tous les
désirs que l’on a parce qu’on a été persuadé (ek tou peisthènai)9. Car il y a beaucoup de choses que l’on désire voir et acquérir pour en avoir entendu parler
et avoir été persuadé qu’elles sont désirables. Puisque le fait d’éprouver un plaisir réside dans la sensation (aisthanesthai) d’une impression (pathos), que
l’imagination (phantasia)10 est une sensation faible (aisthèsis... asthenès), et que dans l’homme qui se souvient ou dans celui qui espère il s’ensuivra
[30] une sorte d’imagination de ce dont il se souvient ou de ce qu’il espère, s’il en va ainsi, il est clair qu’il y a aussi des plaisirs associés au souvenir et à
l’espoir, puisqu’il y a précisément dans ces actes aussi une sensation. Par conséquent, tout ce qui est plaisant réside forcément soit dans la perception de leur
présence, soit dans le souvenir qu’on a qu’ils ont eu lieu, soit dans l’espoir qu’on a qu’ils se produiront, car on a la perception du présent, [35] le souvenir du
passé et l’espoir du futur11. [1370 b 1] Les choses dont le souvenir est plaisant, ce sont non seulement celles qui étaient plaisantes sur le moment, quand elles
étaient présentes, mais pour certaines, des choses qui n’étaient pas plaisantes, si ce qui a suivi plus tard a été beau et bon, ce qui a fait dire :
Il est plaisant, une fois sauvé, de se rappeler les dangers
qu’on a courus12
et :
[5] Car après coup, lorsqu’il se souvient, il prend plaisir
même à ses souffrances,
l’homme qui a beaucoup subi et beaucoup accompli13.
La raison en est qu’il est plaisant aussi de ne pas ressentir de mal. En ce qui concerne les choses que l’on espère, sont agréables celles dont la présence
semble apporter beaucoup de joie et rendre grand service, et rendre service sans causer de peine. En somme, tout ce dont la présence apporte de la joie réjouit
aussi, dans la plupart des cas, [10] quand on l’espère ou que l’on s’en souvient. C’est pour cela que même la colère procure du plaisir, comme Homère l’a dit
dans les vers qu’il a composés sur l’emportement (thumos), qui est
beaucoup plus doux que le miel distillé goutte à goutte14,
car personne ne se met en colère contre quelqu’un qui manifestement ne pourra être châtié, et face à quelqu’un qui est beaucoup plus puissant, ou bien nous
ne nous mettons pas en colère du tout, ou bien nous nous fâchons moins.
Un certain plaisir [15] accompagne la plupart des désirs, car à se souvenir qu’on a obtenu quelque chose ou à espérer qu’on l’obtiendra, on jouit d’un
certain plaisir15. Par exemple ceux qui, dans les accès de fièvre, sont tenaillés par la soif : ils ont plaisir à se souvenir d’avoir bu et à espérer boire. De même les
amoureux : ils ont plaisir à sans cesse parler de l’objet aimé, à le dessiner16, [20] à composer quelque chose17 à son sujet, car, ranimant le souvenir par tous ces
moyens, ils croient presque sentir la présence de l’aimé. Et c’est là pour tous le point de départ de l’amour : quand on se plaît non seulement à la présence de
l’aimé mais aussi à son souvenir quand il est absent. Et l’on est vraiment amoureux quand l’absence de l’autre [25] entraîne du chagrin18. Les deuils mêmes et
les lamentations, pareillement, ne vont pas sans un certain plaisir, car on éprouve du chagrin à ce que le mort n’existe plus, mais du plaisir à se souvenir de lui et
en quelque sorte à le voir, en se représentant ce qu’il faisait et comment il était. De là vient qu’Homère a eu raison de dire :
Ainsi parla-t-il et il fit naître chez tous le désir de gémir19.
Il est plaisant aussi de se venger (timôreisthai). [30] Car ce qu’il est pénible de ne pas obtenir, il est plaisant de l’obtenir, et les hommes en colère
souffrent excessivement s’ils ne se vengent pas, et se réjouissent à espérer le faire. Il est plaisant aussi de vaincre, non seulement pour les querelleurs (tois
philonikois), mais pour tout le monde, car on se voit alors en position dominante (huperokhè), chose dont tout le monde a peu ou prou le désir. Puisqu’il est
plaisant de vaincre, [35] sont plaisants aussi, nécessairement, les jeux20 [1371 a 1] qui consistent en combats et en joutes (où la victoire est chose
fréquente), ainsi que les osselets, la balle, les dés, le trictrac21. Il en va de même pour les jeux sérieux : les uns en effet deviennent plaisants pour peu qu’on s’y
habitue, [5] les autres sont immédiatement plaisants, telle la chasse avec les chiens et toute chasse quelle qu’elle soit, car là où il y a compétition (hamilla), il y
a aussi victoire. C’est pourquoi d’ailleurs la chicane et l’éristique sont plaisantes pour ceux qui en ont l’habitude et les capacités. Les marques d’honneur (timè),
la réputation (eudoxia) comptent au nombre des choses très agréables, parce que chacun se voit doté des qualités d’un homme de bien (spoudaios), [10] et
cela d’autant plus quand il considère comme véridiques ceux qui en répandent le bruit. C’est le cas des gens proches, plutôt que de ceux qui sont loin, des
familiers et des concitoyens plus que des étrangers, des vivants plus que de la postérité, des personnes sensées plus que des sots, du grand nombre plus que du
petit nombre : car il est plus vraisemblable que ces gens-là disent la vérité plutôt que leurs contraires, car ceux qu’on regarde [15] de haut, comme les petits
enfants ou les bêtes22, on n’a que faire de l’honneur ou de la réputation qu’on leur doit, du point de vue de la réputation elle-même, du moins, et si l’on y tient
malgré tout, c’est pour quelque autre raison. L’ami aussi compte au nombre des choses plaisantes, car il est plaisant d’aimer (il n’est personne aimant le vin qui
ne se plaise à en boire) ; être aimé aussi est plaisant, car, là encore, on se voit [20] posséder la qualité d’homme de bien, chose que désire tout être sensé
(pantes hoi aisthanomenoi)23. Être aimé, c’est être un objet d’affection en soi et pour soi. Il est plaisant aussi d’être admiré (thaumazesthai), pour la
même raison qu’il l’est d’être honoré (timasthai). Le fait d’être flatté (kolakeuesthai) et le flatteur sont plaisants, car le flatteur a les apparences d’un
admirateur et d’un ami24. Il est plaisant aussi de faire [25] souvent la même chose, car l’habituel est plaisant, comme nous l’avons vu. Il est plaisant aussi de
changer, car c’est à un état naturel qu’aboutit le changement : la répétition incessante, en effet, pousse à l’excès (huperbolè) de la disposition (hexis) établie,
d’où le mot :
En toute chose le changement est doux25.
C’est pour cela que les interruptions causent du plaisir, en matière de relations humaines comme d’actions, car elles impliquent un changement [30] par
rapport au présent et, en même temps, ce qui est séparé par des interruptions est rare. Le fait d’apprendre et le fait de s’étonner sont choses plaisantes26, dans la
plupart des cas, car dans l’étonnement réside le désir d’apprendre*27, si bien que l’étonnant est désirable, tandis que dans le fait d’apprendre il y a rétablissement
dans l’état naturel28. Accorder des bienfaits29, [35] en recevoir, font partie également des choses plaisantes, car recevoir des bienfaits, [1371 b 1] c’est
obtenir ce qu’on désire, alors qu’en accorder suppose à la fois qu’on a les moyens et qu’on domine l’autre, deux choses auxquelles on aspire. Parce que la
bienfaisance est plaisante, les hommes se plaisent aussi à corriger leurs proches et à parachever ce qui souffre d’un manque. Puisque apprendre [5] et s’étonner
sont choses plaisantes, les choses de cet ordre, nécessairement, le sont aussi, comme la représentation d’un objet (to memimèmenon) (par exemple par la
peinture, par la sculpture, par la poésie) et généralement tout ce qui est bien représenté, même si l’objet représenté en lui-même est désagréable30. Ce n’est pas cet
objet qui réjouit mais le raisonnement (sullogismos) selon lequel on se dit : ceci, c’est telle chose, et il en résulte qu’on [10] apprend quelque chose. De
même les retournements de situation31 et le fait d’échapper de justesse à des dangers, car tout cela est étonnant. Puisque ce qui est conforme à la nature est
plaisant et que les êtres apparentés sont apparentés les uns aux autres par nature, tous les êtres apparentés et semblables se plaisent la plupart du temps32, par
exemple l’homme à l’homme, le cheval au cheval, [15] le jeune au jeune. Telle est l’origine des proverbes qui disent : « Le même âge charme le même âge33 »,
« toujours vers le semblable34... », « la bête reconnaît la bête35 », « le geai perche à côté du geai36 » et autres du même genre. Puisque tous les êtres semblables ou
apparentés se plaisent mutuellement et que chacun éprouve ce plaisir surtout vis-à-vis de soi-même, il est nécessaire que [20] tous les hommes s’aiment eux-
mêmes plus ou moins, car les relations de ce type37 existent au plus haut degré envers soi-même. Puisque tout le monde s’aime soi-même, tout le monde
nécessairement trouve plaisant ce qui lui appartient, par exemples les œuvres et les paroles38. Aussi les gens aiment-ils la plupart du temps leurs flatteurs, leurs
amants, leurs honneurs et leurs enfants (car leurs [25] enfants sont leur œuvre). Parachever ce qui souffre d’un manque est aussi chose plaisante, car la chose est
désormais notre œuvre. Et puisqu’il39 est très plaisant de commander, il est plaisant aussi de paraître sage (sophos)40 (car l’intelligence pratique [to
phronein] confère du pouvoir), et l’intelligence spéculative [hè sophia] est la science [epistèmè] de beaucoup de choses admirables. En outre, puisque les
hommes sont la plupart du temps orgueilleux (philotimoi)41, il est nécessairement plaisant [30] de réprimander ses proches. Et aussi de commander ; de
consacrer son temps aux occupations où l’on a la réputation d’exceller particulièrement. C’est ce que dit le poète :
À cela chacun s’affaire,
consacrant la plus grande part du jour à l’activité
où il se surpasse lui-même42.
Pareillement aussi, puisque le jeu et toute détente comptent au nombre [35] des choses plaisantes, ainsi que le rire*, les choses comiques (geloia)43 elles
aussi – hommes, [1372 a 1] discours, actions – sont plaisantes. Mais une définition des choses comiques a été donnée à part, dans nos études sur la
Poétique44. Au sujet des choses plaisantes, tenons-nous-en là. Quant aux choses pénibles, on y verra clair en prenant le contre-pied de ce qui précède.
1- Dans l’EN (10, 1174 a 14 sq.), Aristote nie que le plaisir soit un mouvement. Les tenants de la critique génétique (par ex. RIST [1989], p. 84) y voient un signe de l’archaïsme du présent développement. GRIMALDI ([1980],
p. 243-246) démontre que les différences par rapport à l’EN, surtout quand on prend en compte l’autre grand développement sur la question (7, 11-14), ne sont pas si grandes. Il faut surtout tenir compte de la spécificité du point de
vue adopté ici, qui justifie l’hypothèse de travail choisie. Dans le judiciaire, il s’agit d’argumenter à propos d’actions à l’aide des mobiles plausibles – ou non – de ces actions. Ces actions ont un caractère exceptionnel, en tout cas
ponctuel, et elles supposent une « déviation » : ce sont les raisons de ces déviations qui sont exposées ici.
2- Pour ce sens de katastasis et cette définition du plaisir, voir Platon, Philèbe, 42 2. Voir aussi MM 1204 b 36 sq. et la tradition exégétique postérieure, par exemple apokatastasis dans l’Anonyme de Séguier, Art du
discours politique, § 183, p. 34 Patillon.
4- Propos cité dans l’EE 1223 a 30-33, où il est attribué à Événos de Paros. Voir aussi Méta. 1015 a 28. Sur Événos, cf. Platon, Apol. 20 a sq. ; Phédon, 60 d ; Phèdre, 267 a.
6- Le passage qui commence avec cette phrase et s’achève l. 27 (« ... qu’elles sont désirables ») est mis entre doubles crochets droits par Kassel, en tant qu’addition postérieure à la première rédaction.
7- Hupolambanein décrit une activité de l’esprit, la formation d’une supposition, d’une opinion, cp. 3, 11, 1412 a 30-31.
8- Kassel condamne les mots δίψα καὶ πεῖνα (faim et soif). Mais il n’y a aucune difficulté, en grec, à ce que le désir de nourriture inclue la soif. Qu’il s’agisse de désirs (et non du fruit de désirs) n’est pas non plus étrange, cf.
2, 12, 1389 a 3-9 ; DA 414 b 11-13 ; Platon, Rép. 437 b sq.
9- Cf. DA 428 a 22-23. R. Bodéüs observe (ad loc.) : « c’est une prise de position contre Platon, Timée, 51 A ».
10- Sur l’imagination (représentation), faculté de se représenter une image, vraie ou fausse, cf. DA 427 b 27 sq. Quoique en rapport réel ou potentiel avec elles, ce n’est à proprement parler ni une sensation, ni une
connaissance, ni une opinion.
15- Cf. à propos de la colère, 2, 2, 1378 a 30 sq. Voir aussi EN 1166 a 24-26.
16- Sur le dessin, ou art graphique, l’une des quatre matières fondamentales dans l’éducation traditionnelle (avec les lettres, la gymnastique et la musique), cf. Pol. 1337 b 23-27.
20- Sur la place du jeu dans la vie de loisir telle que la préconise Aristote, cf. Pol. 1337 b 29 sq. Sur les jeux dans l’Antiquité grecque, cf. JOUËT-PASTRÉ [1998].
21- Le jeu dit petteia semble avoir requis des dés, des pions et un espace divisé, comme le jacquet, le trictrac ou le backgammon. Mais les textes ne le distinguent pas toujours clairement du précédent.
22- GRIMALDI [1980] interprète thèrion ici comme désignant un humain mal dégrossi, mais le premier sens est celui d’animal, éventuellement apprivoisé, dont les manifestations d’attachement ne flattent pas – à en croire
Aristote – l’amour-propre.
24- Sur la flatterie et le flatteur, cp. EN 1108 a 28-29 ; 1127 a 7-10 ; sur ce qui distingue ce dernier de l’ami, cf. EN 1159 a 13-16 ; 1173 b 31 sq.
25- Euripide, Oreste, 234, cité également dans l’EN 1154 b 21-31, passage où se trouve aussi l’explication de l’impossibilité d’un plaisir durable : le caractère composite, âme et corps, de notre nature.
27- Texte discuté. Certains éditeurs condamnent μαφεῖν. On doit comprendre alors : « d’une part admirer implique désirer » (DUFOUR [1932]).
28- Chez Aristote, l’excellence « intellectuelle » connaît des degrés (voir ci-dessous), selon qu’elle est au service de l’action ou de la contemplation, mais elle est caractéristique de la nature humaine et source des formes les
plus hautes d’accomplissement, de bonheur et d’excellence morale, cf. Méta. 980 a 21 ; EN 1178 a 22 sq. et CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002] p. 208-213. Réciproquement, l’ignorance est une imperfection fondamentale.
29- Cette phrase et la suivante sont considérées par Kassel comme des additions à la première rédaction.
30- Cf. Poétique, 4, 1448 b 10 sq. Nous maintenons l’interprétation traditionnelle. Pour une analyse novatrice de ce passage, cf. VELOSO [2004].
32- GRIMALDI [1980] souligne que la similitude est aussi facteur d’inimitié, cf. Hésiode, Trav. 25-26.
35- Cp. EE 1235 a 9 ; Théocrite, Idylles, 9, 31-32 ; Épicharme, fr. 173 Kaibel.
39- Kassel considère – sans raison convaincante – cette phrase comme une addition à la première rédaction.
40- Sophos englobe ici la phronèsis (intelligence pratique) et la sophia (intelligence spéculative).
41- Ce terme est parfois pris en meilleure part et signifie alors « ambitieux ».
42- Euripide, Antiope, fr. 183 Nauck (7 Jouan-Van Looy). Cf. Platon, Gorgias, 484 e ; [Aristote], Problèmes, 917 a 13 sq., etc. La pièce – perdue – était célèbre à cause d’une scène comparant la vie d’homme d’action à
la vie d’artiste.
43- Sur ce choix de traduction, cf. DUPONT-ROC & LALLOT [1980], p. 169.
44- Il y a débat sur l’existence d’un 2e livre de la Poétique consacré à la comédie. Cette mention militerait plutôt en faveur de cette existence, même s’il existe un passage dans le texte conservé de la Poétique (chap. 5
init.) que pourrait viser à la rigueur le présent renvoi.
CHAPITRE 12
Leurs victimes
Voici maintenant quelles sont leurs victimes et ce qu’ils leur font17. On commet l’injustice : contre ceux qui ont ce dont [25] on manque soi-même, que ce
soit pour obtenir le nécessaire, le superflu ou une jouissance ; contre ceux qui sont éloignés et contre ceux qui sont proches : dans le cas des seconds, le butin est
vite pris, dans le cas des premiers, la punition est lente à venir, comme pour les pirates qui pillent les Carthaginois ; contre ceux qui ne se méfient pas ni ne se
prémunissent mais font confiance, tous gens à l’attention desquels il est facile d’échapper ; contre les indolents, [30] car il faut faire des efforts pour poursuivre
en justice ; contre les personnes timides (aiskhuntèloi)18, car elles ne sont pas enclines à se battre pour le profit ; contre ceux qui ont été lésés par beaucoup de
gens sans les poursuivre en justice : ils constituent, comme dit le proverbe, une « proie Mysienne19 » ; contre ceux qui n’ont jamais encore été victimes et contre
ceux qui l’ont été souvent, car ni les uns ni les autres ne se tiennent sur leurs gardes, considérant, pour les premiers, que cela ne leur est jamais arrivé, et, pour les
seconds, que cela ne saurait [35] leur arriver encore ; contre ceux qui ont été calomniés ou sont faciles à calomnier, car des gens pareils ne se déterminent pas (à
poursuivre en justice*)20 par peur des juges, et (s’ils poursuivent) ils ne sont pas en mesure de convaincre. On compte parmi eux ceux qui font l’objet de la haine
ou de l’envie. Contre ceux vis-à-vis desquels on peut [1373 a 1] prétexter que leurs ancêtres, eux-mêmes ou leurs amis, ont mal agi ou s’apprêtaient à mal
agir envers soi, ses ancêtres ou ceux qu’on a à cœur. Comme dit le proverbe, « la méchanceté ne demande qu’un prétexte21 ». Contre les ennemis et les amis :
dans le second cas, c’est facile, [5] dans le premier, c’est agréable22. Contre ceux qui n’ont pas d’amis. Contre ceux qui sont malhabiles à parler et à agir : soit ils
n’entreprennent pas de poursuivre, soit ils négocient, soit ils ne mènent rien à son terme. Contre ceux qui n’ont pas intérêt à perdre du temps à surveiller procès
ou versement d’amendes, tels les étrangers et les travailleurs indépendants : une petite somme suffit pour qu’ils composent et ils renoncent facilement aux
poursuites. [10] Contre ceux qui ont commis des injustices nombreuses ou qui sont justement celles qu’on leur fait subir, car il paraît presque ne pas y avoir
d’injustice quand quelqu’un subit un traitement proche de celui qu’il a coutume d’infliger lui-même aux autres, je veux parler, par exemple, de quelqu’un qui
donnerait des coups à un homme coutumier de violences. Contre ceux qui vous ont fait du mal, ou qui ont voulu le faire, ou qui le veulent ou qui vous en feront :
s’en prendre à eux a [15] quelque chose d’agréable et de beau et cela passe presque pour n’être pas injuste. Contre ceux dont le malheur fera plaisir à nos amis,
à ceux que nous admirons, à ceux dont nous sommes amoureux, à ceux qui ont de l’autorité sur nous, à ceux – en général – dont notre vie dépend. Contre ceux
dont il est possible d’obtenir l’indulgence23. Contre ceux dont on a déjà eu à se plaindre et avec qui on a déjà rompu, tel Callippe dans l’affaire de [20] Dion24.
De tels comportements passent presque pour ne pas être injustes. Contre ceux que d’autres attaqueraient si l’on ne prenait les devants, quand on pense qu’aucune
délibération n’est plus possible. C’est ainsi que, dit-on, Énésidème envoya le prix du cottabe à Gélon quand ce dernier eut asservi <...>*25 : il avait pris les
devants, tandis que lui avait eu le tort de tarder. Contre ceux qui, une fois qu’on les aura lésés, nous permettront [25] de faire beaucoup de bien, puisque le mal
sera facilement réparé. C’est ainsi que Jason le Thessalien26 disait qu’il fallait faire un peu de mal pour pouvoir faire aussi beaucoup de bien.
Comme mauvaises actions27, on commet celles que tout le monde ou beaucoup de gens ont l’habitude de commettre : on pense ainsi obtenir le pardon.
Comme mauvaises actions27, on commet celles que tout le monde ou beaucoup de gens ont l’habitude de commettre : on pense ainsi obtenir le pardon.
Celles qui sont aisées à cacher, tel le vol de ce qui se consomme vite comme les [30] aliments, ou de ce qui change facilement de forme, de couleur ou de
composition28, ou de ce qu’il est facile de dissimuler n’importe où comme les objets transportables ou ceux qui peuvent disparaître dans de petites cachettes, ou
des objets passe-partout et semblables à beaucoup de ceux que le coupable possédait déjà avant. Et les fautes que les victimes rougissent de dénoncer, tels les
violences exercées par des femmes sur leur propre mari [35] ou sur leurs fils. Et toutes celles qui feraient passer le plaignant pour chicanier, comme les fautes
minimes ou pardonnables29.
Telles sont en gros les dispositions dans lesquelles on commet l’injustice, quelles sont ces injustices, contre qui et pourquoi on les commet.
1- Aristote marque les étapes de l’exécution du programme annoncé au début du chap. 10. La fin du présent chapitre porte sur le 3e point prévu alors : qui sont les victimes (1372 b 24 sq.).
5- Il y a là un morceau de très ancienne rhétorique, voir infra 2, 24, 1402 a 17-20 et la Rh. Al. 1442 a 25 sq. ainsi que notre édition de ce traité (CHIRON [2002] p. CL-CLI).
6- DUFOUR [1932] explicite le retour au thème principal : « Pensent pouvoir commettre l’injustice ceux qui... » après le passage consacré à ceux qui sont susceptibles de commettre des délits sans être pris. Même chose chez
KENNEDY [1991] : « And [people do wrong] who have either no enemy or many enemies. »
7- Sc. sachant qu’ils étaient environnés d’ennemis. C’est une variante du corax, cf. 2, 24, 1402 a 17-20.
9- Cette phrase, selon Kassel, est une addition aristotélicienne postérieure à la première rédaction.
15- Sur cette qualité morale faite de respect de la justice, d’honnêteté, mais aussi du désir de rectifier la loi si elle est inadaptée, cf. 1, 13, 1374 a 27 sq. et l’index.
16- Le calcul est le suivant : on ne croira pas que, perdu de réputation comme je le suis, j’aie osé récidiver.
18- Ou « réservées », hypersensibles, vite honteuses, cf. 2, 6, 1385 a 9 ; 2, 12, 1389 a 29 et EN 1128 b 19-20.
19- C’est-à-dire une proie facile. Cf. Démosthène, Cour. 72 ; FGrH 327 F4 Jacoby, etc. Il n’existe pas d’explication claire à cette formule proverbiale (dossier dans COPE [1877] p. 235 sq.).
20- Vahlen explicitait ce que nous ajoutons entre parenthèses : προαιροῦνται <ἐπεξιέναι>.
24- Callippe s’allia à Dion de Syracuse, son condisciple à l’Académie, quand ce dernier renversa Denys II, puis complota contre lui et l’assassina en 354 av. J.-C. Plutarque (Vie de Dion, 54 sq.) nous apprend que Dion
n’ignorait pas les menées de Callippe mais ne fit rien, et que Callippe était en butte à l’hostilité d’autres amis de Dion. Aristote semble faire allusion à un procès dont nous ne savons rien par ailleurs.
25- Le cottabe est un jeu qui consiste à faire résonner un récipient métallique en y jetant les dernières gouttes de vin de sa coupe, cf. Athénée, 479 c-e, 487 d-e, 665 c sq. Cet hommage humoristique signifie qu’Énésidème se
disposait à faire ce que Gélon a fait plus vite que lui. Plusieurs éditeurs supposent une lacune après άνδραποδισάμενῳ, lacune où aurait figuré le nom du peuple attaqué (Syracuse ? Gélon, tyran de Géla devint tyran de Syracuse en 485
et l’on a connaissance d’un Énésidème, membre de la garde du corps d’Hippocrate, tyran de Géla).
26- Jason fut tyran de Phères en Thessalie (ca 385-370). Pour un témoignage voisin, cf. Plutarque, Moralia, 817 f-818 a.
C’est à cela aussi que se réfère Empédocle, à propos de l’interdiction de tuer un être [15] animé, quand il dit que ce n’est pas juste pour certains et injuste
pour d’autres,
Mais la loi universelle est partout répandue
Tout au long de l’éther immense et de l’éclat infini7.
1- Pour une première définition de l’injustice, cf. supra 1, 9, 1366 b 9-11 ; pour une seconde, en fonction notamment des deux types de lois, cf. 1, 10, 1368 b 6-24.
2- Soit l’individu, soit la collectivité. Cette distinction est développée ci-dessous, 1373 b 18 sq.
4- KENNEDY [1991] fait remonter ce membre de manière à ce que le texte signifie que la loi commune est non écrite, la loi particulière écrite, en cohérence avec 1, 10, 1368 b 7-9 et ci-dessous 1374 a 19-21. D’autres jugent
que ces divergences attestent une composition en plusieurs étapes. Les chap. 13 et 14 seraient tardifs.
8- Certains éditeurs – depuis Spengel – supposent une lacune. Un commentateur médiéval anonyme supplée la phrase suivante : « Dieu a laissé tous les êtres libres. La nature n’a fait personne esclave » (Alcidamas, fr. 1
Sauppe). Alcidamas est un rhéteur du IVe siècle (cf. GOULET [1994] no 88), contemporain d’Isocrate et célèbre pour avoir polémiqué avec lui sur la question du discours écrit à l’avance vs discours improvisé. Son Messéniaque est
cité à nouveau infra, 2, 23, 1397 a 11-12.
9- Le droit grec distinguait ainsi entre procès à caractère privé (dikè) et procès à enjeu public (graphè). Refuser le service militaire faisait partie de la seconde catégorie, comme aussi trahir, recevoir de l’argent d’un pays
ennemi, désobéir à un général, proposer une loi contraire aux lois en vigueur, etc.
10- Cf. 1, 10, 1368 b 6-7 ; EN 1113 b 3 sq. ; 1135 a 16-28 ; 1136 a 31-32
11- Le passage semble avoir pour but de faire la part de ce qui a été traité et de ce qui reste à traiter. Mais le détail du raisonnement fait problème. Pour cette phrase, on croit comprendre ceci : on peut déduire le contenu de ces
injustices subies (les préjudices), de la définition de l’acte injuste (dérivée de celle des biens et des maux) et de l’acte volontaire. Le renvoi est aux chap. 6, 7 et 9 pour les différents biens et maux, et au chap. 10 pour l’action délibérée.
13- 2, 2.
14- La contestation paraît porter ici sur le nom donné à l’acte ou, si l’on admet ce nom, la portée qu’on lui donne : on admettra par exemple qu’il y a eu vol dans un temple mais on contestera qu’il s’agisse d’un sacrilège.
Dans la théorie des états de cause, héritière – entre autres sources – de ce développement, cette question de l’intitulé deviendra l’état de définition (horos ou horikè stasis).
15- L’exemple deviendra canonique, cf. Hermogène, Les états de cause, p. 62, 7-9 Rabe.
17- Cette traduction (empruntée à DUFOUR [1932]) est peut-être un peu trop technique, mais elle est éclairante : une définition précise de l’action commise permet d’identifier la loi concernée.
18- Cf. EN 1112 a 1 sq. ; 1127 b 14 sq. ; 1135 b 25 sq. ; Top. 126 a 30 sq.
21- C’est ce qui, par rapport à la simple loi naturelle, correspond à l’exigence purement humaine de vertu.
22- Ces exemples évoquent ceux que l’auteur de la Rh. Al. cite pour illustrer le juste (vs le légal), 1421 b 35 sq.
23- Le présent passage est le développement le plus substantiel que nous ait laissé Aristote sur cette subtile qualité morale qui vient remédier aux lacunes de la loi, en corriger l’application en apportant intelligence, humanité
voire indulgence, mais il l’évoque assez souvent, cf. 1, 2, 1356 a 6 ; 1, 5, 1361 b 38 ; 2, 1, 1378 a 13 ; 2, 3, 1380 b 5 ; 2, 8, 1385 b 35 ; 2, 9, 1386 b 32 ; 2, 11, 1388 a 33 ; 2, 12, 1372 b 19 ; 2, 15, 1375 a 29 ; 2, 19, 1392 b 24 ; 3, 2,
1405 b 5 (sens incertain) ; 3, 10, 1411 a 16 ; 3, 14, 1415 a 38 ; 3, 17, 1418 a 39 ; voir aussi EN 1137 a 31 sq. On peut hésiter, pour la traduction d’epieikeia, entre « honnêteté » et « équité ». Cette dernière vertu, elle aussi, corrige
éventuellement la loi positive, mais le mot rend moins compte des liens entre epieikeia et vertu (voir la n. de R. Bodéüs à EN 1137 a 31).
24- GRIMALDI [1980] comprend dokei comme signifiant non pas « passe pour », mais « paraît à certains » (à juste titre). Pour lui « equity is the just » et il glose « a justice which goes beyond justice as found in written law ».
26- On peut supposer que la loi, dans ce cas, donne le principe, cite quelques cas types et s’en remet pour le reste à l’honnêteté des personnes chargées de trancher.
27- Phrase elliptique : nous comprenons (avec GRIMALDI [1980]) : (συμβαίνει δὲ τοῦτο... ἑκόντων... ὅταν τοσαῦτα ᾖ) ὅσα... Nous divergeons de Grimaldi, en revanche, pour l’interprétation d’άπειρία. Le mot nous semble
désigner l’infinité des cas possibles (qui doit interdire une codification trop précise, sous peine de laisser échapper des possibilités de délit). Grimaldi donne au mot son sens d’« inexpérience » : le législateur laisserait les détails de
côté faute de les connaître.
28- Il y a une quasi-équivalence entre katholou et haplôs. Pour l’idée, cp. MM 1198 b 24-32.
29- On attendrait une modalisation : « il se peut qu’au regard de la vérité on ne commette pas d’injustice » (cf. KENNEDY [1991] : « when in truth he has [perhaps] not done any harm... »).
30- Distinctions voisines, faites dans l’esprit de Prodicos, dans l’EN 1135 b 16-20 ; dans la Rh. Al. 1427 a 30 sq. Voir aussi Démosthène, Cour. 274.
32- Le mot logos a son double sens habituel : parole et raison. Il s’agit d’accepter un jugement verbal et rationnel plutôt que de régler le différend par des actes (de violence).
33- Sur la procédure d’arbitrage à Athènes, cf. Constitution d’Athènes, 53, 2-4 ; HANSEN [1993], p. 214, 228, 232-233.
CHAPITRE 14
Degrés de l’injustice1
[1374 b 24] Un acte injuste (adikèma) est d’autant plus grave qu’il provient d’une injustice (adikia) plus grande, [25] aussi même* les plus
insignifiants peuvent-ils être les plus graves, tel celui dont Callistrate accusait Mélanopos2, d’avoir frustré les administrateurs d’un temple d’un dû de trois demi-
oboles consacrées. Pour la justice, c’est l’inverse3. Cela tient au fait que l’importance réside dans la puissance (dunamis)4, car celui qui a volé trois demi-
oboles consacrées est susceptible de commettre n’importe quel délit.
On juge de la gravité de l’acte [30] tantôt sur cette base, tantôt d’après le dommage causé. Est aussi un acte grave celui pour lequel il n’existe pas de
punition proportionnée, toutes étant trop légères. Celui pour lequel il n’est pas de remède, car il est difficile, voire impossible, de le réparer5. Celui dont la
victime ne peut pas obtenir réparation en justice, parce qu’il est sans remède, car la justice est châtiment et remède*. Et si la victime qui a subi l’injustice s’est
infligée à elle-même un grave châtiment, [35] car il est juste que l’auteur subisse un châtiment encore plus lourd. C’est ainsi que Sophocle, parlant en faveur
d’Euctémon6 qui s’était tranché la gorge [1375 a 1] pour avoir subi un outrage, dit qu’il ne fixerait7 pas une peine inférieure à celle que la victime s’était
infligée à elle-même. Est aussi un acte grave celui que son auteur a été le seul à commettre ou le premier ou que peu d’autres ont commis. Le fait de commettre
souvent la même faute l’aggrave*8. Est grave l’acte à cause duquel ont été cherchés et trouvés les moyens de le prévenir et de le punir. [5] Par exemple, à Argos,
sont punis* celui à cause duquel une loi a été promulguée et ceux à cause desquels la prison a été construite. Qu’un acte injuste soit plus bestial9 l’aggrave. De
même pour l’acte plus longuement prémédité10. Et pour l’acte qui inspire aux auditeurs plus de peur que de pitié11.
Les moyens rhétoriques (ta rhètorika)12 sont les suivants : on dira que le prévenu a ruiné ou transgressé un grand nombre de justes engagements [10] :
serments, serrements de main, foi donnée, promesses de mariage13, d’où une surabondance (huperokhè) d’actes injustes. Autre facteur aggravant : commettre
le délit dans l’endroit où l’on châtie les coupables, comme le font les faux témoins. Où s’abstiendrait-il de mal agir, s’il se permet de le faire même au tribunal ?
Ce qui est grave aussi, ce sont les délits auxquels s’attache spécialement la honte, ou si l’on s’en prend à un bienfaiteur : il y a là plus d’une injustice car, d’une
part, [15] le prévenu fait du mal et d’autre part il ne rend pas le bien. Est un mal aggravé, celui que l’on commet en contradiction avec la justice non écrite, car
c’est le fait d’un homme meilleur que d’être juste sans y être forcé – et les lois écrites agissent par contrainte, les lois non écrites non. Sous un autre angle, un
délit est aggravé s’il est commis en contradiction avec les lois écrites, car une personne qui fait le mal en affrontant la peur et le châtiment accomplira a fortiori
des actes que nulle punition ne réprime. [20] Sur l’importance plus ou moins grande de l’injustice, voilà donc qui est dit.
1- Parallèle, en plus simple, à 1, 7, où la même question était traitée par rapport au délibératif, ce chapitre fait suite au précédent sans solution de continuité. Deux normes sont utilisées pour évaluer l’acte injuste : une norme
subjective, liée à l’intention (cf. Des vertus et des vices, 1250 a 25), et une norme objective, liée aux conséquences de l’acte.
2- Politiciens rivaux ca 370 av. J.-C. L’affaire n’est pas autrement connue.
3- L’« inverse », au sens où le plus petit acte de justice n’est pas le plus juste. Qui se résout à commettre un sacrilège pour trois demi-oboles est susceptible des crimes les plus graves (cp. Lysias, Contre Diogiton, 21).
Mais qui sait s’abstenir d’un sacrilège qui rapporte peu pourrait se laisser aller si le profit était plus grand.
5- Sc. par voie de justice. La double fonction (punition et réparation) de la justice est explicitée ensuite.
6- Le Sophocle en question n’est pas forcément le dramaturge. On connaît grâce à Xénophon (Helléniques, 1, 2, 1) un Euctémon qui fut archonte en 408/407. L’affaire n’est pas autrement connue.
7- Il s’agit d’une procédure où la punition n’était pas fixée par la loi mais devait être déterminée par le jury. Voir sur cette question la Rh. Al. 1426 b 36 sq. et HANSEN [1993], p. 238 et glossaire.
8- Cette topique (acte commis seul, pour la première fois, acte rare, acte répété...) semble traditionnelle, cf. Rh. Al., 1426 a 35 sq. (dans un développement sur l’amplification, proximité qui n’est pas sans rappeler le présent
chapitre, cf. 1375 a 8 sq.).
9- Ou : « inhumain ».
11- Sur la peur comme appréhension d’un mal, cf. EN 1115 a 7-10. Ce mal est ce qui nous ferait pitié s’il s’abattait sur quelqu’un d’autre (Rhét. 2, 5, 1382 b 26-27), d’où la différence de degré indiquée ici.
12- Comme l’indique GRIMALDI [1980], la mention n’est pas forcément péjorative et l’on aurait tort de traduire par « trucs » ou même « procédés ». Dans le passage parallèle de la Rh. Al. (1426 a 19 sq.), il s’agit de moyens
d’amplification (auxèseis). On pourrait être tenté d’expliciter : « les moyens rhétoriques de souligner la gravité d’une injustice sont les suivants ».
13- Cette interprétation du préfixe epi- (réciprocité) est recommandée par COPE [1877]. La série de transgressions paraît l’analyse (à des fins d’amplification) d’un seul acte d’injustice (la rupture d’un mariage ?).
CHAPITRE 15
Lois
Parlons d’abord des lois et de la manière d’en user quand on persuade ou quand on dissuade2, quand on accuse ou quand on défend. Il est clair que, si la loi
écrite est contraire à la cause3, il faut recourir à la loi commune et aux principes de l’honnêteté (tois epieikesin)4 considérant que la justice est de leur côté. On
dira aussi que juger « selon [30] le meilleur critère »5 consiste à ne pas recourir dans tous les cas aux lois écrites, que l’honnêteté demeure toujours et ne change
jamais, non plus que la loi commune puisqu’elle est naturelle, tandis que les lois écrites varient souvent. De là ce qui est dit dans l’Antigone de Sophocle :
Antigone se défend en disant qu’elle a enseveli son frère en contradiction [35] avec la loi de Créon, mais non avec la loi non écrite,
[1375 b 1] Justice qui n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier,
mais de toujours
[...] Ces lois, je n’allais pas, d’un simple mortel6...
On dira aussi que c’est le juste, et non son apparence, qui est chose vraie et utile, si bien que la loi écrite n’est ni vraie ni utile*7, car elle ne remplit pas [5]
l’office (ergon) de la loi ; que le juge joue le rôle de la pierre de touche8, de façon à discriminer le juste contrefait du juste véritable ; que c’est le propre d’un
homme meilleur de recourir aux lois non écrites plutôt qu’aux lois écrites et de s’y tenir. Il faut voir également9 si la loi n’est pas quelque part en contradiction
avec une loi fameuse ou avec elle-même10 (c’est ainsi que, parfois, une loi ordonne que tous les contrats conclus [10] soient valides, tandis qu’une autre interdit
de conclure un contrat qui soit contraire à la loi) ; ou si la loi n’est pas ambiguë, de manière à l’examiner et à voir de quelle manière (agôgè)11 elle s’adaptera au
juste et à l’utile, pour ensuite faire appel à elle12. Et si la situation pour laquelle la loi a été faite n’a plus cours tandis que la loi est toujours en vigueur, [15] il
faut s’efforcer de le faire voir et de combattre la loi par ce moyen.
Mais si la loi écrite va dans le sens de la cause, il faut dire alors que la formule « selon le meilleur critère » n’est pas destinée à ce que l’on juge d’une
manière contraire à la loi mais sert à éviter que – au cas où l’on ignore ce que signifie la loi – l’on ne se parjure13. On dira aussi que personne n’opte pour ce qui
est bien dans l’absolu (haplôs), mais que chacun choisit ce qui est bon pour lui14. [20] Et qu’il n’y a aucune différence pour une loi entre ne pas exister et ne
pas être utilisée. Et que, dans tous les autres arts (tekhnai), on n’a pas intérêt à se faire « plus malin que le médecin15 », car l’erreur du médecin ne nuit pas
aussi gravement que l’habitude de désobéir à qui détient l’autorité. Et que chercher à être plus habile que les lois, c’est précisément ce qui est interdit dans les
[25] lois qu’on approuve. Sur la question des lois, ces distinctions doivent suffire.
Témoins
En ce qui concerne les témoins16, il en est de deux sortes, les anciens et les récents. Parmi ces derniers, les uns sont associés au risque17, les autres sont
extérieurs. J’appelle anciens témoins les Poètes ainsi que tous les hommes célèbres dont les jugements sont de notoriété publique. C’est ainsi que [30] les
Athéniens, dans l’affaire de Salamine, ont pris Homère à témoin18 et les Ténédiens, naguère, Périandre de Corinthe contre les Sigéens19. Et Cléophon, contre
Critias, s’est appuyé sur les vers élégiaques de Solon pour dire que les désordres agitant sa maison ne dataient pas d’hier, sans quoi jamais Solon n’eût composé
ce vers :
Dis de ma part à Critias le roux d’obéir [35] à son père20.
[1376 a 1] Les témoins de ce genre se prononcent sur le passé ; pour l’avenir, il y a les interprètes d’oracles, tel Thémistocle recommandant de
combattre sur mer en citant la formule « murailles de bois*21 ».
Il y a aussi les proverbes22 qui, comme il a été dit, ne sont autres que la déposition d’un témoin*23 ; prenons quelqu’un, par exemple, qui voudrait dissuader
de nouer une amitié avec un vieillard, il trouve un témoin en sa faveur [5] dans le proverbe :
Il ne faut jamais faire du bien à un vieux24.
Et s’il s’agit d’inciter à tuer les fils dont on a déjà tué les pères :
Fou qui, ayant tué le père, laisse en vie les enfants25.
Sont témoins récents tous les gens célèbres auteurs de quelque jugement. Leurs jugements sont utiles aussi à ceux qui disputent des mêmes questions. C’est
ainsi qu’Eubule [10] a utilisé dans les tribunaux contre Charès ce qu’avait dit Platon à Archébios, à savoir que « L’aveu de ses vices a progressé dans la cité »26.
Il y a aussi les témoins récents associés au risque si l’on estime qu’ils mentent ; les témoins de cette sorte, par conséquent, témoignent simplement de l’exactitude
du fait, passé ou présent, mais n’interviennent pas sur sa qualification, par exemple [15] sur sa conformité ou non avec le juste ou avec l’utile. Sur de telles
questions aussi, les témoins éloignés sont les plus fiables, et les plus fiables sont les Anciens, car ils sont incorruptibles*27. Celui qui ne dispose pas de témoins
pour accréditer sa version des faits doit dire, en matière de témoignages28, qu’il faut trancher d’après les vraisemblances29 et que c’est là le jugement « selon le
meilleur critère » ; qu’il est impossible [20] que les vraisemblances vous trompent pour de l’argent ou soient convaincues de faux témoignage. Celui qui
dispose de témoins dira à celui qui n’en a pas que ce ne sont pas les vraisemblances qui sont soumises à procès, et qu’il n’y aurait aucun besoin de témoignages si
de simples discours suffisaient à instruire une affaire. Les témoignages portent soit sur soi-même, soit sur l’adversaire, et [25] les uns concernent l’affaire, les
autres le caractère. Il est donc clair qu’on ne peut se trouver en manque d’un témoignage utile. Si, sur l’affaire, nous ne pouvons en produire qui nous soit
favorable ou défavorable à l’adversaire, il n’en manquera pas, s’agissant du caractère, qui plaideront pour notre honnêteté ou la vilenie de l’adversaire. Pour tous
les autres aspects [30] concernant le témoin – témoin ami, ennemi, entre les deux, témoin favorablement connu, mal famé ou entre les deux – et toutes les autres
variables de ce genre, il faut parler exactement à partir des mêmes lieux30 d’où nous extrayons aussi les enthymèmes.
Contrats
En ce qui concerne les contrats (sunthèkai)31, le rôle (khrèsis) du discours se borne à les conforter ou à les ruiner, à les rendre crédibles [1376 b 1]
ou non crédibles ; s’ils sont pour nous, à les rendre crédibles et valides et, s’ils sont pour l’adversaire, à faire d’eux tout le contraire. Pour ce qui est de rendre les
contrats crédibles ou non, le traitement est exactement le même que celui qu’on applique aux témoins, car c’est de la qualité des [5] signataires et des
dépositaires que dépend le crédit des contrats. Si le contrat n’est pas l’objet de désaccord et s’il est en notre faveur, il faut en augmenter l’importance, en disant
que le contrat n’est autre qu’une loi, particulière (idios) et singulière (kata meros)32, et que ce ne sont pas les contrats qui font la validité de la loi mais les
lois qui font la validité des contrats conclus légalement ; en général, [10] la loi elle-même est une sorte de contrat33, si bien que quiconque tend à ôter son crédit
à un contrat ou cherche à le ruiner, cherche à ruiner les lois. En outre, parmi les conventions (sunallagma)34, la plupart – et notamment celles qui sont passées
de gré à gré – se nouent par contrat, de sorte que si les contrats cessent d’être valides, ce sont les relations (khreia) des hommes entre eux qui se trouvent
ruinées. Et ainsi de suite : tous les arguments qui conviennent ici sautent aux yeux. [15] Si le contrat nous est contraire et du côté de nos adversaires, ce qui
convient pour commencer, comme argument, c’est exactement ce que l’on dirait pour contrebattre une loi qui nous serait contraire : il est absurde – alors que, si
des lois ne sont pas correctement établies et que leurs promoteurs se sont trompés, nous ne croyons pas qu’il faille leur obéir35 – de considérer cette obéissance,
dans le cas des contrats, comme nécessaire. On dira ensuite que [20] le juré est l’arbitre (brabeutès)36 du juste, il ne faut donc veiller ici qu’à plus de
justice37 ; le juste, étant chose naturelle38, ne se laisse détourner ni par la fraude ni par la contrainte, tandis que les contrats sont parfois conclus par des personnes
trompées et forcées. Il faut examiner en outre si les contrats sont contraires ou non à l’une ou l’autre [25] des lois écrites ou des lois communes39 et, parmi les
lois écrites, aux lois locales ou aux lois étrangères ; et ensuite, s’ils ne sont pas contraires à d’autres contrats, postérieurs ou antérieurs. Car ou bien les contrats
postérieurs sont valides, ou bien les premiers sont corrects tandis que les suivants sont frauduleux : on plaidera l’un ou l’autre en fonction du besoin. Il faut en
outre faire intervenir l’utile, au cas où le contrat serait quelque part contraire [30] à l’intérêt des juges40, et ainsi de suite. Ces points sont tout aussi faciles à
voir.
Serments
En ce qui concerne les serments46, on peut distinguer quatre cas : ou bien (1) l’on soumet un serment à l’adversaire et l’on accepte celui qu’il dicte, ou bien
(2) l’on ne fait ni l’un ni l’autre, ou bien l’on fait l’un mais pas l’autre, et dans ce cas soit (3) l’on soumet sans accepter, [10] soit (4) l’on accepte sans
soumettre. Outre cela, il y a encore un autre cas, différent, (5) quand ce serment*47 a déjà été prêté antérieurement, ou par soi, ou par l’adversaire.
Si l’on ne soumet pas de serment à l’adversaire (a)48, c’est parce que les gens se parjurent facilement, et parce que celui qui a juré ne soumet pas à son tour,
et parce qu’on croit que le tribunal condamnera quelqu’un qui n’a pas juré ; et parce que ce risque – celui qu’on court auprès du tribunal – est préférable, car à lui
on fait confiance, [15] à l’adversaire, non.
On n’accepte pas (b) parce qu’un serment se monnaie49 ; et parce que, si l’on était malhonnête, c’est alors qu’on l’aurait prêté, car il vaut mieux être
malhonnête pour quelque chose que pour rien ; or si l’on jure, on gagnera, si l’on ne jure pas, on perdra : il se pourrait bien alors que le refus de jurer soit dû à la
vertu et non à la crainte du parjure. Le mot de Xénophane50 est bien venu ici, qui dit que ce défi (proklèsis)51 n’est pas [20] équitable quand il est adressé par
un impie à un homme pieux. C’est comme si un costaud défiait un gringalet de le frapper ou d’être frappé par lui.
Si l’on accepte (c), c’est qu’on a confiance en soi-même, mais pas en l’adversaire et, retournant le mot de Xénophane, on dira qu’ainsi les choses sont
équitables, quand c’est l’impie qui soumet le serment et l’homme pieux qui le prête52 ; il serait absurde de refuser, soi, de jurer [25] sur des questions qu’on
trouve normal que le tribunal tranche, lui, après avoir prêté serment53.
Si l’on soumet le serment (d), on dira qu’il est pie (eusebes) d’accepter de s’en remettre aux dieux ; et que l’adversaire n’a aucun besoin de demander
d’autres juges, car on remet le jugement entre ses mains ; et qu’il serait déplacé de refuser de jurer sur des questions sur lesquelles on trouve normal que
d’autres54 prêtent serment.
Si l’on voit clairement comment il faut parler sur chaque cas [30] isolé, on voit non moins clairement comment il faut le faire quand ils sont couplés (e),
par exemple si soi-même on accepte de jurer mais pas de soumettre un serment à l’adversaire, ou si l’on soumet mais sans accepter, ou si l’on consent à jurer et à
soumettre [1377 b 1] ou ni à l’un ni à l’autre, car ce sont là, nécessairement, des combinaisons des cas décrits, de sorte que les arguments (logoi) aussi sont
une combinaison des arguments décrits.
S’il y a eu un serment de prêté (5)55 et qu’il est contraire à ce qu’on jure maintenant, il faut dire que ce n’est pas du parjure, car si l’injustice est un acte
accompli de plein gré et le parjure [5] une injustice, les actes accomplis sous la contrainte et par tromperie sont non consentis. Et là, il faut conclure en disant
que le parjure est dans l’esprit et non sur les lèvres56. Si c’est l’adversaire qui a prêté des serments contradictoires, il faut dire que celui qui ne tient pas ce qu’il a
juré ruine tout. C’est pour cette raison que même les lois, on n’en use pas sans avoir prêté serment. On ajoutera : « Ils vous demandent [10] de vous tenir au
jugement que vous rendez sous serment, et eux-mêmes ne tiennent pas leur serment ? », et tout ce que l’on peut dire d’autre pour amplifier la chose.
1- Ce dernier chapitre survole, en annexe à l’étude du genre judiciaire qui en use de manière privilégiée, la seconde série de moyens de persuasion présentée ci-dessus (1, 2, 1355 b 35-38), ceux qui préexistent à l’intervention
de l’orateur, et dont seule la mise en œuvre (et non l’invention) dépend de lui. Les ressemblances avec l’exposé consacré dans la Rh. Al. aux moyens de persuasion « ajoutés » ou « supplémentaires » (1431 b 9-1432 b 4) ont pu faire
penser qu’Aristote dépendait ici d’une source technique antérieure (cf. MIRHADY [1991]). Cela expliquerait le caractère « illusionniste » de ce chapitre, renforcé par sa double portée, judiciaire et délibérative (cf. n. suiv.). Sur ces
moyens de persuasion non techniques, voir aussi Cic. De or. 2, 116 et surtout Quint. 5, 1-7.
2- I.e. dans le délibératif. Le lien de ces moyens de persuasion avec le judiciaire n’est donc pas exclusif, et Aristote évoque l’usage des « témoins du futur » (les interprètes d’oracle), dans le cadre d’une délibération militaire,
cf. 1376 a 1-7. Le thème de l’utile, typique du délibératif, n’est pas absent du chapitre (1375 b 3 ; 1376 a 15).
3- Sc. « la cause défendue », interprétation traditionnelle de pragma (selon une évolution sémantique qui mène de « chose », à « affaire », et plus spécialement à « versant d’une affaire », « cause »), non sans parallèle (voir
par exemple Rh. Al. 1431 b 38, à propos d’un témoin suspect parce que « partie prenante »), interprétation qui n’implique pas forcément, comme le soupçonne GRIMALDI [1980], le désir de tordre la réalité des faits.
4- Sur la loi commune, voir ci-dessus, 1, 13, 1373 b 4 sq. Sur l’honnêteté, cf. 1, 13, 1374 a 26 sq.
5- Citation du serment des dikastai ou héliastes (membres des jurys populaires à Athènes) qui jurent de voter dans le respect des lois (sur ce serment, voir Démosthène, Contre Aristocrate, 96-97 et HANSEN [1993], p.
217 sq.) et, si celles-ci font défaut ou sont obscures, gnômèi tèi aristèi. Il est possible que gnômè, dans cette expression consacrée, corresponde non à un principe de jugement mais à une formule préexistante, voir BENVENISTE
[1969], s. v. dikè.
6- Le lecteur est censé pouvoir finir la phrase :... redoutant le caprice, m’exposer, en les violant, au châtiment des dieux » (Sophocle, Antigone, 456, 458).
7- Ponctuation proposée par GRIMALDI [1980] (virgule après δοκοῦν). Le raisonnement est celui d’Andocide dans le Contre Alcibiade (3-6). Sur le fait que la loi doive être utile, c’est-à-dire servir l’intérêt de la
collectivité, cf. EN 1129 b 15 sq.
8- Littéralement : « est comme celui qui teste l’argent ». Tout ce développement sur la contestation des lois peut être rapproché de la Rh. Al., chap. 36, 1443 a 10 sq., passage où se trouve même l’idée que le juge peut faire
œuvre de législateur (1443 a 25) ; voir aussi Lycurgue, Contre Léocrate, 8-9.
10- Le mot « loi » change légèrement de sens au cours de la phrase et prend celui de « législation », si l’on se fie au fait que l’exemple qui suit n’évoque pas une loi contraire à elle-même mais deux lois contradictoires.
11- Littéralement : « conduite », « méthode », qu’on interprète parfois au sens de « signification » (meaning, GRIMALDI [1980], KENNEDY [1991] ; Bedeutungen, RAPP [2002]).
12- Ces deux points seront développés abondamment dans la théorie des états de cause : voir par exemple Hermogène, Les états de la cause, p. 83 sq. Rabe (antinomie), p. 90 sq. Rabe (amphibolie).
13- Pure précaution religieuse, donc, pour de rares cas, et il n’est nullement question ici d’inviter à contourner la loi.
14- Cet effort de compréhension reste subordonné au rappel ferme de la règle : certes, chacun voit midi à sa porte, mais la loi est la loi.
15- Cette formule d’allure proverbiale n’est pas connue par ailleurs, mais l’idée exprimée évoque un discours de Cléon (Thuc. 3, 37), où le démagogue invite ses concitoyens à ne pas faire les malins en contestant les lois mais
à les suivre sans faiblir, si imparfaites soient-elles, s’ils tiennent au respect des autres peuples.
17- Risque d’être à son tour traîné en justice pour parjure, cf. infra 1376 a 12-13.
18- En 600 av. J.-C. environ, Solon cita l’Iliade (2, 557-558 : « De Salamine, Ajax amène douze nefs / Il les a conduites et postées où sont postés déjà les bataillons d’Athènes », trad. Mazon) pour contrer en faveur
d’Athènes les prétentions de Mégare sur Salamine. Certains jugeaient le second vers apocryphe (cf. Strabon, 9, 1, 10). D’après Plutarque (Solon, 10, 2 ; voir aussi Diogène Laërce, 1, 48), c’est Solon qui l’aurait ajouté.
19- Épisode inconnu. Périandre (ca 625-585), tyran de Corinthe, est parfois compté au nombre des Sept Sages. Il aurait joué le rôle d’arbitre dans la querelle entre Athènes et Mytilène pour le contrôle de Sigée (en Anatolie,
près de l’Hellespont).
20- Solon, fr. 22a West. Cléophon, leader démocrate de la fin du Ve siècle, fut la victime du régime oligarchique des Trente, dont Critias, parent de Solon, oncle de Platon, était le chef de file. Le détail de l’affaire est inconnu.
21- Sur l’épisode, cf. Hérodote, 7, 141 : à l’été 480, devant l’avancée perse, Thémistocle réussit à persuader ses concitoyens d’abandonner Athènes et de se fier aux « murailles de bois » mentionnées par l’oracle de Delphes,
interprétant « murailles de bois » comme une métaphore désignant la flotte.
23- Cette phrase pose deux problèmes : 1) il n’a été dit nulle part que les proverbes se ramènent à un témoignage ; 2) le singulier de μαρτυία (déposition d’un témoin), comme attribut du pluriel παροιμίαι, a gêné certains
éditeurs, d’où une ancienne (VETTORI [1548]) correction en μαρτύρια (pluriel de μαρτύριον, témoignage). Cette deuxième difficulté ne nous paraît pas en être une. La première est insoluble, malgré les trésors d’ingéniosité dépensés
(notamment par GRIMALDI [1980]). RAPP [2002] traduit le texte conservé et ne mentionne qu’une alternative : la séclusion d’εἴρ,ηται (SPENGEL [1867]). Pour qui l’accepte, la phrase signifie : « Les proverbes, en outre, sont comme une
déposition de témoignage. »
24- Cf. Diogenianus d’Héraclée (grammairien et parémiographe de l’époque d’Hadrien), 6, 61, p. 279 ; 3, 89, p. 231 Leutsch-Schneidewin.
25- Vers tiré des Cypria de Stasinos (poète épique du VIIIe s. av. J.-C., fr. 22 Kinkel), d’après Clément d’Alexandrie, Stromates, 7, 2, 19. Cf. 2, 21, 1395 a 16-17 infra.
26- Épisode inconnu et sens incertain. On n’est même pas sûr qu’il s’agisse du philosophe Platon. Ce pourrait être un poète comique du même nom, contemporain d’Aristophane. Archébios est inconnu lui aussi. Eubule (ca
405-335), lui, est fameux pour une réforme financière et Charès (ca 400-325) pour ses expéditions navales commanditées (sinon financées) par Athènes.
27- Passage jugé très corrompu (locus difficillimus, selon Roemer). Nous adoptons la restitution de Kassel, à ceci près que nous conservons les deux πιστότατοι. Si l’on suit complètement le texte de Kassel (οἱ δ᾽ ἄπωθεν
καὶ περὶ τοιούτων [πιστότατοι]. Πιστότατοι δ᾽ οἱ παλαιοί), le sens est le suivant : « mais les témoins éloignés portent témoignage aussi sur les questions de ce genre (sc. la qualification). Les plus fiables sont les anciens, parce qu’ils
sont incorruptibles ». Quoi qu’il en soit, le sens d’ensemble est clair : la fiabilité du témoin dépend de son objectivité, laquelle est proportionnelle à l’éloignement.
28- Il faut sans doute comprendre : « pour contrer les témoignages adverses ».
30- Premier emploi de topos depuis 1, 2, 1358 a 30, mais les deux occurrences ne concordent guère. Il s’agit ici – semble-t-il – des sources d’arguments spécifiques à chaque domaine, celles qui viennent d’être traitées (chap.
4-15), alors que là, ces arguments spécifiques portaient le nom d’eidè et que topoi désignait les lieux les plus abstraits, les lieux « communs ». La phrase est parfois considérée comme une addition tardive.
31- Le mot sunthèkè vise principalement ici les accords privés contractés par consentement mutuel (vente, location, prêt, dépôt...), qui assurent aux rapports humains une « justice partielle » (cf. EN 1131 a 2 sq.).
32- Pour le sens de ces deux expressions, cp. 1, 10, 1368 b 8 ; 1, 1, 1354 b 5-6.
34- La notion est plus large, et englobe tous les échanges qui, volontaires ou non, réciproques ou non, engagent les parties dans un processus codifié de maintien de l’équilibre entre elles : ce peut être, dans le cas d’un échange
non consenti comme un vol, la réparation de ce vol, cf. EN 1131 a 1-9.
37- Interprétation incertaine dans le détail (a puzzle, selon GRIMALDI [1980]) en raison du caractère laconique et allusif de la rédaction.
40- Elliptique : ἔτι δὲ τὸ συμφέρον ὁρᾶν, εἴ που ἐναντιοῦται τοῖς κριταῖς. Nous considérons avec Grimaldi que le sujet d’ἐναντιοῦται est ἡ συνθήκη (tiré du contexte) ; τὸ συμφέρον en prolepse est repris au datif dans la
subordonnée. Il s’agit de faire intervenir l’intérêt de la collectivité dans le débat sur les contrats privés.
41- Le mot basanos désigne à la fois la torture et le témoignage extorqué, et une bonne traduction serait le français « question », si le terme avait gardé son double sens d’interrogatoire et de supplice. Dans l’Antiquité, un
témoignage d’esclave n’était recevable que s’il était obtenu sous la contrainte (HANSEN [1993], p. 237). Sur ce point, voir la Rh. Al., chap. 16, 1432 a 12-32 ; Isocrate, Trapézitique, 15-18. Pour un examen moderne de la
basanos dans ses aspects pratiques, juridiques et rhétoriques, cf. THÜR [1977] ; MIRHADY [1996], p. 119-131. Sur les conceptions d’Aristote en matière d’esclavage, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 189-196.
42- Le caractère obligatoire de la basanos a pour double corollaire qu’un esclave ne dit jamais la vérité librement et que toute torture est efficace. C’est ce qu’exprime le mot « nécessité » ici.
43- Kassel condamne τάληθῆ à la l. 2 et ἢ τάληθῆ à la l. 4. Grimaldi garde le premier et condamne le second. D’accord pour juger improbable que deux gloses presque identiques aient été insérées si près l’une de l’autre, nous
préférons « sauver » le groupe ἢ τάλμθῆ l. 4, dans la mesure où il est commandé par le comparatif ἧττον.
45- Ce passage, manifestement plaqué, est considéré généralement comme une glose insérée.
46- Sur le serment (horkos), cf. Isocrate, À Démonicos, 23. Voir aussi la Rh. Al., chap. 17, 1432 a 33-1432 b 4 où l’on trouve une définition du serment comme « une déclaration faisant appel aux dieux et qui se passe de
démonstration ». Dans la pratique judiciaire athénienne, longtemps imitée (cf. Quintilien, 5, 6, 1-6), l’une ou l’autre des parties, ou les deux, pouvaient défier l’autre avant le procès de prêter un serment écrit dans les termes choisis par
elle, par exemple : « Jure que tu n’as pas tué untel ». L’autre pouvait accepter ou refuser, cf. HANSEN [1993], p. 237 : « Les serments ne pouvaient qu’être lus, et versés au dossier à condition que la partie adverse en soit d’accord. »
Lors du procès, ces défis et les réponses apportées pouvaient intervenir dans la discussion. Du point de vue de la traduction, pour éviter un vocabulaire trop technique (cf. « déférer » le serment, chez Dufour), on établira une
convention. On traduira didonai (litt. donner) par soumettre (un serment, au sens de défier de jurer), lambanein (litt. recevoir) par accepter (sc. de jurer dans les termes dictés par l’autre partie).
48- Les arguments sont développés dans l’ordre suivant : (a) on ne soumet pas ; (b) on n’accepte pas ; (c) on accepte ; (d) on soumet ; (e) combinaisons. Aristote termine par le 5e cas (serment antérieur). Le texte n’est pas
sûrement établi et les interprétations varient.
51- La proklèsis est l’« appel adressé à la partie adverse dans un procès à produire une preuve ou à permettre que le demandeur la produise. C’était une condition nécessaire pour faire mener un (sic) basanos ou faire
produire un témoignage sous serment » (HANSEN [1993], p. 447-448). Le sens est élargi à la soumission du serment.
52- Le handicap de l’homme honnête est compensé par l’avantage d’avoir prêté serment.
56- Cf. Euripide, Hippolyte, 612 cité infra, 3, 15, 1416 a 30-31 : « ma langue a juré mais mon cœur n’est pas lié par le serment » et l’interprétation malveillante d’Aristophane, Thesmophories, 275-276.
LIVRE II
CHAPITRE PREMIER
Bilan
[1377 b 16] Voilà à partir de quoi1 il faut persuader et dissuader, louer et blâmer, accuser et défendre2 ; et voilà quelles sont les opinions ou les
prémisses utiles aux moyens de persuasion servant à ces opérations. Car c’est sur ces questions3 que portent les enthymèmes et de ces éléments4 que l’on tire ces
derniers, [20] pour autant que l’on parle (hôs... eipein) de chaque genre de discours en particulier5.
1- Renvoi aux (lieux) spécifiques à chaque genre (les idia de 1, 2, 1358 a 17 sq. ; voir aussi l’exemple donné en 1, 4, 1359 b 23 sq.) traités dans les chap. 3-15 du Livre 1. On pourrait s’attendre à ce que suive l’examen des
lieux communs, ce qui permettrait de vider la question de l’argumentation rationnelle (le logos) avant l’examen des autres moyens de persuasion techniques que sont le caractère (l’èthos) et l’émotion (le pathos). Mais les lieux
communs ne sont traités qu’à la fin du présent livre (chap. 18-26). Une explication à cette anomalie pourrait être la communauté de méthode entre l’examen des lieux spécifiques et l’étude des èthè et des pathè, voir GRIMALDI
[1988] ad loc.
2- Ces six opérations antithétiques par couples définissent les missions respectives des trois genres oratoires, cf. 1, 3, 1358 b 7 sq.
3- Renvoi à la première partie de la phrase (six opérations), à moins que (τούτων répété n’étant pas discriminant) il ne s’agisse des opinions et des prémisses (voir n. suiv.), en tant que sujets traités et que matériau de
raisonnements.
4- Renvoi à la seconde partie de la phrase : opinions (doxai : il s’agit sans doute à la fois des endoxa, cf. 1, 1, 1355 a 17 et des opinions dérivées du caractère ou des émotions, cf. 1, 10, 1369 a 22) et prémisses (propositions
servant à bâtir des raisonnements, voir par exemple 1, 2, 1358 a 18 sq. ; 1, 3, 1359 a 7 sq.).
5- La modalisation exprimée par hôs... eipein n’est pas parfaitement claire. Elle semble annoncer le passage au second plan de la division des genres : l’èthos et le pathos ne seront pas envisagés relativement à eux.
6- Cf. 1, 3 init.
7- Cette phrase est considérée par Kassel comme une addition faite après coup par Aristote lui-même.
8- « Prudence », au sens ancien du terme (aptitude à prévoir et à préparer l’avenir d’une manière raisonnable et responsable), traduit phronèsis mieux que ne ferait « bon sens ». Sur ce concept chez Aristote, cf. AUBENQUE
[1963] et CRUBELLIER-PELLEGRIN [2002], p. 171-179.
9- Sur la différence entre vertu (morale) et prudence (terme qu’il traduit par sagacité), cf. BODÉÜS [2002], p. 194 : « il appelle morale, la vertu d’une partie de l’âme irrationnelle, la partie désirante qui fait le caractère. C’est la
vertu, au sens étroit du terme. Et il appelle sagacité, la vertu, ou si l’on veut, l’excellence, d’une partie de l’âme rationnelle, la partie calculatrice qui rend l’homme habile ». Signe de l’adaptation au contexte rhétorique, l’adjectif
correspondant à vertu est tantôt un terme général (spoudaios, bon), tantôt le plus spécifique epieikès (honnête), cf. 1, 13, 1374 a 26 sq.
10- Cette triade n’est pas sans parallèles : voir Thucydide, 2, 60, 5-6 ; Platon, Gorgias, 487 a sq., etc.
11- Il ne s’agit pas ici d’avoir les qualités susdites mais de donner le sentiment qu’on les a. La suite du passage formule le discours intérieur du public défiant.
12- La prudence, forme d’intelligence en prise sur le réel, se manifeste ici par la capacité de concevoir et de faire accepter un projet concret ou une position.
13- Voir 1, 9.
15- La liste est complétée au chap. suivant. On comparera avec EN 1105 b 21-23 ; EE 1220 b 12-14 ; MM 1186 a 12-14 ; DA 403 a 16-19.
16- Cette définition du pathos (mot traduit le plus souvent par passion, parfois par émotion, ou affection) est à comparer avec celle de l’EN 1105 b 19 sq. Pour une définition plus générale et plus abstraite, mais
centrée elle aussi sur l’idée de changement, voir Méta. 1022 b 15-21 ; Cat. 9 a 28 sq. Pour une vue générale du pathos dans la Rhét., voir FORTENBAUGH [1970]. Sur la distinction entre passion et sensation, voir GRIMALDI [1988],
ad loc. Le pathos est un état consécutif à une sensation, état d’intense activité psychique accompagné de modifications physiologiques et d’une espèce de connaissance fruste, à savoir un premier jugement sur le caractère bénéfique
ou dangereux de ce qui a provoqué le stimulus, jugement qui lui-même conduira à rechercher ou à éviter cet objet. Ce jugement est en rhétorique d’une importance spéciale.
17- Méthode voisine en 1, 10, 1368 b 3 sq. pour l’analyse des actes injustes.
19- Renvoi au Livre 1. Cette continuité dans la méthode explique peut-être le plan du Livre 2 (voir note 1 p. 259) et fait penser que les lieux concernant les passions serviront de prémisses à des enthymèmes. Mais ce qui suit
ne le confirme pas clairement.
La colère : définition1
[1378 a 31] Définissons la colère (orgè) comme l’appétit (orexis)2 accompagné de souffrance (lupè) de ce qui apparaît comme une vengeance à
cause de ce qui apparaît comme un acte de dépréciation (oligôria) atteignant nous-mêmes ou nos proches, quand cette dépréciation n’est pas justifiée*3. Si c’est
bien cela la colère, il s’ensuit nécessairement : que l’homme en colère le soit toujours contre un individu [35] particulier, Cléon par exemple, et non contre
l’homme en général ; que, d’autre part, cette personne [1378 b 1] ait fait ou se soit apprêtée à faire quelque chose à soi ou à l’un des siens ; que toute colère
soit suivie d’un certain plaisir inspiré par l’espoir de la vengeance. Car il est doux de croire qu’on va obtenir ce qu’on poursuit ; mais personne ne poursuit des
choses qui lui sont manifestement impossibles*4 et l’homme en colère poursuit des choses [5] qui lui sont possibles. D’où la justesse de ce mot sur
l’emportement (thumos),
Beaucoup plus doux que le miel distillé goutte à goutte,
Quand il monte dans la poitrine des hommes5.
Un plaisir s’ensuit pour cette raison, mais aussi parce qu’on vit en pensée sa vengeance. La représentation (phantasia) qui intervient alors produit du
plaisir, comme celle des songes.
et :
(sc. il m’a traité) comme un étranger privé d’honneur15,
et :
Longtemps après, il garde encore rancune18 ;
car ils s’indignent de ce qu’on leur dispute leur supériorité. On pense mériter l’estime, en outre, de ceux dont on se croit en droit d’attendre des bienfaits.
Ce sont les gens à qui l’on a rendu, ou à qui l’on rend, service (ou bien soi-même, en personne ou indirectement, ou bien l’un des siens), ou ceux à qui l’on veut –
ou à qui l’on a voulu – le faire.
1- La colère et les passions suivantes sont étudiées empiriquement, telles qu’on peut les observer, dans leurs causes, leurs effets individuels et sociaux, etc., chez n’importe qui et dans la vie de tous les jours, mais aussi dans la
littérature. Il a souvent été noté (cf. KENNEDY [1991], ad loc.) que nous avons affaire ici à la première présentation systématique d’une psychologie. La rareté des exemples relevant de situations proprement rhétoriques (voir 1379
a 15-21) a parfois fait penser qu’Aristote avait élaboré cette discussion dans un autre contexte, mais on pourrait dire la même chose, dans le Livre 3, des exemples « littéraires » mis au service d’une stylistique rhétorique. Le rôle de
ces analyses est de transmettre la capacité d’exciter ces émotions dans le public pour induire le jugement recherché. Mais deux autres fonctions apparaissent au cours de la présentation : exciter des émotions contre l’adversaire ou faire
obstacle à ce dernier dans ses efforts pour s’attirer la sympathie du public.
2- La traduction d’orexis par « appétit » vise à distinguer ce mot d’epithumia (désir). Sur les spécificités de l’orexis par rapport au désir, cf. CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 170-171 : ce principe d’action tient de
l’irrationnel (cf. Rhét. 1, 10, 1369 a 4 : colère et désir sont des alogoi orexeis) mais il peut être tributaire aussi d’un jugement, cf. EN 1149 a 24 sq. ; Méta. 1072 a 29. Ce jugement est le constat d’un manque ou d’un besoin,
d’où la souffrance qui accompagne la colère et – plus loin – le plaisir dû à la perspective de la vengeance, c’est-à-dire du retour à l’état normal.
3- Texte de A : τοῦ ὀλιγωρεῖν μὴ προσήκοντος. Le sens de prosèkontos (« justifié ») paraît plus large ici qu’infra (cf. 1379 b 12, où nous traduisons par « convenable »), car le dédain provoque la colère non seulement
s’il émane d’un inférieur, ce qui n’est pas convenable, mais s’il n’est pas mérité (cf. 1378 b 25).
4- La fin de la phrase (« et l’homme en colère... possibles ») est athétisée par SPENGEL [1867] et Kassel.
6- Cp. 1, 5, 1361 a 24. La dépréciation qui provoque la colère est la mise en acte, l’accomplissement de la potentialité contenue dans le jugement d’infériorité.
7- Cp. 1, 5, 1360 b 9.
8- La dépréciation (oligôria) regroupe les manifestations dérivées du fait qu’on tient l’autre pour quantité négligeable (oligos). C’est surtout une différence de degré qui sépare les espèces que sont le mépris, la brimade et
l’outrage. Sur le mépris, ou condescendance (cf. kataphronein), voir infra chap. 3, 1380 a 19 sq. ; chap. 11, 1388 b 22 sq. La brimade, plus active, a un caractère malicieux et gratuit, alors que la proairesis (l’intention) qui
préside à l’outrage, que ce dernier soit physique ou verbal, est franchement dégradante. Sur l’hubris et la colère, voir aussi Pol. 1312 b 29-32 ; sur l’hubris, cf. Rhét. 1, 13, 1374 a 11 sq. ; EE 1221 b 18 sq. ; Sur les vertus et
les vices, 1251 a 30 sq.
9- « Déprécier » est une traduction satisfaisante pour oligôrein en raison de son caractère générique (il s’agit de tout ce qui diminue l’autre, cf. ci-dessus), mais elle conduirait ici à une tautologie. Il nous arrive ailleurs, en
contexte « subjectif », de préférer dédaigner et dédain à déprécier et dépréciation.
11- Pour une réflexion générale sur la supériorité, voir ci-dessus, Livre 1, chap. 7 ; c’est une chose que tout le monde désire (1, 11, 1370 b 34) ; sur ses liens avec la vertu, voir 1, 9, 1368 a 25-26.
12- Thème récurrent, cf. 2, 5, 1383 a 1 sq. ; 12, 1389 a 9 sq. ; 16, 1390 b 32 sq.
13- Cf. RAPP [2002] : « weder für Gutes noch für Schlechtes ».
15- Homère, Iliade, 9, 648 ; 16, 59. Achille déverse sa bile contre Agamemnon qui lui a pris son geras, la part de butin honorifique qu’il a méritée par sa bravoure, Briséis. Certains commentateurs ont observé
qu’Agamemnon est le commandant en chef des Grecs, et ne saurait être considéré comme inférieur à Achille. C’est oublier que ce dernier est le « meilleur des Achéens » comme l’a rappelé NAGY [1980]. C’est oublier surtout que
l’homme en colère éprouve un sentiment de supériorité.
18- Homère, Iliade, 1, 182. Dans les deux citations, il s’agit d’Agamemnon.
19- De cette forme de désir qui fait se porter vers ce que l’on croit être bon pour soi, voir les exemples donnés en 1, 5, 1361 a 25-27 ; 37-39 ; 61, b, 1-2. La colère est due à une frustration, souffrance à laquelle répond le désir
de ce qui comblera la frustration et rétablira l’état normal. Sur cette association souffrance-désir, cf. 2, 7, 85, a, 22-23. Sur l’ensemble du mécanisme, cf. GRIMALDI [1988], ad loc.
22- Kassel condamne également la phrase qui commence ici (jusqu’à « ... situation présente »). L’enchaînement des idées est pourtant assez clair et satisfaisant.
23- Certains éditeurs, depuis BEKKER [1831], ajoutent : « ceux qui font la guerre », à cause de la suite. Cette première liste est pourtant présentée comme ouverte (cf. « en général... »).
24- Cette interprétation de pros + acc. est la plus courante. GRIMALDI [1988] comprend autrement : « le malade est irrité par les questions en rapport avec sa maladie », et ainsi de suite.
25- La diathesis, variante du pôs ekhein, est une disposition transitoire, par opposition à l’hexis, disposition plus stable.
27- C’est-à-dire selon la définition adoptée ci-dessus (1378 a 33), stipulant : « quand cette dépréciation n’est pas justifiée ».
28- Dans un Méléagre (perdu). L’identification de son auteur avec tel ou tel Antiphon n’est pas non plus certaine. Le mythe (Diodore de Sicile, 4, 34, 1-6 ; Ovide, Mét. 8, 420-444 ; pour les sources plus anciennes, voir
GANZ [2004], p. 583 sq.) raconte que Méléagre abattit le sanglier de Calydon au cours d’une chasse où périrent nombre de ses parents et de ses compagnons. Amoureux d’Atalante, il lui donna son trophée, la peau du sanglier, en
restant indifférent à la demande de son oncle maternel, Plexippe, qui pensait y avoir droit.
29- GRIMALDI [1988] interprète dans un sens plus restrictif : « les besoins de ceux qui nous tiennent à cœur n’échappent... ».
30- Sur la détestation du messager de malheur, cf. Eschyle, Les Perses, 253 ; Sophocle, Antigone, 277 ; Démosthène, 3e Olynthienne, 21.
31- Il n’est pas sûr que de (« et tous les hommes ») soit « resumptive » (GRIMALDI [1988]) et ne fasse que reprendre la même idée. Ce sont deux raisons qui font de la complaisance face aux défauts d’autrui un indice
d’hostilité. La compassion de l’ami, d’abord, et le fait que la réaction de tout homme face à des défauts, faiblesses, etc., qui le concernent est la souffrance. Cette tendance est la base des sociétés prépolitiques, structurées autour de la
famille, du village, etc.
32- Sur l’ironie, qu’on ne saurait réduire à cette époque à la simple antiphrase et qui recouvre une gamme large de procédés fédérés par la dissimulation, cf. VLASTOS [1994], p. 37-68.
CHAPITRE 3
comme s’il n’y avait pas punition si Polyphème ne savait pas par qui et pourquoi il était châtié. C’est pourquoi on ne se met pas en colère contre ceux
[25] qui ne peuvent rien ressentir, et que la colère cesse contre les morts, parce qu’ils ont subi le châtiment ultime mais aussi parce qu’ils ne souffriront ni ne
ressentiront rien de ce que désirent leur infliger les personnes en colère. Aussi le Poète, voulant faire cesser la colère d’Achille contre Hector mort, a-t-il raison de
dire :
(Il a tort d’agir ainsi) car la terre ne l’entend pas,
qu’il brutalise dans sa furie18.
Il est donc clair [30] que les orateurs désireux d’instaurer le calme doivent recourir à ces lieux (topoi)19, d’une part en mettant leurs auditeurs dans les
dispositions décrites, d’autre part en représentant les cibles de leur colère comme effrayantes, dignes de respect ou de gratitude, acteurs involontaires ou remplis
du remords de leurs actes.
1- Le mot français « calme » est, mieux que « douceur », ou « placidité », celui qui correspond le moins mal à l’émotion contraire à la colère décrite dans ce chapitre. Mais le mot grec praotès contient aussi des connotations
de gentillesse, de tolérance, qualités transitoires certes – c’est un pathos – mais ancrées dans le caractère. Il s’y ajoute une dimension sociale : c’est une disposition pacifique et bienveillante à l’égard d’autrui, que rendrait bien le mot
mansuétude s’il n’était vieilli. D’ailleurs, si le calme est un pathos en EE 1231 b 5 sq., EN 1103 b 17 sq., 1125 b 26 sq., Aristote en traite comme d’une hexis (disposition stable) en EN 1103 b 21 sq., 1109 b 18 sq., 1126 b 4
sq. C’est aussi une vertu (par ex. Sur les vertus et les vices, 1250 a 4-6 ; 39-44 ; Top. 125 b 20-27 ; Rhét. 1, 9, 1366 b 2).
2- Peut-être en raison de la confusion possible entre la douceur comme pathos et la douceur comme hexis (voir n. préc.), Aristote substitue ici à praotès (calme) le nom d’action praünsis (retour au calme), qui désigne
un phénomène plus transitoire.
3- Ce mot fait aussi écho à 1, 11, 1369 b 34 et évoque un retour à l’état naturel.
6- L’inverse de ce qui est décrit supra, chap. 2, 1379 b 6-7. Dans l’EN (1167 b 17 sq.), Aristote souligne au contraire que « les bienfaiteurs ont la réputation d’aimer davantage leurs obligés que les bénéficiaires ceux qui leur
ont fait du bien [...] parce que les uns sont des débiteurs, et les autres des créanciers » (trad. Bodéüs). Mais il s’agit là d’amitié, non de calme comme ici.
7- Cette phrase, insérée au milieu de l’analyse qu’elle paraît vouloir résumer, a été parfois considérée comme une interpolation. Pour Kassel, c’est une addition d’Aristote postérieure à la première rédaction.
8- Cf. chap. 2 ci-dessus, 1378 a 31.
9- En lisant ὀργὴν μείζω ἡ (ω). Kassel édite, d’après une correction de Madvig inspirée d’une ancienne traduction latine : ὀργὴ μείζων ἢ. Si l’on accepte cette conjecture, la phrase signifie : « Une colère plus grande contre
une seconde personne ou une vengeance tirée au préalable de quelqu’un d’autre y mettent fin également. »
10- Philocrate est surtout connu pour la paix qui porte son nom, conclue en 346 entre Athènes et Philippe II. Quelque temps après, le personnage fut victime d’une cabale ourdie par Démosthène. Accusé de corruption, il
s’exila et, en 343, fut condamné à mort par contumace. Observant qu’elle rompt la continuité étroite entre ce qui la précède et ce qui la suit, Kassel considère, non sans vraisemblance, cette anecdote comme une addition postérieure à
la première rédaction du chapitre.
11- Ergophilos est un stratège athénien actif dans la zone des Détroits dans les années 363/362. L’épisode évoqué ici est assez mal connu.
12- En lisant ἐλεῶσιν (Bekker, d’après ἐλεοῦσιν Parisinus 1741). Kassel choisit la variante ἑλῶσιν : « s’ils ont convaincu (sc. quelqu’un de faute) ».
13- Ce dernier membre de phrase est athétisé par Dufour, Kassel. Il s’intègre pourtant sans difficulté au raisonnement, pourvu que l’on adopte γάρ (« En effet... »).
14- Renvoi à la définition de la colère au début du chap. 2, 1378 a 32-33 : « quand cette dépréciation n’est pas justifiée ».
16- Cf. 1378 a 31, 34-35. Nous conservons le membre « car la colère n’est dirigée que contre un individu en particulier », condamné par Kassel sans raison évidente.
17- Homère, Odyssée, 9, 504 (Ulysse en colère s’adressant au Cyclope, au risque de sa vie).
18- Homère, Iliade, 24, 54. Apollon parle au nom des dieux pour condamner les excès d’Achille.
Définition de l’amitié
[1380 b 34] Qui l’on aime, qui l’on déteste et pourquoi, disons-le, non sans avoir au préalable défini l’amitié (philia) et le fait d’aimer. Posons que le
fait d’aimer est le fait de vouloir1 pour quelqu’un ce que l’on tient pour des biens – pour lui et non pour soi – [1381 a 1] et de faire ce qu’on peut pour les lui
procurer2. Est un ami celui qui aime et est aimé en retour3. S’estiment amis ceux qui s’estiment ainsi disposés l’un envers l’autre.
Inimitié et haine
Pour ce qui est de la haine (ekhthra)26 et du fait de détester, [1382 a 1] il est clair qu’on peut en faire la théorie (theôrein)27 à partir des contraires.
Ce qui est facteur de haine, c’est la colère (orgè)28, la brimade (epèreasmos)29 et la calomnie (diabolè)30. La colère, donc, est une réponse à des
comportements qui nous affectent personnellement. La haine, elle, peut survenir même sans cela. Car si nous ne faisons que considérer qu’une personne est telle
ou telle, nous pouvons la haïr. Et la colère vise [5] toujours des individus particuliers, par exemple Callias, ou Socrate31, tandis que la haine s’étend à des
genres32 (tout homme hait le voleur ou le sycophante). La colère est guérissable avec le temps, la haine est sans remède ; l’une est le désir de faire de la peine,
l’autre le désir de faire du mal. L’homme en colère veut que sa cible le sache, celui qui hait s’en moque. Les choses qui [10] font de la peine sont toutes
accessibles aux sens, tandis que celles qui font le plus de mal le sont très peu, comme l’injustice ou la folie. Car la présence du mal ne fait pas de peine. La colère
s’accompagne de souffrance, la haine non, car celui qui est en colère souffre, celui qui hait, non. L’un serait pris de pitié, si l’autre venait à subir un grand nombre
de malheurs33, celui qui hait, non. Car l’homme [15] en colère désire que celui contre qui il est irrité éprouve de la peine en retour, tandis que celui qui hait
souhaite que l’autre n’existe pas.
Conclusion et transition
Il ressort clairement de ces considérations qu’il est possible, si des hommes sont réellement nos amis ou nos ennemis, de le démontrer ; s’ils ne le sont pas,
de les présenter comme tels ; s’ils prétendent l’être mensongèrement, de les réfuter, et – si des personnes se disputent à cause de la colère ou de la haine – de les
pousser du côté que l’on préfère.
De quelle nature et quelles sont les choses que les hommes craignent, dans quelles dispositions l’on est lorsque l’on craint, la suite le rendra clair.
1- Si l’amitié est de l’ordre du vouloir et non du désir, c’est qu’elle est rationnelle (cf. Top. 126 a 12-13 ; sur l’importance de l’élément rationnel dans l’analyse rhétorique des passions, voir GRIMALDI [1988] ad loc.). À la
fin du chapitre (1381 b 34), l’inclusion de la parenté dans la philia met bien en évidence, que le concept est moins psychologique que sociologique : c’est quelque chose comme le ciment social (qui ne se réduit pas à des sentiments)
qui soude un groupe de personnes solidaires.
2- Il n’y a pas de différence sensible entre cette définition de l’amitié et celle qui était fournie déjà au chapitre 5 du Livre 1 consacré au bonheur (1361 b 36-37) ni de contradiction avec les longues discussions sur ce sujet aux
Livres 8 et 9 de l’EN (voir notamment 1155 b 31 sq. ; 1156 b 9 sq.), même si, ici, comme il le faisait pour le calme, Aristote insiste davantage sur l’amitié comme disposition transitoire, susceptible d’être inspirée à un public, que
comme élément de la vertu ou du bonheur.
3- Philos (ami) est actif ou passif. Cette phrase est considérée par Kassel comme une addition d’Aristote, postérieure à la première rédaction. Sur la réciprocité comme ingrédient nécessaire de la philia, cf. EN 1155b 33.
Sur la possibilité d’employer le terme « ami » si la relation n’est pas réciproque, voir Platon, Lysis, 212 a sq.
4- Cette communauté de sentiment (homonoia) fait de l’ami un autre soi. Sur ce thème, voir EN 1166 a 31-32 ; 1170 b 6-7 ; Platon, Définitions, 413 a sq. ; Diogène Laërce, 7 (Zénon), 23.
6- Ce groupe de mots (« et ceux qui ont mêmes amis et mêmes ennemis ») est lui aussi considéré par Kassel comme une addition tardive d’Aristote lui-même.
8- Litt. : « dans des circonstances telles ». GRIMALDI [1988], après COPE [1877], juge que τοιούτοις porte sur les deux cas précédents : « dans des moments de crise comme ceux-là, i. e. requérant une aide importante ou
venue du cœur ». Il peut s’agir aussi des circonstances évoquées un peu plus haut (l. 4-6), les moments de joies et de chagrins partagés.
9- Cf. l. 5 ci-dessus.
10- La tautologie n’est qu’apparente. Le verbe indique un sentiment plus passager, une sympathie qui ne va pas forcément jusqu’à l’amitié proprement dite, mais qui ne laisse pas d’intéresser le rhéteur soucieux d’emporter
une décision ou un verdict.
14- La hiérarchie sociale correspond à une hiérarchie morale. Le plus élevé, le plus riche, est aussi le plus respectueux des principes moraux (sur ce préjugé formulé en tant que tel, cf. Rh. Al. 1429 a 31-38). On voit la place
faite aux artisans et aux paysans. Cette hiérarchie correspond à des préjugés dominants dans les jurys populaires d’Athènes, où ces catégories étaient largement représentées. On la retrouve aussi dans les Pol. ou dans l’Économique
de Xénophon. Sur la hantise de la dépendance économique, voir déjà Rhét. 1, 9, 1367 a 31.
17- En lisant άμφότεροι l. 35 (texte des ms). Dans l’EE (1234 a 4 sq.), Aristote enseigne que l’esprit consiste aussi bien à être drôle qu’à apprécier les plaisanteries d’autrui, y compris quand elles vous visent.
19- Cette formule tirée d’Hésiode, Trav. 25-26, sera citée à nouveau infra 2, 10, 1388 a 16. Voir aussi EE 1235 a 18 ; Pol. 1312 b 4. L’idée est que l’entente naturelle entre personnes parentes ou semblables (cf. 1, 11, 1371
b 14 sq.) laisse place, chez ceux qui sont en situation de concurrence, à la rivalité et à la haine.
20- L’opposition faite ici sépare ce qui est réputé mauvais de ce qui est véritablement mauvais, cf. 1, 7, 1365 b 1 sq. et EN 1128 b 23 sq. La précision « sans pour autant les mépriser » trace une ligne de partage entre ceux
devant qui on n’a pas à rougir parce qu’ils ne comptent pas à nos yeux et les autres.
24- Il s’agit là d’une liste ouverte, fondée sur les types de communauté, moins systématique que la division fondée sur la cause opérée dans l’EN 1156 a 7 ; 1162 a 34 (amitié fondée sur l’intérêt, sur le plaisir ou sur la vertu).
Pour une étude des correspondances et des divergences entre les deux listes, cf. GAUTHIER & JOLIF [1959], p. 655-659. Le passage de l’EN le plus éclairant pour comprendre la présente division semble être 1161 b 12-16 : à deux types
de communautés assez spécifiques, la camaraderie (ou compagnonnage), essentiellement militaire ou politique, et la parenté, s’oppose une catégorie plus lâche, l’oikeiotès, réunissant toutes sortes de liens sociaux.
25- Ces deux conditions décrivent l’essence de la kharis (cf. BENVENISTE [1969] I, p. 200). Pour être sociale, la philia ne repose pas sur un contrat de type commercial.
26- Sur cette émotion « froide », rationnelle, calculatrice, cp. Pol. 1312 b 32-34. Elle s’oppose exactement à l’amitié : à l’origine, le philos est le membre du groupe des alliés solidaires, l’ekhthros celui qui est extérieur à
ce groupe (Chantraine, s.v.), comme tel ennemi et donc détestable.
27- La théorisation en cause consiste en une description méthodique visant à la fois une définition et la capacité de mise en œuvre de la passion ainsi définie (cf. poiètika d’ekhthras, « facteur de haine »).
29- Une des formes de la dépréciation provoquant la colère, cf. 2, 2, 1378 b 14 sq.
30- Sur la calomnie, ou dénigrement, cf. 1, 1, 1354 a 16 et surtout Rh. Al. 1436 b 38 sq. ; 1442 a 21 sq.
32- Sur l’opposition genos vs ta kath’hekasta, voir Cat. 2 a 16 sq., 11, a, 23 sq.
1- La peur est traitée dans l’EN 1115 a 5 sq., au cours de l’analyse du courage comme juste milieu entre la peur et la témérité. Voir aussi EE 1228 b 4 sq. La définition donnée ici rejoint celle du Protagoras de Platon (358
d ; voir aussi Définitions, 415 e : « attente d’un mal », prosdokia kakou, formulation d’ailleurs proche de celle qu’on trouve ici même, infra 1382 b 30-31).
2- Kassel, approuvé par GRIMALDI [1988], choisit de lire καὶ (et) au lieu de ἢ (ou), deux mots aisément confondus dans les manuscrits. Pas d’alternative ici, mais un lien intime : la peur est une « agitation douloureuse »,
comme dans les passages parallèles : infra 1386 b 23-24 ; EE 1229 a 33-34.
3- Pour une formulation plus développée de la définition du danger (kindunos), cf. EE 1229 b 10-12.
4- Litt. « quelque chose ». Selon GRIMALDI [1988], s’appuyant sur le dictionnaire de Liddell-Scott & Jones (s.v. τις A. II. 3), τι est ici « euphémistique ».
5- La proairesis (choix réfléchi, délibéré) suppose un but et un choix des moyens de l’atteindre, c’est le lieu privilégié de la vertu ou du vice, cf. infra et EN 1111 b 5 sq. L’emploi
de ce mot ici est un autre indice de la connexion entre passions et rationalité.
6- La tonalité pessimiste de cette phrase n’est pas en accord avec la tonalité générale des œuvres éthiques d’Aristote (voir en particulier EN 1095 a 18 sq ; 1098 b 20 sq. où le
but de l’homme est le bonheur, défini comme le bien-vivre et l’action réussie). Comme le remarque KENNEDY [1991] dans sa note ad loc., ce pessimisme est sans doute conçu pour
refléter l’expérience, les endoxa, des jurés d’un tribunal populaire. Voir dans ce sens la Poétique, 1453 a 34.
7- La modalisation (« dans la plupart des cas ») rappelle qu’ailleurs ce type de déclaration ne s’applique qu’à une partie de l’humanité, la masse et les gens les plus grossiers,
mus seulement par le plaisir, cf. EN 1095 b 16 sq.
8- Sc. ils craignent la vengeance de ceux à qui ils ont fait du mal. Rappel un peu sibyllin de supra 1382 a 34-35 (l’injustice est à craindre quand elle a du pouvoir) et 1382 b 2-3
(ceux qui ont la capacité de faire du mal sont à craindre). Pour ce type de renvoi à la définition, cf. 1380 b 18, 1391 a 20...
9- Si GRIMALDI [1988] a raison, la différence avec le point précédent est que la peur, ici, est moins « théorique ».
10- Voir sur cette question infra 2, 8. Les deux émotions – peur et pitié – sont réunies aussi dans la Poétique, 1453 a 2-7.
11- Planche sur laquelle ils subissent le dernier supplice, dont le détail n’est pas exactement connu.
12- Cf. EN 1112 a 21 sq. (ce qui n’est pas objet de délibération) ; 1139 a 13 sq. (« Nul ne délibère des choses qui ne peuvent être autrement » – trad. Bodéüs).
14- Il ne s’agit pas tant de confiance – traduction souvent adoptée – que du sentiment transitoire correspondant à l’absence de peur, mais, comme pour la colère ou le calme, il
n’y a pas de frontière étanche entre l’émotion – que préparent des dispositions particulières – et le trait de caractère.
15- Les manuscrits présentent un saut du même au même qui a occasionné une perte de texte, heureusement facile à réparer.
17- Cette fin de phrase a paru tautologique, notamment à Kassel qui met une croix devant les derniers mots (« et les choses rassurantes quand elles sont proches »).
18- Sc. que l’ennemi. L’argumentation esquissée ici a un caractère visiblement délibératif.
19- Le texte grec présente des difficultés diversement résolues par les éditeurs. Kassel ajoute ici (l. 5) καὶ ὅταν άδικῶνται (« et quand on est victime d’injustice ») et il met
entre doubles crochets droits – en tant qu’addition authentiquement aristotélicienne mais mal insérée – la phrase sur les dieux (« Généralement... oracles ») : la séquence des idées
devient alors assez claire : « on a de l’assurance quand on est victime d’injustice, car la colère est facteur d’assurance... ». Moins coûteuse est la solution de GRIMALDI [1988] qui
n’ajoute ni ne retranche rien, mais doit se livrer à des acrobaties pour interpréter gar à la ligne 7. Nous préférons ne ricn changer au texte des manuscrits et supposer une lacune peu
avant ce mot, comme le suggérait déjà O. Navarre (apparat DUFOUR [1932]).
20- GRIMALDI [1988] propose de comprendre gar au sens de « par exemple », voir note préc.
21- Groupe (« ou qu’on ne subira pas d’échec ») athétisé par SPENGEL [1867], ROSS [1959] et Kassel, sans raison impérative.
CHAPITRE 6
Sujets de honte
Si la honte est bien conforme à cette définition, on a honte – nécessairement – en raison du genre de maux qui passent pour honteux, que ce soit à ses
propres yeux, ou aux yeux de ceux dont on se soucie. Ce sont tous les actes [20] qui sont l’effet d’un vice, par exemple lâcher son bouclier ou prendre la fuite :
ce sont là les effets de la lâcheté. De même pour le fait de frustrer autrui d’un dépôt qu’il nous a confié : c’est l’effet de l’injustice. Ou de copuler avec qui on ne
devrait pas, ou à l’endroit ou au moment inappropriés : c’est l’effet du dévergondage (akolasia). Ou de tirer des profits d’activités mesquines ou honteuses ou
sur le dos de personnes sans défense, comme les pauvres ou [25] les morts, d’où le proverbe « aller jusqu’à faire les poches d’un mort », car c’est l’effet de la
cupidité sordide5 et de l’avarice. Ou de ne pas apporter des secours en argent quand on le peut, ou d’en apporter moins qu’on ne peut. Ou de se faire secourir par
moins aisé que soi. Ou d’emprunter de l’argent sous les dehors d’en demander6, d’en demander sous les dehors d’en réclamer le remboursement, en réclamer le
remboursement sous les dehors d’en [30] demander, ou de faire des compliments7 pour faire comprendre qu’on demande et, si la demande est refusée, n’en
solliciter pas moins, autant d’indices de sujétion vis-à-vis de l’argent. Quant à louer les gens en leur présence, c’est de la flagornerie8, tout comme louer à l’excès
les qualités de quelqu’un tout en gommant ses vices ; s’affliger à l’excès des souffrances de quelqu’un en sa présence, et tous les autres comportements du même
genre : [35] car ce sont des manifestations de flagornerie. Il est honteux aussi de ne pas endurer les peines que supportent les [1384 a 1] personnes plus
âgées, ou les gens fragiles ou ceux d’un plus haut rang ou, en général, ceux qui en ont moins la capacité, car ce sont là toutes manifestations de mollesse9. Il y a
aussi le fait d’accepter des bienfaits de quelqu’un d’autre, et cela à maintes reprises, puis de lui reprocher ses bienfaits, car ce sont là tous signes de mesquinerie
et de [5] bassesse. Le fait de parler de soi, de se mettre en avant sans retenue*10 et de s’attribuer les succès d’autrui : c’est de la vantardise11. De même aussi
pour les actes (erga) qui sont l’effet de chacun des autres vices du caractère, pour ceux qui en sont la manifestation et ceux qui leur ressemblent12 car ce sont des
actes honteux et dégradants*13.
Il est honteux de surcroît de ne pas avoir part aux biens dont bénéficient [10] soit tous les hommes, soit tous ses égaux14, soit la majorité d’entre eux –
j’appelle égaux ceux du même peuple, ceux de la même cité, ceux du même âge, ceux de la même famille, en somme ceux qui sont à égalité avec soi –, car il est
honteux, déjà, de ne pas avoir en partage, mettons, le même niveau d’éducation que les autres et, de la même façon, tous les autres avantages dont ils jouissent,
mais tous ces manques sont d’autant plus honteux qu’il apparaît clairement qu’on en est soi-même responsable, car ils apparaissent [15] comme un effet
d’autant plus direct du vice que l’on est la cause personnellement de leur existence passée, présente ou future15. Il est honteux aussi de subir, d’avoir subi ou de
devoir subir tous les actes de nature à conduire au déshonneur et à l’infamie. (Ils consistent en l’asservissement de son corps ou la soumission à des pratiques
honteuses*16, parmi lesquelles le viol, et se partagent entre le [20] dévergondage, que les actes soient volontaires ou involontaires, et la violence, subie
involontairement.) Car le simple fait de les subir et de ne pas s’en prémunir résulte du manque de virilité, ou de la lâcheté17. Voilà les choses, avec celles du
même genre, qui inspirent la honte.
1- Il ne semble pas y avoir chez Aristote de nuance vraiment sensible entre aiskhunè et aidôs, les deux termes grecs qui peuvent se traduire par « honte », car les deux mots ont progressivement fusionné leurs valeurs entre
l’époque archaïque et l’époque classique et le premier, plus lié originellement à une faute, s’est chargé des valeurs primitives du second (respect), voir le comm. de GRIMALDI [1988] ad loc. Sur cette émotion, ressentie face à et à
cause d’un public réel ou potentiel, et donc étrangère au sentiment de culpabilité, voir EN 1128 b 10-35, EE 1233 b 16-1234 b 14, etc.
2- Il s’agit de maux et non de mauvaises actions, car si le lien entre honte et responsabilité est fort (cf. 1384 a 14), il n’est pas exclusif. Pour Aristote (comme aujourd’hui), on a honte, par exemple, de ne pas bénéficier d’un
niveau d’éducation jugé normal dans une société donnée (13) ou d’avoir été victime d’un viol (19), etc.
3- Même lien entre la honte et la peur du déshonneur dans l’EN 1128 b 11-13, déjà chez Platon (Définitions, 416 a), ensuite chez Zénon (Diogène Laërce, 7, 112).
4- Cp. Théophraste, Caractères, 9, où l’impudence est définie comme la kataphronèsis doxès, le mépris de la réputation.
5- Sur cette cupidité mesquine et sans scrupule, variété de l’avarice, en tout contraire à la générosité sans calcul de l’homme libre, voir aussi EN 1121 b 31 sq. ; Théophraste, Caractères, 30.
6- Au sens de « demander comme un droit » ? (KENNEDY [1991]). La phrase décrit des manœuvres avaricieuses, mais son sens précis est incertain. DUFOUR [1967] traduit : « emprunter quand on croit qu’on va nous
demander ; demander quand on croit qu’on va nous réclamer ; réclamer quand on croit qu’on va nous demander ; louer une chose pour faire croire qu’on la demande, et, après une rebuffade, faire comme si de rien n’était ».
7- Sans complément, le verbe epainein (louer) peut signifier qu’on loue la personne de qui l’on attend quelque chose ou l’objet que l’on désire. On pourrait comprendre aussi : « remercier » (pour en fait demander).
8- Ce début de phrase (« Quant à louer... flagornerie ») est considéré par Kassel comme une addition aristotélicienne postérieure à la première rédaction. Le texte paraît pourtant clair et la phrase cohérente – quoique un peu
répétitive – dans sa dénonciation de l’éloge honteux parce qu’excessif (cf. MM 1193 a 21-22).
11- Sur la vantardise (alazoneia), voir EN 1127 a 13 sq. ; Des vertus et des vices, 1251 b 2.
12- Sur cette division, à l’œuvre en réalité depuis le début de ce paragraphe, voir 1, 9, 1366 b 24 sq.
13- Variante de A, moins plausible : « Car ce sont des actes honteux ou impudents. »
15- Ou : « ... que l’on est personnellement responsable de son sort, passé, présent ou futur ».
16- Kassel condamne cette partie d’explicitation (« Ils consistent... honteuses »), dont la syntaxe, il est vrai, n’est pas parfaitement claire.
17- Par rapport à la discussion du début du livre 3 de l’EN sur l’acte contraint et l’acte consenti, cette phrase semble élargir le champ de la responsabilité, mais l’ensemble du passage est de ponctuation et d’interprétation
discutées.
19- Cf. Sappho, fr. 137 LP ; Hymne à Déméter, v. 214 ; Théognis, v. 85-86 ; Aristophane, Guêpes, v. 446-447, etc. La question se pose de savoir si le proverbe cité par Aristote évoque la réprobation lisible dans les
yeux du spectateur de l’acte honteux ou la honte visible dans les yeux du coupable. GRIMALDI [1988] tranche pour la première solution, la plus traditionnelle. KENNEDY [1991] a raison de dire que, au vu de la suite, ce peut être les
deux.
21- Ce dernier membre « devant... erreur » est selon Kassel une addition d’Aristote postérieure à la première rédaction et mal placée.
22- Mieux vaut donc ne pas prêter le flanc aux ragots, sitôt crus, sitôt divulgués.
23- D’après un scholiaste médiéval anonyme, Euripide – sans doute le poète tragique –, envoyé par Athènes comme ambassadeur afin de solliciter pour la première fois l’alliance de la cité de Syracuse et essuyant un refus de
celle-ci, aurait dit – en substance – que ses interlocuteurs lui devaient le respect pour la simple raison que la requête présentée constituait en elle-même un témoignage d’admiration.
25- Cf. 2, 4, 1381 b 19 sq. Le mot nomos (usage, ou loi, ou convention) est d’ailleurs glosé ici par doxa (opinion) chez un scholiaste anonyme. Sur l’opposition faite ici, voir aussi les RS 173 a 29-30.
26- Cf. ci-dessus 1384 a 25 sq. La simple présence de ce public estimé intervient dans la disposition subjective de celui qui a honte.
27- L’épisode se situe en 365. Timothée vient de s’emparer de l’île de Samos et d’y envoyer des clérouques (citoyens-soldats chargés de coloniser de force le territoire qui leur a été alloué). Bien que Samos n’en ait pas fait
partie, Cydias s’opposa à cette décision au nom des principes de la seconde confédération maritime (établie en 377/376).
28- En lisant καταισχύνουσιν (indicatif présent). La fin du paragraphe est diversement ponctuée et interprétée.
29- Autre phrase diversement éditée, ponctuée et interprétée. Elle paraît faire écho à 1384 a 11-12 et 32-33.
31- Antiphon aurait payé de sa vie les critiques qu’il fit des tragédies composées par le tyran de Syracuse, Denys I (Ps.-Plutarque, Vie des dix orateurs, 833 b-c). Sur le problème d’(ou des) Antiphon, voir GAGARIN
[2002].
32- À l’exception de l’évocation du discours de Cydias, ci-dessus, qui met sur la piste du discours de politique étrangère, Aristote ne précise pas quelle est l’utilité pratique, pour un orateur, des analyses présentées. C’est le
cas aussi pour les chap. 7, 8 et 11.
CHAPITRE 7
L’obligeance : définition
[1385 a 16] Quelles sont les personnes envers qui l’on est obligeant (kharin ekhousin)1, pour quelles raisons, et dans quelles dispositions
personnelles2, c’est ce qui sera clair quand nous aurons défini l’obligeance. Définissons l’obligeance – au sens où l’on dit que son possesseur est obligeant3 –
comme un service rendu à une personne qui en fait la demande (deomenôi), non pas en contrepartie de quelque chose ni dans
l’intérêt de celui qui rend le service mais dans le seul but d’avantager celui qui le reçoit. [20] L’obligeance sera grande si la
demande était pressante, ou si elle portait sur des choses importantes et difficiles, ou si elle était formulée dans des moments
justiciables des mêmes qualifications4, ou si l’obligeant est le seul ou le premier à rendre ce service, ou celui qui le rend au
plus haut degré.
1- Le mot kharis est l’un des « intraduisibles » les plus redoutables du grec. Il désigne selon le contexte la gentillesse, la bienveillance, la serviabilité, le service rendu ou la
reconnaissance qu’il suscite, ou encore la grâce jusque dans ses aspects les plus indéfinissables. Mais l’objet du chapitre est beaucoup plus restreint : il porte sur l’obligeance comme
état émotionnel dans lequel on rend service à autrui d’une manière totalement gratuite.
2- La division habituelle rappelée ici ne sert guère en réalité à structurer le chapitre, dont la composition est très libre. C’est le seul cas où l’accent est mis sur l’action dont
l’agent est celui qui éprouve l’émotion visée.
3- Cette précision tient peut-être au fait que l’emploi présent de kharis est isolé dans l’œuvre d’Aristote (cf. GRIMALDI [1988] ad loc.). Sur ce genre de définition faussement
tautologique, cf. Cat. chap. 8 et ILDEFONSE & LALLOT [2002], p. 259.
5- Cf. 2, 2, 1378 a 31. Sur appétit (doté d’une dimension rationnelle) et désir (irrationnel), cf. 1, 10, 68, b, 32 sq.
6- Épisode inconnu.
7- Ce bilan paraît optimiste, eu égard à la maigreur de ce qui précède, surtout concernant le troisième point (les dispositions). Il se peut qu’une partie du texte ait disparu.
8- L’utilisation des prémisses est ici précisée : on suscitera l’obligeance dans le public par la présentation des bénéficiaires potentiels et en créant une émulation avec ceux qui
ont fait montre d’obligeance.
10- Cet examen critique est destiné à dénoncer comme fausses les prétentions à l’obligeance. On remarquera que, des dix catégories (classes de prédicats) décrites dans
l’ouvrage de ce titre, cinq seulement sont envisagées ici.
12- Cf. ci-dessus, 1385 a 19 : « dans le seul but d’avantager cette personne ».
La pitié : définition
[1385 b 13] Définissons la pitié (eleos)1 comme une souffrance (lupè) provoquée par le spectacle, à proximité immédiate, d’un mal2 susceptible de
détruire ou de faire souffrir quelqu’un sans raison, et dont on pourrait être menacé, soi-même [15] ou l’un des siens.
1- Le présent développement est le plus substantiel, sur cette question, de toute l’œuvre d’Aristote. Dans les livres d’éthique, la pitié n’est guère mentionnée qu’en passant (par ex. EN 1105 b 23, MM 1186 a 12-13) ; même
brièveté dans le DA 403 a 17. Les célèbres développements de Poétique, 1449 b 27 ; 1452 a 2 sq. sur peur et pitié dans la tragédie dépendent également de la définition donnée ici.
4- Cf. Sur ce lien entre sagesse pratique et expérience, cf. EN 1142 a 11-18.
6- Sc. entre colère et peur. Ce sens s’obtient au prix d’un déplacement de « mais seulement dans un état intermédiaire » proposé par KAYSER, accepté par Kassel et GRIMALDI [1988]. Dans les manuscrits, ce groupe de mots se
trouve plus haut, l. 32 (après « ... qu’il peut leur arriver quelque chose »).
7- Nous suivons le texte et l’interprétation de GRIMALDI [1988] (qui, contra Kassel, conserve le φθαρτικά des ms.).
8- Il existe un Diopithès très connu au IVe siècle, notamment par les harangues de Démosthène (Chers., 3e Philippique). Il participa à l’occupation athénienne de la Chersonèse et donc au déclenchement des hostilités
entre Athènes et la Macédoine, ce qui lui a peut-être valu les faveurs du Grand Roi. Mais l’épisode mentionné ici n’est pas autrement connu.
9- Oikeiotèti peut aussi être un datif de point de vue (« proches en termes de parenté »).
11- Hérodote (3, 14) raconte cette histoire à propos du fils d’Amasis, le roi d’Égypte Psammétique III. La mort du fils est un désastre personnel, et suscite la peur, non la pitié.
12- Le verbe grec ekkrouein est métaphorique : c’est l’image du clou qui chasse l’autre.
13- Les efforts pour créer le pathétique sont réduits à néant. La maîtrise de ces affects est essentielle notamment dans l’épilogue, qui joue sur le pathos mais aussi l’indignation, cf. 3, 19.
14- Sc. les malheurs qui excitent la pitié. Nous suppléons τὰ κακὰ comme sujet de ὑπάρξαι (GRIMALDI [1988]).
16- Sauf à imputer à Aristote une incohérence, il faut comprendre que la peur en question ici n’est pas aussi forte que celle qui « chasse la pitié » (l. 22 ci-dessus).
17- En lisant ἐσθῆτι (F). Sur le pathétique et le vêtement, voir Quintilien, 6, 1, 30 sq.
18- Sur ce thème, voir infra 3, 11, 1411 b 22 sq. et Poétique, 1455 a 22 sq.
19- En conservant le texte des manuscrits. Plusieurs éditeurs, dont Kassel, condamnent « et les actes ». La phrase est sinueuse et librement construite, mais nullement aberrante.
CHAPITRE 9
Passions corrélées
Il est clair qu’à ces passions sont corrélés logiquement leurs contraires : l’homme qui souffre devant des échecs immérités se réjouira ou restera indifférent
devant ceux qui échouent dans des conditions contraires, par exemple les parricides et les meurtriers quand ils sont châtiés : nul ne saurait en souffrir s’il est
homme de bien. Car on doit [30] se réjouir en pareil cas, comme on le fait devant ceux qui profitent d’un succès mérité. Les deux sont justes et remplissent de
joie l’honnête homme car, nécessairement, il espère que ce qui est arrivé à son semblable lui arrivera aussi à lui. Toutes ces passions sont le propre du même
caractère, et les contraires du caractère contraire. C’est la même personne [1387 a 1] qui se réjouit du malheur d’autrui et qui est envieuse. Car l’homme qui
souffre de l’existence ou de la possession d’une chose éprouve nécessairement de la joie devant la privation ou la destruction de cette chose4. C’est la raison pour
laquelle toutes ces passions ont la faculté d’empêcher la pitié, même si elles diffèrent entre elles pour les raisons qu’on a dites. De sorte que, [5] quand il s’agit
de faire obstacle à la pitié, elles sont toutes semblablement utiles.
[1387 b 1] sinon, on s’indigne aussi quelles que soient les conditions dans lesquelles l’inférieur conteste le supérieur, par exemple si le musicien
cherche à l’emporter sur l’homme juste, car la justice vaut mieux que la musique11.
Contre qui l’on s’indigne et pourquoi, voilà qui est clair grâce à ce qui précède : ce sont les éléments décrits et les éléments semblables.
1- Ce chapitre commence par un travail de discrimination de l’indignation vs les passions voisines et sert un peu de « chapeau » commun aux chapitres 9, 10 et 11. La question de l’indignation n’est traitée selon la méthode
habituelle qu’à partir de 1387 a 5.
2- Sur l’indignation aussi, le développement de la Rhétorique est le plus substantiel. Voir EN 1108 b 1 sq. ; EE 1221 a 3 ; 1233 b 18 sq. ; MM 1192 b 18 sq. Seule nuance, liée au caractère momentané des passions
rhétoriques : le nom nemesis (qui prévaut ailleurs) est ici très rare et le verbe nemesan majoritaire.
3- L’obligation est relative à la définition. Cela revient à dire : « pour qu’on puisse parler d’envie ou d’indignation, il faut que... ».
4- Noter la correspondance en chiasme : gignomenôi vs phthorai, huparkhonti vs sterèsei (existence vs destruction, possession vs privation).
5- À savoir envie et mépris. La formule annonce sans doute les chapitres 10 et 11 ci-dessous.
6- Cette phrase a été corrigée l. 15 par ROEMER [1898], suivi par DUFOUR [1932], qui traduit : « mais on s’indignera au sujet de la richesse, du pouvoir et des avantages de cet ordre, qu’en général méritent les hommes
vertueux, non contre ceux qui possèdent les biens naturels... ». Nous suivons comme Kassel le texte des manuscrits, qui pose le problème suivant : pourquoi les hommes gâtés par la nature méritent-ils d’autres biens de surcroît,
puisqu’on ne s’indigne pas de leurs succès ? GRIMALDI [1988] démontre de façon assez convaincante qu’Aristote répercute ici une conception répandue chez les Grecs – et donc rhétoriquement utilisable – exigeant chez un individu
une harmonie entre les dons de nature et les autres biens : au chap. 2, 11, 1388 b 27 sq., il parle même du mépris qu’encourent les hommes qui, quoique favorisés par la chance, ne possèdent pas les autres avantages, qui sont ceux que
méritent les hommes de bien (1388 b 3-7).
8- Alèthes semble avoir une gamme de sens assez large ici : authentique, légitime, vrai, voire réel (cf. la suite et Platon, Sophiste, 263 b : « le discours vrai dit les choses comme elles sont »).
9- Sc. surtout quand la contestation porte sur le domaine où les deux sont inégaux. La correction de Ross adoptée par Kassel (add. τό l. 32, « (le fait) que l’inférieur... ») clarifie l’idée mais ne facilite pas la construction de
la suite. Nous comprenons que l’accusatif pluriel τοὺς (« surtout quand ils ») est grammaticalement apposé au sujet de l’infinitive substantivée (« l’inférieur »).
10- Iliade, 11, 542. Le second vers n’est pas dans les manuscrits d’Homère. On le trouve ici, chez le Ps.-Plutarque (Vita Homeri, 132) et chez Plutarque (De audiendis poetis, 6, p. 24 C).
12- Cf. EN 1095 b 19-20. Ce sont celles qui préfèrent une « existence de bestiaux ».
13- Le chapitre se termine (comme le suivant) par un retour sur les rapports d’opposition et de parenté entre indignation et pitié par lesquels il a commencé : le bilan porte non sur les moyens de susciter ou d’annuler
l’indignation, mais sur le fait que l’orateur qui sait annuler les dispositions propices à l’indignation, sait annuler aussi la pitié. C’est dire la prééminence de ce thème en rhétorique.
CHAPITRE 10
L’envie. Définition
[1387 b 21] On voit clairement aussi pour quelles raisons, qui et dans quelles dispositions on envie (phthonousi)1, s’il est vrai que l’envie est une
souffrance qu’on éprouve au spectacle de la réussite de ses semblables2 comblés des biens qu’on a dits3, souffrance liée non à la poursuite d’un intérêt personnel
mais à ces personnes4.
1- La définition donnée ici recoupe celle qui a déjà été fournie au chap. précédent (1386 b 18-22) à savoir que l’envie est une émotion ressentie d’abord pour des raisons objectives (le bonheur d’autrui) et qu’elle est mauvaise.
Il n’y a pas de différence majeure non plus avec ce que l’on trouve ailleurs chez Aristote, sinon que le bonheur envié est tantôt mérité ou immérité, tantôt seulement mérité, cf. EN 1107 a 8-27, 1108 b 4 ; EE 1221 a 38-40 ; 1233 b 19-
20 ; 1234 a 30 ; MM 1192 b 25-26 ; Top. 109 b 36 sq. Mais voir Rh. Al. 1440 a 34 sq.
2- Plus original, cp. EE 1233 b 19-20 ; Top. 109 b 36 sq. (on envie les gens de bien) ; Xénophon, Mémorables, 3, 9, 8 ; Platon, Définitions, 416 (on envie ses amis) ; Diogène Laërce, 7, 111 (Zénon : on envie
« autrui »).
4- En d’autres termes, on souffre non de ne pas avoir mais du fait que l’autre a.
5- Sur ces « petites âmes », qui se privent même de ce qu’elles méritent faute de s’en croire dignes, ce qui ne les empêche pas d’être jalouses, voir EN 1125 a 17 sq. ; 1107 b 21 sq. ; Sur les vertus et les vices, 1251 b
16 sq.
6- C’est-à-dire que nous éprouvons de l’envie pour ce que d’autres possèdent juste un peu plus ou un peu moins que nous : dans un cas, notre supériorité n’est pas indiscutée, dans l’autre, notre infériorité est curable. Pour la
fin de la phrase, GRIMALDI [1988] présente comme indiscutable une interprétation différente : « or those things because of whose possession they fall off excellence but slightly ».
7- Sc. en traitant des choses que l’on envie, les deux n’étant guère séparables. Cela n’empêche pas Aristote d’introduire des considérations nouvelles sur les personnes qui servent de cibles privilégiées à la jalousie.
8- Eschyle, fr. 305 Nauck-Snell. La phrase (« D’où... envier ») est une addition aristotélicienne selon Kassel.
9- En grec philotimeisthai... pros... cf. 2, 2, 1379 b 24 supra. Il faut préciser que, souvent, cette compétition a l’honneur (timè) pour enjeu, et que l’on traduit couramment hoi philotimoi par : « les ambitieux ».
10- Sc. ceux qui sont proches par le temps, l’âge, etc.
11- En suivant le texte des manuscrits. Les colonnes d’Héraclès (Hercule), c’est Gibraltar, qui représente couramment dans l’Antiquité la frontière du monde connu.
15- Sc. envieuses. Aristote rappelle ici simplement l’incompatibilité entre envie et pitié, voir la fin du chap. précédent.
CHAPITRE 11
Objets d’émulation
Si sont objet d’émulation les biens distingués, ce sera nécessairement le cas des vertus (aretas), ainsi que des biens utiles et sources de bienfaits pour les
autres, car on honore les bienfaiteurs et les hommes de bien. Sont objet d’émulation, également, tous les biens dont peut profiter le prochain, telles la richesse, ou
la beauté8 – plutôt que la santé.
Objets de mépris
Le mépris (kataphronousi) va, lui, à ceux qui sont dans le cas contraire. Car le mépris est contraire à l’émulation, et le fait d’éprouver de l’émulation
contraire au fait de mépriser. Ceux qui sont en situation d’éprouver de l’émulation [25] vis-à-vis de quelqu’un ou réciproquement, sont nécessairement enclins
au mépris des choses et des gens qui présentent les défauts contraires aux qualités auxquelles s’adresse l’émulation. C’est pourquoi, bien souvent, on méprise
ceux que la chance favorise, quand la chance n’est pas accompagnée chez eux des qualités distinguées.
Voilà donc exposés les moyens de faire naître ou disparaître les passions (pathè), *qui sont la source des moyens de persuasion [30] dans ce domaine12.
1- Ce chapitre renferme toute la doctrine d’Aristote sur cette émotion/passion, mentionnée seulement en passant dans les œuvres d’éthique (EN 1105 b 23 ; MM 1186 a 13 ; EE 1229 a 38). Le sens positif du mot zèlos
(émulation, zèle, lié pour Aristote à l’ambition, à l’honneur, à la vertu) est concurrencé en grec par un sens négatif (jalousie), cf. Diogène Laërce, 7 (Zénon), 111, exprimé plus souvent, il est vrai, par phthonos.
2- Cette souffrance due au sentiment d’un manque est présente aussi dans la colère, la peur et l’envie.
3- Ce membre de phrase (« car nul... impossibles ») est considéré par Kassel comme une addition aristotélicienne postérieure à la rédaction initiale.
5- Cette fin de phrase (depuis : « car jugeant... ») a posé beaucoup de problèmes, de texte et d’interprétation, diversement résolus par les éditeurs. Nous traduisons le texte suivant, très peu modifié par rapport aux ms. : ὡς γὰρ
προσῆκον αὐτοῖς άγαθοῖς εἶναι, ὅ τι (ὅ τι nos : ὅτι codd.) προσήκει (προσήκει ex anon : προσῆκε codd.) τοῖς άγαθῶς ἔχουσι, ζηλοῦσι τὰ τοιαῦτα τῶν άγαθῶν.
8- Cf. 1, 5, 1361 b 7.
9- Au sens de « politiciens » : le pouvoir politique passant par la parole, ceux qui la maîtrisent maîtrisent le pouvoir. Il n’est pas sûr qu’il faille – comme GRIMALDI [1988] – étendre le jugement positif exprimé ici à la
rhétorique.
10- Sur la différence entre epainos (éloge de la vertu) et enkômion (louange des actes), voir 1, 9, 1367 b 27-33. Dans la tradition rhétorique, les deux termes sont tantôt confondus, tantôt distingués de différentes façons.
11- Le mot logographos a trois sens principaux : prosateur ancien, rédacteur stipendié de discours judiciaires, auteur de littérature épidictique en prose. C’est ce troisième sens, souvent péjoratif (ces logographes se
préoccupent peu de vérité), qui est à l’œuvre ici.
12- Cette phrase présente un cas de variante minime dont les conséquences sur l’interprétation sont relativement importantes. Kassel ajoute, d’après un ms. tardif (Δ), un καὶ à la l. 29 (δι᾽ ὧν... καὶ ἐξ ὧν αἱ πίστεις γίγνονται
περὶ αὐτῶν), ce qui donne à la phrase le sens suivant : « Voilà donc les éléments grâce auxquels naissent et disparaissent les passions et d’où l’on tire les moyens de persuasion les concernant. » Cette interprétation est défendue
également par CONLEY [1982] et RAPP [2002] « und voraus... ». Elle souligne le parallélisme formel entre les deux syntagmes δι᾽ ὧν... et ἐξ ὧν qui rend assez improbable en effet que l’un soit subordonné à l’autre. Mais dans la
mesure où les moyens de création des émotions s’identifient alors aux prémisses des moyens de persuasion (le syntagme ἐκ + gén. est très fréquemment utilisé dans ce sens), cette correction tend à faire des lieux exposés dans les
chapitres 2, 2-11 essentiellement des prémisses d’enthymèmes. Une telle théorie, rattachée à ce qu’on pourrait appeler « théorie de l’enthymème généralisé », s’applique peut-être à une « strate » de la Rhétorique, mais certainement
pas au texte dans son état actuel et rien n’autorise à forcer le texte au nom d’une théorie. GRIMALDI [1988] et KENNEDY [1991] ont raison de préférer conserver le texte tel quel et Kennedy a raison de comprendre que les prémisses
d’enthymèmes sont prélevées dans un stock de matériaux aux contours plus flous, la « persuasion par les passions ».
CHAPITRE 12
1- Le caractère (èthos), objet des grands traités d’éthique du corpus aristotélicien (EN, EE, MM, voir aussi le DA) est une disposition plus stable que la passion, liée à l’habitude (éthos), et qui participe à la fois de la
partie rationnelle – d’où la possibilité de vertus éthiques – et de la partie irrationnelle, appétitive, de l’âme – d’où sa parenté avec le pathos traité dans les chapitres précédents. Dans les chapitres 12-17 de la Rhétorique, le concept
est adapté à l’analyse de la relation entre l’orateur et son public (sur son importance dans l’élaboration d’une vraie technique rhétorique, voir déjà Platon, Phèdre, 271 d sq. ; 277 b sq.) : traité comme un phénomène collectif, il sert de
cadre à une typologie « psychologique » – fondée sur les stéréotypes admis à l’époque – des âges et des conditions sociales, lesquels déterminent certains principes d’action et habitudes de pensée qui interviennent dans les votes. Car
le but est non seulement l’adaptation de l’èthos de l’orateur aux attentes de son public (le moyen de persuasion technique défini en 1, 2, 1356 a 5 sq. ; 2, 1, 1378 a 7-20), mais aussi l’adaptation du discours au caractère du public (cf.
par ex. 1, 8, 1366 a 12-14 ; 2, 13, 1390 a 25-28 et l’ensemble de 2, 12-17). Comme dans le cas des passions, il paraît douteux que l’objectif d’Aristote ait été seulement de fournir des prémisses d’enthymèmes, ni même un moyen de
persuasion technique. D’ailleurs, l’absence quasi totale d’exemples oratoires – notamment d’exploitation concrète des principes exposés – a pu laisser penser que ce groupe de chapitres avait été élaboré dans un autre cadre et dans un
autre but. Pour une synthèse récente sur cette question, voir WOERTHER [2007].
2- Il faut sans doute entendre les passions dominantes, celles auxquelles on est prédisposé, et qui forment la transition entre l’émotion passagère et le trait de caractère. Il y a une sorte de continuum entre les deux, qui tient
aussi à la participation de l’èthos à la partie irrationnelle de l’âme.
3- Cf. 1, 9.
4- L’hexis comme vertu éthique (cf. 1, 6, 1362 b 13) n’est qu’un cas particulier : toute vertu est une hexis, car elle est l’inscription dans l’état habituel d’une personne de ses choix délibérés en matière éthique, mais toute
hexis n’est pas vertueuse, cf. EN 1105 b 19 sq.
5- L’homme généreux a besoin d’argent pour exercer sa vertu, le courageux doit avoir des forces : c’est pourquoi les biens extérieurs (cf. 1, 5, 1360 b 20 sq.) interviennent dans la vertu – ou le vice – et donc le caractère (cf.
EN 1178 a 28 sq.).
6- Sur l’akrasia (incontinence), victoire du désir sur la prudence, BESNIER [2003], p. 29-94 (notamment p. 37, 42).
7- Cette comparaison s’explique peut-être par une analogie entre les jeunes et les malades en matière de chaleur : chaleur encore mal refroidie dans le cas des jeunes (dont il faut rappeler qu’ils ne représentent pas pour
Aristote l’excellence, c’est-à-dire l’équilibre physiologique parfait, mais un complexe d’excès et d’insuffisances, symétrique de la vieillesse), chaleur détruite par consomption ou extinction dans le cas du malade (cf. De la jeunesse
et de la vieillesse, 469 b 20 sq.). Le paradigme thermique, fondamental dans la physiologie aristotélicienne, apparaît explicitement infra.
8- Il ne semble pas y avoir de grosse différence entre thumos (emportement) et colère (orgè), à ceci près que le premier semble avoir un caractère plus physiologique : son étymologie (bouillonnement) le rattache à l’excès
de chaleur qui caractérise le corps et le psychisme du jeune (sur la psychophysiologie qui rend compte du lien entre les deux, voir le résumé de BESNIER [2003], p. 44-47).
9- Pittacos de Mytilène est l’un des Sept Sages de la Grèce (voir Diogène Laërce, 1, 74-81). On ne sait rien de cet apophtegme appliqué ou adressé au héros et devin argien Amphiaraos. Dans le matériau réuni par GANZ
[2004], p. 896 sq., seul l’épisode de la mort d’Amphiaraos évoque l’argent. Polynice aurait soudoyé Ériphyle, l’épouse du héros, en lui offrant le collier d’Harmonie, afin qu’elle le persuade d’attaquer Thèbes avec lui – guerre où,
Amphiaraos le savait, il trouverait la mort.
12- Inexpérimentés, fraîchement éduqués, ils n’ont pas, face aux valeurs reçues, le recul que donne l’expérience, ce qui les soumet davantage au regard d’autrui et donc à la honte.
14- Ce sens d’èthos est explicité juste ensuite, voir aussi 1390 a 16-18. Il dérive par métonymie d’une des composantes de l’èthos, voir ci-dessus 1388 b 34.
16- Spartiate, l’un des Sept Sages de la Grèce (Diogène Laërce, 1, 68-73), auteur présumé de la maxime : « rien de trop » (1, 41).
17- Cp. 2, 16, 1391 a 18-19 ; Pol. 1295 b 9-11. La phrase n’est pas si indulgente qu’il y paraît : le mot hubris – traduit ici par « démesure » en raison du sens très large d’adikèma (injustice) et pour rattacher le passage au
thème général de l’excès – signifie ailleurs « outrage », voire « viol ».
18- L’eutrapelia, traduite parfois par « enjouement » (Bodéüs), qu’on peut rendre parfois par « badinerie », est ici – comme la suite l’indique – une forme d’humour à la fois caustique et spirituelle (« bien tournée »), fruit –
chez les jeunes – de la gaieté, du goût pour la domination et du respect humain. Cp. EN 1127 b 33 sq. EE 1234 a 4 sq. ; MM 1193 a 11 sq. Dans la tradition postérieure : Démétrios, Du style, § 172, 177.
CHAPITRE 13
1- Sc. ceux des jeunes. KENNEDY [1991] a raison d’observer que les âges sont décrits non dans l’ordre chronologique mais selon une progression, depuis les extrêmes symétriquement imparfaits que sont la jeunesse et la
vieillesse jusqu’à l’équilibre psycho-physiologique représenté par l’âge mûr.
2- En tâchant, d’après GRIMALDI [1988], de conserver le texte des manuscrits. Pour Kassel, ἄγαν (trop, excessivement) serait une dittographie, c’est-à-dire une répétition accidentelle d’une partie du mot ἅπαντα (toutes
choses) et devrait être supprimé, d’où le sens : « non seulement ils n’affirment rien avec assurance mais en tout ils mettent moins d’assurance qu’il ne faut ».
3- Si l’on en croit GRIMALDI [1988] (et le τὸ unique), il n’y a là qu’une formule répétitive (ἴσως καὶ τάχα, litt. « peut-être et peut-être), dont la redondance évoquerait notre « peut-être bien que oui, peut-être bien que non ».
4- Sur Bias de Priène, l’un des Sept Sages, voir Diogène Laërce 1, 82-88. Cicéron (De amicitia, 59) rapporte que Scipion ne pouvait admettre que cette maxime – la plus hostile possible à l’amitié – ait été le fait d’un Sage
comme Bias. Bien des auteurs grecs en revanche y voient un sain principe.
5- Sur la chaleur des jeunes, voir ci-dessus, notamment 2, 12, 1389 a 19-20. Sur le pouvoir refroidissant de la peur, voir Part. An. 650 b 27-28 ; Problèmes, 954 b 13.
6- Il s’agit donc du « mauvais » amour-propre, cf. EN 1168 b 28 sq. Il en existe un bon : le fameux « souci de soi », mais il n’y a en grec qu’un même adjectif, philautos, pour désigner les deux orientations de l’amour de
soi.
7- Il y a aussi un versant positif de l’utile, cf. 1, 6, 1362 a 17 sq., mais, en tant que bien relatif et non pas absolu (i.e. désirable en soi), l’utile n’est pas beau, cf. 1, 9, 1366 b 36 sq. ; 1367 a 1.
8- Sc. même si au départ elles pouvaient être ou paraître positives. Ce pessimisme, rappelons-le (cf. 2, 5, 1382 b 4 sq.), reflète un point de vue susceptible d’entrer dans une stratégie de persuasion, pas forcément le jugement
d’Aristote lui-même.
9- COPE [1877], p. 156 et GRIMALDI [1988] citent en écho cette phrase de l’orateur Eschine (Contre Timarque, 24) : « le législateur, je crois, savait bien que les vieux, s’ils excellent en prudence, voient leur courage les
déserter peu à peu, en raison de leur expérience des choses ».
10- Sc. l’un est partie de l’autre. Dans le chapitre précédent (1389 a 35-36) il y avait une quasi-équation entre aretè (vertu) et èthos (au sens particulier du mot explicité dans la note ad loc.).
1- Cf. EN 1107 b 2-3, où il est confirmé que les deux substantifs tharsos (attique tharros, d’où le verbe dénominatif tharrein) et thrasos (avec l’adjectif thrasus), qui remontent à une même et unique forme du grec
commun (leur différence phonétique repose sur une variante de vocalisation) et sont de ce fait souvent synonymes, sont pour Aristote sémantiquement distincts, l’un dénotant la confiance, l’autre la témérité : « celui qui nourrit une
confiance (en tôi tharrein) excessive est téméraire (thrasus) » – trad. Bodéüs.
2- Sur le juste milieu, cf. Pol. 1259 b 3-5 ; dans le domaine éthique, cf. EN 1106 a 13 sq.
3- Cette estimation (voir aussi Pol. 1135 b 32-35) se fonde sur l’ancienne division de la vie en périodes de sept ans (cf. Solon, fr. 27 West). Solon fixait l’akmè physique dans la quatrième période (22-28 ans), Platon à
30 ans. Solon assignait la maturité intellectuelle à la septième période (43-49 ans).
CHAPITRE 15
1- La bonne naissance est distincte de la noblesse, dans la mesure où elle ne se limite pas à la noblesse du sang mais englobe une richesse ancienne (cf. Pol. 1294 a 21-22) ou le fait d’avoir un ou plusieurs ancêtres qui ont
mérité des honneurs et distinctions divers. Voir infra.
2- En utilisant une acception possible du mot noble, mais qui n’est pas la plus courante... DUFOUR [1932] oppose « noble » (pour eugenes) à généreux (gennaios), ce qui n’est pas parfait non plus. Mais l’essentiel n’est
pas là : Aristote déclare ici que naître dans une bonne famille constitue dans une certaine mesure un bon point de départ, mais que, pour s’actualiser, la vertu demande, outre une nature particulière, une éducation et une ascèse, cf. EN
1103 a 23-26. Sur la phusis comme ce qui fait qu’une chose est pleinement ce qu’elle est, cf. Pol. 1252 b 31-34.
3- Même lien entre intelligence et folie dans Poétique, 1455 a 32 ; Probl. 954 a 31-34.
4- Cf. Plutarque, Vies d’Alcibiade, de Cimon, de Caton l’Ancien (sur les descendants de Socrate, voir le chap. 20). Voir aussi Platon, Alcibiade 1, 118 e ; Ménon, 93 a sq. (fils indignes de leurs pères, notamment les fils
de Périclès). Sur Denys, voir 1, 2, 1357 b 30.
CHAPITRE 16
2- Explicitation peut-être imprudente (« leur » n’est pas dans le grec), mais qui donne sa cohérence au passage.
3- Les habitants de Soles (en Cilicie) parlaient un attique jugé corrompu (cf. Diogène Laërce, 1, 51 ; Strabon, 14, 2, 28) d’où le verbe soloïkizein pour un parler agrammatical (Aristote, RS 165 b 20-21). Le sens ici est plus
large : « grossier », « vulgaire ». La spécialisation du solécisme comme faute de syntaxe (vs barbarisme, faute de morphologie) est tardive (voir la note de DORION [1995], p. 217-218).
4- Le poète Simonide visita Hiéron à Syracuse ca 476 av. J.-C. Sur le propos, cp. Platon, Rép. 489 b-c.
1- Sur la puissance individuelle, ou pouvoir, voir par exemple 1, 5, 1360 b 27 (facteur de stabilité du bonheur) ; 1, 11, 1370 b 14 (personne ne se met en colère contre qui est beaucoup plus puissant que lui) ; 2, 2, 1378 b 35 (la
puissance ouvre droit, pense-t-on, au respect des autres), etc. Ce n’est qu’un des sens de dunamis.
2- Sur la gravité, juste milieu entre arrogance et servilité, voir EE 1221 a 8 ; 1233 b 34-38 ; MM 1192 b 30-38.
3- La bonne fortune, ou chance, est une des parties du bonheur (1, 5, 1360 b 19 sq. ; 1361 b 39 sq.). Elle fait partie aussi des facteurs déterminant l’èthos et à ce titre englobe la bonne naissance, la richesse et la puissance (2,
12, 1388 b 32 sq.), qui viennent d’être traités. Ce qui est ajouté ici est commun à tous ceux que la chance favorise d’une manière ou d’une autre.
5- Sur la qualité des enfants et les biens du corps, cf. 1, 5, 1360 b 20 sq. ; 38 sq.
CHAPITRE 18
Transition vers les chapitres 19-26 (de l’èthos aux koina, sc. arguments communs à tous les
genres oratoires)1
[1391 b 8] Puisque (a) l’emploi des discours persuasifs (pithanoi logoi) vise au prononcé d’un jugement (krisis)2 (car ce que nous savons et qui est
chose jugée, il n’y a plus lieu d’en parler), puisque (b) [10] cette finalité vaut à la fois quand (1) on recourt à la parole pour persuader ou dissuader une seule
personne, tels ceux qui sermonnent (nouthetountes) et font des recommandations (peithontes) (la personne unique n’en est pas moins juge, car celui qu’on
doit persuader, on peut bien dire qu’il est ni plus ni moins un juge), (2) quand on parle contre un adversaire3 ou encore (3) contre une thèse mise en débat4 tout
aussi bien (car, nécessairement, on recourt à la parole [15] et on réfute les arguments adverses que l’on combat par son discours comme si c’étaient des
adversaires), et, pareillement (4), dans les discours épidictiques (car le discours, dans ce cas, est composé comme s’il s’adressait à un juge, le spectateur)5,
puisque, pourtant, (c) seul est juge au sens strict celui qui prononce un jugement sur les questions posées (ta zètoumena) lors des débats relevant de la cité
(politikoi agônes), car on cherche alors à résoudre (zèteitai) la question de la réalité des faits controversés [20] ou celle qui fait l’objet des délibérations6,
et puisqu’(d)7 on a parlé précédemment des caractères relatifs aux constitutions tels qu’ils se présentent dans les discours délibératifs8, si bien qu’on peut
considérer comme définis la manière et les moyens par lesquels on doit inscrire dans les discours l’expression des caractères9. Puisque, d’autre part, il y a –
disions-nous – pour chaque genre de discours une fin différente10, que pour tous ont été envisagées les opinions et [25] les prémisses d’où l’on tire les moyens
de persuasion, que ce soit en conseillant, en faisant parade de son éloquence ou en débattant11, qu’en outre ont été définis les moyens permettant de rendre les
discours capables d’exprimer les caractères (èthikoi)12, il nous reste à traiter des moyens communs (koina)13. Car, nécessairement, tout le monde doit recourir
en plus, dans ses discours, à l’argument du possible et de l’impossible [30] et tenter de démontrer, les uns, qu’une chose sera, les autres, qu’elle a été. Autre
argument commun à tous les discours, celui de la grandeur, car tout le monde s’emploie à rabaisser et amplifier, que ce soit en conseillant ou en dissuadant*14, en
louant ou en blâmant, en accusant [1392 a 1] ou en défendant. Une fois cela défini, nous tentons d’exposer, dans une perspective commune aux trois genres
(koinèi)15, ce que nous avons à dire des enthymèmes et des exemples afin, ces compléments une fois apportés, de mener à son terme le projet de départ. Parmi
les éléments communs, l’amplification est [5] le plus spécifique aux discours épidictiques, comme on l’a dit, la question du fait passé, aux discours judiciaires
(car c’est là-dessus que porte le jugement), la question du possible et du futur, aux discours délibératifs.
1- Le texte du début du chapitre pose problème. Comme le dit GRIMALDI [1988], la seule certitude est que ce chapitre joue un rôle de transition et se rattache à l’ensemble des chapitres de la fin du Livre 2 (19-26). Pour le
reste, il ne paraît ni clair ni cohérent, ce qui est spécialement gênant, dans la mesure où la dissociation de l’étude de l’argumentation quasi logique en deux blocs (1, 3-15 – lieux spécifiques – et 2, 19-26 – lieux communs –) n’est déjà
pas sans poser problème, y compris pour la compréhension des liens entre èthos et pathos et la forme enthymématique. Autrement dit, les problèmes soulevés ici touchent à l’interprétation de l’économie d’ensemble de la
Rhétorique (voir 2, 1 init. et notes ad loc.). Pour Kassel (après SPENGEL [1867]), le texte, depuis le début jusqu’à 1391 b 20 (jusqu’à « ... objet des délibérations »), constitue une longue protase – sans apodose – ajoutée
tardivement, mais mal greffée, par Aristote. GRIMALDI [1988] et KENNEDY [1991] trouvent une unité syntaxique dans la phrase (voir n. 9 ci-dessous), mais Kennedy suggère qu’on serait là face à une version incomplète d’une
transition que le reste du chapitre aurait visé à remplacer. Nous avons tendance à préférer l’hypothèse de Spengel et Kassel dans la mesure où le texte est beaucoup plus clair quand on supprime le passage problématique, ce qui tend à
faire de lui plutôt un ajout qu’une première mouture. Il reste à expliquer la complication de cet ajout, où s’accumulent les incidentes, et le fait que les deux transitions concurrentes présentent la même lacune, celle de la notion de
pathos.
2- Krisis semble être le mot-clé de cet essai de transition vers les lieux communs : il y a une universalité de la notion de krisis (jugement) dans la relation rhétorique au sens le plus large du terme, englobant la conversation
privée, voire les jeux des sophistes. Ce début de chapitre fait clairement écho au début de 2, 1 (1377 b 21 sq.). Voir aussi 1, 3, 1358 b 4-8 et 1, 2, 1357 a 22 sq.
3- Allusion au genre judiciaire mais aussi, plus généralement, à tout débat contradictoire.
4- SPENGEL [1867] donnait en exemple les Tétralogies d’Antiphon, variations sur les différentes manières d’argumenter pro et contra sur un sujet donné.
6- Ce qui signifie, sauf erreur, que sous le « chapeau » des « débats politiques » (au sens ancien du terme, i. e. qui relèvent de la vie de la cité, du public opposé au privé, mais aussi, semble-t-il, du politico-judiciaire opposé
au « culturel »), Aristote réunit, comme objets du jugement au sens strict, les affaires judiciaires (le membre du tribunal du peuple doit trancher sur la réalité des faits débattus) et les affaires « politiques » au sens moderne du
terme, c’est-à-dire les sujets de délibération et de décision à l’assemblée ou au conseil.
7- Avec cet « et puisqu’ » prend fin la partie adventice selon Kassel. Sur l’enchaînement syntaxico-sémantique défectueux, voir n. 9.
8- Cf. 1, 8.
9- Une tradition interprétative ancienne (qui remonte au scoliaste anonyme) fait de ce dernier membre l’apodose (i.e. la principale) de la longue phrase qui a commencé au début du chapitre. Si la syntaxe grecque l’admet (à
la rigueur), on ne saurait voir dans cette proposition la déduction logique des subordonnées précédentes. Il nous paraît préférable de considérer ce début, jusqu’à l’alinéa, comme une addition syntaxiquement mal greffée (cf. Kassel).
Sur les autres hypothèses (notamment celle qui fait de ce morceau une pièce déplacée de l’introduction du Livre 2 ou une paraphrase corrompue de cette introduction, ou encore celle qui suppose la disparition d’une ou deux phrases
entre les deux parties de l’introduction), voir GRIMALDI [1988] ad loc. Ce dernier tente – courageusement – de sauver le texte tel qu’il est, et postule l’enchaînement suivant (en substance) : « Puisque l’usage du discours persuasif
vise un jugement (pour lequel l’èthos et le pathos sont essentiels), et qu’il en va ainsi dans tous les genres rhétoriques, y compris face à un auditeur unique, puisque celui-ci est lui aussi un juge, puisque l’èthos tel qu’il s’applique
aux constitutions a été discuté à propos de la rhétorique délibérative – on peut considérer alors comme close la question de savoir de quelle manière le discours persuasif met en œuvre l’èthos... »
11- Chacun de ces termes renvoie à l’un des trois genres oratoires (délibératif, épidictique, judiciaire). La récapitulation semble porter ici sur 1, 4-15.
12- Pour éviter un constat de redondance, certains commentateurs proposent de donner un sens étendu à èthikos ici : le terme renverrait à l’ensemble formé par 2, 2-17, c’est-à-dire à l’étude du pathos et de l’èthos.
[10] Ce qui est possible aux moins bons, aux moins forts ou aux moins intelligents est d’autant plus possible à leurs contraires. D’où ce mot d’Isocrate
disant que si Euthynous11 avait su apprendre, il serait un peu fort que lui ne puisse trouver. Pour ce qui est de l’impossible, il est clair qu’il se tire a contrario
de ce que nous avons dit.
Grand et petit
En ce qui concerne la grandeur et la petitesse des choses, le plus grand et le plus petit [10] et, en général, les grandes choses et les petites choses, nous
sommes au clair grâce à ce qui a été dit précédemment. À propos des discours délibératifs, en effet, on a parlé de la grandeur des biens et, en général, du plus
grand et du plus petit18. Par conséquent, puisque, selon chaque genre oratoire, la fin que l’on se fixe est un bien comme l’utile, le beau ou [15] le juste19, c’est
là, de toute évidence, que tous les orateurs doivent chercher leurs moyens d’amplification (auxèseis). Quant à enquêter plus avant, en dehors de cela, sur la
grandeur et la supériorité en général, c’est parler dans le vide, car, dans la pratique, les faits particuliers jouent un rôle plus décisif que l’universel20.
Sur le possible et l’impossible, sur la question de savoir si une chose s’est produite [20] ou non, se produira ou non, et aussi sur la grandeur ou la petitesse
des choses, voilà qui est dit.
1- Sur ces sujets, voir déjà 1, 3, 1359 a 11 sq. et, sur le plus et le moins, 1, 7, 1364 a 23 sq.
2- Aristote réunit dans ces chapitres un certain nombre de propositions communément acceptables et susceptibles d’entrer comme axiomes dans un raisonnement persuasif particulier – dont il offre d’ailleurs peu d’exemples.
La définition du possible à l’œuvre ici est principalement celle du possible physique, étroitement lié au concept de puissance (dunamis) : est possible ce qui n’est pas mais a en soi un principe de venue à l’être. Le possible ainsi
entendu est tantôt confondu avec l’endekhomenon, tantôt distingué de lui. Dans ce second cas, l’endekhomenon désigne le possible logique, c’est-à-dire ce qui n’a pas en soi de contradiction interne empêchant de l’asserter.
3- Sur le contraire comme sorte d’opposition (antikeimena), cf. Cat. 11 b 15-14 a 25 ; voir aussi Méta. 1055 a 3-1057 b 34 ; Top. 112 b 27-114 a 25. Si l’on se fonde sur le schéma clair exposé dans les Catégories (1)
opposés relatifs (le double s’oppose à la moitié) ; 2) opposés contraires (le mauvais s’oppose au bon) ; 3) opposés par privation/possession (la cécité s’oppose à la vue) ; 4) opposés par affirmation/négation (« il est assis » s’oppose à
« il n’est pas assis »)), Aristote recourt dans ce chapitre aux types 1 (notamment ici) et 2 (cf. par ex. 1392 b 3-5 ci-dessous). Le problème est qu’Aristote, à propos du type 1, écrit : « dans le cas des contraires, il n’est pas nécessaire
que si l’un des deux existe, l’autre existe également. Car si tout le monde est en bonne santé, la santé existera mais pas la maladie ; et de même si tout est blanc, la blancheur existera mais pas la noirceur, etc. » (14 a 6 sq. – trad.
Ildefonse-Lallot). De surcroît, des états contraires ne peuvent cohabiter en même temps chez le même individu. Pour que la possibilité de l’un implique la possibilité de son contraire, il faut une condition supplémentaire : que les
contraires ne soient pas des genres mais s’inscrivent comme extrêmes dans un genre ou une espèce, par exemple la santé bonne ou mauvaise ; Socrate, en bonne santé ou malade.
6- Les objets du désir naturel appartiennent à la nature désirante parce qu’ils la complètent, l’actualisent. La nature ne faisant rien en vain (Pol. 1256 b 21), le désir qu’on a d’eux montre qu’ils peuvent exister et être atteints.
7- Parce que les sciences et techniques sont des sciences ou des techniques de quelque chose. KENNEDY [1991] montre les limites de l’argument en citant l’exemple de l’astrologie ou de la magie. Peut-être est-ce une
observation anachronique.
8- Seul le sens exact de khitôn est à peu près sûr (manteau, dessus, soit empeigne), grâce à un passage de Xénophon (Cyropédie, 8, 2, 5). Tige pour kephalis est plausible. Pour proskhisma, on songe d’abord à une
partie fendue en deux du dessus de la chaussure. DUFOUR [1932] propose quartier, mais on peut penser aussi à semelle (première découpe), qui a l’avantage d’être plus parlant.
10- Agathon, fr. 8 Nauck-Snell. Agathon, poète tragique du Ve siècle, ne nous a rien laissé sinon quelques fragments transmis par la tradition indirecte. Il est surtout célèbre par le personnage qu’a tiré de lui Platon dans le
Banquet. Les vers cités par Aristote portent semble-t-il sur la création poétique.
11- Il existe un Contre Euthynous dans le corpus isocratique, mais ce discours n’apporte aucune lumière sur la remarque méprisante citée ici. Il est piquant de remarquer le sens d’euthunous : à l’esprit rapide, ou
droit.
12- Question souvent mise en relation avec le genre judiciaire (1, 10-14), alors que la question du futur relève davantage du délibératif. Dans les deux cas, l’argument principal est le vraisemblable. En raison de la présence
d’illustrations tirées des sciences naturelles, certains (dont KENNEDY [1991]) ont pensé que le développement était repris d’un traité dont l’objectif était autre que rhétorique.
13- Voir par exemple, à propos de la peur, 2, 5, 1382 a 33-34 ; 1382 b 8-9, etc.
14- Peut-être à expliciter : « Et si quelque chose allait advenir et si quelqu’un allait faire quelque chose, cette chose est arrivée et la personne a agi, car la vraisemblance veut que ce qui va arriver arrive et que celui qui va faire
fasse. »
15- Un double principe paraît ici à l’œuvre : celui de la relation fondée en nature (cf. 1392 b 3-5) et celui de la succession/consécution (1392 a 20-23).
16- Dans le cadre de l’eikos (vraisemblable), la relation « naturelle » entre deux événements peut servir à établir certains faits passés avec certitude, d’autres – ceux surtout qui impliquent une action humaine – avec une forte
probabilité, cf. 1, 2, 1357 a 22 sq..
17- En lisant ταῦτα καὶ τὰ (τὰ add. Spengel) ἐν κτλ. C’est-à-dire le texte de A, avec une très légère correction. Kassel met une crux devant ταῦτα. La solution que nous adoptons a, outre sa simplicité, le mérite de mettre à
part le « lieu » de l’imminence comme en 1392 b 24-26.
18- Cf. 1, 7.
19- Cf. 1, 3.
L’exemple
[1393 a 22] Il nous reste à parler des moyens de persuasion communs à toutes les démonstrations, puisqu’on a parlé de ceux qui sont spécifiques
(idiai)1. Les moyens de persuasion communs comportent deux genres, l’exemple et l’enthymème, car la maxime (gnômè) n’est [25] qu’une partie
d’enthymème2. Commençons par l’exemple. Car l’exemple est semblable à l’induction, or l’induction est un commencement (arkhè)3. Il y a deux espèces
d’exemples : une espèce d’exemple consiste à raconter des événements qui se sont produits dans le passé, l’autre à inventer soi-même. Dans cette dernière
espèce, on distingue la comparaison (parabolè)4 [30] et les fables (logoi), comme les fables ésopiques et les fables libyennes5. Raconter des événements,
c’est par exemple dire qu’il faut se préparer à combattre contre le Grand Roi et ne pas le laisser faire main basse sur l’Égypte car, dans le passé, Darius ne passa
pas en Grèce6 avant de s’être emparé de l’Égypte. [1393 b 1] Quand il l’eut prise, il traversa. Xerxès, à son tour, ne lança pas son offensive avant d’avoir pris
l’Égypte. Quand il l’eut prise, il traversa. De sorte que ce Grand Roi7 aussi, s’il prend l’Égypte, fera la traversée : c’est pour cela qu’il ne faut pas le laisser faire.
Comme comparaisons, il y a celles dans le goût de Socrate8 : on dira, par exemple, qu’il ne faut pas attribuer les magistratures par [5] tirage au sort, car c’est
comme si, tirant les athlètes au sort, on désignait non pas ceux qui ont la capacité de concourir mais ceux que le sort a élus, ou encore, comme si l’on tirait au sort
parmi les matelots celui qui doit tenir le gouvernail, comme s’il fallait prendre celui qu’a élu le sort et non celui qui est compétent9. Une fable, c’est par exemple
celle de Phalaris chez Stésichore ou celle du démagogue chez Ésope. [10] Stésichore10, donc, au moment où les habitants d’Himère, ayant désigné Phalaris11
comme stratège doté des pleins pouvoirs, s’apprêtaient à lui accorder une garde du corps12, leur raconta, entre d’autres propos, la fable suivante : un cheval
occupait à lui seul une prairie. Voici qu’arrive un cerf qui gâte la pâture. Le cheval, voulant se venger du cerf, [15] demanda à l’homme s’il pourrait l’aider à se
venger du cerf. L’homme acquiesça, à condition que le cheval accepte de porter un mors et de le laisser monter sur son dos armé de javelots. Le cheval consentit,
l’homme monta et, pour toute vengeance, le cheval se fit lui-même esclave de l’homme. « Vous de même, dit Stésichore, dans votre désir de vous venger [20]
de vos ennemis, veillez à ne pas subir le même sort que le cheval. Vous avez déjà le mors, puisque vous avez choisi un stratège muni des pleins pouvoirs. Si vous
lui donnez une garde du corps et le laissez monter sur votre dos, c’en sera fait : vous serez les esclaves de Phalaris. » Ésope13, à Samos, assurait la défense d’un
démagogue qu’on jugeait pour un crime passible de la peine capitale. Il raconta qu’un renard, en traversant [25] un fleuve, s’était fait emporter dans une
crevasse de la berge. Comme il ne pouvait pas se dégager, il resta longtemps dans cette mauvaise posture et un grand nombre de tiques s’accrochèrent à lui. Un
hérisson passa. Quand il vit le renard, pris de pitié, il lui proposa de le débarrasser de ses tiques. Le renard refusa. Le hérisson demanda pourquoi et le renard
répondit : « ces tiques [30] que tu me vois sont pleines désormais et ne me tirent que peu de sang. Si tu les enlèves, d’autres viendront affamées et me videront
du sang qui me reste ». « Il en va de même pour vous, messieurs les Samiens, dit Ésope, cet individu ne vous fera plus aucun mal, car il est riche. Mais si vous le
[1394 a 1] tuez, d’autres viendront, pauvres, qui détourneront les fonds publics et les dilapideront. » Les fables se prêtent aux discours au peuple, et elles ont
cet avantage que, s’il est difficile de trouver des événements semblables survenus dans le passé, il est plus aisé d’inventer des fables. Il faut les composer comme
[5] des comparaisons (parabolai), il suffit qu’on sache voir les similitudes14, ce qui est plus facile grâce à la philosophie*15. Il est donc plus aisé de fournir les
exemples sous forme de fables, mais ceux qui s’appuient sur des faits sont plus utiles à la délibération, car, en règle générale, les événements futurs sont
semblables aux événements passés.
Il faut se servir des exemples, [10] quand on ne dispose pas d’enthymèmes, comme de démonstrations (car alors l’adhésion [pistis]16 passe par eux),
mais si l’on a des enthymèmes, on usera des exemples comme de témoignages, en leur faisant jouer le rôle de conclusion (epilogos) des enthymèmes. Car si on
les met avant, ils passent pour une induction, or l’induction n’est pas à sa place dans les œuvres oratoires, sinon dans quelques cas, tandis que si on les met en
conclusion, ils passent pour des témoignages ; or le témoin est persuasif dans tous les cas. Aussi [15] est-il nécessaire, quand on commence par les exemples,
d’en donner beaucoup, alors que, si l’on s’en sert comme conclusion, on peut se contenter d’un seul, car le témoin est crédible, et un suffit.
Sur le nombre des espèces d’exemples, sur la façon et le moment de les utiliser, voilà qui est dit.
1- Les « moyens de persuasion communs » ne s’identifient pas aux moyens de persuasion « techniques » (logos, èthos pathos) présentés en 1, 2, 1356 a 1 sq. mais, parmi eux, aux moyens de persuasion « démonstratifs »,
soit l’enthymème et l’exemple, subdivisions de l’argumentation (quasi-)logique (logos), cf. 1, 2, 1356 a 35 sq. et qui vont être abordés maintenant indépendamment des genres. Après d’autres, KENNEDY [1991] observe que cette
transition pourrait prendre place après le chapitre 15 du livre 1. Ce n’est pas sûr, cf. sur cette question 2, 1 et note 1. Sur l’exemple rhétorique, voir notamment KLEIN [1992], col. 1534 ; DEMOEN [1997], p. 125-158.
3- À savoir une prémisse à caractère général, établie par induction à partir de plusieurs cas particuliers et d’où peut partir (d’où ce mot arkhè, commencement) une déduction : par exemple « tous les hommes sont
mortels ». Mais dans la mesure où l’esprit humain ne peut connaître que l’universel tout en ne pouvant l’atteindre que par le particulier, l’induction est aussi le principe (arkhè, en un autre sens) du syllogisme et de l’enseignement en
général, cf. par ex. EN 1139 b 25 sq.
4- Le mot grec signifie exactement : parallèle, juxtaposition – à fin de comparaison – avec une séquence d’événements plus intelligible. Par rapport à la comparaison-image (eikôn), parente de la métaphore et traitée au L. 3
(1406 b 20 sq.), la parabolè est plus étendue. Voir aussi Quint. 5, 11, 1 sq. (exemple), 23 (parabolè).
5- Pour la fable, Aristote utilise le mot logos (« dit »), le mot muthos désignant plutôt chez lui la trame narrative, l’histoire, d’une pièce de théâtre (cf. Poétique, 6, 1450 a 4 sq.). Sur la fable dans l’Antiquité, voir l’étude
d’ensemble de VAN DIJK [1997]. Sur la fable rhétorique, voir l’introduction de M. Patillon à Aelius Théon, Progymnasmata, Paris (CUF), 1997, p. XLIX-LV. Cet auteur (p. 73 Spengel = p. 31 Patillon) nous apprend que la
différence entre fables ésopiques, libyennes, etc., tient seulement à la formule introductive : « Ésope a dit », « Un homme de Libye a dit ».
6- Il s’agit de la première guerre médique (490), menée contre les Grecs par le roi de Perse Darius. Dix ans plus tard, ce fut Xerxès qui traversa le Bosphore lors de la deuxième guerre médique, qui échoua elle aussi.
7- Probablement Artaxerxès III Ochos qui envoya une ambassade en 343 demander l’alliance des Grecs pour recouvrer le contrôle de l’Égypte. La proposition induite des deux précédents est : « tout Grand Roi qui envahit
l’Égypte s’attaque ensuite aux Grecs ».
8- Sur ces comparaisons, cf. Platon, Banquet, 221 e ; sur leur effet sur les partenaires de Socrate, voir par ex. Gorgias, 490 d 11 sq. ; Xénophon, Mémorables, 1, 2, 37-38. Aristote en fait la théorie en Top. 156 b 25 sq.
9- Ces comparaisons ont été reprochées à Socrate lors de son procès, si l’on en croit Xénophon (Mém. 1, 2, 9).
10- Stésichore est un poète archaïque de Grande-Grèce, né en Italie ca 632, mort à Himère en Sicile ca 556. Il ne reste de son œuvre que quelques fragments. L’anecdote est rapportée aussi de Gélon, autre tyran sicilien.
Quant à la fable utilisée, on la trouve chez Horace (Ép. 1, 10), Phèdre, 4, 4 ; et La Fontaine, 4, 13.
11- Phalaris, tyran d’Agrigente ca 570-554, est connu pour sa férocité. Il faisait – dit-on – brûler vivants ses ennemis dans un taureau en bronze pour donner une voix à la bête.
12- Sur la relation entre tyrannie et garde du corps, cf. déjà 1357 b 30.
13- Le personnage est semi-mythique : il aurait été thrace, aurait été esclave à Samos et aurait vécu à la même époque que Sappho. Le premier recueil de fables sous son nom a été constitué à la fin du IVe siècle par Démétrios
de Phalère. Le corpus actuel rassemble des textes et des recueils d’auteurs et d’époques très variées. La fable racontée ci-dessous ne figure pas dans les recueils ésopiques, mais Plutarque, comme Aristote, la prête à Ésope (Moralia,
790 c-d) ; voir aussi La Fontaine, 12, 13.
14- Sc. adaptés à la situation à laquelle on veut les faire servir. Ce principe de similitude entre l’exemple et la situation à laquelle on l’applique est souvent réaffirmé, voir par exemple Rh. Al. 1438 b 40 sq. ; Quintilien, 5, 11,
1 ; etc. C’est par là, d’ailleurs, qu’on peut réfuter l’exemple, cf. Rh. Al. 1443 b 38.
15- En gardant le texte des manuscrits. Les commentateurs discutent du sens exact de « philosophie » ici. Le plus probable est qu’il s’agit de la compétence intellectuelle requise et développée par la recherche qu’on
appellerait aujourd’hui « scientifique » (voir hai kata philosophian epistèmai, Top. 101 a 27 ; voir aussi Pol. 1282 b 14 sq. ; Top. 163 a 36 sq.). Même lien entre la « philosophie » et la capacité de saisir les analogies à propos
de la métaphore, infra 3, 11, 1412 a 10-12.
16- Le mot pistis a ici son sens premier : foi, crédit, adhésion, alors qu’il signifie plus souvent, par métonymie, « moyen pour entraîner l’adhésion, moyen de persuasion ».
CHAPITRE 21
La maxime
[1394 a 19] En ce qui concerne l’expression par maximes (gnômologia)1, une fois qu’on aura dit ce qu’est une maxime, [20] on verra très
clairement sur quelles sortes de sujets, quand et pour qui il est adéquat (harmottei) de s’exprimer par maximes dans les discours. La maxime (gnômè) est une
assertion portant non pas sur le particulier – par exemple quelle sorte d’homme est Iphicrate2 –, mais sur le général, et non pas sur tous les sujets – par exemple
sur le fait que le droit est le contraire du courbe –, mais sur tout ce qui est du domaine de [25] l’action et des choix, positifs ou négatifs, en matière d’action. Par
conséquent – puisque les enthymèmes se ramènent pratiquement au syllogisme3 sur les questions de cette nature4 –, les conclusions ainsi que les prémisses
(arkhai)5 des enthymèmes ne sont autres, une fois le syllogisme enlevé, que des maximes, par exemple :
L’homme de bon sens ne doit jamais
[30] donner à ses enfants une instruction trop poussée.
Cela, c’est une maxime. Une fois ajoutés la cause et le pourquoi, l’ensemble forme un enthymème, ainsi :
Car outre la paresse qui s’empare d’eux
Ils y gagnent l’hostile jalousie de leurs concitoyens6.
Quant à ceci :
Il n’est pas d’homme qui soit libre,
[5] c’est une maxime, mais pris avec la suite, c’est un enthymème :
car il est esclave ou de l’argent ou du destin8.
Espèces de maximes
Si la maxime est bien ce que l’on vient de dire, il y a nécessairement quatre espèces de maximes, selon qu’elles comporteront, ou non, un commentaire
(epilogos)9. Demandent une justification (apodeixis) toutes celles qui énoncent quelque chose de paradoxal [10] ou de discuté. Mais toutes celles qui n’ont
rien de paradoxal se passent de commentaire. Parmi ces dernières, nécessairement, les unes n’ont aucun besoin de commentaire parce qu’elles sont connues
d’avance (1), ainsi :
Pour un homme, la meilleure chose, c’est d’être en bonne
santé, à mon avis du moins10.
(car c’est ainsi que la plupart des gens voient les choses) ; pour les autres, c’est parce qu’elles sont [15] évidentes, sitôt énoncées, pour qui les examine
(2), par exemple :
Il n’est pas d’amant qui n’aime pas toujours11.
Parmi celles qui comportent un commentaire, les unes sont une partie d’enthymème (3), comme :
Il ne faut jamais, quand on est un homme de nature
raisonnable...12.
D’autres (4) ont force d’enthymème13, sans être pour autant une partie d’enthymème. Ce sont celles qui ont le plus de [20] succès14. La raison du propos
y transparaît, comme dans :
N’entretiens pas un ressentiment immortel, toi qui es
mortel15.
Le fait de dire qu’il ne faut pas entretenir de ressentiment relève de la maxime, et ce qui vient après, « toi qui es mortel », indique le pourquoi. Il en va de
même pour :
Le mortel doit avoir des pensers de mortel [25] et
non pas d’immortel16.
Combien il y a d’espèces de maximes, quels sont les cas auxquels chacune est adaptée, voilà donc qui ressort clairement de ce qui a été dit. Sur les
questions débattues ou paradoxales, un commentaire s’impose, mais soit ce commentaire précède et l’on recourt à la maxime comme conclusion, en disant par
exemple : « pour ma part, puisqu’il ne faut [30] ni exciter l’envie ni être paresseux, j’affirme qu’il ne faut pas s’instruire », soit la maxime est énoncée en
premier, et l’on énonce ensuite ce qui venait avant. Sur les questions qui, sans être paradoxales, ne laissent pas d’être obscures, il convient de dire le pourquoi de
la manière la plus ramassée possible. Il convient, en pareil cas, de recourir aussi bien aux apophtegmes laconiques17 qu’aux formules énigmatiques. On dira par
exemple [1395 a 1] ce qu’a dit Stésichore devant les Locriens, qu’« il ne faut pas faire preuve d’insolence, si l’on ne veut pas que les cigales chantent de par
terre18 ».
Si l’on conseille de supprimer les enfants des ennemis, même s’ils n’ont rien fait de mal, on dira :
Fou qui, tuant le père, laisse en vie les enfants23.
Il y a en outre quelques proverbes qui sont en même temps des maximes24, ainsi :
Un voisin attique25.
Il faut recourir aux maximes y compris pour contredire les formules devenues bien public (j’entends par formules devenues bien public [20] le « Connais-
toi toi-même », par exemple, ou le « Rien de trop »26), lorsque le caractère (èthos) de l’orateur y gagnera d’apparaître sous un meilleur jour ou la maxime d’être
énoncée sous le coup de la passion (pathètikôs)27. La maxime est passionnée, par exemple, si l’on dit sous le coup de la colère qu’« il est faux de dire qu’il
faut se connaître soi-même. En tout cas cet homme28, s’il s’était connu lui-même, n’aurait jamais prétendu aux fonctions de stratège ». Quant à [25] faire
apparaître son caractère sous un meilleur jour, c’est dire par exemple qu’« il ne faut pas, comme on le prétend, aimer comme si l’on devait haïr un jour, mais bien
plutôt haïr comme si l’on devait aimer un jour »29. Il faut faire apparaître sa préférence (proairesis)30 par le tour qu’on emploie (lexis) ou, sinon, ajouter un
commentaire explicatif, par exemple en s’exprimant ainsi : « Il ne faut pas aimer comme on prétend qu’il faut le faire, mais comme si l’on devait aimer toujours,
car l’autre façon est le fait d’un perfide » ; ou ainsi : [30] « La formule consacrée ne me plaît pas, car ce que doit faire le véritable ami, c’est aimer comme s’il
devait aimer toujours. » Ou encore : « Le “Rien de trop” (mèden agan) ne me plaît pas non plus, car les méchants, assurément, il faut les haïr à l’excès
(agan)31. »
1- La gnômologia est le style qui recourt aux maximes (gnômai), le « style sententieux » (L. Brisson), comme on peut le déduire de son emploi dans le Phèdre (267 c), parmi d’autres mots formés semblablement :
eikônologia (style imagé), diplasiologia (style redoublé). Quant à la maxime elle-même, elle fait l’objet d’un traitement assez détaillé dans la Rh. Al., chap. 11, 1430 a 40 sq. KENNEDY [1991] a raison de souligner l’importance
toute particulière de la maxime dans la pensée grecque : c’est le mode d’expression des Sept Sages, un trait récurrent de la poésie élégiaque et même de la Tragédie. Pour les développements ultérieurs de la notion, voir Quintilien, 8, 5,
1 sq. Voir aussi LEVET [1979].
3- Sullogismos (syllogisme) a ici son sens le plus large et le moins technique : il désigne l’ensemble formé par une assertion et sa justification.
5- Cf. PA 43 b 35-36.
7- Euripide, Sthénébée, fr. 661 Nauck-Snell. Aristophane fait citer ce vers et sa suite par Euripide dans les Grenouilles, v. 1217-1219.
9- Cette première subdivision sera suivie d’une deuxième, d’où le chiffre de quatre. L’auteur de la Rh. Al. distingue simplement les maximes conformes à l’opinion, qui se passent de commentaire, et les maximes
paradoxales, qui demandent une justification, 1430 b 1 sq.
10- Sentence d’Épicharme (fr. 262 Kaibel, 23, B, 19 DK) ou de Simonide (fr. 146 Page, PMG 651) ; voir aussi Platon, Gorgias, 451 e 3-5.
13- Selon GRIMALDI [1988], l’adjectif « enthymématique », que nous traduisons par « qui ont force d’enthymème », dénote une capacité, qui est soit d’ordre logique (on peut extraire de la maxime sa raison) soit éthique (elle
confère un èthos de sagesse).
17- Sur le mode d’expression des Laconiens, cf. Platon, Protagoras, 342 b sq. Plutarque a composé un recueil de ces apophtegmes (Moralia, 208 b sq.). Voir aussi sa Vie de Lycurgue, 19-20. Bonne synthèse sur la
question dans CELENTANO [1987], p. 109-115.
18- Sc. tout ayant été détruit dans le pays, arbres et maisons. Stésichore, fr. 104 b Page (PMG 281). Voir aussi infra 3, 11, 1412 a 21-23 et Démétrios, Du Style, § 99-100, 243 (où le mot est attribué à Denys le Jeune).
19- Les deux supposent une certaine expérience de la vie, cf. EN 1142 a 11-16.
20- Homère, Iliade, 12, 243. C’est le vaillant Hector qui parle.
22- Homère, Iliade, 18, 309 (le contexte donne à la maxime un tout autre sens. Hector dit à Polydamas : « Le dieu de la guerre est impartial et il tue celui qui vient de tuer »).
24- La notion de proverbe est plus large que celle de maxime, laquelle est restreinte aux règles de conduite.
25- Un voisin attique est un voisin qui n’a pas le caractère fiable et amical d’un voisin ordinaire. On peut en tirer une règle de conduite (méfiance). Sur les sentiments mêlés des autres Grecs à l’égard des Athéniens, cf. Thuc.
1, 68-71 ; Isocrate, Sur l’Échange, 299-300.
27- En comprenant : ὅταν ἢ... ἢ παθητικῶς εἰρημένη sc. ἡ γνώμη μέλλῃ φαίνεσθαι.
28- Ce verbe sans sujet a fait chercher un individu dont l’extraction ne laissait pas attendre un avenir brillant. Peut-être Aristote pense-t-il à Iphicrate (cf. 1, 7, 1365 a 28, hypothèse de Vettori [1548]), peut-être pense-t-il à
Cléon (d’après COPE [1877], cf. Thuc. 4, 27 sq.).
30- Sur le lien entre èthos et proairesis (« prudence », choix délibéré, préférence réfléchie dans l’ordre de l’action), cf. 1, 8, 1366 a 14 sq. ; 1, 9, 1367 b 21 sq. ; 1, 13, 1374 a 11 sq. ; EN 1111 b 4 sq. ; 1139 a 31 sq. Le lien
entre èthos et lexis est annoncé en 1, 2, 1356 a 4 sq. ; 1, 8, 1366 a 10 sq. ; 2, 13, 1390 a 27-28, mais, dans tous ces passages, le vecteur de l’èthos est moins l’expressivité, comme ici, que le discours en général.
34- Voir par exemple Hésiode, Trav. 346 ; Isocrate, Plataïque, 17-19, etc.
35- Littéralement : « Ont un caractère les discours qui... » Cette formulation est inhabituelle. Ailleurs, c’est la personne qui a un èthos, alors que le discours est èthikos (capable d’exprimer le caractère).
CHAPITRE 22
Matières de l’enthymème
Pour commencer, il faut donc comprendre que, sur le sujet dont on a à parler de manière raisonnée – ce raisonnement [5] fût-il politique*6 ou autre –, il
est nécessaire d’avoir aussi en sa possession, en totalité ou en partie, les données7 afférentes. Si l’on ne dispose d’aucune de ces données, on n’aura rien d’où tirer
les déductions (sunagein). Ce que je veux dire, c’est par exemple ceci : comment serons-nous en mesure de conseiller aux Athéniens de faire ou de ne pas faire
la guerre si nous ne savons pas ce qui fait leur puissance (est-ce la flotte ou une armée de terre, ou [10] les deux, et avec quels effectifs), quels sont leurs
moyens financiers, qui sont leurs amis, qui leurs ennemis, et encore quelles guerres ils ont menées, et de quelle manière, et autres choses du même genre ?
Comment serons-nous en mesure de faire leur éloge (epainein), si nous ne sommes pas au courant de la bataille navale de Salamine ou de la bataille de
Marathon ou de ce qu’ils ont accompli pour les Héraclides8 ou d’autres faits de ce genre ? Car c’est sur [15] des succès, avérés ou supposés, que reposent tous
les éloges. Pareillement pour le blâme, sur des données contraires : on regarde ce qu’il y a comme action, avérée ou supposée, à porter à leur débit, par exemple
qu’ils ont asservi les Grecs, et réduit en esclavage les Éginètes et les Potidéens qui, pourtant, avaient combattu avec eux et s’étaient illustrés contre [20] le
Barbare9, etc., et toute autre faute du même genre qui soit à leur débit. Dans l’accusation et dans la défense, on procède de la même façon : on regarde les
données disponibles. Et qu’il s’agisse des Athéniens, des Lacédémoniens, d’un homme ou d’un dieu, il n’y a aucune différence : on procédera [25] de même.
Que l’on conseille Achille, qu’on le loue ou qu’on le blâme, qu’on l’accuse ou qu’on le défende, il faut s’emparer des données, réelles ou supposées, qui le
concernent, afin de s’en servir pour dire – selon qu’on le loue ou qu’on le blâme – ce qu’il y a de beau ou de laid le concernant, – selon qu’on l’accuse ou qu’on
le défend – ce qu’il y a de [30] juste ou d’injuste, – si on conseille – ce qu’il y a d’utile ou de nuisible. Il en va de même sur n’importe quel sujet, par exemple à
propos de la justice : sur la question de savoir si c’est un bien ou non, on partira des données afférentes à la justice et au bien. Par conséquent, puisque tout le
monde, cela est clair, démontre en procédant de cette façon – que l’on raisonne de manière rigoureuse (akribesteron) [1396 b 1] ou plus lâche
(malakôteron) (car on ne part pas de toutes les données, mais de celles qui concernent chaque chose en particulier10) –, puisqu’il est évident que, recourant au
discours, il est impossible de démontrer d’une autre manière, il est manifestement nécessaire, comme indiqué dans les Topiques11, de disposer [5] d’abord, sur
chaque sujet, d’un choix de propositions portant sur le possible et le plus opportun ; et, quand un problème se pose à l’improviste, il faut mener la recherche de la
même manière, en gardant les yeux fixés non pas sur ce qui est indéterminé mais sur les données mises en œuvre dans le discours, en en cernant le plus grand
nombre possible et qui soient le plus proches de l’affaire en jeu, car plus on disposera de [10] données afférentes à l’affaire, plus la démonstration sera facile, et
plus ces données seront proches de l’affaire, plus elles seront adaptées et échapperont à la banalité12. J’appelle « banal » le fait de louer Achille parce qu’il est un
homme, qu’il fait partie des demi-dieux et a participé à l’expédition contre Troie, car ces traits appartiennent à beaucoup d’autres et que celui qui parle ainsi ne
[15] loue pas plus Achille que Diomède. Sont adaptées les données qui n’appartiennent qu’à la vie d’Achille, par exemple le fait d’avoir tué Hector, le plus
valeureux des Troyens, et Kyknos qui, invulnérable, empêchait tout le monde de débarquer13, ou le fait d’avoir été le plus jeune de l’expédition et d’avoir fait
campagne sans prêter serment14 et ainsi [20] de suite.
Voilà donc un premier mode de choix des données, et le principal : celui des lieux (topikos). Parlons maintenant des éléments des enthymèmes. C’est la
même chose que j’appelle élément ou lieu de l’enthymème. Parlons d’abord de ce qu’il faut nécessairement traiter d’abord : il y a deux espèces
d’enthymèmes, les uns sont démonstratifs, établissant qu’une chose [25] est ou n’est pas, les autres sont réfutatifs ; il y a entre eux la même différence
qu’entre syllogisme et réfutation en dialectique. L’enthymème démonstratif consiste à tirer une conclusion à partir de propositions admises, l’enthymème réfutatif
à tirer les conclusions qui ne sont pas admises. À peu de chose près, sur chacune des espèces rhétoriques, les lieux nous apportent [30] ce qui est utile et
nécessaire, car pour chacune, les prémisses ont été sélectionnées, si bien que les lieux d’où l’on doit tirer les enthymèmes concernant le bien et le mal, le beau et
le laid, le juste ou l’injuste ainsi que les caractères, les passions et les dispositions, ces lieux, choisis de la même manière, sont déjà en notre possession. [1397
a 1] Mais il nous reste encore à donner un autre type de traitement général à l’ensemble de la question des lieux15 et à exposer successivement16 les lieux
réfutatifs, les lieux démonstratifs ainsi que les lieux des enthymèmes apparents (qui ne sont pas réellement des enthymèmes dans la mesure précisément où ils ne
sont même pas des syllogismes). Une fois [5] cela mis en évidence, nous apporterons des définitions concernant les sources des réfutations et des objections
qu’on doit opposer aux enthymèmes.
1- Dans et par sa généralité, ce chapitre joue d’une part le rôle de récapitulatif des caractéristiques de l’enthymème telles qu’elles ressortent de 1, 2 et du traitement en situation qui en a été donné de 1, 4 à 2, 17. Il sert d’autre
part de transition – pas toujours transparente, il faut l’avouer – vers la topique à la fois plus abstraite et plus précise (typologie d’un grand nombre de schèmes argumentatifs non spécialisés) présentée aux chap. 23 et suivants.
3- La raison de ces précautions est la considération de l’auditeur moyen, qui ne comprend pas vite et s’ennuie rapidement, cf. supra 1, 2, 1357 a 3 sq. ; et infra 3, 10, 1410 b 20 sq. ; 3, 17, 1418 a 9-12.
6- Sc. concerne la vie des citoyens. En gardant le texte des manuscrits : πολιτικῷ συλλογισμῷ (vs <ἐν> πολιτικῷ συλλόγῷ, « lors d’un entretien politique » ou « lors d’une réunion de citoyens »).
7- Comme le souligne KENNEDY [1991], l’expression ta huparkhonta recouvre un contenu très diversifié : faits, informations sur les faits, caractéristiques logiques, etc.
8- Les batailles de Salamine (480) et de Marathon (490) sont bien connues comme les victoires grecques les plus marquantes des guerres médiques. L’histoire des enfants d’Héraclès fait l’objet d’une pièce d’Euripide, qui
raconte comment les Athéniens, aux temps mythiques, ont sauvé des persécutions du roi d’Argos les enfants d’Héraclès qui s’étaient réfugiés en suppliants dans le temple de Zeus à Marathon.
9- Cf. Thucydide, 2, 27 ; 2, 70. Ces deux cités furent victimes de l’impérialisme athénien du temps de la ligue de Délos (ligue maritime fondée après les guerres médiques).
10- C’est l’affaire qui dicte les prémisses. Elles seront donc, selon les cas, nécessaires ou probables et le raisonnement rigoureux ou lâche (litt. « mou »).
13- Sur l’histoire de Kyknos, le fils de Poséidon, cf. Ovide, Métamorphoses, 12, 64-168.
14- Achille n’était pas lié par serment aux Atrides, et il a participé « gratuitement » à la guerre de Troie, voir sur ce point Euripide, Iphigénie à Aulis, 49-65 et Pausanias, 3, 24-11.
16- Le participe parasèmainomenoi semble une modalité du verbe legômen (traduit par « exposer ») avec un aspect duratif : il s’agit de désigner et de classer successivement les différents types de lieux.
CHAPITRE 23
[20] (2) Un autre s’obtient à partir des flexions (ptôseis) semblables8 : le terme fléchi doit valoir – ou ne pas valoir – similairement9. Par exemple si l’on
dit que le juste n’est pas bon dans tous les cas, car alors cela serait valable pour le justement, or mourir justement n’est pas digne d’être choisi10.
(3)11 Un autre s’obtient à partir des termes corrélés (ta pros allèla)12. S’il est vrai d’un agent que ce qu’il fait est bon ou juste, il en ira de même pour ce
[25] que subit le patient, et ce qui vaut pour l’ordre donné, vaut aussi pour l’acte exécuté ; voir par exemple ce que disait le fermier Diomédon13 à propos des
impôts : « S’il n’est pas honteux pour vous de les vendre, il ne l’est pas non plus pour nous de les acheter », et si le bien ou le justement valent pour celui qui
a subi, ils valent aussi pour celui qui a agi. Mais il y a là une possibilité de paralogisme : [30] si quelqu’un a subi une juste peine, il y a eu peine juste*, mais
peut-être pas infligée par toi14. Aussi faut-il examiner séparément s’il était légitime que le patient [1397 b 1] subisse, que l’agent agisse et procéder ensuite à
l’application appropriée, car il y a parfois, en pareil cas, discordance et rien n’empêche que, comme dans l’Alcméon de Théodecte, à la question :
Aucun mortel ne détestait ta mère ?
il ne soit répondu :
[5] Il faut examiner les choses en sériant les questions.
Autre exemple, le procès concernant Démosthène16 et les meurtriers de Nicanor : le jury ayant décidé qu’ils l’avaient tué justement, il parut qu’il était juste
qu’il meure. Et l’histoire de cet homme mort à Thèbes : [10] la défense demanda que les juges décident s’il était juste que le meurtrier meure, dans l’idée qu’il
n’y avait pas d’injustice à tuer quelqu’un dont la mort était juste.17
(4) Un autre s’obtient à partir du plus et du moins18, par exemple : « Si les dieux eux-mêmes ne savent pas tout, a fortiori les hommes », ce qui revient à
dire : si quelque chose fait défaut là où on l’attend davantage, il est évident qu’il fera défaut aussi là où on l’attend [15] moins. Quant19 à l’argument disant : qui
frappe son père frappe ses voisins, il se tire du raisonnement : si le moins20 est là, le plus aussi [], parce que les hommes frappent moins leur père que leurs
voisins. On peut raisonner aussi de cette manière : si ce qui devrait être là davantage fait défaut... ou si ce qui devrait être moins là est là...21, selon que l’on a
besoin de montrer que quelque chose est ou pas. Il y a en outre l’argument du ni plus ni moins, qui a fait dire :
Ton père est bien à plaindre pour avoir perdu
ses enfants,
Mais Œnée ne l’est-il pas tout autant, [20] lui qui a
perdu un illustre rejeton [de la Grèce]22 ?
et que, si Thésée n’a pas commis d’injustice, Alexandre non plus23, et que si les Tyndarides n’ont pas commis d’injustice, Alexandre non plus, que si
Hector n’a pas commis d’injustice contre Patrocle, Alexandre non plus contre Achille. Et si les autres hommes, qui exercent des métiers, ne sont pas méprisables,
les philosophes non plus24. Et si les stratèges ne sont pas méprisables parce qu’on les condamne [25] souvent à mort, les sophistes non plus25. Et que « si le
simple particulier doit veiller à votre réputation, vous devez vous aussi veiller à celle des Grecs26 ».
(5) Un autre se tire de l’examen du temps27, à la façon d’Iphicrate, dans sa défense contre Harmodios28, disant ceci : « si, avant d’agir, j’avais demandé
qu’on m’accorde une statue en cas de succès, vous me l’auriez accordée, et maintenant que j’ai réussi, vous ne [30] me l’accorderez pas ? Ne promettez pas
quand vous êtes dans l’attente pour refuser quand vous êtes satisfaits ». Ou encore, pour persuader les Thébains de laisser passer Philippe [1398 a 1] en
Attique : « s’il29 leur avait fait cette demande avant de les secourir contre les Phocidiens, ils auraient promis. Il serait donc absurde de lui opposer un refus alors
qu’il a laissé passer cette occasion30 et leur a fait confiance31 ».
(6) Un autre consiste à retourner contre leur auteur les critiques qu’il vous a adressées32, mais sur un mode différent33 : par exemple dans le Teucros34
<et> celui [5] qu’utilisa Iphicrate contre Aristophon. Iphicrate répliqua à Aristophon en lui demandant (eperomenos)35 s’il trahirait la flotte pour de l’argent.
Aristophon répondit que non. Iphicrate reprit : « Alors toi, Aristophon, tu ne trahirais pas et moi, Iphicrate, je le ferais36 ? » Mais il faut que la présomption de
culpabilité soit davantage du côté de l’adversaire : alors qu’il paraîtrait ridicule de contrer ainsi [10] une accusation émanant d’un Aristide37, il n’en est rien si
l’on s’en prend à la mauvaise foi de l’accusateur. Car, d’une manière générale, l’accusateur se veut meilleur que l’accusé, et c’est cela qu’il faut réfuter.
Généralement parlant, il est absurde de reprocher aux autres ce que l’on fait ou que l’on est susceptible de faire soi-même, ou de chercher à persuader autrui de
faire ce qu’on ne fait pas ou qu’on ne saurait [15] faire soi-même.
(7) Un autre se tire de la définition38. Par exemple, qu’est-ce que le démonique (daimonion) ? Est-ce un dieu ou l’œuvre d’un dieu39 ? Eh bien, celui qui
croit que c’est l’œuvre d’un dieu croit aussi forcément que les dieux existent. De même Iphicrate disant que c’est l’homme le plus vaillant qui est le plus noble
(gennaioteros), car il n’y avait rien de noble à porter au crédit d’Harmodios et d’Aristogiton avant qu’ils [20] n’accomplissent un noble exploit ; et d’ajouter
que lui-même leur est davantage apparenté (suggenesteros) « car mes actions en tout cas sont plus proches parentes (suggenestera) de celles
d’Harmodios et d’Aristogiton que les tiennes40 ». De même dans l’Alexandre, quand il est dit que « tout le monde peut en convenir, les hommes dépravés ne se
contentent pas de jouir d’un seul corps41 ». Et la raison alléguée par Socrate pour ne pas se rendre auprès [25] d’Archélaos42, « il y a violence, disait-il, si l’on
ne peut se défendre, qu’il s’agisse de bienfaits ou d’agression ». Ce n’est qu’après avoir défini la chose et compris ce qu’elle est que tous ceux qu’on a cités en
tirent des déductions (sullogizontai) concernant leur propos.
(8) Un autre se tire des différentes manières dont un mot peut s’entendre, comme on l’a montré dans les Topiques à propos d’« aigu » (oxus)*43.
(9) Un autre s’obtient à partir de la division (ek diaireseôs)44, par exemple si l’on dit que tout le monde [30] commet l’injustice pour l’une de trois
raisons, pour celle-ci, celle-ci ou celle-là. Or qu’ils aient agi pour les deux premières est impossible. Qu’ils aient agi pour la troisième, les accusateurs eux-mêmes
ne l’affirment pas.
(10) Un autre se tire de l’induction (ex epagôgès)45, comme celui-ci, tiré de la femme de Péparèthos46 : en ce qui concerne les enfants, ce sont partout
les femmes qui tranchent de la véritable paternité, [1398 b 1] car cette vérité, à Athènes, lorsque l’orateur Mantias47 contestait sa paternité devant son fils,
c’est la mère qui la dévoila ; même chose à Thèbes, lors de la querelle entre Isménias et Stilbon48 : c’est la femme de Dodone qui donna la preuve que son fils
était d’Isménias, et c’est la raison pour laquelle Thessaliscos était tenu pour le fils d’Isménias. [5] Et ceci encore, tiré de la Loi49 de Théodecte : si l’on ne confie
pas ses chevaux à ceux qui ont mal soigné les chevaux des autres, ni ses navires à qui a fait couler ceux des autres, il ne faut pas – si la règle vaut dans tous les
cas pareillement – recruter pour assurer sa propre sécurité ceux qui ont mal veillé à celle d’autrui. De même [10] Alcidamas50 disant que tous les hommes
honorent les sages : ce qui est sûr en tout cas, c’est que les Pariens tiennent en honneur Archiloque, malgré le mal qu’il a dit d’eux, de même les habitants de
Chios pour Homère, alors qu’il n’était pas leur concitoyen, les Mytiléniens pour Sappho, bien que ce fût une femme, et les Lacédémoniens pour Chilon, dont ils
avaient fait l’un des membres de leur Conseil des Anciens malgré leur peu de goût pour les Lettres, les Italiotes pour Pythagore*51 ; [15] quant aux habitants de
Lampsaque, ils ont donné une sépulture à Anaxagore, alors qu’il n’était pas de chez eux, et ils l’honorent encore aujourd’hui. <...>*52 les Athéniens, eux, pour
avoir recouru aux lois de Solon, connurent le bonheur, les Lacédémoniens de même avec celles de Lycurgue et à Thèbes, sitôt que les dirigeants furent des
philosophes53, la cité connut le bonheur.
(11) Un autre s’obtient à partir d’un jugement (ek kriseôs)54 prononcé sur la [20] même question, une question semblable ou une question contraire,
surtout s’il émane de tout le monde et à toutes les époques, à défaut s’il émane au moins de la majorité, ou de sages – tous ou la plupart –, ou d’hommes de bien ;
ou encore des juges de l’affaire eux-mêmes55 ou de ceux dont les juges admettent l’opinion, ou de ceux dont il n’est pas possible de contredire le jugement, par
exemple ceux qui ont pouvoir sur nous, ou de ceux dont il n’est pas beau de contredire le jugement, tels les dieux, [25] notre père ou nos maîtres, témoin le
propos d’Autoklès contre Mixidémidès, « Alors que les Nobles déesses56 ont jugé bon de se soumettre au verdict de l’Aréopage, Mixidémidès voudrait s’y
soustraire ? ». Ou comme Sappho disant que la mort est un mal : « les dieux en ont ainsi jugé, sans quoi ils mourraient57 ». Ou comme Aristippe disant à Platon,
[30] qui lui avait fait une remarque un peu trop pontifiante à ses yeux : « mais notre camarade, lui (il parlait de Socrate), ne disait rien de pareil58 ». Et
Agésipolis59 qui interrogea le dieu de Delphes après avoir consulté l’oracle d’Olympie et lui demanda s’il était du même avis que [1399 a 1] son père, sous-
entendant qu’il serait honteux qu’ils se contredisent60. Et Isocrate écrivant au sujet d’Hélène qu’elle était femme honnête puisque Thésée l’avait jugée telle.
Même chose au sujet d’Alexandre, puisque les déesses l’avaient préféré comme juge. Même chose au sujet d’Évagoras, un honnête homme au dire d’Isocrate :
[5] ce qui est sûr en tout cas, c’est que Conon, après ses malheurs, laissa tous ses autres amis pour se réfugier chez Évagoras61.
(12) Un autre se tire des parties (merôn), comme dans les Topiques62 : « Quelle sorte de mouvement (kinèsis) est l’âme, car c’est soit celui-ci soit
celui-là63 ? » Par exemple ceci, du Socrate de Théodecte64 : « Quelle sorte de sanctuaire a-t-il souillé ? À quels dieux a-t-il manqué de respect, parmi ceux
qu’honore la cité ? »
(13) Autre lieu65 : [10] puisque, la plupart du temps, il se trouve que de la même chose s’ensuivent (hepesthai) un bien et un mal, on se servira du
conséquent (tou akolouthountos) pour persuader ou dissuader, accuser ou défendre, louer ou blâmer. Par exemple, il s’ensuit de l’éducation qu’on est en
butte à la jalousie, ce qui est un mal, alors qu’être savant est une bonne chose. Il ne faut donc pas être éduqué, car il ne faut pas être jalousé. [15] Et il faut être
éduqué, car il faut être savant66. Ce lieu constitue le Traité de Callippe, qui y ajoute le possible, etc., comme il a été dit67.
(14) Autre lieu : il consiste, quand on doit persuader ou dissuader sur deux points opposés, [et] à appliquer aux deux le lieu précédemment décrit. Mais la
différence, c’est que [20] dans le cas précédent, ce sont des éléments aléatoires qui sont mis en contraste (antitithetai), alors qu’ici ce sont des contraires68.
Par exemple, une prêtresse interdisait à son fils de haranguer l’Assemblée en lui disant : « si tu parles selon la justice, les hommes te haïront, si tu parles contre
elle, ce seront les dieux ». Par conséquent69, il faut haranguer l’Assemblée, car si tu parles selon la justice, les dieux t’aimeront, et si tu parles contre elle, ce
seront les hommes. [25] Cela revient au même que le proverbe : acheter le marais avec le sel70. Et il y a « distorsion » (blaisôsis)71 quand de chacun de deux
termes opposés s’ensuit un bien et un mal et que les conséquences de chaque terme s’opposent une à une.
(15) Autre lieu : puisqu’on ne loue pas les mêmes choses au grand jour et en secret, mais qu’au grand jour on loue surtout le [30] juste et le beau tandis
qu’en privé on privilégie l’intérêt, on doit s’efforcer de conclure (sunagein) de ces contradictions dans un sens ou dans l’autre. Parmi les lieux des paradoxes72,
celui-ci est le principal73.
(16) Un autre s’obtient en montrant quelles sont les conséquences quand on raisonne par analogie74. C’est ainsi qu’Iphicrate75, dont on voulait forcer le fils
à contribuer aux liturgies parce que, quoique jeune par l’âge, il était de grande taille, [35] déclara que s’ils considéraient les enfants de grande taille comme des
hommes, ils devraient voter que les hommes de petite taille sont des enfants. [1399 b 1] De même Théodecte, dans sa Loi, disant : « Vous faites citoyens des
mercenaires, tels Strabax et Charidème, pour bonne conduite et vous n’exilerez pas, parmi eux, les auteurs de dégâts irréparables76 ? »
(17) Un autre se tire du raisonnement selon lequel, si [5] le fait (to sumbainon) reste le même, c’est que les facteurs dont il dérive (ex hôn
sumbainei) sont aussi les mêmes. Xénophane, par exemple, disait que ceux qui prétendent que les dieux naissent sont aussi impies que ceux qui disent qu’ils
meurent, car cela suppose, dans les deux cas, que pendant un temps les dieux n’existent pas77. En général, on doit considérer la conséquence de chaque chose
comme toujours la même : « Vous allez [10] trancher non pas sur Isocrate mais sur un choix de vie : faut-il ou non philosopher78. » Et : donner la terre et l’eau,
c’est accepter l’esclavage, prendre part à la paix commune, c’est aussi faire ce qu’on vous ordonne de faire79. Il faut prendre celle des deux possibilités qui
servira la cause défendue80.
(18) Un autre se tire d’une inconséquence consistant à ne plus faire le même choix qu’avant [15] mais le choix inverse ; ainsi, cet enthymème : « Alors
que, quand nous étions en exil, nous nous sommes battus pour revenir, une fois revenus, nous nous exilerons pour ne pas nous battre81 ? » Dans un premier
temps, ils avaient choisi de rester plutôt que de se battre, dans un second temps, ils ont choisi de ne pas se battre, au prix de l’exil.
(19) Autre lieu : dire que le motif pour lequel une chose pourrait exister [20] ou s’être produite est effectivement celui pour lequel cette chose existe ou
s’est produite82, comme si, par exemple, on disait qu’une personne a donné quelque chose à une autre dans le dessein de lui faire de la peine en le lui reprenant.
De là ces mots :
La divinité accorde de grands bonheurs à beaucoup, mais
ce n’est pas par bonté
C’est pour leur infliger des malheurs plus éclatants83.
et ceci, tiré de l’Ajax de Théodecte : que Diomède n’a pas voulu, en préférant Ulysse, honorer ce dernier, mais avoir un compagnon qui lui fût inférieur85.
[30] Il est possible en effet que ç’ait été le motif de son choix.
(20) Un autre – commun à la fois à ceux qui contestent et à ceux qui conseillent86 – consiste à prendre en considération ce qui persuade et ce qui dissuade
d’agir ainsi que ce que visent les gens quand ils agissent ou évitent de le faire. Ce sont les facteurs dont la présence fait qu’il faut agir <et l’absence qu’il ne faut
pas agir>. Par exemple le fait que l’action soit possible, facile et utile, à soi-même ou [35] à ses amis, ou nuisible à ses ennemis, et, au cas où elle serait passible
d’un châtiment, si le châtiment est inférieur au bénéfice de l’action. C’est à l’aide de ces facteurs que l’on persuade et [1400 a 1] des facteurs contraires que
l’on dissuade*87. Ce sont les mêmes aussi qui permettent d’accuser et de défendre, car on défend à partir des facteurs qui dissuadent d’agir et l’on accuse à partir
de ceux qui persuadent de le faire. C’est à ce lieu que se résume l’ensemble des traités de Pamphile et de Callippe88.
(21) [5] Un autre se tire des faits qui passent pour avérés alors qu’ils sont incroyables89, parce qu’on n’y aurait pas cru s’ils n’existaient pas ou n’étaient
près d’exister : c’est une raison supplémentaire d’y croire, car les gens admettent soit les faits réels (ta onta) soit les faits vraisemblables (ta eikota) : si donc
un fait n’est ni croyable ni vraisemblable, il faut qu’il soit vrai, car ce n’est certes pas à cause de sa vraisemblance et de sa crédibilité que les gens y croient. Par
exemple ce propos d’Androclès de Pitthée90. Il accusait [10] la loi et disait : « Les lois demandent une loi qui les corrige... » Tollé général. Il ajouta : « car les
poissons aussi ont besoin de sel (halos)91, alors même qu’il n’est ni vraisemblable ni croyable que des animaux élevés dans la mer (en halmèi) aient besoin de
sel (halos) ; la pâte d’olives aussi demande de l’huile, bien qu’il soit incroyable que ce dont provient l’huile ait besoin d’huile ».
(22) Un autre, réfutatif, [15] consiste à pointer (skopein) les incohérences concernant tantôt l’adversaire seul (au cas où il y aurait quelque incohérence
à extraire des lieux*, des dates, des actions ou des discours92), par exemple : « Il prétend qu’il vous aime, mais il avait conspiré avec les Trente93 » ; tantôt soi-
même seul : « Il prétend que je suis procédurier, mais il est incapable de prouver que j’aie intenté [20] aucun procès94 » ; tantôt à la fois soi-même et
l’adversaire : « Cet individu n’a jamais rien prêté à personne, alors que moi, j’ai payé la rançon de nombre d’entre vous95. »
(23) Un autre, intéressant les96 hommes et les actions qui sont ou passent pour97 être l’objet d’un préjugé défavorable, consiste à donner la raison de la
fausse opinion, car il y a une raison qui fait que les apparences sont telles. Ainsi [25] une femme qui avait échangé son fils avec celui d’une autre passa pour la
maîtresse du jeune homme parce qu’elle l’avait embrassé98. Une fois la raison dite, la calomnie cessa. Autre exemple : dans l’Ajax de Théodecte, Ulysse dit à
Ajax la raison pour laquelle, quoique plus valeureux que lui, il n’a pas cette réputation99.
(24) Un autre se tire de la cause (tou aitiou) : si cette cause existe, l’effet aussi, [30] et si cette cause n’existe pas, l’effet non plus. Car la cause et ce
dont elle est cause sont indissociables, et il n’y a rien sans cause. C’est ainsi que, dans sa défense contre Thrasybule100 qui l’accusait d’avoir eu son nom gravé
sur la stèle d’infamie de l’Acropole et de l’avoir fait effacer sous les Trente, Léodamas101 répondit que cela ne se pouvait pas, car les Trente lui auraient fait
davantage [35] confiance si sa haine pour le peuple était restée gravée102.
(25) Un autre consiste à examiner s’il aurait été possible ou s’il est possible de faire mieux en s’y prenant autrement qu’on ne conseille de le faire, qu’on ne
le fait ou qu’on ne l’a fait. Car il est clair que, [1400 b 1] si cette possibilité [n’] existe [pas]103, l’action n’a pas été commise, car personne ne se détermine
volontairement et en connaissance de cause pour les mauvaises solutions. Mais l’argument est trompeur car, bien souvent, ce n’est qu’après coup que la manière
de faire mieux devient évidente : auparavant, c’était obscur.
(26) Un autre – quand des actions successives amènent [5] une contradiction – consiste à les examiner ensemble (hama skopein), ainsi Xénophane104
aux Éléates qui lui demandaient s’ils devaient ou non sacrifier à Leucothéa et lui chanter des chants de deuil105 : il leur conseilla, s’ils la considéraient comme
une déesse, de ne pas chanter des chants de deuil et, s’ils la considéraient comme un être humain, de ne pas lui offrir de sacrifice.
(27) Un autre lieu consiste à accuser ou à se défendre à partir des erreurs commises, comme dans la Médée [10] de Carcinos106. Certains l’accusent
d’avoir tué ses enfants. En tout cas, disent-ils, on ne les voit plus – car Médée avait fait l’erreur de les envoyer ailleurs. Médée se défend en disant que ce n’est
pas ses enfants qu’elle aurait tués, mais Jason, car ç’aurait été une erreur pour elle de ne pas agir ainsi, a fortiori si elle avait commis le premier meurtre. C’est
à ce [15] lieu et à cette sorte d’enthymème que se ramène l’ensemble de la technique oratoire antérieure à Théodore107.
(28) Un autre se tire du nom108, ainsi chez Sophocle :
Et si tu portes* le nom de Sidèrô, la raison en est claire109
de même tout ce que l’on dit d’habitude dans les éloges des dieux, et aussi Conon appelant Thrasybule (Thrasuboulon) « fier dessein »
(thrasuboulon)110, et Hérodicos disant à Thrasymaque (Thrasumakhos) : [20] « Tu es toujours un fier combattant (thrasumakhos) », et à Pôlos, « Tu
es toujours un poulain (pôlos), toi », et sur Dracon, le législateur, que ses lois ne sont pas d’un homme mais d’un dragon, tant elles sont rigoureuses111. De
même l’Hécube d’Euripide disant d’Aphrodite :
C’est à juste titre que le nom de la déesse commence
comme celui de la déraison112
et Chérémon :
Penthée, qui portes le nom du malheur [25]
qui t’attend113
Parmi les enthymèmes, les réfutatifs ont plus de succès que les démonstratifs, parce que l’enthymème réfutatif est la réunion de contraires sous une forme
brève et que, mis ainsi côte à côte, ils apparaissent plus clairement à l’auditeur114. Mais parmi tous les syllogismes, qu’ils soient réfutatifs ou démonstratifs, les
plus applaudis [30] sont ceux qu’on devine dès le début – sans qu’ils soient superficiels pour autant (car en même temps, on est fier d’être capable d’anticiper la
fin tout seul) – et ceux que l’on comprend aussitôt qu’énoncés.
1- Ici commence l’examen d’une série de 28 « lieux » (soit 28 classes d’enthymèmes, cf. infra 1403 a 17-19) généraux ou formels (vs lieux spécifiques de 1, 4-2, 17) analogues à ceux qui font l’objet des Topiques et
utilisables dans n’importe quel genre oratoire. Leur validité logique tient à la présence d’un principe général évident qui relève la plupart du temps de l’inférence (si A, alors B), mais Aristote n’est pas très explicite et il faut reconnaître
que la notion de lieu reste partiellement opaque. Le présent chapitre a fait l’objet d’études spécifiques. Citons, parmi beaucoup d’autres : COENEN [1987], CHRISTENSEN [1988] ; RUBINELLI [2003].
2- Sur la contrariété, cf. 2, 19, 1392 a 9-11 (et notes) ainsi que Top. 119 a 32-119 b 4. Sur le raisonnement (les opposés ont des qualités opposées), voir également Top. 114 b 6-15. Il est frappant que cette utilisation
particulière de la contrariété vienne en premier dans la présente série de topoi et qu’elle soit la seule à apparaître dans la Rh. Al. (1422 a 34-38, avec pour première application le juste et comme exemple : « car de même qu’il est
juste de châtier ceux qui ont fait du mal, de même il convient de rendre leurs bienfaits à ceux qui nous ont fait du bien »). C’était un argument fréquemment utilisé, cf. Aristophane, Grenouilles, 1443-1450 ; Andocide, Sur les
mystères, 214 ; Lysias, Pour Mantitheos, 11, etc.
4- Il s’agit de réfuter ou de confirmer la proposition, par ex. « il est bon d’être tempérant ».
5- Discours perdu d’Alcidamas, déjà mentionné plus haut (1, 13, 1373 b 18). Le même exemple (en substance) est cité par Quintilien, 5, 10, 73.
8- Cf. 1, 7, 1364 b 34-37 et note. Il s’agit des mots – fléchis ou dérivés, au sens grammatical de ces termes – dont la forme s’écarte par sa finale d’une forme supposée primitive : par exemple l’adverbe dikaiôs (finale -ôs)
est pour Aristote, une « flexion » de l’adjectif dikaios d’où il est tiré. Pour lui, ces « flexions » « tombent » (piptein d’où ptôsis, litt. « chute ») depuis un terme primitif sans qu’il y ait modification de la signification lexicale. Le
principe logique du lieu est : « si A implique B, alors tout ce qu’implique morphologiquement et donc sémantiquement A implique B ». Si justice implique vertu, (agir) justement, (être) juste, impliquent (agir)
vertueusement, (être) vertueux. Cf. Top. 124 a 10-14.
9- Sc. au terme primitif (la similitude porte sur le terme dérivé par rapport au terme primitif). Grimaldi traduit : « car il est nécessaire que les formes fléchies (« inflected forms », sa traduction pour ptôseis) soient présentes
ou non présentes de la même manière (sc. dans le sujet) ».
10- Cf. 1, 6 init. (définition du bien comme « ce qui est digne d’être choisi »). Cf. Aelius Théon, Progymnasmata, p. 99, 34 Spengel (= 22 Patillon).
11- Ce lieu (jusqu’à b 7) est cité par Denys d’Halicarnasse, 1re lettre à Ammée (10), 12, 5 avec quelques variantes.
12- Litt. : « relatifs l’un à l’autre ». Cf. Cat. 11 b 24-31. Il s’agit de termes entretenant une relation de réciprocité (si A, donc B et vice versa), par exemple père/fils, maître/serviteur ; agir/subir, acheter/vendre. On en tire
des raisonnements du genre : si A entraîne B, admettre A c’est admettre B. Voir déjà 2, 19, 1392 a 32-1392 b 3 et plus précisément 1392 b 3-5.
13- Ce fermier des impôts est inconnu. L’exemple revient, avec d’autres personnages, chez Cicéron (De inu. 1, 47) et Quintilien (5, 10, 78).
14- Le scholiaste à Denys d’Halicarnasse (cf. n. 11 ci-dessus) donne cet exemple : « comme le père qui a perpétré des crimes dignes de la peine de mort, s’il est conduit au supplice par son propre fils ».
15- Théodecte, élève de Platon, Isocrate et Aristote, fut aussi orateur, rhéteur et l’un des plus grands dramaturges du IVe siècle. Ses œuvres sont perdues. Sa pièce Alcméon portait sur le meurtre, par Alcméon leur fils,
d’Ériphyle qui avait trahi son mari, Amphiaraos. Alcméon, après son geste, devint fou puis fut purifié. Alphésibée était sa femme. Pour un exemple analogue, voir Euripide, Oreste, 538-539. Le distinguo juridique introduit ici se
retrouve notamment chez Cicéron, De inu. 1, 18.
16- Il ne s’agit sans doute pas de l’orateur, dont la biographie est bien connue et où manque un épisode tel que celui-ci. Les lignes 7-11 (depuis : « Autre exemple... » jusqu’à la fin du paragraphe) sont souvent considérées
comme mal placées. Elles illustreraient le topos initial (à partir des termes corrélés) et non les limites de ce topos. Elles seraient donc mieux à leur place après l’exemple de Diomédon. Ce n’est pas sûr : dans le cas présent, la
légitimité de l’agir paraît ne pas impliquer celle du subir, mais l’exemple est trop allusif, voir note suiv.
17- Cf. Xénophon, Helléniques, 7, 3, 1-12. Un des meurtriers d’Euphron se justifie en disant en substance : comment pourriez-vous me condamner justement, moi qui ai tué quelqu’un qui méritait de mourir ? Il y a là un
exemple du paralogisme, et non pas du topos.
18- Cf. supra 1, 2, 1358 a 14 sq. L’argument est courant, cf. Lysias, Sur le meurtre d’Ératosthène, 31.
19- Ici commence un passage délabré en raison d’une dittographie liée elle-même à un saut du même au même. Nous suivons la reconstitution de Kassel, approuvée par Grimaldi. Pour des raisons de clarté, nous ne traduisons
pas les passages athétisés, signalés par des crochets droits vides ([]).
21- Très allusif. Il y a deux cas : si la proposition plus vraisemblable n’est pas valide, celle qui l’est moins n’est pas valide non plus, si la proposition moins plausible s’applique, celle qui l’est davantage s’applique aussi.
22- Peut-être extrait du Méléagre d’Antiphon (fr. trag. adesp. 81 Nauck-Snell). Œnée était le père de Méléagre qui mourut quand sa mère laissa se consumer le tison auquel sa vie était suspendue.
23- Cet Alexandre est Pâris. Il est peut-être fait allusion, ici et dans la suite, à un éloge paradoxal de celui qui a déclenché la guerre de Troie. Son auteur pourrait être Polycrate. L’argument est que Pâris n’est ni plus ni moins
coupable pour avoir enlevé Hélène que Thésée, le ravisseur d’Ariane, ou que les Tyndarides, les ravisseurs des filles de Leucippe. Il n’est pas plus coupable pour avoir tué Achille qu’Hector pour avoir tué Patrocle.
24- Cp. Isocrate, Sur l’échange, 209-214. Sur la « sociologie » implicite ici, voir ci-dessus.
25- Peut-être en référence à la condamnation à mort des généraux coupables de ne pas avoir recueilli les cadavres des soldats morts après la bataille des îles Arginuses (406) et à l’exécution du sophiste Antiphon compromis
dans la révolution oligarchique de 411.
27- Cet argument repose sur un principe de stabilité des choses dans le temps. On en tire le raisonnement : si x a été vrai à l’instant t1, x est vrai à l’instant t2, etc. C’est un argument fréquent, voir par exemple Démosthène,
Contre Leptine, 84-86 (et l’analyse d’Apsinès, Art rhétorique, 8, 18, p. 71 Patillon).
28- Le stratège Iphicrate fut honoré de la promesse d’une statue à la suite d’une victoire remportée contre les Spartiates en 390 (cf. Eschine, Contre Ctésiphon, 243). Les Vies des dix orateurs du Ps.-Plutarque (836d)
nous apprennent que Lysias écrivit deux discours (en tant que logographe) pour Iphicrate, notamment un Contre Harmodios. Selon Denys d’Halicarnasse (Lysias, 12), ce discours, s’il s’agit du même, n’était pas de Lysias (pour
des raisons chronologiques) et s’appelait en réalité Sur la statue d’Iphicrate. Iphicrate l’aurait prononcé après sa retraite pour réclamer la statue promise.
29- Sc. Philippe. L’argument est sans doute présenté aux Thébains par des envoyés de Philippe.
30- Sc. de chantage. Le passage est très allusif. Il faut dire que l’épisode est récent et dramatique, cf. note suiv.
31- L’intervention de Philippe contre les Phocidiens à la demande des Thébains date de 346 : à cette date les Thébains auraient laissé Philippe passer en Attique s’il l’avait demandé. La requête en question est de 339. Les
Thébains refusèrent, leur cité fut rasée, l’Attique envahie, les cités grecques soumises à la Macédoine et privées définitivement de leur indépendance.
32- Ce lieu, qui a passé pour exclusivement judiciaire et hors de propos ici (Spengel), est en réalité d’usage commun, cf. Platon, Euthyphron, 11 d.
35- Iphicrate est l’accusé dans une affaire de trahison (probablement pendant la guerre sociale, 357-355) et la question intervient pendant l’interrogatoire (moment du discours prévu par le droit et codifié par les rhéteurs), le
préverbe ep- semble indiquer qu’on n’est pas au début de cet interrogatoire (d’où la traduction « répliqua... en demandant »).
36- L’exemple évoque ce qu’Hermogène appelle une « interrogation réfutative » (cf. par ex. p. 258, 21 sq. Rabe).
37- Surnommé « le Juste », Aristide (ca 520-ca 468), qui fut stratège à Marathon et politicien influent, est dans un très grand nombre de textes le parangon de l’intégrité morale.
38- Sur la définition comme apport philosophique de Socrate, cf. Méta. 1078 b 27-29. Pour la spécificité du concept chez Aristote (la définition, résultat d’une méthode dûment codifiée, suppose que l’objet existe et que
celui qui définit sache que l’objet existe), voir SA 2, 7, 92 b 4 sq. Aristote en use souvent, et notamment de sa propriété principale en termes d’argumentation : ce qu’on dit de la définition (definiens) vaut pour ce qui est défini
(definitum) et vice versa (cf. Top. 139 a 24 sq.). Comme l’observe GRIMALDI [1988], c’est – par exemple – l’ensemble des chapitres sur les passions au Livre 2 qui procède ainsi : définition puis développement des implications
contenues dans cette définition. Les développements du livre I sur le bien (chap. 6) et le beau (chap. 9) ne sont pas autrement conçus.
39- Cf. l’interrogatoire de Mélétos dans Platon, Apologie, 27b sq. et ici, 3, 18, 1419 a 8-12 infra. L’adjectif daimonion est dérivé de daimôn, qui a donné notre mot démon, mais qui désigne en grec une entité
intermédiaire entre l’humain et le divin, parfois un dieu. L’adjectif dérivé peut désigner soit un phénomène dû à l’intervention d’un daimôn soit un être se rattachant à cette classe.
40- Iphicrate s’adresse à Harmodios, son accusateur dans l’affaire déjà évoquée ci-dessus. Cet Harmodios était descendant de l’Harmodios qui, avec Aristogiton, assassina Hipparque, frère du tyran Hippias, en 514 av. J.-C.
Les deux jeunes gens, appelés « tyrannoctones », devinrent les symboles de l’héroïsme démocratique face à la brutalité arbitraire des tyrans et, apparemment, fondateurs de lignées. Plutarque (Apophtegmes des rois et des
généraux, 187 b) prête à Iphicrate une phrase que Voltaire a reprise dans sa réplique au chevalier de Rohan : « je commence mon nom, vous finissez le vôtre ».
41- Il s’agit sans doute de la défense paradoxale de Pâris-Alexandre par Polycrate (?), déjà évoquée en 1397 b 27. On ne saurait accuser Pâris d’être dépravé, puisqu’il est resté fidèle à Hélène ! Le raisonnement s’appuie sur la
définition de la dépravation.
42- Archélaos fut roi de Macédoine de 413 à 399 av. J.-C. On ne sait rien de cette proposition faite à Socrate. Ce dernier – chez Platon – jugeait Archélaos malheureux en raison de son injustice (cf. Gorgias, 470 d sq.).
43- Ce lieu est un auxiliaire du précédent (définition) et du suivant (division), voir Top. 1, 15. Les manuscrits portent, au lieu d’ὀξέος, génitif d’ὀξύς, l’adverbe ὀρθὀς (correctement). Kassel corrige, à la suite de Thurot et
d’autres, d’après Top. 106 a 9 sq. ; 107 a 14 sq., passages où, pour illustrer la mise en évidence des différents sens des mots au moyen des contraires, aigu est décrit comme tantôt, en musique, opposé à bas, tantôt, à propos de corps
ou d’objets, opposé à obtus ou émoussé... GRIMALDI [1988] conserve la leçon des ms en comprenant : « comme indiqué dans la topique (c’est-à-dire la discipline étudiée tant dans les Top. que dans les RS) à propos de l’emploi
correct d’un mot ». Ce choix étend la portée argumentative du lieu à la réfutation.
44- Cette méthode, logiquement valable si la division recouvre la totalité des cas possibles, est déjà celle de Gorgias (Éloge d’Hélène), d’Antiphon (par exemple dans les Tétralogies) ou de Lysias (Sur l’invalide).
Voir aussi Platon, Phèdre, 265 e sq. Pour une analyse plus poussée des emplois rhétoriques, voir Quintilien, 7, 1, 1.
45- La longueur du paragraphe sur l’induction tient à ce que la proposition démontrée au moyen de ce lieu l’est à partir d’une accumulation d’exemples (sur l’induction comme inférence depuis les particuliers accessibles aux
sens jusqu’à une proposition universelle, cf. Top. 105 a 13 sq. ; sur les rapports entre l’induction et l’exemple, cf. Rhét. 1, 2, 1356 b 1 sq. ; sur l’exemple, cf. 2, 20).
46- Péparèthos est une île au nord-est de l’Eubée, longtemps alliée d’Athènes. L’affaire en question n’est pas autrement connue.
47- Mantias, fils de Mantitheos, fut contraint par Plangon sa maîtresse à reconnaître deux fils illégitimes. Cette histoire constitue l’arrière-plan des Disc. 29 (2-4) et 40 (8-10) de Démosthène.
49- Titre d’un ouvrage perdu, probablement un discours sur le recours des Athéniens aux mercenaires, cf. infra 1399 b 1-4. Sur Théodecte, voir ci-dessus 1397 b 3 et note.
50- Sur Alcidamas, cf. 1373 b 18 supra, etc. La citation faite ici en substance est parfois considérée comme tirée du Mouseion (sur cette œuvre au contenu mystérieux, cf. M. Narcy dans GOULET [1994], p. 103 sq.).
51- KASSEL [1976], approuvé par GRIMALDI [1988] et RAPP [2002], condamne ce membre de phrase sur Pythagore en raison de la structure de la phrase (cf. KASSEL [1971], p. 139 sq.).
52- Kassel considère cette fin de paragraphe comme une addition postérieure à la première rédaction. Nous préférons, après d’autres (SPENGEL [1867], COPE [1877]), supposer la disparition d’un membre de phrase
introduisant la thèse de l’apport politique des philosophes, thèse que les exemples donnés ensuite tendent à étayer.
53- Peut-être une allusion à Pélopidas et Épaminondas, les principaux acteurs de l’hégémonie thébaine (371-361 av. J.-C.), à moins qu’Aristote ne pense au législateur Philolaos de Corinthe (cf. Pol. 1274 a 31).
54- Ce lieu – parfois considéré comme non technique –, c’est l’argument d’autorité. Pour une présentation voisine, cf. Rh. Al. 1422 a 26 sq. Le résultat de ces jugements n’est autre que des endoxa (opinions reçues et donc
valables), cf. supra et Top. 100 b 21 sq. ; RS 183 a 37 sq. et CRUBELLIER & PELLEGRIN [2002], p. 134-135.
55- Il s’agit de ceux qui vont avoir à émettre un jugement sur le point en discussion, dans quelque genre oratoire que ce soit.
56- Autre euphémisme, avec Euménides (voir la pièce d’Eschyle qui porte ce titre), pour les Érinyes. Mixidémidès est inconnu (sinon comme variante dans le titre d’un discours perdu de Lysias). Autoclès fut ambassadeur (cf.
Xénophon, Helléniques, 6, 3, 2, 7-9), amiral, et impliqué dans un procès dont parle Démosthène dans le Pour Phormion (disc. 36, § 53).
58- Fr. 104 Mannebach. Sur les rapports entre Platon et l’hédoniste Aristippe, voir notamment Démétrios, Du style, § 288.
59- Agésipolis était roi de Sparte (ca 394 av. J.-C.). Sur cet épisode, cf. Xénophon, Helléniques, 4, 7, 2.
60- Le dieu honoré à Olympie était Zeus, père d’Apollon honoré à Delphes.
61- Isocrate, Hélène (18-22 sur Hélène ; 41-48 sur Pâris-Alexandre) ; Évagoras, 51-52 (citation non littérale, avec quelques mots communs). Sur le départ de Conon, grand amiral athénien du temps des guerres du
Péloponnèse, pour se réfugier auprès d’Évagoras en 404, voir aussi Xénophon, Helléniques, 2, 1, 29.
62- Cf. Top. 111 a 33 sq. Les « parties » sont les espèces à l’intérieur d’un genre. Le lieu dépend de la division et de la définition, mais a son propre modus operandi, cf. n. 64.
63- Cf. DA chap. 2 et 3 (et aussi Top. 127 b 13-17 ). En tant que principe vital des êtres vivants, l’âme relève du mouvement, dont les différentes sortes sont analysées dans les Catégories, chap. 14.
64- Cette œuvre, une Apologie de Socrate sans doute, analogue à celles de Platon et de Xénophon, n’a pas été conservée. Le distinguo porte sur l’accusation de Mélétos. Si l’impiété (genre) a pour espèces la profanation
et l’irrespect à l’égard des dieux de la cité, si les espèces ne peuvent être prédiquées de Socrate, le genre non plus. Comme l’observe Quintilien (5, 10, 67) le lieu demande, pour être valide, que toutes les espèces du genre soient prises
en compte, sauf à se ridiculiser.
65- Ce lieu sur les conséquents est rapproché du suivant (no 14) par Aristote lui-même. Il ressortit à la fois à l’opposition (cf. Top. 113 b 15), aux termes coordonnés (114 a 25) et à la consécution (cf. 117 a 5-15). Dans le 1er
cas (lieu no 13), son application est universelle (dans les trois genres oratoires). Le suivant se cantonne dans le délibératif. Le no 13 concerne des grandes notions, susceptibles en général d’avoir des conséquences positives ou
négatives, tels l’éducation, le courage, etc., et son application est simple : on valide ou on réfute à partir du conséquent de son choix. Le no 14 concerne deux faits particuliers (parler justement vs parler injustement) qui impliquent
chacun deux conséquences opposées entre elles (être aimé des dieux et haï des hommes ou être haï des dieux et aimé des hommes) de manière croisée. Le lieu précédent est en quelque sorte dédoublé en miroir. Quintilien (5, 10, 74-
75) distingue les cas où la consécution est nécessaire (consequentia, en grec akolouthouna) et ceux où elle est accidentelle (insequentia, en grec parepomena). Cette distinction n’apparaît pas ici.
67- Renvoi probable à 2, 19 (possible et impossible, futur et passé, grand et petit). Callippe est un élève d’Isocrate ; son traité est perdu (autre référence en 1400 a 5).
68- Sc. dans le précédent, savoir et jalousie sont des éléments entre lesquels n’existe aucune relation logique. Dans ce lieu, les deux antécédents sont opposés (parler justement vs parler injustement) et les conséquents aussi
(dieux vs hommes, être aimé vs être haï).
69- Le lien de conséquence tend à rattacher cette phrase à la précédente en un raisonnement unique. Mais la contradiction du propos invite plutôt à supposer un changement de locuteur.
70- Proverbe dont le sens est qu’on ne peut avoir de bien qui ne comporte certains inconvénients : on ne fait pas d’omelette, etc.
71- L’image est celle d’avoir les pieds en dehors (Chantraine). Quand on change de thèse, les deux conséquences se retournent (être aimé des hommes devient être aimé des dieux, etc.).
73- Cp. RS 172 b 36 sq., où le « mode d’emploi » de ce lieu est précisé : « Il faut donc amener celui qui parle selon ses désirs à exprimer ses opinions affichées, et celui qui parle selon celles-ci à dévoiler ses opinions gardées
secrètes. Il est en effet inévitable que de l’une ou de l’autre façon ils disent des paradoxes, car ils feront des réponses qui seront contraires ou bien à leurs opinions affichées, ou bien à leurs opinions secrètes » (DORION [1995]).
74- Cp. le lieu no 3 supra. Le mot à mot semble être à peu près : « un autre lieu s’obtient à partir du fait que ces choses (sc. ce qu’on veut montrer) se produisent de manière analogue (ou : à proportion) (sc. de ce que
prétend l’adversaire) ». En général, l’analogie est une ressemblance, c’est une des conditions de l’argumentation par l’exemple. Il s’agit ici d’une analogie plus complexe, l’analogie de proportion, qui requiert quatre termes et une
égalité des rapports entre les deux couples de termes, comme, en arithmétique, si l’on dit que un est à deux ce que deux est à quatre (la moitié). Le principe vaut dans divers domaines (cf. Poétique, 1457 b 16-19). L’application
est ici la suivante : si l’on admet qu’un grand enfant est un homme, c’est-à-dire que le rapport entre enfant et adulte est le même que celui entre homme petit et homme grand, alors un homme petit est un enfant.
75- Sur Iphicrate, cf. 1395 a 25 ; 1398 a 5 ; 17-22. Les liturgies sont une forme particulière d’impôt qui consiste en un service public obligatoire.
76- Sur Théodecte, cf. 1398 b 5 supra. Charidème est au centre du Contre Aristocrate de Démosthène, Strabax est cité dans le Contre Leptine. Ce sont des sortes de condottieres qui ont mené d’importantes
missions militaires pour le compte d’Athènes, tantôt officiellement, tantôt en free lance, quitte à se comporter alors en pirates.
77- Xénophane de Colophon (VIe siècle av. J.-C., élève de Parménide), fr. 21 A 12 DK. Les deux propositions : les dieux naissent et les dieux meurent sont identiques (en l’espèce semblablement impies) parce que leurs
conséquences sont les mêmes. La condition de validité du lieu est la nécessité du lien cause/conséquence. C’est le cas dans la phrase de Xénophane mais pas dans les exemples suivants.
78- Cf. Isocrate, Sur l’échange, 173-175 : le présupposé est que la conséquence nécessaire du fait d’accuser Isocrate est la remise en cause de la philosophie. On peut en déduire (ou non) qu’il est injuste d’accuser Isocrate.
79- À l’aube de la 1re guerre médique (491), les envoyés de Darius vinrent demander aux Grecs « la terre et l’eau », début d’une série d’abus qui firent de la formule le symbole de la réduction en esclavage (cf. Hérodote, 5,
17-18) et auxquels les Grecs décidèrent vite de résister. La « paix commune » semble avoir été un euphémisme pour désigner la paix imposée aux cités grecques par Philippe de Macédoine après Chéronée. Cette paix, signée en 336,
est considérée comme la plus tardive des allusions historiques de notre traité. Elle sert à RIST [1989] pour étayer la thèse d’une révision de la Rhétorique effectuée après le retour d’Aristote à Athènes en 335.
82- Ce lieu consiste simplement à présenter un motif possible comme réel. On en trouve une application judiciaire au Livre 3, chap. 15 (1416 b 8 sq.).
85- Cf. Homère, Iliade, 10, 242 sq. (il s’agit de l’expédition nocturne dite Dolonie) et Théodecte, Ajax (72 F 1 Snell).
86- Ce tropisme pour le délibératif n’empêche pas l’emploi du lieu dans le judiciaire, cf. infra. L’absence de l’épidictique pourrait surprendre, mais la présente formulation ne l’exclut pas et l’on se souvient qu’Aristote
soulignait la proximité des deux genres (1, 9, 1367 b 36-37). Cette topique semble très proche de la topique plus tardivement dite des telika kephalaia, « points du souverain bien » (M. Patillon), soit la liste close des prédicats de
l’action (ce sont, avec quelques variantes selon les traités : le juste, le légal, l’utile, le beau, l’agréable, le possible et le nécessaire). On en trouve une description particulièrement précise dans la Rh. Al. 1421 b 22 sq. D’ailleurs, on
n’est pas étonné de voir Aristote citer des sources techniques particulières (Pamphile, Callippe, cf. infra), car il a déjà traité de manière plus ample (et plus personnelle ?) le problème des motivations de l’action humaine, en
particulier dans les chap. 10, 11, 12 du premier livre.
88- Callippe a déjà été nommé ci-dessus (1399 a 17). Sur ce Pamphile, on ne sait quasiment rien, à part deux allusions (Cic. De or. 3, 81 ; Quintilien, 3, 6, 34) dont on ne sait d’ailleurs pas si elles le visent, ou si elles visent
un autre.
89- L’objet de ce lieu est une opinion sur un fait et le lieu lui-même passablement paradoxal : si les gens croient à ce fait alors qu’il n’est pas vraisemblable, comme les gens croient soit à ce qui est, soit à ce qui est
vraisemblable, c’est qu’il est vrai. Sur la procédure, cf. supra no 9 (division). Le lieu repose aussi sur la valeur des endoxa, cf. no 11 supra.
90- Androclès était un des chefs du parti démocratique à la fin du Ve siècle, et adversaire d’Alcibiade. Pitthée est un dème de l’Attique.
91- Sc. pour les conserver ou les manger (idem pour la pâte d’olives infra). L’analogie paraît bien forcée.
92- La rédaction est assez embrouillée pour que l’on (Morelius) ait suggéré de faire remonter ce que nous mettons (comme Kennedy) entre parenthèses après le mot « incohérences », à la l. 15 (première du §). Kassel préfère
considérer ce membre de phrase comme une addition d’Aristote postérieure à la première rédaction. La réfutation par les incohérences et les contradictions suppose l’adhésion au principe de cohérence et de constance (cf. le lieu no 18
supra et la n.), qui demeure l’un des principes fondamentaux de la morale publique.
93- Les Trente tyrans, qui ont exercé une sanglante domination sur Athènes après la défaite de 404 face à Sparte, étaient les pires ennemis des démocrates, ici désignés par « vous ». Cp. Lysias, Contre Ératosthène, 25-
29.
94- Cp. Lysias, Contre Théomnestos I, 2-3 ; Rh. Al. 1444 a 30.
98- GRIMALDI [1988] spécule inutilement sur le sens d’aspazesthai, « ardent embrace ». Il n’était tout simplement pas d’usage qu’une femme salue un jeune homme inconnu, a fortiori en l’embrassant.
100- Thrasybule fut le principal acteur de la restauration démocratique, en 403, après la tyrannie des Trente.
102- L’argument consiste à nier la cause par l’effet : faire effacer son nom de la stèle d’infamie aurait été « contre-productif » auprès des Trente, le laisser lui aurait valu leur faveur. Le but de l’argument de Léodamas paraît
être à la fois de nier l’inscription sur la stèle et de confirmer le peu de confiance dont il jouissait auprès des Trente. Son procès s’inscrit dans le début d’épuration qui suivit la restauration démocratique de 403 et à laquelle mit fin une
loi d’amnistie.
103- Il est possible à la rigueur de conserver la négation des manuscrits, en comprenant εἰ μὴ οὕτως ἔχει comme signifiant : « s’il n’en va pas ainsi », i. e. « si la personne n’a pas adopté cette meilleure solution ». VETTORI
[1548] proposait le Pro Milone de Cicéron (16, 41) comme exemple de ce topos.
104- Sur Xénophane, cf. supra 1399 b 6. C’est ici le fr. 21 A 13 DK.
105- Leucothéa, alias Ino, était fille de Cadmos, roi légendaire de Thèbes. Elle fut transformée en déesse marine. Pour que l’exemple soit pertinent, il faut que les Éléates aient auparavant traité Leucothéa soit comme une
déesse, soit comme une mortelle. Il est étrange qu’ils s’apprêtent ici à faire les deux.
106- Carcinos le Jeune, petit-fils du poète moqué par Aristophane dans les Grenouilles, membre de la cour de Denys le Jeune, auteur d’une Médée (vers 380-360 av. J.-C.), dont un fragment (Papyrus du Louvre inv. E
10534, IIe s. apr. J.-C.) vient d’être déchiffré par A. Bélis. L’erreur de Médée est d’avoir éloigné ses enfants, mais cette erreur lui permet de se défendre : malgré les apparences, il est invraisemblable qu’elle ait tué ses enfants puisque
Jason est encore vivant. Elle l’aurait tué de préférence à ses enfants, ou avant ses enfants, pour assurer sa propre sécurité.
107- Théodore de Byzance (acmè : 430-400 av. J.-C.) est cité dans le Phèdre (261 a ; 266 e) et présenté par Aristote (RS 183 b 26 sq.) comme un des trois auteurs à avoir fait progresser notablement la rhétorique (avec
Tisias et Thrasymaque). Cette argumentation à laquelle se ramène toute la rhétorique antérieure à Théodore paraît être celle du corax, selon laquelle un fait est d’autant plus improbable qu’il est probable.
108- D’où l’adage : nomen omen, un nom est un présage. Aristote ne parle pas ici d’étymologie, mais d’un simple jeu sur les noms propres, qui se trouvent être en grec souvent signifiants. Il s’agit juste de « remotiver »
des signifiants dont l’utilisation en onomastique a fait oublier le sens. Parmi les exemples figure aussi un jeu de mots fondé sur une paronomase (ressemblance des signifiants). Quintilien manifeste un certain dédain à l’égard de ce
genre de procédé (la possibilité est rare, le résultat froid, à moins qu’on ne plaisante, 5, 10, 30-31).
109- Sophocle, Tyro, fr. 658 Pearson II ; F 658 Radt. Tyro, fille de Salmoneus, se laissa séduire par Poséidon et fut en butte à l’hostilité de la seconde femme de son père, Sidèro (nom qui fait jeu de mots avec le nom du fer,
sidèros).
110- Conon, grand stratège athénien de la fin des guerres du Péloponnèse et des débuts de la revanche contre Sparte, s’adressant au principal acteur de la restauration démocratique de 403.
111- Hérodicos, médecin déjà mentionné (1361 b 5), joue ici sur le nom des sophistes Thrasymaque de Chalcédoine (évoqué dans la République et dans le Phèdre) et Pôlos (moqué dans le Gorgias). Dracon (en grec,
« serpent ») est l’un des premiers législateurs d’Athènes (621 av. J.-C.) et son code de loi réputé pour sa dureté.
112- Euripide, Troyennes, 990, le jeu de mots repose sur la ressemblance entre Aphroditè et aphrosunè.
113- Chérémon est un poète tragique du IVe siècle. Penthée est apparenté à penthos, douleur, deuil.
114- Cp. RS 165 a 2 ; sur l’aspect formel, voir infra 3, 17, 1418 b 2-5.
CHAPITRE 24
ou si l’on dit que d’être sans chien11 est la pire des indignités, de sorte que, de toute évidence, c’est une dignité que d’être un chien12 ; ou encore [20] si
l’on dit qu’Hermès est le plus communicatif de tous les dieux, car c’est le seul que l’on appelle « Commun Hermès13 ». Ou encore si l’on dit que le discours
(logos) est de très grande valeur, car les hommes de bien sont dignes non d’argent mais d’estime (logou)14. L’expression axios logou, en effet, ne se dit pas
en un seul sens.
(2) Un autre consiste à parler en combinant ce qui est séparé ou en séparant [25] ce qui est combiné15. Car puisque souvent ce qui n’est pas le même
passe pour être le même16, il faut adopter la formule la plus avantageuse des deux. C’est l’argument d’Euthydème17, disant par exemple savoir qu’il y a une trière
au Pirée parce qu’il sait l’un et l’autre18. Et que celui qui connaît les lettres sait le mot19, car le mot, c’est la même chose que les lettres. Et [30] puisque deux
fois une quantité rend malade, on ne peut affirmer qu’une fois cette quantité soit bonne pour la santé, car il est absurde que si deux sont des biens, un soit un mal.
Utilisé ainsi, l’argument est réfutatif, mais comme suit, il est démonstratif : ... car20 il n’est pas possible que si un est un bien deux soient des maux. C’est un lieu
complètement paralogique. Il y a encore ce mot de Polycrate disant à Thrasybule qu’il avait renversé trente tyrans21 : [35] il procède par combinaison22 ; ou ce
propos dans l’Oreste de Théodecte, qui procède par séparation :
Il est juste, que celle qui a tué son mari...23
... meure, il est juste aussi, assurément, que le fils venge [1401 b 1] son père : ces deux actions ont donc été accomplies justement. Mais peut-être que,
réunies, elles cessent d’être justes. Il se peut aussi que le paralogisme vienne de l’omission, car le par qui manque24.
(3) Un autre lieu consiste à confirmer ou infirmer en recourant à l’exagération (deinôsei)25. C’est ce qui se passe chaque fois que, sans avoir montré [5]
que la personne a ou non commis l’acte, on amplifie (auxèsèi) cet acte. Cela donne l’impression soit que l’accusé n’a pas accompli l’acte, quand c’est lui qui
amplifie26, soit qu’il a commis l’acte, quand c’est l’accusateur*27. Il ne s’agit donc pas d’un enthymème. C’est par un paralogisme que l’auditeur déduit que
l’accusé a accompli l’acte ou non malgré l’absence de démonstration.
(4) Autre lieu, celui qui se tire d’un signe (ek sèmeiou) : car28 là non plus il n’y a pas [10] de raisonnement (assullogiston... touto). Mettons que
l’on dise par exemple que « les amants* sont utiles aux cités, car c’est l’amour d’Harmodios et Aristogiton qui a renversé le tyran Hipparque29 », ou que Denys30
est un voleur, car c’est un misérable. Assurément, il n’y a pas là de raisonnement car tout misérable n’est pas voleur, même s’il est vrai que tout voleur est un
misérable.
(5) [15] Un autre procède par l’accident31, comme ce que dit Polycrate en faveur des souris, qu’elles ont apporté du secours en rongeant les cordes des
arcs32. On peut dire aussi qu’être invité à dîner est un très grand honneur, car c’est pour ne pas avoir été invité qu’Achille se mit en colère contre les Achéens à
Ténédos, alors qu’en réalité il se fâcha parce qu’on lui manquait de respect, sentiment qu’il éprouva pour n’avoir [20] pas été invité33.
(6) Autre lieu, celui qui tient au conséquent34, par exemple dans l’Alexandre35, il est dit qu’Alexandre avait une grande âme, car méprisant la
fréquentation de la foule, il vivait isolé sur l’Ida : comme les grandes âmes ont des comportements de ce genre, il peut passer lui aussi pour une grande âme.
Parce que untel soigne son apparence et traîne pendant la nuit, c’est qu’il est adultère, car les adultères font [25] ainsi36. De même, du fait que les mendiants
chantent et dansent dans les sanctuaires et que les exilés ont le loisir d’habiter où ils veulent, et que passent pour heureux ceux qui ont de telles conditions de vie,
mendiants et exilés pourraient passer pour heureux. La différence tient au comment, aussi ce lieu se ramène-t-il à l’omission37.
(7) Autre lieu, [30] celui qui tient à ce que l’on considère comme une cause ce qui n’en est pas une38, par exemple ce qui s’est passé en même temps que
la chose ou après la chose, car les gens confondent l’après la chose avec l’à cause de la chose, et surtout les hommes politiques, tel Démade faisant de
l’action politique de Démosthène la cause de tous les malheurs, car c’est après elle que la guerre39 intervint.
(8) Un autre tient à l’omission [35] du quand et du comment40, par exemple si l’on dit qu’Alexandre avait le droit d’enlever Hélène car le père de celle-ci
lui avait donné la liberté de choisir son mari41. Mais, peut-on penser, cette liberté de choix n’était pas permanente, et s’arrêtait à la première fois42, car c’est
seulement jusque-là que s’étend l’autorité [1402 a 1] du père. Ou encore si l’on disait que c’est un outrage que de frapper les hommes libres : ce n’est pas
valable dans tous les cas mais seulement quand on prend l’initiative de l’agression43.
(9) En outre, comme en éristique44, un syllogisme apparent naît de ce qui est dit dans l’absolu et non pas dans l’absolu mais relativement à quelque chose
(ti)45. Par exemple, en dialectique, [5] dire que le non-être est parce que le non-être est le non-être46, ou que l’inconnaissable est connaissable, parce qu’on
connaît de l’inconnaissable qu’il est inconnaissable. De même, en rhétorique aussi, il existe un enthymème apparent qui dérive de ce qui n’est pas vraisemblable
dans l’absolu mais vraisemblable en quelque chose (ti). Or ce vraisemblable particulier n’est pas universel, comme le dit Agathon :
[10] Peut-être pourrait-on dire que cela même est
vraisemblable :
Qu’il arrive aux mortels bien des choses
invraisemblables47.
Car il se produit des choses hors du vraisemblable, de sorte que ce qui est hors du vraisemblable est vraisemblable. Si cela est vrai, l’invraisemblable sera
vraisemblable. Mais non dans l’absolu, non : de même qu’en éristique, c’est de ne pas préciser sous quel rapport, [15] relativement à quoi, de quelle manière,
qui produit la duperie, de même ici48 elle vient de ce que le vraisemblable est pris non dans l’absolu mais comme un vraisemblable particulier. Ce lieu fournit la
matière du traité de Corax49 : si l’on ne donne pas prise à l’accusation, par exemple si, faible physiquement, on est accusé de voies de fait, on se défendra en
disant que l’accusation n’est pas vraisemblable ; et même si l’on donne prise à l’accusation, par exemple si l’on est robuste physiquement, [20] on se défendra
là encore en disant que l’accusation n’est pas vraisemblable car il était vraisemblable qu’on serait suspect50. Même chose dans les autres cas. Nécessairement en
effet, ou bien on donne prise, ou bien on ne donne pas prise à l’accusation, l’un et l’autre paraissent donc vraisemblables, mais l’un est vraiment vraisemblable,
tandis que l’autre n’est pas vraisemblable dans l’absolu mais seulement en fonction des circonstances mentionnées51. C’est en cela que consiste le fait de rendre
fort le discours faible52. Là est la raison [25] de la colère légitime qu’a suscitée chez les gens la déclaration de Protagoras53, car elle n’est que mensonge, et le
vraisemblable dont il s’agit n’est pas véritable mais apparent, et il n’a cours dans aucun autre art que la rhétorique et l’éristique54. Sur les enthymèmes réels et
apparents, voilà qui est dit.
1- Ou fallacieux. Cela dit, le but n’est pas tant d’enseigner à tromper que, comme dans les RS (165 a 24 sq. ; voir aussi Rhét. 1, 1, 1355 a 29 sq.), d’apprendre à reconnaître les fausses déductions et à les dénoncer.
2- Cette dénomination englobe deux traités, les Top. et les RS, mais la référence vise plus précisément RS 174 b 10. Cela atteste que, même si les RS n’ont pas fait partie du projet initial d’Aristote en matière de dialectique
(il n’en est pas question dans les Top.), elles ont bien été conçues ensuite comme un complément de cet ouvrage.
3- Les variables sont commodes, mais elles ne sont pas dans le grec. Elles n’apparaissent chez Aristote que dans les PA.
4- Il faut sans doute comprendre : en rhétorique aussi, i. e. comme en dialectique (l’enthymème étant la version rhétorique du syllogisme).
5- Aristote fait sans doute référence ici à l’Évagoras d’Isocrate (65-69), discours épidictique renfermant l’éloge de ce roi « éclairé » de Chypre. Il s’agit du procédé d’accumulation : chacun
des épisodes – démontré auparavant – est réduit à une tête de chapitre, ou intitulé, et inséré dans une liste qui « fait masse », en tout cas crée un effet spécial (ti).
6- Il s’agit du fait que des objets différents et sans rapport entre eux portent des noms identiques. On peut déduire de cette communauté de dénomination – faussement, bien
sûr, mais quid du topos no 28 du chap. précédent ? – une communauté de nature.
7- Les Mystères d’Éleusis. Le rapprochement n’a pas d’autre support que l’homomymie, les deux mots étant d’origines différentes. Mus revient souvent dans ce genre
d’exercice, cf. Denys le Thrace, Grammaire, 12, 72.
8- Cet exemple est visiblement tiré d’un éloge paradoxal, peut-être de Polycrate, cf. fr. 8, p. 221 Baiter-Sauppe.
9- À savoir Sirius. Les désignations de corps célestes sont un autre domaine grand pourvoyeur d’homonymie.
10- Fragment 86 Bowra des Parthenea de Pindare, odes en l’honneur de Pan. Ce dieu, représenté en chien, devait figurer comme servant de Déméter près des autels de cette
déesse (voir Pindare, fr. 85, 86 Snell-Maehler).
12- Le philosophe cynique (kunikos) revendiquait l’honneur d’être traité de chien (kuôn), inversant la valeur généralement insultante du qualificatif : le chien était pour eux
résistant et vigilant.
13- Le cri « Commun Hermès », c’est-à-dire « Hermès pour tous », se pousse quand une trouvaille (en grec hermaion) a été faite et qu’on en réclame sa part.
14- Sur la polysémie de logos, voir l’encadré 4, p. 734, dans CASSIN [2004].
15- Ce sont deux topoi consécutifs mais distincts dans les RS (166 a 23 sq.). La combinaison asserte du tout ce que l’on peut asserter des parties (je sais les lettres, donc je sais
le mot ; 5, c’est 2 – pair – et 3 – impair –, donc 5 est pair et impair), la séparation asserte de la partie ce que l’on peut asserter du tout. GRIMALDI ([1988], p. 341) donne malicieusement
l’exemple suivant : tous les membres de la Faculté d’Oxbridge sont distingués parce que la Faculté d’Oxbridge est distinguée.
16- On peut donc jouer sur la présentation d’un ensemble comme ensemble ou comme pluralité de parties.
17- Euthydème, éristique surtout connu comme personnage du dialogue de Platon qui porte son nom. Le lieu est présent aussi dans les RS (177 b 12 sq.) où il reçoit un
traitement plus détaillé et plus d’exemples.
20- Aristote omet comme évidente la proposition démontrée : la double dose est bénéfique.
21- Polycrate est le fameux sophiste du IVe siècle, auteur d’éloges paradoxaux déjà évoqués, Thrasybule, le leader démocrate qui a abattu la tyrannie des Trente en 404-403.
Doit-il être loué (ou récompensé, cf. Quintilien, 3, 6, 26 ; 7, 4, 44) une ou trente fois ?
22- Ce n’est pas évident, non plus que l’interprétation du cas suivant comme séparation. L’inverse serait plus satisfaisant.
24- Sc. l’indication de celui par qui l’acte doit être commis. Cp. le lieu no 3 au chap. 23 : il est peut-être juste que Clytemnestre soit tuée, mais pas par Oreste.
25- La deinôsis désigne l’action de « rendre terrible, effrayant », cf. 2, 21, 1395 a 9. L’indignation, alors, se substitue à la raison.
26- L’accusé dira par exemple : comment aurais-je pu commettre un acte aussi insensé, aussi cruel, etc. ?
27- Cette phrase se termine sur un mot manifestement corrompu : ὄρσῃ (A) que Kassel édite entre deux croix.
28- L’explication porte sur le caractère apparent du lieu, malgré sa ressemblance avec un argument légitime – du moins pour conclure à une probabilité –, celui par les signes
non nécessaires (cf. 1, 2, 1357 b 1 sq.). Dans le cas présent, le paralogisme vient de ce que l’on présuppose la réversibilité de la conséquence, cf. RS 167 b 1 sq.
29- Sur les tyrannoctones, voir ci-dessus 2, 23, 1398 a 19 et note. Cette phrase a été rapprochée de Platon, Banquet, 182 c 4-7 qui dit en substance la même chose.
30- Allusion probable à l’un des tyrans de Syracuse qui ont porté ce nom.
31- L’accident est un attribut non essentiel, i. e. qu’on ne peut pas prédiquer de la chose toujours et partout, par exemple la couleur d’une maison. Dans les exemples donnés
ensuite, ronger est une circonstance accidentelle du fait d’aider, ne pas inviter à dîner une circonstance accidentelle du fait d’humilier. Le présent paralogisme consiste à introduire
l’accident dans la déduction en tant que cause véritable. Aristote signale que le procédé, souvent utilisé par les ignorants, piège même les savants (RS 168 b 6-10). Car il faut pour le
contrer savoir 1) distinguer les attributs essentiels des attributs accidentels et 2) être en mesure de définir exactement la déduction opérée. Citons ce cas de réfutation (déduction de
la contradictoire) dans RS 168 a 39 sq. « Si, lorsque A et B sont, il est nécessaire que C soit – et C est blanc – il n’est pas nécessaire que C soit blanc en vertu de la déduction » (DORION
[1995], qui introduit les variables).
32- Cela s’est passé lors de la guerre de Troie au bénéfice des Troyens et en Égypte, lors de l’invasion assyrienne, cf. Hérodote, 2, 141.
33- La vraie cause de la colère d’Achille est son sentiment d’humiliation. L’épisode, antérieur à la guerre de Troie, était raconté dans une pièce perdue de Sophocle, les Convives
(Sundeipnoi).
34- Sur ce lieu, cf. RS 167 b 1-20. Le paralogisme tient à ce que l’on présuppose la réversibilité de la consécution : « parce que B est nécessairement lorsque A est, on croit
aussi que lorsque B est, A est nécessairement » (DORION [1995]). Ce lieu est proche du no 4 (ek sèmeiou) ci-dessus, qu’il englobe.
35- Il s’agit de l’éloge de Pâris-Alexandre par Polycrate (?), déjà cité (2, 23, 1398 a 22 supra).
38- C’est le fameux post hoc ergo propter hoc, fondé sur la confusion entre succession ou concomitance et consécution. Malgré une formulation très voisine, il ne s’agit pas tout
à fait du même mécanisme que celui qui est décrit dans les RS 167 b 21-36, qui consiste à introduire une prémisse adventice dans une réfutation.
39- Il s’agit de la guerre menée par Athènes et ses alliés contre la Macédoine et qui se solda par la défaite de Chéronée (338). Denys d’Halicarnasse cite ce paragraphe dans sa
1re Lettre à Ammée (10, 12) pour montrer que la Rhétorique d’Aristote est postérieure à la guerre entre Philippe et Athènes. Sur Démade, voir BRUN [2000].
40- Certaines propositions ne sont pas vraies dans l’absolu mais seulement avec une spécification (de temps, de manière, etc.). Ce lieu n’est qu’un cas particulier du suivant.
41- Il s’agit de Tyndare. Sur l’épisode, cf. Euripide, Iphigénie à Aulis, 49 sq.
42- Sc. quand Hélène, dans cette version du mythe, a choisi Ménélas.
44- La référence peut être soit à un livre, soit à cet exercice de la discussion qui use de raisonnements captieux pour emporter à tout prix la victoire, cf. RS 171 b 24-34.
45- C’est, plus précisément, la confusion entretenue entre les deux qui crée le paralogisme, cp. RS 166 b 37 sq.
46- Le ressort de cette confusion entre propositions dites sans restriction, ou absolues vs propositions restreintes et dépendantes de circonstances tient au double statut du
verbe « être » (einai) en grec : soit verbe d’existence, soit copule, « cela donne l’impression de revenir au même en raison de la similitude de l’expression, parce que, en d’autres mots,
“être quelque chose” diffère peu de “être” » (loc. cit. ; trad. DORION [1995]).
47- Agathon (cf. 1392 b 7 supra), 39 F 9 Nauck-Snell. Même citation dans la Poétique, 1456 a 23-25.
49- Platon prête à Tisias et non à Corax ce type d’argument (Phèdre, 273 a-b). Il se peut tout simplement que Corax ait été le surnom de Tisias. Sur cette hypothèse et sur
l’ensemble du dossier, cf. COLE [1991].
52- Activité perverse qu’on imputait aux sophistes, cf. Aristophane, Nuées, 889-1104 ; Platon, Apologie, 18 b.
53- Le fameux sophiste (ca 490-ca 420) auteur de la thèse de l’homme-mesure (Platon, Théétète, 152 a et Sextus Empiricus, 7, 60). Probablement s’agit-il ici, plus précisément,
de la première phrase de son traité Sur les dieux, qui lui valut d’avoir ses livres brûlés et d’être chassé d’Athènes : « Des dieux, je ne puis savoir ni qu’ils existent, ni qu’ils n’existent
pas : car beaucoup d’obstacles empêchent de le savoir, l’obscurité (de la question) et la brièveté de la vie de l’homme » (Diogène Laërce, 9, 51-52 ; trad. Brunschwig). Voir aussi le
Protagoras de Platon.
54- Sc. et pas en dialectique. La rhétorique, quant à elle, s’appelle toujours ainsi, qu’elle soit bonne ou mauvaise, cf. 1, 1, 1355 b 1-21.
CHAPITRE 25
1- Cette formule récurrente (cf. 1, 10, 1368 b 2 ; 1, 15, 1375 a 22 ; 3, 1, 1403 b 15) souligne la logique, la continuité de l’enchaînement. Celle-ci est réelle : aux différents schémas d’enthymèmes, valides (chap. 23) et
sophistiques (chap. 24), succèdent naturellement les différentes façons de les discuter ou d’en dénoncer l’artifice. Sur la réfutation, voir les Top. 8, 10. Sur la dénonciation des sophismes, voir les RS chap. 16-33.
2- L’enstasis est ici une opposition à l’une des prémisses d’un syllogisme (voir aussi PA 69 a 37 ; 69, b, 1 ; 28 sq.). Mais la frontière avec le contre-syllogisme est parfois brouillée (infra chap. 26, 1403 a 31-33 ; Top. 110
a 11 et la n. 5 ci-dessous).
3- Ces endoxa – souvent évoqués – sont des opinions à la fois répandues et admises par des hommes respectables. Ils servent de prémisses valables, que ce soit en dialectique ou en rhétorique (cf. Top. 100 a 30 sq. ; Rhét.
I, 1, 1355 a 17 sq. ; 2, 1356 b 33 sq.), mais ce ne sont que des opinions (dokounta), que l’on peut contrer.
4- Le renvoi est aux écrits dialectiques d’Aristote en général. Le rapprochement le plus précis est même avec les PA, 69, b, 38 sq. Le même genre de quadripartition se rencontre dans la Rh. Al. 1422 a 24-27.
5- Littéralement, il s’agit de l’objection tirée « du soi-même » (au neutre : le genre neutre permet au grec de se passer de substantif d’appui). Face à « l’amour est bon », on opposera soit « l’amour est mauvais » (parce que
c’est un manque), soit « tout amour n’est pas bon » (car il y a des amours perverses). C’est donc l’objet même de la proposition, laquelle sert de thèse quand on la démontre (Top. 110 a 11 : l’objection n’est-elle pas alors bien proche
du contre-syllogisme ?) ou de prémisse dans un autre raisonnement, qui est nié.
7- L’amour « caunien » est l’inceste, ainsi nommé à partir de l’histoire de Caunos, qui s’exila plutôt que de succomber à l’amour de sa sœur, cf. Ovide, Met. 9, 454-665.
8- Législateur de Mytilène qui vécut au début du VIe siècle, Pittacos est souvent compté parmi les Sept Sages. Sur cette loi, voir Aristote, Pol. 1274 b 18 sq. ; EN 1113 b 30-33 (Aristote précise que l’ivrogne est maître de ne
pas s’enivrer) ; Diogène Laërce, 1, 76
9- L’inclusion de l’exemple parmi les sources d’enthymème peut surprendre et a surpris, dans la mesure où, au chap. 2 du livre 1 – où sont définies les notions reprises ici – ainsi qu’au chap. 20 du livre 2, l’exemple comme
induction est plutôt mis au même niveau que l’enthymème, déduction rhétorique, comme l’un des deux moyens de persuasion « logique » possibles (voir notamment 1356 b 1 sq.), plutôt que subordonné à lui. Il n’en demeure pas
moins que l’exemple peut entrer comme prémisse dans la composition d’un enthymème ou contribuer à sa réfutation. Il n’est donc pas hors de propos dans ce chapitre et il n’est pas besoin de reconsidérer la notion d’enthymème en lui
prêtant une extension plus large (comme le faisait SPENGEL [1867]).
10- La preuve (tekmèrion, ou signe irréfutable, cf. 1, 2, 1357 b 4 sq.), n’a sa place ici que parce qu’elle dépend de l’établissement d’un fait (voir la fin du chap.). De plus, elle est sous le régime de l’opinion (cf. 1357 b 5
« les gens croient... »), et peut donc être contestée au nom d’une autre opinion. KENNEDY [1991] cite la proposition nécessaire : « toute femme qui a eu un enfant s’est unie à un homme » et l’objection que constitue le cas de la Vierge
Marie...
11- Ces deux mots (δι᾽ ἐπαγωγῆς) sont athétisés par Kassel à la suite d’autres éditeurs, depuis VETTORI [1548], car ils paraissent reposer sur une confusion entre induction (exemple) et déduction (enthymème). Mais la suite
de la phrase montre qu’il n’en est rien. L’induction dont procède l’exemple aboutit à l’intuition d’une proposition générale qui va servir dans un second temps à une opération de déduction, soit un enthymème.
13- Ce membre de phrase a parfois (VETTORI [1548]) été considéré comme une glose insérée. Mais il paraît réunir sous un même chapeau la caractéristique de tous les enthymèmes précédents : aucun ne débouche sur une
vérité nécessaire. La réfutation n’est donc pas non plus nécessaire : c’est vraisemblance contre vraisemblance.
14- Voir contra Isocrate, Sur l’échange, 17-19 ; Démosthène, Sur la couronne, 6-7.
15- Nous suivons GRIMALDI [1988] qui place ici le début de l’apodose de cette phrase longue et complexe. Le paralogisme, qui explique la supériorité de la défense sur l’accusation, paraît être la confusion entre la réfutation
de la nécessité de l’acte avec la réfutation de sa vraisemblance. Quand on est sur le terrain de l’eikos, la démonstration de la non-nécessité de l’acte paraît disculper l’accusé alors qu’elle ne fait pas, en réalité, gagner un pouce de
terrain. La seule réfutation valable serait celle qui « démontrerait » une vraisemblance plus grande du côté de la réfutation (défense).
16- En lui montrant que l’acte n’est pas nécessaire, le défenseur lui aura donc fait accroire qu’il n’est pas vraisemblable.
17- En d’autres termes, le juge restera dans le doute, sans se rendre compte qu’il a confondu le non-nécessaire et le non-vraisemblable, et que son devoir est de déterminer un plus ou un moins vraisemblable (voir la suite).
18- Citation du serment des jurés populaires à Athènes (les dikastai, ou héliastes), cf. 1, 15, 1375 a 29-30.
19- Le paramètre « temps » peut être interprété de deux manières : date ou fréquence, mais la seconde solution paraît la meilleure. Celui qui agit souvent de cette manière est l’auteur plausible de l’acte incriminé.
20- C’est la différence entre une proposition formulant un signe et le raisonnement déductif que l’on peut en tirer.
21- Il paraît un peu hasardeux de préciser, comme le fait KENNEDY [1991] : « dans les premières conférences (lectures) ». Le renvoi est à 1, 2, 1357 b 10 sq.
25- La nuance entre τὰ πλείω ετ τί πλεονάκις n’est pas très claire. GRIMALDI [1988] suggère : « even though there are more [i. e., diverse ?] examples or several instances on the opponent’s side ».
26- En gardant ἄλλως (l. 8) et en le comprenant « autrement que dans ce cas unique », c’est-à-dire : « comme le dit l’adversaire ». Sur l’ensemble du passage : nous gardons le texte des manuscrits (à l’exception de l’addition
de ἕν l. 7, mais sans voir de glose insérée à la ligne 8 et sans rien ajouter à la ligne 9) et suivons l’interprétation de GRIMALDI [1988].
29- Plutôt que de tenter de réfuter la proposition : « toute femme qui a eu un enfant s’est unie à un homme », on tâchera de montrer que la femme dont il s’agit n’a pas eu d’enfant.
CHAPITRE 26
Transition
S’agissant du discours, trois aspects doivent faire l’objet d’un [35] traitement (pragmateuthènai)9 : or en ce qui concerne les exemples, les sentences,
les enthymèmes, en somme tout ce qui concerne la pensée (dianoia)10 et les moyens de se fournir en arguments [1403 b 1] et de savoir les réfuter, voilà qui
suffit, il nous reste donc à étudier le style (lexis) et le plan (taxis).
1- Selon GRIMALDI [1988], ce chapitre consacré à la rectification de possibles erreurs d’interprétation peut paraître plaqué, mais – dans la mesure où ces erreurs sont de portée générale et concernent la vaste question de
l’enthymème –, il constitue une conclusion acceptable aux chapitres 19-25. Ce qui fait vraiment problème est le choix de ces erreurs, car bien d’autres confusions sont possibles. Plus problématiques encore sont les quelques lignes
finales servant de transition vers le 3e Livre et les questions de style et de plan, lesquelles n’ont jamais été annoncées. Sur ce point, voir l’Introduction, p. 50 sq.
2- Ces concepts, qui relèvent des koina (arguments dont l’usage est indispensable et préalable à tout débat, tels possible et impossible, fait passé et fait futur, grand et petit), sont décrits en 2, 19, 1393 a 8-18 ; voir aussi 1, 3,
1359 a 11-26 ; 1, 7. Rien n’annonce ici les considérations stylistiques de 3, 6 ou 3, 12 (1413 b 32 sq.).
5- Le prédicat « des enthymèmes », attesté dans tous les manuscrits, est athétisé par Spengel, Kassel et Grimaldi en raison d’un passage de 1, 9 (1368 a 26-33) faisant de l’amplification un procédé privilégié de l’épidictique,
tandis que l’exemple l’est du délibératif et l’enthymème du judiciaire : « car le fait passé – parce qu’il comporte de l’obscurité – est ce qui se prête le plus à l’établissement de la cause et à la démonstration ». En 3, 17 (1417 b 31-1418
a 5), l’épidictique est plus nettement encore dispensé de la démonstration du fait. Cette raison reste forte. On peut toutefois apporter des arguments pour le maintien de ce mot (cf. CALBOLI MONTEFUSCO [2004], p. 72-74) : tout
d’abord, Aristote dit ici que l’amplification n’est pas un lieu ou élément d’enthymème, ce qui n’exclut pas qu’elle soit un enthymème. Surtout, il existe un passage faisant dépendre le grand et le petit, comme les enthymèmes, de
prémisses (1, 3, 1359 a 16-26), et un autre attestant l’universalité de l’amplification (2, 18, 1391 b 32-1392 a 1), ce qui est aussi une caractéristique de l’enthymème.
6- La distinction opérée ici sépare la forme du raisonnement (qui pourrait être autre qu’enthymèmatique, d’ailleurs, et procéder par induction) de son objet.
7- Nous suivons comme Kassel le texte de A. Le ms. F dit : « ne constituent pas non plus une espèce d’enthymème différente des enthymèmes démonstratifs » ou « constructifs » (ἄλλο τἄν κατασκευαστικῶν). Mais le terme
pour « démonstratif » est inusité en ce sens dans la Rhétorique et la mention ἄλλο fait plutôt penser à une variante ou à une glose qui aurait été insérée.
9- Cf. 1, 1, 1354 a 16. Il s’agit du cahier des charges d’un traité à caractère technique.
10- Ce n’est pas dire qu’il n’y ait pas de pensée dans le Livre 3. Le mot est à entendre au sens défini dans la Poétique (1450 b 4-13 ; voir aussi 1456 a 33 sq.) par référence à la rhétorique : « faculté de dire ce que la situation
implique et ce qui convient » (DUPONT-ROC & LALLOT [1980]).
LIVRE III
CHAPITRE PREMIER
1- Au sens très large du terme : il s’agit de tous ceux qui sont appelés à sanctionner l’audition du discours, soit par une décision politique ou judiciaire, soit par l’évaluation de ce qu’ils ont entendu comme spectateurs.
3- On a rapproché ce personnage d’un Glaucon sans ethnique, soit un rhapsode nommé dans l’Ion de Platon (530 d), soit un critique cité dans la Poétique (1461 b 1). On peut supposer que Glaucon est de ceux qui ont traité
tardivement de ces questions à propos de poésie.
4- Cp. Poétique, 1456 b 33. Il s’agit de l’intonation de la voix, ainsi appelée par analogie avec la tension (le ton, au sens strict) de la corde d’un instrument, qui détermine cette hauteur. On exclut l’interprétation
anachronique par les accents (aigu, grave, circonflexe) proposée par KENNEDY [1991].
5- Aristote évoque ici, sauf erreur, la doctrine de ceux qui, tel Glaucon, ont traité d’action poétique.
6- Politeia peut difficilement avoir, ici, son sens le plus technique (texte hiérarchiquement supérieur aux lois), il s’agit plutôt de la manière dont chaque communauté exerce ses fonctions collectives (politeuesthai). En
l’occurrence, l’éloquence-spectacle prend le pas sur les débats de fond. Cp. 1, 1, 1354 a 15-26.
7- Au lieu de porter sur le fait, seul véritable objet du discours. Au total, le style joue un peu (diapherei ti, l. 9-10) au niveau intellectuel et il influence la signification du contenu (cf. faire voir, dèlôsai), mais pour
l’essentiel, il concerne l’imagination et l’oreille de l’auditeur.
9- Il s’agit de Thrasymaque de Chalcédoine, auteur d’un traité sur les moyens de provoquer la pitié auquel Platon fait allusion dans le Phèdre (267 c).
10- Aristote introduit ici, implicitement, une distinction entre la « performance oratoire » et l’écriture préparant cette performance. Si la première relève surtout des dons naturels, la seconde relève de l’art du style. Dans la
lecture à voix haute d’un texte bien écrit de ce point de vue, le succès, obtenu par des moyens techniques, est au rendez-vous, car le public est plus attentif à l’action qu’au fond.
CHAPITRE 2
c’est inconvenant, parce que le mot « régner » est trop grandiose pour ce que vaut la chose : il ne passe donc pas inaperçu. La faute peut aussi résider dans
les syllabes, quand les signes n’ont pas une sonorité agréable. Denys le Bronzier26, par exemple, dans ses Élégies, appelle la poésie « cri (kraugè) de
Calliope », parce que tous deux sont des sons, mais la métaphore pèche parce que [35] kraugè est malsonnant27.
En outre, pour nommer par métaphore ce qui n’a pas de nom28, il ne faut pas partir de loin, mais de ce qui est de même genre et de même espèce : une fois
énoncé, le nom est sans équivoque, parce que de même genre, comme dans [1405 b 1] l’énigme célèbre :
J’ai vu un homme sur un homme avec du feu coller
du bronze29.
L’opération, en effet, n’a pas de nom, mais des deux côtés30 il y a une sorte d’application, donc ce qu’il a appelé collage, c’est la pose de la ventouse. Et
généralement parlant, on peut tirer de bonnes métaphores [5] des énigmes bien faites : comme les métaphores sont des sortes d’énigmes, dans une bonne énigme
la métaphore est évidemment bonne.
On doit aussi les tirer de quelque chose de beau. La beauté du mot réside, comme le dit Licymnios31, dans les sons ou dans ce qui est signifié, il en va de
même pour la laideur. Il y a encore, troisièmement, ce qui réfute l’argument sophistique, car il n’est pas vrai de dire, comme le faisait Bryson32, que nul n’est
[10] grossier33, dans la mesure où – que l’on emploie tel mot plutôt que tel autre – on signifie la même chose. C’est faux, car il y a des mots supérieurs aux
autres, mieux autorisés par l’usage, plus ressemblants et en affinité avec la chose qu’ils mettent sous les yeux. De surcroît, ce n’est pas identiquement que tel mot
ou tel autre signifie, de sorte qu’à ce niveau aussi, il faut admettre qu’un mot est plus beau ou [15] plus laid qu’un autre. Sans doute ils signifient l’un et l’autre
le beau ou le laid, mais pas en tant que beau ou laid ; ou s’ils signifient cela, ils se distinguent par le plus ou le moins34.
Voici en somme à partir de quoi il faut opérer les métaphores : à partir de ce qui est beau ou bien par le son, ou bien par le sens, ou bien à la vue ou bien à
tout autre de nos sens. Il n’est pas indifférent de parler, par exemple, d’Aurore [20] « aux doigts de rose35 » plutôt qu’« aux doigts de pourpre » ou – pire
encore – « aux doigts rouges ».
Dans les épithètes aussi, il est possible de tirer la désignation ajoutée du vil ou du laid, par exemple l’assassin de sa mère, c’est possible aussi à partir
du meilleur, par exemple le défenseur de son père36. De même Simonide37 : [25] le vainqueur d’une course de mules ne lui proposait qu’un maigre
salaire, il refusa, prétextant qu’il lui était pénible de composer sur des demi-ânes. Mais quand le commanditaire lui eut donné une somme suffisante, il écrivit :
Salut, filles des cavales aux pieds de tempête38,
2- Kurios : il s’agit non pas du mot pris au sens propre (vs sens figuré), ce qui suppose une théorie de la polysémie. Il s’agit plutôt – d’après le chap. 22 de la Poétique – du mot qui fait autorité (kuros), d’usage
courant.
3- La dialektos, c’est le parler ou la langue, cf. Poétique, 1449 a 26 dialektos pros allèlous : langue de la conversation ; 1458 b 6 ; 32 : façon de parler, langue.
4- Autre opposition attestée dans la Poétique (1447 a 29). La prose, c’est littéralement le discours simple ; psilos signifie d’abord chauve, puis dégarni, puis dépouillé, simple.
5- Durissima ellipsis, dixit Kassel, mais on peut construire le datif avec harmottei, comme WARTELLE [1960] : littéralement : « (ces mots étranges) (conviennent) à beaucoup moins de choses ».
6- Cette mention de l’acteur Théodore comme encore en activité, corrélée aux autres mentions du personnage et aux données épigraphiques, a fait dater cette partie du milieu des années 350 (BURKERT [1975], p. 67-72).
7- Rappel de la doctrine du Sophiste de Platon (262) sur les deux constituants fonctionnels du logos : nom et verbe. On observe que le grec onoma ne recouvre pas la même chose à la fin de la phrase : il s’agit alors des
différentes espèces de mots poétiques étudiés dans le chapitre 21 de la Poétique.
8- Ou glossèmes (Wartelle [1960]). Il s’agit de mots étrangers, difficiles. Dans la Poét. (21), la glôtta s’oppose au mot courant, standard (kurion) comme celui qui appartient au langage des « autres, heteroi ». Au pied
de la lettre, c’est donc prototypiquement un emprunt à un autre idiome, par exemple à un autre dialecte. Aristote souligne qu’un nom standard devient glôssa en se dépaysant : « sigunon, qui est kurion pour les Chypriotes, est une
glôtta pour nous ». Mais, par une évolution très naturelle du sens, glôtta, de « mot dépaysé » est venu à signifier « mot dépaysant », et à s’appliquer ainsi à tout mot ressenti comme étrange, mal connu, plus ou moins opaque, par le
récepteur. C’est ce sens générique qui s’est imposé dans la tradition grammaticale : l’apodosis glôssôn, troisième partie de la grammaire selon Denys le Thrace (Tekhnè Gram., chap. 1), n’est autre que l’explication de tous les
mots difficiles dont sont truffés les textes poétiques grecs.
9- Ou mot composé (cf. Poétique, 21). Mais il faut traduire par « mot double », dans la mesure où, dans la Poétique, Aristote évoque les mots triples, voire quadruples.
10- « Le nom forgé est celui qu’absolument personne n’utilise et que le poète institue de son chef » (Poétique, 1457 b 33, trad. DUPONT-ROC & LALLOT [1980]).
11- Voir sur cette catégorie Poétique, 1457 b 31-32. On observera que le mot kurios (d’usage courant) et le mot oikeios (adéquat à la chose) peuvent être tous deux opposés au mot allotrios qui est, selon le point de vue
adopté, le mot inusité ou celui qui n’appartient pas à l’objet. On ne doit donc pas envisager la propriété et l’usage courant comme des classes complètement disjointes.
12- Sur la métaphore aristotélicienne, voir (entre autres) LALLOT [1988], LAKS [1992], LAKS [1994].
13- Sur les sophismes tirés des homonymes (mots « équivoques » vs synonymes, ou mots « univoques », BRUNSCHWIG [1967], p. 140 n. 2), cf. RS 165 b 30 sq.
15- La tautologie n’existe qu’en français, car l’explication réside dans les mots grecs eux-mêmes. Chacun des deux appartient en propre à la chose et en même temps ils désignent tous les deux ensemble (sun-) cette chose.
17- À entendre comme substitut (d’où le rapprochement avec la métaphore) allusif de la désignation propre : il s’agit donc à la fois d’une épithète au sens grammatical moderne et d’une périphrase. Pour le détail, voir infra
1405 b 21 sq.
18- Référence à la doctrine exposée en Poétique, 21, notamment 1457 b 16-32. L’analogie est un rapport de proportions : pour reprendre l’exemple du bouclier appelé métaphoriquement « coupe d’Arès » ou de la coupe
appelée « bouclier de Dionysos », ce qui autorise la substitution métaphorique, le « transfert », est que le bouclier est à Arès ce que la coupe est à Dionysos. Dans la métaphore « coupe sans vin », il n’y a pas de mot existant pour un
des termes de l’analogie, mais l’épithète « sans vin » doit permettre la métaphore. « L’interdiction du sens propre impose la lecture métaphorique » (DUPONT-ROC & LALLOT [1980], note 8 ad loc.).
19- Entendons que le rapprochement des rapports analogues (bouclier emblème d’Arès face à Coupe emblème de Dionysos) fait ressortir leurs incompatibilités (guerre vs paix, ici ou, plus bas, jeune vs vieux). Il faut donc
que l’analogie soit évidente.
20- On fera alors une métaphore de l’espèce à l’espèce, type d’opération décrit en Poétique, 21, 1457 b 13-16.
21- KENNEDY [1991] traduit : since they are opposites in the same genus, « puisqu’il y a des contraires dans le même genre ». La contrariété en cause est celle qui oppose les extrêmes d’une échelle qualitative.
23- Dans le genre « prêtre », la métaphore « mendiant-de-la-mère » (mètragurtès) est dévalorisante. Les sectateurs de la déesse-mère Cybèle parcouraient routes et chemins en mendiant et en se livrant à des danses
obscènes. La fonction de « porte-flambeau » dans le culte mystérique d’Éleusis était noble au contraire, réservée aux membres de certaines familles. Callias est connu entre autres pour son rôle d’hôte dans le Protagoras de Platon. Il
apparaît aussi dans le Banquet de Xénophon (voir aussi Helléniques, 6, 3, 3). Iphicrate est un stratège fameux, plusieurs fois nommé dans la Rhétorique. Les deux hommes ont pu s’affronter vers 390, lors d’une guerre contre
Sparte. La réponse de Callias souligne l’infériorité sociale d’Iphicrate, qui n’était pas comme lui de bonne lignée mais de basse extraction et apparenté à une famille thrace.
24- Il s’agit des acteurs. Sur l’image des acteurs en Grèce, voir GHIRON-BISTAGNE [1976]. On se souvient que le théâtre, à l’origine, se rattache au culte de Dionysos.
26- Ainsi surnommé pour avoir fait remplacer la monnaie d’argent par la monnaie de bronze, Denys le Bronzier (début du Ve siècle) est aussi un poète, auteur de distiques élégiaques. Le fragment cité ici est le fr. 7 West.
27- Le passage se signale par l’imbroglio causé par les deux significations de phônè (voix), que nous tâchons de pallier en utilisant tantôt « son », tantôt « sonorité » : c’est le son produit par la voix, donc le genre commun à
poésie et à cri, d’où la possibilité de la métaphore. C’est aussi la sonorité du mot « cri », impropre au signifié « poésie ».
28- Cette métaphore correspond au futur trope de « catachrèse », c’est-à-dire à la désignation métaphorique d’un objet qui n’a pas de nom à lui (comme les ailes de l’avion).
29- C’est l’énigme de la ventouse, parfois attribuée à la poétesse Cléobuline (fr. 1 West), citée dans la Poétique (1458 a 29), le traité Du style du Ps.-Démétrios de Phalère (§ 102), chez Plutarque et Athénée.
31- Licymnios fut un poète dithyrambique (cf. Rhét. 3, 12, 1413 b 13 ; PMG, p. 396-398 Page) et un rhéteur amateur de distinctions subtiles (Rhét. 3, 13, 1414 b 17, RADERMACHER [1951], B XVI 3, p. 117-119), auteur
d’un traité sur la beauté des mots (voir Hermias, in Platonis Phaedr., p. 239, 12 Couvreur). Voir aussi Platon, Phèdre, 267 c. La Souda fait de lui un élève du sophiste Pôlos ridiculisé dans le Gorgias de Platon. Denys
d’Halicarnasse (Lysias, 3, 4 ; Thucydide, 24, 9) le présente comme un intime de Gorgias et lui prête un style vulgaire et ronflant.
32- Autre rhéteur, qui était aussi mathématicien, cf. RADERMACHER [1951], B XXV 1, p. 187-189.
33- Cette théorie affecte trois sources à la beauté des mots : le son, l’objet désigné, le registre (grossier ou distingué). Théophraste, au témoignage du Ps.-Démétrios de Phalère, aurait repris cette doctrine de Licymnios
complétée par Aristote (Du style, § 173 = Théophraste, fr. 687 FHS&G). Voir aussi Quintilien, 8, 3, 15 sq.
34- Autrement dit, le mot ne s’efface pas complètement devant la chose : chacun dit certes la chose ou belle ou laide mais à sa manière ou plus ou moins.
35- Épithète fréquente (près de 30 fois) chez Homère, par exemple dans l’Iliade, 1, 477 ; 6, 175, etc.
36- Ces deux épithètes, l’une dévalorisante (dans la bouche de Ménélas), l’autre valorisante (dans la bouche d’Oreste lui-même), sont appliquées à Oreste, dans la pièce d’Euripide, v. 1587-1588.
37- Simonide de Céos, poète lyrique et élégiaque grec (556-468 av. J.-C.). Il fut le premier, paraît-il, à composer des poèmes de circonstance en se faisant payer. Sa cupidité était légendaire.
39- Pièce perdue. Les formules citées ici forment le no 90 du recueil de Kock.
CHAPITRE 3
Froideur d’expression
[1405 b 34] La froideur1 du style résulte de quatre facteurs : [35] premièrement les mots doubles, par exemple chez Lycophron : « le ciel aux-
mille-visages », « de la terre aux-cimes-élevées », « la côte à-l’étroit-passage »2, ou chez Gorgias : « flatteurs-à-la-muse-nécessiteuse »,
[1406 a 1] « prêtant-de-faux-serments » et « prêtant-des-serments-fidèles »3, ou comme Alcidamas disant « l’âme s’emplissant de colère et la
face devenant couleur-de-feu », et « il crut que leur enthousiasme serait fertile-en-succès », « il rendit fertile-en-succès la persuasion de ses
discours », [5] et « le sol cyanochrome de la mer »4. Car toutes ces formules sont manifestement poétiques du fait du doublement. Voilà donc une cause de
froideur.
Une autre cause est le recours aux emprunts5, par exemple chez Lycophron qui fait de Xerxès un « homme horrificque (pelôros) », et de Sciron un
« malandrin (sinis) »6 ; de même chez Alcidamas : « amusoire (athurma) pour la poésie », « l’enragerie (atasthalia) de la nature » [10] « point
(tethegmenon) par la violente colère de sa pensée »7.
Troisième cause : l’usage d’épithètes8, soit trop longues, soit hors de propos, soit trop nombreuses, car si, en poésie, il n’est pas inconvenant de parler de
« lait blanc9 », en prose, ces épithètes pour les unes sont inadaptées, pour les autres – si l’on en abuse –, elles dénoncent de manière ostensible qu’on est en
poésie. Il faut certes [15] y recourir (parce qu’elles s’écartent de l’usage courant et confèrent de l’étrangeté au style10), mais en visant la modération, sans quoi
elles sont plus nuisibles qu’une parole improvisée, car dans ce dernier cas, l’expression n’est pas bonne, alors que dans le précédent, elle est mauvaise. C’est la
raison pour laquelle les formules d’Alcidamas, de toute évidence, sont froides, car il se sert des épithètes non comme d’assaisonnements (hèdusma) mais
comme d’aliments (edesma), [20] tant il les fait nombreuses, longues et enfonçant des portes ouvertes11, disant non pas ‚sueur’ mais « sueur humide » ; non
pas ‚aux Jeux isthmiques’ mais « aux réunions festives des Jeux isthmiques » ; non pas ‚les lois’ mais « les lois reines des cités » ; non pas ‚à la course’, mais
« mû par l’élan coureur de son âme » ; non pas ‚inspiré par les Muses’, mais « doté par la nature [25] du don des Muses » ; ou « le souci renfrogné de son
âme » ; « artisan » non pas ‚de grâce’, mais « de grâce commune à tous » et « intendant du plaisir des auditeurs » ; « il dissimula » non ‚avec des rameaux’, mais
« avec les rameaux du bois » ; « il enveloppa » non pas ‚son corps’ mais « la pudeur de son corps » ; ou « “contre-faisant” [30] le désir de son âme » (c’est un
mot double en même temps qu’une épithète : le résultat est un poème) ; ou « l’excès si déplacé de sa vilenie »12. C’est ainsi, par cette expression poétique hors de
propos, que ces auteurs13 obtiennent un résultat ridicule et froid, et en même temps obscur, à cause du verbiage. En effet, quand on en rajoute pour quelqu’un qui
comprend les choses, [35] on fait disparaître la clarté derrière un rideau de fumée. Les gens se servent des mots doubles quand la chose n’a pas de nom et que le
composé est réussi, par exemple « passe-temps ». Mais s’il y en a trop, l’expression devient forcément poétique. [1406 b 1] C’est la raison pour laquelle
l’expression double est si utile aux auteurs de dithyrambes, car ils aiment ce qui est ronflant. Les emprunts le sont aux poètes épiques, pour leur caractère
majestueux et supérieur. *La métaphore aux poètes iambiques, car ils s’en servent aujourd’hui, comme on l’a dit14.
La froideur peut naître encore, quatrièmement, [5] des métaphores. Car les métaphores, elles aussi, peuvent être hors de propos, les unes parce qu’elles
sont ridicules (les poètes comiques, eux aussi, se servent des métaphores), les autres par leur excès de solennité et leur caractère tragique. Elles peuvent aussi être
obscures, si elles sont tirées de loin, comme, de Gorgias, « pâles et exsangues sont les choses », « tu les as [10] semés dans la honte, et récoltés dans le
malheur »15, car c’est un mode d’expression trop poétique. Ou encore Alcidamas appelant la philosophie « le bastion des lois » et l’Odyssée « un beau miroir
de la vie humaine » ou disant : « n’offrant à la poésie aucune amusoire de ce genre »16. Toutes ces expressions échouent à persuader, pour les raisons déjà dites.
Quant au mot [15] de Gorgias à l’hirondelle qui, dans son vol, avait lâché sur lui sa fiente, il est de la meilleure veine tragique. Car il lui dit : « tu n’as pas
honte, Philomèle ? ». L’acte, de la part d’un oiseau, n’avait rien de honteux, mais de la part d’une jeune fille, si. Le reproche était donc mérité, adressé à ce
qu’elle avait été, mais non à ce qu’elle était devenue17.
1- La métaphore est gustative : une expression froide est aussi peu appétissante qu’un plat refroidi. Voir CHIRON [2001], p. 169-171.
2- Lycophron – à ne pas confondre avec l’auteur de l’Alexandra – est un sophiste connu exclusivement par le canal d’Aristote et de ses commentateurs. Les fragments et témoignages sont dans Diels-Kranz, t. II, no 83, p.
307-308. Les formules citées sont, en grec, des mots composés de deux éléments, rarement traduisibles sinon par des syntagmes unifiés pour l’œil au moyen de tirets.
6- Lycophron, loc. cit. Pelôros (énorme, monstrueux) est difficilement traduisible sauf à prendre chez Rabelais un mot sorti de l’usage. Le deuxième exemple consiste en grec à désigner Sciron, un brigand légendaire dont
Thésée débarrassa l’Attique, du nom de sinis, qui est non seulement un mot rare au sens de « dévastateur » mais aussi le surnom d’un autre brigand, corinthien, lui. D’où un double effet d’étrangeté que le mot malandrin, à peine
vieilli en français, peine à rendre.
8- Cf. supra 3, 2, 1405 a 10. Il s’agit à la fois d’une épithète et de ce que nous appelons périphrase.
13- Après la série d’exemples empruntés à Alcidamas, le verbe passe au pluriel, sans que le nouveau sujet soit explicité. Il s’agit sans doute d’Alcidamas et des auteurs de son acabit.
14- La remarque a paru prématurée, et la phrase a été athétisée par Kassel, puisque le traitement de la métaphore, dans ses rapports avec la froideur, commence juste après.
16- Alcidamas, fr. 26-28 Sauppe. La troisième formule a déjà été citée, plus brièvement, ci-dessus (1406 a 9).
17- Gorgias, 82, A, 23 DK. Cf. Plutarque, Propos de table, 8, 7, 2, p. 727 D. Gorgias fait allusion à Philomèle, la fille de Pandion, transformée en hirondelle... cf. GANZ [2004], p. 419-422.
CHAPITRE 4
Comparaisons
[1406 b 20] La comparaison1 elle aussi est une métaphore2 : de fait la différence est mince. En effet, quand on3 dit [qu’Achille] « il bondit comme un
lion », c’est une comparaison, mais quand on dit : « Lion, il bondit », c’est une métaphore. C’est parce que l’un et l’autre sont courageux qu’il4 a transféré
(metapherein) le nom de « lion » sur Achille. La comparaison est également utile en prose, mais à petites doses, [25] car elle a un caractère poétique. Il faut
en user comme des métaphores, car ce sont des métaphores, à la différence près qu’on a dite. Sont des comparaisons, par exemple, ce qu’Androtion a dit à
Idrieus, qu’il était « semblable aux jeunes chiens à qui l’on vient d’ôter leur chaîne » : ces derniers vous sautent dessus pour mordre et Idrieus de même, une fois
sorti de prison, se montrait agressif5 ; ou la façon dont [30] Théodamas a comparé Archidamos « à un Euxénos qui ne saurait pas la géométrie »6. Cela peut se
faire aussi à partir de la proportion (analogon)7 : Euxénos sera un Archidamos géomètre. Et ce mot, dans la République de Platon, que ceux qui dépouillent
les morts ressemblent aux jeunes chiens qui mordent les pierres sans chercher à atteindre celui qui les lance8. Et la comparaison, à propos [35] du peuple, qui
est semblable à un capitaine robuste mais un peu dur d’oreille9, et celle-ci à propos des vers des poètes, qui ressemblent à ceux qui ont la fraîcheur sans avoir la
beauté : ceux-ci quand leur fleur est passée, ceux-là quand on les décompose10, [1407 a 1] ne paraissent plus les mêmes11. Et celle de Périclès à propos des
Samiens, quand il a dit qu’ils ressemblaient aux petits enfants qui acceptent la bouchée qu’on leur donne, mais en pleurnichant. Et à propos des Béotiens, qu’ils
sont pareils aux chênes verts : les chênes verts sont abattus par eux-mêmes12, les Béotiens [5] en se battant entre eux. Et ce qu’a dit Démosthène13 au peuple,
qu’il ressemblait à ceux qui sont malades en bateau ; ou la façon dont Démocrate a comparé les orateurs aux nourrices qui avalent la bouchée du bébé et le
barbouillent de leur salive14 ; ou la façon dont Antisthène a comparé le mince15 Céphisodote à l’encens, [10] parce qu’il donne du plaisir en se consumant16.
Toutes ces formules, on peut les dire aussi bien sous forme de comparaisons que de métaphores, si bien que toutes celles qui ont du succès quand elles sont dites
sous forme de métaphores, il est clair qu’elles feront aussi des comparaisons, et que les comparaisons ne sont autre chose que des métaphores demandant un mot
d’explicitation17. Dans la métaphore par analogie, il faut toujours veiller à ce qu’il y ait aussi [15] correspondance entre les deux éléments appartenant au même
genre18, par exemple, si la coupe est le bouclier de Dionysos, il est adéquat aussi que le bouclier soit appelé « coupe d’Arès ». Voilà donc quels sont les
ingrédients de la prose.
1- Ou : l’image, la similitude.
2- Ou : un transfert.
4- Sc. Homère, cf. Il. 20, 129 (à propos d’Achille, mais avec un autre verbe) ; 11, 129 (à propos d’Agamemnon, avec un autre verbe) ; le verbe cité ici est associé à d’autres comparaisons (chien : 15, 579 ; loups, 4, 471, etc.).
Sur ce passage d’Aristote, voir Démétrios, Du style, 80 ; Rh. à Herennius, 4, 62 ; Quint. 8, 6, 9
5- Androtion, homme politique influent des temps de la guerre sociale, a été rendu célèbre par le Contre Androtion de Démosthène (346). Idrieus fut élève d’Isocrate et roi de Carie (Asie Mineure). Les circonstances
exactes de l’anecdote sont inconnues. Le découpage de la citation n’est pas sûr, quoiqu’on doute qu’Androtion ait explicité sa comparaison.
6- Personnages inconnus (deux imbéciles fieffés ?), à moins qu’il ne s’agisse, pour l’un, d’Archidamos III roi de Sparte et héros d’Isocrate (voir note précéd.).
7- La proportion (analogie) implicite pourrait être, sauf erreur, de ce type : à chacun (A, B, C...) sa compétence propre (a, b, c...), d’où A : a = B : b = C : c... Soit maintenant un personnage incompétent Archidamos, mettons
un savetier qui ne sait pas faire les chaussures : il est comme le géomètre Euxénos qui ignorerait la géométrie. (A : -a = E : -e). Mais, en s’appuyant sur la même proportion définissant la normalité, on peut aussi dénoncer
l’incompétence de l’un en lui conférant la compétence (propre) de l’autre : un savetier féru de géométrie (et ne sachant pas faire les chaussures) est toujours aussi ridicule que son voisin géomètre expert en cordonnerie (mais nul en
géométrie). Ce montage abstrait, et imaginaire, pouvait être parfaitement clair pour les contemporains d’Aristote qui connaissaient les personnages de Théodamas.
8- Platon, Rép. 5, 469 DE. Dans les deux cas on se trompe d’adversaire en s’en prenant à ce qui est inerte alors que le danger ne peut venir que de ce qui est animé.
12- Soit parce que la hache est en chêne, soit parce que lors d’une tempête les chênes s’abattent les uns (sur) les autres. Ou peut-être y a-t-il allusion à une légende mettant en scène des chênes verts...
13- Démosthène, fr. 30 Sauppe. Il ne s’agit pas forcément de l’orateur, qu’Aristote cite rarement. Ce peut être un politicien du Ve siècle du même nom.
14- L’analogie est particulièrement pittoresque. Les orateurs (= politiciens) sont présentés comme des parasites qui gardent les profits pour eux (comme la nourrice avale la bouillie) et postillonnent des discours sur les
imbéciles qui les écoutent (tandis que la nourrice fait croire que le bébé a mangé).
15- Leptos (mince, fin) peut aussi se comprendre au sens intellectuel (subtil).
17- En cas d’obscurité. Sinon, la prolixité de la comparaison la désavantage, cf. 3, 10, 1410 b 18. Dans la théorie postérieure, la comparaison est « sûre » et la métaphore « risquée » (Démétrios, Du style, § 80).
18- Le rapport fixe au sein des deux couples doit se doubler d’une correspondance terme à terme des espèces (sans doute aussi des genres, mais le texte est abîmé). Dans l’exemple : b (coupe) est à a (Dionysos) ce que d
(bouclier) est à c (Arès), les deux espèces (coupe et bouclier) doivent se correspondre assez pour pouvoir être échangées. Concrètement, et en l’occurrence, il faut non seulement que b emblème de a soit analogue à d emblème de c,
mais que les deux espèces b et d se ressemblent par la forme. La règle émise ici est contestée par Démétrios (Du style, § 79).
CHAPITRE 5
Correction de la langue
[1407 a 19] Le principe de base du style réside dans la qualité du grec, qui suppose remplies [20] cinq conditions : en matière de conjonctions1, tout
d’abord, respect des corrélations et de l’ordre naturel que certaines exigent2, ainsi « d’une part (men) » et « pour ce qui me concerne (ego men) » exigent
« d’autre part (de) » et « lui, de son côté (ho de) ». Mais il faut que la corrélation tienne compte des capacités de la mémoire et que le suspens ne soit pas trop
long ; il faut aussi éviter d’insérer [25] une conjonction avant celle qu’exige la corrélation. De fait, il est rare que cela soit une formule adaptée. « Mais moi*3,
quand il m’eut parlé (car Cléon était venu et pour demander et pour réclamer), je les pris avec moi et partis... » Dans cet énoncé, en effet, un grand nombre de
conjonctions s’interposent avant celle qui doit venir en corrélation. S’il y a une trop longue distance entre la conjonction initiale et *« je partis » [30] ce n’est
pas clair. Une première condition est donc le bon usage des conjonctions.
Une deuxième est de s’exprimer avec les mots propres4 et non avec des circonlocutions.
Une troisième est de proscrire les ambiguïtés, sauf, bien sûr, si l’on vise l’effet inverse5. C’est ce que font ceux qui n’ont rien à dire et qui feignent de dire
quelque chose. Les gens de cette espèce recourent à la poésie pour [35] s’exprimer, comme Empédocle. La quantité des détours6 trompe et les auditeurs se
comportent comme la plupart des gens chez les devins. Quand on leur tient des discours ambigus, ils approuvent d’un signe de tête :
Crésus ayant passé l’Halys causera la perte d’un
grand empire7.
[1407 b 1] Comme, globalement, le risque d’erreur est moindre, les devins s’expriment à l’aide du genre de la chose. Car on a plus de chance de
tomber juste, quand on joue à pair et impair8, en disant que le nombre est pair ou impair qu’en indiquant ce nombre précisément, ou en disant qu’un événement
se produira, plutôt qu’à quel moment. C’est pourquoi les [5] diseurs d’oracles ne définissent pas d’avance <le> quand. Tout cela donc revient au même, de
sorte que – sauf à viser un objectif de ce genre – il faut s’en abstenir.
Quatrième condition : respecter la distinction établie par Protagoras entre les genres des noms, masculin, féminin et objets9, car eux aussi, il faut les
corréler10 correctement : « quant à elle, après être arrivée et s’être exprimée, elle partit ».
La cinquième condition réside dans une désignation correcte de [10] la pluralité, large ou limitée*11, et de l’unité : « Quant à eux, après être arrivés, ils
me frappèrent. »
En général, l’écrit doit être facile à déchiffrer et à prononcer12. C’est d’ailleurs la même qualité, que ne possèdent ni les textes comportant un grand nombre
de conjonctions, ni ceux qu’il est difficile de ponctuer, comme ceux d’Héraclite. Cela ne va pas de soi en effet de ponctuer les dits d’Héraclite, parce qu’on [15]
ne voit pas bien à quoi se rattache tel mot, si c’est à ce qui suit ou à ce qui précède, par exemple au début même de son ouvrage : « À cette raison qui est toujours
les hommes sont fermés13 », on ne voit pas bien à quoi rattacher « toujours » par la ponctuation*. Il y a encore une cause de solécisme14, par défaut de
corrélation, si à un couple de mots tu en associes un troisième qui ne va pas avec les deux précédents. [20] Par exemple, s’il s’agit d’un bruit et d’une couleur,
« ayant vu » ne va pas avec les deux, c’est « ayant perçu » qui leur est commun. Ce qui manque de clarté, également, c’est de ne pas énoncer d’emblée son
propos quand on doit insérer une foule d’éléments intermédiaires, par exemple si tu dis : « car je voulais – après lui avoir parlé de ceci et de cela, et seulement
alors – partir » au lieu de : « car je m’apprêtais à partir après lui avoir parlé » ; puis « de ceci et de cela, et c’est alors [25] seulement que je le fis ».
1- La catégorie linguistique de « conjonction » (sundesmos), telle que décrite dans le chap. 20 de la Poétique, pose de difficiles problèmes (voir DUPONT-ROC & LALLOT [1980], p. 321-328). La doctrine présentée ici est
plus simple et focalisée sur ce que nous appelons « particules », notamment sur celles qui entrent dans un jeu de corrélation. Ce peut être le signe que la lexis traitée ici est proprement rhétorique (d’où, par parenthèse, le nombre
limité de consignes pour « parler grec ») et axée sur la période (voir la place de l’antithèse, infra chap. 9).
3- L’exemple serait plus clair avec ἐγὼ μὲν κτλ. (moi, de mon côté...), correction proposée par Bywater.
4- Il ne s’agit pas tant ici de mots courants (sens habituel de kurios en pareil contexte, cf. par exemple 1404 b 31-32) que de mots propres à la chose : on attendrait oikeios (cf. ibid.) vs les circonlocutions ou périphrases.
5- Sc. de la clarté.
7- Célèbre réponse de l’oracle de Delphes consulté par le roi de Lydie Crésus, au milieu du VIe siècle av. J.-C. Ce dernier y vit ce qui l’arrangeait : un encouragement à déclarer la guerre aux Perses. Mais le grand empire en
question, c’était le sien. Cf. Oracle 53 Parke-Wormell et Hérodote, 1, 53 ; 91.
8- Jeu consistant à deviner si l’autre a dans la main un nombre d’objets pair ou impair (voir Platon, Lysis, 206 e).
10- Le précepte semble viser simplement le respect des règles d’accord selon le genre (selon le nombre, ensuite).
11- Litt. « le nombreux, le peu et le un ». L’élimination de la catégorie du « peu » (Kassel) présuppose une coïncidence entre la présente théorie du nombre et les catégories qu’institueront plus tard les grammairiens.
12- Le problème abordé ici est la préparation de l’écrit pour une lecture à voix haute. Du fait de la scriptio continua, de l’absence d’accentuation graphique et d’un usage encore fruste et irrégulier de la ponctuation, la
rédaction elle-même devait faciliter la discrimination et l’interprétation des mots et des syntagmes par le lecteur.
13- Héraclite, fr. 22 B 1 DK. Voir dans la présente collection le commentaire de J.-F. Pradeau, p. 263-268. Dans la version de Sextus Empiricus (Adv. Math. 7, 131-132), le contexte indique qu’il faut rattacher « toujours » à
ce qui précède.
14- Faute de langue, au sens large, du nom (pense-t-on) de la ville de Soles, colonie d’Athènes en Cilicie, dont les habitants avaient la réputation de mal parler. Dans la rhétorique et la grammaire postérieures, le solécisme
s’opposera au barbarisme comme la faute de syntaxe s’oppose à la faute de morphologie. Le solécisme donné en exemple ici, qui tient à l’impropriété d’un verbe par rapport à l’un de ses deux compléments d’objet, est d’un type qui,
sous les noms de sullèpsis apo koinou, apo koinou, puis zeugma, bénéficiera de l’indulgence des grammairiens, qui accepteront d’y voir une figure (skhèma) : voir Sch. D. Thr. 462, 15 ; Priscien ; GLK III, 183, 22 ;
Alexandre, De Fig. 35, 17.
CHAPITRE 6
et :
voici les replis des multiples tablettes [35] du message3 ;
(5) ne pas mettre de mots en facteur commun, mais donner à chacun ce qui lui revient : « de l’épouse (qui est) la nôtre ». Si l’on vise la concision, c’est
l’inverse : « de notre épouse »4 ; (6) s’exprimer en recourant à la conjonction. Si l’on vise la concision, on se passe de conjonction, mais sans faire d’asyndète, on
dira par exemple : [1408 a 1] « étant allé et ayant conversé », ou bien « étant allé, je conversai »5. (7) Est utile aussi le procédé d’Antimaque6, qui consiste à
parler du sujet à partir de ce qu’il n’a pas. Lui-même s’en sert à propos du Teumessos7 :
Il est une modeste colline battue des vents...
On amplifie ainsi à l’infini. Cela peut se faire aussi avec les qualités [5] et les défauts, dont on précisera de quelle manière l’objet ne les a pas, en fonction
de ce qui est utile, d’où ces mots que les poètes introduisent, quand ils parlent de musique « sans cordes »8 ou « sans lyre ». C’est de la privation qu’ils tirent
leurs additions. Le procédé a du succès dans les métaphores par analogie, ce qui consiste à dire par exemple que le son de la trompette est une « musique sans
lyre »9.
1- Souvent péjoratif dans la rhétorique postérieure au sens de « volume », voire d’« enflure », l’onkos est chez Aristote la qualité d’un style ample et solennel, positivement connoté en termes de majesté, de dignité.
3- Euripide, Iphigénie en Tauride, 727. D’habitude, une lettre était faite seulement de deux tablettes garnies de cire, rattachées par un gond et scellées.
4- La traduction ne peut guère refléter ce qui tient à une particularité du grec, où existe une stricte équivalence sémantique entre le syntagme : article + déterminant (adj. possessif, adj. épithète, etc.) + nom et le syntagme :
article + nom + article + déterminant. Stylistiquement, la deuxième formule est évidemment plus massive. C’est l’enclave du déterminant que décrit le verbe epizeugnunai (atteler, mettre sous le joug, d’où mettre en facteur
commun).
5- En évitant par conséquent : « étant allé, ayant conversé ». On est à la source de ce qui sera chez les grammairiens (Apollonios Dyscole, notamment) la théorie syntaxique du participe.
6- Antimaque de Colophon, poète didactique et épique (auteur d’une épopée sur Thèbes, perdue), actif à la charnière des Ve et VIe siècles, célèbre pour sa prolixité et son obscurité. Le passage cité (fr. 2 Wyss) ne semble pas
illustrer à lui seul le procédé en question, c’est juste un incipit destiné à rafraîchir la mémoire du lecteur.
9- Sauf erreur, la métaphore par analogie décrite au chap. 3, 4 a ici une portée plus restreinte. Ne reste que l’idée de rapport entre deux couples de termes (ici : musique avec lyre correspondant à trompette sans lyre), mais il
n’y a plus de similitude de proportion ou de rapport entre les deux termes de chacun des couples. D’un couple à l’autre, deux termes se ressemblent (musique = son de la trompette), deux termes s’opposent (avec lyre vs sans lyre).
CHAPITRE 7
Convenance
[1408 a 10] Le style aura de la convenance1, s’il exprime passions et caractères non sans être proportionné (analogon) aux affaires traitées. Par
proportion, j’entends de ne pas parler vulgairement de choses élevées2 ni noblement de choses triviales, et si l’on évite de plaquer de l’ornement sur un mot
ordinaire. Sinon, on tombe dans la comédie, comme [15] Cléophon3. Il disait des choses du genre de : « Auguste figue ». Le style exprimera les passions si,
quand il y a violence, c’est celui d’un homme en colère, et si, quand il s’agit d’impiété ou d’obscénité, c’est celui d’un homme outré et réticent ne serait-ce qu’à
en parler, et si, quand il s’agit d’actions dignes d’éloges, on s’exprime avec admiration, quand il s’agit d’affaires pitoyables, on adopte un profil bas, et de même
à l’avenant. L’expression adéquate [20] contribue à persuader du fait. Par une fausse déduction, en effet, l’esprit (psukhè) en conclut, l’orateur étant supposé
véridique, que les choses sont comme il dit. On croit par conséquent, même si ce n’est pas le cas, que les faits sont tels que les présente l’orateur, et l’auditeur se
laisse immanquablement gagner par l’émotion mise en œuvre par l’orateur, même si ce dernier parle pour ne rien dire. C’est la raison pour laquelle beaucoup
d’orateurs [25] étourdissent leurs auditeurs en brouillant leur jugement4.
Exprime les caractères cette fameuse « indication à partir des signes »5, parce que l’indication correspondante est indissociable de chaque genre d’être et de
chaque disposition6. J’entends par « genre » ce qui correspond à l’âge, par exemple : enfant, homme fait, vieux, ou alors : femme ou homme, Spartiate ou
Thébain. J’entends par « dispositions » celles qui permettent de qualifier quelqu’un dans sa façon de vivre (car ce ne sont pas toutes [30] les dispositions qui
permettent de qualifier les façons de vivre). Si, donc, on prononce les mots adaptés à la disposition, on produira le caractère (èthos). Car un rustre et un homme
éduqué ne sauraient dire les mêmes choses ni de la même manière.
Ce qui fait de l’effet sur les auditeurs, c’est aussi ce dont usent et abusent les logographes : « Qui ne sait », « Tout le monde sait bien ». Honteux, l’auditeur
[35] donne son assentiment, pour être comme tout le monde.
Le problème de l’emploi opportun ou inopportun de ces procédés [1408 b 1] est commun à toutes les espèces de discours. Le remède à tout excès est le
remède tant vanté : il faut se critiquer soi-même à l’avance. Ce qui est dit a l’apparence du vrai, puisque l’orateur est conscient de ce qu’il fait7. Autre remède : il
ne faut pas se servir en même temps de tous les effets adaptés, [5] car ainsi l’auditeur est abusé*. Ce que je veux dire, c’est que si les mots sont secs, on
n’utilisera pas la voix ni l’expression du visage correspondantes*, sans quoi chaque effet se dénonce pour ce qu’il est*. Mais si l’un est comme ceci, l’autre non,
l’emploi du même procédé reste invisible. Mais si, par conséquent8, l’on dit les choses douces sèchement et les choses sèches doucement, [10] le propos cesse
d’être persuasif.
Les mots doubles, les épithètes davantage encore, les mots étrangers à l’usage surtout, sont les mots qui conviennent à celui qui s’exprime avec émotion.
Car on pardonne à l’homme en colère de qualifier un mal de « titanesque » ou de « monstrueux »9. Surtout à partir du moment où l’on tient les auditeurs en son
pouvoir et qu’on leur fait perdre tout contrôle à force d’éloges ou de blâmes, [15] de colère ou d’amitié, comme le fait Isocrate à la fin du Panégyrique
quand il dit : « l’illustration et la mémoire », ou quand il dit : « ceux qui endurèrent... »10. C’est le genre de mots que l’on émet quand on est hors de soi, et
l’auditoire est réceptif, puisque aussi bien il partage la même disposition. C’est aussi pour cela qu’ils sont appropriés à la poésie, car la poésie est transport. Leur
usage doit être conforme à l’usage décrit, ou mâtiné d’ironie, à la mode de Gorgias11, ou comme dans certains passages du Phèdre12.
2- Le composé euonkos (grand au bon sens du terme) fait deviner que si la nuance péjorative d’onkos est absente du propos d’Aristote (voir chapitre précéd.), elle n’est pas absente de la langue de son temps.
3- Il ne s’agit pas du célèbre démagogue du temps des guerres du Péloponnèse, mais d’un poète tragique, cf. Poétique, 2, 1448 a 2 (le fragment cité ici est le fr. 77 T 4 Snell).
5- Difficile. Parmi les interprétations diverses de ce texte, qu’on a parfois même corrigé, la meilleure nous paraît être celle-ci : au lieu de désigner directement une émotion ou un trait de caractère, on décrit les signes qui les
manifestent habituellement. Au lieu de dire « elle pleura », le Poète préfère dire : « elle mit sa tête dans ses mains » (infra, 1417 b 2 sq.). Le registre de langue peut faire partie de ces signes (cf. infra). La consigne ne paraît pas sans
lien avec la pratique du métier de logographe rédigeant un discours qui sera prononcé par quelqu’un d’autre, cf. Rh. Al. 1434 b 28 et infra.
6- L’hexis, ici encore, est une disposition « psychologique » et comportementale acquise mais stable.
7- Kennedy comprend : « for something seems true when the speaker does not conceal what he is doing ». Il s’agit concrètement de ce qu’on appelle précautions oratoires.
8- Lien logique problématique. Nous considérons que la contradiction entre les différents moyens de l’expression (mots, voix, expression du visage) est aussi voyante que leur redondance. La proscription de cette
contradiction est donc la conséquence du même principe.
9- Le premier mot signifie exactement « grand comme le ciel ». Le second est un archaïsme épique déjà cité, cf. 3, 3, 1406 a 8.
10- Isocrate, Panégyrique, 186 (« combien grande sera l’illustration et la mémoire... », 96 (« ceux qui endurèrent le spectacle de la cité dévastée »).
Rythme de la prose
[1408 b 20] Quant à la forme (skhèma) du style1, elle ne doit être ni métrique ni dépourvue de rythme2. La forme métrique tout à la fois échoue à
persuader (car elle paraît fabriquée) et détourne l’attention, car elle fait guetter le retour du même. C’est ainsi que les enfants [25] anticipent la réponse des
hérauts : « – Qui l’affranchi choisit-il pour tuteur ? – Cléon3. » Quant au style sans rythme, il souffre du manque de délimitation, or il faut que le style soit
délimité, mais pas par le mètre. Car l’illimité n’a pas d’agrément et il échappe à la connaissance. C’est en toute chose le nombre qui assure la délimitation et,
dans le cas de la forme du style, le nombre se fait rythme, et les mètres sont [30] des subdivisions du rythme. C’est pourquoi le discours doit avoir un rythme,
mais pas de mètre, sous peine de devenir poème. Un rythme, mais qui ne soit pas trop strictement défini. C’est ce qu’on obtiendra si l’on ne dépasse pas un
certain degré4.
Parmi les rythmes, l’héroïque5 est noble, il s’écarte du parlé sans pour autant être musical6. L’iambe n’est autre que le style parlé de la masse des gens.
Aussi bien, parmi les mètres, sont-ce surtout [35] des mètres iambiques que tout le monde émet en parlant. Mais il faut que le discours ait de la noblesse et qu’il
excite la sensibilité de l’auditeur7. Le trochée est bouffon8. À preuve [1409 a 1] les tétramètres, qui ont un rythme de course. Reste le péon, qu’on a
commencé à pratiquer à partir de Thrasymaque9, mais sans être capable de le décrire. Le péon vient en troisième, et il tient des deux autres, car c’est un rythme
trois-deux, [5] alors que, des précédents, l’un était un rythme un-un, l’autre un rythme un-deux10. L’hémiole11 tient de ces proportions, c’est cela le péon. Les
autres sont donc à rejeter, pour les raisons susdites, et parce qu’ils peuvent former des mètres. C’est le péon qu’il faut prendre parce que, de tous les rythmes
mentionnés, c’est le seul dont on ne puisse faire un mètre, de sorte que c’est celui qui passe le plus inaperçu. Aujourd’hui, [10] on utilise un seul péon, que ce
soit au début <ou à la fin>12. Mais il faut que la fin diffère du début. Or il y a deux espèces de péons, qui s’opposent l’une à l’autre. L’une convient au début, ce
qui de fait correspond à son usage : c’est le péon où la longue vient d’abord, les trois brèves à la fin : Dalogenes (-vvv) eite Lukian ou [15]
khruseokoma (-vvv -) Hecate pai dios... Le second, au contraire, est celui où les trois brèves viennent d’abord et la longue à la
fin : meta te gan hudata t’ôkeanon èfanise nux (vvv- vvv-vvv-vvv-13). C’est celui qui conclut, car la brève, par son caractère
inachevé, donne une fin amputée. Il faut au contraire que l’interruption soit marquée par la longue et que la fin soit rendue
[20] évidente, non par le scribe ni par le tiret marginal14, mais par le rythme.
Sur le fait que le style doive être bien rythmé et non sans rythme, sur les rythmes15 qui produisent ce bon rythme et
comment ils sont faits, voilà qui est dit.
1- Sur cette expression, cf. ILDEFONSE [2004]. Il s’agit d’une forme (ou configuration, ou tournure) prise par tout langage pour être perçu et codifiable en une série limitée.
2- On distingue le vers, le mètre (généralement formé de deux pieds, à l’exception de l’hexamètre où le mètre coïncide avec le pied) et le pied (iambe, spondée, péon, etc., voir
infra). La frontière entre prose et poésie est celle qui sépare le pied (appelé rythme, comme cela apparaît clairement à la fin du chapitre, d’où une certaine confusion), capable de
donner un rythme par une succession réglée d’un tout petit nombre de longues et de brèves, et le mètre, où la récurrence consécutive de deux pieds semblables devient accessible à la
conscience et détourne l’attention vers la forme du signifiant. Sur ces questions, voir aussi Poétique, 4.
3- Les deux syllabes du nom « Cléon », en français, viennent compléter l’alexandrin (de mirliton) comme, en grec, les enfants complètent le vers iambique commencé par le
héraut. Cette scène est sans doute tirée d’une comédie ancienne perdue, peut-être d’Aristophane, brocardant le fameux démagogue Cléon et les auxiliaires de sa « communication ».
Évocations voisines chez Démétrios, Du style, § 15 ; Ps.-Longin, Du sublime, 41, 2.
4- Ce certain degré est sans doute à la fois quantitatif (pas trop de pieds) et qualitatif (on n’altère pas les quantités, cf. Denys d’Halicarnasse, De la composition stylistique, 11,
22). À cela s’ajoute que la fonction démarcative du rythme (découper des séquences dans la lexis) le spécialise en quelque sorte dans les débuts et les fins (cf. infra).
5- Aristote borne sa description à quatre pieds (ou trois, parce qu’il semble infra identifier l’iambe et le trochée) : l’héroïque, ou spondée, formé de deux syllabes longues, et qui
est avec le dactyle l’un des deux éléments constitutifs de l’hexamètre dactylique, vers de l’épopée homérique. L’iambe, formé d’une brève et d’une longue, le trochée (ou « coureur »),
formé d’une longue et d’une brève, et le péon, formé d’une longue suivie de trois brèves (ou l’inverse).
6- Ces considérations sur le rythme de la prose sont adaptées au « grand style » par Démétrios, Du style, § 38-43.
7- Litt. « fasse bouger » (ekstèsai), cf. RAPP [2002] : « (Die Rede) muss aber erhaben sein und (den Zuhörer) bewegen. »
10- Chaque longue équivaut à deux brèves. Le dactyle et le spondée (longue-double brève/longue-longue), pieds du mètre héroïque, présentent donc le rapport de 1 à 1, l’iambe
(brève-longue) présente le rapport de 1 à 2. Ce qui est dit de l’iambe vaut aussi du trochée (longue-brève), à condition d’inverser le rapport.
11- Ou « le un et demi », c’est-à-dire le rapport de 3 à 2, qui est la somme des fractions 1/1 + 1/2.
12- Sc. des côla (membres de phrases) et/ou des périodes. Voir Démétrios, Du style, § 38-41.
13- « né à Délos, ou que la Lycie... », « Lanceur à la chevelure d’or, fils de Zeus », « Après Terre et eaux, Nuit fit disparaître Océan ». On peut être surpris de voir cités, pour
illustrer un bon rythme en prose, trois fragments lyriques. Ces fragments, cités pour leur rythme plus que pour leur sens, sont obscurs et anonymes (Adespota Lyrica no 32 Page).
Certains les ont attribués à Simonide de Céos.
14- La paragraphè (d’où notre « paragraphe ») est un petit trait horizontal porté en marge et qui signale les découpages du texte. Sur l’histoire de ce mot, voir PFEIFFER [1968],
p. 179.
Le style périodique
[1409 a 24] Le style est nécessairement soit cousu, et ne devant son unité [25] qu’à la conjonction, comme les préludes dans les dithyrambes, soit
tressé, et comparable aux antistrophes1 des anciens poètes. Le style cousu est l’ancien style : « D’Hérodote de Thurium voici de l’enquête l’exposé »*2, c’est en
effet le style dont se servaient autrefois tous les auteurs, mais maintenant peu l’emploient. Par « cousu », j’entends le style dont [30] la fin ne ressort pas d’elle-
même, mais seulement quand la matière traitée se trouve épuisée. Il est désagréable par défaut de limite. Car tout le monde veut avoir la fin en vue. C’est la
raison pour laquelle les coureurs, quand ils arrivent aux bornes3, perdent souffle et courage ; en effet, quand ils peuvent voir d’avance le terme, ils ne sentent pas
la fatigue prématurément. Voilà donc quel est le style cousu.
Le style tressé [35] est celui qui est fait de périodes. J’appelle période l’énoncé (lexis)4 qui a un début et une fin par lui-même et une étendue [1409 b
1] facile à embrasser d’un regard. Un tel style (lexis) est agréable et facile à comprendre5, agréable parce qu’il s’oppose à l’illimité et parce que l’auditeur a à
tout moment le sentiment de tenir quelque chose étant donné qu’il a affaire à tout moment à quelque chose de complet6, tandis qu’il est désagréable de ne rien
prévoir et de ne rien achever. Facile à comprendre, parce que facile à mémoriser, [5] et cela, parce que le style périodique a un nombre, ce qui est la chose la
plus facile à retenir (c’est pour cette raison que tout le monde se rappelle mieux les mètres que la prose, parce qu’ils ont un nombre par quoi ils sont mesurés). Il
faut aussi que la période soit complète par la pensée et ne soit pas interrompue, comme les iambes [de Sophocle] :
[10] Voici la terre de Kalydon, au sol de Pélops7
car on peut, selon le découpage, comprendre le contraire, comme, dans l’exemple cité, que Kalydon se trouve dans le Péloponnèse.
La période est soit composée de membres (côla), soit simple. Le style à membres est aussi bien complet que subdivisé et [15] proportionné au souffle,
non division par division [comme aussi la période]8, mais dans son ensemble9. Le membre est l’une de ses deux parties. Par période simple, j’entends la période à
membre unique. Il faut que ni les côla ni les périodes ne soient tronqués10 ni trop longs. Souvent en effet l’auditeur trébuche sur
ce qui est court. C’est inévitable : si, [20] encore emporté vers ce qui suit et la mesure dont il a intériorisé la limite, il est tiré
en arrière par une pause de l’orateur, c’est comme s’il trébuchait, à cause du brusque coup d’arrêt. Quant à l’excès de
longueur, il laisse l’auditeur à la traîne, comme les coureurs qui prennent leur virage trop loin de la borne [car eux aussi
laissent en arrière leurs concurrents]. De la même façon, [25] les périodes qui sont trop longues tournent au discours et
s’assimilent aux préludes11 (et il en résulte ce dont Démocrite de Chios s’est moqué chez Mélanippide, coupable d’avoir fait des
préludes au lieu d’antistrophes :
L’homme qui ourdit les malheurs d’autrui se fait le plus
grand mal à lui-même
Rien n’est pire pour le compositeur qu’un prélude
interminable12.
[30] Une telle critique s’applique aussi à ceux qui font des membres trop longs), et les membres trop courts ne forment
pas de période : ils précipitent l’auditeur tête la première.
Le style à membres13 est soit divisé, soit antithétique14. Divisé, comme par exemple : « Souvent j’ai admiré les
rassembleurs de fêtes solennelles et les fondateurs de concours gymniques15. » Le style antithétique est celui dans lequel, de
membre à membre, ou bien le contraire est associé au contraire, ou bien le même [1410 a 1] est couplé aux contraires, par
exemple : « ils rendirent service aux deux, et à ceux qui étaient restés, et à ceux qui les avaient suivis, aux seconds en leur
procurant davantage que ce qu’ils avaient chez eux, aux premiers en leur laissant chez eux une ressource désormais
suffisante16 ». Le fait de « suivre » et celui de « rester », « davantage » et « suffisant » sont des contraires. [5] « De sorte que,
aussi bien pour ceux qui ont besoin d’argent que pour ceux qui veulent en jouir17 » : la jouissance est opposée à l’acquisition.
Ou encore : « Il arrive souvent dans ces domaines que les gens avisés échouent et que les sots réussissent18. »
« Immédiatement, ils méritèrent le prix de bravoure, peu après, ils reçurent le commandement sur mer19. » [10] « ... faire
traverser la terre ferme en bateau et la mer à pied, après avoir réuni les rives de l’Hellespont et percé l’Athos20 ». « ... et que
les citoyens par la naissance fussent exclus de la cité par la loi21 ». « Car parmi eux, les uns périrent lamentablement, les
autres survécurent honteusement22. » « (sc. car il est honteux,) alors qu’individuellement, on utilise les barbares comme
serviteurs, de laisser [15], collectivement, nombre d’alliés réduits par eux en esclavage23 ». « (sc. quelle gloire doit-on penser)
ou bien qu’ils auront, vivants, ou bien qu’ils laisseront, morts24 ». Et ce que quelqu’un a dit de Pitholaos et de Lycophron au
tribunal : « Ces gens-là, quand ils étaient chez eux, vous vendaient ; quand ils sont venus chez vous, ils vous ont achetés25. »
Toutes ces formules produisent l’effet qu’on a dit : un tel style [20] est agréable parce que les contraires sont très identifiables
et plus identifiables encore quand ils sont l’un à côté de l’autre, et aussi parce qu’il évoque un syllogisme, car la réfutation
n’est autre que le rapprochement des opposés26. Voilà donc quelle sorte de chose est l’antithèse.
Il y a parisose27 si les membres sont égaux, paromoiose, si les deux membres sont similaires à l’une de leurs [25]
extrémités (il s’agit forcément du début ou de la fin). Ce qui est similaire au début, ce sont toujours les mots, mais à la fin, ce
sont soit les dernières syllabes, soit une forme fléchie du même mot, soit le même mot. Au début, ce peut être quelque chose
comme : « agron gar elaben argon par’autou28 », « dôrètoi t’epelonto pararrètoi [30] t’épéessin29 ». À la fin : « ôèthès an auton
<ou> paidion tetokenai, all’ auton paidion gegonenai30 », « en pleistais de phrontisi kai en elakhistais elpisi31 ». Formes
fléchies du même mot : « axios de stathènai khalkous, ouk axios ôn khalkou32 ? » Même mot : « su d’auton kai zônta eleges
kakôs kai nun [35] grapheis kakôs33 ». Similitude syllabique : « ti an epathes deinon, ei andr’ eides argon34 ? » Un énoncé
unique peut comporter tous ces effets en même temps [1410 b 1] et le même peut constituer à la fois antithèse, parisose et
homéotéleute. Quant aux débuts35 des périodes, ils ont été pour l’essentiel énumérés dans les Theodekteia36. Il existe aussi de
fausses antithèses, comme en faisait Épicharme :
J’étais tantôt chez eux, tantôt parmi eux37.
1- « Antistrophe » est sans doute pris ici par métonymie pour l’ensemble formé par la strophe et l’antistrophe (parfois suivies d’une épode), mode de composition de la lyrique
chorale et théâtrale ancienne fondé sur un principe de symétrie (responsio). Les préludes (anabolai) des dithyrambes étaient plus frustes et dépourvus de responsio. La métaphore de
la couture vs tressage oppose deux types de composition : l’addition de syntagmes autonomes juste coordonnés à un jeu complexe de structuration par des effets retards et des jeux de
correspondances entre les éléments des côla (membres) à l’intérieur de l’ensemble formé par la période.
2- Traduction volontairement littérale. Démétrios (Du style, § 17) cite ce même incipit des Histoires d’Hérodote mais comme exemple de période simple, et non de style
archaïque. De manière significative, il le cite sous une forme différente, ce qui donne, toujours en traduction littérale : « D’Hérodote d’Halicarnasse, de l’enquête, l’exposé, le voici »,
le sens étant retenu, suspendu, jusqu’au dernier mot, ce qui n’est pas le cas ici. Cela confirme que l’opposition entre style tressé et style cousu distingue un style dont les syntagmes
sont juxtaposés ou coordonnés à un style dont les syntagmes sont à la fois interdépendants et constitutifs d’une unité dynamique, acquise seulement avec le dernier mot. La différence
est sensible à partir d’un seul membre, qui peut être soit période simple (cf. infra), soit fait d’éléments juxtaposés. Kassel a donc tort de voir dans la citation d’Hérodote une addition
d’Aristote postérieure à la rédaction et qui serait, en l’occurrence, inadéquate.
3- Le kamptèr, dans la course double, est la borne que les coureurs contournent avant d’entamer la deuxième partie du trajet, pendant laquelle ils ont en vue le terme final
(peras).
4- Par opposition aux emplois voisins qui réfèrent au résultat (le style, soit le type de forme obtenue), le sens de lexis paraît ici plus proche de son sens étymologique : action de
dire, énoncé (presque énonciation).
5- Le grec eumathès réunit en fait deux acceptions intimement mêlées : facile à comprendre, facile à apprendre (cf. infra).
6- Littéralement : « par le fait que quelque chose sans cesse est fini par soi-même ». À la rigueur, le réfléchi peut renvoyer à l’auditeur : « parce que quelque chose est toujours
pour lui mené à une fin » (« dass etwas für ihn zu einem Abschluss gebracht ist » RAPP [2002]).
7- « ... ses plaines opulentes, par-delà les détroits, font face ». Il s’agit en fait non pas de vers de Sophocle mais du début du Méléagre d’Euripide (fr. 515 Nauck = 1 Jouan-Van
Looy). Démétrios (Du style, § 58), cite Praxiphane, son élève, moquant l’acteur qui débite ces vers tranquilles en les entrecoupant de cris d’angoisse (fr. 13 Wehrli).
9- Il faut sans doute comprendre que la période, faite de deux membres, doit pouvoir être émise d’un seul souffle.
10- Littéralement : « en queue de souris ». La métaphore surprend. Les unités de la lexis « moderne » sont dotées d’une dynamique interne (un début promettant la suite) qui
leur fait dessiner un circuit (une période, stricto sensu) dont l’interruption, ou une fin trop rapide et surprenante, font « trébucher » celui qui avait anticipé un développement plus
ample. Or la queue de souris ne se termine pas brutalement mais s’amincit lentement.
11- Sc. perdent leur structuration interne, cf. supra, ce qui est dit des préludes de dithyrambes.
12- Parodie savoureuse d’Hésiode (Les Travaux et les Jours, 265-266 : « C’est contre soi-même qu’on prépare le mal préparé pour autrui : / la pensée mauvaise est surtout
mauvaise pour qui l’a conçue », trad. Mazon), décochée par Démocrite de Chios (musicien homonyme du philosophe d’Abdère) à Mélanippide, auteur de dithyrambes actif au Ve siècle.
13- Nous comprenons par « style à membres » la période à deux membres, par opposition à la période simple. Dans ce cadre, les relations entre les deux membres peuvent être
de simple « division » (sc. correspondance : même nombre de syllabes, échos sonores ou rythmiques d’un kôlon à l’autre, etc.) ou d’opposition.
14- Littéralement : « opposé ». Le mot antithèse n’intervient que plus tard, mais dans une formule de récapitulation qui vaut pour le développement présent (1410 a 22).
16- Citation approximative d’un passage du Panégyrique (35-36) évoquant la colonisation grecque au VIe siècle.
17- Panég. 41. Isocrate détaille les mérites de l’organisation politique, sociale et économique d’Athènes.
18- Panég. 48. Isocrate fait l’éloge du logos, opposé aux autres activités humaines.
20- Panég. 89. Pour grossir les mérites d’Athènes qui l’a vaincu, Isocrate évoque les prodiges réalisés par le roi de Perse Xerxès lors de la seconde guerre médique : il fit
franchir le Bosphore à son armée sur un pont de bateaux et, pour éviter une zone de tempêtes, creusa un canal au travers d’une des péninsules de Chalcidique. Cette double antithèse
paradoxale est souvent citée, cf. notamment Démétrios, Du style, § 22.
21- Panég. 105. Isocrate défend la politique d’Athènes au temps de son hégémonie. Sa supériorité est prouvée par le bonheur des citoyens dans une cité où l’on s’indignait,
entre autres, « que les citoyens, etc. ».
23- Panég. 181. Isocrate plaide pour une nouvelle guerre contre les Perses. La parataxe est enrôlée dans l’antithèse.
24- Op. cit., 186. Isocrate évoque la mémoire (cf. 1408 b 16 supra) et la réputation que mériteront les Grecs engagés dans la lutte future contre le Perse.
25- Phrase d’auteur inconnu. Pitholaos et Lycophron se sont rendus célèbres en assassinant le roi thessalien Alexandre de Phères en 358 av. J.-C.
26- Ou « la déduction des opposés », cf. la remarque sur l’enthymème réfutatif en 2, 23, 1400 b 25 sq.
27- Après l’antithèse, se poursuit l’examen de ce qui sera appelé plus tard en mauvaise part « figures gorgianiques ». Chez Aristote, ce ne sont pas des figures mais une pièce
de la théorie de la période, l’auteur le plus souvent convoqué est Isocrate, et non pas Gorgias, et l’emploi de ces procédés est recommandé sans restriction. Sur cette question, voir
NOËL [1999].
28- « Un champ stérile, voilà ce qu’il reçut de lui », phrase d’auteur inconnu, parfois prêtée à Aristophane (fr. 649 Kock). Les deux mots initiaux sont en réalité différents
(agron : champ ; argon : stérile), comme d’ailleurs dans l’exemple suivant. Il s’agit d’échos sonores plus ou moins approximatifs.
29- Les anciens héros, malgré la colère, « restaient sensibles aux présents, accessibles aux prières » (Homère, Iliade, 9, 526), exemple donné aussi par Démétrios, Du style, §
25.
30- « On eût dit, non qu’il avait conçu un enfant mais qu’il était devenu lui-même un enfant. » Auteur inconnu.
31- « Dans les plus grands soucis et les plus infimes espoirs. » Auteur inconnu.
32- « Serait-il digne d’une statue en bronze, lui qui ne vaut pas un sou de bronze ? » L’adjectif « de bronze » (khalkeos) est d’abord au nominatif puis au génitif. Auteur inconnu.
33- « Toi qui, quand il vivait, disais du mal de lui, maintenant qu’il est mort, tu écris du mal de lui », exemple (d’auteur inconnu) donné aussi par Démétrios, Du style, § 26, 211.
35- Débuts, ou principes ? Une conjecture courante (Rose, Roemer) lit aretai, vertus ou qualités (au sens d’espèces). La chose est indécidable, voir note suiv.
36- Sur les Theodekteia, ouvrage – perdu – du péripatéticien Théodecte ou compte rendu par Aristote du traité de Théodecte, souvent mentionné en 2, 23, voir les différentes
spéculations de la critique dans le DPhA (GOULET).
37- Épicharme, poète comique sicilien des VI/Ve siècles. C’est le fr. 147 Kaibel, 23, B, 20 a DK. Le même passage est cité par Démétrios, Du style, § 24.
CHAPITRE 10
et le mot de Polyeucte disant à l’adresse d’un certain Speusippe, qui était paralysé, qu’il « était incapable de rester en place, bien que le destin l’eût serré
dans le carcan de la maladie21 ». Céphisodote appelait les trières des « moulins bariolés22 ». Quant au Chien23, il appelait les gargotes [25] attiques des
« cantines24 ». Aesion disait qu’on avait « déversé la cité en Sicile25 » : c’est une métaphore, et la scène est mise sous les yeux. « À faire hurler la Grèce » : cela
aussi, d’une certaine façon, c’est une métaphore et une mise sous les yeux26. Ou la manière dont Céphisodote dissuadait de trop souvent « tenir pagaïe »
[assemblées]27. [30] Isocrate critiquait « ceux qui courent s’agglutiner aux panégyries28 ». Ou comme dans l’Oraison funèbre, « qu’il eût été légitime que la
Grèce, sur le tombeau des morts de Salamine, se coupât les cheveux, considérant qu’avec leur vaillance c’est la liberté qu’on ensevelissait29 » : car s’il avait dit
qu’il y avait bien lieu de pleurer sur l’ensevelissement [35] de la vaillance, c’était une métaphore et la scène était mise sous les yeux. [1411 b 1] La formule
« avec leur vaillance la liberté » présente une sorte d’antithèse. Ou comme Iphicrate disant : « l’itinéraire de mes discours passe par le milieu des actions de
Charès » : c’est une métaphore par analogie et « par le milieu » met la scène sous les yeux. Quant à [5] dire « appeler les dangers au secours des dangers30 »,
c’est mettre la scène sous les yeux <et> faire une métaphore. Et Lycoléon pour la défense de Chabrias31 : « sans même rougir de voir sa statue de bronze réduite à
supplier » : c’est une métaphore sur le moment, mais pas toujours et, en revanche, la scène est mise sous les yeux. En effet, c’est la statue qui supplie tandis que
lui-même est en danger, et il y a bien [10] animation de l’inanimé – du monument dédié aux exploits qu’il a réalisés <au bénéfice> de la cité. « S’exerçant par
tous les moyens à penser petit32 » : « s’exercer à une chose » revient à l’amplifier. De même, dire que « l’esprit est une lumière que le dieu allume dans l’âme33 ».
L’un et l’autre font voir quelque chose. – « ... Car nous ne mettons pas un terme à nos guerres ; nous les différons34 » : dans les deux cas, [15] on est tourné vers
l’avenir, qu’il s’agisse de report ou d’une paix de ce genre. De même, dire que « les traités sont un trophée bien plus beau que ceux qu’on dresse au cours des
combats, car ces derniers célèbrent un succès mince et ponctuel, tandis que les traités portent sur toute la guerre35 » : les deux sont des signes de paix. Ou dire
que « la réprobation publique est pour les cités leur [20] grande reddition de comptes36 ». Car la reddition de comptes est un dommage infligé conformément à
la justice. Sur le fait que les raffinements d’expression se tirent de la métaphore par analogie et s’obtiennent en mettant la scène sous les yeux, voilà qui est dit.
3- Sur ces mots étrangers, étranges, difficiles, cf. 3, 2, 1404 b 28 (et n.) ; 3, 3, 1406 a 7 sq. supra.
4- En grec « Il », sans plus de précision. Le renvoi est à Odyssée, 14, 214 : « mais je crois qu’on sait qui tu es en regardant le chaume » ou « pourtant je crois qu’au chaume on devine l’épi » (V. Bérard).
6- Soit le comparé. Cp. Poét. 4, 1448 b 17 (et la n. de DUPONT-ROC & LALLOT [1980], p. 165). Sur le principe à l’œuvre, cf. Rhét. 1, 11, 1371 b 4 sq. Voir aussi l’analyse de RICŒUR [1975], p. 34 sq., notamment p. 38 :
« Ainsi la chance d’instruction, la provocation à chercher, contenues dans le bref affrontement du sujet et du prédicat, sont perdues dans une comparaison trop explicite qui, en quelque sorte, détend le dynamisme même de la
comparaison dans l’expression du terme de comparaison. »
7- Isocrate, Philippe, 73. Le Philippe est de 346, c’est le plus tardif des textes cités au Livre 3.
8- Allusion à la définition de la métaphore comme « application d’un nom impropre », Poét. 21, 1457 b 6-7.
10- Les manuscrits hésitent entre energeia (vivacité) et enargeia (« évidence »), cp. Poét. 17, 1455 a 24.
11- Le transfert se fait soit du genre à l’espèce, soit de l’espèce au genre, soit de l’espèce à l’espèce, soit selon un rapport d’analogie (Poét. 21, 1457 b 7 sq.).
12- Phrase déjà citée supra 1, 7, 1365 a 31-33. Il s’agit plutôt d’une paraphrase : avec « comme si... », on a affaire à une comparaison. Une analogie proche est prêtée au tyran sicilien Gélon chez Hérodote, 7, 162.
15- D’après les scholies, le général athénien Miltiade, lors de la 1re guerre médique, serait parti en campagne contre les Perses sans décision officielle. Dans l’esprit de Céphisodote, le fait que les Athéniens soient prêts,
dûment ravitaillés, invitait sans doute à attaquer sans y mettre les formes.
16- La paralienne est le navire officiel d’Athènes, chargé de missions religieuses et diplomatiques.
17- Sestos, sur le Bosphore, est le lieu de passage obligé du blé de la mer Noire qui approvisionne Athènes via le port du Pirée. La tèlia est une planche ou une corbeille à pain.
18- Égine, petite île du golfe Saronique, faisant face au Pirée, fut au Ve siècle une rivale d’Athènes. Le mot grec lèmè désigne la chassie, dépôt qui s’accumule au bord de paupières infectées. La métaphore se double d’un jeu
de mots : hè agias, mot proche du nom de l’île d’Égine, désigne une taie sur l’œil.
21- Polyeucte est un orateur contemporain. Le pentesurringon est un carcan à cinq orifices utilisé comme instrument de torture.
22- Le mot souligne sans doute qu’au-delà de l’apparence, le moulin comme la trière servent aux travaux forcés.
25- Mot d’un orateur contemporain peu connu, qui fait allusion à l’expédition de Sicile.
26- Mot d’auteur inconnu. Le modalisateur tient sans doute au fait que le sens convoqué n’est pas la vue mais l’ouïe.
27- Déviation de l’expression usuelle « tenir assemblée », ce dernier mot ayant été ajouté comme glose.
28- Philippe, 12. Les panégyries sont des fêtes panhelléniques, où – entre autres manifestations – l’on entendait des discours solennels. Le vieil Isocrate dénigre comme inefficace ce moyen de diffuser les idées.
29- Le texte cité se trouve, sensiblement différent, dans l’Oraison funèbre transmise sous le nom de Lysias (§ 60). Dans la version d’Aristote, Salamine représente la fin de l’unité, donc de la liberté des Grecs. Lysias (?)
évoque la défaite Athénienne devant Sparte en 405.
31- Lycoléon n’est connu que pour cette affaire dans laquelle le grand stratège Chabrias fut accusé à tort d’avoir livré Oropos aux Thébains. Du tribunal, on apercevait la statue du héros à genoux, commandant à ses troupes
d’attendre l’ennemi dans la même position. Le défenseur de Chabrias réinterprète cette posture comme une supplication liée au procès : de là cette métaphore « temporaire » et un effet d’animation de la statue.
34- Isocrate, Panég. 172. Isocrate dénonce la situation contemporaine du discours (ca 380), où, d’après lui, les traités de paix entre cités grecques ne servent qu’à attendre une meilleure occasion pour détruire l’adversaire.
35- Citation peu fidèle d’Isocrate, Panég. 180. Ce fragment et le précédent paraissent illustrer le même type de métaphore (espèce/espèce).
36- A. Wartelle voit ici une allusion à Isocrate, Sur la paix, 120, où s’établissent en effet un parallèle et une distinction entre le destin politique et moral de l’individu et celui de la collectivité, mais le mot euthuna
(reddition de comptes, à laquelle tout magistrat était tenu en fin de mandat) n’y apparaît pas. L’idée semble être que le blâme collectif prononcé par l’orateur épidictique joue le même rôle que la reddition de comptes individuelle.
CHAPITRE 11
ou :
la flèche [35] s’envola9,
ou :
impatiente de voler sur (sc. la foule)10,
ou :
... se fichent dans la terre, [1412 a 1] malgré leur envie
de se gorger de chair11,
ou :
La pointe avide transperça la poitrine12.
Dans tous ces passages, du fait de l’animation qui leur est conférée, les objets paraissent en train d’agir. Être impudent, avide, etc., c’est de l’action. Il a
obtenu cela grâce à la métaphore [5] par analogie : ce que la pierre est à Sisyphe, l’impudent l’est à la victime de son impudence. Il produit le même effet sur les
inanimés dans ses images célèbres :
Incurvées, empanachées d’écume, les unes venant
d’abord, d’autres ensuite13 ;
L’auditeur s’attendait à « chaussures ». Mais il faut que cela soit clair dans l’instant qu’on le dit.
Les changements de lettres font dire non pas ce qu’on dit mais ce qui résulte de l’altération du mot, par exemple ce mot de Théodore22 à Nikon le
citharède : thratt’ei su*23 (tu n’es qu’une fille de Thrace). Il feint de [35] dire thrattei se (cela te dérange) et il induit en erreur, car il dit autre chose. Aussi
[1412 b 1] est-ce agréable à celui qui comprend – car si l’on ne voit pas qu’il y a du Thrace là-dessous, le mot ne paraîtra pas spirituel. Ou encore le boulei
auton persai (tu veux le mettre en perce)24.
Dans les deux cas, il faut que cela soit dit de la manière pertinente. Cela vaut aussi pour les raffinements d’expression consistant à dire, par exemple, que
pour les Athéniens, le pouvoir (arkhè) sur mer ne fut pas le [5] commencement (arkhè) des malheurs, car ils en tirèrent profit25. Ou comme Isocrate disant
que « l’hégémonie (arkhè), pour la cité, fut le début (arkhè) de ses malheurs26 ». Dans les deux exemples, ce qui a été dit n’est pas ce à quoi l’on s’attendait et
l’on a pris conscience de la vérité du propos27. Car dire que l’arkhè est l’arkhè n’a rien de bien malin, mais le mot n’est pas entendu ainsi, il est pris dans un
autre sens, et arkhè ne contredit [10] pas ce qu’il voulait dire mais signifie autre chose28. Dans tous ces cas, si le mot est appliqué de manière pertinente, que
cela soit par homonymie ou par métaphore, alors c’est réussi. Par exemple : « Anaskhetos n’est pas anaskhetos29 » : on nie l’homonymie, mais de manière
pertinente, si l’homme est effectivement pénible. Ou : « tu ne saurais être plus étranger (xenos) qu’un étranger30 » ou « tu ne saurais... plus étranger que tu ne
dois31 ». C’est la même chose [15] que : « Il ne faut pas que l’étranger soit toujours étranger », car ici aussi le mot est pris différemment32. Même chose dans le
mot célèbre d’Anaxandride :
kalon g’apothanein prin thanatou dran axion33.
Cela revient à dire qu’il est juste (axion) de mourir (apothanein) s’il n’est pas juste (mè axion onta) qu’on meure, ou beau (axion) de mourir sans
mériter (mè axion onta) la mort, ou sans commettre [20] des actes passibles (axia) de la mort. Il s’agit là de la même espèce d’expression, mais plus elle est
formulée avec concision et dans une forme antithétique, plus elle remporte de succès. La raison en est que l’antithèse augmente l’apprentissage et que la
concision l’accélère. Deux conditions doivent toujours être réunies : que le bon mot concerne quelqu’un et qu’il parle juste, [25] si l’on veut qu’il soit vrai sans
être superficiel, car on trouve l’un sans l’autre. Par exemple : « Il faut mourir sans être coupable de rien » : c’est absolument juste, mais ce n’est pas raffiné. « Il
faut qu’untel, qui la mérite (axion), épouse unetelle, qui le mérite (axian)34 » : c’est absolument juste mais ce n’est pas raffiné35. Ça l’est si les deux sont
réunis : « Il est méritant (axion) de mourir sans mériter (mè axion onta) de mourir. » Plus il y a d’effets réunis, [30] plus l’impression de raffinement
augmente, par exemple si les mots sont employés métaphoriquement, si c’est une métaphore de telle ou telle nature, s’il y a antithèse, parisose36 et indication
d’une action.
Il y a aussi les comparaisons. Comme cela a été dit dans les développements précédents37, les comparaisons qui ont du succès sont aussi d’une certaine
façon des métaphores. Car elles impliquent toujours deux termes, comme la métaphore [35] par analogie. Par exemple le bouclier, disons-nous, est la coupe
d’Arès, et [1413 a 1] l’arc une phorminx sans cordes38. C’est là une formulation non simple. Elle est simple quand on appelle l’arc une phorminx ou le
bouclier une coupe. On peut faire des comparaisons comme cela, par exemple entre un joueur de flûte et un singe, ou entre un myope et une lampe sur laquelle
on vaporise de l’eau. Car dans les deux cas, il y a contraction39. Mais la [5] réussite, c’est quand il y a métaphore40. Car il est possible de comparer le bouclier à
la coupe d’Arès et la ruine à un haillon de maison ou de dire que Nikèratos, était « un Philoctète mordu par Pratys », selon la comparaison faite par Thrasymaque
à la vue de Nikèratos battu par Pratys lors d’un concours de rhapsodes, encore échevelé et crasseux41. [10] C’est surtout ce genre de comparaison qui fait chuter
les Poètes, s’ils manquent leur coup, mais s’ils touchent juste, c’est le succès, je veux dire quand ils formulent la corrélation :
Il a les jambes aussi torses que du persil42 :
Comme Philammon échangeant des coups de tête avec son punching-ball43.
Toutes les formules de ce genre sont des comparaisons. Que les comparaisons sont des métaphores, on l’a dit plusieurs fois44.
Les proverbes aussi [15] sont des métaphores, mais de l’espèce à l’espèce45. Si quelqu’un rapporte chez lui une chose dont il s’attend à tirer avantage et
que cette chose lui nuit, on dit que c’est comme le Karpathien avec son lièvre46, car tous les deux sont victimes de la mésaventure qu’on a dite. Sur la source et le
mécanisme des raffinements d’expression, nous nous sommes à peu près expliqués.
<Les> hyperboles à succès sont elles aussi des [20] métaphores, par exemple, à propos d’un homme au visage tuméfié : « on l’eût pris pour un panier de
framboises ». Car la tuméfaction est quelque chose de rouge, mais l’abondance évoquée est excessive. Quant à dire « ceci est comme cela », c’est une
hyperbole, à ce mot près47 :
Comme Philammon échangeant des coups de tête avec
son punching-ball :
on eût cru qu’il avait non des jambes, mais du persil, tant elles étaient tordues.
<Les> hyperboles ont un caractère juvénile, car elles manifestent de l’emportement. [30] C’est48 la raison pour laquelle on les profère surtout quand on
est en colère :
Me ferait-on autant de cadeaux qu’il y a de grains de
sable ou de poussière,
Je n’épouserai pas la fille de l’Atride Agamemnon,
Rivaliserait-elle en beauté avec l’Aphrodite d’or
Et en travaux avec Athéna49.
[1413 b 1] Ceux qui s’en servent surtout sont les orateurs attiques*. Aussi sont-elles inconvenantes dans la bouche d’un homme âgé.
1- La formule n’est pas anodine et dépasse le domaine stylistique. Il s’agit de représenter la réalisation en acte d’une puissance, ce qui renvoie à l’une des intuitions philosophiques majeures d’Aristote sur la question de la
substance et du changement.
2- Métaphore récurrente, de Simonide (fr. 37, 3 Page = Platon, Protagoras, 339 a 6-b 13) à Damascius. On la voit même, à partir du IVe siècle apr. J.-C., se matérialiser dans les portraits de philosophes, cf. L’ORANGE
[1933] ; [1973].
3- Isocrate, Philippe, 10. Le vieil Isocrate s’excuse de revenir sur les grands sujets (comme le panhellénisme) qui ont fait sa gloire et qui demanderaient qu’il soit encore au sommet de ses possibilités.
4- Isocrate, Philippe, 127. Selon Isocrate, rien ne retient Philippe de prendre la tête d’une ligue panhellénique contre le Perse. Le mot apheton se dit d’animaux consacrés qu’on laisse libres de vaguer.
5- Euripide, Iphigénie à Aulis, 80. Agamemnon raconte l’enlèvement d’Hélène, l’appel de Ménélas à la vengeance et le branle-bas chez les Grecs.
6- Peut-être s’agit-il d’une métaphore de l’espèce au genre, cf. Poétique, 21, 1457 b 7 sq.
9- Cf. Iliade, 13, 587. La flèche lancée par Hélénos rebondit sur la cuirasse de Ménélas.
10- Iliade, 4, 126. Il s’agit encore d’une flèche, envoyée par Pandare sur Ménélas.
11- Iliade, 11, 574. Les javelots des Troyens, lancés contre Ajax, n’atteignent pas tous leur but. Beaucoup se fichent dans la terre, etc. Le vers est repris au chant 15, v. 317.
13- Homère, Iliade, 13, 799. Un assaut des Troyens est comparé au déferlement des vagues. Cf. Démétrios, Du style, § 64, 81.
15- Archytas de Tarente, philosophe pythagoricien de la première moitié du IVe siècle, fr. 47 A 12 DK.
16- Sans doute une allusion à Isocrate, Philippe, 40. Les deux cités ainsi égalisées sont Sparte et Athènes, une fois privées de leur hégémonie.
18- En conservant le réfléchi des manuscrits les meilleurs (AF). Ce message est qualifié d’allégorique et prêté à Denys le Tyran par Démétrios, Du style, § 99. Il s’agit d’une menace : en substance, nous détruirons tout chez
vous, réduisant les cigales à chanter seules par terre.
19- Théodore de Byzance, rhéteur évoqué aussi par Platon, Phèdre, 266 e.
20- Sur les plaisanteries fondées sur la surprise, cf. Démétrios, Du style, § 152.
21- Parodie d’auteur inconnu d’Homère, Odyssée, 21, 341. Pénélope exige qu’Eurymaque laisse Ulysse – déguisé en mendiant – subir les épreuves destinées à choisir celui qu’elle épousera. S’il réussit, dit-elle, je le
récompenserai et notamment : « je lui mettrai aux pieds des chaussures ». Les deux mots grecs signifiant « engelures » et « chaussures » sont métriquement interchangeables.
22- Un acteur contemporain (cf. 3, 2, 1404 b 22 supra), plutôt que le rhéteur cité ci-dessus.
23- Texte et sens incertains. Parmi les nombreuses solutions proposées, nous adoptons celle de DUFOUR & WARTELLE [1960] : à une lettre (cf. para gramma), et au découpage près, le message anodin devient injurieux et le
pauvre Nikon se voit traiter d’esclave (la Thrace en fournissait beaucoup) et d’efféminé.
24- Énigmatique : la phrase peut signifier « tu veux le détruire ». Il a été signalé que l’infinitif détruire (persai) est en grec homonyme, accent compris, du substantif Persai (les Perses), jeu de mots déjà fait, peut-être,
chez Eschyle (Perses, 178), mais il n’y a pas là de modification de lettre et le mot ne peut être accentué autrement.
25- Cet emploi du même mot dans deux sens différents correspond à la (future) figure d’antanaclase.
26- Isocrate, Philippe, 61 ; Sur la paix, 101. Il s’agit de l’empire maritime bâti par les Athéniens au Ve siècle.
28- Cette fin de phrase n’a de sens que si elle concerne le premier exemple : « pour les Athéniens, l’arkhè sur mer ne fut pas, etc. ». Comme le souligne KENNEDY [1991], il n’est pas fréquent que les exemples soient
commentés si longuement.
29- Anaskhètos est à la fois un nom d’homme et un adjectif signifiant « supportable ». Que l’on songe à Molière : « Ce Monsieur Loyal porte un air bien déloyal » (Tartuffe, V, 4).
30- Texte incertain. Nous suivons Kassel. La citation est prêtée à un Comique inconnu (fr. 209 Kock).
31- « Plus que tu ne dois », incompatible avec le premier sens de xenos (étranger, issu d’un autre pays), introduit le second (étrange, inconnu) et crée l’antanaclase, qu’amenait la répétition du mot dans la version précédente.
32- Le jeu paraît porter ici sur les deux sens « étranger » et « hôte » de xenos.
33- Fr. 64 Kock. Anaxandride est un poète comique du IVe siècle. Comme l’indique la suite, la phrase a trois sens liés à trois acceptions différentes de axion : justifié, beau, passible de.
38- Cf. 3, 14, 1407 a 16 sq. ; Poét. 21, 1457 b 20 sq. ; Démétrios, Du style, § 85. D’après Démétrios, la dernière formule est de Théognis le Tragique.
39- Sc. dans les deux comparaisons, sauf erreur, les termes sont rapprochés parce qu’il y a un commun phénomène de contraction, de rétrécissement : des traits du visage (joueur de flûte, singe, myope) ou de la flamme de la
lampe à huile quand elle est « brumisée ».
40- Sc. métaphore par analogie, impliquant non pas deux termes analogues mais deux couples de termes unis par un rapport analogue.
41- Thrasymaque, 85 A 5 DK. En partance pour la guerre de Troie, Philoctète fut abandonné par les Grecs et vécut en sauvage sur une île déserte parce que la plaie infectée qu’il devait à la morsure d’un serpent sentait trop
mauvais. L’histoire a inspiré une tragédie à Sophocle (Philoctète). Le trait est spirituel : Nikèratos a l’allure d’un vagabond, Pratys devient serpent.
43- Fragment comique d’auteur inconnu, no 207 Kock. Philammon est boxeur. Quand il s’entraîne avec son « sac », il ressemble à un bœuf échangeant des coups de tête avec son compagnon de joug.
45- Sur ce type de métaphore, cf. Poét. 21, 1457 b 13 sq. Le proverbe évoque une situation particulière par le biais d’une autre situation particulière.
46- Anecdote proverbiale attestée dans la Souda et chez Hésychius : un habitant de l’île de Karpathos (entre la Crète et Rhodes) introduisit sur son île un lièvre (une hase pleine, précise l’abbé Wartelle) qui proliféra et
dévasta végétation et récoltes.
48- Contrairement à R. Kassel, nous conservons cette fin de chapitre, que rien à nos yeux ne permet de suspecter, que ce soit comme addition aristotélicienne postérieure à la première rédaction (l. 30-34) ou comme glose
insérée (1413 b 1). L’expression « orateurs attiques » se trouve ailleurs dans la Rhétorique (1418 a 29), et la caractérisation de leur expression converge avec une appréciation du dialecte attique chez Démétrios, Du style, 177.
1- Division secondaire opérée dans le style des débats oratoires. La division principale, dans la première partie du chapitre, reste celle qui oppose style écrit et style des débats, même s’il est aussi question de style écrit pour
donner lieu à une lecture à voix haute ou une récitation par cœur avec action théâtrale. Aristote reviendra sur le style d’assemblée et sur le style judiciaire à partir de 1414 a 7.
2- I. e. écrit de manière à lever les équivoques que le ton de la voix, la prosodie, etc., évitent à l’oral. Cf. supra 3, 5, 1407 b 11 sq. Voir aussi, sur cette opposition style écrit/style oral, Démétrios, Du style, 193 sq.
4- I. e. le style propice à l’expression des caractères et le style propice à l’expression des émotions.
5- Sc. les pièces riches en caractères et en émotions et les acteurs capables d’exprimer caractères et émotions.
6- Prosateur ou, plus spécifiquement, rédacteur pour le compte d’autrui d’un discours judiciaire. Ce passage atteste l’existence d’un commerce de librairie.
7- Plus qu’au débat en tant que tel, ou à l’interlocution, le mot agôn paraît renvoyer parfois, comme ici, à l’exécution vocale.
8- En sauvant pour cette incise le texte des manuscrits A Γ (ἢ τῶν λεΧθέντων que Kassel condamne. Le manuscrit F porte εὖ λεΧθέντων, ce qui peut signifier : « des orateurs même bien choisis ».
9- Auteur – ou acteur – inconnu, à moins que l’exemple n’ait été forgé pour l’occasion.
10- Acteur célèbre, à ne pas confondre avec un auteur de comédies du même nom.
11- Sur Anaxandride, cf. 3, 10, 1411 a 18 ; 3, 11, 1412 b 16. Les pièces auxquelles il est fait allusion ici sont perdues.
12- Expression proverbiale qui a fait couler beaucoup d’encre. Les répétitions non variées évoqueraient l’attitude raide et maladroite de l’homme qui porte une poutre. On a suggéré aussi un rapprochement sur le thème de la
répétition inutile, rapprochement bien ténu en vérité, avec une anecdote mettant en scène le cynique Diogène. Un porteur de poutre l’ayant heurté et criant « Attention ! », Diogène répondit : « Quoi, tu veux recommencer ? » (cf. DL
VI, 41 ; 66).
14- Homère, Iliade, 2, 671-674, passage commenté aussi par Démétrios, Du style, § 61.
15- Peinture illusionniste, jouant sur les ombres et la perspective, trompeuse à distance mais dont l’effet disparaît quand on se rapproche, cf. Platon, Parménide, 165 c ; Théétète, 208 e ; Aristote, Méta. 1024 b 23, etc.
16- Sc. par une seule personne. La tonalité est sensiblement différente de 1, 1, où le judiciaire était décrit comme le genre par excellence de l’intrusion des paramètres extérieurs à l’affaire et où ces affaires à juge unique
n’étaient pas mentionnées. Mais on retrouve le même jugement négatif sur les caractères et les passions, qui compromettent la « pureté » du jugement.
2- Étrange : si tous les discours comportent une démonstration, comme cela a été dit, l’épilogue n’a d’existence nulle part. Il existe une variante plausible : « épidictiques ».
3- Récapitulation offensive, procédant par comparaison des arguments des deux parties, on la trouve dans la confirmation (cf. 1414 b 10-11) ou dans l’épilogue, cf. infra, 3, 19, 1419 b 34.
7- Noms très poétiques pour désigner différentes façons de s’écarter du plan du discours. Sur Licymnios, cf. RADERMACHER [1951], B XVI, p. 117-119.
CHAPITRE 14
L’exorde
[1414 b 19] L’exorde1 est le début du discours, ce qui correspond en poésie [20] au prologue, et dans un morceau de flûte au prélude, car ce sont tous
des débuts, qui ouvrent la voie, pour ainsi dire, à celui qui s’y engage. Le prélude est similaire à l’exorde des discours épidictiques, car les joueurs de flûte
interprètent d’abord ce qu’ils savent bien jouer, puis y rattachent la tonalité principale du morceau2. Dans les discours [25] épidictiques aussi, il faut écrire selon
le même principe : dire d’emblée ce qu’on a envie de dire, donner la tonalité puis enchaîner. Tout le monde fait ainsi. Un exemple, l’exorde de l’Hélène
d’Isocrate : il n’y a rien de commun entre les éristiques et Hélène. En même temps, même s’il s’écarte de la topique3, c’est encore une bonne chose pour
l’harmonie du discours que de ne pas être monotone4.
Exordes épidictiques
Les exordes [30] des discours épidictiques ont comme point de départ un éloge ou un blâme. Gorgias, par exemple, dans le Discours olympique
(« méritant d’être admirés par beaucoup, ô Grecs... »), loue ceux qui ont institué les panégyries5. Isocrate au contraire les blâme, parce qu’ils ont honoré par des
dons les qualités du corps mais n’ont prévu [35] aucun prix pour l’intelligence6. Autre point de départ : le conseil, par exemple qu’il faut honorer les hommes
de bien, et que c’est la raison pour laquelle on loue soi-même Aristide ; ou qu’il faut louer les hommes qui, sans être mauvais, ne sont pas réputés hommes de
bien, mais dont la valeur n’est pas connue, tels Alexandre, le fils de Priam7. Celui qui s’exprime ainsi [1415 a 1] donne un conseil.
On peut aussi s’inspirer des exordes judiciaires, c’est-à-dire en en appelant à l’auditeur si le discours porte sur quelque chose de paradoxal, de pénible, ou
de ressassé, de façon à se faire pardonner8. Ainsi, Chœrilos : « Maintenant que toutes les parts ont été attribuées9. »
[5] Telles sont les sources des exordes des discours judiciaires : éloge, blâme, persuasion, dissuasion10, appel à l’auditeur. Leur tonalité doit être ou bien
étrangère ou bien appropriée au discours.
Exordes judiciaires
Il faut comprendre que les exordes du judiciaire jouent le même rôle que les prologues des pièces de théâtre et [10] les exordes des épopées, car ceux des
dithyrambes sont semblables à ceux du genre épidictique, par exemple : « à cause de toi, de tes cadeaux, †ou bien Skylla†11 ». Dans les discours12 et dans les
épopées, l’exorde donne un aperçu du discours, afin que les auditeurs sachent à l’avance sur quoi il porte et que la pensée ne reste pas en suspens, car ce qui n’est
pas défini égare13. Par conséquent, celui qui leur met pour ainsi dire le début dans la [15] main leur permet de pouvoir suivre le discours. C’est la raison d’être
de « Chante la querelle, déesse14 », « Raconte-moi le héros, Muse15 », « Guide-moi dans une nouvelle histoire, comment depuis la terre d’Asie vint en Europe
une grande guerre16 ». Les Tragiques eux aussi indiquent sur <quoi> porte la pièce, sinon tout de suite comme le fait Euripide, [20] [il le montre] du moins
quelque part dans le prologue, comme le fait – entre autres – Sophocle : « Mon père était Polybe17. » La comédie fait de même.
La fonction la plus nécessaire de l’exorde, celle qui lui est propre, est donc de faire savoir à quoi tend le discours. Aussi, quand la chose est évidente ou que
l’affaire est mince, n’y a-t-il pas lieu de recourir à l’exorde. Tous les autres procédés dont on use [25] ne sont que des remèdes18 et sont communs à tous. Les
sources19 dont on les tire sont l’orateur, l’auditeur, l’affaire et l’adversaire. En ce qui concerne l’orateur lui-même et la partie adverse, il s’agit de tous les
procédés de dénigrement et de réfutation du dénigrement. Mais ils ne fonctionnent pas de la même façon. Quand on est en défense, la réfutation du dénigrement
vient d’abord, quand on accuse, le dénigrement trouve place dans l’épilogue. [30] Pour quelle raison ? C’est sans mystère : celui qui se défend, au moment
d’intervenir, doit nécessairement supprimer tout ce qui fait obstacle à sa cause, de sorte qu’il doit commencer par réfuter les propos par lesquels on le dénigre.
Quant à celui qui dénigre, il doit le faire dans l’épilogue, afin que les auditeurs s’en souviennent mieux. Les procédés visant l’auditeur font appel à divers
ressorts : le rendre bienveillant [35] ou le mettre en colère*20 et – quelquefois – le rendre attentif ou l’inverse*21. Car il n’est pas toujours expédient de rendre
l’auditeur attentif, c’est pourquoi beaucoup d’orateurs cherchent au contraire à le faire rire. Quant à le disposer à comprendre, entre tous les moyens qui y
amèneront, si on le veut, il y a celui de donner de soi une bonne image. [1415 b 1] Le public prête volontiers attention à ce genre d’orateur. Ce qui rend les
auditeurs attentifs, ce sont les affaires d’importance, celles qui les concernent personnellement, les choses extraordinaires et celles qui leur procurent du plaisir22.
Aussi faut-il inspirer l’idée que le discours porte sur de telles matières. Si l’on ne cherche pas à les rendre attentifs, il faut suggérer que la matière est sans
importance, qu’elle ne représente rien pour eux, ou qu’elle est affligeante. Il faut bien voir [5] que tous les procédés de ce genre sont extérieurs au discours, car
ils visent l’auditeur médiocre et attentif à ce qui est hors sujet23. En effet, s’il n’est pas de ce modèle-là, nul besoin d’exorde, sinon juste ce qu’il faut pour
résumer l’affaire, afin que le discours, tel un corps, ait une tête24. En outre, la captation de l’attention des auditeurs est requise, le cas échéant, dans toutes les
parties du [10] discours ; car les auditeurs décrochent partout davantage qu’au commencement. C’est pourquoi il est ridicule de placer cette captation au début,
quand tous écoutent avec le plus d’attention. Aussi, partout où c’est le moment, faut-il dire : « prêtez-moi attention, car ce que je vais dire vous intéresse tout
autant que moi » ou : « je vais vous dire quelque chose de scandaleux, quelque chose comme vous n’en avez jamais entendu auparavant, ou de si [15] étonnant
que... ». Procéder ainsi, c’est faire comme Prodicos, qui, disait-il, quand les auditeurs somnolaient, intercalait pour eux un bout du cours à cinquante drachmes25.
Que ces procédés ne visent pas l’auditeur en tant qu’auditeur, c’est clair, car tous les orateurs passent leur temps dans les exordes à dénigrer l’adversaire ou à
réfuter [des peurs] le dénigrement dont ils sont victimes.
[20] Prince, je ne dirai pas que par souci de bien faire...26.
Qu’annonce cet exorde27 ?
Même chose pour ceux dont le cas est ou paraît être mauvais. Il vaut mieux pour eux s’attarder sur n’importe quoi plutôt que sur l’affaire. C’est la raison
pour laquelle les esclaves ne répondent pas aux questions qu’on leur pose mais tournent autour du pot et se répandent en exordes.
[25] À quelle source puiser pour rendre les auditeurs bienveillants, cela a été indiqué, ainsi que pour chacune des autres dispositions de ce genre28.
Puisqu’il est dit à juste titre :
Accorde-moi de trouver auprès des Phéaciens amitié
et compassion29,
ce sont donc les deux qu’il faut viser. Dans les discours épidictiques, il faut faire croire à l’auditeur qu’il est inclus dans l’éloge, que ce soit lui-même, sa
famille, sa conduite ou [30] quoi que ce soit d’autre. Car ce que dit Socrate dans l’Oraison funèbre30 est vrai, qu’il n’est pas difficile de louer les Athéniens
devant des Athéniens, mais que devant des Lacédémoniens c’est une autre affaire.
2- Notes de base du mode (séquence fixée de notes, l’ancêtre de notre gamme) du morceau principal. Ce prélude a quelque chose de la cadence de nos concertos : c’est une démonstration (cf. epideixis) de virtuosité. Ces
considérations sur l’exorde tranchent par leur caractère esthétique sur la sécheresse rationaliste du chapitre précédent.
3- Deux sens possibles : topique de l’exorde, ou plutôt sujet qu’on s’est proposé de traiter (en l’occurrence Hélène).
4- L’exorde de l’Éloge d’Hélène (10, 1-15) d’Isocrate commence par une diatribe contre les éristiques qui débattent pour débattre et contre les sophistes qui choisissent des sujets sans intérêt, par goût du paradoxe.
Gorgias, lui, a choisi un beau sujet avec Hélène, mais a confondu éloge et défense. Isocrate montre alors comment Hélène devrait être louée. Aristote souligne la variété qu’apporte cet exorde en partie hors sujet.
6- Isocrate, Panég. 1.
7- Allusion à un ouvrage perdu, de Polycrate, peut-être (cf. 2, 23, 1398 a 22 ; 2, 24, 1401 b 20 ; 35 supra), qui souhaitait mieux faire connaître Pâris Alexandre, l’homme qui enleva Hélène, dont la réputation était douteuse.
9- Poète épique du Ve siècle, fr. 1 Kinkel. Chœrilos se plaignait que tous les sujets aient déjà été traités par ses prédécesseurs, et y cherchait une excuse pour ses choix.
11- Fragment énigmatique, attribué à un poète dithyrambique de la fin du Ve siècle, Timothée (fr. 18 Page).
12- Ces « discours », sans plus de précision, paraissent exclure l’épidictique, dont l’exorde, si l’on en croit le début du chapitre, est moins soumis à un objet qu’à des considérations esthétiques.
13- Préoccupation récurrente chez Aristote. Cp. ce qui est dit du rythme au début du chap. 3, 8 et, au chap. suivant, de l’indétermination à laquelle remédie la période. Voir aussi Int. 16 b 20...
17- Sophocle, Œdipe Roi, v. 774. Kassel voit dans l’exemple une addition postérieure à la première rédaction. D’autres le suppriment franchement. Ce qui est sûr est que le vers n’appartient pas au prologue de cette pièce.
18- Remèdes à la médiocrité de l’auditeur, plus sensible aux affects et aux émotions qu’à la démonstration de la vérité. Ce thème est récurrent.
19- Ce matériau traditionnel est longuement développé, pour les trois genres, dans la Rh. Al. 1436 b 5 sq.
21- En gardant le groupe ἢ τοὐναντίον, que la suite explicite même s’il est redondant avec ἐνίοτε.
24- Sur le discours comme corps, voir Platon, Phèdre, 264 c-e ; Cratyle, 425 a. La tradition isocratique s’est approprié l’idée (cf. par ex. Sur l’Échange, 11 ; Ps.-Aristote, Rh. Al. 1436 a 29) ; Aristote l’a faite sienne
lui aussi, non seulement dans la Rhétorique mais aussi dans la Poétique (notamment au chap. 7). On remarque la figure étymologique : kephalaiôdôs (parler « par têtes de chapitre », i. e. résumer)/kephalè (tête).
25- 84 A 12 DK. Le cours à 50 drachmes était un cours complet, cf. Platon, Cratyle, 384 b.
26- Sophocle, Antigone, 223. Le garde terrorisé doit annoncer à Créon que le corps de Polynice, contrairement à ses ordres, a été recouvert de poussière. Kassel voit dans cette citation (et la suivante) une addition
postérieure à la première rédaction. Mais la greffe n’est pas absurde : le vers illustre un exorde qui, au lieu d’aller au fait, cherche des excuses.
27- Euripide, Iphigénie en Tauride, 1162. Thoas s’interroge après qu’Iphigénie a crié, en préambule, l’horreur que lui inspire le crime d’Oreste, horreur qui va lui servir de prétexte pour ne pas sacrifier son frère. Là
encore, l’exorde poursuit un autre but que d’introduire au discours. Notons que les deux citations pourraient n’en faire qu’une.
32- Les motivations des uns et des autres peuvent appeler des éclaircissements, cf. Rh. Al. chap. 29 et notamment 1437 a 31 sq.
34- 82 B 10 DK.
CHAPITRE 15
Le dénigrement. En défense
[1416 a 4] En ce qui concerne le dénigrement, le point unique est de savoir d’où tirer argument pour [5] réfuter un préjugé (hupolèpsis)
défavorable. En effet, que quelqu’un l’ait énoncé ou non1, cela ne fait aucune différence, de sorte que la méthode s’applique dans les deux cas2.
1) Un lieu – destiné à faire pièce aux points contestables de l’attaque – consiste à dire que l’acte qu’on nous reproche n’a pas été commis, ou qu’il ne cause
aucun dommage, ou pas à l’intéressé, ou pas autant qu’il le dit, ou qu’il n’est pas injuste, ou qu’il est sans gravité, ou qu’il n’a rien de choquant, ou qu’il est sans
importance. Tel est le genre de points sur lesquels peut porter la contestation, [10] comme le faisait Iphicrate répliquant à Nausicrate3 : il convenait d’avoir
commis l’acte et d’avoir causé un dommage, mais non d’avoir commis un délit. 2) Autre possibilité, quand on est coupable, dire que l’effet est contrebalancé, que
si l’acte était dommageable, il était moralement beau, que s’il a fait de la peine, il était utile, et ainsi de suite. 3) Un autre lieu consiste à dire que l’acte était une
erreur, un coup de malchance, ou quelque chose d’inévitable. Ainsi [15] Sophocle4 admettant qu’il tremblait, non pas, comme le disait son censeur, pour
sembler vieux, mais par la force des choses : ce n’était tout de même pas sa faute s’il avait quatre-vingts ans ! 4) On peut aussi contrebalancer les effets de l’acte
par la fin poursuivie, en disant qu’on ne voulait pas nuire mais faire ceci ou cela, ou qu’on ne voulait pas faire ce pour quoi on vous dénigre, mais qu’on a nui par
accident : « il est juste de me haïr, si je [20] l’ai fait à dessein ». 5) Autre lieu : si celui qui nous dénigre est impliqué dans le même genre d’affaire, que ce soit
actuellement ou par le passé, que ce soit lui en personne ou quelqu’un de son entourage. 6) Autre lieu : si d’autres peuvent être impliqués, alors qu’on s’accorde à
les considérer comme étrangers à la fausse accusation, par exemple si untel est taxé d’adultère parce qu’il soigne son apparence, alors untel aussi5. 7) Autre lieu :
si quelqu’un d’autre <ou> l’adversaire lui-même a dénigré d’autres gens, [25] ou si – sans dénigrement – on a fait la même réputation qu’à soi maintenant à des
gens qui se sont avérés innocents. 8) Un autre lieu se tire du contre-dénigrement de celui qui vous critique : il est absurde que soient dignes de foi les discours de
quelqu’un qui n’est pas lui-même digne de foi. 9) Autre lieu : s’il y a eu procès, par exemple la réplique d’Euripide à Hugiainon. Ce dernier, dans l’affaire
d’échange de biens6, l’accusait [30] d’impiété pour avoir recommandé le parjure en écrivant : « ma langue a juré mais mon cœur n’est pas lié par le serment ».
Euripide répliqua que c’était lui, Hugiainon, qui violait le droit en portant devant les tribunaux du peuple les jugements du concours dionysiaque. C’est là qu’il
avait rendu compte des faits, ou qu’il le ferait si Hugiainon voulait l’accuser. 10) Un autre lieu consiste à s’en prendre au dénigrement7 : à sa gravité, [35] au
fait qu’il entraîne d’autres procès, et qu’il ne repose pas sur des faits.
Est commun aux deux8 le lieu consistant à invoquer les indices9. [1416 b 1] Par exemple, dans le Teucros10, Ulysse dit que Teucros est apparenté à
Priam, parce que Hèsionè11 était sa sœur. Teucros réplique que son père, Télamon, était ennemi de Priam, et qu’il n’a pas dénoncé les espions12.
Attaque
Un autre lieu, propre à celui qui dénigre, consiste, après avoir loué longuement un acte minime, à blâmer [5] brièvement un acte d’importance, ou alors,
après avoir développé au préalable plusieurs qualités de la partie adverse, à s’en prendre à une seule de ses fautes, mais qui touche à l’affaire13. C’est le genre de
stratégie qu’utilisent les orateurs les plus experts et les moins scrupuleux : ils s’efforcent de nuire par leurs compliments, en les mêlant au dénigrement.
Procédé commun à celui qui dénigre et à celui qui réfute le dénigrement : comme la même action peut avoir été commise pour de nombreuses raisons
[10] différentes, celui qui dénigre doit l’imputer à charge en l’interprétant au pire, tandis que celui qui réfute doit l’interpréter au mieux. Ainsi le fait que
Diomède ait préféré Ulysse14 : pour l’un, c’est parce qu’il le considérait comme le meilleur, pour l’autre, ce n’est pas pour cette raison mais parce que Ulysse
était le seul à ne pas lui porter ombrage, en raison de sa lâcheté15. [15] Sur le dénigrement, en voilà assez.
2- KENNEDY [1991] note que ce chapitre contient in nuce un grand nombre d’arguments qui seront repris et organisés par Hermagoras au sein de sa théorie des états de la cause. Pour une synthèse de cette doctrine, cf.
CALBOLI MONTEFUSCO [1984] ; PATILLON [1988], p. 56-99.
3- Iphicrate est un général athénien contemporain, souvent mentionné par Aristote. Nausicrate est un disciple d’Isocrate.
4- Soit le dramaturge, qui fut traîné devant les tribunaux par son fils à la fin de sa vie, soit un stratège du même nom, qui vivait au Ve siècle.
5- Ce second personnage, lui aussi soigneux de sa personne, étant par ailleurs reconnu comme irréprochable.
6- Si l’on se jugeait trop chargé de liturgies (services publics) par rapport à quelqu’un d’autre, on pouvait proposer un échange des fortunes, voir HANSEN [1993], p. 142. Dans la présente affaire, connue seulement par ce texte,
Hugiainon devait contester la valeur du serment d’Euripide sur le montant de ses biens en arguant du vers 612 de l’Hippolyte et élargir cette contestation à une accusation d’impiété. Euripide réplique à la fois que l’affaire a déjà été
jugée (puisque la pièce a été admise à concourir) et que le tribunal devant lequel Hugiainon porte plainte n’est pas le tribunal compétent.
9- Ces sumbola permettent de faire des suppositions vraisemblables (cf. infra 1417 b 2 : certains gestes sont les « symboles » de certains sentiments), mais ne débouchent en aucun cas sur une certitude. Dans le cas présent,
un lien de parenté fait supposer une sympathie qu’un comportement rend au contraire peu plausible.
10- Pièce perdue de Sophocle, où Teucros, fils de Télamon – à la fois demi-frère d’Ajax et neveu de Priam –, était accusé par les Grecs d’espionnage au profit des Troyens.
12- Obscur : s’il n’a pas dénoncé les espions, cela fait de lui un partisan des Troyens ! À moins, comme le suggère WARTELLE [1960], qu’il ne s’agisse d’autres espions introduits dans Troie par les Grecs.
13- Ce type de manipulation évoque plutôt la future théorie du discours figuré, sur laquelle on lira PATILLON [1997], p. 2161-2166.
14- Comme compagnon, pour une mission de reconnaissance, cf. Iliade, 10, 242-246.
15- Sans doute une allusion à l’Ajax de Théodecte, cf. 2, 23, 1399 b 28-29 supra.
CHAPITRE 16
Narration judiciaire
On prétend aujourd’hui de façon ridicule [30] que la narration doit être rapide7. Pourtant, comme le disait l’homme au boulanger qui lui demandait s’il
devait pétrir sa pâte dure ou molle : « est-il impossible de la pétrir comme il faut ? », c’est la même chose ici. Il ne faut pas narrer trop longuement, de la même
façon qu’il ne faut pas non plus faire un exorde trop long, un exposé des preuves trop long... La bonne formule, ici aussi, n’est ni la [35] rapidité ni la concision,
mais la juste mesure. Cela consiste à dire tout ce qui éclairera le fait ou tout ce qui donnera à entendre [1417 a 1] qu’il s’est produit, qu’il fut cause de
dommage ou de préjudice ou eut l’importance qu’on veut lui prêter. Pour l’adversaire, c’est l’inverse. Il faut aussi ajouter dans la narration tout ce qui accrédite
ton mérite propre – par exemple : « je plaidais sans cesse auprès de lui la cause de la justice, lui répétant de ne pas abandonner ses enfants » –, ou la méchanceté
[5] de l’autre : « mais il m’a répondu que, partout où il serait, il aurait d’autres enfants », réponse que firent, selon Hérodote, les Égyptiens entrant en sécession8.
On fera intervenir aussi tout ce qui est susceptible de plaire aux jurés.
En défense, la narration est plus courte. Car les points de contestation sont ou bien que le fait n’a pas eu lieu, ou qu’il n’a pas causé de dommage, ou qu’il
n’était pas injuste, ou qu’il n’a pas tant d’importance9, [10] de sorte qu’il n’y a pas à s’attarder sur les points d’accord, à moins qu’il n’y ait quelque raison
particulière de le faire, par exemple que, si l’acte a été effectivement commis, il n’est pas injuste. En outre, il faut présenter comme accompli tout ce qui ne
provoque pas pitié ou indignation quand on le raconte au présent. Exemple, le récit d’Alcinoos10 : adressé à Pénélope, il tient en soixante vers. C’est aussi de
cette manière que [15] Phaüllos a composé son Cycle11. Même chose pour le prologue de l’Œnée12.
La narration doit refléter les caractères13. Ce sera le cas si nous savons ce qui lui confère du caractère. Un facteur, assurément, est la mise au jour du choix
délibéré : le caractère vaudra ce que vaut le choix ; quant à la valeur du choix, elle dépend de la fin poursuivie14. C’est la raison pour laquelle les ouvrages de
mathématiques ne présentent pas de caractères, parce qu’ils ne comportent pas non plus de choix délibéré [20] (aussi bien ne visent-ils aucune fin), tandis que
les dialogues socratiques, si, car c’est le type de sujet dont ils traitent*.
Comme autres facteurs du caractère, il y a les comportements qui accompagnent chaque caractère, par exemple qu’« il marchait, tout en parlant ». Cela
dénote en effet un caractère effronté et rustre. Il y a aussi le fait de parler non pas comme si ses paroles étaient dictées par la réflexion, comme cela se fait
maintenant, mais comme si elles dérivaient d’un choix de principe (proairesis) : « pour ma part, je le désirais, car [25] cela correspondait à mon choix »,
« même si cela ne m’a rien rapporté, c’est mieux ainsi ». Mais si la première remarque est d’un homme prudent (phronimos), la seconde est d’un homme de
bien (agathos), car c’est le propre d’un homme prudent que de poursuivre l’utile et le propre d’un d’homme de bien que de poursuivre ce qui est beau. Si la
chose n’est pas crédible, il faut indiquer le motif, comme le fait Sophocle. Exemple, le passage d’Antigone, quand elle dit se soucier davantage [30] de son
frère que d’un mari ou d’enfants, car ces derniers, elle eût pu les remplacer s’ils étaient morts,
Mais puisque chez Hadès sont partis mère et père
Il n’y a pas moyen qu’un jour me naisse un frère15.
Si l’on n’a pas de motif à donner, dire qu’on n’ignore pas que ses propos peuvent paraître incroyables, [35] mais qu’on est comme cela, naturellement,
car les auditeurs refusent de croire quelqu’un qui fait de plein gré autre chose que ce qui sert son intérêt.
Recours aussi, dans ce que tu dis, à ce qui trahit les émotions, en narrant les circonstances qui accompagnent les faits, celles que tout le monde connaît et
celles qui s’attachent en propre ou bien à soi-même ou bien à la personne dont on parle16. « Quand il partit, il me jeta un regard méchant. » [1417 b 1] Ou
comme Eschine disant de Cratyle qu’il « sifflait violemment, agitant ses deux mains17 ». Ces évocations sont persuasives, parce que ce qu’on sait devient le
symbole18 de ce qu’on ne sait pas. On peut en trouver un très grand nombre du même genre chez Homère :
[5] Ainsi parla-t-elle. Et la vieille femme prit son visage
dans ses mains19.
2- Cet emploi du neutre ouvre peut-être la voie à l’éloge d’autre chose que d’actions réalisées par des hommes responsables. On détecte les mêmes relents de sophistique dans la Rh. Al. (chap. 3). Mais voir n. suiv.
3- Litt. : « il », c’est-à-dire le personnage dont on fait l’éloge.
5- L’un des principaux leaders du groupe des Trente tyrans qui gouverna Athènes d’une main de fer après sa défaite contre Sparte, en 404.
6- Le philologue italien Pier Vettori, au XVIe siècle, a repéré ici une lacune (fin de l’exposé sur la narration épidictique, début de celui sur la narration judiciaire), remplie dans les manuscrits par la reprise d’un morceau du
chap. 1, 9 (1367 b 26-1368 a 10).
7- Critique adressée sans doute à l’école isocratique (cf. Quint. 4, 2, 31). La doctrine traditionnelle de la narration, peut-être antérieure à Isocrate, pose trois requisit : concision, clarté et crédibilité, cf. Rh. Al. 1438 a 21-22.
8- La réponse s’inspire d’Hérodote, Histoires, 2, 30. Sous le roi Psammétique, un grand nombre de guerriers égyptiens firent défection et partirent en Éthiopie, lassés d’avoir tenu garnison pendant trois ans sans avoir été
relevés. Le roi les supplia de ne pas abandonner leur patrie, leurs femmes et leurs enfants. L’un d’eux, montrant son sexe, répondit que partout où ils auraient cela, ils auraient femmes et enfants.
9- On voit par cette série que l’état conjectural – dans la terminologie des états de la cause (staseis) –, c’est-à-dire l’établissement ou la contestation de la réalité du fait, occupe une place mineure par rapport au travail de
qualification.
10- Le récit circonstancié de ses aventures fait au présent, avec force style direct, par Ulysse chez Alcinoos (Odyssée, chants 9-12) est opposé au résumé des mêmes événements fait au passé devant Pénélope au chant 23
(264-284 ; 310-343).
14- La fin poursuivie par l’individu (telle ou telle voie politique ou morale) dépend du choix délibéré (proairesis), lequel est une option relativement stable dépendant à la fois de la partie irrationnelle et de la partie
rationnelle de l’âme. Cette option est le principal révélateur de l’èthos, cf. supra 1, 8, 1366 a 15, d’où sa mise en œuvre rhétorique. Un traité de mathématique, en revanche, ne poursuivant aucune fin en dehors de lui-même, ne
comporte aucun choix délibéré et, par conséquent, n’exprime aucun caractère.
16- La représentation des émotions est susceptible de déclencher ces émotions chez le public, en vertu du principe d’entraînement du même par le même. Mais en l’occurrence, la représentation n’est pas directe. On procédera
soit à une évocation de l’émotion par les gestes qui sont connus pour l’accompagner, soit à une évocation plus personnelle des réactions passionnelles propres à tel ou tel individu (tel geste chez telle personne implique telle émotion).
On peut se demander pourquoi ce caractère indirect de l’évocation la rend plus persuasive. C’est peut-être pour la même raison qui rend les raffinements d’expression (asteia) persuasifs (cf. L. 3, chap. 10 et 11 supra) : ils sont
faciles à comprendre sans être superficiels. Il y a donc un processus de compréhension, d’apprentissage, dont on sait que pour Aristote il est source de plaisir.
17- Il ne s’agit sans doute pas de l’orateur, adversaire de Démosthène, mais d’un philosophe socratique, Eschine de Sphettos (fr. 50 Dittmar). Cratyle est celui qui a donné son nom à un dialogue de Platon.
18- Le mot est ici employé au plus près de son sens propre : le symbole est un objet qu’on brise et dont les deux parties à nouveau rapprochées servent de signe de reconnaissance, de preuve, etc.
19- Homère, Odyssée, 19, 361. Il s’agit d’Euryclée, émue aux larmes à l’évocation d’Ulysse (qu’elle n’a pas encore reconnu).
22- Kassel entoure de doubles crochets droits ces quelques mots (ἣ διαβάλλοντες, ἣ ἐπαινοῦντες, « soit en critiquant, soit en louant »), ce qui signifie qu’il les considère comme une addition d’Aristote lui-même, postérieure
à la première rédaction, et mal insérée dans la phrase. On peut aussi supposer auparavant, comme WARTELLE [1960] l’ellipse de quelque chose comme διηγοῦνται δὲ κτλ. : « on fait un récit pour exciter la suspicion ou pour décerner la
louange, mais alors... ». Le sens exact du passage demeure incertain.
24- 70 F 1 f Snell.
25- Sophocle, Antigone, 683-723. Le lien de ce texte avec le point exposé par Aristote est loin d’être évident.
CHAPITRE 17
L’expression du caractère
En ce qui concerne l’expression du caractère, puisque parler quelque peu de soi-même [25] excite la jalousie, ou expose à la prolixité ou à la
contradiction23, et que dire du mal d’autrui s’apparente à l’insulte ou à la grossièreté, il faut faire parler quelqu’un d’autre, comme le fait Isocrate dans le
Philippe ou le Sur l’échange24 ou Archiloque dans ses invectives : il fait parler le père sur sa fille dans son poème iambique : « Pour de l’argent, il n’est rien
qu’on ne tente, aucun serment ne vaut25 », et Charon le charpentier dans le poème iambique dont le début fait : « Point ne m’attirent les trésors de Gygès...26. »
Ainsi, chez Sophocle, Hémon défendant Antigone devant son père en faisant comme s’il rapportait les paroles d’autrui27.
Il faut aussi introduire de la variété dans les enthymèmes et, parfois, les changer en maximes, par exemple : « Les gens sensés doivent conclure les traités
en période de succès, car c’est ainsi que les avantages sont les plus grands. » Sous forme d’enthymème, cela donne : « S’il faut conclure les traités quand ils sont
le plus profitables et le plus avantageux, alors il faut les conclure en période de succès. »
1- Ces points ont été formulés plusieurs fois plus haut, à partir de 1416 b 36 sq. et seront rappelés ci-après.
2- Car le fait a eu lieu ou non. S’il y a débat, c’est forcément que l’un nie mensongèrement ou que l’autre accuse à tort, quelle que soit la qualification que l’on donnera ensuite à cet acte, cf. supra 1417 a 11.
3- La perversité de l’adversaire.
5- Une traduction différente de tekmèrion s’impose ici. Aristote recourt ici à un matériau traditionnel. Cet emploi est beaucoup plus proche de la définition de la Rh. Al. (chap. 9, 1430 a 14 sq.) que de la sienne propre
(« preuve », par ex. Rhét. 1, 2, 1357 b 1 sq.).
6- Cette opposition entre passé nécessaire et futur contingent fait écho à Int. chap. 9.
7- Cp. Rh. Al. 1434 a 34-40 ; 1439 a 19-20 (où est souligné le principe de variété). En 1440 a 23, 1441 a 39, apparaît assez nettement le précepte de couronner certains développements de séries d’enthymèmes ou de
sentences, précepte qu’Aristote critique ici. L’enjeu de ce demi-désaccord est évidemment le statut de l’enthymème, décoratif plus que démonstratif dans la tradition isocratique, démonstratif pour Aristote.
8- Homère, Odyssée, 4, 204. Télémaque et son compagnon Pisistrate, fils de Nestor, enquêtent sur Ulysse chez Ménélas. Après un moment d’émotion partagée, Pisistrate préconise de revenir à l’enquête, conseil salué ici par
Ménélas (non sans une certaine ironie, apparemment : autant que équivaut à pas plus que).
9- Corollaire de 2, 23, 1400 b 25-33. Le requisit vaut aussi en « sciences », cf. SA 71 b 21.
11- Sur le lien entre les deux, cf. supra 3, 16, 1417 a 15 sq. et note.
12- En l’occurrence, ce caractère est marqué : le style est éthique s’il communique l’èthos d’un homme honnête. Par ailleurs, il ne semble pas y avoir de cloison étanche avec le pathos. Dans l’exemple suivant, les deux
perspectives se mêlent : le locuteur devrait être en colère, et il se satisfait du devoir accompli.
13- Poète, prophète et thaumaturge crétois semi-légendaire, approximativement situé, selon les sources, entre 600 et 500 avant J.-C. (3 B 4 DK).
14- Panég. 122-128. On notera qu’Isocrate, mort en 338, est présenté ici comme encore vivant. On observera aussi que le Panégyrique est classé parmi les discours délibératifs, alors qu’on s’attendrait plutôt, en raison de
la place qu’il accorde à l’éloge d’Athènes et de la fiction d’un discours prononcé lors d’une fête panhellénique, à ce qu’il soit classé dans le genre épidictique.
15- Ce discours est connu aujourd’hui sous le titre Sur la paix (§ 27 ; 61).
16- Métaphore théâtrale, cf. Poét. 1455 b 1. L’épisode est dans une tragédie l’unité d’action délimitée par deux chants du chœur (op. cit. chap. 12). Ce précepte est cohérent avec celui de démembrer la narration en
morceaux (1416 b 16-17). Mais il se peut aussi que le mot soit moins chargé de sens et désigne simplement un « rajout », voire un « passage » élogieux.
18- Il faut croire que les deux domaines ne sont pas aussi étanches ici que plus haut (1418 a 15 sq.).
19- Cf. 2, 26, 1403 a 25 sq. supra. C’est polémique, voir contra, par exemple, Théodore de Byzance, 1414 b 14-15 supra ; Rh. Al., chap. 33, 1439 b 3 sq. où l’anticipation sur les arguments de l’adversaire, la
prokatalèpsis, forme une partie séparée.
20- En 362 av. J.-C. : peu avant la bataille de Mantinée, Callistrate a commencé par réfuter les arguments en faveur d’une alliance de Messène avec Thèbes avant de plaider pour une alliance avec Athènes.
21- Euripide, Troyennes, 969 ; 971. Aristote suppose le passage connu du lecteur : Hélène s’est longuement disculpée de toute faute, en reportant la responsabilité notamment sur Athéna et Héra. Hécube prend la parole
pour restaurer la vérité.
25- Archiloque (VIIe-VIe siècle), fr. 122 West. Déçu dans son amour pour Néoboulè, fille de Lycambe, le poète met dans la bouche de ce dernier des injures sur sa fille. La légende veut que le père et la fille se pendirent.
Comment répondre
[20] Voici comment il faut répondre : si la question est ambiguë, on doit lever l’ambiguïté en s’expliquant longuement ; si la question porte sur ce qui
paraît contradictoire dans notre position, on doit résoudre la contradiction immédiatement, dans la réponse, sans laisser l’adversaire poser la question d’après ni
déduire la conclusion, car il n’est pas difficile de prévoir ce que va mettre en œuvre son raisonnement. Cette méthode et la façon de réfuter doivent être claires
pour nous [25] grâce aux Topiques8.
Quand on en est à la conclusion9 : si la conclusion prend la forme d’une question, il faut la faire suivre d’une justification. Ainsi Sophocle10. Pisandre lui
demandait s’il avait soutenu comme les autres membres de la commission délibérative11 l’installation du régime des Quatre-Cents, il répondit par l’affirmative.
« Eh quoi, cette décision ne t’a-t-elle pas paru mauvaise ? » Sophocle aquiesça. « Tu as donc [30] commis cette mauvaise action ? » « Oui, dit Sophocle, car il
n’y avait pas de meilleure solution. » De même le Lacédémonien rendant ses comptes d’éphore12 et à qui l’on demandait si, à ses yeux, on avait agi justement en
exécutant ses collègues. Il répondit que oui. L’autre reprit : « Mais n’as-tu pas pris les mêmes décisions qu’eux ? » Il aquiesça. « Ne serait-il donc pas juste que tu
meures toi aussi ? » « Pas du tout, dit l’homme, car eux [35] l’ont fait contre de l’argent, moi non. J’ai agi par conviction. » C’est pourquoi il ne faut plus poser
de question supplémentaire après la conclusion, [1419 b 1] ni donner à la conclusion la forme de question supplémentaire, à moins que la vérité ne soit
largement gagnante.
Plaisanteries
En ce qui concerne les plaisanteries – puisque certaines, paraît-il, ne sont pas inutiles dans les procès et qu’il faut, comme le disait Gorgias à juste titre,
« détruire le sérieux des adversaires par le rire et leur rire [5] par le sérieux13 » –, les différentes espèces de plaisanteries ont été énumérées dans la Poétique14,
espèces qui sont pour partie convenables dans la bouche d’un homme libre, pour partie non. On veillera donc à ne prendre que ce qui convient à ce qu’on est.
L’ironie est plus propre à l’homme libre que la bouffonnerie15. Car dans l’ironie, on plaisante sur soi-même, dans la bouffonnerie sur autrui16.
1- Un interrogatoire de l’adversaire pouvait intervenir soit lors des auditions préliminaires au procès, soit au cours de la reddition de comptes d’un magistrat en sortie de charge, soit au cours même du procès. La loi, en effet,
permettait à l’orateur de procéder lui-même, pendant son discours, à l’interrogatoire de l’adversaire. La procédure est attestée depuis Eschyle, Euménides, v. 585 sq. Voir aussi Lysias, Contre les marchands de blé, 5 ;
Contre Ératosthène, 25 ; Contre Agoratos, 29-32 (où le texte même de l’interrogatoire a disparu) ; Andocide, Sur les mystères, 101 ; Platon, Apologie, 25 c-d. Pour la théorie, voir la Rh. Al. 1444 b 7-20 et l’opuscule
beaucoup plus tardif Περι̑̀ ἐρωτήσεως καῖ άποκρίσεως (Rhetores Graeci I2, p. 1-7 Spengel-Hammer). Voir aussi HANSEN [1993], p. 236 ; CARAWAN [1983].
2- Lampon était devin officiel. On n’a pas de détails plus précis sur cette affaire.
3- La tactique, ici, est de poser une première question, mais pas une seconde. La réponse à cette seconde question étant évidente, on tirera soi-même la conclusion.
4- Texte délabré, entre crochets droits chez Kassel. Avec la correction proposée par Madvig (εἰρηκότος ὡς) on pourrait comprendre : « Comme Mélétos prétendait qu’il ne croyait pas aux dieux après avoir dit qu’il
parlait de puissance démonique. » La seule certitude est que le membre de phrase donnait la prémisse manquante : Mélétos reconnaissait implicitement que Socrate croyait aux démons.
5- Platon, Apologie, 27 d.
7- Cf. 1, 2, 1357 a 7 sq. ; cette condensation peut même faire illusion, cf. 2, 24, 1401 a 5 sq. supra.
8- Top. 8, 4.
10- Non le dramaturge, mais un politicien impliqué dans la révolution oligarchique de 411.
12- Les éphores étaient à Sparte un corps de cinq magistrats élus pour un an, qui avaient la charge de contrôler l’action des rois et de superviser l’administration de la cité.
13- 82 B 12 DK.
15- Voir sur ce thème EN 1128 a 4 sq. Le mot grec bômolokhia comporte un élément d’invective grossière absent du français « bouffonnerie ». C’est socialement une conduite excessive : celui qui s’y laisse aller ignore la
peine qu’il fait. Il tombe facilement dans l’obscénité, etc.
16- Sens exact difficile à déterminer. Mais la frontière est claire : l’ironiste (le dissimulateur, au sens très large défini par VLASTOS [1994], p. 37-68) énonce les propositions qu’il pense susceptibles de provoquer un
mouvement réflexif. Il est libre et loin de guetter l’approbation d’autrui, il la méprise plutôt (cf. 2, 2, 1379 b 31-32), tandis que le bouffon est esclave de son désir de faire rire l’autre.
CHAPITRE 19
L’épilogue
[1419 b 10] L’épilogue1 est constitué de quatre éléments2 : disposer l’auditeur favorablement à son endroit et défavorablement à l’endroit de
l’adversaire ; amplifier (auxèsai) et rabaisser (tapeinoun)3 ; faire naître des émotions chez l’auditeur ; remettre le discours en mémoire. Car ce n’est qu’après
avoir démontré qu’on dit la vérité et que l’[15] adversaire ment, qu’il est naturel alors de louer et de blâmer puis de river le clou4. Ce qu’on doit viser à montrer,
c’est de deux choses l’une : soit qu’on est un homme de bien dans la circonstance5 ou dans l’absolu, soit que l’adversaire est mauvais dans la circonstance ou
dans l’absolu. Les lieux à utiliser pour rendre tels les uns et les autres ont été indiqués6 [à partir desquels il faut les rendre bons ou mauvais]. La [20] suite
naturelle, une fois cela montré, est d’amplifier ou de rabaisser ce dont on parle, car il doit y avoir d’abord consensus sur les actes accomplis si l’on veut en
montrer l’importance. La croissance (auxèsis) des corps, en effet, s’opère à partir d’éléments préexistants7. Les lieux auxquels puiser pour amplifier et rabaisser
ont été exposés précédemment8. Ensuite, une fois éclairées [25] et la nature et l’importance des faits, il faut faire naître les émotions chez l’auditeur. Ces
émotions sont la pitié, l’indignation, la colère, la haine, l’envie, l’esprit d’émulation et l’esprit de rivalité. Les lieux correspondants ont été eux aussi indiqués plus
haut9. Aussi ne reste-t-il à traiter que la remise en mémoire de ce qu’on a dit. La manière adéquate de le faire est celle qu’indiquent certains10 à tort pour [30]
l’exorde. C’est en effet pour que l’affaire soit facile à comprendre qu’ils recommandent d’en parler à plusieurs reprises. Dans l’exorde, il faut certes évoquer
l’affaire, mais juste pour que le public n’ignore pas sur quoi porte le jugement. Ici, il faut rappeler à grands traits par quels arguments on a conduit la
démonstration. Le principe est de dire qu’on s’est acquitté de ce qu’on avait promis. Aussi faut-il rappeler ce qu’on a dit et pourquoi. On se fonde pour parler sur
la mise en contraste de sa thèse avec celle de l’adversaire11. [35] On mettra en regard tout ce que les deux adversaires ont dit sur le même sujet, en s’exprimant
soit sans détour : « Mais cet individu a dit ceci là-dessus, eh bien, moi je dis cela, [1420 a 1] et voilà pourquoi », soit ironiquement, par exemple : « Cet
individu a dit ceci, et moi cela. Que ferait-il, s’il avait montré ceci mais non cela12 ? » Ou encore par questions : « Qu’est-ce qui n’a pas été montré ? » Ou bien :
« Cet homme, qu’a-t-il montré ? » Procède donc ainsi, par contraste, ou selon l’ordre naturel du discours tel qu’il a été prononcé : [1420 b 1] tes arguments
comme ils ont été exposés et derechef, si tu veux, séparément les arguments du discours adverse. À la fin, c’est l’expression en asyndète qui convient, de manière
que ce soit un épilogue (epilogos) et non un discours (logos)13 : « J’ai parlé, vous avez entendu, la décision est entre vos mains14 ; jugez15. »
3- Variante par rapport à l’habituel meioun (minorer), terme neutre. Avec tapeinoun, on est sur le terrain plus passionnel du rabaissement d’une personne.
4- Le verbe grec epikhalkeuein (façonner le bronze à nouveau, remettre sur l’enclume) semble désigner métaphoriquement un travail de finition : il importait d’autant plus de consolider la dernière impression (en résumant
sa position et en provoquant des émotions) que les tribunaux passaient directement au vote, sans délibération, après l’audition des discours.
5- Littéralement : « pour ceux-là » (toutois). RAPP [2002] traduit littéralement : « für diese ». KENNEDY [1991] comprend de manière plus large : « a good man in terms of the issues ».
6- Cf. 1, 9.
7- Le travail d’amplification (ou l’inverse) doit s’opérer sur un fait qui soit établi et, selon un processus quasi biologique, en fonction de la nature (phusis) de ce fait. À cet arrière-plan biologique s’ajoutent des réminiscences
« catégorielles » : Aristote en appelle sans cesse au poion (qualité, « nature », en un autre sens) et au poson (quantité, importance), la catégorie de l’ousia (être) étant à chercher dans les pepragmena (faits).
8- Cf. notamment supra 1, 9, 1368 a 10 sq. ; 2, 19, 1393 a 8 sq. ; 2, 26, 1407 a 17 sq.
9- Cf. 2, 2-11.
10- SPENGEL [1867] voit là une pique contre Isocrate. RADERMACHER [1951] enregistre cette doctrine comme anonyme (C 27, p. 211).
11- Sur les formes que peut prendre la récapitulation, on peut comparer avec la Rh. Al., chap. 20.
12- Une légère correction (1420 a 2 : τί γε vs τί ἂν) permettrait, en supprimant l’interrogation, de faire ressortir l’ironie par la fausse approbation : « Cet individu a dit ceci, et moi cela. Et vraiment, il s’est montré
impressionnant en disant ceci et non cela. »
13- Jeu de mots intraduisible : le préfixe epi- dans épilogue fait de cette partie un « sur-discours », c’est-à-dire à la fois un appendice conclusif et un « métadiscours ». Pointe analogue en 3, 3, 1406 a 19
(hèdusma/edesma).
15- Conclusion peut-être inspirée de celle du discours 12, Contre Ératosthène, de Lysias. Il est sans doute signifiant (ironique ?) que le traité se termine comme un discours : le traité de rhétorique serait aussi un traité
rhétorique. Voir RAPP [2002], comm. ad loc.
BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE
Une bibliographie presque exhaustive se trouve dans RAPP [2002], 1, p. 385-451 (Rapp ne cite pas toutes les éditions et tous les commentaires anciens et renvoie
à K. V. Erickson, Aristotle’s Rhetoric : Five Centuries of Philological Research, Metuchen N. J., 1975, et à P. D. Brandes, A History of
Aristotle’s Rhetoric, with a bibliography of early printings, Metuchen, N. J./Londres, 1989). La présente bibliographie est sélective, mais
nous avons néanmoins jugé bon d’ajouter aux livres et articles cités dans le présent volume un certain nombre de titres dont nous estimons la lecture ou la
consultation utiles à titre d’initiation, de complément ou d’approfondissement. Nous omettons en revanche – sauf si nous avons renvoyé à l’introduction ou
à l’annotation du volume – les références des textes anciens aisément accessibles dans la Collection des Universités de France (« collection
Budé ») ou dans la présente série. Les abréviations utilisées pour les titres de périodiques, collections, etc., sont celles de l’Année philologique, revue
bibliographique aujourd’hui publiée et actualisée en ligne (www.annee-philologique.com). On trouvera aussi sur ce site, en commençant la recherche par le
nom de l’auteur ancien, la référence des collections récentes de fragments.
Traductions françaises
Barthélemy Saint-Hilaire [1870] : J. B. S.-H., Rhétorique d’Aristote, traduite en français avec la Rhétorique à Alexandre et un appendice sur
l’enthymème, Paris (Aristote 2).
BONAFOUS [1856] : N. B., La Rhétorique d’Aristote, traduite en français avec le texte en regard et suivie de notes philologiques et littéraires.
DUFOUR & WARTELLE [1932, 1960] : voir ci-dessus.
RUELLE [1882] : CH. E. R., Aristote, Rhétorique, trad. revue par P. Vanhemelryck, commentaires de B. Timmermans, Paris, 1882, 19912 (Le Livre de Poche).