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C. S.

Peirce et le pragmatisme
Claudine Tiercelin
Éditeur : Collège de France
Date de mise en ligne : 4 avril 2013
Collection : Philosophie de la connaissance
ISBN électronique : 9782722601901

http://books.openedition.org

Référence électronique :
TIERCELIN, Claudine. C. S. Peirce et le pragmatisme. Nouvelle
édition [en ligne]. Paris : Collège de France, (n.d.) (généré le 09
novembre 2013). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/cdf/1985>. ISBN : 9782722601901.

© Collège de France,

Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Pionnier en maints domaines de la logique et de la philosophie – de
la connaissance, du langage, des mathématiques, et de la
psychologie –, Peirce (1839-1914) est surtout connu pour ses
travaux en sémiotique. C’est aussi le fondateur du pragmatisme, l’un
des courants philosophiques majeurs de la fin du xixe siècle et du
début du xxe. Mais ce pragmatisme est encore méconnu, et trop
souvent associé aux deux autres théoriciens classiques du
mouvement, William James et John Dewey. Pourtant, à son époque
déjà, Peirce l’avait rebaptisé « pragmaticisme », pour se démarquer
de la lecture trop matérialiste, utilitariste et moralisatrice de ses
sectateurs. Pour lui, le pragmatisme s’entendait surtout non comme
une doctrine, mais comme une méthode de clarification
conceptuelle, reposant sur une interprétation sémantique et
sémiotique de la logique, qui devait, une fois éliminés les faux
problèmes de la métaphysique, ouvrir à une nouvelle conception de
l’enquête scientifique, de la signification et de la connaissance, au
service d’une métaphysique scientifique et réaliste, fortement
inspirée de Duns Scot. Le but de cet ouvrage est de dégager trois
caractéristiques majeures du pragmatisme peircien : thérapeutique,
méthode philosophique de « manipulation des signes », méthode
scientifique de fixation des croyances vraies. Là résident la
spécificité, l’originalité et la fécondité du pragmatisme peircien, qui
interdisent de le confondre avec celui de James ou de Dewey,
comme avec le néo-pragmatisme contemporain (Richard Rorty).

Claudine Tiercelin
Professeur au Collège de France, chaire de métaphysique et
philosophie de la connaissance
Note de l’éditeur
Ce livre a été publié initialement en 1993, sous le même titre, aux
Presses Universitaires de France dans la collection 'Philosophies'. Il
est ici réédité intégralement. Le texte est identique, y compris pour
ce qui est des références et de la bibliographie. Outre quelques
corrections d'orthographe et de style, les seules modifications sont
typographiques.
Sommaire
Introduction
Chapitre 1
Le pragmatisme comme thérapeutique
De la critique du « platonisme nominaliste » à l’affirmation du
réalisme scotiste
La critique des métaphysiques du fondement
La « maxime pragmatiste » ou le pragmatisme comme
méthode de clarification conceptuelle
Chapitre 2
Le pragmatisme ou « la manipulation des signes »
comme méthode philosophique
Les ambiguïtés de la « sémiotique » peircienne
Le réalisme sémiotique triadique
Le « triangle peircien » : signe, objet, interprétant
Le vague irréductible de la signification
Chapitre 3
Le pragmatisme comme méthode scientifique de
fixation de la croyance
La connaissance comme enquête : de la croyance au doute,
du doute à la croyance
De l’indubitabilité des croyances : pragmatisme et sens
commun critique
Les quatre méthodes de fixation de la croyance
Les armes logiques de la méthode scientifique
Pragmatisme et vérité
Conclusion
Bibliographie
Introduction

1Au pragmatisme sont communément associés l’utilité, l’efficacité, le


sens du pratique et de l’action, un certain goût aussi pour le
matérialisme, l’individualisme ou l’hédonisme. On sait, en général,
qu’il s’agit du courant philosophique le plus influent en Amérique, né
à Harvard sous l’impulsion d’une élite composée de juristes et de
savants plus que de philosophes, et qui connaîtra ses plus belles
heures entre les années 1870 et le premier quart du xxe siècle. Peut-
être le pragmatisme est-il « la philosophie de la philosophie
américaine » 1 . Mais c’est d’abord, pour la majorité des esprits, un
courant animé par une volonté de recherche au contact de
l’expérience et de l’action, le rejet critique de toute philosophie
académique, et l’ambition de parvenir à certaines fins positives.
C’est ainsi en tout cas qu’il séduira tous ceux qui, dégoûtés par la
philosophie des abstractions et lisant James en 1907, se déclareront
« pragmatistes » : parmi eux, le philosophe français de l’action
Blondel, l’anglais F. C. S. Schiller, ou les italiens Papini et Vailati.

2Pour les mêmes raisons à peu près, et hormis un Bergson (qui


rédigera une introduction aux conférences de James sur le
pragmatisme) ou un Lalande (dont on connaît les sympathies pour
Peirce), rares sont les Européens qui, associant le pragmatisme à
l’anti-intellectualisme et au matérialisme les plus débridés, ne s’en
détourneront pas : le pragmatisme est encore tenu aujourd’hui au
mieux pour de la non-philosophie, et au pire (car il n’y a rien de pire
pour un Européen) pour une vulgaire philosophie de sens commun
(le transcendantalisme : passe encore, mais le pragmatisme… on
nage en pleine « ploucquerie » américaine).

3En faisant preuve de bonne volonté, on sait parfois aussi que le


pragmatisme a eu trois représentants majeurs : William James,
Charles Sanders Peirce et John Dewey, et qu’il s’agit, pour
l’essentiel, d’une théorie de la signification, d’abord développée par
Peirce en 1870, reformulée par James vers 1898 (sous la forme,
principalement, d’une théorie de la vérité), puis développée dans les
termes d’une théorie de la recherche par Dewey avant d’être
disséminée par F. C. S. Schiller et al.

4Les difficultés commencent quand on cherche à donner une


définition plus exacte du pragmatisme. L’évolution rapide du concept
ne devait-elle pas en effet permettre à Arthur Lovejoy d’en recenser
pas moins de treize formes différentes, et à Schiller de soutenir qu’il
y aurait en définitive autant de pragmatismes que de pragmatistes ?
Le pragmatisme serait au fond plus un état d’esprit qu’un système
philosophique ou un mouvement d’idées bien précis. D’ailleurs, ne
dit-on pas que des éléments pragmatistes (ou « pragmatiques »,
mais au fait, y aurait-il une différence entre ces deux concepts ?) se
retrouvent chez des philosophes aussi différents que Socrate,
Protagoras, Francis Bacon, Aristote, Berkeley, Hume, Kant, ou Mill ?
Si l’on se réfère à un exemple récent, seraient pragmatistes des
auteurs aussi différents que Dewey, Sellars, Quine, Heidegger,
Derrida, ou Foucault 2 .

5Dès le début en vérité, la question se pose de savoir quel est, de


James ou de Peirce, l’authentique fondateur du pragmatisme 3 .
Sans doute serait-il injuste de dire que « le mouvement moderne
connu sous le nom de pragmatisme résulte en grande partie de
l’incompréhension par James de Peirce » 4 , le premier galvaudant
le pragmatisme du second en appliquant ce qui était conçu d’abord
et avant tout comme une méthode de philosophie et de logique à
des questions psychologiques, morales et religieuses. James est,
comme Peirce, un immense philosophe. Pourtant, Peirce s’est vite
séparé du pragmatisme de James, de son orientation humaniste et,
plus encore, des déformations matérialistes que le concept avait
subies, préférant « donner le baiser d’adieu à son enfant » et
annoncer la naissance du « pragmaticisme », terme « suffisamment
laid pour échapper aux kidnappeurs » 5 .
6Sans statuer sur la question de savoir qui détient le sens originel du
mot, il reste que le pragmatisme de James sera plutôt celui d’un
humaniste et d’un théologien, mais surtout, philosophiquement
parlant, celui d’un nominaliste : la fonction majeure de la pensée est
de satisfaire les besoins pratiques et concrets des individus. « Le
vrai n’est que l’expédient dans notre manière de penser, le bien n’est
que l’expédient dans notre manière de nous comporter. » Or, si telle
doit être la définition authentique du pragmatisme, bref, celle d’un
courant qui ne refuserait pas tant les problèmes traditionnels de la
philosophie, comme ceux de vérité ou de connaissance, qu’il tendrait
à réduire la pensée à ses effets utiles, pratiques ou payants, il faut
dire d’emblée – et ce n’est pas un moindre paradoxe – que Peirce
est à peu près tout sauf un pragmatiste. En vérité, toute l’originalité
et la fécondité philosophique du pragmatisme peircien tiennent en
ceci que, logicien, mathématicien et homme de science, Peirce
utilise le pragmatisme, non comme une doctrine, mais comme une
méthode de clarification conceptuelle qui doit, une fois éliminés les
faux problèmes de la métaphysique traditionnelle, jeter les bases
d’une nouvelle théorie de la signification et de la connaissance au
service d’une métaphysique purifiée, dont la double caractéristique
sera d’être scientifique et réaliste.

7Critique et dépassement de la métaphysique : tels sont assurément


les deux aspects qui dépeignent le mieux la nature essentiellement
philosophique du pragmatisme de Peirce, ce « philosophe des
philosophes » 6 . La tendance critique est la mieux connue – elle
vaudra à Peirce d’être proclamé, à la fin des années 1930,
précurseur de l’empirisme logique par Ernst Nagel 7 –, tendance
hostile à la métaphysique, donnant l’exemple d’une philosophie
adaptée à la science, se réclamant de l’empirisme et du laboratoire,
et orientée vers le monde. Ainsi verra-t-on un ancêtre du critère de
vérifiabilité dans la formule de l’article paru en 1879 dans la Revue
philosophique : « Considérer quels sont les effets pratiques que
nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception.
La conception de tous ces effets est la conception complète de
l’objet. » Peirce fut indéniablement l’un des premiers à mettre à
l’épreuve la signification de la métaphysique par l’analyse logique de
ses énoncés, et à proposer une nouvelle manière philosophique
visant à clarifier plutôt qu’à produire des thèses :

Le pragmatisme n’est en soi aucune doctrine de métaphysique,


aucune tentative pour déterminer une quelconque vérité des choses.
C’est simplement une méthode pour établir la signification des mots
difficiles et des concepts abstraits 8 .

Le pragmatisme – écrit Peirce dans une veine préwittgensteinienne –


ne résout aucun problème réel. Il montre seulement que les
problèmes supposés ne sont pas des problèmes réels 9 .

8Le programme pragmatiste aura donc une fonction de déblayage


10 . Éradication des pseudo-problèmes de la philosophie, et
notamment de toutes les métaphysiques du fondement qui,
d’Aristote à Descartes, en passant par Locke ou Hume, croient
pouvoir fonder la philosophie sur des intuitions, des données
sensorielles ou des premiers ultimes, et sortir du labyrinthe des
mots : voilà pour la phase négative, dont trois articles publiés dès
1868 se feront les champions. Quant à la phase positive, elle aura
pour objet l’élucidation des énoncés qui ont du sens 11 , en fixant les
critères d’une analyse correcte de la signification et la méthode à
suivre pour parvenir à des croyances vraies. Le pragmatisme
peircien est donc bien « la première philosophie consacrée à l’idée
que la théorie de la signification peut résoudre ou dissoudre les
problèmes de la philosophie » 12 . Mais, on l’aura compris, la
position de Peirce est très différente de celle d’un positiviste, d’un
philosophe du langage ordinaire, ou d’un philosophe analytique.
D’abord, par les réflexions en profondeur sur le sens, sur le langage
(ou plutôt sur les signes) ou sur la connaissance. Plus encore peut-
être dans les conséquences tirées de l’entreprise thérapeutique. Car
il ne s’agit pas de « laisser toutes choses en l’état ». La maxime
pragmatiste bien comprise doit préparer à une « philosophie
purifiée » et « extraire de la métaphysique une précieuse essence »
13 . Il y a donc une métaphysique légitime, à la double condition
qu’elle soit scientifique et réaliste. Scientifique ? Entendons :
justiciable de la (ou des) méthode(s) des sciences empiriques 14 .
Réaliste ? Traduisons : opposée à toute forme de nominalisme
(synonyme de réductionnisme) et s’inspirant de Duns Scot (qui sut
voir l’irréductibilité du vague). C’est sur ce point sans doute que le
pragmatisme peircien frise le plus la provocation et l’ésotérisme.
Pour James, la métaphysique « naturelle » du pragmatisme est le
nominalisme qui « fait constamment appel à des particuliers » 15 .
Peirce pourtant n’en démordra pas :

Jamais le pragmatisme n’aurait pu entrer dans la tête de quelqu’un


qui n’eût pas été convaincu de l’existence d’universaux réels 16 .

9Il y aurait donc une affinité logique entre pragmatisme et réalisme.


Allons plus loin : ce n’est pas le pragmatisme qui est premier, c’est le
réalisme, bref la prise de conscience de la réalité de certains
universaux et le projet métaphysique tout entier. Comment s’étonner
dès lors qu’un tel projet porte en germe cette méthode – le
pragmatisme – dont le but sera de « clarifier et, dans certains cas,
d’éliminer comme dépourvues de sens des questions
métaphysiques traditionnelles » 17 ? Mais, en retour, ce n’est pas
un hasard si Peirce devait choisir, avec James et quelques autres,
d’intituler « moitié par ironie, moitié par défi » Club Métaphysique ce
qui allait devenir le lieu de naissance du pragmatisme 18 .

Notes
1 Deledalle, 1983, p. 51.

2Cf. Rorty, 1979 et 1982.

3 Il est impossible de citer ici l’immense littérature sur le


pragmatisme, ses origines, ses différentes formes et son influence.
On retiendra Perry, 1936 ; Thayer, 1981 ; Buchler, 1939 ; et surtout
Fisch, 1986.

4 Perry, 1936, II, p. 409.

5 5.414. Ces chiffres renvoient, selon l’usage, pour le premier au


numéro de volume, et pour les seconds au numéro de paragraphe
de l’édition des Collected Papers de C. S. Peirce, 8 vol., 1931-1958
(voir la bibliographie).

6 Gallie, 1966, p. 39.

7Cf. Chauviré, 1985.

8 5.464 ; cf. 5.131 ; 5.18.

9 8.259.

10 5.6.

11 5.18.

12 Putnam, 1975, vol. 2. p. 272.

13 5.423.

14 5.423.

15 Cité dans Haack, 1977, p. 378.

16 5.503.

17 Gallie, 1966, p. 11.

18 Pour plus de détails, consulter Wiener, 1946, VII, p. 218-233 ;


Fisch, 1964, p. 3-32.
Index
Mots-clés : Peirce, pragmatisme, pragmaticisme, réalisme,
William James
Chapitre 1
Le pragmatisme comme thérapeutique

1On retient souvent du pragmatisme peircien l’image d’un


positivisme logique avant la lettre. Mais si Peirce affirme que « les
démonstrations des métaphysiciens sont toutes nébuleuses » 1 ,
c’est moins dans le but de supprimer que de guérir. Très tôt, Peirce
est en effet convaincu qu’une métaphysique implicite accompagne
tous nos jugements (y compris ceux de la science) et qu’il est donc
impossible d’échapper à un examen critique des « premiers
principes » 2 . Bâtir une métaphysique, c’est d’abord la
désencombrer, et notamment des malentendus qui entourent le
problème, central en métaphysique, des universaux 3 .
De la critique du « platonisme nominaliste » à
l’affirmation du réalisme scotiste
L’opposition au nominalisme
2C’est d’abord une opposition farouche au platonisme, ou réalisme
métaphysique, qui caractérise la position de Peirce sur les
universaux 4 . Le problème n’est pas de savoir s’il existe des
universaux réels, totalement indépendants de nos idées ou de nos
mots. Réalistes et nominalistes savent que le problème des
universaux doit se résoudre au plan de la prédication et du langage.
Comme Duns Scot, Peirce pense que ce qui est important, ce n’est
pas tant de déterminer ce qui est mental et ce qui ne l’est pas, que
de déterminer si notre pensée porte ou non sur des objets réels ;
étant donné que « le réel est ce qui signifie quelque chose de réel »,
comment déterminer le fundamentum universalitatis, la nature de
l’objet de ce qui est pensé 5 , étant entendu qu’il n’est ni une res ni
réductible à un fictum ou à une vox. Toute autre conception du
problème n’est qu’une « caricature de la pensée scolastique » 6 .

3La marque du nominalisme et du conceptualisme, en effet, ne se


trouve pas pour Peirce dans le fait qu’ils définissent l’universel soit
comme un nom soit comme un concept, produit de, et relatif, à
l’esprit. Ce qui vicie le conceptualisme, c’est son réductionnisme :
que l’universel soit relatif à l’esprit ne signifie pas qu’il y soit
seulement actualiter (il peut s’y trouver virtualiter ou habitualiter), ni
surtout qu’il s’y réduise 7 . « Si l’existence de l’universel dépendait
de ce qu’il nous arrivait de penser, la science ne se rapporterait à
rien de réel 8 . » Mais surtout, ces positions participent toutes deux
de l’illusion qui consiste à donner une définition de l’universel en
dehors de la pensée et du langage, et à croire que l’on peut
concevoir l’existence des choses « indépendamment de toute
relation à la conception qu’en a l’esprit » 9 : d’où cette association,
de prime abord paradoxale, entre « platonisme » et « nominalisme »
10 .

4Dès lors le nominalisme va regrouper tous ceux qui croient pouvoir


parvenir à des éléments simples, ultimes et, par là, même
fondateurs. La critique menée contre l’intuition, les sensations et le
fondationnalisme sous toutes ses formes doit se lire en ce sens : on
cherche à trouver au-delà du fait de la généralité, un domaine
d’entités et de particuliers ultimes, précis, intuitivement accessibles
11 . Ce ne sont donc pas les réalistes mais les nominalistes qui, par
leur culte de l’individuel, par cette ambition d’accéder par-delà le
langage à de l’absolument singulier, à du « parfaitement défini et
aisément intelligible », introduisent de l’inexplicable 12 .

5À l’inverse, le réalisme peircien s’attachera à reconnaître


l’importance, voire l’irréductibilité, de l’indétermination à l’œuvre
dans la connaissance, dans le langage et dans le réel, sous la
double forme du vague et de la généralité.
Pragmatisme et réalisme du vague : Peirce et
Duns Scot
6L’adoption du réalisme est issue chez Peirce de la réflexion très tôt
menée et jamais démentie sur la pensée scotiste, la mieux à même
de fournir la philosophie adaptée à la science moderne 13 .

7À la suite d’Avicenne, Duns Scot distingue trois sortes d’universaux


(métaphysique, logique et physique) 14 . L’universel métaphysique
est la nature (ou essence) existant dans une pluralité d’individus de
même espèce, non sous la forme d’une existence actuelle dans des
objets physiques concrets, mais telle quelle, indépendamment de
toute concrétisation, dans son état d’indétermination ou
d’indifférenciation positive. La nature commune n’est donc ni un
singulier doté d’une unité numérique, ni un universel qui n’aurait
d’autre unité que celle de la prédicabilité logique, mais un « entre-
deux » ne se confondant avec aucun des deux et ne s’y réduisant
pas davantage. L’universel physique est, en effet, le résultat de la
contraction de la nature commune dans son état originel
d’indétermination sur le mode de l’individualité, par addition du
principe d’individuation qu’est l’haecceitas à la nature commune.
L’universel logique confère à l’universel métaphysique son unité
logique ou intellectuelle, sans pour autant lui conférer son unité
réelle ou métaphysique.

8Pour Peirce, suivre Duns Scot voudra dire admettre certaines


réalités ou formalités métaphysiques qui ne se réduisent ni à des
parties physiques ni à des noms conventionnels ; retenir comme
centrale cette indétermination de l’ens reale ; noter enfin que ce
quod quid est, antérieur à ses manières d’être et objet propre du
métaphysicien, est cependant en puissance de détermination, à
égale distance du physicien, qui le considère dans ses
déterminations concrètes, et du logicien, qui le considère comme
déterminé à l’universalité. Cette universalité réelle indéterminée sera
partout à l’œuvre, dans la connaissance, dans la pensée en général,
et dans le monde. Ainsi, dans notre vie, contrairement à ce que
prétendent les nominalistes, ce n’est pas le particulier qui est le plus
naturel, mais le vague, le général, ces deux formes de
l’indétermination réelle et irréductible. Le savant le sait bien qui,
dans une expérience, ne vise pas tel morceau d’or ou d’acide, bref
l’échantillon particulier, mais la structure moléculaire 15 , i.e. une
certaine nature, qui n’est en soi ni particulière, ni universelle : ni
particulière parce que le cas singulier n’est qu’une contraction de
cette nature ; ni universelle parce que l’universalité n’est pas actuelle
mais potentielle, sous la forme d’une habitude, d’une disposition ou
d’une tendance prédicables.

9Dès 1868, Peirce est, donc convaincu qu’il « s’ensuit de ce


qu’aucune connaissance qui est la nôtre n’est absolument
déterminée, que les universaux doivent avoir une existence réelle »
16 . Le « réalisme scolastique » se définira donc, d’une part, comme
« ce qui est immédiatement fatal à l’idée d’une chose en soi, d’une
chose existant indépendamment de toute relation que l’esprit peut
en avoir » 17 et, d’autre part, comme le refus d’envisager la
connaissance comme le réel sous l’angle de quelque chose
d’absolument déterminé.
La critique des métaphysiques du fondement
10En 1868, paraissent dans le Journal of Speculative Philosophy
trois articles (« Questions Concerning Certains Faculties Claimed for
Man », « Some Consequences of Four Incapacities » et « Grounds
of Validity of the Laws of Logic » 18 ) qui constituent une critique
dévastatrice du « platonisme nominaliste » ou de « l’esprit du
cartésianisme », dont Peirce tirera les conséquences suivantes :

1. Nous n’avons aucun pouvoir d’introspection, mais toute notre


connaissance du monde intérieur est dérivée par un raisonnement
hypothétique de notre connaissance des faits extérieurs.

2. Nous n’avons aucun pouvoir d’intuition, mais toute notre


connaissance est logiquement déterminée par des connaissances
antérieures.

3. Nous n’avons pas le pouvoir de penser sans signes.

4. Nous n’avons pas de conception de l’absolument inconnaissable


(5.265).

11Ces quatre « incapacités » font l’objet d’une démonstration menée


sous la forme d’un examen scolastique par questions et réponses
19 , visant à opposer à l’apparente simplicité de l’évidence privée, la
force d’un raisonnement pluriel et public :

1. Si par la simple contemplation d’une connaissance,


indépendamment de toute connaissance antérieure et sans raisonner
à partir de signes, nous sommes à même de juger correctement si
cette connaissance a été déterminée par une connaissance
antérieure ou si elle se rapporte immédiatement à son objet.

2. Si nous avons une conscience de soi intuitive.

3. Avons-nous le pouvoir intuitif de distinguer entre les éléments


subjectifs de différents genres de connaissances ?
4. Avons-nous un pouvoir d’introspection, ou bien notre connaissance
tout entière du monde interne dérive-t-elle de l’observation de faits
externes ?

5. Pouvons-nous penser sans les signes ?

6. Un signe peut-il avoir une signification si, par définition, il est le


signe de quelque chose d’inconnaissable ?

7. S’il y a une connaissance qui ne soit pas déterminée par une


connaissance antérieure.

12C’est moins ici l’intuition comme faculté qui est en cause que la
prétendue nécessité de son recours pour fonder la science. Aussi
l’intuition est-elle définie, non comme « connaissance du présent
comme présent », mais logiquement comme absence de
détermination ou de cause, « prémisse qui n’est pas elle-même une
conclusion », « connaissance non déterminée par une connaissance
antérieure », « opposé de la connaissance discursive» 20 .

13Plus que Descartes, c’est donc davantage Aristote qui est ici visé,
lui qui voudrait que « la science démonstrative parte de prémisses
qui soient vraies, premières, immédiates, plus connues que la
conclusion, antérieures à elles, et dont elles sont la cause », et qu’on
puisse établir à partir de là l’hypothèse nécessaire d’une « intuition
(qui) appréhende les principes », laquelle serait dès lors définie
comme « principe de la science » ou « principe du principe lui-
même » 21 .

14L’attaquant majeur est pourtant bien « l’esprit du cartésianisme »,


non seulement parce que Descartes (ou Locke) suit la tradition
aristotélicienne, en présentant l’intuition comme la source (par là
même garante de certitude) des propositions ou axiomes qui forment
le point de départ de la déduction, mais aussi parce qu’il voit en
l’immédiateté et le caractère privé de l’intuition les critères de toute
connaissance authentique. Avec Descartes enfin, c’est toute une
tradition qui est visée, laquelle conduit directement au
« nominalisme », c’est-à-dire à toute cette famille d’esprits pour qui
« tout ce qui est réel a des angles nets (sense-datum ou fait
atomique) ou peut être réduit à des choses qui en ont » 22 . Au
premier rang desquels, les empiristes britanniques (Locke, Berkeley,
Hume) et toute la tradition écossaise (Thomas Reid ou Dugald
Stewart), héritière de la grande idée lockéenne selon laquelle toute
connaissance a son origine dans l’expérience sous forme d’idées
simples et de perceptions immédiates. Kant aussi, à vrai dire, en
supposant que l’intuition pouvait être déterminée par quelque chose
d’extérieur à la conscience, par « l’objet transcendantal » 23 , est
tombé dans le piège, rejoignant ainsi les systèmes qui commencent
par des percepts renvoyant directement à l’objet réel et qui postulent
la possibilité d’une connaissance directe.

15En montrant méthodiquement que l’intuition ne peut servir de


critère privé, par la présence, l’immédiateté ou l’évidence, Peirce va
conclure à son inutilité à titre de fondement, et en profiter pour
déplacer le problème de la connaissance. La problématique du
fondement ou de l’origine est en effet le fruit d’une illusion
nominaliste « réactionnaire » ; le réaliste est celui qui, tout en
retenant la leçon du kantisme, la transforme : comment le jugement
synthétique en général (et pas seulement a priori) est-il possible ?
L’essentiel portera sur la justification des lois qui gouvernent notre
pensée lorsqu’elle raisonne sur le réel et va de l’avant.
Contre le simple et l’immédiat
16Soit donc la nécessité de l’intuition. Peut-on distinguer
immédiatement entre les connaissances qui sont immédiatement
intuitives et celles qui ne le sont pas 24 ? Dispose-t-on vraiment de
connaissances absolument primitives, auto-justificatrices et pouvant
ainsi servir de fondement aux autres connaissances ? Car « il est
clair que c’est une chose d’avoir une intuition, et que c’en est une
autre de savoir intuitivement que c’est une intuition. La question est
de savoir si ces deux choses, distinctes pour la pensée, sont en fait
si immanquablement liées que nous pouvons toujours intuitivement
distinguer entre une intuition et une connaissance déterminée par
une autre connaissance » 25 . Réponse de Peirce : à supposer que
nous ayons de telles intuitions, nous ne disposons pas d’un pouvoir
intuitif qui nous permette de distinguer une intuition d’un autre type
de connaissance.

17Est ainsi refusée, non l’existence de l’intuition elle-même, mais la


possibilité d’une connaissance spécifique touchant à cette
existence : la seule « preuve » que nous puissions invoquer étant de
l’ordre du sentiment 26 , à entendre au sens logique, et non
psychologique, d’un phénomène qui relève d’un autre ordre, celui de
la présence… Constituant irréductible du phénomène (qu’illustrera
ensuite, dans la phénoménologie peircienne, la première catégorie
ou Firstness) 27 , le sentiment atteste bien d’un fait réel de la
conscience – même s’il est ineffable, voire occulte 28 –, mais c’est
tout autre chose d’accepter le fait de la conscience comme présence
et d’admettre ce fait comme fondement de toute connaissance.
Sorte de « quale-conscience », nuance, mode d’apparaître poétique
de celle-ci 29 , le sentiment ne saurait avoir valeur de fondement
épistémologique.

18Il ne suffit donc pas de « sentir » que l’on est capable de


distinguer entre une intuition et une connaissance qui ne l’est pas,
pour que ce soit effectivement le cas. Si le sentiment est l’équivalent
de la conscience immédiate 30 , il est simplement autosuffisant, et
en parler en termes de psychologie, ou de connaissance, c’est se
laisser abuser par les mots 31 .

19Par une sorte d’illusion rétrospective 32 , on prend ainsi la


tendance qui nous pousse à passer immédiatement du sentiment à
l’analyse de ce sentiment pour une connaissance du sentiment en
tant que tel. Si être conscient n’est rien d’autre que sentir, on ne
saurait déterminer ce qui, dans nos sentiments, est intuition et ce qui
est « le résultat de l’éducation, d’associations anciennes, etc. », pas
plus que donner une description correcte de ce qui, dans l’instant,
est dans la conscience 33 . Pour cela, il faudrait oublier l’insondable
richesse du sentiment, sa reproduction imparfaite dans un langage
structurellement atomisé, et la présence du temps, de la durée
inhérente à cette succession des idées nécessaire au
fonctionnement de la pensée 34 .

20En vérité, en privilégiant ainsi la valeur fondatrice du présent, on


suppose implicitement – Wittgenstein le redira après Peirce – que
toute connaissance implique la conscience préalable de celle-ci,
comme s’il devait y avoir une sorte d’état mental indépendant de, et
antérieur à, tout processus cognitif.

21Pourtant « dire par exemple de quelqu’un qu’il “sait un langage”,


ce n’est pas dire qu’il ne le sait qu’au moment où lui viennent les
mots particuliers qu’il a à dire » 35 . La maîtrise d’un langage ne
passe pas par l’intermédiaire d’états de conscience ou d’une relation
à deux termes entre un état mental et le mot particulier. En témoigne
l’apprentissage du langage chez l’enfant 36 . Le langage dans lequel
nous communiquons est également le langage dans lequel nous
pensons. Ainsi, outre le fait qu’une conception intuitive immédiate de
notre rapport au langage nous incline à concevoir ce rapport comme
allant de soi, et donc à annuler le rôle que joue le langage dans la
constitution de la pensée, elle nous donne l’illusion qu’une
représentation de l’usage linguistique non seulement accompagne
l’usage mais le précède ; en d’autres termes, qu’il faut savoir que
(know that) avant de savoir comment (know how). La thérapeutique
pragmatiste supprime dès à présent cette prééminence logique et
chronologique de la signification sur l’usage, qui nous fait aussi
croire que savoir et comprendre sont affaire d’états mentaux plutôt
que d’aptitudes ou de dispositions 37 . Dans cette mesure, cela n’a
guère de sens non plus de se demander comment nous savons ce
que nous savons. En tout cas, si l’apprentissage du langage passe
d’abord par le corps et par les relations que ce corps central
entretient avec autrui, seule une définition publique et non privée
pourra nous permettre de comprendre quelque chose au problème
de son acquisition.

22La seconde illusion sous-jacente au privilège accordé à la


conscience immédiate est que nous nous la représentons
faussement comme un pouvoir de l’esprit à fixer le réel sous forme
d’images, opération non seulement inutile mais, à la limite,
impossible 38 .

23Reprenant les conclusions de Berkeley dans ce « chef-d’œuvre


de raisonnement » qu’est à ses yeux La nouvelle théorie de la
vision, Peirce retient que « les sensations que nous avons en voyant
sont des signes de relations de choses dont l’interprétation doit être
découverte inductivement » 39 . Car « si nous devions voir
immédiatement une surface étendue, nos rétines devraient s’étaler
en une surface étendue » 40 . La simplicité de notre expérience
visuelle n’est donc qu’apparente : nous n’avons pas une intuition
immédiate, mais médiate de l’espace. L’illusion d’immédiateté
provient de ce que « nous n’appréhendons pas clairement les
connaissances antérieures qui la déterminent » 41 . Mais s’il est
aussi impossible de fixer une image dans l’esprit, c’est en raison de
la nature même de l’image qui est « absolument déterminée dans
tous ses aspects » 42 . Nous n’avons donc « aucune image, même
dans la perception actuelle » 43 , et si cela est vrai de la vision, cela
doit l’être aussi des autres sens tels que l’audition ou le toucher 44 .
Il faut d’ailleurs s’en féliciter : si nous pensions par images, quelle
somme de connaissances ne devrions-nous pas avoir à chaque
instant à la conscience 45 !

24Deux conclusions s’imposent. La première est que, si nous ne


pouvons prouver, même dans le cas de la vision, que nous avons
une connaissance immédiate, « quel exemple plus frappant pourrait-
on désirer de l’impossibilité qu’il y a à distinguer les résultats
intellectuels des données intuitives par simple contemplation 46 ? »
La seconde conclusion concerne le caractère indéterminé de nos
expériences perceptives : aucune de nos perceptions n’est,
contrairement à ce que soutient le nominaliste, parfaitement
déterminée : personne ne peut prétendre que les images de la vue
soient déterminées pour ce qui est du goût ; elles sont en fait à ce
point générales qu’elles ne sont ni douces ni non douces, ni
savoureuses ni insipides 47 . Dès le seuil de la sensation, nous
devons prendre en compte le fait de l’indéterminé et du vague.
L’évidence et l’immédiateté ne sont donc qu’une version de
l’argument d’autorité, de cette prétention à l’absoluité et à
l’infaillibilité, là où toute connaissance a partie liée avec le faillible,
l’imprécis, l’indéterminé 48 . Aussi le second article de 1868 ne fait-il
aucune distinction entre les « mystères de la foi » scolastiques et le
cartésianisme 49 . Les marques distinctives de l’évidence que sont
la clarté et la distinction cartésiennes ne sont que des formes
déguisées d’une nouvelle irrationalité : des inclinations subjectives
qui doivent plus au goût et à la sensibilité 50 qu’au raisonnement, et
qui, en dépit de leur prétention à l’universalité, mènent tout droit à
cette perversion nominaliste du privilège de la conscience de soi et
d’un critère privé de la connaissance.
Contre les critères privés
25L’intuition cartésienne, malgré ses prétentions à l’universalité,
n’est pour Peirce qu’une conviction subjective. Elle consiste à « faire
de simples individus les juges absolus de la vérité » et à placer
l’épreuve ultime de la certitude dans la conscience individuelle » 51 .
Cela tient du miracle, au même titre que les « mystères de la foi »
dont on prétendait pourtant se défaire 52 . La preuve cartésienne de
l’existence de Dieu n’est de même qu’une simple dérivation
psychologique 53 , dont Descartes trouve les ressorts dans « le
volume de (son) esprit ». Ici encore, c’est supposer que le langage
n’a aucun rôle dans l’exercice de la pensée, puisqu’en fait on ne
remet pas en cause certaines « notions communes ». C’est aussi
prétendre que l’on effectue un doute radical, ce qui est non
seulement faux mais impossible :

Pourquoi les hommes ne voient-ils pas que ce dont on ne doute pas,


on n’en doute pas ? Si bien que c’est du faux-semblant que de
prétendre le remettre en question. Il y a certaines parties de votre
logica utens dont personne ne doute réellement 54 .

26En 1878, Peirce élaborera la théorie positive du doute dans ses


rapports avec la croyance : mais dès 1868 sont dénoncés les
mythes qui entourent l’idée de la nécessité, pour parvenir à un
commencement véritablement fondateur, d’un doute radical :

Nous ne pouvons commencer par le doute complet. Nous devons


commencer avec tous les préjugés que nous avons effectivement
quand nous pénétrons dans l’étude de la philosophie. Il n’y a pas à
rejeter ces préjugés par une maxime, car ce sont des choses dont il
ne nous vient pas à l’esprit qu’on puisse les remettre en question. Ce
scepticisme initial ne sera donc que pure duperie sur soi et non pas
doute réel, et aucun de ceux qui suivent la méthode cartésienne ne
sera jamais satisfait qu’il n’ait auparavant recouvré toutes ces
croyances qu’il a abandonnées. C’est par conséquent un préliminaire
aussi inutile que d’aller au pôle Nord pour se rendre à Constantinople
en descendant régulièrement sur un méridien. Il se peut, il est vrai,
que quelqu’un, dans le cours de ses études, trouve des raisons de
douter de ce qu’il a commencé par croire ; mais, en ce cas, il doute
parce qu’il a une raison positive pour cela et non en vertu de la
maxime cartésienne. Ne prétendons pas douter en philosophie de ce
dont nous ne doutons pas en nos cœurs 55 .

27Comme Wittgenstein le fera dans Über Gewissheit 56 , Peirce


considère que ce n’est pas seulement le savoir et la certitude qui
doivent être justifiés, mais également le doute. Même les « raisons »
cartésiennes de douter paraissent donc à Peirce oiseuses, un
passage à la limite trop spéculatif pour constituer une « raison »
authentique. Le doute universel est en effet contradictoire, associé
qu’il est au vain projet de trouver une certitude inébranlable et
universelle là où il n’y a que des vérités partielles à tout moment
susceptibles d’être « infectées d’erreur », et aussi parce qu’il ne peut
être logiquement universel sans être soit définitif (scepticisme) soit
partiel (le cogito y échappe). Descartes choisit la seconde voie, mais
il se trompe. Il croit pouvoir libérer le cogito du doute en le
présentant comme une conscience de soi intuitive : or ce n’est pas
une conscience immédiate mais le fruit d’une réflexion. En quoi
consiste du reste cette « pression sur la pensée » ? C’est bien
mystérieux 57 . Le doute radical ne l’est donc pas (les liaisons
logiques y échappent), ni d’ailleurs ne peut l’être : ce serait supposer
que nous pouvons penser au-delà de nos croyances ; ce n’est donc
pas la psychologie mais la logique même de l’exercice de la pensée
(et la nécessité entre autres de la mémoire) qui nous interdisent
d’accorder crédit à l’entreprise. Pourtant, en se trompant, Descartes
a vu que, dans certains cas, nous sommes comme « obligés de
penser » d’une certaine manière. Si ce n’est pas une pression
rationnelle, de quoi s’agit-il 58 ? Qu’est-ce qui nous pousse à
croire ? Fournir de meilleurs critères de clarté et de distinction,
analyser le mécanisme qui nous porte de la croyance au doute, puis
du doute à la croyance, tels sont les points que les articles de 1877-
1878 auront pour tâche d’élucider.
28En affirmant que le doute est volontaire et qu’il suffit de vouloir
douter pour y parvenir, Descartes a fait du doute une affaire privée et
relative à la conscience individuelle. Mais le cogito n’échappe au
doute qu’en faisant abstraction du langage et des croyances
publiques qui s’y enracinent. Or ces « notions communes » ne
constituent-elles pas le fonds sur lequel se prélève la conscience de
soi ? Loin d’être le point de départ, le plus privé et le plus personnel,
la conscience de soi est le point d’arrivée, le résultat d’interactions
publiques. D’où un cheminement diamétralement opposé à celui de
Descartes : la conscience de soi ne surgit pas au terme d’un
processus eidétique de mise entre parenthèses du monde extérieur,
du corps sensible et d’autrui, mais par une série d’étapes dans
lesquelles le corps, les objets, les autres et le langage ont un rôle
déterminant. Il est donc, en fait, moins illégitime qu’inutile de passer
par la conscience de soi pour parvenir à la connaissance de soi.

29Pour penser, point n’est besoin d’une conscience de soi ; les


enfants le démontrent tous les jours qui « manifestent des pouvoirs
de pensée » et « une activité intellectuelle marquée dans des
directions où la pensée est indispensable au bien-être » 59 . Toute
activité (intellectuelle ou non), implique d’emblée la mise en œuvre
d’une pratique, à commencer par la « trigonométrie compliquée de la
vision et les ajustements délicats du mouvement coordonné ». Si
nous avons tendance à les dissocier, c’est parce que nous croyons
avoir un accès immédiat et non inférentiel aux phénomènes
sensibles. Il n’en est rien. Avec des accents souvent proches de la
phénoménologie, Peirce souligne que la conscience de l’enfant est
d’emblée orientée vers l’extériorité, vers son corps, un corps qui
centralise plus qu’il n’intériorise, qui le renseigne d’abord sur le
monde et non sur lui, et qui, par l’établissement de connexions entre
les phénomènes corporels et les faits extérieurs, lui fait acquérir la
maîtrise du langage 60 . Dans l’acquisition du langage, les
phénomènes internes sont donc secondaires : le corps joue un rôle
décisif, mais le témoignage d’autrui aussi. Notre relation avec le
monde réel n’est donc pas immédiate, mais d’emblée discursive :
c’est une relation d’interprétation. Connaître le réel supposera un
travail de lecture et de traduction de signes publics. Loin donc qu’il
faille supposer un principe d’individuation antérieur à mon utilisation
du langage, c’est le langage qui construit ce principe d’individuation.
Mais si j’apprends par là, i.e. négativement, par mon absence de
savoir, que je suis un moi, ce n’est pas l’ignorance qui m’apprend
que je suis un moi privé.

30La seconde étape dans la constitution de la conscience de soi


comme identité personnelle suppose la contradiction du témoignage
61 , lequel intervient donc comme une sorte de transcendantal qui
règle mon rapport avec le réel : si les autres n’étaient pas là, je
n’aurais jamais conscience non seulement que je suis quelque
chose mais que je suis quelqu’un.

31Le cheminement de Descartes n’est pas seulement


incompréhensible, il est contradictoire : ce n’est pas en faisant
abstraction des autres, de mon corps, du langage, du monde
extérieur, que je puis prendre conscience de moi : c’est, au contraire,
parce que les autres, ce qu’ils disent, les rapports que mon corps
entretient avec le monde des faits et avec le langage me constituent
dans ma substance et dans mon individu que j’accède à la
conscience de moi. Le moi privé ne peut donc être la première
certitude inébranlable d’où découleront toutes les autres : il n’est
qu’une hypothèse à laquelle je suis contraint pour rendre compte
des faits non pas tels qu’ils sont mais tels qu’ils m’apparaissent.

32Reste que, comme chez Descartes, la conscience de soi surgit


chez Peirce comme conscience d’une finitude : « L’ignorance et
l’erreur sont tout ce qui distingue nos moi privés de l’ego absolu de
la pure aperception 62 . » La conscience de soi n’est donc qu’un
snark 63 , une hypothèse rendue nécessaire par le fait de l’existence
d’un phénomène à expliquer ; mais ce n’est pas parce qu’un
phénomène existe qu’il correspond à quelque chose de réel. Sur
cette distinction, le réalisme peircien ne cessera de revenir. Il existe
parce que nous sommes forcés, comme par quelque chose de
réactif, d’en admettre les effets (seconde catégorie ou Secondness).
À ce titre, des croyances, même fausses, sont importantes. Du
reste, on le voit, elles mènent à un individualisme forcené. C’est
pourquoi expliquer le cheminement de la conscience de soi, c’est
« en retracer les conséquences relativement aux questions de la
réalité, de l’individualisme, et de la validité des lois de la logique »
64 .

33Contre Descartes, « père de l’individualisme moderne » 65 ,


Peirce pense que nous ne pouvons rechercher la vérité que « pour
la communauté des philosophes ». L’isolement, l’individualisme, la
certitude absolue, la conviction personnelle, autant de formes de cet
orgueil démesuré si contraire à l’humilité des grands penseurs
scolastiques, qui sont tout bonnement catastrophiques pour la
connaissance et pour la recherche. La métaphysique nominaliste
inhérente à « l’esprit du cartésianisme » est donc bien, dès cette
époque, l’ennemi à abattre. Sensible aux rapports étroits qui
unissent la connaissance et ses effets pratiques, Peirce porte un
jugement sans appel sur l’homme nominaliste, en conclusion de son
second article de 1868 :

Puisque son existence séparée ne se manifeste que par l’ignorance


et l’erreur, pour autant qu’il soit quelque chose en dehors de ses
collègues et de ce que lui et eux sont destinés à être, l’homme
individuel n’est qu’une négation.
Tel est l’homme,
« ... orgueilleux homme.
Le plus ignorant de ce dont il est le plus assuré
Sa mystérieuse essence » 66 .
Contre l’internalisme et l’introspection.
34Un univers interne est-il nécessaire ? Y a-t-il même une frontière
entre l’intérieur et l’extérieur ? C’est cette troisième question que
Peirce interroge dans les articles de 1868 67 : il y répond par la
négative et montre aussi, par une réfutation généralisée de
l’internalisme (qui vise ici, plus que Descartes, Locke et la tradition
écossaise qui s’en est suivie) que l’on ne peut connaître les
phénomènes du monde interne autrement que par ceux du monde
externe 68 : il le démontre pour les sensations 69 , mais même
aussi (avec des accents parfois sartriens) pour les émotions 70 ; et
pour le vouloir, qui, contrairement à ce qu’on suppose, n’est pas un
élément de la conscience immédiate mais se caractérise par « la
force de l’attention » et met ainsi l’accent sur « l’un des éléments
objectifs de la conscience immédiate » 71 .

35Si tous ces paradigmes de l’internalisme sont des inférences et


non des intuitions 72 , nous n’avons aucune raison de supposer un
pouvoir d’introspection pour en rendre compte, et « la seule façon de
se livrer à des investigations sur une question de psychologie, c’est
par inférence à partir de faits externes » 73 . Il vaut donc mieux ou
renoncer à cette méthode d’analyse ou appeler du nom
d’introspection l’observation attentive d’objets extérieurs.
La double illusion du premier dans la série et de
l’inconnaissable.
36Le dernier bastion à vaincre contre le nominalisme est l’argument
aristotélicien : la nécessité d’une intuition qui soit « principe du
principe lui-même », fondement épistémique absolu, « premier dans
la série » 74 .

37Peirce refuse cette idée d’un « commencement au processus et,


par conséquent, d’une première démonstration reposant sur une
prémisse indémontrable » 75 . En 1868, tout du moins, il y répond en
s’aidant, non sans une certaine confusion d’ailleurs, du paradoxe
d’Achille et de la tortue, et du concept du continu qu’il interprète
alors – notamment parce que le cadre de référence qui est alors le
sien est celui de la théorie des infinitésimaux et non des limites – au
sens kantien de « cela même dont toute partie a des parties, dans le
même sens » 76 . Dès lors que l’on refuse l’idée qu’un continu ait
« des parties ultimes » 77 , mais qu’on traite tout intervalle comme
susceptible de division en intervalles infinitésimaux ad infinitum, il
n’est plus impossible de supposer une série infinie, et la nécessité
d’une première connaissance s’annule. Mais, si l’argument du
premier dans la série repose aussi sur le postulat que le processus
de la pensée se décompose en arguments distincts, il est
pareillement nul et non avenu, car il n’y a « aucune nécessité à
supposer que le processus de la pensée, tel qu’il se passe dans
l’esprit, se décompose en arguments distincts » 78 . Le continu ainsi
entendu permet donc simultanément de rejeter la nécessité d’un
point de départ radical et positivement d’envisager, par le refus d’une
nécessaire prise en compte d’intervalles minimum finis, que la
connaissance s’effectue de façon continue à travers des intervalles
infinitésimaux de temps 79 .

38En vérité, le mythe du premier dans la série n’est qu’une version


du mythe de l’inconnaissable et de la chose en soi, point sur lequel
Peirce refuse nettement l’héritage kantien 80 .

39Si Kant fait une distinction entre connaître et penser, c’est parce
qu’à ses yeux on ne peut avoir de concept, à proprement parler, de
l’inconnaissable. Mais une telle distinction est, selon Peirce, dénuée
de sens : elle présuppose qu’on puisse « concevoir même
indirectement » (telle est la fonction de l’idée) la chose en soi 81 . Or
« la signification d’un terme est la conception qu’il véhicule » 82 .
Ainsi, ou bien « l’inconnaissable » n’est pas un concept mais un
simple terme, auquel cas il n’a aucune signification puisque celle-ci
est la conception qu’il véhicule : c’est un mot vide de sens, non une
pensée ; ou bien c’est un concept, mais c’est alors un concept
contradictoire 83 puisque, comme concept, il entre dans le domaine
du connaissable. Kant tombe donc dans le même piège que les
nominalistes : il ne met pas un instant en doute que l’on puisse
s’interroger sur le sens d’une démarche qui consisterait à prétendre
ne fût-ce que penser l’inconnaissable. Pour Kant, la chose en soi
n’est pas un simple mot. Ce que Peirce conteste, ce n’est pas qu’on
puisse penser un mot mais que l’on prétende, quand on pense un
mot, qu’il renvoie nécessairement à quelque chose de réel. La chose
en soi est un monstre issu de la réflexion insuffisante de Kant sur la
signification : il ne s’est pas posé la question de savoir s’il disposait
seulement d’une proposition pour y faire référence 84 .

40Mais c’est dire aussi que pour Peirce, dès cette époque, « la
connaissabilité, en son sens le plus large, et l’être ne sont pas
simplement la même chose métaphysiquement : ce sont des termes
synonymes » 85 .
La « maxime pragmatiste » ou le
pragmatisme comme méthode de clarification
conceptuelle
La « maxime pragmatiste »
41Les articles de 1868 nous ont enseigné que l’obscurité de nos
idées et la confusion mentale qui en résulte proviennent de ce que
nous manquons de critères corrects pour définir la clarté.

42Dans les deux articles de novembre 1877 et janvier 1878,


« Comment rendre nos idées claires » et « Comment se fixe la
croyance » – souvent présentés comme la première profession de
foi du pragmatisme 86 –, Peirce reprend les critiques lancinantes
contre la technique cartésienne de clarté et d’évidence, simple
marque de la subjectivité, impuissante à distinguer entre des idées
claires et des idées qui semblent claires 87 . Leibniz avait déjà noté
les insuffisances de la démarche cartésienne ; mais, tout en ayant
eu le mérite de souligner l’importance des définitions abstraites et du
langage dans l’accès à la clarté 88 , il n’était pas parvenu à expliquer
pourquoi nous ne pouvons nous empêcher d’accepter des
propositions même illogiques 89 , ni à garantir le caractère public
des idées. Aussi la familiarité et la distinction restent-elles des
critères insuffisants pour parvenir à la clarté. Pourtant « quelques
idées claires valent mieux que de nombreuses idées confuses » 90 .

43D’où provient en fait l’obscurité de nos idées ? Le plus souvent de


ce que nous « tirons des distinctions imaginaires entre des
croyances qui ne diffèrent que dans leur mode d’expression » 91 .
C’est précisément en métaphysique que l’on rencontre ce genre de
situation, où l’on risque de se laisser prendre à ces deux erreurs
responsables de notre obscurité mentale :
1. Prendre à tort la sensation produite par le manque de clarté de
notre propre pensée pour un caractère de l’objet auquel nous
pensons 92 .

2. Prendre à tort une simple différence dans la construction


grammaticale de deux mots pour une distinction entre les idées qu’ils
expriment 93 .

44On connaît la réponse de Peirce : c’est la fameuse « maxime


pragmatiste », qui nous aiderait à parvenir au troisième degré de
clarté :

Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir
être produits par l’objet de notre conception. La conception de tous
ces effets est la conception complète de l’objet 94 .

Consider what effects, that might conceivably have practical bearings,


we conceive the object of our conception to have. Then, our
conception of these effects is the whole of our conception of the
object 95 .

45Malheureusement, la maxime ainsi formulée n’obéit pas aux


impératifs de clarté qu’elle prétend remplir. Peirce toutefois précise :
la seule fonction de la pensée serait d’établir une croyance, celle-ci
consistant elle-même en une habitude d’action. Dès lors,
« différentes croyances se distinguent par les différents modes
d’action qu’elles produisent », en sorte que « si des croyances ne
diffèrent pas sous ce rapport, si elles apaisent le même doute en
produisant la même règle d’action, alors ce n’est pas la simple
différence qu’il peut y avoir entre elles quant à la conscience qui
peut faire d’elles des croyances différentes, pas plus que de jouer un
air dans des clés différentes ne revient à jouer des airs différents »
96 .

46Toute la fonction de la pensée étant de produire des habitudes


d’action, on devra dès lors considérer que « tout ce qui peut être lié
à une pensée mais qui ne concerne pas son but (purpose) en est
une adjonction (accretion) mais n’en fait pas partie ». Aussi :
Pour développer le sens d’une pensée, il faut simplement déterminer
quelles habitudes elle produit, car le sens d’une chose consiste
simplement dans les habitudes qu’elle implique. Le caractère d’une
habitude dépend de la façon dont elle pourrait nous conduire à agir,
non seulement dans telle circonstance probable, mais dans toute
circonstance possible, si improbable qu’elle puisse être. Ce qu’est
une habitude dépend de ces deux points : quand et comment elle est
la cause de notre action. Pour le premier point (quand ?), tout
stimulant à l’action dérive d’une perception ; pour le second point
(comment ?), le but de toute action est d’amener au résultat sensible.
Nous atteignons ainsi le tangible et le pratique de manière
concevable comme base de toute distinction réelle de pensée, si
subtile qu’elle puisse être. Il n’y a pas de nuance de signification
assez fine pour ne pouvoir produire une différence dans la pratique
97 .
Les malentendus
47Il est dès lors compréhensible que la « maxime pragmatiste » ait
fait l’objet de malentendus et de contresens variés, dont le premier
conduira à l’association du pragmatisme et du nominalisme, et
notamment à la transformation de la « maxime » en véritable
« mission pragmatiste » 98 .

48Peirce est lui-même ambigu, soulignant tantôt ses affinités avec


James 99 tantôt ses différences 100 . Le plus souvent pourtant, il
critique James pour son manque de précision dans l’expression de
son pragmatisme 101 et s’en prend au « nominalisme » de James et
de Schiller. Car ce sont bien eux qui vont d’abord présenter le
pragmatisme comme une doctrine, et comme une doctrine
nominaliste, obligeant Peirce, après un silence de vingt ans, à une
réévaluation de son propre pragmatisme par une mise au point
notamment de la notion d’effets sensibles et pratiques 102 .

49James, en effet, avait cru pouvoir conclure de l’énoncé peircien de


la maxime que le principe des « effets concevables » n’était qu’une
procédure pour déterminer le sens d’un concept par référence à des
sensations et à des formes particulières et pratiques de l’expérience
sensible 103 . Dans une lettre à Christine Ladd-Franklin, Peirce se
démarque d’une telle interprétation :

Bien que James s’intitule lui-même pragmatiste, et bien qu’il ait sans
aucun doute dérivé ses idées sur le sujet de moi, il y a cependant une
différence absolument essentielle entre son pragmatisme et le mien.
Ce que je veux mettre en évidence, c’est que le sens d’un concept
[…] réside dans la manière dont il modifierait de façon concevable
(conceivably) l’action finalisée (purposive), et en cela seul. James au
contraire, dont le tour d’esprit naturel est éloigné des universaux et
qui, est en outre, si enfoncé dans la psychologie ultra-
sensationnaliste qu’aiment la plupart des psychologues modernes
qu’il a presque perdu la capacité à considérer les choses d’un point
de vue logique, parle du pragmatisme en le définissant comme s’il se
rapportait à des expériences, signifiant par là le côté sensationnel de
l’expérience, alors que je considère les concepts comme étant affaire
d’habitude et de disposition, et comme portant sur la manière dont
nous devrions réagir 104 .

Peirce souligne donc qu’il n’entend faire porter son pragmatisme ni


sur des images ni sur des sensations ni d’ailleurs, en toute rigueur,
sur des actions.

50En dépit de sa formulation maladroite, en effet, l’insistance, la


lourdeur même avec laquelle Peirce revient sur les termes
« concept », « conception », « concevoir », « concevable » indique
assez que ce qui lui importe, c’est la clarté intellectuelle. Le
pragmatisme est bien une méthode de clarification et de
détermination des concepts, ou signes intellectuels : s’il s’applique à
l’action et à la pratique, c’est à l’action et à la pratique « conçues »
105 . Quant aux effets pratiques, il ne faut pas les prendre en un
sens « bas et sordide », bref, s’imaginer que « l’action individuelle
serait notre fin », et non un « moyen ». Si l’on admet, au contraire,
que « l’action exige une fin, et que cette fin doit être quelque chose
qui relève d’une description générale, alors l’esprit de la maxime
elle-même – qui est que l’on doit regarder à la visée (upshot) de nos
concepts pour les appréhender correctement – nous orienterait vers
quelque chose de différent des faits pratiques, à savoir vers les
idées générales comme étant les véritables interprètes de notre
pensée » 106 . Et Peirce de rappeler que le sens qu’il confère à
pratique doit être rapporté à l’influence de Kant sur sa pensée 107 :

Certains de ses amis ont désiré l’appeler [le pragmatisme]


practicisme ou practicalisme. Mais, pour quelqu’un qui, comme
l’auteur, avait appris la philosophie chez Kant [...] et qui continuait à
penser en termes kantiens le plus naturellement du monde, praktisch
et pragmatisch étaient aussi éloignés l’un de l’autre que les deux
pôles. Le premier appartenant à une région de pensée où aucun
expérimentaliste ne peut jamais être sûr de sentir un sol solide sous
ses pieds, le second exprimant la relation à un but humain défini
donné. Or le trait vraiment le plus frappant de la nouvelle théorie,
c’était sa reconnaissance d’un lien inséparable entre la connaissance
rationnelle et le but rationnel ; et c’est cette considération qui a
déterminé la préférence pour le nom pragmatisme 108 .

51Il n’y a donc pas lieu de transformer la maxime en une profession


de foi « nominaliste, matérialiste, et entièrement philistine » 109 . Le
pragmatisme s’applique bien à l’action et à la pratique, mais ce
dernier mot doit être compris au sens kantien d’action rationnelle
finalisée, ce que Peirce appelle parfois « conduite » (conduct),
laquelle n’est réductible ni à l’action ni au comportement 110 . D’où la
note de Peirce à Schiller :

Des deux implications du pragmatisme, celle selon laquelle les


concepts ont un but (purposive) et celle selon laquelle les
significations ont des effets pratiques concevables, la première est la
plus fondamentale 111 .

52En rappelant que « c’est aux conceptions de conduites délibérées


que le pragmatisme ferait remonter la portée intellectuelle des
symboles, et [que] la conduite délibérée est la conduite contrôlée »
112 , Peirce souligne que toute conduite est soumise à des règles,
c’est-à-dire à des habitudes, pour une part instinctives et
inconscientes, et pour une part conscientes et délibérées, sur
lesquelles nous exerçons notre critique et notre contrôle 113 .
L’autocontrôle implique, en effet, que l’on compare ses actions à
certaines normes, ainsi que des changements d’habitudes
permettant de s’orienter vers des actions acceptables 114 , « car dire
que nous vivons pour l’action en tant qu’action, indépendamment de
la pensée qu’elle comporte, serait dire que rien ne correspond à la
portée rationnelle (rational purport) » 115 .

Toutes nos actions exigent donc d’être interprétées de manière à


exprimer des considérations morales, qui pourront à leur tour
s’interpréter comme l’expression de valeurs esthétiques 116 .
53En résumé, la maxime pragmatiste n’a rien d’un principe
matérialiste ou nominaliste : elle se présente comme une méthode
d’élucidation de nos concepts, lesquels ne peuvent être compris que
par référence à des croyances, bref, à des dispositions générales à
agir qui se manifestent dans des actions inséparables d’une visée
rationnelle.

54Le second type de malentendus dont la maxime pragmatiste a fait


l’objet concerne la lecture qu’en ont faite à partir des années 1930
les membres du Cercle de Vienne, qui y ont vu l’écho de leur propre
critère de vérifiabilité de la signification 117 .

55Que la comparaison soit compréhensible, sans aucun doute. Le


but de la maxime pragmatiste est bien, comme chez les positivistes,
de venir à bout des idées fumeuses et de fournir une méthode de tri
entre les énoncés doués de sens et les autres. Si, à l’inverse des
vérificationnistes, Peirce cherche moins à réduire à néant les
énoncés de la métaphysique, la maxime pragmatiste s’applique
néanmoins à eux et doit éliminer au passage certains faux
problèmes. De même, la maxime pragmatiste touche aux seuls
concepts, à l’exception des sentiments et percepts, tout comme le
principe vérificationniste s’attache de son côté aux seuls énoncés
ayant valeur cognitive. Enfin, le domaine d’application de la maxime
pragmatiste est aussi bien celui des sciences empiriques que celui
du discours philosophique puisque, pour Peirce, la philosophie n’est
qu’une continuation de la science par d’autres moyens, ce qui fait
d’elle une science positive ou factuelle 118 . La maxime pragmatiste
ainsi entendue doit fournir une sorte de « critère de démarcation »
entre sens et non-sens : un terme dont on ne peut tirer de
prédictions expérimentales ou dont l’objet est dépourvu de
conséquences pratiques concevables sera dit « sans signification » ;
ce pourquoi d’ailleurs la maxime est dite sortir du laboratoire 119 . En
outre, la maxime pragmatiste est moins chargée d’exhiber « un
sens » que de donner des règles de traduction, ou critères de
synonymie, entre termes et énoncés. Toute différence réelle entre
deux termes doit pouvoir être décelée par la maxime, sans quoi il
faut les désigner du même mot 120 . Intervient aussi, pour les
énoncés, la valeur de vérité : si un énoncé est faux, il n’a pas les
mêmes conséquences que s’il était vrai 121 .

56Là s’arrête pourtant la comparaison 122 . Peirce n’a jamais conçu


maxime et pragmatisme qu’en un sens provisoire, sans épouser
l’exigence de neutralité philosophique préconisée par un Carnap. Il
n’a jamais cru non plus à l’idée d’une testabilité concluante et
complète, sur le plan pratique, des énoncés des sciences
empiriques. Et, surtout, il a davantage fait sien le critère de
falsifiabilité, comme critère d’acceptabilité de nos énoncés, que le
principe de vérifiabilité. Ensuite, non seulement Peirce ne dit nulle
part que la croyance en des entités abstraites qui ne soient pas
directement observables est dénuée de sens (mais il argumente
parfois en ce sens ; voir par exemple son « Argument négligé en
faveur de l’existence de Dieu » 123 , ou ses analyses sur la
télépathie 124 ) ; d’où la conception selon lui erronée de Comte qui
limite la vérification aux faits directement observables 125 .

57Ajoutons que, si la première motivation de la maxime était bien de


frapper de non-sens, au plan du connaître, ces propositions qui ne
sauraient être vérifiées en accord avec les méthodes des sciences
physiques 126 , Peirce n’a jamais considéré que seules sont
pourvues de sens les propositions qui sont empiriquement
vérifiables. Au contraire, il y a une foule de propositions – aux modes
interrogatif, impératif, explicatif, par exemple – qui sont dotées de
sens, bref, qui ont des « interprétants émotionnels » ou
« énergétiques » et pas seulement « logiques ». Assurément la
maxime pragmatiste met en œuvre un principe de « vérification » ;
mais ce principe ne signifie pas qu’il ne soit fait appel qu’à des objets
physiques. Du reste, avec le positivisme, la science « approche d’un
point critique ; ses conceptions anciennes et purement matérialistes
ne suffiront plus » 127 . C’est aussi toute une conception de la vérité
qui sépare Peirce des positivistes, pour qui la vérité des énoncés
empiriques est fonction de leur réductibilité à des énoncés décrivant
des impressions sensibles. Or, non seulement Peirce est hostile à
une telle vision humienne de la connaissance mais, pour lui, la vérité
est une question non d’origine mais d’arrivée : est vrai ce vers quoi
tend la communauté scientifique.

58Toutefois, le point de rupture le plus radical entre les deux


conceptions est ontologique. On sait Peirce réaliste. Or c’est ce
réalisme qui lui fait dire non seulement que la signification,
constituée par des dispositions à agir ou habitudes, est
irréductiblement indéterminée (parce que générale et conditionnelle),
mais aussi que certaines possibilités sont réelles ; d’où un traitement
très différent chez Peirce et chez les positivistes du conditionnel.
Signification et réalisme : les possibles réels ou
would-be
59Principe de clarification conceptuelle, la maxime pragmatiste doit
permettre de décider si une proposition donnée a un sens.
Déterminer le sens d’un concept – « dur », « lithium », « force » –,
c’est donc l’inscrire dans un énoncé qui sera une description
générale de tous les phénomènes expérimentaux concevables,
virtuellement prédits par l’assertion de la proposition originelle 128 .

60Soit le concept « dur ». On pourra le traduire par la proposition


suivante : « non rayable par bon nombre d’autres substances » ou
« voilà qui ne sera pas rayé par maintes autres substances » 129 .
Ainsi connaît-on le sens d’une expression lorsque sont
opérationnellement connues les conditions précises valant pour un
objet si et seulement si cette expression est vraie de lui. L’application
de la maxime ne permet donc pas une saisie complète de la
signification dans une sorte d’intuition globale : le sens reste
irréductiblement indéterminé. Mais elle garantit (ce qui est déjà
beaucoup) le caractère exhaustif de la signification 130 : ce
qu’affirme la maxime pragmatiste, c’est qu’il n’y a rien de plus dans
la signification d’un énoncé que ce qui est exprimé par une
proposition conditionnelle générale dont l’antécédent énumère une
série d’opérations à effectuer (ou de conditions expérimentales à
réunir) et dont le conséquent décrit les résultats expérimentaux 131 .
Ainsi, déclarer qu’un « diamant est dur », c’est le traduire en une
série de conditionnels tels que « si on le soumettait à la pression
d’un couteau, il ne se rayerait pas » 132 . L’élucidation de la
signification se fait donc par la traduction de tous les énoncés en des
conditionnels qui ont même signification que les énoncés initiaux,
mais qui la présentent d’une manière plus explicite et plus naturelle
133 .
61On est proche, à première vue, d’une conception vérificationniste
et opérationnaliste de la signification 134 . Mais est-ce aussi sûr ?
Tout repose en fait ici sur le statut logique accordé au conditionnel.

62Assurément, s’« il n’y a absolument aucune différence entre une


chose dure et une chose molle tant qu’on ne les a pas soumises au
test » (et qu’on peut donc, si on le souhaite, dire que le diamant
devient plus dur si on augmente la pression ou plus mou dans le cas
contraire 135 ), la maxime pragmatiste ne semble guère différente du
critère positiviste, et elle paraît même impliquer un vérificationnisme
encore plus radical que celui d’un Carnap puisque, dans la version
carnapienne du critère de vérifiabilité, les termes dispositionnels
n’ont de sens qu’appliqués à des objets qui sont, mais aussi qui ont
été ou seront soumis à un test. Or, pour Peirce, ils n’ont ici de sens
qu’appliqués à un objet réellement soumis au test. Une fois le
diamant remis sur son coussin, il devient dénué de sens de
demander s’il est maintenant dur ou mou 136 .

63Pourtant, aussi bien en 1873 que dans l’article de 1878 lui-même,


Peirce fait une interprétation des contrefactuels, parfaitement en
harmonie déjà avec son réalisme scolastique :

Même si la dureté est entièrement constituée par le fait qu’une autre


pierre vienne frotter contre le diamant, nous ne concevons pas
toutefois qu’il ait commencé à être dur quand cela s’est produit ; nous
disons au contraire qu’il est réellement dur tout le temps, et a été dur
dès lors qu’il a commencé à être un diamant 137 .

Les contrefactuels ne paraissent ici ni dénués de sens ni réductibles


à des conditionnels matériels qui les rendraient trivialement vrais
138 . Dans le même ordre d’idées, Peirce écrit en 1873 que
l’existence des forces « dépend de leurs manifestations ou plutôt de
leur manifestabilité » 139 . Enfin, dans l’article de 1878 lui-même,
s’agissant des pierres précieuses qui se trouvent peut-être au fond
de la mer et dont on peut se demander si elles sont ou non
brillantes, Peirce note que « cela ne fait probablement aucune
différence, si on se souvient toujours que la pierre peut être pêchée
demain » 140 .

64Il est en fait douteux que Peirce ait sur ce point évolué du
nominalisme au réalisme : en témoignent ses réserves, dès le début,
à l’égard de l’interprétation philonienne du conditionnel, dont il a
conscience des paradoxes qu’elle peut entraîner, et son souci de
restreindre le champ d’application du conditionnel en l’interprétant
comme une consequentia simplex de inesse (énoncé ne faisant pas
référence à un domaine de possibilité, mais s’en tenant à l’état
actuel des choses 141 ). En fait le pragmatisme du début impliquait
moins l’affirmation de l’irréalité de la possibilité qu’il n’évitait de poser
la question du statut des contrefactuels en tant que problème
distinct, car « la reconnaissance distincte de la possibilité réelle est
certainement indispensable au pragmaticisme » 142 ; or Peirce fait
remonter cette doctrine à 1868 143 , bref à l’affirmation du réalisme
scolastique, lequel doit « s’accompagner de la reconnaissance de
l’existence de vagues réels, et surtout de possibilités réelles » 144 .
Si le passage des will-be à des would-be ne signifie donc pas le
passage d’un nominalisme initial au réalisme, il indique néanmoins
une prise de conscience accrue du statut des contrefactuels et des
implications naturelles du réalisme scolastique. En 1905, Peirce
réaffirme que ce dernier, loin d’être incompatible avec le
pragmatisme, en est indissociable.

65On doit donc reformuler ainsi la maxime pragmatiste : dire qu’un


diamant est dur, c’est affirmer que si on le soumettait à la pression, il
résisterait (would resist) au fait d’être rayé. Il s’agit là d’un énoncé
conditionnel subjonctif, qui vaut aussi de manière contrefactuelle et
qui présente donc l’avantage d’être vrai même d’un diamant qui n’a
jamais été ou ne sera jamais soumis à la pression. La dureté est
alors comprise comme une propriété générale qui ne disparaît pas
entre les tests : ce n’est pas une pure fiction de l’esprit ou possibilité
logique (puisque le contrefactuel couvre tous les tests possibles et
non les seuls tests réalisés) 145 .
66Ces potentialités réelles, ou possibles-réels 146 , distincts (comme
chez Duns Scot 147 ) de la simple actualité et de la pure possibilité
logique, sont ce que Peirce appelle des would-be ou des
« troisièmes (thirds) ». Ils impliquent que la dureté ne se réduit pas à
tel ou tel événement unique ou spécifiable, ni même à telle ou telle
série d’événements discrets actuels 148 .

67Si l’expérience sensible est donc importante (rôle de la


Secondéité [Secondness]), elle ne doit pas faire oublier la réalité de
possibles physiques non actualisés 149 . Si un diamant a été testé
pour sa dureté, ce n’est pas le test passé qui constitue sa dureté. Si
j’ai testé le diamant et découvert qu’il est dur, je ne conçois pas sa
dureté comme quelque chose d’exclusivement passé : c’est aussi
quelque chose de présent et de futur. De même, si je frotte à présent
le diamant avec du carborindon, le would-be ne disparaît pas pour
autant dans ce qui se passe hic et nunc. La possibilité n’est pas
détruite par le simple fait d’être actualisée : « Quelqu’un qui voit ne
perd pas la vue par le simple fait qu’il a vu. 150 »

68Mais le pragmaticiste doit non seulement souscrire à une


possibilité mais à une nécessité réelle 151 . Car le possible-réel est
plus qu’une simple potentialité, ou may-be. Quand je dis qu’un
diamant est dur, je veux dire non qu’il se peut qu’il résiste au fait
d’être rayé par du carborindon, mais qu’il y résistera très
probablement. Il faut donc distinguer entre la simple « potentialité »
et – le réalisme du vague interdisant le nécessitarisme strict – la
« nécessité conditionnelle » 152 . Le possible-réel n’est pas un
Premier vague 153 ; c’est un Troisième, bref une loi : or une « loi qui
ne serait qu’une simple idée non réalisée […] serait un pur Premier »
154 . Un would-be est réel, parce que « destiné à » ou « sûr de se
produire » 155 . La maxime pragmatiste est dès lors censée exprimer
la possibilité réelle de comportements futurs, sans être jamais
réductible à quelque ensemble fini que ce soit de comportements
actualisés singuliers ; aussi peut-elle renvoyer à toutes sortes de
phénomènes que personne n’observera jamais.
69Le pragmatisme s’engage dans un réalisme ontologique qui
affirme la réalité des universaux, et notamment des lois régissant le
comportement des corps, interprétées comme des dispositions ou
des habitudes irréductibles (tels le would-be du dé, qui manifeste
une probabilité de 1 sur 6 de présenter l’une de ses faces) et que
n’épuisent aucune de leurs manifestations singulières 156 . Ici
encore, la caractéristique majeure du would-be est sa généralité,
son indétermination irréductible : la signification du terme
« dur » réside bien dans la réalité de la dureté, ou possibilité
indéfinie qu’a le diamant de résister à toutes les tentatives qu’on
pourra faire de le rayer 157 . L’énoncé des conditionnels devient
alors synonyme de l’expression d’une loi gouvernant l’expérience et
constituant le sens ultime de la proposition 158 .

70Aussi le réaliste scientifique pragmatiste sera-t-il donc cet homme,


nourri aux sciences expérimentales, qui va « considérer une loi de la
nature comme réelle » 159 , mettant ainsi en avant « l’espèce
d’universaux auxquels la science moderne fait le plus attention »
160 . Il croira en la réalité objective de la Tiercéité (Thirdness). Les
formules scientifiques ne créent pas les lois ; elles essaient
seulement de les représenter et, ce faisant, de prédire ce qui sera
confirmé ou non par l’expérience. Du reste, contrairement à ce que
prétendent les nominalistes, la connaissance en général reflète des
relations réelles et non de simples procédés surimposés aux
phénomènes 161 .

71Entreprise thérapeutique, le pragmatisme reste, on le voit,


indissociable de l’ontologie, et d’une ontologie réaliste : réalisme
original, sensible à tout réductionnisme, et qu’on retrouvera à tous
les stades de la réflexion peircienne sur les signes et sur la
connaissance, comme dans sa métaphysique scientifique.
Notes
1 1.7 ; 5.423.

2 1.129 ; 6.2.

3 8.18 ; 8.12.

4 8.17 ; 1.27n 1.

5 6.377.

6 6.361.

7 8.18 ; 1.27.

8 8.18.

9 8.13.

10 8.10 ; 5.470 ; 5.503 ; 1.21 ; 2.115.

11 5.492 ; 5.312.

12 5.250 ; 8.11 ; 5.318.

13 6 .605 ; 1.6.

14Quaestiones Subtilissimae Super libros Metaphysicorum


Aristotelis (In Metaph., VII, q. 18.6), in Opera Omnia, Paris, Vivès,
1891-1895.

15 4.530.

16 5.312.

17 8.13.
18 Tous trois traduits en français dans Textes anti-cartésiens, 1984
<et désormais dans Peirce, 2002 [NdE>

19 5.265.

20 5.213n. 1.

21 Aristote, Anal. Sec., I.2.71 b ; II.2.100 b .

22 Rorty, 1961, p. 199.

23 5.213.

24 5.213-224.

25 5.214.

26 5.214.

27 1.82.

28 2.85.

29 1.357.

30 5.44.

31 Cf . 1.317-8 ; 1.306 ; 1.310.

32 2.184.

33 7.547 ; 7.540.

34 7.364-8.

35 7.342 ; cf. 7.354.

36 5.218.
37 7.344.

38 4.622.

39 8.36.

40 5.223 ; cf. 5.503.

41 5.223.

42 5.299.

43 5.303.

44 5.221-2.

45 5.305.

46 5.220.

47 5.306 ; cf. 3.93.

48 5.215 ; 1.145 ; 1.171.

49 5.264.

50 5.383.

51 5.264.

52 5.391 ; 5.63.

53 2.28 ; 2.370 ; 6.542.

54 2.192. Ici encore comparer avec Wittgenstein, Über Gewissheit,


§ 506-508, et le commentaire de Bouveresse, sur le fait
caractéristique que, dans la pratique cartésienne, la contribution du
langage est complètement passée sous silence (1976, p. 572).
55 5.264.

56 Pour juger de cette réfutation en règle de la théorie cartésienne


du doute méthodique chez Wittgenstein voir Bouveresse, 1976, p.
569sq.

57 4.71.

58 6.497-8.

59 5.228.

60 5.230-3.

61 5.234.

62 5.235.

63 2.444 ; 1.112.

64 5.253.

65 5.264.

66 5.317. Shakespeare, Mesure pour mesure, acte II, scène 2.

67 5.238-41.

68 5.244.

69 5.245 ; cf. 7.375-6.

70 5.245 ; 5.335 ; 1.335 ; 5.292 ; 1.250.

71 5.295 ; 1.547.

72 5.298.

73 5.249.
74 5.259.

75 2.27.

76 5.335.

77 5.335.

78 2.27.

79 6. 110.

80 5.439 ; 5.525.

81 5.439.

82 5.255.

83 5.256.

84 5.312.

85 5.257.

86 <Accessibles désormais en français dans Peirce, 2002. [NdE]>

87 5.391.

88 5.392 ; I. 2.219-26 ; 5.413 ; 5. 611.

89 5. 392.

90 5.393.

91 5.398.

92 5.398.

93 5.399.
94 Pour la version française (revue par Léo Seguin et légèrement
différente de la version américaine) parue dans la Revue
philosophique du 7 janvier 1879, 39-57, voir W-3, p. 65. On
consultera l’analyse comparative de Deledalle, 1981, sur les
différences entre les deux versions.

95 5.402.

96 5.398.

97 5.400 ; pour la version française, voir W-3, 364.

98 Voir par exemple la première leçon de James, 1968, p. 23-45.

99 5.466 ; 5.504n. 1 ; 5.494.

100 5.3 ; 5.358n.

101 5.466 ; 6.482 ; 6.485.

102 5.414.

103 Cité dans Thayer, 1981, p. 139.

104 Cité dans Thayer, 1981, p. 140.

105 5.467 ; 5.402n. 3.

106 5.3.

107 5.1 ; 5.3.

108 5.412.

109 5.402n. 3. Sur le but général de la maxime, voir 1.339 ; 2.293 ;


4.127 ; 5.402n. 3 ; 5.427 ; 5.432 ; 7.360-61 ; 8.208 ; 8.212 ; 8.250 ;
8.272. Sur la théorie opposée à la pratique, voir 1.43-4 ; 1.76 ;
1.590 ; 1.619 ; 2.644 ; 5.431.
110 8.208.

111 8.322 ; cf. 5.197.

112 5.442.

113 5.123.

114 8.320.

115 5.429.

116 5.535.

117 Voir les excellentes mises au point dans C. Chauviré, 1984,


p. 255-269 ; P. Skagestad, 1981, 93-103.

118 5.13n. ; 5.120.

119 5.411.

120 5.2 ; 1.871.

121 5.2.

122 Chauviré, 1984, p. 261.

123Ms 841, p. 1 ; 6.69sqq.

124Ms 881 ; 1.115.

125 7.91 ; 2.511, n.

126 5.6 ; 5.423.

127 7.158n. 1.

128Ms 316, p. 44 ; 8.184 ; 8.178 ; 8.195 ; 2.296.


129 5.403 ; 5.483 ; 6.176 ; 8.195.

130 5.412.

131 5.428 ; 1.615.

132 5.403.

133 5.427 ; cf. 5.18.

134 Thayer, 1981, p. 92 ; mais Thayer considère néanmoins que


l’opérationnalisme de Bridgman est plus proche du pragmatisme
jamesien que du pragmatisme peircien (ibid, n. 48).

135 5.403.

136 Skagestad, 1981, p. 101-102.

137 7.340.

138 Comme avaient fini par le voir aussi les positivistes logiques
(puisqu’on pourrait aussi bien appliquer un terme dispositionnel à
tous les objets qui n’auront pas été soumis à un test pertinent).
Selon l’interprétation philonienne du conditionnel, en effet, étant
donné une hypothèse fausse, des résultats contradictoires peuvent
s’ensuivre puisque le seul cas où le conditionnel est faux est celui où
l’antécédent est vrai et le conséquent faux.

139Ms 372, p. 14.

140 5.409.

141 3.441-4.

142 5.526-7.

143 5.306.
144 5.453.

145 5.457.

146 5.454.

147 Voir par exemple Ordinatio, I, d. 2, p. 2, q. 1-4, in Opera Omnia,


Rome, 1950, t. II, p. 282. « Le possible logique est un mode de
composition produite par l’intellect, dont les termes n’incluent aucune
contradiction ; ainsi sont dites possibles ces propositions : “Dieu peut
être produit”, “Dieu est Dieu”. Mais le possible-réel est ce qui est
reçu par une puissance réelle, comme une puissance inhérente à
quelque chose, ou achevée en cette chose comme en son terme. »

148 1.615 ; 5.436 ; 5.457 ; 5.467.

149 1.422.

150 4.640.

151 5.457.

152 1.427.

153 1.304.

154 1.342.

155 4.547 ; 1.536.

156 5.467 ; 1.27n.

157 5.427 ; 5.429. Une telle manière d’insister sur l’importance des
dispositions n’est pas sans rappeler le réalisme dispositionnaliste
proposé par Popper dans La logique de la découverte scientifique et
qu’il oppose au réductionnisme de Carnap dans l’Aufbau.

158 5.491 ; 5.450.


159 5.48.

160 4.1.

161Cf. 8.151-2.

Index
Mots-clés : Duns Scot, maxime pragmatiste, Peirce, possibles
réels, réalisme, platonisme
Chapitre 2
Le pragmatisme ou « la manipulation des signes »
comme méthode philosophique

1Explicitement défini comme « une philosophie qui devrait


considérer le fait de penser comme une manipu­lation de signes pour
envisager les questions » 1 , le pragmatisme de Peirce s’appuie sur
deux idées-forces : (1) il est entièrement issu de la logique formelle ;
(2) il considère que « toute pensée est en signes » 2 . N’étant « rien
de plus qu’une règle pour établir le sens des mots », le pragmatisme
doit « en conséquence se fonder sur notre compréhension des
signes » 3 , puisque c’est d’elle que sera « dérivée la maxime
pragmatiste ». C’est incontestablement cette « étude logique et non
psychologique de la nature essentielle des signes » qui constitue
pour une bonne part l’originalité du pragmatisme peircien 4 .
Les ambiguïtés de la « sémiotique »
peircienne
2On tient souvent Peirce pour le fondateur de la sémiotique 5 . Mais
une telle approche est trompeuse : malgré les apparences, Peirce a
moins développé une sémiotique, au sens d’une discipline
académique autonome, qu’il n’a constamment conçu ses réflexions
sur le signe au sein d’une philosophie, voire d’une métaphysique, du
signe. Certes, Peirce a lui-même cet aveu :

Sachez que, du jour où, âgé de 12 ou 13 ans, je mis la main dans la


chambre de mon frère aîné sur une copie de la Logique de Whately,
et lui demandai ce qu’était la logique, et que, ayant obtenu une
réponse simple, je me jetai sur le plancher et m’enfonçai dans sa
lecture, je n’ai jamais été capable d’étudier quoi que ce fût –
mathématiques, éthique, métaphysique, gravitation,
thermodynamique, optique, chimie, anatomie comparative,
astronomie, psychologie, phonétique, économie, histoire des
sciences, whist, hommes et femmes, vin, météorologie – autrement
que comme une étude de sémiotique 6 .

Manquent pourtant deux conditions dont on pourrait penser qu’elles


sont minimales pour qui veut établir les principes d’une sémiotique
rigoureuse : une définition nette du concept de signe et, plus encore
peut-être, une délimitation du domaine de la sémiotique qui permette
de la distinguer d’autres types de savoir.

3En effet, pour conférer un sens au concept de signe, il faut pouvoir


distinguer entre ce qui est signe et ce qui ne l’est pas. Or tel n’est
pas le cas chez Peirce puisqu’en toute rigueur notre pouvoir de
connaître nous place d’emblée sur le plan strictement phénoménal
(impossibilité de la chose en soi) : être, c’est être connaissable 7 et,
vue sous cet angle, toute chose envisagée dans sa phénoménalité
est signe ; l’univers est d’ailleurs présenté comme un « immense
representamen » 8 . C’est, en effet, une conséquence du réalisme
scolastique que le monde ne puisse être composé de deux sortes de
choses mutuellement exclusives, des signes et des non-signes : il
n’y a rien qui ne puisse être un signe. « Tout cet univers est
imprégné de signes, sinon composé exclusivement de signes. 9 »

4En second lieu, le concept de signe lui-même, en dépit de l’ancrage


historique précis qui est le sien, n’est pas dénué d’un certain flou.
Pendant longtemps, Peirce ne s’intéresse guère, en fait, parmi les
signes qu’aux seuls symboles. Et c’est le concept de
« représentation » qui au début (1865-1867) tient lieu de terme
technique pour les signes en général. En sorte que la sémiotique
n’est ni plus ni moins qu’une théorie très générale de la
représentation 10 . Certes, le concept de représentation semble
céder le pas au profit de celui de signe dans la théorie positive de la
pensée-signe en 1868 (conséquence de ce que nous n’avons aucun
pouvoir d’intuition ou d’introspection, et donc « aucun pouvoir de
penser sans signes » 11 ), mais, même alors, le signe continue à
renvoyer comme « seconde intention » à une représentation 12 . Ce
n’est guère avant 1880 que Peirce prend conscience de l’importance
des indices et des icônes – au point même d’envisager une logique
des icônes et des indices 13 (1906) – et que, par là même, le
concept de signe se dégage peu à peu de l’acception générale de
« représentation ». C’est donc à une date relativement tardive (1902-
1905) que le signe acquiert vraiment une spécificité et que,
parallèlement, la logique est désormais définie comme sémiotique
(1903). Mais le paradoxe est de taille : plus le concept de signe se
spécifie, et moins la sémiotique apparaît comme un domaine
spécifique, une science des signes autonome, puisque aussi bien
c’est la logique tout entière (et donc la logique en sa partie la plus
formelle aussi) qui se voit définie comme sémiotique. Certes, cette
logique ne constitue pas toute la sémiotique ; il ne s’agit que de la
sémiotique diversement appelée « cénoscopique », « formelle »,
« générale », « normative », « spéculative », « doctrine quasi
nécessaire et formelle des signes », ou encore « théorie pure des
signes en général » 14 . Aussi y a-t-il (ou plutôt peut-il y avoir) des
études idioscopiques de signes aussi variés que les sciences
idioscopiques elles-mêmes : physique, biologie, géologie,
anthropologie, psychologie, médecine, musique, économie,
politique, etc. Peirce les appelle de ses vœux en 1909 :

Un grand desideratum, c’est une théorie générale de toutes les


espèces de signes possibles, de leurs modes de signification, de
dénotation et d’information, et de tous leurs comportements et
propriétés, dans la mesure où ils ne sont pas accidentels 15 .

Il n’est donc pas étonnant que l’on ait vu l’un des pères de la
sémiotique contemporaine 16 en celui qui se posait lui-même en
« pionnier et défricheur de forêts » et prétendait « dégager et ouvrir
des chemins » dans ce qu’il appelait sémiotique, trouvant par ailleurs
« le champ trop vaste » et « le travail trop lourd » pour le premier
qu’il était à entreprendre une telle tâche 17 .

5On manquerait pourtant le sens du projet sémiotique peircien si l’on


oubliait que celui-ci ne prend sens qu’au sein de la logique et de
l’ontologie : en effet, l’étude des signes a toujours été comprise par
Peirce, d’abord et avant tout, en relation avec la logique. Gérard
Deledalle a bien vu que c’était là un point décisif qui distinguait
notamment la méthode de Peirce de celle de Saussure 18 . Pour
ceux qui en douteraient, quelques rappels utiles : lorsque Peirce
envisage l’étude sémiotique d’autres disciplines que la logique (par
exemple la psychologie 19 ), ce n’est pas sans rappeler que les
raisonnements qui y ont cours doivent pouvoir être soumis à l’étude
logique. En fait, bien que la conception apparemment élastique des
frontières entre les domaines du savoir semble autoriser une théorie
générale des signes menée par d’autres chercheurs que le logicien,
il est douteux que Peirce ait pensé jusqu’au bout cette possibilité,
soulignant que tout ce qui a été accompli jusqu’alors fut l’œuvre de
logiciens (Whately, Ockham, Mill, Boole), et qu’il s’agit donc pour lui
du groupe de chercheurs le mieux à même de poursuivre cette
tâche. Ainsi, même si « un morceau de musique est un signe, de
même que l’est un mot ou une commande », et que « la logique n’a
positivement rien à faire de ces sortes de signes », « il n’est pas
vraisemblable qu’à notre époque on trouve quelqu’un qui soit
capable d’étudier la physiologie générale de signes non logiques, si
ce n’est le logicien » 20 .

6Il est également curieux que ce père d’une sémiotique généralisée,


si peu avare par ailleurs en projets grandioses, ait seulement
envisagé comme l’un de ses ouvrages majeurs (dont il espérait qu’il
aurait au xxiè siècle le succès du Système de logique de Mill) un
« Système de logique considéré comme sémiotique » 21 , i.e. un
ouvrage portant non sur toute la sémiotique, mais sur la logique ou
sémiotique cénoscopique. De même, comparant son projet avec
celui de celle qui devait devenir son interlocutrice favorite sur les
signes, Victoria Lady Welby, Peirce souligne que la « Signifique »
(dont elle s’occupe en fait) s’intéresse au premier chef aux
« relations des signes à leurs interprétants », mais que le logicien
qu’il est avoue sa préférence pour la « vérité des Signes, i.e. leur
relation à leurs objets » 22 . Ne faut-il pas d’ailleurs préférer à
Signifique le titre de sémiotique puisque « la signification n’est
qu’une des deux fonctions principales des signes » 23 ? En vérité, si
la sémiotique met bien en lumière toute une série de signes, et ne se
limite donc pas à une typologie des seuls signes linguistiques
(comme en témoigne la classe très large des interprétants [affectifs,
énergétiques, etc.]), le modèle linguistique reste prégnant : le sens
véritable d’un signe est bien à chercher dans le contexte de la
proposition.

Aucun signe d’une chose ou espèce de chose […] ne peut apparaître


si ce n’est dans une proposition, et une opération logique sur une
proposition ne peut résulter qu’en une proposi­tion (et rien d’autre) ; de
sorte que les signes non proposition­nels n’ont d’existence que
comme constituants de propositions 24 .

7C’est d’ailleurs pourquoi, en définitive, la théorie de la signification


révélée par la Sémiotique est indissociable d’une théorie de la vérité,
seule capable de fournir la finalité véritable des signes :
Le but des signes – qui est le but de la pensée –, c’est d’amener la
vérité à l’expression. La loi sous laquelle un signe doit être vrai est la
loi de l’inférence ; et les signes d’une intelligence scientifique doivent
par-dessus tout être tels qu’ils se plient à l’inférence. C’est pourquoi
la relation illative est la relation sémiotique première et primordiale.
On pourrait objecter que dire que le but de la pensée est d’amener la
vérité à l’expression, c’est dire que la production des propositions
plutôt que celle d’inférences est l’objet premier. Mais la production de
propositions est de la nature générale de l’inférence, en sorte que
l’inférence est la fonction essentielle de l’esprit cognitif (ou
scientifique) 25 .

8Il paraît donc difficile de parler d’une « sémiotique » peircienne au


sens d’une discipline dont Peirce aurait explicitement délimité le
domaine d’application ou dédouané à l’avance toutes les
extrapolations. L’esprit d’ouverture de ce grand savant soucieux de
« ne jamais bloquer la voie de la recherche » savait aussi faire la
différence entre la « philosophie de laboratoire » et ceux qui, selon
ses propres termes, « distribuent la philosophie à la louche et dont
on peut trouver les échoppes à tous les coins de rue » 26 .

9Mais que faut-il au juste entendre par « logique » 27 , et cela


constitue-t-il une « réduction » du champ sémiotique ? C’est
précisément là que réside la richesse de la réflexion peircienne sur
les signes ; car la logique n’a jamais chez Peirce un sens étroit : elle
se rattache d’emblée, comme dans la tradition classique, à
l’ontologie, laquelle va prendre chez Peirce un tour réaliste, sous la
forme d’un réalisme catégoriel triadique.
Le réalisme sémiotique triadique
Le réalisme sémiotique.
10La plupart des philosophes qui ont réfléchi sur les signes (Locke,
Ockham, Hobbes, Berkeley) furent des nominalistes. Ici encore,
Peirce a poussé le paradoxe jusqu’à soutenir que non seulement
réalisme et sémiotique n’étaient pas contradictoires, mais que la
seule manière de parler de façon cohérente des signes et de la
signification était d’adopter une perspective réaliste.

11Le premier principe de ce réalisme sémiotique est directement


issu du réalisme scotiste : « Le réel est ce qui signifie quelque chose
de réel. » On ne peut donc aller au-delà du langage :

Si une personne pointe en direction du soleil et dit : « Regardez là-


bas ! C’est Cela que nous appelons “soleil” », le soleil n’est pas l’objet
de ce signe. C’est le signe du soleil, le mot soleil à quoi sa déclaration
se rapporte ; et ce mot, nous devons nous familiariser avec lui par
expérience collatérale 28 .

Ce qui nous est donc livré, ce n’est pas le soleil : c’est le mot soleil,
sa description. Le réaliste doit commencer par ce constat : le signe
chez Peirce, comme chez Wittgenstein, ne dit pas les choses ; tout
au plus peut-il « en dire quelque chose » 29 . Il ne les exprime pas :
il les indique. Il faut donc rejeter toute conception selon laquelle
signifier consisterait en une relation à deux termes entre un signe et
une entité déterminée (le signifié, la signification) par définition
extérieure au domaine des signes. Peirce, pour sa part, croit pouvoir
en tirer la double conclusion que toute pensée est en signes, mais
aussi que tout, en fait, est signe.

12Le réalisme sémiotique ne pourra donc se limiter à une


philosophie du langage, i.e. à une analyse classique sur les relations
entre pensée et langage, sur les conditions de la signification, etc. Il
suppose une réflexion systématique sur les signes. D’où l’attention
portée aux classifications, aux définitions, à l’examen de la relation-
signe, mais aussi à la compréhension des conventions qui régissent
le système de signes (notamment en mathématiques). En outre, de
même que le réalisme sémiotique s’oppose à tout platonisme de la
signification, celle-ci restant indissociable de ses conditions
pragmatistes de vérifiabilité ou d’usage (telles qu’elles sont assurées
par la maxime pragmatiste), il s’oppose à l’idée que les signes se
réduiraient à des flatus vocis. En dépit des apparences, l’essentiel
de l’apport peircien ne réside pas dans les classes de signes
dégagées, ni même (en le comparant à Husserl) dans l’analyse
effectuée jusqu’à un certain point de ce que c’est pour un objet que
d’être un signe. Certes, il faut des classifications si l’on veut
constituer une étude « quasi formelle », « quasi nécessaire » des
signes. Et celles-ci ne manquent pas. Mais l’essentiel est ailleurs.
On peut toujours définir, diviser le signe à partir de ses qualités ou
en s’appuyant sur des définitions conventionnelles. L’important est
de trouver des fonctions et des classifications réelles du signe, tout
comme le zoologiste essaie d’en trouver pour y faire entrer telle ou
telle espèce naturelle : la sémiotique est, à cet égard, très peu
différente d’une science naturelle.

Si la question était simplement de savoir ce que nous entendons


vraiment par signe, elle pourrait rapidement être résolue. Mais là n’est
pas la question. Nous sommes dans la situation du zoologiste qui
veut savoir quelle devrait être la signification de « poisson » pour faire
des poissons une des grandes classes de vertébrés. Il me semble
que la fonction essentielle d’un signe est de rendre efficientes les
relations inefficientes – non pas de les mettre en action, mais d’établir
une habitude ou une règle générale par laquelle elles agiront quand il
le faudra 30 .

13L’usage ordinaire de « signe » a donc peu d’importance : on peut


en partir, comme le zoologiste part des définitions dont il dispose ; à
la limite, une définition technique elle-même, bien que bénéficiant de
l’éthique terminologique, n’est pas non plus décisive : l’essentiel,
c’est de partir, dans l’analyse sémiotique, de l’ontologie, bref des
classifications catégorielles, et de voir ensuite, par une observation
phénoménologique, comment et si l’on doit les retenir ou les réviser.
Un signe est peut-être conventionnel ou artificiel : cela n’implique
pas que les divisions sémiotiques ne correspondent pas à des
classifications réelles 31 .

14Pour cette raison, on ne peut davantage tirer la sémiotique


peircienne dans le sens d’un hypercontextualisme d’où serait
absente toute référence du signe au representamen, à un état du
monde ou à un état de la pensée 32 . La réflexion ne porte pas tant,
en fait, sur la nature des signes que sur leur sens.

15D’où le rôle important de l’objet dans la relation sémiotique, qui


seul permet, en maintenant la force réactive de la réalité mondaine,
d’éviter l’échec cuisant d’une analyse idéaliste des signes à la
Berkeley ; d’où aussi, malgré un antipsychologisme décidé 33 ,
l’intégration dans le projet de catégories mentalistes (intelligibilité,
intentionnalité, sens) sous la forme de la Tiercéité. D’où, enfin, les
hésitations, dans les modèles qui l’inspirent, entre un Ockham, plus
formel ou « sermocinaliste », et un pseudo-Scot, dont la Grammaire
spéculative (dite pourtant formelle) rend mieux compte de la
« richesse » et de la « complexité » des signes. Dans ce contexte, la
théorie de la pensée-signe, développée dès 1868, cherche moins à
réduire le mental au langage qu’elle ne vise à élaborer un modèle
cohérent (et suffisamment non psychologique) du mental (terme très
large qui ne se réduit pas à la seule pensée humaine, mais s’étend
aux machines, à l’intelligence scientifique, aux abeilles, voire aux
cristaux 34 ).
L’ancrage logique et ontologique du signe.
16La nature même de la logique et de l’ontologie qui s’attachent
chez Peirce au signe, se comprend mieux à la lumière des modèles
qui l’ont très tôt inspiré : pour l’essentiel Kant, Boole et Ockham.

17De l’influence profonde exercée sur lui par Kant, Peirce a retenu
que la logique est la méthode et le fondement de la métaphysique,
et que « les concepts communs ne sont rien que des objectivations
de formes logiques » 35 . C’est donc bien par une déduction des
catégories qu’il faut commencer. Kant n’est pas parvenu à en
dresser une table satisfaisante parce que sa logique est restée
empêtrée dans les « ambiguïtés psychologiques » de sa théorie du
« jugement », et parce qu’il n’a pas saisi « toutes les différences de
formes élémentaires et signifiantes qui existent parmi des signes de
toute sorte » 36 . Mais il avait vu juste en définissant la logique
comme « la science de la forme pure de la pensée » et en notant
l’importance (et la possibilité) d’une « analyse logique des produits
de la pensée ». Pour ce faire, point ne sera besoin ni de se référer à
l’activité d’un quelconque esprit, ni même de considérer les
symboles comme « les produits de l’action de l’esprit », concepts ou
jugements 37 . Si la logique a affaire avec la forme de la pensée, on
peut l’étudier aussi bien dans sa représentation externe qu’interne,
aller donc directement aux symboles eux-mêmes, mots,
propositions, arguments, qu’ils soient ou non compris, qu’ils soient
ou non dans un esprit. Si la logique a affaire aux symboles, c’est
donc parce qu’elle considère déjà les pensées comme des
symboles. C’est ce qui sera énoncé en 1867 dans « On a New List
of Categories » : « alors que les concepts n’ont aucune existence
sinon en ce qu’ils sont présents en acte à l’entendement », les
symboles, signes extérieurs, gardent leurs caractères de symboles
aussi longtemps qu’ils sont seulement susceptibles d’être compris
38 .
18C’est George Boole, d’une part, et les scolastiques, de l’autre, qui
fournissent à Peirce le cadre nécessaire à ce projet : Boole, parce
que le mathématicien qu’il est a réussi, dans ses Lois de la pensée,
à donner à ces lois « expression dans la langue symbolique d’un
calcul », sans se soucier de la question de savoir si cette notation
est « le reflet de certaines facultés mentales », mais en se servant
de signes « tels qu’ils sont définis et compris d’après leur fonction
représentative » 39 . Comme Boole, Peirce aura toujours, dans son
usage des signes, le réflexe de celui qui a commencé par penser
« en symboles algébriques », se rendant compte que penser, ce
n’est pas forcément « se parler à soi-même », bref, l’habitude du
mathématicien à raisonner en signes algébriques, celle-là même qui
va bientôt l’amener à « penser en diagrammes » 40 . On retrouve un
enthousiasme voisin pour Ockham 41 , chez qui Peirce trouve les
moyens qu’il cherche d’une « analyse logique des produits de la
pensée », puisqu’en utilisant des signes on peut centrer l’analyse
non plus sur ce qu’ils sont, à savoir « peut-être des sons, des
marques, des états ou images mentales », en un mot des
« intentions de l’âme », mais sur l’usage qu’on en fait en formant des
énoncés sur des choses qu’ils ne sont pas 42 . Comme l’écrit
Ockham, on « se sert des signes linguistiques pour signifier les
choses mêmes qui sont signifiées par les concepts de l’esprit, de
sorte qu’un concept signifie premièrement et naturellement quelque
chose, et un mot parlé signifie secondairement (et seulement
conventionnellement) » 43 . Peirce reprend mot pour mot cette
définition dans la « New List » :

Les objets de l’entendement […] sont des symboles, c’est-à-dire des


signes qui sont potentiellement généraux. Mais les règles de la
logique valent pour tous les symboles, ceux qui sont écrits ou parlés,
ou ceux qui sont pensés 44 .

D’où une définition de la logique ou sémiotique comme


« observation des pensées dans leur expression » et comme
« traitant des intentions secondes appliquées aux premières », et
l’affirmation que « chaque fois que nous pensons, nous avons
présent à la conscience quelque sentiment, image, concept, ou autre
représentation qui a le rôle d’un signe » 45 .

19Ainsi s’éclaire cette affirmation cryptique de Peirce selon laquelle


la pensée est non seulement en signes, mais est un signe 46 , thèse
issue de la critique de l’intuition et qualifiée de « seconde idée-
force » du pragmatisme : si la pensée ne se manifestait pas par des
signes, dans l’extériorité, nous ne pourrions rien en dire ni rien en
connaître. La seule pensée que nous connaissons ne peut donc être
que la pensée par signes 47 . Et, « si nous souhaitons analyser les
phénomènes mentaux, la meilleure manière est de le faire non de
l’intérieur mais de l’extérieur, c’est-à-dire dans les signes et à travers
l’activité sémiotique » 48 . Observer la manière de fonctionner du
signe, dont la pensée n’est qu’une catégorie, est donc le moyen le
plus sûr pour comprendre en retour les phénomènes mentaux, ainsi
d’ailleurs que certaines de leurs caractéristiques irréductibles.
La déduction des catégories et la relation-signe.
20C’est par application de la méthode ockhamiste de suppositio que
Peirce met en œuvre son projet et déduit, dès 1867, sa liste des
catégories (très peu modifiée par la suite). Or que permet la
suppositio ? En laissant de côté la significatio du terme, de ne plus
traiter le signe que sous l’angle de sa capacité « d’être pris pour
quelque chose en vertu de sa combinaison avec un autre signe du
langage dans une phrase ou une proposition » 49 .

21La relation-signe opère dès lors une refonte de la relation sujet-


prédicat. On n’a plus une relation de causalité, mais une relation
terme à terme ; non entre des termes absolus, mais entre des
termes connotatifs, i.e. tels qu’ils « signifient une chose
premièrement et une autre secondairement » 50 et tels qu’ils ont
une « définition nominale ». De tels termes ne se réfèrent donc non
pas directement, mais indirectement ou obliquement à des objets
individuels. Comme tels, ils signifient premièrement une signification
et, secondairement, les objets individuels sur la base de cette
signification. Ainsi, lorsque Peirce écrit dans la « New List » que la
même chose est dite par « le poêle est noir » et « il y a de la
noirceur dans le poêle » 51 , noir se réfère au poêle sur la base de
ce qu’il incarne la noirceur. Noir se réfère premièrement à sa
signification, la noirceur, et secondairement au poêle sur la base de
cette signification. Ce qui ne revient pas à hypostasier celle-ci en un
quelconque universel (comme en témoignent les références à des
auteurs non réalistes tels que Jean de Salisbury ou Abélard 52 ) :
penser « le poêle est noir », c’est simplement penser à une nature
indifferenter, ou sans considérer les différences de ses individualités,
comme quand nous pensons à une chose (noire) généralement 53 .
On substitue donc un substantif à un adjectif (par une abstraction
dite hypostatique) en créant ainsi un ens rationis, mais sans préjuger
de sa realitas 54 . Le sujet et le prédicat ne sont donc pas en toute
rigueur des concepts mais des hypothèses 55 . Dès que nous
formons une proposition et assignons des qualités à des choses,
nous ne nous contentons pas de « lire » un réel qui nous serait
donné à livre ouvert ; d’emblée, nous nous livrons à une activité
théorique ; nous interprétons :

Je vois un poêle noir. Il y a une sensation directe de noirceur. Mais si


je juge le poêle comme étant noir, c’est que je compare cette
expérience avec des expériences antérieures. C’est que je compare
la sensation avec une idée familière qui est dérivée d’objets noirs
familiers. Quand je dis que le poêle est noir, je fabrique une petite
théorie pour en expliquer la vue 56 .

22Un signe ne dénote donc jamais son objet directement ou


dyadiquement : il ne dénote son objet que parce qu’il y a un autre
signe (pas nécessairement un esprit) qui l’interprète comme le
faisant. Toute proposition implique donc une référence à un objet,
elle-même rendue possible par une représentation (son interprétant)
qui l’interprète, laquelle à son tour se fait à partir de tel ou tel aspect
prélevé ou abstrait de l’objet (son fondement ou ground). Toute
synthèse met donc en œuvre une relation-signe pour laquelle trois
catégories sont indispensables : référence à l’objet (Qualité),
référence au fondement (Relation), référence à l’interprétant
(Représentation).

23Signe parmi d’autres, comment fonctionne la pensée ? Elle est


signe, dans la mesure où elle est susceptible d’être comprise
comme étant mise pour (suppositio) quelque chose d’autre. Elle ne
tire donc pas son sens d’un sujet ou d’un esprit, mais de la relation
de signification qui se trouve ainsi instaurée.

La pensée est un signe qui renvoie non à un objet mais à une pensée
qui est son signe interprétant, celle-ci renvoyant à son tour à une
autre pensée-signe qui l’interprète, et ceci en un processus continu
57 .

Supposons, par exemple, que l’on pense à Toussaint Louverture et


qu’on pense à lui comme à un noir, mais non distinctement comme à
un homme. Si l’on ajoute ensuite cette distinction, c’est par le moyen
de la pensée qu’un noir est un homme, c’est-à-dire que la pensée
subséquente, homme, renvoie à la chose externe parce qu’elle est
prédiquée de cette pensée antérieure, noir, que l’on a eue de cette
chose. Si nous pensons ensuite à Toussaint comme à un général,
alors nous pensons que ce noir, cet homme, fut général. Et ainsi,
dans tous les cas, la pensée subséquente dénote ce qui a été pensé
dans la pensée antérieure 58 .

24Le processus sémiotique est donc une relation à trois termes : un


signe est une chose reliée sous un certain aspect à un second
signe, son objet, de telle manière qu’il mette en relation une
troisième chose, son interprétant, avec ce même objet, et ainsi de
suite, ad infinitum. Issue de l’analyse catégorielle cette triadicité va,
au fil des textes et des analyses logiques et phénoménologiques,
manifester l’existence des trois catégories distinctes et irréductibles
les unes aux autres – bien que toujours liées dans l’expérience –
que sont la Priméité (Firstness), ou dimension qualitative du réel
dans sa spontanéité et son immédiateté sensible, la Secondéité
(Secondness), l’élément réactif et brutal de l’existence, et la Tiercéité
(Thirdness) enfin, telle qu’elle se manifeste dans le sens,
l’intelligence, la règle-habitude, la pensée, et le rôle prééminent que
joue cette dernière catégorie.
Tiercéité, triadicité et réalisme
25Trois idées animent donc le réalisme sémiotique catégoriel : la
première, qui fait dériver les classifications sémiotiques des
catégories logiques ; la seconde, qui associe le signe à la Tiercéité ;
la troisième enfin, qui interprète la Tiercéité comme une causalité
finale ou une intentionnalité, et fait de la relation-signe une relation
triadique irréductible :

Si l’on prend une forme quelconque de la relation triadique ordinaire,


on y trouvera toujours un élément mental 59 .

26Comme les classifications sémiotiques sont le miroir des


catégories logico-ontologiques, on peut donc toujours envisager le
signe, comme tout autre phénomène, selon qu’il est Premier,
Second ou Troisième. D’où une première trichotomie : le signe par
rapport à lui-même, le signe par rapport à son objet, le signe par
rapport à son interprétant.

27De nouveau, chacune de ces divisions se décompose, la première


trichotomie comprenant respectivement le qualisigne (signe incarné
dans une qualité, n’ayant rien à voir avec son caractère de signe), le
sinsigne (ou événement singulier existant qui est signe), le légisigne
(ou loi) qui est signe.

28Comme second, i.e. par rapport à son objet, le signe (ou existant)
peut se décomposer à nouveau selon qu’il est premier ou icône
(renvoyant à l’objet en vertu de caractères qui lui sont propres, que
l’objet existe ou pas), second ou index (renvoyant à l’objet par lequel
il est dynamiquement affecté), troisième enfin ou symbole (renvoyant
à l’objet en vertu d’une loi).

29Comme troisième, i.e. par rapport à l’interprétant, le signe peut


exprimer sa généralité, soit comme premier (rhème) ou possibilité
qualitative ; soit comme second (dicisigne) ou signe d’existence
réelle, soit enfin comme troisième (argument) ou signe qui pour son
interprétant est un signe de loi.

30La division la plus fameuse est celle qu’établit Peirce entre index,
icône et symbole. En quoi consiste-t-elle ?

Un signe est soit une icône, un index ou un symbole. Une icône est
un signe qui posséderait le caractère qui le rend signifiant même si
son objet n’avait aucune existence ; tout comme un trait de crayon à
mine représente une ligne géométrique. Un index est un signe qui
perdrait d’emblée le caractère qui fait de lui un signe si son objet était
enlevé, mais qui ne perdrait pas ce caractère s’il n’y avait aucun
interprétant. Ainsi par exemple, un moule comportant un trou de balle
comme signe d’un coup de fusil ; car sans le coup, il n’y aurait pas eu
de trou ; mais il y a bien un trou, que quelqu’un ait ou non l’idée de
l’attribuer à un coup de fusil. Un symbole est un signe qui perdrait le
caractère qui fait de lui un signe s’il n’y avait pas d’interprétant. Ainsi,
n’importe quelle forme de discours ne signifie ce qu’elle signifie qu’en
vertu de ce que l’on comprend qu’elle a cette signification 60 .

31Pour mieux comprendre, appliquons les catégories sémiotiques à


un exemple : la trace de pas retrouvée par Robinson sur le sable 61
.

32Par rapport à elle-même, cette trace est un quali-signe (le signe


d’une qualité, indépendamment même de son impression dans le
sable). C’est un sinsigne, en tant que trace unique laissée hic et
nunc à cet endroit de l’île. Ce ne peut être un légisigne : elle renvoie
au seul pas de l’individu Vendredi et n’a donc aucune généralité.
Mais, en d’autres temps et lieux, elle pourrait servir à faire la
différence entre le pas de Vendredi et celui d’autres habitants de
l’île, et elle serait alors, telle une empreinte digitale, un légisigne.

33Par rapport à son objet, c’est une icône, ou image-signe qui


renvoie à son objet, en vertu de caractères qui lui sont propres et
qu’il possède. La trace est ici iconique parce qu’elle peut représenter
son objet principalement par sa similarité, « quel que soit son mode
d’être » 62 . Notons au passage que, si la trace revêt ici un
caractère iconique en raison de sa ressemblance avec l’objet dont
elle est ici l’image (priméité de l’icône), il peut y avoir relation
iconique alors même que la ressemblance avec l’objet n’est pas
matérielle mais « consiste simplement dans les relations avec ses
parties » (cas du diagramme) 63 , ou tient dans un parallélisme ou
une analogie (métaphore) 64 . On notera aussi que la trace de pas
n’est une icône que parce qu’il doit y avoir un interprétant capable de
savoir qu’elle exhibe son objet. Le sens du signe n’est donc pas
donné : il suppose la maîtrise d’une règle ou de son usage. Aussi les
icônes sont-elles le plus souvent des symboles, i.e. des signes
associés à leur objet par des règles conventionnelles.

34Mais la trace de pas est aussi, par rapport à son objet, un index,
celui de la présence sur l’île, non de quelqu’un en général, mais de
l’individu Vendredi. Notons le lien étroit de « connexion réelle » 65
qui relie le signe à son objet et rend ce dernier nécessaire au signe :
la trace de pas attire l’attention, elle surprend celui qui croyait se
trouver sur une île déserte 66 . Elle indique la présence existentielle
d’un individu. Mais la trace de pas a aussi valeur de symbole : elle
fonctionne comme « representamen dont le caractère représentatif
consiste précisément en ce qu’il est une règle qui déterminera son
interprétant » 67 . La trace est un symbole pour l’interprétant, qui
infère, de la représentation de cette forme et de ce qu’elle indique, la
présence d’un homme sur l’île.

35Prise en sa dimension d’icône ou d’index, la trace paraît


autosuffisante : ce serait donc un signe qui fait signe en n’ayant
besoin que de son objet et pas d’un interprétant. Du reste, si la trace
comme index est liée physiquement à son objet, la trace comme
icône n’a pas de lien dynamique avec l’objet qu’elle représente ;
simplement, « ses qualités ressemblent à celles de cet objet et
provoquent des sensations analogues dans l’esprit pour lequel elle
est une ressemblance » 68 . Mais cette relative non-dépendance de
l’icône et de l’index par rapport à l’interprétant, et même (dans le cas
de l’icône) par rapport à l’objet, ne fera que souligner la fonction
spécifique qui est la leur dans la relation-signe, fonction d’indication
plus que d’affirmation (« les icônes et les indices n’affirment rien »)
69 ou de signification, cette dernière relevant de signes exigeant le
recours à un interprétant (i.e. moins les seuls symboles que les
signes où la dimension symbolique est déterminante). Ce n’est donc
que renvoyé à son interprétant que le signe, en sa dimension
(indexicale ou iconique), acquiert une valeur dénotative, donne une
information, prend en d’autres termes son sens de signe.

36Souvent réaménagées 70 , confrontées à l’expérience, les


classifications sémiotiques ne restent en effet pour Peirce des
classifications que parce qu’elles associent l’analyse des signes à
celle de leur sens. La notion de Tiercéité ne définit pas ce qu’est un
signe : elle définit une relation de signes.

Je limite le mot représentation à l’opération d’un signe 71 .

Le signe lui-même est un lien 72 .

Le concept central de la sémiotique peircienne n’est donc ni celui de


représentation ni celui de representamen, ni même celui de signe,
c’est celui de signe en acte : il s’agit moins d’une théorie générale de
la représentation que d’une théorie de la production et de la
reproduction des signes et de leur interprétation, bref, de la
traduction possible de signes en d’autres signes.

Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit 73 .

Le “sens” est, en sa première acception, la traduction d’un signe en


un autre système de signes 74 .

Aussi la tripartition, aujourd’hui courante, entre aspects syntaxiques,


sémantiques et pragmatiques du signe, s’adapte-t-elle mal au projet
peircéen qui est, en vérité, pragmatiste de part en part. Ce n’est, en
effet, que par rapport à la semiosis que les divisions prennent leur
sens. À ce titre, la division entre index, icône et symbole est moins
une division entre des signes différents qu’entre différentes fonctions
du signe (fonctions iconique, indexicale, symbolique) 75 .

37Même si l’index, l’icône et le symbole ont chacun leur


caractéristique réelle et irréductible (à cet égard, il n’y a pas de
prééminence du symbole par rapport aux deux autres, même si le
symbole apparaît comme le seul signe « authentique » 76 ), dès
qu’on a affaire à un système signifiant (l’analyse catégorielle l’a
montré, qui a insisté sur la réalité de chacune des catégories, tout en
soulignant qu’elles sont réellement liées et ordonnées à la Tiercéité),
il n’y a pas de purs indices, ni de pures icônes 77 . Leur sens ne se
précisant en effet que dans une sémiose ultérieure 78 , tous les
signes restent, dans une certaine mesure, symboliques, l’idée
maîtresse de la sémiose étant d’exemplifier une Tiercéité ou relation
triadique 79 :

Dans sa forme authentique, la Tiercéité est la relation triadique


existant entre un signe, son objet et la pensée interprétante, elle-
même signe, considérée comme constituant le mode d’être d’un
signe 80 .

L’avantage qu’il y a à substituer à la notion de « représentabilité » la


catégorie ontologique de « Tiercéité », c’est de souligner que la
structure d’intelligibilité ne se limite pas à la pensée humaine,
comme en témoigne l’exemple du tournesol, phénomène purement
générique de la nature elle-même 81 . En tout phénomène se trouve
donc, selon Peirce, une structure d’intelligibilité ou Tiercéité 82 .
Associée au signe, la Tiercéité indique que tout signe met en jeu de
la signification ou encore « exécute une intention », une finalité, et
que, dans tous les cas, on a affaire à des significations inépuisables
en raison du caractère irréductible de la troisième catégorie 83 .

38Cette irréductibilité, que Peirce croit avoir démontrée (à l’aide d’un


« remarquable théorème »), est celle par laquelle il explique par
exemple que l’on ne peut analyser la relation de don comme une
relation dyadique : Antoine donne une bague à Cléopâtre 84 . Dans
l’esprit de Peirce, toute relation autre que triadique se ramène plus
ou moins à une liste, à une succession. Or si le don a un sens, celui-
ci ne peut être rendu par une liste, aussi riche et aussi ordonnée
soit-elle, parce qu’une liste, quelle qu’elle soit, présuppose une
compréhension du principe sur lequel elle repose. Sans cette
compréhension qui règle l’usage de la liste, il n’y a rien en fait qui
empêche que l’on n’arrête pas la liste : si l’on ne comprend pas en
quoi consiste le don, la liste de choses données peut aboutir à des
absurdités. Dire que toute signification est triadique, c’est d’abord
refuser de la réduire à une rela­tion dyadique 85 .

Un événement A peut, sous l’action de la force brutale, produire un


événement B, et l’événement B peut à son tour produire un troisième
événement C. Le fait que l’événement C est sur le point d’être produit
par B n’a aucune influence du tout sur la production de B par A. Il est
impossible que ce soit le cas, puisque l’action de B en produisant C
est un événement futur contingent au moment où B est produit. Telle
est l’action dyadique, qu’on appelle ainsi parce que chacune de ses
étapes concerne une paire d’objets 86 .

Ce qui est en revanche caractéristique d’une action triadique, c’est


qu’« un événement A produit un second événement B comme
moyen de produire un troisième événement C » ; en pareil cas, « ou
bien B sera produit s’il produit ou s’il est probable qu’il produise C,
ou bien B ne sera pas produit s’il ne produit pas ou s’il n’est pas
probable qu’il produise C » 87 .

39La triadicité introduit l’idée de finalité, de but, d’intentionnalité.


Pour qu’il y ait action triadique, il ne suffit pas qu’il y ait une relation
causale, dynamique, entre un événement A et notre croyance que B.
Il faut que nous voyions en A le signe qui justifie le fait B. Dans le
premier cas, aucune intelligence de la relation n’est nécessaire.
Dans le second cas, si. La relation-signe étant la relation triadique
authentique, elle échappe donc aux formes dégénérées possibles de
la Tiercéité 88 (ex. : quand une épingle fixe ensemble deux choses
en passant à travers l’une et à travers l’autre, l’une ou l’autre pourrait
disparaître et l’épingle continuerait à passer à travers celle qui
resterait).

Supposons, par exemple, qu’un officier commandant un peloton ou


une compagnie d’infanterie donne l’ordre : « Arme au pied ! » Cet
ordre est, bien entendu, un signe. Cette chose qui est la cause d’un
signe est appelé l’objet (dans le langage ordinaire, l’objet « réel »,
mais plus exactement l’objet existant) représenté par le signe : le
signe est déterminé à quelque espèce de correspondance avec cet
objet. Dans le cas présent, l’objet que l’ordre représente est que
l’officier veut que la crosse des mousquets repose sur le sol 89 .

40On pourrait penser que l’on a affaire ici à un cas parfait de relation
dyadique : un ordre (militaire de surcroît), on y obéit ; un point c’est
tout. Même alors pourtant, la relation instaurée est triadique et
irréductible ; l’action de la volonté de l’officier sur le signe n’est pas
seulement dyadique : s’il avait cru en effet un seul instant que ses
soldats étaient sourds-muets, ou ne connaissaient pas un mot de
français, ou que c’étaient de nouvelles recrues n’ayant reçu aucun
entraînement ou décidées à ne pas obéir, « sa volonté ne l’aurait
probablement pas conduit à donner cet ordre » 90 .

41Affirmer ici l’irréductibilité de la relation triadique, c’est donc


refuser de réduire la signification véhiculée par le signe à une
relation directe, non médiatisée, entre un signe et ce que le signe
signifie (son objet) : il n’y a donc pas de relation-signe là où on peut
s’attendre à trouver la signification donnée d’avance dans le signe.
Le « résultat signifié d’un signe », auquel Peirce va donner le nom
d’interprétant, n’est pas de l’ordre de la régulation automatique.
Aussi un métier à tisser Jacquard, dont le résultat signifié est d’une
certaine façon déjà donné dans le signe, n’est-il qu’un quasi-signe.

42Mais la relation-signe triadique authentique ne consiste pas en la


mise en évidence d’un seul terme irréductible : l’interprétant. Si la
relation-signe est bien telle, c’est, d’une part, parce qu’elle est la
figure même de la Tiercéité, et, d’autre part, parce qu’elle met en
œuvre trois termes irréductibles : le signe, l’objet, l’interprétant.
Le « triangle peircien » : signe, objet,
interprétant
43Toute signification est une relation triadique, jamais une relation
entre un signe et ce que le signe signifie (son objet). L’analyse de la
relation-signe passe donc par l’examen de la relation triadique
complète entre objet, signe et interprétant, qui n’ont de sens qu’en
relation l’un avec l’autre. Le processus sémiotique est donc d’abord
une relation à trois termes : un signe est une chose reliée sous un
certain aspect à un second signe, son objet, de telle manière qu’il
mette en relation une troisième chose, son interprétant, avec ce
même objet, et ainsi de suite ad infinitum.
L’objet du signe
Un signe, ou representamen, est quelque chose qui représente à
quelqu’un quelque chose sous quelque rapport (respect) ou à
quelque titre (capacity). Il s’adresse à quelqu’un, c’est-à-dire crée
dans l’esprit de cette personne un signe équivalent, ou peut-être plus
développé. Ce signe qu’il crée, je l’appelle l’interprétant du premier.
Le signe représente quelque chose, son objet. Il représente cet objet,
non sous tous les rapports, mais par référence à une sorte d’idée que
j’ai appelée quelquefois le fondement (ground) du representamen 91
.

44Le statut de l’objet tient tout entier dans le caractère paradoxal et


subtil du réalisme scolastique peircien.

45Dès 1873, Peirce a indiqué trois conditions à la présence d’un


signe ou de « quelque chose qui est mis à la place d’une autre
chose pour un esprit » : que le signe « ait des caractères qui nous
permettent de le distinguer d’autres objets » ; qu’il soit, d’une
manière ou d’une autre, « affecté par l’objet qu’il signifie » ; que l’on
puisse donc repérer une relation causale, soit de l’objet au signe
(cas de la girouette directement mue par la force du vent, de la
photographie causée par une lumière radiante à partir de l’objet
qu’elle représente), soit du signe vers l’objet (cas de la promesse,
qui n’est « signe de la chose promise que dans la mesure où elle
causera elle-même l’existence de son être »). La troisième condition
est qu’il « s’adresse à l’esprit ».

46Toute la finesse de l’analyse peircienne tient dans le res­pect de


cette double condition : l’objet doit être à la fois réel et signe. Il faut
maintenir l’efficace causale (seconde) de l’objet, tout en respectant
cette idée que l’objet est lui-même d’emblée pris dans le réseau des
signes (refus de la connaissance intuitive 92 ).
47L’objet est d’abord signe parce qu’il est toujours saisi à partir de
son fondement (ground) : tout référent est une sorte de cas-limite
fictif, déjà structuré par les règles du langage, toujours saisi à partir
d’un certain angle (le ground 93 ) qui fait « éclater » l’objet dans la
représentation en une multiplicité d’aspect 94 ; le ground est donc la
relation du signe à l’objet et ce qui justifie un certain type
d’interprétation 95 . C’est, en effet, un attribut de l’objet, en tant que
cet objet a été choisi d’une certaine façon et que certains de ses
attributs ont été rendus pertinents : dans l’expression « cette table
est cirée », la table aurait pu être perçue et décrite comme solide,
belle, etc. Le ground n’est donc pas le signe-véhicule, car ce dernier
possède maintes caractéristiques non pertinentes à sa fonction-
signe. Le ground est le point de vue selon lequel on interprète le
signe-véhicule comme signe de son objet.

48C’est dans les termes du « fondement » de signification que


Peirce élabore sa division des signes en icônes, indices et
symboles. L’icône se rattache à l’objet par ressemblance, ou, si
l’objet est une simple qualité ou un simple type, en l’incarnant ou en
l’exemplifiant : si un morceau de tissu est utilisé comme échantillon
de couleur, alors on l’utilise dans son caractère comme signe de la
couleur qu’il incarne. Un indice sera rattaché à l’objet
existentiellement en en étant un effet, comme la fumée est un effet
du feu et signifie par là l’existence d’un feu à l’endroit où celui-ci
apparaît. Enfin, un symbole est rattaché à son objet par une règle
qui a pour effet de dire qu’il « doit » être interprété comme signifiant
cet objet (par ex. les parties conventionnellement signifiantes du
discours humain).

49Le fondement d’un symbole est ainsi directement sémiotique,


mais pas ceux des indices et des icônes. Dans chaque cas, il faut
distinguer entre la signification que le fondement signifie et le
fondement lui-même. La signification est ce que l’on est justifié à
interpréter ; le fondement est ce qui justifie ou détermine cette
interprétabilité.
50Bien que le ground d’un signe justifie certaines interprétations de
ce signe, il n’est pas infaillible ; c’est pourquoi certains signes sont
faux. Si des interprétations fondées ne peuvent être des
mésinterprétations, puisqu’elles appréhendent correctement la
signification du signe, elles peuvent être erronées d’une autre
manière : par exemple, la fièvre peut être un signe ou un symptôme
d’une maladie parce que la plupart des cas de fièvre sont causés par
une maladie. En l’absence d’information quant au contraire, on infère
à juste titre la maladie à partir du fait de la fièvre. Mais si une
personne fiévreuse se révèle ne pas être finalement malade, alors
notre conclusion, bien que reposant sur une interprétation fondée de
la fièvre, sera erronée.

51Comment dès lors maintenir l’efficace causale de l’objet ? Peirce


introduit ici une distinction entre « objet immédiat » ou « objet tel que
le signe le représente » et « objet dynamique » ou « objet réellement
efficient, mais pas immédiatement présent » 96 .

52L’objet dynamique correspondrait au réel existant, réactif, donné


comme à interpréter, « l’objet tel qu’il est », « réel », ou « imaginable
ou inimaginable » 97 . Condition de possibilité de la sémiose, il est
« la réalité qui, par un moyen ou un autre, parvient à déterminer le
signe à sa représentation » 98 . Est-ce à dire que l’objet dynamique
soit « hors du signe », « antérieur » à ce dernier et « indépendant »
de lui 99 ? Ici encore, ce serait commettre l’erreur nominaliste de la
Ding an sich : l’indépendance de l’objet n’est jamais chez Peirce que
la limite asymptotique de l’opération sémiotique.

Par objet, j’entends tout ce que nous pouvons penser, c’est-à-dire,


tout ce sur quoi nous pouvons parler 100 .

53Aussi le Ms. 450 analyse-t-il l’objet comme l’univers de discours


de de Morgan, que symbolise la feuille d’assertion des graphes
existentiels. La distinction objet immédiat / objet dynamique ne
correspond donc pas à la distinction entre le réel et sa
représentation, puisque aussi bien l’objet dynamique peut être un
monde imaginaire ou fictif, comme dans « Hamlet était fou » ; ou
encore un objet multiple, comme dans : « Reposez-armes ! », dont
l’objet propre est l’action ultérieure des soldats, mais aussi
« l’univers des choses désirées par l’officier commandant à ce
moment-là » 101 . Aussi Peirce préfère-t-il parler d’objet dynamique
et non d’objet réel 102 . L’objet immédiat, quant à lui, est l’objet
dynamique « connu dans le signe », « l’objet tel que le signe lui-
même le représente et dont l’être est ainsi dépendant de sa
représentation dans le signe » ; c’est l’objet dynamique « intériorisé
dans le signe » 103 .

Supposons par exemple que je me réveille le matin avant ma femme,


qu’elle s’éveille ensuite et me demande : « Quel temps fait-il ? » Cette
question est un signe dont l’objet (immédiat) tel qu’il est exprimé est
le temps à ce moment-là, mais dont l’objet dynamique est
l’impression que j’ai vraisemblablement retirée en jetant un coup d’œil
dehors en entrebâillant les rideaux. Supposons que je réponde : « Il
fait orageux. » Voilà un autre signe. Son objet immédiat est la notion
du temps présent, dans la mesure où il s’agit de quelque chose qui lui
est commun à elle et à moi – non pas quant à son caractère, mais
quant à son identité. L’objet dynamique est l’identité des conditions
météorologiques réelles et actuelles du moment 104 .

54L’objet dynamique est donc déjà donné dans son indétermination


(vague) et non comme objet concret : c’est l’impression vague
(Priméité) qui va être la cause (Secondéité) déterminant l’objet
immédiat (Tiercéité), i.e. la notion ou idée générale construite,
l’universel de multis commun aux deux protagonistes. Si certains
textes sont ambigus 105 (Peirce parlant parfois du signe comme
d’une sorte d’« émanation » de l’objet, d’un « fragment arraché à
l’objet » 106 ), il reste que, si l’objet dynamique peut « déterminer le
signe à sa représentation », c’est seulement parce qu’il est déjà lui-
même signe.

Tout signe représente un objet indépendant de lui-même ; mais il ne


peut être un signe de cet objet que dans la mesure où cet objet a lui-
même la nature d’un signe, de la pensée. Car le signe n’affecte pas
l’objet mais en est affecté, de sorte que l’objet doit être capable de
communiquer la pensée, c’est-à-dire doit avoir la nature de la pensée
ou d’un signe 107 .

55Que l’objet soit donc d’emblée une abstraction ou un universel


abstrait saisi à partir de son fondement, que le signe ne puisse en
conséquence l’exprimer mais seulement l’indiquer 108 , explique
l’importance de deux facteurs cruciaux pour le bon déroulement de
la relation-signe : d’abord une certaine « familiarité (acquaintance)
avec le système de signes », indispensable pour seulement
« commencer à avoir la moindre idée signifiée par le signe », et
« l’observation collatérale », qui se distingue de cette familiarité
primitive et qui met en jeu « une familiarité préalable avec ce que le
signe dénote » 109 .

56Ainsi, pour comprendre le sens d’un signe tel que « Hamlet était
fou », il faut savoir que les hommes se trouvent parfois dans cet état
bizarre, en avoir vu ou, du moins en avoir entendu parler. On
améliorera encore la situation si l’on sait de façon non seulement
conjecturale mais spécifique ce qu’était la notion shakespearienne
de folie 110 . Étant donc admis qu’il doit y avoir entre l’objet et le
signe une relation dynamique de causalité, une contrainte 111 , il
faut un élément essentiel à l’effectuation de cette relation causale,
l’expérience collatérale ; bref, une expérience indépendante de
l’action du signe, qui ne fait pas partie non plus de l’interprétant 112 ,
mais sans laquelle l’objet ne peut avoir de rôle vraiment causal,
exercer une véritable Secondéité et, par là même, entrer dans le
processus de signification et de compréhension. Il faut donc que
l’expérience collatérale (l’ensemble des habitudes) en un sens crée
l’objet ; c’est pourquoi, si Peirce insiste sur le lien causal qui unit
l’objet au signe, il souligne aussi le lien causal qui relie le signe
(réseau d’habitudes ou d’expériences collatérales) à son objet :

L’objet est introduit à l’existence par le signe. […] L’objet d’un signe
peut parfois être quelque chose de créé par le signe 113 .
Cette expérience doit transformer l’objet en signe pour que l’objet
puisse à son tour fonctionner dynamiquement dans la relation-signe.

57Mais, en amont comme en aval, l’objet est toujours pris dans le


réseau des signes : toujours objet d’interprétations antérieures,
l’objet réel est aussi ce qui apparaît comme ce qui serait construit et
idéalement représenté dans l’interprétation finale : « L’objet tel qu’il
est, [...] dans des relations telles que celles où il se trouverait à
l’issue d’une étude finale 114 . » L’objet immédiat tend alors à se
confondre avec l’objet dynamique : c’est l’objet dont notre
connaissance a confirmé le caractère « objectif », ou vrai, i.e. réel ;
l’objet immédiat est la réalisation, la matérialisation, ou encore la
progression de la Tiercéité.

58L’objet de tout signe étant un individu ou habituellement une


collection individuelle d’individus, pour connaître l’objet, ce qui est
requis « c’est une expérience antérieure de cet objet individuel ».
Point n’est donc besoin d’une intelligence ni d’une « raison
particulière » de la part de l’interprète. En revanche, connaître
l’interprétant, ou « ce que le signe lui-même exprime, peut exiger la
capacité la plus haute de raisonnement » 115 .
L’interprétant du signe
59C’est sans doute le concept d’interprétant qui constitue l’originalité
décisive de la théorie peircienne du signe : « La signification […] est
affaire non de relation de signe à objet, mais de relation de signe à
interprétant 116 . » Il correspond très généralement au concept de
sens, puisque celui-ci est défini comme « l’interprétant […] général
entier » 117 . Dans la relation triadique, l’interprétant a un rôle
médiateur, d’information, d’interprétation, ou encore de traduction
d’un signe dans un autre signe.

Le sens d’un signe est le signe dans lequel il doit être traduit 118 .

D’où son rôle fondamental dans la signification, puisqu’un « signe


est seulement un signe in actu en vertu de ce qu’il reçoit une
interprétation, i.e. en vertu de ce qu’il détermine un autre signe du
même objet » 119 .

60Si l’interprétant est bien de l’ordre de la représentation, « un


representamen déterminé par un autre representamen » 120 , on ne
saurait en faire une lecture intellectualiste ou psychologisante.
Certes, Peirce le définit parfois comme « l’idée qui fait naître le
signe » ou « l’effet qu’il produit dans l’esprit d’une personne » 121 ;
mais c’est parce qu’il « désespère de faire comprendre sa propre
conception élargie » qu’il introduit la notion de « personne » 122 ,
rendant à l’avance injustifiée la lecture de Charles Morris.
L’interprète n’est en effet jamais qu’un « quasi-esprit » puisqu’il n’est
qu’un signe parmi les autres 123 . La classe des interprétants est
donc très large : elle comprend bien les « interprétants logiques »,
mais aussi les « interprétants affectifs » (tels que l’effet provoqué par
l’audition d’un morceau de musique), les « interprétants
énergétiques » (impliquant des efforts musculaires, comme dans le
commandement de mettre l’arme au pied) 124 . En 1909, Peirce
introduira d’ailleurs une nouvelle trichotomie entre interprétants
« immédiat » (ou le fait pour tout signe d’avoir sa propre
interprétabilité avant d’avoir un interprète), « dynamique » (celui
« dont on fait l’expérience dans chaque acte d’interprétation et qui
est à chaque fois différent de l’interprétant de n’importe lequel
d’entre eux ») et « final » (« le résultat interprétatif auquel tout
interprète est appelé à parvenir si le signe est suffisamment
considéré ») 125 .

61Reprenons l’exemple donné par Peirce de la conversation entre


lui et sa femme à propos du temps qu’il fait. L’interprétant ou effet
signifié du signe « Quel temps fait-il ? », ou encore « tout ce qui est
explicite dans le signe lui-même, indépendamment de son contexte
et des circonstances de son expression » 126 , bref ce qu’il explique
ou explicite du signe, c’est la « qualité du temps ». L’interprétant
immédiat du signe « Quel temps fait-il ? » est « ce que la question
exprime, tout ce qu’elle exprime immédiatement ». Quant à son
interprétant dynamique, il s’agit de la réponse de Peirce à la
question posée par sa femme, bref « l’effet actuel qu’il [le signe] a
sur son interprète [lui]. Enfin, son interprétant final (ou ultime),
parfois nommé sa Signifiance (Significance), c’est le but qu’avait sa
femme en posant la question, i.e. l’effet qu’aura la réponse à la
question sur les projets qu’elle pourra faire concernant la journée à
venir. Quant au second signe, « Il fait orageux » (la réponse de
Peirce), cette fois l’interprétant immédiat est le « schéma » (schema)
qui s’effectue dans l’imagination de sa femme, i.e. « l’image vague
ou ce qui est commun à différentes images d’un jour orageux » ;
l’interprétant dynamique, « sa déception ou tout effet actuel que cela
a immédiatement sur elle » ; quant à l’interprétant final, il est
constitué par « la somme des leçons (morales, scientifiques) de la
réponse » 127 .

62Ce que le concept d’interprétant met en relief, c’est le caractère


interprétable du signe, quel que soit le processus (psychologique ou
physiologique) par lequel cette interprétabilité s’effectue. D’où un
autre trait spécifique de la relation-signe : son caractère
nécessairement indéfini et ouvert.

63Absence de limite d’abord au niveau du premier representamen,


qui est d’emblée un interprétant d’un representamen antérieur
(impossibilité d’une connaissance première) 128 . Absence de limite
aussi du côté du nombre des representamen que l’interprétant peut
interpréter comme signes du même objet : « man », comme règle du
dictionnaire, n’est pas seulement l’interprétant d’« homme » (R1),
mais aussi d’« anthropos » (R2), d’« uomo » (R3, etc.) Absence de
limite encore du côté de l’objet, puisque l’objet immédiat n’est jamais
une eccéité, mais une classe d’objets saisis à partir d’un ground : si
on change de ground, il y aura de nouveaux objets et de nouveaux
interprétants. Absence de limite, enfin, du côté de l’interprétant,
générée par le principe de traductibilité lui-même : tout signe originel
(le signe envisagé par rapport à ses interprétants), étant soit un
rhème (ou terme) soit un dicisigne (ou proposition) soit un
(argument), peut être analysé et traduit dans un autre signe qui le
développe plus totalement 129 . Tel est le moteur de l’analyse
pragmatiste de la proposition : si le signe originel est une
proposition, ses interprétants seront simplement toutes les
propositions que l’on pourra en inférer 130 . On comprend pourquoi
Peirce refuse à l’avance toute lecture réductionniste ou
vérificationniste stricte de la maxime pragmatiste, pourquoi il
considère que « le pragmaticisme n’est pas exclusivement une
opinion sur l’interprétant dynamique » 131 . Car le propre de
l’interprétant final n’est pas de consister en la manière dont un esprit
quelconque agit (interprétant dynamique), mais dans la manière dont
tous les esprits réagiraient. Il manque donc à l’interprétant
dynamique ce qui est nécessaire au fonctionnement correct de la
relation-signe : d’être assez général et universel pour avoir le
caractère d’une règle ou d’une loi, bref d’énoncer une vérité qui
pourrait s’exprimer sous la forme d’une proposition conditionnelle de
la forme : « Si telle ou telle chose devait se produire pour n’importe
quel esprit, ce signe déterminerait cet esprit à telle ou telle
conduite. » Or « aucun événement qui touche un esprit, aucune
action d’un esprit ne peut constituer la vérité de cette proposition »
132 . Pour qu’il y ait relation triadique, il ne suffit donc pas que la
relation le soit, il faut que l’interprétant aussi le soit. Ainsi, même si
un signe tel que cet ordre « Reposez-armes » met en jeu une
relation triadique (puisque l’ordre donné suppose que l’action de la
volonté de l’officier ne s’exerce pas de façon purement dyadique),
l’interprétant dynamique lui-même est, si l’on peut dire, un
interprétant dégénéré, puisque dyadique, alors que « le propre
résultat signifié du signe » qu’est l’interprétant authentique devrait
« être nécessairement un résultat triadique » 133 .

64L’indétermination de la relation-signe ne tient donc pas seulement


à sa triadicité : elle tient à l’importance décisive que joue, parmi les
interprétants, l’interprétant final ou ultime, seul capable de garantir le
caractère triadique de l’interprétant et, par là même, l’authenticité de
la relation-signe. De même qu’il ne saurait y avoir de signe isolé
(« aucun signe qui ne soit en relation avec un autre signe » 134 ,
bref, sans système de signes), de même il ne saurait y avoir de
signe véritable sans régression à l’infini 135 . « Si la suite est
interrompue, le signe, par le fait même, perd son parfait caractère
signifiant 136 . » De même que l’objet du signe n’est qu’une limite
asymptotique, l’interprétant final ou ultime ne peut être davantage
compris comme une clôture, à quelque endroit que ce soit de la
chaîne interprétative. L’interprétant final est simplement « ce vers
quoi tend l’interprétant réel », tant il est vrai que « tout sens dépend
d’une fin » 137 . Ainsi, même en présence de l’interprétant final
ultime qu’est l’interprétant logique, ou effet signifié du signe lorsqu’il
s’agit d’un concept 138 , cet interprétant final-habitude, conçu
comme règle d’action, ne constitue pas un arrêt dans la chaîne des
interprétants : s’il n’est pas un signe comme les autres, en ce qu’il
unifie tous les autres interprétants, cela ne l’empêche pas d’ « être
un signe d’une autre façon », bref d’avoir de nouveau son
interprétant 139 . Cette conception du symbole comme entité vivante
140 et de la signification comme liée au développement incessant
et créateur de la troisième catégorie (catégorie de la continuité, du
sens, de la généralité et de l’intelligence) a pour corollaire l’idée que
la pensée doit « vivre et se développer au travers d’incessantes
traductions nouvelles et plus élaborées, sous peine de n’être qu’une
pensée inauthentique » 141 .

65C’est pourquoi, si le réalisme sémiotique ne livre pas d’universaux


du langage, il révèle en tout cas quel est le véritable unum de
multis : l’index et l’icône n’assertent rien 142 ; c’est le symbole, signe
vraiment authentique dans la mesure où il exige la référence à un
interprétant, qui seul parmi les signes est capable d’introduire la
généralité dans le processus signifiant et de permettre la
connaissance 143 . Reste que – conséquence de l’analyse
sémiotique-catégorielle – le fonctionnement symbolique supposera
l’association du symbole avec un index et avec une icône.

66Toute situation dans laquelle opèrent des signes est donc, en


dernière analyse, une situation de connaissance. L’idée serait
banale si elle ne s’inscrivait ici dans une perspective décidément
réaliste. Tout nominaliste insiste sur le caractère commode et
indispensable des signes comme instrument de connaissance.
Peirce ne dit pas que les signes créent ou facilitent le savoir. Si, en
un sens, ce savoir n’était pas déjà là, les signes ne serviraient à rien.

Le signe ne peut que représenter l’objet et en dire quelque chose. Il


ne peut ni faire connaître ni reconnaître cet objet ; car c’est ce que
veut dire dans ce volume l’objet d’un signe, à savoir ce dont la
connaissance est présupposée pour pouvoir communiquer des
informations supplémentaires le concernant 144 .

Quoiqu’un signe ne puisse exprimer son objet, il peut soit décrire, soit
indiquer l’espèce d’observation collatérale par laquelle cet objet doit
être découvert 145 .

67Cette nécessité d’une connaissance préalable à tout processus de


signification et, à proprement parler, indépendante de lui indique
d’ores et déjà l’importance décisive de la pratique, des usages, des
conventions aussi et des règles pour le fonctionnement de la
procédure signifiante. Est également mis en lumière le caractère
irréductiblement indéfini ou inépuisable de la signification 146 , lié à
la triadicité de la relation comme à celle de l’interprétant. Mais, si
« toute relation triadique authentique enveloppe la pensée ou la
signification » 147 , c’est parce que la Tiercéité est à l’œuvre
antérieurement à la signification, sous la forme d’une indétermination
des choses. Aussi y a-t-il des symboles conventionnels et
« naturels » 148 .

68Le réalisme sémiotique est bien la mise en œuvre de trois


termes : si comprendre ce que le signe exprime (son interprétant)
peut exiger la capacité la plus haute de raisonnement, si pour
connaître l’objet « ce qui est requis c’est une expérience antérieure
de cet objet individuel », c’est seulement « de perceptions fines et
d’une certaine familiarité avec ce que sont les habituels
concomitants de telles apparences et ce que sont aussi les
conventions du système de signes » qu’on a besoin « pour lire tout
simplement le signe et pour distinguer un signe d’un autre » 149 .
Le vague irréductible de la signification
69On présente souvent le caractère nécessairement non clos du
processus sémiotique comme un obstacle à l’information et à la
communication. À fortiori, on comprend mal qu’un logicien puisse
accepter de prendre en compte, dans la connaissance, des concepts
aux bords flous. Sur ce point encore, Peirce échappe à la règle.
Pour sa part, en effet, il ne voit dans le vague « aucun défaut de
notre connaissance ou de notre pensée » 150 . Le vague est un
principe réel universel. Lorsqu’il reproche aux logiciens d’avoir trop
négligé le vague 151 et conçoit le projet d’une « logique du vague »,
c’est parce qu’il croit possible (et aussi nécessaire) un traitement
formel et logique de toutes les formes d’indétermination et de
détermination qui s’attachent aux signes.

70La logique pour Peirce est une science normative, et même une
branche de l’éthique 152 : sa tâche est, en effet, d’ « analyser le
raisonnement et de voir en quoi il consiste » 153 . Le pragmatiste sait
bien que tout raisonnement est le produit d’une pensée délibérée et
contrôlée, donc une sorte de conduite dont un homme peut être tenu
pour responsable 154 . Un signe ou symbole n’a donc, en définitive,
de sens qu’au sein du contexte propositionnel et même assertif dans
lequel il s’insère 155 : il faut distinguer, dans tout énoncé, le contenu
volitionnel (ou assertion) du contenu représentatif (ou propositionnel)
156 . Une proposition consiste en deux parties : un prédicat qui
« suscite quelque chose comme une image ou un rêve dans l’esprit
de l’interprète », et un sujet ou des sujets « dont chacun sert à
identifier quelque chose que le prédicat représente ». Une
proposition contient donc un sujet construit comme un index, ou une
série d’indices correspondant à nos variables, et dont le prédicat ou
icône est obtenu par effacement du ou des sujet(s) logique(s) de la
proposition 157 . Ainsi, dans une proposition telle que « Socrate est
un homme », le prédicat est « — est un homme », forme que Peirce
appelle « rhème » ou « rhéma » 158 . À son tour, l’assertion est le
symbole qui articule les éléments iconiques (de ressemblance
formelle) ou indexicaux (de ressemblance physique) de la
proposition. C’est sur le symbole que porte tout le poids de
l’assertion 159 . Mais l’assertion n’a aucun sens sans une
désignation qui montre si on se réfère à l’univers réel ou de quel
univers de fiction on parle 160 . D’où l’importance de l’élément
indexical de la proposition 161 . L’assertion est un acte dans lequel
un locuteur s’adresse à un auditeur, formule un symbole
propositionnel (montre donc qu’il croit ou sait ce qu’il dit), assume
une responsabilité quant à la vérité de ce symbole, et cherche à
amener chez son auditeur la même croyance et le même savoir. La
situation d’assertion est donc plus conflictuelle qu’édénique. Le
locuteur défend sa position, alors que son auditeur ou « opposant »
cherche à y déceler une éventuelle erreur 162 . Le locuteur, qui a la
plus grande part de responsabilité, peut donc avoir intérêt à rester
dans un certain flou ; le plus souvent pourtant, s’il est « honnête », il
cherche à communiquer une information 163 . Comment toutefois y
parvenir, puisque aucun signe n’est précis ?

71En fait, un signe ne peut être ni totalement indéterminé, ni


totalement déterminé 164 . Dans le premier cas, en effet, il devrait
désigner une propriété partagée par toutes les choses ; il nous
faudrait aussi préciser son indéterminité pour tous les prédicats
possibles, ce qui est exclu. Dans le second cas, il faudrait passer
sous silence le fait qu’un concept est toujours susceptible de division
logique et qu’il est illusoire de parvenir à un élément simple, ultime,
inanalysable. Or Philippe de Macédoine est toujours divisible en
Philippe ivre ou Philippe sobre 165 . Tout terme ou signe est donc
partiellement indéterminé 166 , sous la double forme que sont le
vague et la généralité.

Un signe (sous cette dénomination, je désigne toute espèce de


pensée et pas seulement les signes extérieurs), qui est sous quelque
rapport objectivement indéterminé (i.e. dont l’objet n’est pas
déterminé par le signe lui-même) est objectivement général dans la
mesure où il étend à l’interprète le privilège de porter plus loin sa
détermination. Exemple : « L’homme est mortel. » À la question
« quel homme ? », la réponse est que la proposition vous laisse
explicitement le soin d’appliquer son assertion à l’homme ou aux
hommes que vous voudrez. Un signe qui est objectivement
indéterminé sous quelque rapport est objectivement vague dans la
mesure où il autorise que soit faite une détermination ultérieure en un
autre signe concevable, ou du moins en ce qu’il ne désigne pas
l’interprète comme son ambassadeur en la matière. Exemple : « Un
homme que je pourrais mentionner paraît un peu préoccupé. » Ce qui
est ici suggéré, c’est que l’homme en question est la personne à qui
on s’adresse ; mais le locuteur ne permet pas une telle interprétation
ou toute autre application de ce qu’il dit. Il peut toujours dire, s’il en a
envie, qu’il ne voulait pas désigner la personne en question. Toute
parole prononcée laisse naturellement le droit au locuteur de
poursuivre par un autre exposé ; et donc, dans la mesure où un signe
est indéterminé, il est vague, à moins qu’on ne le rende
expressément, ou par une convention explicite, général 167 .

72Peut-on, ou doit-on, éliminer cette indétermination partielle ?


Peirce répond par la négative à ces deux questions : l’élimination du
vague ne signifie pas l’élimination de toute indétermination 168 ,
même si celle-ci n’est pas totale (sans quoi elle serait dénuée de
sens) ; la suppression du vague s’effectue le plus souvent par
transfert du droit du locuteur à l’interprète qui peut porter plus loin la
détermination du signe 169 . De vague, l’assertion devient donc
générale et non déterminée, mais elle ne risque pas pour autant de
se perdre dans une indétermination absolue. L’auditeur pourra
presque toujours interpréter correctement un signe général en raison
de la familiarité qu’il entretient avec le système des signes. À
condition toutefois que l’assertion fasse bien référence à un objet, au
réel, et en fournisse les conditions d’identification.

73À la première exigence, les indices pourvoiront, qu’ils soient


déterminés (noms propres) ou indéterminés ou indéfinis (noms
communs) 170 . À la seconde condition, c’est le contexte qui
pourvoira ou, si l’on veut, la dimension proprement pragmatique de
la référence.
74Supposons que deux Anglais se rencontrent dans un train et que
l’un d’eux choisisse (sur un million d’autres sujets possibles) de
parler de Charles II. L’autre ne se demandera pas de quel Charles II
il s’agit, même si ce dernier était sans doute un homme tout à fait
différent selon les jours (indétermination relative du nom propre). Ils
n’ont aucunement l’intention de couper les cheveux en quatre ;
l’auditeur comprend que c’est bien entendu du Charles II anglais
qu’il est question :

La latitude d’interprétation qui constitue l’indétermination d’un signe


doit être comprise comme une latitude qui pourrait affecter
l’accomplissement d’un but. Or deux signes dont le sens est, pour
toutes les fins possibles, équivalent sont absolument équivalents.
Pour sûr, c’est du plus pur pragmaticisme ; car un but est une
affection de l’action 171 .

75Mais l’irréductibilité du vague provient aussi de l’indétermination


réelle qui s’attache par principe à nos croyances et à nos habitudes :
en ce cas, il est inéliminable parce qu’enraciné dans les croyances
que nous entretenons sur le monde, croyances de sens commun
pour la plupart instinctives et, pour cette raison, indubitables 172 .
Enfin, le vague est directement lié au fait que, pour Peirce, le réel se
présente sous la forme d’un continuum : les paradoxes issus des
sorites, des cas limites ou des ensembles flous ne sont que le reflet
de cette situation. Toutefois, ici encore, le pragmatisme intervient
pour assurer la compréhension correcte de la situation : supposons
que la conversation de nos deux Anglais tombe sur la couleur de
cheveux de Charles II. Sans doute leurs rétines verront-elles
différemment les couleurs. Sans doute n’auront-ils pas reçu une
éducation qui leur permette d’observer les couleurs ou d’être experts
en nomenclature : il n’empêche que, si l’un d’eux dit que Charles II
avait les cheveux châtain foncé, l’autre « le comprendra assez
précisément pour tous les buts qu’ils peuvent avoir ; et il s’agira
d’une prédication déterminée » 173 .
76Il faut donc s’y faire : « La précision absolue est impossible 174 . »
Mais, loin qu’il faille le déplorer, on doit en tenir compte 175 .
L’alliance du pragmatisme et du réalisme est, une fois encore, la
plus naturelle : les mots du langage sont invariablement vagues et
pourtant parfaitement compris 176 . Si un terme est trop précis, il ne
permet plus de poser des questions intéressantes, bref de faire
progresser l’information. Éliminer le général ou la série indéfinie des
interprétants, c’est donc s’imaginer que l’on peut réduire le sens ou
l’intelligence qui sont dans la pensée comme dans les choses : il
s’agit, ici encore, d’une illusion 177 .

Notes
1 NEM-III, i , p. 191 .

2 5.470.

3 Ms 322, p. 12).

4Ms 137.

5 En témoigne le titre donné par la revue Langages, no 58, 1980, qui


consacre plusieurs articles à La sémiotique de Peirce.

6 SS , p. 85-86.

7 5.257.

8 5.119 ; cf . 5.448n.

9 5.448n. 1.

10 W-1 , p. 174.
11 5.265.

12 5.289.

13 4.9.

14 Ms 499 ; NEM-IV , p. 20 sq . ; 1.444 ; 2.111 ; Ms 693 ; 2.227 ;


Ms L 107.

15Ms 634.

16Cf. Roman Jakobson qui tient Peirce pour « le plus profond


investigateur de l’essence des signes » (1973, t. 1, p. 79).

17 5.488.

18 Deledalle, 1978, p. 230.

19 Ms 675.

20 Ms 499.

21 Ms 640 ; NEM -III , ii , p. 875.

22 8.184 ; 8.378.

23 8.378.

24 4.583 ; 4.56.

25 2.444 n.

26 1.11.

27 Sur l’apport de Peirce à l’histoire de la logique formelle, cf.


Thibaud, 1976 et Tiercelin, 1992. Sur la conception
« philosophique » et « ontologique » de cette logique, cf. Tiercelin,
1989b.
28 8.183.

29 2.231.

30 8.332 ; traduction par Deledalle dans Écrits sur le signe, p. 29-30.

31 1.204 ; 1.214.

32 Voir notamment les interprétations de Eco, 1976, p. 54.

33 Cf . NEM-IV , p. 20 & 54.

34 4.551.

35 2.121 ; 3.404.

36 2.466n. 1 ; 4.2.

37 Ms 726.

38 1.599.

39 George Boole, Les lois de la pensée [1854], Vrin, 1992, chap. III,
prop. 1 et chap. II, § 2.

40 2.9 ; NEM-III, i , p. 191.

41 8.20.

42Cf. Moody, 1953, p. 18. Rappelons en effet que, chez les


médiévaux, les intentions secondes sont ces termes qui, dans leur
usage significatif ou en suppositio personalis – i.e. tels que, dans
leur interprétation normale, ils servent de signes aux choses pour
lesquelles on a institué qu’ils les désigneraient, par opposition à la
suppositio materialis, où le terme est interprété autonymement
comme un nom pour lui-même – sont mis pour des signes du
langage : ainsi des mots tels que « terme », « proposition »,
« universel », « genre », etc., sont des mots dont le domaine de
signification est celui des signes du langage. En revanche, les
termes de première intention sont ces termes qui, dans leur usage
normal ou supposition personnelle, peuvent être mis pour des
choses qui sont des signes du langage (i.e. comme signes, bien
qu’ils puissent être mis pour des exemples d’objets physiques ou
d’états mentaux : ex. pierre, arbre, bleu, etc.). Cf. Moody, 1953,
p. 26.

43Summa Logicae, Part. I. chap. 1.

44 1.559.

45 3.490 ; 1.559 ; 5.283.

46 5.251 ; 5.313.

47 5.252 ; 5.253.

48 7.364.

49Sum. Log., 1, 64.

50 Su m. Log., chap. 5-9.

51 1.551.

52 2.415.

53 2.428.

54 4.549.

55 1.548.

56 Ms 403.

57 5.284.
58 5.285.

59 8.331.

60 2.304.

61 4.531.

62 2.276.

63 2.279 ; 2.282.

64 2.277.

65 2.283.

66 2.285-7 ; 2.305-6.

67 2.292.

68 2.299.

69 2.291.

70 8.344-5.

71 1.540.

72 Ms 517.

73 4.132.

74 4.127.

75 2.304.

76 3.359-63 ; 5.73.

77 2.306 ; 2.276 ; 2.279.


78 4.447 ; 2.304.

79 1.537.

80 8.332.

81 2.274.

82 5.66 ; 5.105.

83 1.343 ; 8.331 ; 1.538.

84 1.363.

85 1.345.

86 5.472.

87 5.473.

88 1.366.

89 5.473 ; traduction par Deledalle dans Écrits sur le signe, p. 127.

90 5.473.

91 2.228.

92 5.213-224.

93 5.286.

94 Thibaud, 1983, p. 7 ; 1986, p. 19-43.

95 2.228.

96 8.343 ; 8.183 ; 4.536.

97 8.183 ; Ms 318 ; 2.230.


98 4.536

99 Lettre à Lady Welby du 23 décembre 1908 ; Ms 318 ; Ms 292.

100 Ms 966.

101 8.178.

102 8.314.

103 8.183 ; 4.536 ; 5.473.

104 8.314.

105 Ex. 5.473.

106 2.230.

107 1.538.

108 8.314.

109 8.179.

110Cf. 8.178, la léthargie de Napoléon.

111 5.554.

112 8.179.

113 8.178.

114 8.183.

115 8.181.

116 Lettre à Lady Welby du 14 mars 1909.

117 5.179 ; 5.175 ; 2.293.


118 4.132.

119 5.569 ; 5.473.

120 5.318.

121 1.339.

122SS, p. 111.

123 4.536.

124 5.475.

125SS, p. 111.

126 5.473.

127 8.314

128 5.259-263.

129Cf. l’exemple du lithium, 2.330.

130 1.559.

131 8.315.

132 8.315.

133 5.473.

134 Ms 283.

135 5.594.

136 2.303.

137 SS, p. 111 ; 5.490.


138 5.475.

139 5.491 ; 1.339.

140 2.222.

141 5.494.

142 2.291.

143 3.360 ; 2.292.

144 2.231.

145 Ms 318.

146 5.289 ; 5.504 ; 1.343.

147 1.345.

148 2.292 ; cf . 2.297 ; 2.307.

149 8.181.

150 4.344.

151 5.505.

152 1.577 ; 1.611 ; 1.573 ; 575 ; 5.35 ; 5.310.

153 2.532.

154 1.606 ; 5.130 ; 5.534.

155 4.583 ; 4.56 ; 4.551.

156 Ms 517 ; NEM-IV , p. 248.

157 Ms 280 ; 2.95.


158 4.438 ; 2.272 ; 4.560.

159 2.341.

160 8.368 ; 4.500 ; 2.311.

161 2.315.

162 Ms 284 ; Ms 515 ; Ms 517 ; NEM -IV , p. 249 ; Ms 9, p. 3-4.

163 5.505n. 1 ; 5.557.

164 5.447.

165 3.93.

166 1.434.

167 5.447.

168 5.448n. 1.

169 5.447.

170 Ms 517 ; 2.330 ; Ms 516.

171 5.448n. 1.

172 Ms 596.

173 5.448 n. 1.

174 5.506.

175 4.512.

176 6.494 ; Ms 280.

177 1.339 ; 1.344-5.


Index
Mots-clés : Peirce, interprétant, sémiotique, signe, symbole,
vague
Chapitre 3
Le pragmatisme comme méthode scientifique de
fixation de la croyance

1Si penser consiste à manipuler des signes, croire, c’est


essentiellement avoir certaines dispositions à agir. De cette définition
de la croyance, empruntée à Alexander Bain, Peirce a souvent dit
que le pragmaticisme était « à peine plus que le corollaire » 1 .

2À la « salade cartésienne » 2 , qui offrait une image erronée de la


connaissance, Peirce va opposer une conception de la recherche
(inquiry) décrite comme cette démarche qui permet de sortir de l’état
de malaise provoqué par des doutes authentiques pour atteindre
l’état satisfaisant de croyance. Pour cela, il faut une méthode qui
permette de fixer réellement les croyances : seule la méthode
scientifique sera en mesure d’y parvenir et, simultanément, de
donner sens à l’idée de croyances non seulement satisfaisantes
mais vraies.
La connaissance comme enquête : de la
croyance au doute, du doute à la croyance
La connaissance comme enquête (inquiry)
3On se souvient des reproches adressés au doute radical. On ne
peut « commencer par le doute complet ». Il faut partir de « tous les
préjugés que nous avons réellement quand nous entreprenons
l’étude de la philosophie. […] Le scepticisme initial serait pure
tromperie sur soi, et non un doute réel » 3 .

4Si le doute radical est impossible, c’est parce qu’il est contradictoire
avec la nature même du processus cognitif, sans fin par définition –
toute connaissance reposant sur une connaissance antérieure 4 –,
mais aussi parce qu’il repose sur une mécompréhension du
mécanisme réel de la connaissance. Le « seul but de la recherche »,
en effet, est de « fixer son opinion » 5 , de passer d’un doute, cette
fois authentique, à un état de croyance fixé, le but étant de
surmonter des doutes légitimes par l’établissement de croyances
stables et, par là même, vraies 6 .
Qu’est-ce qu’une croyance ?
5En affirmant que « l’essence de la croyance, c’est l’établissement
d’une habitude », et qu’en conséquence « les différentes espèces se
distinguent par les divers modes d’action qu’elles produisent »,
Peirce rappelait sa dette à l’égard de Bain, qui définissait la
croyance comme disposition à agir 7 . Il montrait aussi son souci de
ne pas privilégier dans la croyance l’aspect subjectif ou interne.

Une véritable croyance ou opinion est quelque chose sur la base de


quoi un homme est prêt à agir : c’est par conséquent, en un sens
général, une habitude 8 .

6Toute la fonction de la pensée est, dès lors, « de produire des


habitudes d’action » ; mais la croyance est moins une disposition
naturelle ou mécanique qu’une « règle active en nous » 9 . Aussi
n’est-elle pas qu’une habitude, mais une « habitude intelligente
d’après laquelle nous agirons quand l’occasion se présentera »,
délibérée ou contrôlée, pouvant à cet égard être consciente mais
sans l’impliquer 10 . Du reste, l’habitude elle-même (en dépit de
certains textes qui la présentent comme une action de type quasi
réflexe 11 ) n’est pas, en toute rigueur, non plus réductible à un
processus mécanique 12 . Relevant de la Tiercéité, elle est
foncièrement indéterminée, générale et intelligente 13 . Fait en effet
partie de sa définition le changement (habit-change), sans lequel ne
pourrait se manifester l’intelligence 14 . Suivre une habitude n’est
donc pas seulement acquérir une pratique mécanique ou répétitive,
c’est suivre une règle générale susceptible de s’appliquer en toutes
sortes d’occasions similaires 15 . Aussi vaut-elle autant pour la
croyance humaine que pour la matière, qui n’est que « de l’esprit
enserré dans des habitudes », ou que pour les dispositions que
manifeste un dé 16 .
Les « raisons » de douter.
7C’est le doute radical, et non le doute comme tel, que Peirce
refuse. Mais pourquoi et comment distinguer vraies et fausses
raisons de douter ? Si « le sentiment de croire est une indication
plus ou moins sûre que se trouve établie dans notre nature quelque
habitude qui déterminera nos actions » 17 , on peut comprendre
qu’une « proposition dont on pourrait douter à volonté n’est
certainement pas une proposition à laquelle on croyait » 18 . Car on
ne choisit pas de douter : douter n’est pas aussi facile que mentir 19
. Même s’il exprime un état mental (celui de malaise), là n’est pas
l’essentiel : le vrai doute a toujours une « origine extérieure » 20 . Il
peut avoir plusieurs causes : prise de conscience d’opinions
contraires, curiosité ou « hésitation feinte » (on imagine que l’on
doute et on en observe les effets) 21 ; mais sa motivation majeure
est la surprise suscitée par une expérience qui vient rompre non un
état de « calme ignorance » mais « le déroulement paisible d’une
croyance-habitude » 22 . Alors seulement a-t-on affaire au « lourd et
noble métal » du doute authentique, et non à un « doute de papier ».

8Le doute radical est impossible ; on croit à tort que la pensée sort
du néant 23 . Contrairement à Descartes pour qui l’on ne saurait
apprendre tant qu’on ne connaît pas, Peirce considère que, dans la
plupart des processus d’apprentissage, on se contente de construire
en partant de croyances-hypothèses précédemment entretenues,
afin de les tester, de les améliorer ou de les rejeter. Donner sens au
doute radical, ce serait aussi apporter des raisons positives de
douter de nos croyances. Or celles-ci sont, par nature,
indéterminées. On ne peut raisonnablement douter que de
croyances déterminées : sinon on ignore de quoi l’on doute. Le
doute, enfin, n’est pas cette méthode nécessaire pour différencier
vraies et fausses croyances : si les croyances dont on part sont
impossibles à mettre en doute, cela n’a aucun sens de parler à leur
sujet de croyances vraies, acceptables ou même acceptées. Je n’ai
pas de critère réel pour distinguer mes vraies croyances des fausses
tant que ce sont mes croyances : tant que ce sont les miennes, je
crois qu’elles sont vraies. Non que toutes mes croyances soient
vraies parce que ce sont les miennes ; simplement, tout énoncé de
la forme « p est vrai » se réduit en fait toujours à un énoncé de la
forme « A croit que p » 24 . Maintes croyances sont donc de facto
indubitables : mais en quel sens ?
De l’indubitabilité des croyances :
pragmatisme et sens commun critique
9Toute croyance fermement adoptée (mais pas forcément établie) se
dispense de raisons. Comment faire alors le tri entre croyances
indubitables et préjugés purs et simples ? Car, s’il est vrai que la
croyance est surtout inconsciente et autosatisfaite, elle est aussi (par
sa nature propositionnelle) objective 25 : elle est délibérée et
critique. La thèse du sens commun critique est présente dès 1868
26 : « nous devons commencer notre enquête par ce dont
l’existence est indubitable » 27 ; mais Peirce va de plus en plus
insister sur l’aspect normatif et critique, et moins analyser doute et
croyance comme tels que s’interroger sur ce qu’il faut croire et, le
cas échéant, mettre en doute.
Peirce et la tradition écossaise du sens commun.
10En présentant sa théorie du sens commun, Peirce reconnaît sa
dette envers la tradition écossaise, et notamment Thomas Reid (qui
était avec Kant, Berkeley et Bain l’un des auteurs favoris de
discussion des membres du Club métaphysique 28 ). Comme
Peirce, Reid souligne que les croyances précèdent la connaissance
et sont, à ce titre, des instruments indispensables à l’apprentissage
de la raison dont il est difficile, voire impossible, de se défaire. Aussi
faut-il se fier au témoignage d’autrui, ou à son propre principe de
crédulité, ou, comme le dira Peirce, suivre les méthodes de ténacité,
puis d’autorité, méthodes primitives mais inévitables de fixation des
croyances. Sur quoi portent, du reste, ces dernières ? À l’inverse de
Reid, Peirce n’en dresse pas une liste, mais il en souligne aussi le
caractère acritique, que l’on peut rencontrer dans l’expérience
perceptuelle et dans maintes croyances qui relèvent finalement de
l’instinct.

11Les jugements de perception sont, en effet, acritiques » : ils


s’imposent à nous sans aucune base rationnelle ; il est donc
absurde d’en chercher justification ou « raison » 29 . Peirce retrouve
ici des accents fondationnalistes : si « toute notre connaissance
repose sur des jugements de perception », alors les philosophes ont
sous-estimé la difficulté qu’il y a à douter de nos expériences
perceptives ou des certitudes du sens commun 30 .

12Pourtant la thèse est nuancée, car la perception n’est pas que


Secondéité ou Priméité : elle comporte aussi un élément de
Tiercéité ; bref, « nos percepts mêmes sont le résultat d’une
élaboration cognitive » 31 . Tout jugement de perception reste
influencé par une large palette de croyances d’arrière-plan et
d’hypothèses. Il nous offre une « théorie réfutable de la réalité » 32 .
13Si les croyances sont donc intrinsèquement crédibles comme
description de notre expérience, elles peuvent être faillibles comme
description de la réalité. Propres à jouer un rôle acritique, leur
certitude peut aussi s’estomper et nécessiter une réévaluation. Ainsi
en va-t-il d’autres croyances indubitables telles que les principes de
la logique, les vérités mathématiques, le vaste ensemble des
certitudes du sens commun issues pour l’essentiel de nos instincts,
ou encore nos sentiments moraux 33 . L’indubitabilité n’est donc
jamais en soi une garantie de vérité : les croyances indubitables sont
des croyances que nous ne pouvons raisonnablement mettre en
doute. Mais elles peuvent se révéler fausses 34 . Ce faillibilisme
intégral est essentiel au réalisme peircien 35 . Indubitable n’est
jamais synonyme de fondationnel : à cet égard la défense de
croyances indubitables ne contredit pas la critique de l’intuition et de
prémisses absolues.

14D’où l’ambivalence de Peirce à l’égard des théoriciens du sens


commun. D’un côté, le pragmatisme est présenté, comme un simple
développement de la philosophie écossaise 36 ; la justification
« devra bien s’arrêter quelque part » et reposer sur un socle de
vérité (bedrock of truth) 37 . Mais de l’autre (et à l’inverse de Reid),
Peirce refuse de faire de ces croyances les premiers principes de la
connaissance. Aussi finit-il par opter pour un sens commun critique,
et pour la fusion des thèses écossaises et de celles de la
philosophie critique 38 .
Pour un sens commun critique.
15Le pari est de taille car, à l’évidence, « le criticiste croit en la
critique des premiers principes, alors que le partisan du sens
commun pense qu’une telle critique est un non-sens » 39 . Mais, si
l’on a raison de se fier à ces croyances dont l’indubitabilité provient
parfois de leur vague irréductible 40 , on doit aussi, et c’est le travail
de la science, remplacer, partout où c’est possible, les propositions
vagues par des propositions générales, moins afin de les réfuter que
pour les contrôler logiquement.

16Par ailleurs nos croyances évoluent. Car, « au fur et à mesure que


nous développons des degrés d’autocontrôle […], nous grandissons
trop pour que l’instinct puisse encore s’appliquer (we outgrow the
applicability of instinct) ». Une révision de nos croyances est donc
toujours possible ; d’où « la haute estime » que Peirce dit finalement
éprouver pour le criticiste 41 . Ici encore, c’est son rationalisme
foncier qui l’emporte : le plus grand danger n’est pas de trop peu
croire, mais bien de croire trop 42 .
Les quatre méthodes de fixation de la
croyance
17Ce n’est pas en invoquant des arguments moraux, mais en
suivant une voie quasi naturaliste que Peirce va montrer l’incapacité
des trois méthodes de ténacité, d’autorité et a priori à fixer la
croyance. En revanche c’est bien de manière normative qu’il va
postuler la supériorité de la méthode scientifique.
Les méthodes spécieuses
18« The Fixation of Belief » (novembre 1877) réfute
successivement, sur la base de leur impuissance à rejeter le doute
et à établir la croyance, les trois méthodes de ténacité, d’autorité et a
priori.

19La première, dite de ténacité, paraît à première vue plus


économique : elle préconise de croire ce que chacun croit déjà. Elle
est à l’évidence irrationnelle, mais ce n’est pas la raison de son rejet
par Peirce : c’est qu’elle est incapable de survivre à long terme ; nos
croyances se heurtent en permanence à d’autres croyances, et cette
diversité crée une tension sociale à laquelle ne peut résister la
ténacité 43 .

20La seconde ou « méthode d’autorité » prend, elle, en compte


l’impulsion sociale. Elle laisse l’État légiférer en matière de
croyances, pratiquer l’endoctrinement, évitant ainsi à chacun de se
poser des questions susceptibles d’engendrer des doutes et
punissant les contrevenants. L’histoire en a démontré la redoutable
efficacité. Elle échouera pourtant : aucune institution n’a le pouvoir
de légiférer en matière d’opinion publique sur toutes les opinions
sans exception ; il en restera toujours sur lesquelles les individus
devront se faire par eux-mêmes une idée, et pour lesquelles ils
auront besoin d’une autre méthode ; celle-ci ne manquera pas de
s’opposer à la méthode d’autorité ; de plus, les échanges entre
communautés provoqueront la découverte d’autres croyances et la
mise en cause inévitable de la fiabilité de la méthode. Dès lors,
certains voudront une méthode qui puisse déterminer non seulement
leurs croyances, mais le contenu de ce qu’ils croient 44 .

21Quant à la troisième méthode, dite a priori, elle évalue la croyance


par l’agréable. Elle suscitera très vite le doute dès qu’on s’apercevra
qu’elle n’obéit qu’à une mode intellectuelle.
22Certes, chacune a son intérêt : la méthode a priori est
« confortable ». Quant à la méthode d’autorité, elle « gouvernera
toujours la masse de l’humanité », le « terrorisme moral » assurant
toujours le « chemin de la paix ». Enfin, il faut admirer la méthode de
ténacité pour sa « force, sa simplicité, son caractère direct » 45 .
Quels que soient pourtant les « avantages » respectifs de ces
méthodes, chacune d’elles s’autodétruit, car ce ne sont pas des
croyances qu’elles produisent, mais d’autres états mentaux : le
lavage de cerveau ou la torture ont pour but non d’induire des
croyances, mais d’amener les gens à être d’accord ou, du moins, à
dire qu’ils le sont. Or croire n’est pas un acte qu’on décide ou auquel
on peut se teni, au mépris de l’expérience, du moins sans y être
contraint ou si l’on est « sain d’esprit » 46 .
La méthode scientifique et l’hypothèse de la
réalité
23Il faut donc établir la supériorité de la quatrième méthode et
qu’elle seule est capable de répondre à la fin de la recherche :
établir une croyance stable. À la différence des trois autres, la
méthode scientifique s’imposera d’abord à nous comme « l’opinion
sur laquelle sont voués à se mettre d’accord tous ceux qui font des
investigations » 47 . Du moins si c’est bien la recherche qui nous
intéresse, bref, cette « activité animée par le désir de savoir quelque
chose » ; car on ne cherche pas alors à « produire une croyance
particulière que l’on croyait déjà » ; on sait justement que l’on ne
peut savoir à l’avance ce que l’on va trouver, puisque la méthode
scientifique « tend à déstabiliser l’opinion qui ne dépend que de la
nature de l’investigation elle-même » 48

24La méthode scientifique a une première qualité : elle est la seule à


« présenter une quelconque distinction entre une juste et une
mauvaise manière de procéder » 49 . Il est impossible de mal
employer la méthode de ténacité, puisqu’en l’employant « on se
ferme à toutes les influences ». Il ne peut pas non plus y avoir
mésusage de la méthode d’autorité, puisque son seul test est « ce
que l’État pense ». Quant à la méthode a priori, son « essence
même » est « de penser comme on a envie de penser ». Dans tous
ces cas, on ne parvient donc soit qu’à un « sentiment subjectif de
maîtrise qui peut être totalement erroné », soit à « une simple mise
en ordre de nos croyances » 50 . Rien qui renvoie à une
permanence extérieure indépendante de la subjectivité. En
revanche, en suivant la méthode scientifique, le « test » de son
emploi correct n’est pas « un appel immédiat à mes sentiments
profonds ; au contraire, il implique lui-même l’application de la
méthode ». Ensuite, seule la méthode scientifique est déterminée
par quelque chose de stable, en l’occurrence par la réalité
extérieure :
Il faut trouver une méthode par laquelle nos croyances ne soient
déterminées par rien d’humain, mais par quelque permanence
extérieure – par quelque chose sur quoi notre pensée n’ait aucun
effet 51 .

Telle est bien la méthode scientifique :

Son hypothèse fondamentale est celle-ci : il y a des choses réelles


dont les caractères sont entièrement indépendants des opinions que
nous pouvons avoir à leur sujet ; ces réalités affectent nos sens selon
des lois régulières et, bien que nos sensations soient aussi différentes
que le sont nos relations aux objets, néanmoins, en prenant avantage
des lois de la perception, nous pouvons établir par le raisonnement
comment sont réellement les choses ; et tout homme, s’il a assez
d’expérience et de raison à ce sujet, sera conduit à la seule
conclusion vraie 52 .

25La méthode scientifique est donc seule capable de fixer la


croyance car elle est la seule à prendre au sérieux l’expérience 53 .
C’est cette importance accordée à la Secondéité réactive de
l’existence qui, selon Peirce, interdit de comparer son réalisme à
celui de Hegel (qui fait fi de la Secondéité) ou à l’idéalisme de
Berkeley :

La réalité du monde extérieur ne signifie rien d’autre que l’expérience


de la réalité. Pourtant bien des [idéalistes] dénient [la réalité du
monde extérieur] ou pensent qu’ils le font. Très bien ; un idéaliste de
cette trempe est en train de longer Regent Street […], quand voilà
qu’un ivrogne [...] lui jette son poing à la figure de façon inattendue et
le frappe à l’œil. Qu’en est-il à présent de ses réflexions
philosophiques 54 ?

Mais la réalité ne se définit pas seulement par cette expérience


d’une dualité révélatrice de notre impuissance. Elle met aussi en jeu
la notion de communauté d’opinion, et d’opinion finale à laquelle
nous parviendrons à long terme.

26Toutefois, l’hypothèse de la réalité (« hypothèse fondamentale »)


de la méthode scientifique permet-elle vraiment de démontrer sa
supériorité ? Peirce souligne l’inutilité de lui chercher des « preuves
scientifiques » 55 . Mais il essaie tout de même de l’étayer par
quelques raisons. La première est que tout le monde emploie en fait,
la plupart du temps, la méthode scientifique : c’est donc que
personne n’en doute vraiment, et que l’emploi de la méthode s’est
davantage imprimé en nous par sa richesse qu’il n’a semé de doutes
quant à son inefficacité. Ensuite, il y a une grande différence entre la
méthode scientifique et les trois autres : elle ne provoque, quand on
la pratique, aucun doute, alors que l’emploi des autres en engendre
nécessairement, incapables qu’elles sont de maintenir une
« harmonie » entre la méthode et la conception qui la sous-tend.

27Mais pourquoi ? De même que nulle part Peirce ne justifie les


raisons pour lesquelles il ne devrait y avoir que quatre méthodes, il
reste ici bien silencieux. La méthode scientifique a-t-elle bien, du
reste, les vertus que lui prête Peirce ? Si la science parvient bien
dans sa maturité à maintes croyances stables, ce n’est pas sans
avoir commencé par semer des doutes : en ce sens, n’est-elle pas
plus inconfortable que les autres ? Si être pragmatiste, c’est être
attentif à ce qui est vulgairement pratique et confortable, on ne peut
s’empêcher de noter à quel point Peirce est ici encore fort éloigné de
cet état d’esprit ! Aussi le ton naturaliste le plus souvent de mise
pour les trois méthodes cède-t-il le pas au ton normatif dans
l’affirmation de la supériorité de la méthode scientifique.

28Ainsi, nos croyances n’échappent pas toutes à notre contrôle 56 .


Il y a bien une normativité de l’enquête ; et, s’il est rationnel
d’adopter l’hypothèse de la réalité et de vouloir faire correspondre
opinions et réel, un examen s’impose de la logique même de la
science, pour comprendre comment la méthode scientifique peut
seule contribuer au progrès de la connaissance par une description
correcte de la réalité.
Les armes logiques de la méthode
scientifique
29La méthode scientifique comporte deux aspects, l’un
d’observation, l’autre de contrôle et de critique, bref, de
raisonnement 57 . Tant il est vrai qu’il n’y a raisonnement que là où il
y a délibération, autocontrôle et critique 58 . Non qu’il y ait, d’un côté,
l’expérience factuelle et passive, et, de l’autre, s’y opposant, la
logique active (contrôlée et délibérée) de la méthode : l’originalité de
Peirce consiste à intégrer cette dualité au sein même d’une
démarche ni strictement hypothético-déductive ni inductive, mais qui
relie de manière sophistiquée ces éléments naturalistes et normatifs
en associant (et en réinterprétant) trois types d’inférence : la
déduction, l’induction, mais aussi l’abduction, que Peirce ne dit pas
seulement féconde mais qu’il présente comme la « logique du
pragmatisme » 59 .
L’abduction.
30Contrairement aux positivistes, Peirce n’a cessé de souligner
l’utilité des hypothèses pour la science 60 et de dégager la
spécificité du raisonnement qui va vers l’hypothèse (différent de celui
que l’on fait à partir d’elle), puisqu’il recouvre « toutes les opérations
par lesquelles sont engendrées théories et conceptions » 61 .
L’abduction est cette procédure inférentielle, cruciale pour la
méthode scientifique parce que seule capable d’introduire des idées
nouvelles 62 . « Pouvoir naturel de raisonner », l’abduction a
cependant sa logique propre, trop souvent confondue avec celle de
l’induction, parce que l’on réfléchit trop à la logique de la méthode
scientifique en termes de justification et de certitude, quand on
devrait se concentrer sur la méthode elle-même – l’un des
problèmes majeurs aussi de la logique 63 .

31Distincte de l’induction, qui « infère l’existence de phénomènes


tels que nous en avons observés dans des cas semblables »,
l’abduction « suppose quelque chose d’une espèce différente de ce
que nous avons directement observé, et fréquemment quelque
chose qu’il nous serait impossible d’observer directement » 64 .
Dans l’induction, nous nous contentons de généraliser à partir d’un
certain nombre de cas desquels quelque chose est vrai, et d’inférer
que la même chose est probablement vraie de toute la classe. Nous
concluons que des faits comme ceux que nous avons observés sont
vrais dans des cas qui n’ont pas été examinés 65 . Nous n’avons
donc pas à postuler d’éléments d’une espèce différente de ceux que
nous avons déjà examinés. Dans l’abduction, en revanche, nous
passons de l’observation de certains faits à la supposition d’un
principe général qui, s’il était vrai, expliquerait que les faits soient
tels qu’ils sont. Nous concluons donc à l’existence de quelque chose
qui est totalement différent de tout ce que nous avons pu observer
empiriquement, bref, à quelque chose qui est, dans la majorité des
cas, inobservable. L’induction serait ainsi le raisonnement qui part
des particuliers pour aboutir à des lois générales, tandis que
l’abduction serait le raisonnement qui part de l’effet pour remonter à
sa cause : alors que le premier « classifie », le second « explique ».

32L’abduction est bien un raisonnement 66 ; elle a, en gros, la


structure suivante :

Le fait surprenant C est observé.


Mais si A était vrai, C irait de soi.
Il y a donc des raisons de soupçonner que A est vrai 67 .

Mais surtout, elle apparaît comme « la seule espèce de


raisonnement susceptible d’introduire des idées nouvelles, la seule
espèce qui soit, en ce sens, synthétique » 68 . Aussi ne se limite-t-
elle pas à un certain type d’énoncés : elle est le propre de toute
inférence synthétique et, donc, de toute connaissance, comme
Peirce l’a noté dès 1868 en rappelant que nos impressions sensibles
sont, en fait, des hypothèses, et que le jugement perceptuel est un
« cas limite d’inférence abductive » 69 . D’où l’importance de ce
« premier stade de l’enquête » : si toute connaissance vient de
l’observation, il n’y a pas d’observation première qui ne présuppose
déjà un cadre théorique antérieur. Ainsi, non seulement toute
proposition synthétique est une hypothèse (dans la mesure où elle a
été suggérée par l’esprit), mais elle en reste toujours une dans la
mesure même où elle est synthétique 70 . Quel est alors, dans
l’enquête, le rôle des deux autres inférences ?
La méthode hypothético-déductive et le rôle de
l’induction.
33Très généralement, l’enquête se présente ainsi : on commence
par une hypothèse explicative (abduction) mais au statut conjectural,
et qu’on doit donc être prêt à « jeter par-dessus-bord » si
l’expérience nous enjoint de le faire 71 . En ce sens, « l’abduction ne
nous engage à rien » 72 . On en déduit alors des conséquences ou
prédictions, le « but » de la déduction étant de « réunir les
conséquents de l’hypothèse ». Dans un troisième temps, on cherche
à « établir dans quelle mesure ces conséquences s’accordent avec
l’expérience » 73 : par induction, nous testons l’hypothèse ; si elle
passe le test, on l’ajoute à l’ensemble de nos croyances 74 . La
différence est moins entre trois inférences qu’entre trois phases
d’une commune démarche explicative.

34Qu’est-ce en effet que l’induction ? Peirce en distingue trois types


principaux : l’induction grossière (crude), assez proche de l’induction
baconienne par énumération simple, seule à vraiment opérer des
généralisations universelles 75 ; l’induction quantitative, « la plus
forte » parce que directement liée à la probabilité réelle, celle par
exemple en vertu de laquelle un membre d’une classe d’expérience
donnée aura tel ou tel caractère, et qui présuppose donc qu’on ait
affaire à des unités dénombrables (induction statistique). Enfin
l’induction qualitative, proche de l’abduction puisqu’à la différence
des deux autres elle comporte un élément de « devinette » 76 : on
teste une théorie scientifique générale, telle que la théorie cinétique
des gaz, en observant si les régularités observées sont bien celles
auxquelles on devrait s’attendre si cette hypothèse sur des réactions
inobservées était correcte. On procède à l’échantillonnage des
prédictions possibles qui peuvent reposer sur l’argument.
Supposons qu’on ait à tester l’hypothèse que tel individu est un
prêtre catholique : nos prédictions ne se feront évidemment pas en
termes d’unités numériques ; il est absurde de parler de la vérité de
quatre prédictions sur cinq qui s’appuieraient sur cette hypothèse.
Supposons qu’on puisse prédire que notre prêtre porte des
chaussures noires, un pantalon noir et une chemise blanche.
Pourrons-nous chiffrer ces prédictions ? Non. Seulement en
soupeser l’importance relative, le calcul des probabilités ne nous
aidant ici en rien 77 .

35La différence entre induction et abduction n’est donc pas que l’une
irait au-delà de l’observation et l’autre non 78 : c’est plutôt le degré
où chaque procédure va au-delà de l’observation qui les distingue.
La différence n’est pas non plus que l’une classifierait (induction) et
l’autre expliquerait (abduction) : l’explication peut en fait relever des
deux 79 . L’originalité du traitement peircien de l’induction est à
chercher ailleurs : pour le sens courant, l’induction est un terme
réservé à la confirmation des hypothèses et au degré corrélatif de
fiabilité attribuable à ses prédictions. Pour Peirce, l’induction désigne
plutôt la mise à l’épreuve des hypothèses, que celle-ci se termine
par une confirmation ou par une réfutation. Ce n’est pas une
procédure qui permettrait à partir d’hypothèses, par généralisation
ou par des observations répétées, d’obtenir une loi ou une théorie.
L’induction « ne nous fait rien découvrir » 80 . Elle se présente
quand celui qui raisonne soutient déjà une théorie 81 et n’intervient
donc dans l’enquête que pour confronter les prédictions déduites de
la théorie avec les résultats expérimentaux : elle part d’une théorie et
mesure le degré de concordance de cette théorie avec le fait 82 .
Procédure expérimentale de test des prédictions tirées des
hypothèses, elle se caractérise par sa tendance à l’autocorrection
83 ; c’est une méthode qui, « si elle persiste, doit corriger son
résultat si elle est fausse » 84 .

36Aussi le problème de la justification de la méthode scientifique ne


se ramène-t-il pas chez Peirce à celui de la justification de
l’induction. L’enjeu n’est pas la fiabilité des prédictions scientifiques
en tant que bases pour l’action : c’est celui de la fiabilité de la
méthode scientifique comme chemin nous menant vers la vérité.
S’inscrivant en faux contre une conception baconienne de l’induction
(les découvertes résultent d’observations sans théories) et contre le
programme moderne d’une logique inductive probabilitaire (Carnap
ou Reichenbach) selon lequel le degré de probabilité d’une théorie
irait croissant avec la preuve empirique dont on dispose en sa
faveur, Peirce ne reporte donc ni sur l’hypothèse ni sur l’induction la
charge de rendre compte de la probabilité objective de la
connaissance ; l’induction n’est probable en aucun sens
(fréquentiste ou autre) ; c’est une méthode de test et d’élimination
des erreurs par confrontation des prédictions qui, « si on persiste à
la poursuivre, doit conduire à long terme à la théorie vraie» 85 . Elle
permet, en revanche, de mesurer le degré de fiabilité de notre
procédure 86 et de « trouver dans quelle mesure notre hypothèse
est proche de la vérité, c’est-à-dire quelle proportion de ses
anticipations sont vérifiées » 87 .

37Aussi la question de la justification de l’induction n’est-elle jamais


posée comme telle chez Peirce ; elle intervient toujours au sein
d’une analyse originale et fouillée des probabilités.

38S’opposant à une conception subjectiviste (ou personnaliste) des


probabilités – qu’il discerne aussi bien chez Laplace que chez Boole,
et même encore dans The Logic of Chance de John Venn –, Peirce
adopte une attitude objectiviste qui utilise tantôt des éléments
fréquentistes tantôt des éléments propensionnistes 88 . À quoi
s’adjoint un élément nouveau : la probabilité « appartient
exclusivement » aux principes qui gouvernent l’inférence, et non à
des événements ou à l’hypothèse en question 89 . Ce n’est donc
que de manière relâchée que l’on parle de la « probabilité d’une
hypothèse » (une assignation de probabilité est la représentation
d’un « fait statistique général » ou d’un « fait réel objectif ») ou de la
probabilité d’un événement de façon « absolue » 90 : la chance d’un
événement est liée à la combinaison de tous les arguments
pertinents pour nous dans notre état actuel de connaissance.

À long terme, il y a un fait réel qui correspond à l’idée de probabilité,


et c’est qu’un mode d’inférence donné s’avère parfois réussir, parfois
non, et ce dans un ratio ultimement fixé 91 .

39La validité d’une inférence dépend donc du fait qu’elle relève d’un
certain type, dont la caractéristique est d’avoir une « vertu
productrice de vérité ».

Un genre d’arguments est valide quand, partant de prémisses vraies,


il produira une conclusion vraie, invariablement s’il est démonstratif,
généralement s’il est probable 92 .

40Dans une inférence déductive, c’est un énoncé général ou une loi


qui sera le principe directeur. La validité des arguments déductifs
repose ainsi sur le fait que, si les prémisses sont vraies, la
conclusion doit l’être aussi. La déduction est justifiée « parce que les
faits présentés dans les prémisses ne pourraient en aucune
circonstance imaginable être vrais sans impliquer la vérité de la
conclusion » 93 . La validité de l’inférence déductive doit donc sa
sûreté au fait qu’il est impossible d’arriver à une conclusion fausse à
partir de prémisses vraies. Ce qui distingue la validité de la
déduction de celle de l’induction n’est cependant pas que seule la
seconde serait probable, puisque des déductions probabilistes ou
statistiques (déductives) telles que :

Règle : la proportion r des M sont des P.


Cas : S1, S2, et S3 sont un ensemble nombrable, pris au hasard
parmi les M.
Résultat : donc, probablement et approximativement, la proportion r
des S sera des P 94 .

ont la même validité que l’induction, puisqu’elles « dépendent du


même principe d’égalité de ratios » 95 et se caractérisent toutes
deux en termes de fréquence relative à long terme (i.e. conduiront à
des conclusions vraies à partir de prémisses vraies, dans une
grande proposition de cas). « Nous savons que, si nous devions
raisonner ainsi, nous suivrions un mode d’inférence qui ne nous
induirait en erreur à la longue que, disons, une fois sur cinquante 96
. » Comme la validité de l’inférence est « une question de réalité et
n’a rien à voir avec ce que nous pouvons être enclins à penser » 97 ,
la différence entre les deux dépendra seulement de la différence de
ratio : pour l’inférence déductive, on aura un ratio de 1/1, et, pour
une induction un ratio relativement élevé (parce que le principe
directeur de l’induction est la loi des grands nombres). En outre,
dans l’induction nous ne devons pas uniquement considérer l’aspect
formel de la validité mais une foule de circonstances contingentes et
subjectives, des exigences relatives à la taille de l’échantillon choisi,
au tirage aléatoire de l’échantillon, au caractère prédésigné que
nous allons tester, et à maintes autres connaissances que nous
pouvons avoir concernant l’essai 98 .

41La méthode scientifique fait donc bien appel à trois types


d’inférence et, si Peirce sème parfois le doute en qualifiant de
« méthode inductive » toute l’enquête, l’enjeu de celle-ci reste bien
non de justifier l’induction mais de savoir comment on peut, à l’aide
des trois (abduction, déduction et induction) réunies, parvenir à long
terme à la vérité.
L’économie de la recherche et l’exigence
première d’intelligibilité
42L’importance accordée par Peirce à l’abduction est significative de
sa conception explicative (réaliste) plutôt que descriptiviste (ou
instrumentaliste) de la science. L’abduction est certes une procédure
inférentielle, mais c’est aussi « l’indication instinctive de la situation
logique », laquelle est le produit de l’évolution 99 . Sans hypothèses,
il faudrait s’abstenir de toute prédiction : d’où les constants
reproches à Comte, Poincaré ou Pearson, que Peirce range sous
l’étiquette commune de « nominalistes » 100 . Comment un
nominaliste peut-il rendre compte du fait que, dans l’histoire de la
pensée et des sciences, ce soit certaines hypothèses (parmi des
milliers d’autres possibles) qui aient été choisies et, surtout, que la
science ait pu avoir autant de succès en s’appuyant sur un si petit
nombre d’entre elles ? C’est inexplicable, sauf à supposer une sorte
d’affinité instinctive entre l’homme comme animal biologique et le
monde qu’il essaie d’expliquer 101 . Aussi, lorsque Peirce énonce
certaines règles d’allure nominaliste dans la sélection des
hypothèses à tester – simplicité 102 ; économie en « argent, temps,
pensée et énergie » 103 ; choix de celles qui sont susceptibles de
« rassembler le plus de faits sous une seule et unique formule » tout
en étant « aussi larges que possibles » et éminemment falsifiables
104 –, ne faut-il y voir qu’un nominalisme méthodologique. Et
encore : car la simplicité en question est à entendre non comme
simplicité logique – il en avait lui-même fait l’erreur 105 –, mais au
sens, bien vu par Galilée, de « la plus facile et la plus naturelle »,
bref, celle que l’instinct suggère, quitte à la « jeter par-dessus bord
au premier avertissement de l’expérience » 106 .

43Ce qui est donc remarquable, c’est ce pouvoir en l’homme moins


de deviner que de deviner le plus souvent juste 107 , comme
l’histoire des sciences le confirme d’ailleurs 108 , qui suppose une
sorte d’accord entre la connaissance et les lois de la nature que la
science ne cesse de découvrir 109 , et dont on peut donner une
explication génétique 110 . C’est parce que l’abduction n’est pas le
fait du pur hasard que la science est compréhensible 111 . Plus
encore peut-être que la testabilité, c’est cette idée d’intelligibilité qui
préside au réalisme scientifique peircien. Il faut des hypothèses car il
faut expliquer. Mais quoi ? Les régularités ? Non. Ou plutôt celles-là
seules qui sont surprenantes, et donc susceptibles de mettre à mal
nos croyances et de les renverser. Toutefois, si l’abduction est
instinctive, elle n’est pas immédiate : elle s’inscrit toujours sur fond
d’idées anciennes et conserve un caractère logique 112 .

44Aussi reste-t-elle soumise à des conditions strictes d’admissibilité,


celles par exemple d’être expérimentalement testable 113 et d’avoir
le plus grand pouvoir explicatif possible ; c’est pourquoi, à l’inverse
des positivistes, pour qui une hypothèse « vérifiable ne doit pas
supposer quelque chose que nous ne puissions observer
directement » 114 , Peirce pense que, plus une hypothèse est
éloignée de ce qui est directement observable, plus son contenu est
riche, et donc plus nombreuses sont ses conséquences testables et
ses capacités prédictives 115 . Expliquer un phénomène, c’est
montrer qu’il est déductible d’une loi ou d’une théorie, et donc
prévisible. On doit donc privilégier la capacité prédictive et
syncrétique de l’hypothèse 116 .

45Peirce revient sans cesse sur cette exigence d’intelligibilité,


caractéristique de sa conception anti-inductiviste de la science :
l’enquête ne part pas de données que l’on observe et que l’on
cherche ensuite à vérifier ou à justifier, mais d’une hypothèse
occasionnée par une surprise 117 . Se méfier de l’hypothèse, c’est
accepter l’inexplicable et, donc, pencher pour l’irrationalisme ; en un
mot, « bloquer la voie de la recherche » 118 .

46Néanmoins, le réalisme scientifique peircien est un réalisme du


vague : tout phénomène est explicable, mais tout dans le
phénomène ne l’est pas. Il y a « des faits ultimes » dont tout homme
de science doit tenir compte et notamment des faits isolés qui
n’exigent aucune explication 119 . Nous pouvons donc toujours
améliorer notre capacité instinctive en étudiant la logique : choisir les
hypothèses susceptibles d’être testées par induction 120 ; en
construire qui expliquent les observations surprenantes que nous
faisons ; déduire les observations à partir de l’hypothèse, ou en
choisir une qui « rende les faits vraisemblables » 121 ; nous assurer
que l’échantillon expérimental ne comporte pas de membres
présents lors de la formation de l’hypothèse 122 ; prendre – comme
le redira Popper – des hypothèses extrêmement falsifiables, bref
moins celles qui sont vraisemblables que celles qui ont le plus de
chances a priori d’être fausses et d’être vite réfutées 123 ; ne pas
attacher une trop grande importance à des « probabilités
antécédentes » subjectives 124 . L’exigence de testabilité reste avant
tout une exigence d’intelligibilité. Même en ce cas, pourtant, on ne
peut être sûr d’avoir fait la bonne conjecture et de la validité de
l’inférence abductive 125 . Notre connaissance reste foncièrement
conjecturale, et tout justificationnisme apparaît comme un
réductionnisme aveugle à cette réalité. On ne peut se targuer
d’hypothèses définitivement vérifiées. Les « résultats scientifiques »
sont simplement des hypothèses qui ont bien résisté, jusqu’à
présent, aux tests expérimentaux 126 . Tout résultat est donc
provisoire et, de nouveau, hypothétique 127 . Mais, là où un Popper
fera de la falsifiabilité le critère de la force explicative, la démarche
de Peirce est inverse : c’est cette dernière qui est un critère de
testabilité.

Tout ce que l’expérience peut faire, c’est de nous dire quand notre
conjecture est fausse. À nous de produire la bonne conjecture 128 .

47Et il y a fort à parier que la bonne conjecture n’est pas celle qu’on
peut vite rejeter, mais celle qui donne la bonne explication 129 .
Aussi, à côté de l’abduction, l’induction et la déduction gardent-elles
toute leur place dans la démarche scientifique. C’est à elles deux
qu’incombent validité et sécurité ; ce sont elles qui donneront
finalement sens à la procédure de contrôle et de test par laquelle on
parvient progressivement, par autocorrection, à la vérité.
Pragmatisme et vérité
Vérité, croyance et satisfaction : Peirce et James
48Le vrai est « ce vers quoi tend l’enquête » 130 . L’enquête étant
provoquée par le doute et ne s’achevant que par l’acquisition d’une
croyance stable, et la vérité étant cet accord auquel parviendra
finalement la méthode scientifique, le vrai est donc bien, en un sens,
ce qu’il est satisfaisant de croire 131 . Mais Peirce s’est toujours
efforcé de montrer que les deux termes ne sont pas synonymes, et il
n’est jamais allé aussi loin que James et surtout que Schiller 132 .
Une croyance est satisfaisante lorsque la méthode de la science a
réussi à en extirper le moindre doute, non au sens où elle serait
émotionnellement confortable. Certes, James définit aussi les
croyances bonnes ou « avantageuses » 133 comme celles qui ne
risquent pas d’être contredites par l’expérience et nous
prémunissent, donc, d’échecs ultérieurs. Mais il va plus loin et
explique comment on modifie, en ce cas, des croyances tenues pour
vraies : on cherche à maximiser la conservation de la vieille
croyance tout en sauvant la consistance. En nominaliste, James
s’intéresse au premier chef aux croyances individuelles, là où Peirce
ne trouve pas gênant d’envisager la Vérité (qui, pour James est une
fantomatique abstraction de peu d’intérêt). James admet qu’on peut
dire de certaines propositions qu’elles sont vraies ou fausses même
si on ne les a pas vérifiées, mais il trouve plus intéressant de parler
– non sans nuance toutefois –de vérification (actuelle) plutôt que de
vérifiabilité (i.e. de vérifications seulement possibles). Peirce, lui,
parle de vérités à long terme dans leur totalité, et il n’accepterait
jamais de trancher sur des questions difficiles en faveur d’une
théorie pour des raisons esthétiques (simplicité ou économie) ou de
simple « goût ». Enfin, James est non seulement peu attentif à la
notion même d’enquête (présente en revanche dans le pragmatisme
de John Dewey, qui définira la vérité comme « assertabilité
garantie » à la fin de l’enquête), mais il est moins soucieux d’établir
l’indépendance de la réalité (au sens scotiste de realitas) que de
montrer son accessibilité à l’expérience sensible, et plus soucieux en
revanche (en dépit des accusations exagérées de « matérialiste
sordide » portées à son endroit par Moore ou Russell) de marquer
nettement la différence de bénéfice que l’on retire d’une croyance
vraie, dès lors qu’elle correspond au réel.

49Pour Peirce en tout cas, être satisfait par une croyance, c’est
avant tout ne pas être gêné par un doute 134 . La vérité est donc un
peu redondante par rapport à la croyance 135 , mais ce n’est pas
dire qu’elle soit un faux problème 136 .
Vérité : correspondance, cohérence ou
consensus ?
50La supériorité de la méthode scientifique provient de ce qu’elle
repose sur l’hypothèse de la réalité. Mais cette réalité est celle du
réaliste scolastique, donc simplement de « quelqu’un qui ne connaît
pas plus de réalité absconse que celle qui est représentée dans une
représentation vraie » 137 , et qui n’en maintient pas moins
l’existence d’une réalité irréductible à la représentation :

Il n’y a aucune chose qui est en soi, au sens où elle ne serait pas
relative à l’esprit, bien qu’il ne fasse aucun doute que les choses qui
sont relatives à l’esprit, sont, en dehors de cette relation 138 .

Le réel est non pas ce qu’il nous arrive d’en penser, mais ce qui reste
inaffecté par ce que nous pouvons en penser 139 .

51Il faut donc proposer une définition du concept de réalité qui ne


fasse pas référence à une Ding an sich inaccessible, sans tomber
pour autant dans un idéalisme subjectiviste, bref donner une
définition du réel indépendante des pensées de tout individu
particulier, mais pas de la pensée en général 140 . Aussi la réalité
sera-t-elle indissociable de l’idée sociale de communauté, entité
fonctionnant non comme un ensemble d’individus, mais comme une
sorte de transcendantal réglant la recherche 141 .

L’opinion sur laquelle sont destinés à s’accorder finalement tous ceux


qui cherchent, est ce que nous entendons par vérité, et l’objet
représenté dans cette opinion est le réel. C’est ainsi que j’expliquerais
la réalité 142 .

52Peirce échappe au correspondantisme (qu’il rejette moins qu’il ne


le trouve superflu 143 ) comme au cohérentisme stricts (la réalité
étant définie à la fois comme contrainte émanant de l’expérience et
comme résistance de nos hypothèses à celle-ci). Il ne suffit donc pas
de dire, avec Karl-Otto Apel par exemple, qu’il existe chez Peirce un
savant dosage d’éléments cohérentistes et correspondantistes,
auxquels s’intégrerait une conception de la vérité comme consensus
144 : certes, Peirce semble parfois dire que la vérité dépend de ce
que nos croyances sont vérifiées ou autorisées en vertu des critères
de rationalité propres à la communauté scientifique, sans que cela
implique de correspondance entre ces opinions et un monde de faits
extralinguistiques. Mais ce sur quoi il insiste le plus souvent, c’est
sur l’indépendance d’une réalité extérieure par rapport aux esprits :
même lorsqu’il définit la vérité comme l’opinion finale idéalisée
(l’élément « pragmatique »), il semble pencher pour une vérité
établie par correspondance entre le langage et un monde
indépendant :

Une proposition vraie correspond à un fait réel, par quoi on veut dire
un état de choses défini et individuel, qui ne consiste pas simplement
dans le fait d’être représenté (dans quelque représentation que ce
soit) 145 .

Mais la leçon du réalisme subtil de Peirce est qu’il faut cesser de


parler de vérité, en termes de « dosage » ou de fausses alternatives.
Les malentendus et les difficultés.
53On a beaucoup reproché à Peirce d’entendre la vérité au sens
mathématique d’une limite. Si certains textes vont en ce sens 146 ,
bref dans celui d’une vérité « approximée par confirmations
successives » 147 (comme on calculerait tôt ou tard la valeur de
3,14 148 ), l’analyse de l’induction comme autocorrection interdit
d’assimiler validité de l’induction et vérité, ou de conclure du
caractère autocorrecteur de l’induction à celui de la science en son
entier. Une théorie n’est pas vraie, au sens où elle aurait une
probabilité de 1 (i.e. au sens où la vérité se mesurerait au taux de
succès de la théorie) 149 . Croyances et théories n’ont pas de
probabilité, qu’elles convergent ou non vers le vrai.

54En outre, si l’induction fait partie de la méthode scientifique qui


produirait finalement des croyances vraies, rien en elle ne lui fait
automatiquement produire le vrai. Peirce n’identifie pas l’induction
avec la méthode scientifique et ne dit que rarement que la science
elle-même s’autocorrige 150 . Le vrai est avant tout ce qui nous met
à l’abri du doute et des surprises, bonnes ou mauvaises 151 . Certes,
on peut pour cela se fier généralement à l’induction. Mais la vérité ne
dépend pas de l’induction, ni de ce qui serait cru à long terme. Quine
a donc tort de trouver « intenable » la conception peircienne sous
prétexte qu’elle reposerait sur une théorie de la limite 152 . Il ne
s’agit pas d’approcher le vrai en accumulant des informations ou en
invoquant une notion satisfaisante de vérisimilitude. Ce n’est donc
pas le concept mathématique de convergence, mais celui de
consensus qui est ici le plus adéquat. Il y aura certes un point, si le
consensus se réalise, où les croyances des chercheurs
convergeront ; mais cette convergence n’a rien de systématique. Les
opinions peuvent d’ailleurs osciller des générations durant 153 . Est
donc vraie une hypothèse sur laquelle on s’accorderait si l’enquête
devait être assez poussée, poussée à sa limite.
55Si l’on néglige les reproches adressés au concept de
communauté, dont le sens est moins empirique que transcendantal
154 , comment interpréter en revanche l’opinion finale ? Au futur ou
au conditionnel ? Peirce semble hésiter entre deux thèses : (1) la
communauté trouvera effectivement une réponse à toutes les
questions auxquelles il est possible de répondre, et la vérité est le
produit auquel est destinée la communauté scientifique ; (2) la vérité
est ce à quoi parviendrait la communauté, si elle devait poursuivre
indéfiniment sa recherche. Peirce s’aperçoit, en effet, que l’on ne
peut démontrer le caractère inévitable d’une réponse ultime
irréversible sur quelque question que ce soit, sauf à montrer que la
recherche se poursuivra bien indéfiniment. Or on n’a aucune raison
de penser que la race humaine existera toujours 155 , même si l’on
peut concevoir que, la race humaine disparaissant 156 , des êtres
plus intelligents prennent ailleurs le relais (sur d’autres planètes) et
s’emparent de nos résultats 157 . Il se pourrait donc que certaines
questions, auxquelles on pourrait en droit apporter une réponse,
n’en trouvent pas en fait, et qu’on n’atteigne donc jamais sur elles la
vérité 158 . Il restera des « secrets cachés » 159 .

56D’où la nécessité d’une conception, en définitive, conditionnelle de


la vérité 160 . Paraissent donc peu fondées les accusations de
« prophétisme sociologique » ou les allusions acides à la Russell sur
le fait qu’une telle conception du vrai implique que les croyances
soutenues par le dernier homme sur terre, quelles qu’elles soient,
seront vraies : « Comme le dernier homme sera sans doute
entièrement occupé à se tenir au chaud et à se procurer à manger, il
est douteux que ses propres opinions seront en rien plus sages que
les nôtres. 161 »

57En fait, même si l’opinion est destinée (destined) à parvenir à


l’accord, ce destin n’a rien d’un mécanisme aveugle et rigide ; c’est
plutôt comme lorsqu’on lance une paire de dés et qu’on peut être sûr
qu’elle ne manquera pas de tomber, un moment ou l’autre, sur un
double six, sans que cela implique pour autant une nécessité logique
162 . Peirce ne soutient donc pas que l’on parviendra à l’accord sur
toutes les questions : le fait qu’il soit logiquement possible que la
recherche continue indéfiniment sans produire de réponse finale
montre simplement qu’à certaines questions il n’y a pas de réponse
163 , et non que pour toute question susceptible d’en avoir on ne
parviendra pas à une réponse ultime. Il y a donc chez Peirce un
optimisme certain :

Tous les partisans de la science sont animés par le réconfortant


espoir qu’il suffit de pousser assez loin les processus d’investigation
et que ceux-ci donneront alors une certaine solution à chacune des
questions auxquelles ils s’appliquent 164 .

Mais cet optimisme ne va pas sans certaines réserves :

Je ne dis pas qu’il est infailliblement vrai qu’il y ait la moindre


croyance à laquelle une personne parviendrait si elle devait conduire
assez loin ses recherches. Je dis seulement que c’est seulement cela
que j’appelle Vérité. Je ne puis infailliblement savoir qu’il y a la
moindre vérité 165 .

58Une telle conception a l’avantage de proposer une analyse de la


vérité telle que celui qui cherche puisse et doive l’adopter : « La
vérité pragmatique réelle est la vérité telle qu’elle peut et doit être
utilisée comme guide pour la conduite 166 . » Elle fixe ainsi le cadre
rationnel dans lequel doit se poursuivre l’enquête, et donne un sens
à la pratique de la recherche comme quête d’une vérité non
transcendante mais accessible. Enfin, elle fournit et justifie une
méthodologie : la vérité n’est pas un simple terme « honorifique » ; si
nous n’avons aucune raison sérieuse de refuser à une hypothèse le
statut d’hypothèse vraie, nous devons considérer qu’elle l’est. Peirce
ne va pas jusqu’à prétendre qu’une hypothèse qui serait crue au
terme de l’enquête serait nécessairement vraie. Mais il a du mal à
concevoir que les meilleures hypothèses que pourrait produire la
recherche puissent être fausses ou qu’on puisse raisonnablement
douter de certains énoncés sur le passé (même s’ils transcendent
nos possibilités de vérification) 167 .
Vérité et faillibilisme
59On comprend mieux pourquoi la conception peircienne de la vérité
comme accord ultime de la vérité n’est pas inconciliable avec le
faillibilisme, ou « doctrine selon laquelle notre connaissance n’est
jamais absolue mais nage toujours, pour ainsi dire, dans un
continuum d’incertitude et d’indétermination » 168 . Nous ne pouvons
jamais être absolument sûrs d’avoir la moindre certitude 169 ; cela
n’implique pas que la connaissance soit inaccessible (que nous ne
puissions jamais sur quelque cas que ce soit connaître parfaitement
la vérité). Sur maintes questions en fait, « nous sommes parvenus à
l’opinion finale » 170 et assez souvent les croyances établies sont
les meilleures, étant donné les preuves dont on dispose pour le
moment 171 . Nos croyances sont donc le plus souvent indubitables
en fait (ce qui rend redondant le concept de vérité par rapport à celui
de croyance : croire une proposition, c’est nécessairement croire
qu’elle est vraie), mais cela n’implique pas qu’elles le soient en
droit : le vrai ne dépend pas de ce que l’on croit ni de la conviction
avec laquelle on peut croire, mais de ce que l’on est justifié à croire
en suivant le contrôle de la raison et les leçons de l’expérience.
Certes, on a raison de croire que la plupart des opinions
scientifiques sont correctes » 172 ; l’économie de la recherche le
prescrit d’ailleurs 173 ; mais il ne faut jamais perdre de vue qu’une
proposition est toujours « susceptible d’être réfutée et abandonnée
du jour au lendemain » 174 , aussi bien en raison de l’évolution de la
pensée que de celle des lois de la nature : une théorie qui pourrait
être absolument démontrée ne serait pas une théorie scientifique
175 .

60Le faillibilisme reste donc la seule position théorique rationnelle :


tout dans la science montre que la science n’est que probable et non
nécessaire ; c’est bien le laboratoire qui, soutient Peirce, lui a appris
que « trois choses sont impossibles à atteindre par le raisonnement :
la certitude, l’exactitude, l’universalité absolues » 176 . Le faillibilisme
peircien ne se propose nullement de dévaluer la connaissance : il
constitue un rempart contre le dogmatisme et le scepticisme radical,
formes paresseuses de la connaissance. Pourtant, comme il n’est
pas simplement épistémologique (Heisenberg), mais ontologique, il
prend des allures extrêmes.

61Le caractère provisoire de notre connaissance dépend bien de


l’indétermination à l’œuvre dans la nature : même si notre
connaissance progresse, elle n’éliminera jamais l’indétermination
foncière des choses 177 , reflet de la fluctuation des phénomènes de
la nature : aussi est-ce dans le synéchisme, principe qui veut que
« toutes choses nagent dans des continua », que se trouve fondé,
« objectivé » le faillibilisme 178 . Si l’indétermination ne provient pas
uniquement de notre ignorance, mais de la nature, de l’inexactitude
des lois, et de la réalité objective du hasard comme du continu 179 ,
si notre incertitude a donc une contrepartie objective, comment, à
supposer que nous ayons atteint la vérité, pourrions-nous le savoir ?
Nous pouvons certes espérer que nos hypothèses se rapprochent
indéfiniment de la vérité : c’est d’ailleurs là une exigence rationnelle
180 . Mais nous devons rester conscients du fait que :

Nous sommes si loin d’avoir le droit de conclure qu’une théorie est la


vérité même que nous ne pouvons pas même comprendre ce que
cela veut dire 181 .

Notes
1 5.12.

2 5.63.

3 5.265.
4 5.311.

5 W-3 , 345.

6 W-3 , 344 ; cf . 5.374 ; 6.496 ; Ms 596 ; Ms 753.

7 5.12 ; 8.270 ; 5.542 ; 8.294. Cf . Fisch, 1986, p. 79-109.

8 2.148 ; cf . 5.417 ; 5.398 ; 5.371.

9 5.400 ; 2.643 ; 5.487.

10 5.480 ; 5.480 ; 5.242. Cf . Engel, 1984, p. 405-406.

11 5.373 ; 5.394 ; 1.390 ; 2.711 ; 3.155.

12 Cf . 6.264.

13 5.371n. 1 ; 6.101 ; 5.400 ; 6.20-1.

14 6.301 ; 5.477.

15 5.477 ; 5.483 ; 5.338.

16 6.158 ; 2.664.

17 5.371.

18 5.524.

19 5.443.

20 5.370 ; 5.443.

21 4.77 ; 5.373n. 12 ; 7.58.

22Ms 828 ; Ms 334 ; 5.510.

23 5.512 ; 5.416.
24 5.375.

25 5.542.

26 5.439.

27 5.267.

28Cf. Tiercelin, 1986, p. 205-224.

29 5.157 ; 5.114 ; 8.41.

30 5.116 ; 5.140.

31 5.416 ; 5.181 ; 5.151.

32 Hookway, 1986, p. 51.

33 2.192 ; 5.603 ; 5.498 ; 6.496 ; 1.655.

34 5.451.

35 1.14.

36 Cf . 5.438 ; 5.502-37 ; 5.444 ; 5.509.

37 5.505 ; 6.98.

38 5.452.

39 5.505.

40 5.508.

41 5.514 ; 5.523.

42 5.498.

43 5.378.
44 5.381-2.

45 5.386.

46 W-3 , 253 ; Ms 657 ; Ms 673.

47 W-3 , 273.

48 Ms 828 ; W-3 , 17-19.

49 5.385.

50 5.389 ; 5.392.

51 5.384.

52 5.384.

53 2.227.

54 5.539 ; 2.64 ; 1.431.

55 5.384.

56 Ms 453 ; W-3 , 259 ; 7.659 ; 5.442.

57 7.326 ; W-3 ,40 sq ; 8.41 ; W-2 , 8 & 16 ; Ms 749 ; Ms 596.

58 5.108 ; 2.182 ; 2.204 ; 5.55 ; 7.444 ; 7.457 ; Ms 692 ; Ms 453 ;


8.191, etc.

59 5.196.

60 Ainsi le voit-on effectuer une « typologie » de l’hypothèse, qui


peut être : (1) l’énoncé d’un fait qui n’a pas été observé au moment
de l’abduction, mais qui est néanmoins susceptible d’une
observation directe ultérieure ; ex. : en découvrant un tas de pois
blancs près d’un sac ne contenant que des pois blancs, on adopte
l’hypothèse selon laquelle le tas vient du sac, ce qui explique la
présence des pois [2.623] ; (2) l’énoncé de faits ni observés ni
susceptibles de l’être (« hypothèses sur le passé ») ; ex. : on trouve
des fossiles de poissons ; pour l’expliquer, on suppose que la mer a
jadis recouvert le pays [2.625] ; (3) hypothèses renvoyant à des
entités qui, dans l’état présent de la connaissance, sont à la fois
factuellement et théoriquement non susceptibles d’être observés
(ex. : des molécules, des électrons) ; ce sont là les hypothèses par
excellence de la science, et leur fonction explicative est de la plus
haute importance [2. 639].

61 5.590.

62 5.171.

63 Ms 453 ; 5.172 ; 8.227 ; 7.59 ; 5.363 ; 3.364 ; 7.62.

64 2.640.

65 2.636.

66 8.388.

67 5.189.

68 2.777.

69 5.186 ; 5.181.

70 6.469 ; 6.522-5.

71 1.634 ; 6.470.

72 5.602.

73 Ms 841.

74 2.755 ; 6.469.
75 2.767 ; 2.111 ; 2.269 ; 2.662 ; 2.757.

76 2.759.

77 7.216 ; 2.75 ; 6.256.

78 6.523.

79 2.717.

80 5.145.

81 2.775.

82 5.145.

83 2.729.

84 7.215 ; 2,96 ; 6.472 ; 5.590-1 ; 2.769 ; 5.576 ; 5.145, 2.775.

85 7.207.

86 2.693.

87 2.755.

88 2.747 ; Ms 660 ; 8.225 ; 2.664.

89 W-3 , 290 ; 5.169 ; W-3 , 280.

90 W-3 , 281 ; W-2 , 100.

91W-3, 280 & 286 ; 2.697.

92W 2, 99 ; W-2, 267.

93 2.778.

94 2.700.
95 2.703.

96 2.697.

97 5.161.

98 2.696 ; 2.215.

99 7.190.

100 5.210.

101 5.604 ; 6.10.

102 5.60 ; 4.35 ; 5.26 ; 6.24 ; 6.535.

103 5.602 ; 7.220 ; 1.93 ; 2.511 ; 3.528 ; 6.408 ; 6.413 ; 2.780.

104 7.410 ; 7.221 ; 1.120.

105 6.477.

106 1.634 ; 1.404.

107 6.530 ; 7.220.

108 1.80 ; 5.173.

109 1.81 ; 2.753 ; 1.121 ; 2.86 ; 5.604 ; 6.531 ; 7.38 ; 7.508 ; 7.680.

110 6.417-8 ; 4.91 ; 1.118 ; 5.45 ; 5.586 ; 5.591 ; 7.39 ; 3.422 ; 6.277.

111 5.172.

112 2.755 ; 5.188.

113 7.220.

114 5.597.
115 5.598.

116 5.599 ; 8.206 ; 8.231 ; 5.197 ; 7.192 ; 6.524.

117 7.188.

118 1.139 ; 6.171 ; 1.135.

119 1.405 ; 7.200 ; 7.194.

120 5.599 ; 7.220.

121 7.202 ; 7.220.

122 2.758.

123 1.120 ; 6.553 ; 7.87 ; 7.220 ; 6.126 ; 6.216 ; 7.206 ; 7.220.

124 2.777 ; 1.120.

125 5.199 ; 2.777 ; Ms 652.

126 7.163 ; 7.206.

127 Sur tout ceci, consulter Chauviré, 1981, p. 257-278 ; Rescher,


1978, p. 41sq et chap. 4.

128 7.87.

129 7.89.

130 5.557.

131Cf. Haack, 1976, p. 233.

132 5.552.

133 James, 1968, p. 67-68 et 157.


134 5.375.

135 5.416.

136 2.327 ; 5.569.

137 8.17.

138 5.311.

139W-2, 467.

140 7.336.

141 5.311.

142 5.407.

143 Ms 283.

144 Apel, 1982, p. 6.

145 8.126.

146Ms 473 ; Ms 333, Ms 289 ; 5.494 ; 5.608 ; 5.416 ; Ms 374.

147 7.119.

148 5.565 ; 8.226 ; 7.78.

149 2.780 ; 5.169.

150 7.216 ; 5.579.

151 2.773 ; 1.609 ; 2.757n. 1 ; 2.775.

152 Quine, 1960 p. 23 (tr. fr. : 1977, p. 54) ; 1981, p. 31.

153 W-3 , 79.


154 5.357.

155 2.654.

156 8.43.

157 5.409 ; 5.587 ; 8.43 ; Ms 596.

158 6.610 ; 8.43 ; 8.225 ; 8.237.

159 W-3 , 274.

160 2.661 ; 5.457 ; 2.664 ; 6.610.

161 Russell, 1939, p. 145.

162 4.547n. 1 ; 7.35.

163 Ms 496.

164 5. 407 ; cf . 7. 77.

165 Lettre de 1908 à Lady Welby, Selected Writings, p. 398 ; cf .


7.219.

166 Ms 684, p. 11.

167 5.565 ; 5.89.

168 1.171.

169 4.63.

170 8.43.

171 1.644 ; Ms 602.

172 1.9 ; 6.603.


173 5.589 ; 1.85.

174 1.120.

175 5.541.

176 1.141.

177 6.44.

178 1.171.

179 1.403.

180NEM-IV, p. xiii.

181 7.119.

Index
Mots-clés : abduction, croyance, doute, induction, méthode
scientifique, Peirce, vérité
Conclusion

1Conçu comme une méthode de logique, le pragmatisme peircien


n’est pas en toute rigueur une philosophie : il est censé faire place à
une « philosophie purifiée ». Dans l’esprit de son auteur, celle-ci sera
constituée par une métaphysique scientifique et réaliste. Un
jugement exact sur la philosophie de Peirce impliquerait donc une
étude de celle-ci.

2Discipline moins chargée de coiffer toutes les autres sciences que


de discuter les problèmes qu’elles soulèvent, la métaphysique sera
en effet scientifique, moins parce qu’elle suivrait les traces d’une
épistémologie naturalisée que parce qu’elle aura réussi le test
pragmatiste : se situant, certes, dans le prolongement de l’histoire
naturelle (et notamment des théories de l’évolution : Lamarck et
Clarence King plus que Darwin), elle restera à mi-chemin entre
l’approche catégorielle a priori et la dérivation empirique et
génétique, cherchant surtout à expliquer (plus qu’à justifier)
comment doit être la réalité pour que les principes régulateurs de la
logique soient vrais absolument. Cosmogonie plus que cosmologie,
cette métaphysique développera une sorte d’idéalisme objectif
évolutionnaire, s’essayant à une synthèse entre le synéchisme (la
réalité du continu, qui se manifeste dans la tendance de l’univers à
prendre des habitudes et à faire baisser, au fil de l’évolution, la
quantité de hasard objectif), le tychisme (la réalité du hasard absolu,
qui interdit le nécessitarisme déterministe strict et explique que les
lois soient au mieux approximativement vraies) et l’agapisme (ou
amour créatif).

3Mais pour n’être pas le tout de la philosophie, le pragmatisme


« implique » bien « tout un système de philosophie » 1 , comme il
donne le ton de cette philosophie dont Peirce disait lui-même qu’elle
lui paraissait entièrement issue « d’un faillibilisme pénitent, joint à un
espoir éminent en la réalité de la connaissance et à un désir intense
de découvrir les choses » 2 .

4Sans doute cela caractérise-t-il le mieux en définitive le sens


profond de son pragmatisme : une entreprise méthodique, méfiante
à l’égard des certitudes absolues, proche parfois du scepticisme,
alliée à une confiance tout aussi permanente en les capacités
rationnelles et normatives de l’intelligence scientifique.

5Le pragmatisme de Peirce est certainement celui d’un logicien et


d’un homme de laboratoire, mais tout comme l’on commettrait un
grave contresens en réduisant le pragmatisme à une philosophie
hédoniste, matérialiste et nominaliste, on se tromperait au moins
autant si l’on en concluait à une forme de pensée abstraite, formelle,
positiviste ou dogmatique, par là même éloignée de la vie. Ce qui
caractérise sans doute le mieux l’attitude peircienne, c’est une
certaine conception de la rationalité, de sa force et de ses limites, et
d’une rationalité foncièrement gouvernée par des normes. Aussi la
logique de l’un des plus grands acteurs de l’histoire contemporaine
de la logique formelle se définit-elle comme une « science
normative » ou « science des lois de la conformité des choses à des
fins » : tant il est vrai que l’art du raisonnement juste et de
l’autocorrection, bref de la pensée « délibérée » n’est qu’un
problème particulier de l’éthique, dépendante à son tour de
l’esthétique. Pour Peirce, la façon dont on pense n’est jamais
dissociable de la façon dont on se conduit 3 .

6Penser, c’est donc respecter un certain nombre de protocoles : ne


pas se soustraire à la critique, refuser tout consensus extorqué, tenir
compte de la réalité de l’expérience comme de certaines croyances
du sens commun, mais se tenir prêt à tout moment à les remettre en
cause. Or c’est précisément la raison pour laquelle Peirce a jugé
impossible d’appliquer à la lettre les normes de l’enquête au
domaine de l’éthique. Dans ce refus, Peirce est, en fait, resté
jusqu’au bout kantien, et convaincu que la fin principale de l’enquête
est la recherche de la vérité et la découverte de la réalité. Comble du
paradoxe pour un pragmatiste, il a donc refusé systématiquement de
mélanger intérêts théoriques (ou scientifiques) et « vitaux » 4 , dont
le dogmatisme inévitable, le conservatisme, le souci de l’urgence
sont incompatibles avec l’humilité, l’esprit de doute, les incertitudes,
le sens du probable, le goût des nuances, caractéristiques à
l’inverse, de l’homme de science 5 .

7La croyance en la rationalité et en la valeur du modèle scientifique


ne range pourtant pas Peirce du côté des positivistes ou des
scientistes : car c’est l’esprit (plus que les résultats) qui définit la
science comme telle – à ses yeux, la philosophie se concevait
d’ailleurs comme une science empirique. Ce qui importe, c’est de
renoncer à tout égoïsme et à tout souci d’efficace technocratique :
on le voit, il n’y a rien de moins utilitaire ou « pragmatique » que la
conception pragmatiste de la science et de la rationalité !

8Mais il n’y a ici aucun dogmatisme du type : hors la science, hors la


raison, point de salut ; la vérité scientifique est infaillible. La méthode
scientifique doit précisé­ment, protégée qu’elle est du pouvoir
discrétionnaire des individus par son intégration dans une
communauté d’échange intellectuel, mettre un terme à toute forme
d’autorité ou de ténacité. En outre, le progrès de la rationalité ne se
fait pas à l’encontre ou par élimination de ce qui en l’homme n’est
pas rationnel : l’instinct, Peirce y revient sans cesse, est un guide
plus sûr que la raison dans les affaires pratiques 6 , mais aussi dans
la réflexion théorique ; en témoigne son importance, dans la
procédure abductive notamment 7 .

9Au xxe siècle, deux courants majeurs allaient traverser le


pragmatisme 8 ; tous deux répondaient à l’échec du
fondationnalisme cartésien : d’un côté un pragmatisme réformiste,
répudiant l’exigence de certitude absolue dans la connaissance,
rappelant les liens entre savoir et action, mais ne continuant pas
moins d’insister sur la légitimité de certaines questions
traditionnelles telles que la recherche de la vérité et la validité de nos
pratiques cognitives ; de l’autre un pragmatisme révolutionnaire
(Rorty, Bernstein, Margolis), qui abandonnera l’objectivité de la vérité
et ne reconnaîtra d’autre statut légitime aux questions
épistémologiques que celles qui relèvent de nos conventions
internes ou « conversationnelles » (Rorty). On ne prendra guère de
risque en situant Peirce dans le premier courant. Ainsi du reste que
ces auteurs qui se diront plus ou moins directement inspirés par lui :
G. H. Mead, C. I. Lewis, F. Ramsey, W. W. Quine, H. Reichenbach,
R. N. Hanson, W. Sellars, H. Putnam, N. Jardine.

10Jusqu’au bout Peirce a soutenu un pragmatisme réaliste et


faillibiliste, convaincu qu’il était du caractère foncièrement
indéterminé de notre connaissance et de la réalité :

Il est certainement concevable que ce monde que nous appelons le


monde réel ne soit pas parfaitement réel, mais qu’il existe des choses
semblablement indéterminées. Nous ne pouvons être assurés qu’il
n’en est pas ainsi 9 .

11Mais cela n’a jamais empêché ce « pédant momifié » 10 , comme


il se qualifiait lui-même, de refuser, à l’inverse de maints
« pragmatistes » contemporains, toute forme de mysticisme
spiritualiste 11 et d’irrationalisme, comme toute compromission avec
« l’esprit littéraire » 12 , et de continuer à souligner la légitimité de la
plupart des questions fondamentales de la philosophie.

Notes
1 8.191.

2 1.14.

3 1.573 ; 2.197 ; 5.534.


4Cf. les Conférences données à Cambridge en 1898 : On Vitally
Important Topics <désormais accessibles en français : Peirce, 1995
[NdE]>.

5 1.49 ; 1.55 ; 1.60 ; 1.61.

6 1.655 ; 5.60.

7 6.476.

8 Cette distinction est faite par Migotti, 1988, et reprise dans Haack,
1993.

9 4.61.

10 5.555.

11 6.425.

12 1.33.
Bibliographie

Ms = Peirce, The Annotated Catalogue of the Papers of C. S. Peirce

NEM = Peirce, The New Elements of Mathematics

SS = Peirce, Semiotics and Significs

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Œuvres de Peirce
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(1958), Harvard UP. – Selon l’usage, nous citons cette édition en
donnant dans l’ordre le numéro du volume, puis celui du
paragraphe ; ex. : 5.13 = vol. 5, § 13.

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monumentale édition, dont trente volumes sont annoncés). – Cité ici
W, suivi des numéros de volume et de page.

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Mouton, 1976, 4 volumes (2 tomes pour le vol. III). –Cité NEM, suivi
des numéros de volume (plus, pour le volume III, du numéro tome)
et de page.

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(les originaux se trouvent à la Houghton Library de Harvard). – Cité
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Textes anti-cartésiens, traduits et introduits par J. Chenu, Paris,
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<En outre, sont aujourd’hui accessibles en français notamment


les conférences données à Cambridge en 1898, Le
raisonnement et la logique des choses (traduit par C. Chauviré,
P. Thibaud & C. Tiercelin, éditions du Cerf, 1995), et les articles
de 1868 et de 1878 dans Pragmatisme et pragmaticisme (traduit
par C. Tiercelin et P. Thibaud, éditions du Cerf, 2002) [note de
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Couverture
Informations bibliographiques
Pages introductives
Notes
Sommaire
Introduction
Le pragmatisme comme thérapeutique
Le pragmatisme ou « la manipulation des signes » comme
méthode philosophique
Le pragmatisme comme méthode scientifique de fixation de la
croyance
Conclusion
Bibliographie

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