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21-2 | 2017
Raymond Ruyer
dialogues et confrontations
Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/1260
DOI : 10.4000/philosophiascientiae.1260
ISSN : 1775-4283
Éditeur
Éditions Kimé
Édition imprimée
Date de publication : 25 mai 2017
ISBN : 978-2-84174-795-5
ISSN : 1281-2463
Référence électronique
Philosophia Scientiæ, 21-2 | 2017, « Raymond Ruyer » [En ligne], mis en ligne le 25 mai 2019, consulté le
31 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/1260 ; DOI : https://doi.org/
10.4000/philosophiascientiae.1260
SOMMAIRE
Raymond Ruyer
dialogues et confrontations
Introduction
Fabrice Colonna et Fabrice Louis
La finalité-harmonie
André Conrad
Varia
Sommes-nous libres ?
Jules Vuillemin
Raymond Ruyer
dialogues et confrontations
Introduction
Fabrice Colonna et Fabrice Louis
neurosciences, montrant chaque fois la leçon que le philosophe devait retenir de ces
explorations inédites du réel et critiquant simultanément les interprétations hâtives
que les scientifiques, tentés de se porter au-delà de leurs résultats, en tiraient trop
souvent.
3 En ce sens, et selon un motif récurrent dans sa pensée, Ruyer procède à un
« retournement » de la science : ce qu’indiquent en creux les résultats de la science,
c’est un univers dont la consistance est psychique ou sémantique. La philosophie
montre ainsi l’envers du décor du monde étudié par la science, son « versant réel ».
Aussi Ruyer peut-il écrire :
Un panpsychisme tel que celui que nous soutenons est extrêmement proche d’un
matérialisme qui ne dogmatise pas sur l’essence de la matière. [Ruyer 1956, 345]
4 Naturellement une telle affirmation possède un caractère métaphysique ; mais le
matérialisme, de son côté, loin d’être un cadre de pensée inattaquable, apparaît au
contraire, du fait de ses contradictions essentielles, comme la moins soutenable des
métaphysiques. Comment en effet des phénomènes incontestables de finalité, déjà au
plan du symbolisme humain, naîtraient-ils d’un organisme lui-même non finalisé, et
celui-ci à son tour d’un univers matériel ressemblant à un immense jeu de billard ? La
science matérialiste rencontre systématiquement une limite dès qu’il s’agit de penser la
morphogenèse authentique, qui implique finalité et mémoire. Une formation véritable
engage une forme capable de conduire elle-même sa formation, de s’auto-former en se
guidant thématiquement, c’est-à-dire selon un principe de finalité, dont Ruyer
renouvelle la notion au-delà des simplifications héritées de la tradition. Les montages
mécaniques et les résultantes statistiques ne sont pas capables d’une telle auto-
formation. En retrouvant les lignes continues qui relient l’ensemble de ces formes
vraies, Ruyer restitue une vision unitaire du cosmos qui suit au plus près les
descriptions fournies par les différentes sciences.
5 C’est ainsi à une libre appropriation de la science que procède Ruyer. Cette lecture ne
peut certes se tirer de la science comme une déduction nécessaire, mais elle repose sur
une fine argumentation qui consiste à déceler constamment les affirmations
impossibles ou contradictoires des scientifiques qui dogmatisent sur l’essence du réel,
c’est-à-dire qui glissent d’un matérialisme simplement méthodologique, visant à
étudier des mécanismes naturels, à un matérialisme ontologique prétendant rendre
compte de tous les phénomènes de formation. Dans cette volonté argumentative très
caractéristique de sa pensée, les deux mouvements composés du refus anti-scientiste et
de l’unification des résultats scientifiques dans une métaphysique d’ensemble sont
étroitement solidaires. Le premier lève le barrage matérialiste et permet à la
métaphysique, dans un second temps, de compléter la science sans contester aucun de
ses résultats. Cette « philosophie-science », ainsi que Ruyer l’appelle, ne prétend pas
détenir une autre vérité que celle de la science, mais collaborer avec elle à
l’établissement d’une vérité nécessairement une. Une manière originale de faire de la
philosophie se dessine ainsi, dont Ruyer n’a cessé de rappeler par ailleurs qu’elle était
au fond la démarche traditionnelle de la pensée, singulièrement oubliée au vingtième
siècle. Il écrit ainsi :
Micromorphologie, embryologie, étude comparative des instincts ou des cultures,
psychanalyse individuelle et sociale, linguistique, sont aujourd’hui des exemples
typiques d’une science-philosophie de style nouveau, qui évite à la fois l’artifice
d’un mécanisme impensable, et d’une métaphysique qui ne sait prolonger la donnée
immédiate que dans des constructions mythologiques, où le Sujet, l’Objet, l’Ego
10 Un autre axe d’étude a eu ensuite pour objet de revenir sur la façon dont Ruyer
interprète les résultats de la physique quantique et ceux de la biologie. À cette fin,
l’accent a été mis sur des comparaisons avec d’autres auteurs, issus respectivement de
l’épistémologie française (Bachelard) et de la biologie contemporaine. Fabrice Colonna
expose la façon dont Ruyer, à l’occasion de deux comptes rendus minutieux d’ouvrages
de Bachelard, défend une interprétation panpsychiste des résultats de la
microphysique contemporaine. Selon Ruyer, une telle lecture s’impose à partir des
formulations mêmes de Bachelard, dont il dissèque toutes les subtiles implications.
Cette approche a en outre le mérite de permettre une réunification des deux pans
séparés radicalement par le grand épistémologue français, à savoir celui du concept et
celui de l’image. Ruyer réconcilie en quelque sorte Bachelard avec lui-même, dans une
vision métaphysique unitaire du réel.
11 Ruyer ayant consacré une part importante de son œuvre à une analyse critique des
explications matérialistes et réductionnistes du vivant, il était important de poser la
question de sa pertinence eu égard aux nouvelles données issues de la biologie la plus
récente. Les idées de Ruyer sont-elles rendues caduques par la science actuelle du
vivant ? C’est à cette interrogation que le travail de Bertrand Vaillant vient apporter
une réponse nuancée. Trois problèmes sont examinés. Tout d’abord, celui de
l’explication des phénomènes biologiques par des facteurs uniquement génétiques ;
ensuite, celui de la coordination cellulaire qui a lieu dans la morphogenèse de
l’individu ; enfin, celui du type de causalité, seulement ascendante, ou également et
primordialement descendante, que l’on doit admettre en biologie. Or, les vues de Ruyer,
qu’il s’agisse de ses critiques du préformationnisme « génocentrique », de ses
remarques sur l’écart qui subsiste entre l’ambition affichée du réductionnisme et ses
résultats effectifs, ou encore de ses analyses sur la causalité en biologie, demeurent
d’une grande actualité et apparaissent comme en partie détachables de leurs postulats
métaphysiques les plus audacieux.
12 Un dernier angle d’approche au sein du présent ensemble a fait dialoguer Ruyer avec la
philosophie analytique et la philosophie de l’esprit, représentées ici respectivement par
Wittgenstein et Daniel Dennett.
13 Fabrice Louis compare la démarche philosophique de Ruyer à celle de Wittgenstein.
Quand le premier déclare faire œuvre de traduction pour rendre compte de l’ontologie
du monde, le second s’évertue à dissiper les mythes en philosophie grâce à une
grammaire de nos concepts. Dans les deux cas, il s’agit de résister à une tentation forte
en philosophie : s’en tenir strictement à la science pour ce qui est des conclusions à
tirer ou de la méthode à suivre. Mais Ruyer réfute l’idée selon laquelle le problème de
l’intériorité disparaîtrait en reconstituant de manière correcte le puzzle logique de
l’étude de l’esprit. Fabrice Louis tente de montrer que Ruyer réussit, d’un même geste, à
produire une grammaire rigoureuse ontologique (celle des formes) sans renier la
dimension métaphorique de son analyse. Cette dualité le conduit à accepter et non à
rejeter comme point de départ de son étude un mythe utile : celui de l’intériorité.
14 Le texte de Jean-Pierre Louis (qui fut lui aussi un élève de Ruyer) propose une lecture
ruyérienne de la critique du dualisme cartésien menée par Daniel Dennett et par
Wittgenstein. Il montre qu’on peut refuser l’existence d’un pur sujet cartésien sans
pour autant, comme le fait Dennett, réduire l’expérience phénoménale à l’état cérébral
connu par le neurologue, et sans davantage concéder à Wittgenstein que l’abîme entre
le cerveau et la pensée ne résulte que d’une erreur grammaticale. L’intériorité n’est pas
BIBLIOGRAPHIE
RUYER, Raymond [1952], Néo-finalisme, Métaphysiques, Paris : PUF, 2 éd., Préface de F. Colonna,
2012.
RUYER, Raymond [1957], La philosophie unie à la science, Encyclopédie française, XIX, 6–10.
RUYER, Raymond [2016], Neofinalism, Minneapolis; London: University of Minnesota Press, trad.
A. Edlebi.
NOTES
1. Une traduction en anglais de La Genèse des formes vivantes est annoncée pour l’automne 2017 :
The Genesis of Living Forms, trad. Nicholas B. de Weydenthal, Lanham, Rowman & Littlefield.
AUTEURS
FABRICE COLONNA
Nanterre, Académie de Versailles (France)
FABRICE LOUIS
Département de Philosophie – Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives
Henri-Poincaré, Université de Lorraine, CNRS, Nancy (France)
La finalité-harmonie
André Conrad
comme un état mais comme une activité par laquelle un sens prend forme. C’est en cela
que les êtres sont des activités harmoniques. Trois domaines scientifiques,
l’embryologie (son caractère épigénétique), la science du cerveau (son
équipotentialité), l’éthologie (le thématisme des instincts, le mimétisme), étayent cette
théorie qui ne paraît audacieuse que relativement aux schémas d’une science mécaniste
qui a formé, pour Ruyer, une parenthèse de trois siècles fermée par les découvertes de
la physique contemporaine. Pour éviter tout malentendu, il faut insister sur le
caractère d’activité, et éviter l’erreur de séparer le thème exprimé de son expression.
Ou bien, il faut garder le plus possible à ce dernier mot son sens actif : tels rapports
incarnent une idée, une couleur (dans le sens musical du mot), non parce que l’idée
précède, mais parce qu’elle conduit par un dynamisme particulier que l’activité
explicite, tel achèvement. Bergson a donné de cette activité de multiples exemples dans
sa conférence sur l’« effort intellectuel » (mémoration, imitation, interprétation,
apprentissage d’un geste de danse, etc.), en distinguant « schéma dynamique » (qui
conduit l’effort) et « image » (fruit de l’effort), de telle façon que le « schéma » est
irréductible à un « résumé », ou à un abstrait, mais garde toujours le statut d’un
potentiel. Enfin, Ruyer utilise le terme d’harmonie pour l’opposer à l’« intention ».
L’intention suppose une appropriation antécédente par un sujet de ce qu’il va et veut
faire, selon la conception ordinaire du « projet ». Or, Ruyer considère que le sujet est
inséparable de son activité harmonique, cette activité n’étant pas une activité du sujet
en tant qu’il a cette activité, mais en tant qu’il est l’activité qu’il a, ou en tant que pour
un sujet « avoir » est indissociable d’« être ». D’où la distinction d’une finalité-
harmonie et d’une finalité-intention. Le néo-finalisme ruyérien entend prouver (y
compris en l’étayant par l’observation empirique) la finalité-harmonie, et non la
finalité d’un sujet qui a une idée de ce qu’il va réaliser. Il ne nie pas, évidemment, cette
dernière finalité, mais en fait l’expression seconde d’une finalité primaire qui s’étend à
tout le monde naturel. Il réalise ainsi un « épiphénoménisme renversé » [Ruyer 1937, 2],
où l’activité consciente n’émerge pas d’actions matérielles, selon un physicalisme
(réducteur ou pas), mais où ce qui est considéré depuis la naissance de la science
classique comme physique est déjà le fait d’une subjectivité. La finalité-harmonie
marque-t-elle un réel progrès théorique ? Les mécanistes ne font-ils pas usage eux aussi
de notions aussi étranges que purement verbales telles que « auto-organisation ». Ou, si
l’on anticipe sur la discussion ruyérienne de Hume, peut-on dire de façon pronominale
que les choses s’organisent, ou s’ordonnent ? C’est bien ce que Ruyer va soutenir, lui
aussi, mais en un sens très original, car si les choses s’ordonnent d’elles-mêmes, c’est
qu’elles ne sont pas des « choses ». Pour éclairer cette nouvelle ontologie panpsychiste,
nous passerons par l’argument général selon lequel l’anti-finalisme est contradictoire
et par un résumé de la nature des êtres physiques comme activités harmoniques. Nous
étudierons ensuite l’illusion de la mise en scène de l’activité et la discussion de
l’argument humien.
3 Quand le ténor se lamente en chantant qu’il est mort, personne ne le croit, puisqu’il
chante. Quand le physicien explique le fonctionnement de son cerveau par des
enchaînements d’effets physico-chimiques, quand l’embryologiste fait de son cerveau le
produit d’un code-script simplement constitué de molécules chimiques agencées dans
l’espace, on ne peut que constater la même « bizarre inconséquence ». Pourquoi une
« inconséquence » ? Pour cette raison que le physicien « explique » et parce
qu’« expliquer », c’est toujours soutenir une proposition comme vraie, et la « vérité »
d’une proposition est bien autre chose que le fait de son énonciation. Aussi les
explications du physicien, selon son intention même de vérité, ne peuvent être des
« produits » de son cerveau, ou, du moins de ce cerveau qu’il décrit scientifiquement
comme « enchaînements d’effets physico-chimiques ». La vérité est une valeur, elle
n’est pas un fait. Si faire c’est réussir, alors le cerveau matériel ne « fait » rien, il a des
« effets » ou « fonctionne ». Le paradoxe du physicien revient à ceci : les propositions
de la physique mécaniste sont incapables de rendre compte de leurs propres
énonciations, ou reviennent à dire qu’elles ne sont ni vraies ni fausses. « Je vous dis
cela, mais n’en croyez rien ». Quand un témoin affirme avoir vu, ce qui importe c’est
qu’il « témoigne ». Il n’utilisera la photographie qu’il a prise que pour confirmer son
témoignage, et là encore il soutiendra qu’il n’y a pas eu trucage.
4 Ce paradoxe fait partie des paradoxes révélateurs d’une erreur, à l’instar des paradoxes
de Zénon qui dénoncent des erreurs sur la conception de l’espace et du temps, plus
précisément les quatre erreurs possibles : la divisibilité indéfinie de l’un et de l’autre, la
formation de l’un et de l’autre à partir d’infinitésimaux. Comme la flèche « vole et ne
vole pas », le penseur mécaniste « pense et ne pense pas », ou « a et n’a pas une
intention de vérité ».
5 Comment se sortir de ce faux pas ? Le plus souvent par le verbalisme, ou pour
détourner le mot d’Henri Michaux (que ce dernier applique aux drogues), par un
« misérable miracle » : émergence ou complexification. Sinon, il reste une sorte de
bricolage confusément emprunté à la science : indéterminisme, solution de continuité
des enchaînements, hasards créateurs parce que sélectionnés sans sélecteur,
affirmation incantatoire d’un « sujet » humain irréductible, libre, et créateur de
valeurs. Ou encore, si l’on ne referme pas, comme le fait Ruyer, la « parenthèse »
kantienne, assigner à la connaissance le seul domaine de l’observable, et dénier à ce
domaine qu’il puisse conduire à une connaissance de ce qui est, ce qui revient à donner
au mot « expliquer » un sens sophistiqué que seuls les philosophes semblent
comprendre.
6 Whitehead a formulé autrement, et selon une ironie magistrale, le même paradoxe :
Les hommes de science animés par l’intention de prouver qu’ils sont dépourvus
d’intention constituent un sujet d’étude intéressant. [Whitehead 2007, 111] 1
7 Ce paradoxe est une invitation explicite à retourner la charge de la preuve. Alors que ce
que l’on appelle la « philosophie de l’esprit » semble se préoccuper de comprendre
comment l’esprit est possible dans une nature déterministe, exhaustivement expliquée
par des causalités de proche en proche, toutes réductibles à un actuel, observable en
droit, Whitehead demande un tout autre effort, inverse : comment comprendre la
nature puisque l’activité intentionnelle existe, et que son existence est ce qui est le
mieux attesté, le mieux connu [notior], puisque même l’effort intellectuel du savant
(matérialiste, par méthode au moins) en est une expression. Réaliste comme
Whitehead, Ruyer ne sépare pas les sciences de la nature des sciences de l’esprit, il
finalité d’intention est discours sur l’activité, finalité « parlée ». En ce sens, elle
participe de l’illusion du sujet de l’activité, ou fait de l’activité, l’activité d’un sujet.
Nous verrons que cette illusion est l’effet polymorphe d’une « mise en scène », un effet
mythologique. Mais cette mise en scène n’est pas qu’une illusion. Un autre concept
ruyérien lui accorde un autre rôle, celui d’une « distanciation » qui exprime, et c’est là
l’originalité de l’homme, un « détachement du potentiel mnémique » maximal [Ruyer
2013, 131-132] par quoi celui-ci passe de « la culture biologique, source de
l’embryogenèse, à une culture surspécifique, surbiologique, qui fait de l’individu une
personne, en participation virtuelle avec un Potentiel, avec une Puissance plus que
répétitive ou imitative, mais créatrice, bref, avec la Source même du monde, avec ce
qu’on appelle communément Dieu ». Ruyer liquide dans la phrase qui suit ce texte
audacieux l’appréhension rationaliste habituelle :
Le fait que l’homme y “croie” ou non n’a philosophiquement aucune importance
[...] tout homme est déiste ou plutôt théomorphiste dans sa pensée ou son
comportement. [Ruyer 2013, 132]
2 La mise en scène
11 Condition ontologique de la finalité, le « domaine absolu » prouve non une finalité-
intention, mais une finalité-harmonie. Car le domaine absolu désigne un existant pour
lequel exister consiste en une « action unitaire ». C’est-à-dire en une action
substantielle de s’assembler, d’unir sa multiplicité selon des accords qui sont autant de
formes, ou plutôt de formations, pour conserver le sens actif de ce dernier mot. Ces
formes, de l’atome à l’homme, actualisent des types, ou des thèmes, comme
l’improvisateur exprime des thèmes, selon une « partition intérieure 4 ». Tout être (vrai,
individué, distingué des « foules » ou des « apparences ») est un effort harmonique et
c’est en cela qu’il est aussi une subjectivité.
12 « Domaine absolu », la formulation est si peu parfaite que le philosophe lui a souvent
substitué d’autres formulations : « surface absolue », « surface-sujet », « survol sans
distance », « présence absolue », « self-enjoyment », « connaissance-texture », « étendue
vraie ». Il a même inventé un procédé typographique, en plaçant une virgule après un
nom d’objet, pour placer en apposition le terme « vue ». Comme si, pour désigner la
perception et non l’objet, un trait d’union ne suffisait pas : non pas « table-vue », mais
« table, vue » ! Cet artifice étrange a une fonction précise : montrer que le perçu n’est
pas un objet, en désamorçant le participe passé, en ôtant l’idée préconçue que ce qui est
une « vue » est vu par un sujet, est « pour » un sujet, est une « donnée », donnée à un
sujet, bref suppose un sujet qui le précède, qu’il soit substantiel ou transcendantal.
Selon l’exemple le plus simple, le champ visuel « “est,vu” sans avoir besoin d’“être vu”
au sens du verbe passif, [... il] est “présent”, dans son absolu, sans être “présenté”. C’est
l’objet qui est vu, ce n’est pas le champ visuel » [Ruyer 1966, 5]. Ruyer n’est jamais dupe
du caractère paradoxal de cette idée. Pour notre sens géométrique, une surface n’est
possible que dans un espace à trois dimensions, aussi Ruyer précise-t-il qu’il s’agit
d’une quasi-surface, dans la mesure où elle n’est pas relative à une dimension
perpendiculaire. D’où vient le paradoxe ? D’une illusion créée par une « mise en
scène ».
13 Cette mise en scène, Ruyer l’a relevée dès sa thèse de 1930, alors même qu’il n’a pas
encore découvert le concept général de subjectivité et qu’il identifie encore les réalités
physiques et les réalités mentales comme n’étant, les unes et les autres (le cercle de
craie et l’idée de cercle !), que des structures spatiales, ou des formes d’une « géométrie
naturelle ». Elle est fortement soulignée – après l’article décisif « Sur une illusion dans
les théories philosophiques de l’étendue » [Ruyer 1937] – en 1937, dans La Conscience et
le Corps :
C’est [...] notre habitude de la mise en scène de la perception qui nous fait croire
faussement à l’impossibilité, pour l’espace sensible, d’exister par lui-même sans un
Sujet pour rassembler ses points, pour être le centre de convergence de leur
multiplicité. [Ruyer 1937, 55]
14 Nous pensons que la vie mentale requiert un sujet distant de sa perception, nous
formons cette illusion du « sujet » comme étant devant ou au-dessus de « sa »
perception, nous confondons les idées avec des représentations, ou avec des tableaux,
en raison d’une nécessité physique, celle de la distance relative de nos yeux, de notre
corps en vue d’obtenir ou de modifier favorablement la perception. Ce jeu de mise à
distance plus ou moins favorable, ce ressenti de mise au point qui ajoute à la « vue » des
éléments sensitifs auxiliaires, nous le transportons dans ce que nous croyons être
l’intuition sensible elle-même du champ visuel, dans la perception une fois obtenue,
nous croyons faire l’expérience dans la conscience seconde d’un sujet-devant-sa-
perception.
15 Cette illusion revient à confondre le champ visuel (obtenu, non pas le monde devant
nous et hors de nous) avec un objet. Cette confusion fait du sujet un point de
perspective, alors que cela ne vaut que pour la ponctualité du corps. Le corps (la tête,
les yeux) se transforment en un fantôme, en un point de vue éthéré, le « je », au point
de croire que ce « je » hors de l’espace est même la condition d’apparition de l’espace,
sa condition d’unité. Ruyer renversera cet idéalisme en faisant de l’espace (réel, non
partes extra partes) la condition d’existence du « je ». La mise en scène requise pour
obtenir la perception est indûment répétée pour comprendre la perception obtenue,
alors que l’effort d’une attention retrouvée à la perception obtenue nous convaincra
que nous ne sommes pas « devant » notre perception mais seulement devant les objets
perçus. Ce sont ces objets qui sont donnés par la perception, et en aucun cas la
perception n’est une donnée, pas même immédiate, car elle n’est pas donnée du tout,
c’est-à-dire donnée à un sujet séparé qui lui préexisterait. Au contraire, c’est le sujet
qui est donné par la perception. Là où il y a perception, il y a un donné, comme il y a un
ici-maintenant, ou, mieux, une donation.
16 Mais l’argument de la mise en scène comme origine de l’illusion ne vaut pas que pour la
perception, Ruyer l’emploie explicitement dans de nombreuses occasions, pour le
travail, la finalité, l’attention et l’intention. Si le concept de travail n’a pas acquis le
statut qu’il mérite d’un concept métaphysique essentiel c’est à cause de la mise en scène
artificialiste, ou artisanale, ou industrielle, d’une mise en scène où le corps du travailleur
est distinct de ce sur quoi il travaille. L’existentialisme été « dupe de la mise en scène
grossière et quotidienne du travail économique et il a méconnu le caractère tout à fait
fondamental du travail axiologique » [Ruyer 1948, 197]. Ainsi, l’existentialisme a
manqué une « bonne phénoménologie du travail ».
17 On peut d’ailleurs considérer que la métaphysique ruyérienne du travail a plus d’une
parenté avec la phénoménologie de l’effort intellectuel bergsonienne. Car « chose
mentale », le travail, est toujours sur le chemin de l’actualisation d’une norme, « en
vue » d’une réussite. De même tout effort tend à traduire, ou développer un « schéma
veut faire que par les détours et les repentirs. Sans compter avec un aspect essentiel de
l’intention qui est la valeur même de ce qui est atteint. L’intention est toute action
selon un sens, ou mieux toute action « sensifiante ». La signification est propre à la
parole, elle est commentaire, détachement interstitiel, discours. Et comprendre une
intention, y compris comprendre le discours qui signifie cette intention, c’est encore
interpréter. Nous ne voulons pas dire ainsi que, au sens ordinaire, on est voué à la
subjectivité, ou à des intuitions ineffables. Mais ce que nous avons compris de ce qu’un
philosophe voulait dire n’est pas le seul résumé cohérent de son idée centrale, ou une
formule (« c’est un panpsychisme, un semi-panthéisme, etc. »). Comme la finalité-
intention est une finalité parlée, la métaphysique elle-même tombe sous le coup de la
prudence qu’il faut garder avec la part fictive (relationnelle, dialoguale) de tout
discours. La meilleure élucidation d’une intention (pratique ou spéculative) c’est
l’action : l’œuvre elle-même. Ce qui est fait, compte tenu de toutes les dimensions de ce
qui est fait, de toutes ses résonances.
19 Ainsi, La Genèse des formes vivantes s’achève sur ces vers de D. H. Lawrence :
Even an artist knows that his work was never in his mind. He could never have
thought it before it happened. [...] Even the mind of God can only imagine Those
things that have become themselves. [Ruyer 1958, 262-263]
20 Si tout réel est invention, celle-ci est inanalysable, et la meilleure phénoménologie ne
peut, puisqu’elle parle, que décomposer, et à tort, « thème pur » et « forme pure »,
schéma et image, intemporel et actuel, alors que séparés ce ne sont que des « ombres »
[Ruyer 1958, 262-263].
3 Ruyer et Hume
21 Ruyer préfère, pour penser la finalité, Platon à Leibniz. Alors même que le Timée expose
ce qu’est la finalité-intention, Ruyer juge cet exposé plus proche du vrai que le pseudo
finalisme leibnizien. D’autre part, il ose assimiler Leibniz (De l’origine radicale des choses)
à Hume (Dialogues sur la religion naturelle), alors même que ce dernier critique la finalité
conçue comme compréhension de l’action de Dieu, selon le fameux argument du
dessein :
Il n’y a pas loin de la conception de Leibniz à celle de Hume. [Ruyer 1952, 143]
22 Platon, selon Ruyer, expose mythiquement la finalité, et Ruyer a toujours préféré un
mythe à une absurdité. Il restera fidèle aux « interminables réflexions, semi-
sentimentales » de son adolescence, en particulier à la méditation sur le vol de la graine
d’érable :
Je ne pouvais croire que des variations de pur hasard avaient façonné ce petit
hélicoptère, ou ce petit autogyre naturel que je tenais dans la paume de la main.
[Ruyer 1985, 217]6
23 Mais nier la créativité du hasard même « naturellement » sélectionné, n’est pas
soutenir l’argument du dessein et Ruyer n’a pas pour la finalité-intention une affection
seulement sentimentale comme le fut celle de Kant. Si « la conception platonicienne est
celle qui implique la meilleure phénoménologie de la finalité », bien supérieure à
Leibniz qui soutient cette finalité et à Hume qui la critique, c’est parce que ce n’est
jamais que de la « phénoménologie ». Cela reste surprenant, car on a parfois
l’impression que déjouer la mise en scène de la perception, de l’intention elle-même,
est, pour Ruyer, possible phénoménologiquement. Il accuse ainsi les existentialistes
d’avoir manqué une bonne phénoménologie du travail, en le limitant à une action sur
une chose. Il est vrai qu’il accuse les disciples de Husserl d’avoir gardé quelque chose de
ce qu’ils voulaient critiquer, par la formule « toute conscience est conscience de »,
formule qui laisse encore supposer que le sujet est distinct du champ de conscience,
qu’il est « devant » ce champ. Il y a ici une équivoque au sujet de ce que Ruyer entend
par « phénoménologie », car tantôt il en appelle à une meilleure phénoménologie, et
tantôt il détermine les limites de toute phénoménologie.
24 Le « mythe » platonicien opère un double dédoublement : d’une part, le Démiurge agit
sur un monde extérieur à lui, d’autre part il agit selon des Idées séparées de leurs
actualisations. Ruyer laisse ouverte la question de savoir jusqu’à quel point Platon est
sérieux. Il note une tension dans la théologie platonicienne qui fait hésiter le
commentateur sur la nature de Dieu : Démiurge ou Bien ? S’il s’agit du Démiurge, le
platonisme se conforme à une théologie classique, pour le dire sans les nuances qu’il
faudrait ici formuler, car le Dieu créateur « classique » n’est pas un façonneur d’une
matière préexistante, et la création conçue comme relation est loin d’avoir le simplisme
qu’on lui attribue. S’il s’agit du Bien, le platonisme se rapproche fortement du
ruyérisme, encore plus si l’on souligne que le monde des Idées n’est pas, relativement
au Bien, un absolu. Il semble que, pour Ruyer, Platon fait au mieux pour dire quelque
chose de la finalité, et qu’il réserve son opinion ultime. Au mieux, c’est-à-dire en
distinguant optimum et extremum. Car, si on veut éviter de dédoubler sujet actif et idéal-
modèle, on court le risque (que seule la notion de « domaine absolu » permet d’éviter)
de tomber dans une erreur manifeste, où tombent gestaltistes et Leibniz. En effet, les
gestaltistes font des formes des structurations spontanées d’un champ. Ils s’approchent
de la finalité-harmonie : un champ se dispose selon des formes. Mais il manque alors
l’essentiel : que ces formes soient réussies ! Or les « formes » de la Gestalt ne sont pas du
tout des formes ; ce ne sont que des équilibres atteints selon des lois de l’extremum. Le
dynamisme est bien immanent aux choses, mais il ne crée rien, et est incapable d’initier
une organisation. Il faut être bien naïf ou peu scrupuleux pour penser qu’un liquide
chauffé se disposant selon des forces latérales (des poussées a tergo) en hexagones
marque un début d’auto-organisation. Il a fallu à Schrödinger inventer pour
caractériser la vie, de façon purement verbale, le terme de « cristal apériodique ».
Leibniz tombe dans la même erreur, car Ruyer prend au sérieux (à tort ?) l’image de
L’Origine radicale des choses, celle du « poids conjugué d’existence virtuelle des
possibles ». Dès lors (mais pourquoi ne pas lui accorder comme à Platon le bénéfice du
doute ?) : le meilleur des mondes possibles ne peut obéir au principe finaliste du
meilleur ! Ce n’est qu’un dynamisme extrémal, ce n’est pas un finalisme du tout. On voit
que la « valeur » est la note essentielle du concept de finalité, ou de sa « constellation ».
Il faut pour échapper au mythe du dédoublement à la fois une immanence de l’ordre,
une auto-organisation, et une qualité de réussite selon des normes. Le seul dynamisme
conséquent est thématique et axiologique. Il faut donc à la fois un champ qui se connaît
dans sa multiplicité de détails sans point de vue extérieur à lui-même (une
« connaissance-texture » selon une ancienne formulation ruyérienne, distincte de la
« connaissance-correspondance ») et ouvert ou abouché à un monde de valeurs, ce que
Ruyer nommera une transversale métaphysique. Il faut à la fois un espace et un non-
espace, autant dire une étendue qui n’est vraiment étendue que parce qu’elle est la
limite (la « peau » observable pour une subjectivité différente) de ce qui n’est pas
spatial. Il faut, en bref, que tout ici réel soit aussi « ailleurs », selon une ubiquité que
seule une région trans-spatiale permet de comprendre.
25 En somme, dans la création selon Leibniz, Dieu n’y est pour rien, « ne joue aucun rôle ».
Les possibles, en lui, trouvent un point d’équilibre maximal : le monde. Ils prétendent à
être et imposent leur plus grande combinaison. C’est aussi peu crédible que le propos
d’un romancier qui se dit assailli par des personnages qui s’imposeraient à lui ! C’est
bien ainsi que Hume se rapproche de Leibniz, dans sa lecture de l’argument du dessein.
Conformément à l’excellent principe (commun ici à Ruyer et à Hume) qu’il n’y a pas de
régression à l’infini, Hume demande qu’on lui dise quelle est la cause des idées de Dieu,
ou de cet ordre de ses idées, dont le théologien rationnel dit que cet ordre fut la cause
de l’ordre des choses. Il découvre alors la même justification : les idées s’organisent
d’elles-mêmes. Mais il en tire une conséquence opposée : si on se contente de dire cela
on ne voit pas pourquoi on ne se contenterait pas de dire comme un matérialiste (que
Hume n’est pas, puisqu’il est sceptique) que les choses s’organisent elles-mêmes sans
qu’une intelligence ait conçu un rapport des moyens et des fins qui expliquerait
l’organisation. On voit que l’auto-organisation montre ici un verbalisme qui anticipe
tant de discours pompeux sur la production de l’ordre à partir du désordre, tout en
reprenant une très ancienne vision démocritéenne. Si une échelle n’a pas de dernier
degré, ou si son dernier degré de l’explication de l’organisation est « l’auto-
organisation » autant en rester au sol des choses mêmes.
26 Hume, selon Ruyer, ne voit pas « une différence essentielle entre une collection d’objets
posés les uns à côté des autres dans l’espace physique [...] et un ensemble de formes ou
d’idées dans un domaine de survol absolu, entre des objets posés sur une table et la vue
de ces objets posés sur une table » [Ruyer 1952, 143-144]. Jamais des objets sur une table
ne se rangeront d’eux-mêmes ou selon une causalité mécanique. Mais, il suffit que je
regarde ces objets pour que « les objets-idées qui constituent la forme absolue de la
table-vue (ou « table, vue »), se mettent en ordre selon le sens de mon activité
esthétique, théorique, sociale, etc. Comprenons que ces objets-idées sont mon aire
cérébrale réelle, qui est regard sans avoir à être regardée, présence absolue. Nul n’est
besoin (« puéril » selon Ruyer) d’imaginer une sur-conscience, sur-percevante et sur-
voulante. Nul besoin, pour penser l’effort de ranger les objets, d’entrer dans les
méandres indéfinis de la « maîtrise de soi », d’une « strong evaluation » qui imposerait à
ma paresse de ranger. Ma réalité mentale est déjà agissante, déjà ordonnante, sinon il
n’y a pas de réalité mentale du tout. Et elle est agissante selon des ordres de valeur :
plaisir, curiosité, efficacité, importance d’un travail. Toute l’illusion humienne vient
d’une réduction de la conscience à une simple « awareness », à un spectacle pour un
sujet qui aurait à agir. Ou, comme le dit Ruyer, à un « simple éclairage ». Pradines a
bien noté cette confusion en insistant sur le caractère de « mise en faisceau » de la
conscience, et Bergson aussi en en faisant « une mémoire tenue en mains pour des
tâches d’avenir ». Ruyer insiste sur son aspect de système unitaire, qui non seulement
unit des détails de la perception (les livres, les feuilles, les stylos, le cendrier, etc.) mais
les unit aussi sous l’aspect des valeurs (pratiques, hygiéniques, esthétiques...) dans la
réalisation desquelles le sujet est toujours déjà engagé. La perception est, en quelque
sorte, « adverbialisée », la table-vue est vue « esthétiquement », « pragmatiquement »,
« hygiéniquement ». L’adverbe indique l’intention, et aussi le type d’accords qui
s’imposent comme pour un musicien s’impose la note harmoniquement justifiée. Un
champ de conscience est travail harmonique. Les choses ne s’organisent qu’en tant
qu’elles existent comme objets-idées dans ce champ. Si on attribue un rôle au hasard
dans la survenue de l’ordre, le même exemple illustrera que ce hasard ne sera créateur
d’ordre que s’il est « capté » dans ce champ de travail harmonique : un courant d’air
peut remettre des feuilles imprimées dans l’ordre, mais c’est à la condition que
l’homme qui voit ces feuilles apprécie ce « rangement », le voit comme « rangement »
et aille au plus vite fermer la fenêtre, avant que le même courant d’air défasse cette
« réussite », exactement comme le singe dactylographe peut rédiger l’œuvre complète
de Victor Hugo (et signer par le même hasard « Victor Hugo ») à condition qu’un
spectateur mette de côté toutes ses réussites partielles conformes :
Des fluctuations pures ne peuvent jamais par elles-mêmes créer d’organisation,
d’information. Il faut qu’elles soient, sinon toujours attendues et captées l’une après
l’autre par un être consistant extérieur aux fluctuations – comme dans la sélection
artificielle – du moins toujours maintenues selon une auto-consistance, qu’il faudra
essayer de définir. [Ruyer 1956, 326]
27 Le lecteur ruyérien reconnaîtra dans ce « maintien » l’activité structurante des
domaines absolus. Il n’importe pas qu’une machine remplace d’ailleurs ce spectateur,
car il faudra bien s’arrêter là aussi à celui qui a construit cette machine. L’efficacité
causale réelle (formatrice et non destructrice) est donc toujours le fait d’un champ
d’activité thématique et axiologique.
28 On voit que Ruyer est indifférent au pathos de la faiblesse de la volonté, ou aux
problèmes de la maîtrise de soi. Le rapprochement avec la théorie de l’effort de
W. James peut être éclairant. W. James dit que l’effort consiste à penser. Il ne s’agit pas
de se vaincre, mais de tourner sa pensée vers telle ou telle chose et l’action suit, sans
lutte où seraient également présents à la conscience deux désirs en conflit. Et changer
de pensée est une disposition qui est dans toute pensée, sous la condition cependant
bien restrictive d’une éducation formatrice de bonnes habitudes7. De même que je peux
regarder une photographie pour observer les traits d’un homme, je peux regarder cette
photographie pour examiner si l’appareil photographique a bien fonctionné. Dans les
deux cas, je suis extérieur à la photographie. Dans La Conscience et le Corps, Ruyer prend
cet exemple pour faire remarquer que je peux m’informer sur un objet par le moyen de
mon champ visuel, et je peux (« attention inspective » de Broad) examiner mon champ
visuel pour vérifier le bon état de ma vue. Dans ce cas je ne suis pas plus extérieur à
mon champ visuel, en explorant ses détails comme informations sur l’objet, qu’en
explorant des détails révélateurs d’un défaut de vision. Ce qui change, selon, Ruyer,
c’est « la direction de ma pensée abstraite, le schéma intellectuel ou la “configuration”
qui organise ma sensation » [Ruyer 1937, 56]. Ranger parce que le travail est devenu
plus difficile quand les livres s’empilent en désordre, ou ne pas ranger par paresse, ou
par une lubie esthétique qui apprécie un désordre relatif, c’est changer de sens de
l’activité, et non pas mettre du sens là où il n’y en a pas.
4 La distanciation
29 Redonnons la parole à Hume, cette fois dans un dialogue imaginaire. Ruyer a sans doute
raison de montrer la différence essentielle entre des objets (des inertes) et des objets-
vus. Les objets-vus ne sont pas vus, ils ne sont pas un domaine passif sur lequel un
éclairage se poserait. Ils sont liés dans un domaine qui est une action unitaire, qui est en
action. Et cette action est comme toute action vraie, selon un sens, et non pas action
d’un sujet mais action par laquelle un sujet est possible. Cela est étrange et touche le
paradoxe de Lequier (« faire et en faisant se faire »), car cela inverse le rapport
traditionnel de la substance et des attributs, ou crée le concept peu commun de
substances qui sont des actions. Il reste à comprendre par quelle cause l’effort est
possible s’il est changement de pensée.
30 Dans le champ visuel de l’oiseau paradisier, il y a, quand il se prépare à danser pour
attirer une femelle, une aire nettoyée dans la clairière d’une forêt. Si des enfants, par
jeu, pour déranger l’oiseau disposent des objets sur cette aire, l’oiseau les retire. Bref,
les animaux rangent aussi, de façon quasi obsessionnelle. Il n’y a pas seulement
probabilité, il y a certitude que, saisi par son activité de séduction, l’oiseau fasse le
ménage. D’où cette question : en est-il de même pour l’homme ? Ce piège d’illusion
qu’est la mise en scène de la perception, de l’attention, de l’intention, du travail, ne
joue-t-il pas aussi un rôle de mise à distance autant positif que négatif, qui fait qu’en se
détachant de sa perception, l’homme est, lui, libre de ranger ou de ne pas ranger, même
ce qu’il pense devoir être rangé ? Les animaux ne semblent pas pris par l’illusion du
sujet, mais n’est-ce pas pour cela aussi qu’ils sont si prévisibles que l’homme les piège
facilement ?
31 Des éléments de réponse se trouvent dans un chapitre essentiel de L’Animal, l’Homme, la
Fonction symbolique [Ruyer 1964], le chapitre XI sur la distance psychique,
caractéristique de l’homme. Cette distance conduit à une tout autre mise en scène,
cette fois théâtrale des situations humaines, mise en scène dans laquelle « le drame réel
vécu est transfiguré ». Cette mise en scène a pour condition une déprise des situations
qui ne serait pas possible sans ce que Ruyer persiste à appeler une illusion du sujet.
Mais c’est le texte que nous avons cité au début de cet article, extrait du dernier livre
de Ruyer [Ruyer 2013] qui permet d’approcher une solution de cette difficile question.
Saint Augustin justifie la création par cette « intention » : ut initium esset. Ce qui émerge
ce n’est pas l’ordre du désordre, le biologique du physique, le psychologique du
biologique, le spirituel du biologique, mais un rapport à la totalité (le Monde) d’un
rapport à des conditions particulières d’existence (des milieux). Il y a beaucoup
d’illusions dans le sentiment de liberté, dit Ruyer dans ce même passage. Mais ce
sentiment n’est pas totalement illusoire, et reste inséparable de la description de
l’intentionnalité. L’homme seul est détaché de son potentiel mnémique. Ce que les
existentialistes décrivent comme déréliction et qui est ici une disponibilité qui ouvre
l’individu et le fait accéder à la personnalité, conçue comme relation à la totalité et non
comme vaine appropriation de soi. L’aspect remarquable de cette thèse est le rôle
dévolu à la culture. Celle-ci est parfois comprise comme particularisante, et opposée au
caractère universel de ce qui est naturel, et par là conçue aussi comme limites
conventionnelles, voire arbitraires. Ici le rapport s’inverse : la nature est une première
culture, faite de possessions mnémiques, et la culture ouvre cette culture naturelle à
une véritable universalité.
5 Conclusion
32 Nous avons voulu montrer comment pour arrêter la régression indéfinie des causes il
fallait aboutir à une finalité-harmonie. Celle-ci est primaire par rapport à la finalité-
intention, parce que les êtres vrais, individués, sont des domaines absolus. Il n’y a
domaine, ou réalité domaniale que si une multiplicité est unie, en ce sens tout domaine
est cultivé, il est un effet de culture. Ou mieux, une activité culturelle, une activité
structurante. Un domaine est paradoxalement absolu parce qu’il se possède sans
possesseur distinct de lui. Le possesseur, le dominus du domaine est existencié par le
domaine, il en sort ou croit en sortir. Pour assentir à ce paradoxe il faut déjouer une
illusion fondamentale qui est suggérée par la mise en scène. Celle-ci est une technique
auxiliaire aussi vitale que trompeuse. Mais nous avons voulu au moins suggérer que
cette mise en scène est aussi ce qui permet, ou indique, une distanciation qui n’est pas un
exil ou une déréliction mais un détachement de toutes les activités culturelles
(typiques, spécifiques) qui font l’ordre de la nature. Ce détachement rend possible la
symbolisation par quoi la personne se forme en tant qu’elle n’est pas une crispation
individualisante, un accaparement, mais une relation créatrice avec la Source de toute
création8.
BIBLIOGRAPHIE
CLOUZOT, Henri-Georges [1955], Le Mystère Picasso, Paris : Arte.
RUYER, Raymond [1952], Néo-finalisme, Métaphysiques, Paris : PUF, 2 éd., Préface de F. Colonna,
2012.
RUYER, Raymond [1958], La Genèse des formes vivantes, Bibliothèque de philosophie scientifique,
Paris : Flammarion.
RUYER, Raymond [1966], Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris : Albin Michel.
RUYER, Raymond [1970], « Le petit chat est-il mort ? », ou trois types d’idéalisme, Revue
philosophique de la France et de l’étranger, 160, 121–134.
WHITEHEAD, Alfred North [2007], La Fonction de la raison et autres essais, Petite Bibliothèque, Payot,
première édition de la traduction : 1969. L’ouvrage groupe trois conférences prononcées par
Whitehead en 1927, 1929 et 1934.
NOTES
1. La Fonction de la raison [Whitehead 2007], dont ce passage est extrait, est une conférence de
1929, et Ruyer traduit différemment, puisque dans Néo-finalisme il substitue le mot « fin» au mot
« intention» : « L’argument de Whitehead : “il est absurde de d’avoir pour fin de prouver qu’il n’y
a pas de finalité”, ne paraît pas aussi décisif que celui dont nous sommes partis : “Il est absurde
de prétendre, de signifier, que rien n’a de sens”, bien que les deux arguments soient
naturellement équivalents» [Ruyer 1952, 12-13].
2. Mais dont le sens est, selon Ruyer, plus subtil qu’une simpliste et pure fécondité du hasard (cf.
la note 1 du chapitre consacré à la critique de la sélection naturelle, dans Néo-finalisme [Ruyer
1952, 193]).
3. Ruyer qualifie « vrai» ou « faux» les paradoxes, selon qu’ils renseignent sur une erreur (Zénon,
Epiménide) ou sur une vérité (« surface absolue», « faire et en faisant se faire»).
4. L’expression est du saxophoniste Jean-Louis Chautemps et a donné le titre d’une somme sur
l’improvisation en jazz [Siron 2015].
5. La possession par un intemporel (larve, fascination) décrite avec minutie par Ellenberger, dans
le souvenir ou la rêverie, illustre aussi le « travail» bergsonien du schéma dynamique.
6. Ce n’est que 90 ans après cette méditation dans la cour du lycée d’Epinal qu’un savant
hollandais exposera comment la forme de la graine d’érable « convient» à une excellente
stratégie de dissémination, en mettant en évidence un courant d’air ascendant, un vortex
s’appuyant sur le bord de l’aile de la graine et ralentissant sa chute en la transformant en
parabole.
7. Ces bonnes habitudes consistent, en somme, à pouvoir s’échapper des habitudes par une
habitude de perfectionnement. La réponse ruyérienne à ce problème est, si l’on ose dire,
« expéditive» : « Dieu, ou la nature, donne à tous les êtres l’instinct ou le vif sentiment
d’obligation de se réaliser» [Ruyer 1970, 205].
8. On peut rapprocher cela des trois mondes de K. Popper, ouverts l’un à l’autre, en notant que le
monde « spirituel» est, pour Popper, « essentiellement» ouvert.
RÉSUMÉS
Ruyer démontre qu’une finalité-harmonie œuvre dans la formation des êtres physiques. Cette
finalité contredit le mécanisme, et se distingue de la finalité-intention qui est la finalité parlée.
Cette dernière est seconde et dépend d’une illusion d’un sujet de l’activité, posé devant celle-ci,
illusion inévitable pour la raison pragmatique d’une mise en scène de l’activité. Contre Hume,
Ruyer montre que les êtres s’organisent en effet, mais en tant qu’ils sont des subjectivités, des
« domaines absolus » constamment actifs, prenant forme selon des types, des essences ou des
thèmes, selon un dynamisme harmonique dont l’analogue est donné dans la formation d’une
improvisation musicale ou dans la création d’un tableau.
Hume, Ruyer shows that beings are indeed organizing, but insofar as they are subjectivities—
constantly active “absolute domains” that take form according to types, essences or themes, in
accordance with a harmonious dynamism, analogous to the formation of a musical improvisation
or the creation of a painting.
AUTEUR
ANDRÉ CONRAD
Nancy (France)
Benjamin Berger
1 Du « panmécanisme » au panpsychisme
1 En 1930, dans l’Esquisse d’une philosophie de la structure [Ruyer 1930], Ruyer élabore une
ontologie mécaniste aux visées hégémoniques1 : tout doit pouvoir être expliqué en
termes de structures mécaniques, y compris l’acte d’expliquer [Ruyer 1930, 211].
Connaître, c’est vivre un certain système de liaisons organiques, être celui qui
caractérise notre cerveau et son rapport à l’extériorité. Les liaisons mécaniques grâce
auxquelles fonctionne notre cerveau l’incluent dans le régime ontologique commun à
l’ensemble des formes comprises dans l’espace-temps. Nos idées sont à notre cerveau ce
que les feuilles sont aux arbres [Ruyer 1932-1933, 147]. Pareil rapprochement, s’il
évoque la dendrolâtrie de Ruyer [Vax & Wunenberger 1995, 331], illustre d’abord un
projet : abolir le partage ontologique de la matière et de l’esprit au profit du monisme
mécaniste. C’est dans cette perspective, située aux antipodes de l’idéalisme et de
l’humanisme, que Ruyer peut écrire de la science qu’elle est une « sorte de phénomène
de “duplication imparfaite du monde”, qu’un naturaliste stellaire comparerait peut-
être au mimétisme étrange de certains papillons2 » [Ruyer 1934-1935, 50]. La
connaissance n’est pas autre chose que la nature se redoublant dans un langage
symbolique, physico-mathématique.
2 Le Ruyer du « panmécanisme » des débuts ne nous est pas aussi familier que celui du
Néo-finalisme [Ruyer 1952]. Le finalisme, Dieu, les thèmes trans-spatiaux : autant de
concepts majeurs des œuvres de la maturité dont le caractère métaphysique tranche
avec le cadre théorique des textes de la première moitié des années 1930, où Ruyer
nous assure qu’il n’y a de réalités que physiques. Dans les œuvres phares, la distinction
20 Il n’est pas inintéressant de relever que, s’il ne s’y est pas attardé, Ruyer a finalement
lui-même dénoncé la nullité d’un monisme subjectiviste qui ne prendrait pas ses
distances avec la causalité physique telle qu’elle fut élaborée à l’âge classique.
La vraie question n’est pas de savoir si l’on sera matérialiste ou panpsychiste, si l’on
admettra comme réalité ultime l’élément matériel ou la monade. Tant que l’on
croira que la causalité du type physique ordinaire est la seule que l’on puisse jamais
scientifiquement observer, on aura beau déclarer qu’il ne s’agit là que d’un aspect,
que la nature des réalités dont la science décrit les relations est spirituelle et non
matérielle, on aura fait une théorie philosophique vide parce que pratiquement
équivalente à celle qu’elle prétend remplacer. [...] Tout ce que fait le philosophe,
c’est de nous assurer que le contenu de ces coffrets est spirituel. [...] À quoi sert ce
« contenu » s’il ne change jamais rien à rien ? Si les coffrets restent clos, inutile de
se quereller pour une question d’étiquette. [Ruyer 1938b, 115-116]
21 Néanmoins, il est assez étonnant de voir qu’ici Ruyer ne fait pas référence à son propre
parcours intellectuel. Il cite plusieurs philosophes9 dans les deux textes de 1938 où il
prend ses distances avec le « pansubjectivisme » [Ruyer 1938a, 528], [Ruyer 1938b, 115],
mais, jamais, la critique qu’il leur adresse n’est formulée comme une auto-critique.
Pourtant, il suffit d’avoir lu les articles de la période 1932-1935 pour comprendre qu’il
parle de lui dans le passage ci-dessus. Il est incontestable qu’il effectua lui-même cette
« opération blanche » [Ruyer 1938b, 115] consistant à défendre un « pansubjectivisme »
en forme de caution métaphysique du mécanisme le plus orthodoxe.
22 À ce stade nous savons : a) que le « pansubjectivisme » de la période 1932-1935 est
beaucoup plus près du « panmécanisme » de l’Esquisse que de la philosophie organique
qui prend son essor à la fin des années 1930 ; b) que l’émergence d’un modèle
panpsychiste conséquent à la fin des années 1930 est liée à l’attention que Ruyer a
portée à certaines données scientifiques. Nous savons aussi : c) que le
« pansubjectivisme » s’est développé chez Ruyer via un raisonnement analogique pour
le moins osé, l’autonomie de l’être se concevant sur le modèle que me fournit ma
propre subjectivité.
23 Il nous faut maintenant exhumer la condition de possibilité de c), ce qui consistera à
montrer ce qui, du « panmécanisme » de départ, légitimait un tel raisonnement
analogique. Enfin, il faudra dire aussi que ce type de raisonnement n’a jamais été
abandonné par Ruyer qui, s’il n’en fit jamais un objet de réflexion, s’est toutefois
constamment appuyé sur lui. Si bien que si l’on s’attache aux seuls résultats de la
pensée ruyérienne, alors il faut admettre qu’il y a une rupture évidente entre le
« panmécanisme » de départ et le panpsychisme de la maturité, tandis que si l’on se
penche sur le mouvement de la pensée, c’est-à-dire sur la méthode employée, alors force
est de constater que le « panmécanisme » aura été le lit d’une décision méthodologique
centrale dans la période transitoire comme dans celle de la maturité.
24 En quoi le « panmécanisme » a-t-il pu favoriser le raisonnement analogique, le transfert
de la subjectivité à la totalité des formes découpées dans l’espace ? C’est la lecture d’un
texte essentiel du corpus ruyérien qui pourra nous le faire comprendre : « Sur une
illusion dans les théories philosophiques de l’étendue » [Ruyer 1932b], repris en grande
partie dans La Conscience et le Corps [Ruyer 1937], et dont le thème central (le champ de
conscience comme étendue « auto-survolée ») se retrouve ensuite dans toutes les
grandes œuvres de Ruyer. Il s’agit, au moyen d’une description introspective du champ
visuel, de montrer que percevoir, avoir une sensation extensive, c’est vivre comme
surface-sujet.
25 Mais comment faut-il s’y prendre pour en remontrer à toute une tradition qui,
précisément, s’entend pour distinguer la conscience de l’étendue ? Ruyer nous invite,
tout d’abord, à suspendre la « mise en scène de la perception » dans la description de la
manière d’être de notre sensation visuelle [Ruyer 1932b, 523]. Pour percevoir
correctement un objet, il faut bien que je me tienne à une certaine distance par rapport
à lui, ni trop près ni trop loin. Seulement, ce qui vaut pour la perception d’un point de
vue pratique ne doit pas être projeté dans le mode d’être de la sensation. Je n’ai pas à
me mettre à distance de ma sensation visuelle pour en jouir. De sorte qu’il n’y a qu’un
« néant de distance » [Ruyer 1937, 59] entre elle et moi : je la suis constamment – y
compris d’ailleurs lorsque je ferme les yeux ainsi que le relève Ruyer, soulignant qu’une
« vision noire » n’est pas l’équivalent d’une « vision nulle » [Ruyer 2013, 59]. Le mode
d’être de ma conscience déjoue la logique de la géométrie la plus élémentaire. Il faut
bien avoir accès à la deuxième dimension pour percevoir la première, à la troisième
pour percevoir la deuxième ; pourtant je n’ai pas à être situé dans une dimension
supplémentaire pour jouir de ma propre sensation [Ruyer 1937, 58-59], [Ruyer 1952,
108-111]. La sensation m’est donnée sans délai ou, très exactement, elle n’a pas à m’être
« donnée » puisque « je » la suis immédiatement même si « je » ne m’y réduis pas. Le
« je » n’est pas détaché de sa sensation comme une abeille survolant un champ [Ruyer
1934-1935, 32], bien qu’il puisse, tout en l’éprouvant, essayer de l’analyser (comme un
œnologue qui goûte un vin). Ma sensation n’est pas là-bas, dans le monde, hors de mon
cerveau, elle est étendue et l’étendue qu’elle est est l’envers subjectif, vécu, d’une partie
de mon cortex cérébral. L’étendue de ma sensation n’a pas besoin d’être vue : elle est
vue [Ruyer 1966, 77], [Ruyer 2013, 46], c’est-à-dire qu’elle est ontologiquement
subjective et non objectivement saisie par « moi » – qui serait un sujet, littéralement,
« métaphysique ». Ruyer conclut que « “percevoir l’étendue”, c’est une façon d’être
étendu » [Ruyer 1932b, 527].
26 Ce qui est intéressant, c’est la conclusion que Ruyer tire de sa découverte d’après
laquelle il n’y a pas d’opposition entre conscience et étendue :
Si l’étendue sensible elle-même existe sans être posée comme l’objet d’un sujet, la
question ne se pose plus de refuser ce même mode d’existence à l’espace en dehors
de nos sensations. [Ruyer 1932b, 526], [voir aussi Ruyer 1933, 39]
27 Voir, c’est faire l’expérience de soi en tant que surface-sujet, étendue voyante. Mais
comment Ruyer passe-t-il de « ma subjectivité est étendue » à « toute étendue est
subjective » ? Qu’est-ce qui lui permet de faire, sans même prendre la peine de s’en
expliquer, de l’analyse de la subjectivité percevante un index du mode d’être de
n’importe quel morceau d’étendue ?
28 Nous croyons que la réponse (à cette question que Ruyer ne se pose pas) se situe dans le
nivellement ontologique qu’avait instillé chez lui sa souscription au « panmécanisme ».
Le monisme du premier Ruyer crée un plan de nivellement qui lui fait trouver tout à
fait logique de passer de l’étendue de la subjectivité à la subjectivité de l’étendue. Se
situant dans une sorte de plan d’immanence que rien ne transcende, pas même la
subjectivité du locuteur posant le plan, Ruyer suppose que ce qui vaut pour cette
dernière vaut pour l’ensemble des formes du plan. Il fallait que la valeur ontologique de
la différence anthropologique ait été confisquée par le « panmécanisme » pour que le
raisonnement analogique soit, secrètement, légitimé.
29 Si Ruyer peut transgresser l’interdit du criticisme suivant lequel on ne peut rien dire du
mode d’être de la chose dont on ne possède que la représentation, c’est qu’il pense
des structures de la mémoire, d’après lui isomorphes au jeu de l’un et du multiple dans
l’univers :
Il y a toujours le plus grand risque à extrapoler une expérience limitée. Mais il vaut
toujours mieux se servir, pour cette opération risquée, d’une expérience
psychologique que d’un phénomène physique à notre échelle. Un phénomène
physique est une expérience deux fois déformée, par le fait qu’il est observé, d’une
part, et, s’il s’agit d’un phénomène de la physique macroscopique, par le fait qu’il
est dissimulé par des phénomènes de foule. [Ruyer 1957b, 35-36]
40 La simple observation est une déformation. Voir, ce n’est pas se confondre avec ce que
l’on voit. Mais il existe deux raisons plus spécifiques qui conduisent à se méfier de la
perception : Ruyer suggère ci-dessus que l’observateur court toujours le risque de
passer à côté d’une activité sensée qui serait « dissimulé[e] par des phénomènes de
foule ». Par exemple, face à la mer déchaînée, mue par la mécanique des fluides, on n’a
guère le loisir de saisir la « conscience primaire » propre à chaque molécule d’eau,
tandis que chacune d’elle est pourtant agile dans son travail, consistant à réactualiser
une structure précise. Dans Néo-finalisme, Ruyer cite l’erreur inverse, qui consiste à
croire qu’un agrégat est vivant et nous conduit à prêter une individualité réelle à ce qui
ne fait qu’imiter la vie [Ruyer 1952, 98].
41 Signalons encore que dans un article intitulé « La philosophie unie à la science » rédigé
pour L’Encyclopédie française, c’est bien la voie introspective qui apparaît à Ruyer comme
« l’entrée la plus naturelle » [Ruyer 1957, 7b] dans la philosophie de la nature. Parce
que « l’étude de l’homme [...] ne fait que révéler en traits grossissants le statut de tous
les êtres de la Nature » [Ruyer 1957c, 649], il est légitime de regarder en soi pour en
sortir afin de bâtir une ontologie générale.
42 La découverte de la « grande voie naturelle de la philosophie » réside dans l’idée qu’il y
a en nous davantage que nous-mêmes : notre individualité nous isole physiquement
mais non pas ontologiquement du reste des créatures. Il faut être à la fois modeste, en
reconnaissant que notre mode d’être n’est pas différent de celui des autres
individualités psycho-biologiques, et ambitieux, en affirmant que s’il n’est pas
différent, il en est donc paradigmatique.
43 L’étude de la légitimité de cette « grande voie » pourrait être le point de départ de
l’examen d’un usage réfléchi de l’anthropomorphisme. Jonas est le celui qui a le plus
approfondi la question [Jonas 1992, 32-34], [Jonas 2001, 45-48] ; mais l’on trouve aussi
des développements intéressants chez Roger Caillois, qui oppose à raison
l’anthropomorphisme à l’anthropocentrisme [Caillois 1960, 19-20]. Ruyer n’est pas non
plus indifférent à la question, même s’il ne la traite que de façon allusive [Ruyer 1935b,
345], [Ruyer 1957d, 279]. Au dernier chapitre du Monde comme volonté et comme
représentation, Schopenhauer, père auto-proclamé de la « grande voie » [Schopenhauer
2009, 140], écrivait :
[...] on avait, depuis les temps les plus reculés, proclamé l’homme un microcosme.
J’ai renversé la proposition et montré dans le monde un macranthrope.
[Schopenhauer 2009, 1417]
44 L’anthropomorphisme peut être légitime, pourvu qu’il consiste, à rebours de
l’anthropomorphisme grossier, non pas à projeter sur la nature des caractéristiques
humaines, mais bien à reconnaître que certaines caractéristiques, dont on pouvait
penser qu’elles étaient typiquement humaines, sont en réalité neutres d’un point de vue
ontologique. Jonas le dit à sa façon :
champ visuel ou de la mémoire ; mais, par exemple, c’est encore en recourant à l’auto-
analyse de la créativité humaine que Ruyer éclaire le thématisme trans-spatial à
l’oeuvre dans la morphogénèse organique [Ruyer 1958, 260-261].
BIBLIOGRAPHIE
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Paris : Kimé.
NOTES
1. Notons que Ruyer ne semble pas tout à fait dupe de l’exercice auquel il se livre alors, ainsi
qu’en témoigne la déclaration liminaire – plutôt hardie – qu’il adresse au lecteur dès la première
page de l’ouvrage : « La thèse que nous soutenons peut être considérée comme une hypothèse, et
ce travail, comme un essai, au sens propre. Il doit être permis, en effet, aux philosophes comme
aux physiciens, de faire des théories générales, de tenter des systématisations, dont le principal
mérite sera la cohérence. Sans chercher délibérément le paradoxe, en gardant même la confiance
de n’être pas dans l’erreur, on peut alors sacrifier à la cohérence, la vraisemblance. Nous
demandons donc que l’on ne fasse pas de notre dogmatisme un défaut. [...] Il n’y a jamais en
philosophie qu’un petit nombre de chemins dans lesquels on peut s’engager. N’est-il pas utile
d’aller jusqu’au bout, en choisissant l’un d’eux ? On devrait décréter que le premier devoir d’un
philosophe, dans l’exposé de sa thèse, c’est d’être un “lourdaud”, comme Aristote disait qu’était
Mélissos, ce disciple compromettant de Parménide» [Ruyer 1930, 1]. Cela fait penser à Nietzsche :
« Ne pas admettre plusieurs sortes de causalités tant que l’on n’a pas essayé jusqu’à l’extrême
limite (jusqu’à l’absurde si vous le permettez) de tout résoudre avec une seule, c’est une morale
de la méthode à laquelle on n’a pas le droit aujourd’hui de se soustraire» [Nietzsche 1886, 68-69].
2. Le problème n’est évidemment que déplacé et devient celui du statut de la science... du
naturaliste stellaire. Or, plusieurs textes montrent que Ruyer ne fut pas indifférent au problème.
À savoir qu’il faut être en mesure de pouvoir rendre compte des conditions de possibilité d’une
démarche intellectuelle dans les termes mêmes qu’autorise le modèle ontologique que celle-là
aura permis de dégager. Voir [Ruyer 1930, 211], [Ruyer 1963, 17], [Ruyer1967, 406-413].
3. L’Esquisse était l’une des deux thèses de Ruyer ; elle fut dirigée par... Léon Brunschvicg.
4. Dans un article, Louis Vax adopta la thèse de l’opposition radicale entre le premier Ruyer et
celui du Néo-finalisme : « Ruyer a débouché dans un finalisme et la philosophie de l’esprit après
avoir brûlé ce qu’il avait adoré» [Vax 1953, 188].
5. Que le Ruyer de la maturité ne renierait pas [par exemple Ruyer 1970, 125].
6. En guise de contre-exemple : un mirage, par exemple, n’est pas ontologiquement indépendant
du sujet qui, pour le coup, le constitue, certes souvent à partir d’éléments propres à
l’environnement sur fond duquel il se détache.
7. Mais, d’évidence, si mon intérêt pour l’objet me conduit à le détruire, son « autonomie
ontologique» n’est plus qu’une vaine formule.
8. « Ce monde de réalités absolues, en soi, que l’effort métaphysique définit, n’est pas un autre
monde que celui de la science [que Ruyer conçoit alors toujours comme dominée par les schèmes
mécanistes]. C’est le même exactement avec un simple changement de signe. Il présente les
mêmes détails, les mêmes corrélations, la même histoire. Il ne transcende pas l’univers de la
science, il est cet univers dans la force du mot : il est l’existence des objets connus.» Et Ruyer de
conclure ce passage en arguant que la métaphysique « est indispensable pourtant, et du point de
vue de la science même, pour calmer les arrière-pensées en face de la reconstruction scientifique,
et faire cesser l’impression d’irréalité que donne si fortement aujourd’hui cette reconstruction»
[Ruyer 1935a, 91].
9. Clifford, Parodi, Russell, Wundt, Fechner, Paulsen et Eddington.
10. Remarquons que, dans un récent ouvrage, Renaud Barbaras s’est explicitement réclamé d’une
telle voie [Barbaras 2016, 133-135].
RÉSUMÉS
Chez Ruyer, il y a une rupture flagrante entre le « panmécanisme » des débuts, élaboré dans
l’Esquisse d’une philosophie de la structure (1930), et le panpsychisme de la maturité. Nous verrons
que son inscription dans le premier lui donna l’occasion d’entrer dans ce qu’il repère comme
étant la « grande voie naturelle de la philosophie ». Celle-ci consiste à chercher, en l’homme, la
trace du mode d’être commun à l’ensemble des individualités psycho-biologiques.
L’appartenance de Ruyer à cette « grande voie » ne s’est jamais démentie, de sorte que l’on peut
dire du « panmécanisme » de départ, que Ruyer a rapidement abandonné, qu’il fut fécond au
moins d’un point de vue méthodologique.
There is an obvious gap between Ruyer’s early “pan-mechanism”, developed in the Esquisse d’une
philosophie de la structure (1930), and the panpsychism one finds in his mature work. We will see
that working within the field of the former gave Ruyer the occasion to find what he identified to
be the “great natural way of philosophy”. This consists of searching in humans the trace of the
mode of being common to all the psycho-biological individualities. Ruyer’s affiliation to this
“great way” has never failed, which means that one can say his early “pan-mechanism”, which
Ruyer quickly abandoned, was fruitful, at least from a methodological point of view.
AUTEUR
BENJAMIN BERGER
Institut Saint-Pierre, Brunoy (France)
1 Raymond Ruyer rédigea trois ouvrages alors qu’il était prisonnier des Allemands
pendant la seconde guerre mondiale, Le Psychisme et la Vie1, un petit texte sur les
valeurs2, enfin un « traité de métaphysique » qui sera publié en 1952 sous le titre Néo-
finalisme [Ellenberger 1995, 329-332]. Ces trois textes sont liés. Le premier et le dernier,
en particulier, représentent deux branches issues d’un même tronc, à moins qu’il ne
faille dire que l’un enfonce les racines à partir duquel peut s’élancer la ramure de
l’autre : Néo-finalisme [Ruyer 1952] est la première systématisation spéculative de
l’analyse des relations du psychologique et du vital proposée par les Éléments de psycho-
biologie. Le livre expose la métaphysique de la philosophie scientifique soutenue par
Ruyer dès lors qu’il a mis au centre de son propos la question de la vie, opérant ainsi ce
qu’on pourrait appeler son « tournant biologique ».
2 On sait que le camp d’officiers français, l’Oflag XVII A, dans lequel Ruyer demeura cinq
ans comptait de nombreux biologistes, dont l’éminent Étienne Wolff, professeur au
Collège de France à partir de 1955, fondateur d’un laboratoire d’embryologie afférent
au Collège3. Cependant, on aurait tort d’inférer de la présence de Ruyer aux cours de la
Société de biologie du camp une influence de Wolff, dans la mesure où Ruyer s’était
tourné vers le vivant et le vital dès avant le conflit. Une conférence prononcée en 1938
annonçait, au mot près, le propos de la première synthèse d’après-guerre. Ruyer avait
en effet proposé à la Société française de philosophie une intervention titrée « Le
“psychologique” et le “vital” » [Ruyer 1938]. L’engagement dans le tournant biologique
est encore plus net dans les articles qui suivent cette conférence, notamment
« Causalité ascendante et causalité descendante dans les sciences biologiques », texte
donné en 1939 à la Revue philosophique de la France et de l’étranger [Ruyer 1939a,b]. En
1957 encore, Ruyer se référera à la distinction notionnelle entre les deux types de la
causalité, preuve de la continuité de ses recherches depuis l’entre-deux-guerres [Ruyer
1957, 35]. Précisons cependant que continuité ne signifie pas identité : la continuité de
1 Actualités de la conscience
1.1 Le sens des structures dans l’Esquisse de 1930
3 Ruyer est connu pour sa critique du mécanisme. Il entend par là la doctrine classique
du partes extra partes ou du « proche en proche », selon laquelle tout se compose
actuellement dans l’étendue par figure et mouvement. Mais cette conception classique
s’étend jusqu’à la théorie einsteinienne de la relativité : les lignes d’univers que définit
la relativité fonctionnent encore selon le principe du « proche en proche ». Si l’univers
a une « structure fibreuse », selon l’expression reprise par l’épistémologue Émile
Meyerson à Lord Balfour, homme politique britannique et penseur « théiste »
[Meyerson 1921, 136-137], alors il faut convenir que cette structure et les fibres qu’elle
implique sont incapables de rendre compte du travail des formes vivantes et même de
l’efficace des domaines d’action infra-atomiques. Les fibres sont définies par la
relativité comme des lignes de continuité et de subsistance, alors qu’on devrait y voir
des lignes d’activité et d’existence biologiques [Ruyer 1952, 178-179].
4 Or, le lecteur des œuvres de la maturité découvre avec étonnement que Ruyer avait
commencé par défendre un certain mécanisme dans sa thèse de 1930, Esquisse d’une
théorie de la structure [Ruyer 1930]. Il est bien vrai que le mécanisme en question
excédait ou dépassait déjà le mécanisme classique : la théorie de la relativité
représentait l’avènement d’un concept de « forme » absent des conceptions
scientifiques antérieures. Ruyer reviendra sur cette thèse ultérieurement, car il lui
apparaîtra, après son tournant vitaliste, que les formes identifiées par la relativité sont
insuffisantes, que pour trouver des formes vraies, il faut se tourner plutôt vers la
biologie que vers la physique : les formes de la relativité ne vont pas tellement plus loin
que les configurations de la mécanique classique et la théorie d’Einstein relève de la
même conception générale du « proche en proche » que le mécanisme et toutes les
théories physiques-physicalistes4.
5 Au premier abord, cependant, l’univers de la théorie de la relativité paraît à la fois
unitaire et dynamique, il réalise une unité formelle telle que le dynamisme semble
compris en lui. La théorie d’Einstein unifie en effet le champ de la physique par
l’identification de l’inertie et de la gravitation, de la masse inertielle et de la masse
gravitationnelle. Les objets ne tombent pas, ils suivent la pente de leur « ligne
d’univers », dans un univers à quatre dimensions d’espace et de temps. Par là même est
réalisée une union indéfaisable entre l’espace et le temps. L’univers ne se réduit pas à
trois dimensions d’espace, au cœur desquelles le temps ne compte pas. C’est au
contraire un continuum quadri-dimensionnel, dont les « éléments » ne sont pas des
points-instants, mais des points-événements. On n’ira pas croire que les hommes de
science ont procédé à une nouvelle « spatialisation du temps », selon l’interprétation
bergsonienne courante, dans la mesure où le temps n’est pas spatialisé sans que
l’espace ne soit temporalisé, ainsi que l’ont bien vu des interprètes aussi différents de la
2 Virtualités de la vie
2.1 Les schémas du vital
18 Dans l’Esquisse de 1930, Ruyer mettait en place un nouveau mécanisme des formes ou
des structures grâce à la théorie de la relativité. Il l’opposait aux paradigmes
scientifiques antérieurs hérités du mécanisme, régis par le partes extra partes, la
causalité de proche en proche, l’inertie de parties extrinsèques, successives et
juxtaposées dans l’espace. À présent, l’opposition s’est muée en une distinction entre
deux « champs » ou deux « domaines », le psychologique d’un côté et le physique de
l’autre. Les formes sont le psychique en soi ; il y a des domaines « molaires » où l’action
du psychique sous-jacent n’apparaît pas immédiatement, mais dont l’existence même
découle directement de l’activité sous-jacente ; ces domaines sont dits « physiques ».
L’opposition a une portée non seulement épistémologique, mais également
ontologique, conduisant à la distinction de deux classes ou de deux genres d’êtres : les
individus réels correspondent aux « formes vraies » ; les foules sont en revanche l’objet
d’un traitement statistique. On retrouve la distinction des deux ordres au début des
Éléments de psycho-biologie [Ruyer 1946, 1-4].
19 C’est à cette occasion que Ruyer prend conscience du rôle joué par les phénomènes
vitaux. Il va progressivement leur accorder une importance considérable [Simondon
2015, 126-128]. On le voit à quelques schémas et à quelques ajustements de schémas
proposés dans les écrits de cette période. Entre la conférence « Le “psychologique” et le
“vital” » [Ruyer 1938] et la contribution aux discussions organisées par Berr, « Du vital
au psychique » [Ruyer 1951], la polarité s’inverse : en 1951, le vital est finalement
présenté comme premier, le psychique second. Cette inversion se double d’une
vectorisation : Ruyer va du vital au psychique, alors qu’il s’était contenté d’abord de
juxtaposer les « champs ». En vérité, au départ, le vital était à peine un « champ », il
représentait plutôt le point de jonction des deux champs existants, le coin d’insertion
du psychologique dans le physique, « une sorte de colonisation, de domination
imparfaite exercée par un champ “psychoïde” [...] sur des phénomènes d’ordre
physique » [Ruyer 1938, 162]. Cela signifie que le vital fait l’objet d’une promotion
conceptuelle exceptionnelle. De simplement médian qu’il était, il devient dominant. Il
est décrit comme un champ essentiel et déterminant, au sens même où il est lié aux
essences et oriente l’actualisation des déterminations psycho-physiologiques.
20 Ruyer hérite de la schématisation de Nicolaï Hartmann [Ruyer 1951, 13-32]. Philosophe
allemand évoluant à Marburg dans un contexte néo-kantien, Hartmann tente de
dépasser l’épistémologie et ses « catégories subjectives » pour tracer de « nouvelles
voies vers l’ontologie », selon le titre d’un de ses livres. Il en découle une série de
« catégories objectives » : physique/ vital/ psychique/ spirituel. On a ici affaire à une
théorie des couches juxtaposées, des plus simples et générales aux plus complexes et
particulières. Dans un premier temps, Ruyer procède à une « contraction » : le
psychique apparaît comme relevant d’une couche ou d’une strate elle-même vitale.
C’est le niveau proprement « psycho-biologique », la mise sous dépendance du
psychique à l’égard du vital. Mais dans un deuxième temps, le psychique-vital paraît
supposer le spirituel. Il ne suffit pas de dire que les associations psychologiques des
idées diffèrent des normes du raisonnement, car elles en dépendent : l’acte de
conscience spirituel précède et prépare l’état de conscience psychologique ; ce dernier
ne représente qu’un état « dégradé, enkysté, substantialisé » du spirituel et « la vie a
rapport direct avec les domaines de valeur qu’elle incarne » [Ruyer 1951, 31]. Le vital
appelle donc le spirituel, auquel il s’adosse et dont il se nourrit : les « nourritures
psychiques », comme Ruyer les appellera plus tard, ne sont nourrissantes que parce
qu’elles sont tournées vers le spirituel qu’elles individualisent en l’incarnant [Ruyer
1975, 10, 17]. Il ne reste plus à Ruyer qu’à expliciter le sens et la portée de la dimension
physique pour parvenir au seuil de Néo-finalisme. Il le fait en précisant que le sens et la
signification sont absents du physique comme tel. Le sens ne doit son existence qu’à
l’investissement de formes vraies, d’essences ou de normes, lorsque celles-ci
condescendent à s’incarner ou à s’actualiser : « on ne conçoit pas comment, d’un
univers purement physique, le sens, le significatif, peut surgir » [Ruyer 1951]. À vrai
dire, Ruyer va plus loin ici, et le tournant finaliste semble complet : « l’ordre physique
ne représente pas un ordre de réalité, mais plutôt un mode de légalité ». Seuls les
individus ont du sens, le reste, uniquement soumis au proche en proche, n’a de réalité
qu’à proportion des interactions entre les individus qui l’animent et le constituent. Ce
schéma est à peu de choses près celui de Néo-finalisme, il annonce en particulier la
« description de l’activité finaliste » proposée dans le deuxième chapitre du livre
[Ruyer 1952, 9-17].
21 Toutefois, dans un tel schéma n’est pas encore développée une caractéristique
essentielle du vitalisme ultimement assumée par Ruyer, à savoir sa dimension virtuelle.
Dès la fin des années 1930, la virtualisation du vital est en marche, comme en
témoignent les textes écrits juste avant la mobilisation. Nous devons être bien
conscients du changement théorique qui s’opère chez Ruyer, des transformations
auxquelles il est contraint par sa propre évolution. La captivité n’a fait qu’accompagner
une mue amorcée avant la guerre, et même quasiment accomplie en 1939. Les leçons
d’embryologie reçues en Oflag ont achevé de convaincre Ruyer que le vital est central
et que cette centralité se manifeste depuis une position virtuelle : le vital témoigne de
l’efficace d’une réalité potentielle, idéelle sans être abstraite, réelle sans être actuelle.
22 Comment se fait-il que les relations du champ psychologique et du champ physique
appellent avec nécessité un approfondissement virtuel ? C’est que, dans le cas de
l’analyse des êtres vivants, les possibilités explicatives offertes par l’hypothèse
actualiste semblent insuffisantes. Cette hypothèse impliquerait en effet que les êtres
futurs soient « préformés » dans la cellule germinale. C’est à peu près la position que
soutenait – avec un humour qui le plaçait à distance du sérieux scientifique – l’écrivain
Samuel Butler, référence choyée par Ruyer7. Butler, dans La Vie et l’Habitude [Butler
1878], défend des thèses « mnémistes ». Il identifie mémoire et hérédité, et affirme que
l’hérédité est une mémoire géante, qui se transmet de génération en génération, mais
aussi bien que la mémoire est héréditaire, qu’il y a une mémoire organique qui
surplombe la mémoire psychologique individuelle. Opposé à Darwin, il est lamarckien :
il croit à la transmission des caractères acquis. Mnémiste anti-darwinien, il est
également actualiste : il est d’avis que la mémoire organique est inscrite dans les
cellules comme modification actuelle, c’est-à-dire qu’elle est ici et maintenant – un des
points-instants dans la structure complexe imposée par la théorie de la relativité, dirait
le Ruyer de l’Esquisse de 1930. Mais comment les structures de tous les êtres à venir
pourraient-elles être emboîtées par avance dans la moindre cellule germinale ? Il
faudrait aller à l’infini dans l’actuel. Ce n’est pas impossible, mais cela débouche
immédiatement sur des considérations métaphysiques qu’il faut être un Leibniz pour
accepter sans broncher [Jacob 1970, 73-74].
23 Or, du point de vue de Ruyer, une des branches récemment développée de la science du
vivant permet de se passer de l’hypothèse actualiste-préformiste, et même oblige à un
approfondissement par le virtuel : l’embryologie fait apercevoir que l’hérédité, dont le
mode de fonctionnement est mnésique ou mémoriel, n’en passe pas par des traces ou
« engrammes », qui seraient des préformations matérielles inscrites dans la structure
actuelle de l’organisme. L’être vivant croît par multiplication et différenciation
progressives, et non à partir d’éléments préformés dans l’œuf. L’embryologie révèle
que l’hérédité dépend d’une mémoire organique dont le mode d’être ou d’existence est
virtuel, et non actuel. Ce sont des puissances ou des potentialités, qui s’actualisent et
s’incarnent dans les structures vivantes à mesure que l’œuf se développe, car « l’œuf ne
peut contenir d’avance cette complexité à l’état de trace ou de plan d’architecture. Si
l’œuf le fait “par habitude”, cette habitude est un fonctionnement de traces, ou de
micro-structures quelconques » [Ruyer 1963, 7].
24 Cette conception du potentiel ou du virtuel a été anticipée par des penseurs dont Ruyer
se réclame. Un psychologue anglais émigré aux États-Unis, William MacDougall, l’a
soupçonnée. Il a beau écrire dans le contexte du béhaviorisme, approche anti-
internaliste du comportement due à John Broadus Watson, il est partisan d’un
dynamisme vitaliste. Son véritable maître se nomme James Ward, lointain héritier de
Franz Brentano, lui-même premier promoteur du concept d’intentionnalité. Attaché à
l’identification d’un substrat biologique des intentions, MacDougall situe dans l’activité
de l’organisme l’intentionnalité des conduites. Intentionnaliste contre le béhaviorisme,
mais biologisant contre la phénoménologie naissante : tel est l’alliage, contraire à nos
intuitions historiques, qu’offre à Ruyer l’œuvre de MacDougall.
25 Mais en France même, deux précédents ont vivement marqué Ruyer. L’œuvre d’Henri
Bergson propose ainsi un premier couplage du mémoriel et du virtuel 8.
Malheureusement, Bergson identifie le virtuel et l’élan vital tout en déclarant que ce
virtuel se déploie en marge du matériel, qu’il lui faut le contourner en permanence
comme un obstacle mis sur la voie de son développement et de sa différenciation
[Bergson 1908]. Or pour Ruyer, le virtuel est formes et non forces, éternité d’objets
essentiels et non devenir de données sans contour. Ruyer refuse de renoncer aux
formes-structures au profit d’un pur élan vital. La structure adulte n’est pas dans la
propre durée créatrice de l’œuf, car si un accident survient, la forme ne se développera
pas, tout en continuant d’exister. Dans le même temps, il ne faut pas craindre
d’affirmer que le virtuel est immanent au cerveau, qui l’exprime adéquatement : le
cerveau, comme l’embryon, est un domaine d’équipotentialité susceptible de s’incarner
ou de s’actualiser diversement, mais toujours en obéissant à un même thème dicté par
le potentiel [Ruyer 1952, 58, 88-89], [Fruteau 2016, 204-216]. Cette thèse était formulée
dès 1937 en des termes explicitement anti-bergsoniens [Ruyer 1937, 105-107]. C’est dire
que Ruyer est à la fois plus réticent à l’égard d’une pure énergie spirituelle et plus
engagé dans la matière que ne l’est Bergson : si le virtuel est formel, les formes ne font
qu’un avec la matière qui les actualise.
26 Sans doute est-ce d’un autre penseur français que Ruyer se sent le plus proche. Auteur
d’une remarquable psychologie des tendances, Albert Burloud est aussi critique à
l’égard de la phénoménologie que du bergsonisme. Pour lui, les intentions, loin de
relever d’une prise transcendantale, dépendent d’une analyse psycho-philosophique ;
ce sont des forces psychologiques, des tendances inconscientes fonctionnant
automatiquement, mais à comprendre comme des formes dynamiques s’inscrivant dans
des mouvements et des représentations. Toute activité est commandée et orientée par
des tendances affectives, les plus complexes équivalant à des thèmes formels, que
Burloud appelle des « abstraits réels », qui en passent par des schèmes variables pour
s’actualiser. Ainsi en est-il, chez l’homme, du besoin de connaître ou même du besoin
de manger [Burloud 1950, 32, 49-50]. Que le corporel soit dominé par le psychique,
l’actuel immédiatement animé par un potentiel thématique, voilà qui avait tout pour
plaire à Ruyer [Ruyer 1952, 261], [Ruyer 1963, 7].
27 La mue virtualiste de Ruyer est presque totalement accomplie dans l’article qui suit la
conférence de 1938 à la Société française de philosophie « Causalité ascendante et
causalité descendante dans les sciences biologiques ». Tout l’arsenal des arguments
scientifiques et philosophiques est mobilisé pour que puisse se déployer la
métaphysique virtualiste de la vie de Néo-finalisme. Il apparaît que les formes ne sont
(finalement pas) la résultante des structures et de leurs effets de fonctionnement « de
proche en proche », quand bien même on entendrait celles-ci au sens de la théorie de la
relativité. Les formes, notamment, ne peuvent pas émerger d’un travail qui serait de
« consolidation », de coalescence ou de renforcement progressif des parties extensives.
Ruyer combat ici la thèse du philosophe belge Eugène Dupréel, pour laquelle il nourrit
par ailleurs le plus grand respect [Ruyer 1939a,b, 10-18, 28]. En vérité, c’est aussi bien
lui-même qu’il combat dans ces pages : Dupréel propose une solution actualiste au
problème de la distinction des champs, de l’apparition dans l’actualité d’un champ
psychologique différent par nature des champs physiques. Mais, explique Ruyer, il y a
lieu de distinguer deux types de causalité. Le jeu des structures engage un premier type
de causalité, que Ruyer nomme « descendante ». Un véritable platonisme du virtuel ou
du potentiel se fait jour : ce qui apparaît ou produit ses effets structurels d’en haut est
irréductible à l’actualité de ce qui se trame ici-bas [Ruyer 1939a, 56]. Par exemple, ce
n’est certes pas l’action des pierres qui explique la forme de la maison ; l’élévation
suppose au contraire une forme et une finalité extérieures, transcendantes. Il
n’empêche qu’une fois agencées, les pierres peuvent avoir une action sur la forme de la
maison, selon leur jeu ou leurs coactions de proche en proche. Ruyer voit dans cette
action en retour l’effet d’une causalité « ascendante ».
28 L’analogie avec la musique fournit le concept de « thème » promis chez Ruyer à une
vraie fortune spéculative : la suite des notes d’une mélodie obéit à la forme d’un thème
qui la domine ; les notes ne se soutiennent pas d’elles-mêmes, elles sont orientées et
constamment dirigées par le thème. Plus largement, référence est faite à un certain
vitalisme métaphysique du tournant du siècle, qui, « de Schopenhauer à Ravaisson et
Bergson », a développé le « thème biologique de la “volonté” », laquelle désigne assez
bien « le caractère potentiel de la forme » [Ruyer 1939a, 54]. Dès lors, tout est en place
pour les Éléments de psycho-biologie [Ruyer 1946]. Se précisent l’analyse de l’embryologie
et le rapprochement avec la mécanique quantique, comme le montrent les références
aux travaux sur les quanta de Louis De Broglie et Charles Dirac. S’y dégagent également
la parenté entre mémoire et hérédité, la compréhension de la mémoire comme réalité
organique. Ce qui, en revanche, a encore du mal à être affirmé, c’est l’existence d’un
domaine véritablement « trans-spatial », domaine de la finalité, des essences et des
valeurs, qui sera mis à l’honneur dans Néo-finalisme. N’est-ce pourtant pas un tel
domaine qui se dégage en creux dans ce qu’écrit alors Ruyer ?
29 Qu’est-ce en effet, demande Ruyer, qu’une existence incontestable, aux effets tangibles,
qui ne serait pas définie ? Ce serait une forme sans structure, et ce ne serait rien. Il
semble qu’il y ait impossibilité logique et ontologique à concéder l’existence à une
réalité qui ne se laisserait pas définir structurellement. C’est qu’aux yeux de Ruyer
alors – ou encore – toute forme semble devoir en passer par une ou des structures
actuelles : une forme est supposée être ou exister, et pouvoir être définie, actualiter.
L’hypothèse d’un arrière-monde platonicien se profile cependant, formulée par le biais
d’un « tout se passe comme si » timide, hasardeux [Ruyer 1939a, 57]. Un tel arrière-
monde non seulement serait lié au monde actuel, auquel il collaborerait, mais bien plus,
au cœur de cette liaison, aurait l’ascendant ontologique, en dominant causalement les
structures actuelles.
30 Nous n’avons pas affaire à un métaphysicien en mal de quintessence : Ruyer y insiste, la
postulation d’un arrière-monde s’impose au philosophe préoccupé de scientificité,
attentif à décrire la réalité, aussi bien les faits sociaux que les phénomènes vitaux. À
quoi l’arrière-monde ressemblerait-il s’il devait exister ? Comment peut se présenter
un monde qui n’est pas actuellement présent ? En quels termes définir l’indéfini ou
l’indéfinissable ? La formulation de ces questions ruine apparemment la possibilité
d’apporter des réponses sensées. C’est néanmoins à un tel exercice, véritablement
paradoxologique, que Ruyer choisit de se livrer. Il commence à lever le voile sur le sens
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NOTES
1. Les Presses Universitaires de France imposeront le titre Éléments de psycho-biologie [Ruyer
1946].
2. Le Monde des valeurs paraîtra chez Aubier [Ruyer 1948b].
3. Ruyer lui-même le rappelle au début des Éléments de psycho-biologie [Ruyer 1946, Avant-propos
non paginé]. Ce Wolff ne doit pas être confondu avec un des interlocuteurs de Ruyer à la Société
française de philosophie, le philosophe Edgar Wolff.
4. Il y a lieu de préciser « physiques-physicalistes», car la mécanique quantique est un paradigme
de la physique, c’est même, si l’on se réfère à son nom, un paradigme « mécanique». Pourtant,
elle introduit selon Ruyer à la considération des formes vraies, n’étant par là ni physicaliste ni
mécaniste.
5. Ruyer semble faire en 1930 comme si Meyerson voyait dans la relativité l’avènement d’un
véritable « acosmisme» : la matière du réel serait purement et simplement niée par la forme
unitaire imposée par la rationalité einsteinienne [Ruyer 1930, 30-32, 223-232, 284-285]. Si c’était
le cas, Meyerson serait proche de Brunschvicg, épistémologue héritier du spiritualiste Lachelier
[Ruyer 1930, 286-300]. Ruyer n’ignore cependant rien de ce qui sépare Meyerson de Brunschvicg.
Il sait notamment que Meyerson a repéré dans l’irrationalité de la nature une résistance sur
laquelle achoppent les visées identifiantes de la raison. La complexité de la position
meyersonienne inspirera d’ailleurs à Ruyer la formulation d’un « dilemme de Meyerson» : « ou
comprendre un phénomène, en ramenant à une pure identité, par déduction à partir d’autres
phénomènes, les éléments de nouveauté qu’il semble contenir ; ou admettre la nouveauté comme
absolue, et renoncer à comprendre» [Ruyer 1954, 175].
6. En ce sens, Ruyer est de plain-pied avec les réalistes de langue anglaise, Samuel Alexander,
Charles Dunbar Broad, Roy Sellars, mais aussi Whitehead. Il faudrait également faire une place à
un des interlocuteurs d’Einstein, le physicien britannique Arthur Eddington. Ces penseurs étaient
RÉSUMÉS
La guerre et la captivité, en mettant Raymond Ruyer en relation avec des biologistes, ont donné à
ce philosophe parti du mécanisme et de la théorie de la relativité l’occasion d’accéder au
matériau scientifique dont il avait besoin pour élaborer sa « psycho-biologie ». Mais les thèses les
plus fortes de Néo-finalisme sont le résultat d’une évolution lente entamée dès la fin de sa thèse de
doctorat. Parti de positions nettement actualistes, Ruyer a commencé à soupçonner la nécessité
d’une profondeur virtuelle de la vie au milieu des années 1930, et il a atteint le point de bascule
dans l’épaisseur du sens et de la signification dans les ultimes publications précédant la seconde
guerre mondiale. Il lui est alors apparu qu’il devait admettre, par-delà la sécheresse de la
structuration causale du proche en proche, une doublure psycho-biologique susceptible d’animer
la moindre étendue de matière.
Raymond Ruyer was first interested in mechanism and relativity. War and captivity gave this
philosopher the occasion to meet biologists and to discover the rich material he needed to
develop his “psycho-biology”. Yet the main theses of Neo-finalism are the result of a long
evolution with its origins in Ruyer’s doctoral thesis. First a strong defender of actualist positions,
Ruyer began to consider the necessity of admitting a virtual depth for life in the middle of the
thirties, and he reached the thickness of meaning and signification in the articles he published
just before the Second World War. He then realized he had to admit, beyond the drought of the
causal structuration of the partes extra partes, a psycho-biological lining for the mere extent of
matter.
AUTEUR
FRÉDÉRIC FRUTEAU DE LACLOS
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (France)
Fabrice Colonna
1 Rien n’a tant importé pour des philosophes comme Ruyer et Bachelard que le nouage
de la philosophie et de la science. Derrière ce constat d’évidence, qui dessine
immédiatement leur communauté d’esprit, il faut saisir aussi une indication sur leur
manière de concevoir le travail philosophique. Comment travaillent les philosophes ?
Des penseurs comme Bachelard et Ruyer ne donnent pas du tout à cette question la
même réponse que celle que fournirait un phénoménologue par exemple. Le labeur
philosophique consiste en effet, pour nos deux auteurs, à étudier les publications des
savants. Philosopher, c’est d’abord se mettre à l’école de la science, c’est donc
concrètement lire des traités et des articles scientifiques. Homme du livre, Bachelard
nous invite à prêter attention « à l’être du livre, au bibliomène » [Bachelard 1951, 6] : le
livre de science est en perpétuelle réécriture, il recueille un savoir collectif toujours
amélioré et il ne cesse, au gré de ses rééditions, de cristalliser les efforts de la cité
scientifique. C’est pourquoi « parfois il ne peut être lu sans une très longue
préparation » [Bachelard 1951, 8]. Et l’auteur du Rationalisme appliqué [Bachelard 1949]
d’évoquer la joie de lire, avec la discipline de l’écolier, les nouveaux manuels de
physique :
Ils sont là sur ma table ensoleillée. Septembre mûrit les fruits de mon jardin.
Bientôt octobre, le grand mois ! le mois où toutes les écoles sont jeunes, le mois où
tout recommence pour la pensée studieuse. Et voilà qu’avec un seul bon livre, avec
un livre difficile, je vis dans un octobre permanent ! [Bachelard 1949, 214]
2 Sur la table de Ruyer, les manuels d’embryologie remplacent ceux de physique, science
qu’il étudie plutôt dans les travaux de haute vulgarisation produits par les savants.
Mais la démarche est identique à celle de Bachelard. Il écrit ainsi :
On reconnaît le vrai philosophe à ce qu’il déteste lire les livres de philosophie pure
– ne concluez pas qu’il suffit de détester les livres de philosophie pour être un vrai
philosophe – à ce qu’il préfère se mettre au courant de telle science qu’il ignore, ou
s’initier aux procédés de tel art. [Ruyer 1946, 56]
par « survol » de l’espace et du temps, tandis que les phénomènes de foule, pour
contraignants qu’ils soient, sont des résultantes statistiques, c’est-à-dire relèvent de
moyennes et d’effets globaux, selon la loi des grands nombres. L’objet de la physique
classique est précisément cet ordre de phénomènes. Les individualités vraies supposent
en outre un certain mode de causalité. Comme l’écrit Ruyer dans la première des deux
recensions, « la causalité, dans tous les ordres où il s’agit d’individualités réelles, par
contraste avec les équilibres purement statistiques, apparaît comme l’actualisation
d’une pré-structure, qui ne préexiste pas dans l’espace, mais qui se manifeste, quand
elle est déclenchée ou “appelée”, par un “état”, ou par un “effet” bien défini » [Ruyer
1952a, 90]. Ainsi, lorsqu’on pense à la façon dont un organisme se développe en
fonction des signaux véhiculés par certaines molécules, le développement n’est pas
contenu spatialement dans la molécule ni dans l’embryon, il se déroule comme
l’actualisation d’un type déjà existant à l’état virtuel et qui trouve là l’occasion et les
conditions de sa réalisation. Certes le « virtuel » d’un organisme, qui est sa mémoire
biologique, n’est pas identique aux virtualités à l’œuvre dans le monde atomique. Mais
pour Ruyer, l’opposition, dans ces deux cas, aux phénomènes de causalité aveugle des
amas et des foules, suffit à légitimer le rapprochement entre microphysique et
biologie1. Toute individualité vraie se fait, qu’il s’agisse d’un atome ou d’un organisme,
et dès lors ne relève pas du mode de causalité qu’impliquent les lois de la physique
classique.
10 Ce qui justifie, selon Ruyer, l’attribution de ce genre de causalité actualisante aux
phénomènes microphysiques, c’est, on l’a dit, la typicité des comportements que les
scientifiques observent dans ce domaine. Les interactions entre particules, de même
que les réactions chimiques au niveau moléculaire, sont réglées selon des « virtualités
de structure » [Ruyer 1952a, 90] qu’on ne retrouve pas dans les phénomènes de foule, si
définis qu’ils soient par ailleurs. C’est ainsi en termes de typicité que doivent
s’interpréter les « effets » tels que l’effet photo-électrique. On peut du reste voir une
continuité entre l’interprétation réaliste que Ruyer, contre Bachelard, donnait de ces
effets une vingtaine d’années plus tôt, et ce qu’il en dit ici, puisque dans les deux cas
l’accent est mis sur la préexistence de potentialités dans la nature qui sont actualisées
par déclenchement, ce qui prouve premièrement que l’homme n’en est pas le créateur
en un sens idéaliste malgré l’appareillage technique qu’il met en œuvre, et d’autre part
que le monde microphysique est structuré de telle sorte que la causalité classique, de
bord à bord, se révèle une notion inadéquate.
11 La distinction entre les deux formes de causalité, corrélative à la distinction entre les
deux types d’êtres, explique la mise au point opérée par Ruyer sur le statut des
probabilités. Si la physique quantique utilise les probabilités, cela n’est pas d’abord en
un sens simplement statistique, et Ruyer invite Bachelard à ne pas créer
involontairement de confusion dans l’esprit de son lecteur à ce sujet. Bachelard écrit en
effet :
Un point lumineux est dans l’espace-temps une multiplicité monstrueuse. En effet,
dès qu’un physicien réalise un “point lumineux” il produit dans un petit espace et
dans un petit temps une essentielle pluralité d’événements sans liens et sans
causalité minutieuse. [Bachelard 1951, 67]
12 Puis, passant ensuite à l’atome, il explique qu’« il est bien évident qu’aucune expérience
ne se fait sur l’atome unitaire, que toute expérience se fait sur l’atome quelconque d’un
ensemble d’atomes, que le concept-direct est l’atome-foule » [Bachelard 1951, 70]. Or
Ruyer entend rappeler que l’atome n’est pas statistique dans le même sens que le point
lumineux :
Il est certain que l’atome n’a pas de structure au sens ordinaire du mot, mais il a
potentiellement, dynamiquement, ce que l’on pourrait appeler une pré-structure,
puisque l’on peut calculer, au moyen du principe d’exclusion, sinon sa structure, du
moins le schéma par lequel on peut le représenter dans tel ou tel cas, et puisqu’on
peut finalement calculer la structure, au sens propre cette fois, de la molécule
formée à partir d’atomes. Rien de tel dans une émission lumineuse considérée en
gros. Elle n’a pas tendance à aller vers une structuration de plus en plus précise et
typique. [Ruyer 1952a, 89]
13 Si l’atome n’a pas de structure au sens classique, c’est-à-dire n’est pas pensable sur le
modèle d’un fonctionnement, il a, ou, plus exactement, il est une activité structurante,
et par là même n’est pas étranger à la structure2.
14 Derrière cette discussion technique sur le sens de l’emploi des probabilités et des
moyennes, lesquelles, « d’un côté, ne recouvrent rien d’autre qu’elles-mêmes, de l’autre
[...] signalent non pas l’existence, mais l’action de ce qu’il faut bien appeler des types »
[Ruyer 1952a, 90], se dessine un enjeu décisif : la possibilité de rapprocher les êtres
microphysiques et les êtres organiques. Autrement dit, la possibilité d’une unification
métaphysique du monde, sur la base de la distinction entre les individualités vraies et
les foules ou agrégats. Il s’agit de placer en continuité toutes les individualités sur des
lignes de complexification progressive, de l’atome à l’organisme.
15 La discussion se poursuit dans le même sens dans le second compte rendu que rédige
Ruyer, consacré cette fois au Matérialisme rationnel [Bachelard 1953]. La chimie
quantique, que traite Bachelard dans cet ouvrage, a renouvelé la compréhension des
molécules et des liaisons chimiques. Les « cartes de probabilité de liaisons », qui
indiquent les densités de présence des électrons dans la molécule, permettent en effet
de dépasser la vision purement statique des schémas structuraux, et font de la molécule
« un domaine où s’échangent des énergies, où l’énergie se structure » [Ruyer 1953, 417],
dit Ruyer en résumant le propos de Bachelard. Or de telles descriptions invitent selon
lui à rapprocher intimement les structurations actives des molécules et l’embryogenèse
des comportements et des instincts dans les organismes. Aux deux échelles,
moléculaire et organique, un dynamisme formateur est à l’œuvre impliquant
l’improvisation de liaisons et demeurant irréductible à des fonctionnements
mécaniques. L’analogie est suffisamment profonde et fondée pour appeler, selon Ruyer,
la conclusion suivante, tout à fait assumée dans sa portée métaphysique :
Si l’on rejette l’idée d’un pur fonctionnement – ce que fait explicitement Bachelard
– alors, par le fait même, on ne peut pas ne pas adopter quelque chose du vitalisme
ou de l’animisme. La science, en précisant en quoi la notion de fonctionnement est
insuffisante, se trouve préciser, par là même, la nature de la conscience ou de la vie,
que les théories anciennes évoquaient comme une force magique, et sans savoir ce
qu’elles nommaient ainsi. [Ruyer 1953, 420-421]
16 Les comportements décrits par la chimie quantique impliquent un champ de
conscience, non pas certes une conscience seconde réflexive au sens humain, mais ce
que Ruyer appelle habituellement un « domaine de survol », actualisant un thème ou
une essence transversaux à l’espace et au temps. Ruyer invoque explicitement un
« panpsychisme » [Ruyer 1953, 420]. Selon lui, Bachelard s’est approché d’une telle
conception lorsqu’il a parlé dans son livre de « l’aspect physiologique » de la molécule,
par opposition à son simple « aspect anatomique » [Bachelard 1953, 181]. Mais il n’en a
pas tiré les conséquences théoriques qui s’imposaient d’après Ruyer.
17 Cela tient sans doute à la façon différente dont les deux penseurs conçoivent le rôle et
le statut de la philosophie. Dès le début de son premier compte rendu, une
insatisfaction se fait jour chez Ruyer. Parlant de Bachelard, il écrit :
[...] il est inquiétant qu’il puisse se montrer aussi sévère pour Bergson, pourtant
bien au courant de la science de son époque, et même pour Meyerson, spécialiste de
philosophie scientifique, que pour Sartre. [Ruyer 1952a, 83]
18 Si bien des philosophes ont le tort de ne pas tenir compte du savoir scientifique –
indifférence sans doute exemplairement illustrée par l’existentialisme, qui prétend
parler de l’homme sans utiliser les ressources de la paléontologie, de l’embryologie, de
l’éthologie comparée, de l’anthropologie – il importe cependant de ne pas amalgamer
tous les penseurs et de faire un sort spécial à ceux qui ont su établir un dialogue avec
les sciences, même si celui-ci est à réécrire aujourd’hui. Lorsque Bachelard dit « les
philosophes », c’est toujours pour porter un jugement négatif à leur sujet. Or cette
absence de nuances ne convient pas à Ruyer. Il écrit ainsi, à propos du Matérialisme
rationnel :
On voit que, si le dernier ouvrage de G. Bachelard avait été écrit lui-même en forme
de dialogue entre un savant et un philosophe, le philosophe aurait dû s’appeler
Stultus ou tout au moins Simplicissimus. Au point que l’on a un peu envie de
défendre le pauvre Stultus. Bachelard oppose, à une science prise à ses moments de
plus haute subtilité, des philosophies parfois encore plus simplistes que nature.
[Ruyer 1953, 417]
19 S’agissant du vitalisme, que défend Ruyer, il convient de distinguer les vagues
invocations du « fond de vie » de la matière, déconsidérées à juste titre, et les
conceptions beaucoup plus précises qu’on peut se faire aujourd’hui du mode d’être des
individualités auto-formatrices. Comme le rappelle ailleurs Ruyer, le vitalisme est l’une
des inspirations majeures de la philosophie :
Le groupe de doctrines auxquelles peuvent s’appliquer, en les prenant au sens
vague, les termes de vitalisme, panpsychisme, philosophie de la vie, téléologie,
philosophie de l’organisme, etc., représente probablement la lignée doctrinale la
plus ancienne et le courant principal de la philosophie. [Ruyer 1959, 103]
20 Le geste théorique de Ruyer consiste à considérer que les avancées de la science
contemporaine, si bien décrites par Bachelard, loin de rendre obsolète ce courant de
pensée, invitent au contraire à le renouveler, en le dotant de la précision conceptuelle
qui lui a généralement manqué.
21 Aussi ne faut-il pas rejeter en bloc tous les philosophes ni mépriser ceux parmi les
« panpsychistes » ou « vitalistes » qui ont fait un effort pour intégrer une information
scientifique solide, quand ils n’ont pas contribué eux-mêmes aux progrès de la science.
Ruyer a cité déjà le nom de Bergson, et il faut y ajouter en particulier ceux de Leibniz et
de Whitehead. On ne dira certes pas que de tels métaphysiciens, qu’on peut qualifier de
« panpsychistes » ou de « vitalistes », quelle que soit par ailleurs la relative
inadéquation de tels vocables, furent indignes de la science de leur temps. En faisant
systématiquement du philosophe un naïf au regard des subtilités de la science
contemporaine, Bachelard occulte une figure possible du philosophe : celui qui, informé
des sciences, ne s’en tient pourtant pas à une stricte épistémologie, et leur donne un
prolongement métaphysique. Comme l’écrit Ruyer, « aucun philosophe authentique n’a
jamais fait une simple “philosophie scientifique”, ou une simple “philosophie de la
science” » [Ruyer 1963, 276]. On peut lire dans cette déclaration un désaveu de la
restriction que s’est imposée Bachelard, qui porte donc non sur ce qu’il a écrit, mais sur
ce qu’il s’est empêché d’écrire. Il est vrai que Bachelard avait affirmé, dans « Noumène
et microphysique », qu’il convenait de « fonder une métamicrophysique qui n’accepterait
pas sans preuve l’état analytique où se présentent les catégories de la métaphysique
traditionnelle » [Bachelard 1970, 19]. Et dans le Rationalisme appliqué, il parle
d’« atteindre à une métaphysique d’accompagnement pour la pensée scientifique »
[Bachelard 1949, 47]. Mais le statut exact de ces formules semble surtout renvoyer à un
anti-positivisme et exigerait une explicitation que Bachelard n’a pas donnée – lui qui
employait également les termes d’ontologie et de métaphysique dans sa réflexion sur
l’imaginaire.
22 Au total, donc, Bachelard ne se sera pas autorisé l’unification des lignées
d’individualités qui est selon Ruyer inévitable au regard des résultats de la physique
contemporaine. Mais il ne s’agit pas simplement de rétablir les droits d’une manière de
traiter philosophiquement les sciences qui aurait été injustement confondue avec la
posture naïve trop souvent répandue chez les philosophes. En effet, si Bachelard avait
cherché cette unification de l’image du monde sur la base des sciences, cela aurait eu
des conséquences également sur le statut attribué à l’imaginaire dans sa pensée. Non
seulement, par l’élaboration d’une métaphysique des individualités vraies, un pont
aurait été jeté entre la physique et la biologie contemporaines, qui « tendent nettement
à devenir psychobiologie et psychophysique » [Ruyer 1959, 121], mais en outre, grâce à
cette même métaphysique, l’activité imaginante n’aurait plus représenté une
occupation seconde et séparée. À la première unification de l’image du monde – celle de
toutes les formes vraies selon des lignées continues –, aurait fait suite, du moins à titre
d’ébauche, une seconde unification – celle du concept scientifique et de l’image
poétique. Car la métaphysique, si elle est rationnelle et conceptuelle, ne relève pas de la
rationalité de type scientifique. Elle recherche en réalité une interprétation du monde
qui, bien qu’inspirée et contrôlée par les sciences, dépasse la méthode scientifique en
s’ouvrant à la dimension du sens. Si elle n’est certes pas un travail de pure imagination
ni de poésie, elle est, du fait de son statut intermédiaire entre science et religion, ou
entre science et poésie, en continuité virtuelle avec l’imaginaire. Ruyer affirme ainsi
que pour le métaphysicien, « le monde est magique » [Ruyer 1946, 61].
23 Dans ces conditions, on voit se dessiner la perspective d’une réunification de l’œuvre de
Bachelard elle-même. Car Ruyer perçoit Bachelard comme un esprit dédoublé, et
n’échappant pas à « un certain malaise », ainsi qu’il le dit dans un important article
[Ruyer 1967, 80]. Il fait écho sur ce point à une étude de Clémence Ramnoux consacrée à
Bachelard, dans laquelle celle-ci écrivait notamment :
Oui, il a bien travaillé sur deux lignes, avec la conscience de sauter de l’une à
l’autre, et le malaise de laisser des lacunes dans le tissu de son œuvre. Plusieurs
textes prouveraient qu’il se savait vivre comme un être double, et selon deux modes
de la temporalité : savoir intime qu’il a projeté maladroitement, je crois, dans le
mythe jungien de l’animus et de l’anima. [Ramnoux 1965, 31]
24 Et elle ajoutait plus loin qu’il avait été « être d’imagination, être de raison, en
contradiction renouvelée avec soi-même, et portant dans une activité la nostalgie de
l’autre » [Ramnoux 1965, 39]. On sait que Bachelard ne souhaitait pas surmonter cette
contradiction. Il refusa explicitement de développer le thème classique de la « poésie
des mathématiques » et il reprocha vertement aux physiciens traitant de la physique
nucléaire de faire allusion à la transmutation et d’écrire que la physique nucléaire
réalisait « le vieux rêve des alchimistes » [Bachelard 1972, 67]. Ruyer, mêlant la
prudence et l’audace, entend précisément revenir sur ces questions, et trouver une
façon d’articuler la science et la poésie. Qu’attendre de la science ? Ruyer dit qu’il faut
« une science qui, tout en s’appliquant à ce monde et non à un au-delà religieux,
“révèle” le monde », autrement dit une science qui « soit une lecture du monde, au sens
le plus fort du mot « “lecture”, intéressante, “passionnante”... » [Ruyer 1967, 70]. La
science ne doit pas seulement permettre de constater le dynamisme et l’extrême
subtilité de la raison, elle doit aussi favoriser une intensification du sens du monde,
autrement dit une « lecture du monde ». Bien que Ruyer ne l’affirme pas explicitement,
il semble que le métaphysicien, tel qu’il le conçoit du moins, soit le mieux placé pour
proposer une telle lecture du monde. Mais la frontière est mouvante entre le poète
animé de profondes intuitions métaphysiques et le métaphysicien qui donne toute leur
expressivité à ses concepts, avec il est vrai le risque que parfois l’exercice soit mal
perçu, comme l’a montré l’épisode de la Gnose de Princeton. Et si Bachelard avait pu lire
La Gnose de Princeton, il y aurait sans doute trouvé une confirmation de la nécessité de
ne pas pratiquer le mélange des deux activités qu’il a toujours sévèrement distinguées.
25 Les autres ouvrages de Ruyer, assurément, sont moins ambigus. Il n’en reste pas moins
que l’écueil évident d’une telle entreprise est d’aboutir à des lectures inacceptables.
Quel critère distinguera les lectures légitimes et les lectures illégitimes ou délirantes ?
Qu’est-ce qui fait qu’il est inacceptable de voir Jupiter derrière un éclair qui déchire le
ciel, tandis qu’est recevable l’idée que les entités microphysiques et les organismes
possèdent un mode d’être analogue ? Reprenant la distinction entre les individualités
vraies et les phénomènes de foule, que Bachelard n’avait pas suffisamment prise en
compte, Ruyer indique que « les erreurs et risques d’erreurs de lecture, naissent
toujours de la même source qui est, non pas l’imagination gratuite d’un sens, mais
l’extension abusive, le débordement d’un domaine authentique de sens sur ce qui n’est
que collectivité sans unité, sans unité ni organisation domaniale, qu’une collectivité en
poussées bord à bord, en transmission de proche en proche, “sérielle”, ou en équilibre
par totalisation non survolante » [Ruyer 1967, 79]. Les éléments, comme l’eau ou la
terre, – ceux sur lesquels Bachelard médite dans son analyse de l’imaginaire – sont
précisément des êtres de type « foule » ou « collectif », et non des individualités auto-
formatrices. S’agira-t-il de mettre un petit dieu derrière la molécule sous prétexte de
son activité structurante ? Certes non, car ce serait là procéder par personnification
injustifiée. Mais il n’est pas déraisonnable de voir dans la molécule ou l’organisme un
champ unitaire, se possédant lui-même et improvisant ses liaisons, selon les termes
d’une néo-monadologie. Et il faut ajouter que bien des réalités du monde sont d’ordre
mixte, ouvrant ainsi la possibilité de lectures renouvelées. C’est donc dans la
métaphysique que peuvent converger, du moins de façon idéale, la ligne du concept et
la ligne de l’image. Pour Ruyer, il est permis d’entrevoir « certains raccords possibles
entre les rêveries riches d’intuition, et les découvertes scientifiques » [Ruyer 1967, 80].
26 Ruyer ne méconnaît absolument pas le caractère mythique des « intensifications » de
ce genre. Il en affirme cependant la nécessité et la valeur. La raison ne peut se passer
d’un mythe minimum, et c’est la tâche de la philosophie que de le formuler. Le besoin
de reconnaître des expressivités dans le monde et l’Univers n’est pas secondaire.
L’imagination est une « fonction vitale », au point qu’« il faudrait, comme Bachelard et
P. M. Schuhl s’efforcent de le faire, pouvoir transfigurer le mot » [Ruyer 1960b, 160,
n. 2]. L’imaginaire est pleinement valorisé chez Ruyer, mais il n’est plus en rupture
absolue, comme chez Bachelard, avec l’étude de la science. D’où à la fois une très
grande proximité des deux philosophes dans leur exploration de la rêverie poétisante,
et une divergence in fine sur la possible continuité de cette activité avec les
considérations scientifiques.
27 Il y aurait une étude minutieuse à faire sur ce qui rapproche Ruyer de Bachelard dans
son livre L’Art d’être toujours content – au titre inspiré par l’écrivain allemand Jean Paul.
La vie heureuse exige de retrouver un équivalent psychique de la sécurité et de
l’intimité de la formation embryonnaire. La rêverie éveillée en est le moyen, et Ruyer,
comme Bachelard avant lui, consacre de nombreuses pages à une poétique de l’espace
qui valorise la maison et le bonheur de l’intime [Ruyer 1978, chap. 12, « Intimité et
paradis psychique »]. Point de rapport à la science ici, il est vrai, et Ruyer semble
entièrement du côté « nocturne » de Bachelard, qui accueillerait sans doute bien plus
volontiers de telles méditations. On est descendu d’un étage, du métaphysique au
psychique. Ruyer invite effectivement à cultiver ce qu’il appelle l’irisation psychique :
Les êtres et les objets peuvent être « ourlés » de tous les sens possibles : ils sont
beaux, vivants, savoureux, poétiques, sacrés, comestibles, fortifiants, bienveillants,
consolants. [Ruyer 1978, 47]
28 Cependant si l’irisation est « sentimentale », elle peut aussi prendre un tour plus
spéculatif. Elle rejoint alors les motifs de la lecture du monde et du rapprochement des
êtres sur les lignes d’individualité. Car rendre ainsi magique le monde, par irisation,
« c’est en faire une apparition de l’éternel, ici, maintenant » [Ruyer 1978, 53]. Ce
dernier thème est ancien chez Ruyer, puisqu’il décrivait déjà ainsi le philosophe en
1941 :
Il marche dans un monde enchanté. En tout être, il sent affleurer ce qui lui donne sa
profondeur. N’importe quelle plante ou animal lui paraît, non pas un objet banalisé
par l’habitude, platement borné à son apparence, mais l’incarnation d’une idée et le
produit d’un effort continu qui le rattache sans coupure à la source de toute chose.
[Ruyer 1946, 61]
29 Le sens, alors, peut être trouvé également dans les êtres de la microphysique et dans les
organismes, et c’est ici que Ruyer se sépare de nouveau de Bachelard. Il est vrai que le
hiatus entre la situation de l’homme dans le monde et le niveau où s’observent de tels
phénomènes peut rendre difficile la perception de l’unité. Ruyer affirme de fait :
Le monde physique peut être considéré comme composé de myriades de micro-
organismes, car même les molécules et les atomes sont des micro-organismes. Mais,
comme tel, et dans la mesure où ces micro-organismes ne sont pas coordonnés en
organismes de plus grande taille, il est le règne des hasards, et des interférences
mécaniques, et il est donc dangereux pour ces grands organismes. [Ruyer 1978, 277]
30 L’être humain sent que le monde à son échelle, qui est celui des amas de matière, est
immense et hostile, et c’est alors que l’imaginaire se détourne de ce que nous
apprennent les sciences. Cependant ce sentiment normal n’a pas entièrement le dernier
mot chez Ruyer, qui fait prédominer le sentiment de notre parenté avec le cosmos :
nous sommes le bout de lignées d’individuation qui remontent de façon continue non
seulement aux premiers êtres vivants, mais aux origines de l’Univers lui-même et à ses
premiers domaines de survol [Ruyer 1964, chap. XXII, « L’homme et le cosmos »].
31 Bachelard se sera interdit de faire une « lecture » du monde tel qu’il se présente à
travers les avancées de la science, lecture qui eût non pas remplacé, mais complété son
travail épistémologique, et, réconciliant le philosophe avec lui-même, eût réunifié deux
fois l’image du monde. Aux yeux de Ruyer, les merveilleuses découvertes de la science
contemporaine ne sont pas seulement instructives pour la raison explicative, elles sont
aussi, si l’on sait en faire la métaphysique, parlantes pour la raison interprétative qui
est inséparable d’une « imagination animante » [Ruyer 1970, 400].
BIBLIOGRAPHIE
BACHELARD, Gaston [1949], Le Rationalisme appliqué, Quadrige, Paris : PUF, 1998.
RAMNOUX, Clémence [1965], Avec Gaston Bachelard vers une phénoménologie de l’Imaginaire,
Revue de Métaphysique et de Morale, 70(1), 27–42.
RUYER, Raymond [1934-1935], Sur quelques arguments nouveaux contre le réalisme, Recherches
philosophiques, IV, 30–50.
RUYER, Raymond [1946], L’esprit philosophique, dans Orientation. Recueil de conférences faites au
Centre universitaire de l’Oflag XVII A, Paris : Éditions de Champagne, 55–61.
RUYER, Raymond [1952c], Néo-finalisme, Métaphysiques, Paris : PUF, 2 éd., Préface de F. Colonna,
2012.
RUYER, Raymond [1960a], Réponse à la note de M. J.-Claude Piguet, Dialectica, 14(1), 32–36.
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autobiographie de la philosophie française contemporaine, édité par G. Deledalle & D. Huisman, Paris :
Centre de Documentation Universitaire, 262–276.
RUYER, Raymond [1966], Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme, Paris : Albin Michel.
RUYER, Raymond [1967], Lectures du monde abusives, et lectures légitimes, Cahiers internationaux
de symbolisme, 13, 69–83.
RUYER, Raymond [1970], Finalité, Encyclopædia Universalis, VII, 399–403, rééd. vol. IX, 2002.
NOTES
1. Ruyer est revenu à maintes reprises sur la continuité entre entités microphysiques et
organismes, pièce essentielle de son système philosophique. On se reportera notamment à
[Ruyer1952c, chap. XV] et [Ruyer 2013, Deuxième partie].
2. Ruyer écrit ailleurs au sujet de l’atome : « Il ne peut se définir que par des actions, sa forme est
formation active, comportement temporalisé et dynamique. Il ne peut y avoir pour lui arrêt de
fonctionnement, puis remise en marche, pour la raison qu’un atome n’est pas une structure
fonctionnante, mais une action structurante» [Ruyer1966, 173].
RÉSUMÉS
Ruyer et Bachelard ont en commun de concevoir le travail de la philosophie comme
essentiellement lié à la science. Toutefois, alors que Bachelard s’en tient à des positions
épistémologiques, Ruyer entend tirer des conclusions métaphysiques des résultats de la physique
contemporaine. Il expose ses vues à l’occasion de deux comptes rendus qu’il fait des écrits de
Bachelard. Selon Ruyer, les activités structurantes originales qui caractérisent les atomes et les
molécules autorisent à les comparer aux êtres biologiques des étages supérieurs et à défendre
une vision panpsychiste du réel. L’imagination métaphysique peut alors proposer ce que Ruyer
appelle une « lecture du monde » qui en donne une vision unifiée et intensifiée. Les deux
directions opposées de l’œuvre de Bachelard, le concept et l’image, ont ainsi la possibilité d’être
réconciliées.
What Ruyer and Bachelard have in common is that they both see the work of philosophy as
essentially associated with science. However, while Bachelard does not go beyond
epistemological reflections, Ruyer seeks to draw metaphysical conclusions from the findings of
contemporary physics. He sets forth his views in two reports on Bachelard’s writings. According
to Ruyer, the original structuring activities which characterise atoms and molecules enable us to
compare them to the superior biological beings and argue for a panpsychist view of reality. The
metaphysical imagination is thus able to propose what Ruyer calls a “reading of the world” which
provides a unified and intensified vision of that world. The two opposing tendencies of
Bachelard’s work, the concept and the image, could thus be reconciled.
AUTEUR
FABRICE COLONNA
Nanterre, Académie de Versailles (France)
Enjeux métaphysiques de la
morphogenèse : l’embryologie de
Ruyer et la biologie du
développement
The Metaphysical Challenge of Morphogenesis: Ruyer’s Embryology and Modern
Developmental Biology
Bertrand Vaillant
L’auteur tient à remercier MM. Renaud Barbaras, Fabrice Colonna et Raphaël Künstler pour leur
aide et leurs conseils.
1 Introduction
1 Le monisme de Ruyer poursuit une visée paradoxale : il cherche à la fois à retourner le
matérialisme en un panpsychisme, et à montrer que celui-ci rend mieux compte des
résultats de la science physique et biologique que le matérialisme lui-même – pourtant
adopté par l’immense majorité des scientifiques. Pour lui, ce n’est qu’au prix de
beaucoup d’aveuglement et de mauvaise foi que l’on peut donner des découvertes
scientifiques du XXe siècle une interprétation matérialiste stricte, c’est-à-dire
mécaniste. Comprendre le véritable sens de la mécanique quantique ou de
l’embryologie expérimentale nécessite selon lui d’accorder le primat ontologique à la
conscience, conçue comme individualité vraie, la matière et les phénomènes physiques
n’étant que des « phénomènes de foule » concernant les agrégats de ces individualités.
Ruyer traque donc avec acuité toutes les manifestations de cette mauvaise foi pour en
montrer le caractère à la fois dogmatique et inconsistant. Cette démarche a le mérite de
s’intéresser dans le détail aux faits complexes dévoilés par les sciences de son époque,
mais court par là même le risque d’être irrémédiablement datée, abandonnée à mesure
que la science progresse. Les interprétations vitalistes et finalistes de la vie se sont de
tout temps nourries des zones d’ombre de la biologie, avant d’être réfutées une fois
celles-ci comblées – et de renaître sous une autre forme à la faveur de nouvelles lacunes
théoriques. Qu’en est-il du panpsychisme de Ruyer ? N’est-il pas lui aussi
essentiellement dépendant des lacunes de la science de son époque ? C’est la question à
laquelle nous voudrions apporter quelques éléments de réponse, en nous intéressant
plus particulièrement à son analyse du développement embryonnaire ou
morphogenèse. Sa philosophie de la vie peut-elle s’accommoder des découvertes les
plus récentes de la biologie du développement, relais contemporain de l’ancienne
embryologie, et de l’apparition de l’evo-devo, la biologie évolutive du développement
qu’il appelait pourtant de ses vœux ?
2 Le but de notre étude sera de mettre en évidence certaines évolutions cruciales de la
biologie du développement des dernières décennies et d’examiner leur impact sur la
philosophie de la vie de Ruyer, afin de mieux cerner la place qui peut être la sienne
dans les tentatives très contemporaines, de la part de biologistes comme de
philosophes, pour produire une théorie générale du développement. Nous chercherons
d’abord à montrer que les évolutions récentes de la biologie du développement ont
donné raison à Ruyer dans sa critique du mécanisme et du préformationnisme
génétique. Nous examinerons ensuite la place que peut occuper la solution ruyérienne
dans le débat entourant encore, en biologie, la notion de champ morphogénétique, qui
évoque avec force le concept ruyérien de domaine absolu de survol. Ceci nous amènera
dans un troisième temps à comparer les conceptions ruyérienne et biologique des
causalités ascendante et descendante et de leur articulation au sein de la
morphogenèse. Cela nous permettra d’envisager en conclusion le statut de la tentative
métaphysique de Ruyer vis-à-vis de la science et l’intérêt pour la biologie
contemporaine elle-même d’un tel effort.
verrons bientôt, une forme absolue, ou un domaine absolu qui se survole lui-même.
[Ruyer 1952, 88]
4 Les capacités d’invention et d’adaptation de l’embryon, sa capacité à tendre vers la
réalisation du thème spécifique de son espèce et son développement simultané à des
échelles et dans des directions multiples sont pour lui inexplicables par le matérialisme
mécaniste. Celui-ci ne connaît que la causalité « de proche en proche », par choc et
poussée, et celle-ci paraît bien incapable de produire un tel développement depuis
l’abandon du préformationnisme classique à la fin du XIXe siècle. L’organisme adulte
n’est pas préformé en miniature dans l’œuf, le développement embryonnaire n’est pas
seulement croissance mais bien morphogenèse, apparition d’une forme nouvelle. Pour
Ruyer, l’épigenèse n’a de sens que si l’embryon, non pas a une conscience, mais est une
conscience, au sens de ce qu’il appelle la conscience primaire, c’est-à-dire une unité qui
se possède elle-même [Ruyer 2013, 37-38] : c’est parce que l’embryon est une telle
conscience qu’il peut se réaliser en suivant un thème trans-spatial, celui de son espèce,
qu’il est capable de se développer dans toutes les dimensions de l’espace et du temps,
de maintenir des équilibres et des proportions tout en changeant de taille et de volume,
de restaurer dans une certaine mesure le schéma global de l’organisme lorsqu’il est
abîmé, etc. Thématisme, dé-localisation, mémoire, signalisation et non causalité,
harmonisation et régulation, finalité : voilà ce que l’on découvre dans la morphogenèse
« si l’on écarte l’idéologie scientiste indûment ajoutée à la méthode expérimentale de la
science » [Ruyer 2013, 42 sq.]. Ces étonnantes capacités que Ruyer attribue à l’embryon
nous permettent de percevoir en négatif les caractères principaux du matérialisme
qu’il combat.
Un certain matérialisme
[Ruyer 2013, 85-89], [Ruyer 1958, 44-45], [Ruyer 1952, 211-223]. Il revendique
explicitement une défense de l’épigenèse :
Le développement est épigénétique : les formes apparaissent progressivement
jusqu’à la mosaïque finale qui est toujours seconde relativement à l’ébauche encore
indifférenciée. [Ruyer 2013, 43]
7 La thèse métaphysique du panpsychisme s’appuie sur un constat biologique, celui de
l’épigenèse, qui nécessite d’être expliquée par l’action de la conscience primaire.
L’examen de la philosophie de la vie de Ruyer suppose donc de s’intéresser ici à deux
problèmes : la valeur d’un tel « constat » épigénétique en biologie et celle d’une
interprétation panpsychiste de ce constat en philosophie. Le conflit entre le
néofinalisme de Ruyer et le géno-centrisme de la biologie du milieu du XXe siècle
apparaît donc comme l’un des derniers et peut-être des plus intéressants avatars du
débat entre épigenèse et préformation. Ce débat est de plus comme le point de contact
empirique et scientifique d’un conflit philosophique bien plus large entre
panpsychisme et mécanisme. Se posent alors deux questions : 1) Les évolutions récentes
de la biologie du développement laissent-elles encore place à un tel débat ? 2) Le cas
échéant, permettent-elles de donner davantage raison à Ruyer ou à ses adversaires ?
8 Lawrence & Levine mettent en garde les biologistes contre la tendance qui conduit
rapidement, dans les questions touchant à l’embryogenèse, de la science véritable aux
« marécages métaphysiques » dans lesquels s’embourbent biologistes et philosophes
[Lawrence & Levine 2006]. Ils citent ainsi quatre débats classiques : préformation contre
épigenèse, vitalisme contre mécanisme, cellules préprogrammées ou totipotentes,
embryon mosaïque ou à régulation. Pour eux, ces débats trouvent leur source dans
l’histoire des sciences du vivant et non dans la nature de leur objet : ils proviennent de
la division de l’étude du développement, au début du XXe siècle, entre des
embryologistes expérimentaux de la vieille école ignorant le rôle des gènes, et des
généticiens rigoureux – mais peut-être plus soucieux de statistiques que de la réalité
expérimentale. Depuis, affirment-ils :
Une révolution a eu lieu, provoquée par la génétique et la biologie moléculaire, et il
est temps d’enterrer certaines des vieilles disputes. [Lawrence Levine 2006, 236,
nous traduisons]
9 Et de montrer, exemples nombreux à l’appui, que la distinction entre embryon
mosaïque et embryon à régulation a perdu toute raison d’être. Les embryons dits
« mosaïques » sont ceux dont chaque territoire donné correspond à une partie
déterminée de l’organisme entier. L’ablation d’une partie de l’embryon dans les
premiers stades du développement produira un organisme incomplet, la partie
manquante étant toujours la même pour les mêmes cellules ôtées. L’embryon à
régulation est un embryon dont les territoires ne sont pas déterminés à donner telle ou
telle partie de l’organisme et qui est capable (dans une certaine mesure) de restaurer le
développement normal en cas d’interférences, comme l’ablation d’une partie de
l’embryon ou une greffe d’une partie d’un autre embryon.
10 Les embryons à régulation, longtemps considérés comme caractéristiques notamment
des vertébrés, correspondent aux descriptions d’embryons que fait régulièrement
Ruyer : ils paraissent s’efforcer de restaurer une norme comme s’ils savaient ce qu’ils
avaient à faire. Les embryons mosaïques apportent quant à eux de l’eau au moulin de
11 Si les thèses métaphysiques de Ruyer peuvent choquer bien des scientifiques, force est
de constater que la biologie contemporaine lui a plutôt donné raison quant à sa critique
de certaines attitudes dogmatiques courantes chez les biologistes du milieu du
XXe siècle (mécanisme, géno-centrisme, sélectionnisme et autres réductionnismes
excessifs), critiques qui sont aujourd’hui formulées par nombre de biologistes. Il est
peut-être utile de distinguer ici deux catégories d’énoncés chez Ruyer, quand bien
même ces catégories seraient parfois inextricablement mêlées dans son œuvre : A) les
énoncés descriptifs portant sur la science, et B) les énoncés proprement
philosophiques. La première catégorie concerne a) les énoncés décrivant un fait
scientifique et a’) les tentatives pour mettre au jour et critiquer une philosophie
implicite des communautés scientifiques qui fausse l’interprétation de ces faits. La
seconde concerne b) les thèses philosophiques qui donnent aux faits leur véritable sens
et b’) les critiques de thèses explicitement philosophiques. Seuls les énoncés de la
première catégorie peuvent être considérés comme directement confirmés ou infirmés
par des évolutions scientifiques, ceux de la seconde sortant du champ de la biologie et
de la science. Mais de telles évolutions peuvent les fragiliser très fortement en les
rendant inutiles ou redondants du point de vue de l’explication.
12 De fait, si la biologie du développement contemporaine reste très largement
matérialiste, elle est de moins en moins mécaniste au sens ruyérien. Le
préformationnisme géno-centrique est rendu toujours plus difficile à soutenir par les
découvertes de l’épigénétique moderne. En mettant en évidence des facteurs clefs du
développement qui ne sont pas hérités génétiquement, elle donne raison à la critique
ruyérienne du « tout génétique », fût-elle parfois excessive. Le rôle causal majeur des
gènes dans le développement ne peut plus être nié, mais les découvertes les plus
récentes ne permettent plus de penser que l’information contenue dans les gènes est
suffisante à la formation d’un organisme complet [Noble 2006], [Gilbert & Bard 2014],
[Minelli & Pradeu 2014]. On peut citer Gilbert & Bard :
15 L’un des principaux défis que doit relever la biologie du développement est d’expliquer
comment le développement peut se produire selon des patterns spécifiques, qui
supposent que chaque cellule se comporte conformément à sa position dans l’embryon,
comme si elle « savait » où elle était. Ce « savoir » est ce que le biologiste Lewis Wolpert
a nommé « l’information positionnelle » [Wolpert 1969]. La question très ruyérienne de
la localisation spatiale de l’information (ou mémoire) nécessaire au développement et de
l’ubiquité apparente de l’embryon [Ruyer 2013, 44-48] se pose alors en biologie. Vecchi
et Hernandez, discutant Wolpert, formulent ainsi les questions qui se posent au
biologiste :
L’information additionnelle [i.e., non génétique] est-elle contenue dans le
cytoplasme, dans l’environnement interne de l’embryon qui se développe, ou dans
son environnement externe ? Est-elle d’abord localisée en un endroit ou dispersée ?
[Vecchi & Hernandez 2014, 81, nous traduisons]
16 Si le problème de la localisation de l’information se pose, la solution ruyérienne d’une
mémoire délocalisée, trans-spatiale, ne peut évidemment être envisagée comme valable
sur un plan strictement scientifique, la biologie devant rester réductionniste et
matérialiste au moins pour des raisons méthodologiques. Le biologiste cherchera
naturellement « où » se trouve cette information et par quels moyens physiques
localisés elle se transmet. Mais il est intéressant de constater que ces problèmes,
soulevés avec insistance par Ruyer, ont peu à peu été reconnus comme centraux pour
Le champ morphogénétique
comme programme de recherche, ainsi que des questions métaphysiques qui y sont
liées. Ces questions, Ruyer a su les identifier et les poser très tôt avec acuité et son
panpsychisme entend y apporter une réponse philosophique, notamment à partir de la
notion de conscience primaire.
jour des processus physiques par lesquels se produit le développement dans ses
dimensions les plus problématiques, ce qui semble donner raison, sinon au mécanisme,
du moins à un matérialisme corrigé. Nous voudrions donc dans un dernier temps
esquisser une possible réponse ruyérienne à ces découvertes toujours plus nombreuses
et précises, qui battent en brèche l’image de l’œuf purement indéterminé et d’une
détermination sans aucune cause physique. Pour y répondre, il faut faire appel à la
notion, commune à Ruyer et à certains biologistes contemporains, de « causalité
descendante », et montrer comment elle s’articule à une causalité « ascendante ».
4 L’enchevêtrement causal
Un orchestre sans chef
Ce qui compte dans la genèse des formes – les « rubans mnémiques » restant
identiques dans toutes les cellules –, c’est l’activation ou l’inhibition, ou le
masquage, des parties utiles ou inutiles, à tel moment et à telle place. Ce qui
suggère fortement un x « joueur », se servant du clavier moléculaire des noyaux ou
du protoplasme, pour réaliser des formes macroscopiques ou surmoléculaires [...].
[Ruyer 2013, 87]
25 Dans ce passage de L’Embryogenèse du monde et le Dieu silencieux [Ruyer 2013], Ruyer
s’appuie comme souvent sur le paradoxe de la différenciation cellulaire pour contrer
une explication mécaniste géno-centrique. Puisque toutes les cellules ont le même
patrimoine génétique, les gènes ne peuvent seuls expliquer comment chaque cellule se
différencie selon sa place, et semble savoir quels tronçons de l’ADN contiennent
l’information qui la concerne. Il faut donc postuler un autre type de causalité que celui
qui va de l’information génétique à la structure de l’organisme. Or, on retrouve le
même type d’argument en biologie, notamment chez Denis Noble, pionnier de la
biologie des systèmes, qui utilise une métaphore très semblable à celle de Ruyer [Noble
2006] : celui-ci parlait d’un « joueur » utilisant le génome comme un « clavier », celui-là
compare le génome à un orgue, et se demande :
Qui joue de l’orgue aux trente mille tuyaux ? Y a-t-il un organiste ? Et qui peut bien
occuper cette fonction ? [Noble 2006, 42, nous traduisons]
26 Pour Noble comme pour Ruyer, il faut postuler une forme de causalité descendante, par
laquelle l’organisme en formation agit en retour sur la lecture du génome. En
biologiste, Noble ne voit dans cette « causalité descendante » qu’un réseau de
rétroactions, qui justifie un rejet radical du tout-génétique mais n’appelle aucune
« conscience primaire » ruyérienne. Notons cependant qu’en filant la métaphore, Noble
est étonnamment proche de Ruyer et de sa conception du « survol » :
L’organiste travaille selon une perspective bien différente de celle de chacun des
tuyaux de son orgue. Bien que physiquement, dans un orgue réel, les tuyaux soient
au-dessus du concertiste, métaphoriquement parlant celui-ci surplombe le clavier
et les pédales, voyant ainsi les formes et les motifs musicaux qu’il impose à
l’instrument. [Noble 2006, 42, nous traduisons]
27 Noble fait ici œuvre de pédagogie et ne prend pas au pied de la lettre sa métaphore,
probablement parce qu’il reste pris dans le caractère spatial, la « position de
surplomb » de cet organiste : c’est précisément ce que Ruyer entend dépasser en
attribuant la causalité descendante à une conscience « auto-survolée », qui se survole
sans surplomb. Une telle conscience n’est pas « au-dessus » d’un corps qu’elle unifierait
de l’extérieur. Elle est la forme vraie du corps, sa réalité subjective, car le corps n’est un
pur objet que pour l’observateur extérieur qu’est nécessairement le scientifique. Noble
renvoie lui-même à Coen :
Les organismes ne sont pas simplement élaborés selon un ensemble d’instructions.
Il n’y a pas de façon simple de séparer les instructions du processus qui les exécute,
ni de distinguer le plan de son exécution. [Coen 1999], cité par [Noble 2006, 41, nous
traduisons]
28 Ce qui apparaît à la biologie expérimentale comme un ensemble inextricable de
mécanismes se répondant les uns aux autres apparaît à Ruyer comme devant être le
fruit d’une « forme vraie », d’une unité fondamentale qui seule peut expliquer l’unité si
bien coordonnée du développement. Ce qu’il doit dès lors penser, c’est la façon dont
cette forme-conscience agit, la façon dont elle cause le développement : c’est l’objet de
ses réflexions sur la causalité descendante.
La causalité descendante
lit de temps à autre une séquence spécifique [Noble 2006, 6]. Ruyer emploie lui-même
l’image du disque en ce sens.
Étrange merveille, écrit-il, que par l’intermédiaire d’un peu d’encre et d’un disque
de cire, les émotions d’un musicien lointain ou depuis longtemps disparu puissent
agir sur notre vie émotive. [Ruyer 1939b, 194]
31 Et il ajoute immédiatement que cette merveille « n’est pas un mystère nouveau, si l’on
admet l’existence des deux espèces de causalité inverses », ascendante et descendante.
La forme musicale produit la structure du disque (causalité descendante), qui, quand il
est joué, la restitue (causalité ascendante).
32 Le rôle du génome est donc d’être lu et interprété comme un disque ou, mieux, comme
une partition, qui ne contient pas toute la musique mais seulement des indications
destinées à « l’évoquer » dans l’esprit du musicien, qui lui-même peut en proposer des
interprétations différentes. Le vocabulaire causal va ainsi être remplacé
progressivement chez Ruyer par celui de l’évocation, forgé sur le modèle de l’évocation
d’un souvenir complexe par un objet quelconque qui ne le contient pas. On le voit ainsi
dans L’Embryogenèse du monde :
Nous avons vu que, selon les faits d’embryogenèse et aussi selon les expériences de
la microphysique, le principe même de causalité, au sens classique, est faux. Il n’y a
pas de causalité déterministe, sauf dans les foules d’individualités. Dans toutes les
individualités prises en elles-mêmes, biologiques, microphysiques et chimiques, la
causalité est en fait la manifestation, induite par stimulus, d’un potentiel mnémique
ou typique. Elle est indiscernable de la finalité. [Ruyer 2013, 143]
33 Il y aurait lieu de consacrer à cette évolution ruyérienne une longue étude, que nous ne
saurions développer ici.
Le poids de la structure
Spécificité du vivant
38 Ruyer prépare d’ailleurs d’une certaine façon la voie à ce type d’explication de par sa
conception du vivant comme étant certes le produit d’une forme trans-spatiale, mais
d’une forme qui se repose autant que possible sur des structures consolidées, c’est-à-
dire sur la causalité mécanique. Dans le monde physique inorganique, on retrouve des
individualités vraies (atomes, molécules), et des foules ou agrégats (montagnes,
fleuves...), donc les deux types de causalité. Mais les deux ne sont pas enchevêtrées
comme dans un organisme. Les phénomènes physiques du niveau des agrégats (une
avalanche, une vague) y sont de purs effets statistiques, ils ne sont pas dominés, utilisés
ou produits par une individualité qui les survolerait. À l’échelle microphysique à
l’inverse, c’est la causalité ascendante ou le fonctionnement mécanique qui fait défaut :
dans un atome (et même dans les interactions atomiques) il n’y a pas trace de
mécanisme, c’est la conséquence paradoxale mais nécessaire de sa monadologie
corrigée. Seul le vivant, dans l’organisme d’abord et dans la vie sociale ensuite,
constitue une individualité domaniale dans laquelle la conscience laisse autant que
possible la place à la causalité déterministe, comme le sculpteur fait des moules pour se
reposer et faciliter son travail.
39 La spécificité de la causalité biologique n’est donc pas qu’il y ait un genre de cause
spécifique à la vie organique (un atome, une molécule sont eux aussi des consciences
primaires) mais est due à l’enchevêtrement dans un même être de processus
mécaniques et d’un effort unifié et finalisé, celui-ci dirigeant et canalisant ceux-là. Le
domaine du biologiste est donc celui des « unités précaires » : en tant qu’individus, les
organismes présentent des processus complexes irréductibles aux lois de la mécanique
classique et de la chimie, mais dans lesquels celles-ci jouent un rôle qu’il a à étudier.
C’est pour Ruyer la clef métaphysique de l’affirmation de Newman (cf. supra) : il est
impossible de réduire la morphogenèse à un ensemble de lois simples.
40 Cette causalité mécanique a pour Ruyer une portée faible : elle ne fait le plus souvent
qu’accélérer ou aider un processus qui aurait pu se faire sans elle. Elle est néanmoins
nécessaire à l’évolution du vivant vers plus de complexité et de perfectionnement
[Ruyer 1939b, 192], [Ruyer 1958, 68 sq.].
La causalité pure [i.e., mécanique] n’apparaît que dans les fluides, ou dans les
fabricats artificiels, où la complexité est contre-nature. Elle apparaît aussi dans la
vie des organismes supérieurs parce que l’unité du vivant domine précairement les
appareils construits et des amas de matériaux colonisés et canalisés. [Ruyer 2013,
134, nous soulignons]
41 Une amibe invente d’elle-même un pseudopode, un organe-outil très simple, parce
qu’elle est suffisamment simple pour être entièrement dominée par la conscience
primaire. Mais dans les organismes supérieurs, la complexité est trop grande pour un
tel contrôle, et la conscience doit se reposer sur des mécanismes déjà montés – elle peut
inventer « sur le moment » un pseudopode, mais pas un bras ou une aile. On voit ici
combien le poids causal porté par la conscience primaire correspond dans une large
mesure à celui que doit porter, pour le biologiste, cette invention aveugle qu’est
l’évolution.
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NOTES
1. Voir par exemple [Vecchi & Hernandez 2014] qui parlent de « préformationnisme
informationnel».
RÉSUMÉS
La biologie occupe une place centrale dans la philosophie de Raymond Ruyer. Nous nous
intéressons dans cet article à certains faits biologiques, considérés par Ruyer comme ayant une
portée métaphysique essentielle. Nous nous demanderons si les récentes évolutions de la biologie
du développement ont pu invalider ses thèses concernant la morphogenèse, c’est-à-dire
l’apparition d’une nouvelle forme dans le développement embryonnaire, et particulièrement son
rejet des explications mécanistes. Nous étudierons trois ensembles de faits sur lesquels Ruyer
appuie sa philosophie du développement : le rejet du mécanisme et l’importance des facteurs
non-génétiques dans l’embryogenèse, la coordination spatiale du développement et notamment
de la différenciation cellulaire, et la nécessité de faire appel à une forme de causalité descendante
allant de l’organisme au génome. À travers cette étude, si nous ne pouvons prétendre statuer
définitivement sur la solution ruyérienne, nous avons toutefois cherché à mettre en évidence la
persistance d’importants débats philosophiques autour du problème de la morphogenèse et la
fécondité d’une étude de la philosophie de Ruyer pour les aborder.
Biology holds a special place in Raymond Ruyer’s philosophy. This paper focuses on several
biological facts considered by Ruyer as being of essential metaphysical interest. Its aim is to
inquire if recent discoveries in developmental biology may invalidate his most important
arguments concerning morphogenesis, i.e., the apparition of a new form in the development of
the embryo, and especially his rejection of mechanistic explanations. Three groups of facts are
examined: the role of genes in embryonic development and the necessity for non-genetic factors;
the multiscale coordination of development (leading to problems such as cell positional
information or the theory of a morphogenetical field); the requirement for a form of downward
causality, which goes from the organism towards the genome. This study is primarily intended to
emphasize the persistence of important philosophical questions concerning morphogenesis, and
the interest of Ruyer’s specific approach in understanding those questions.
AUTEUR
BERTRAND VAILLANT
Université Paris 1 (France)
Ruyer et Wittgenstein : la
philosophie comme traduction ou
bien comme grammaire
Ruyer and Wittgenstein: Philosophy as a Translation or even as a Grammar
Fabrice Louis
conçue comme une activité fondée simplement sur le modèle scientifique tel qu’il est
conçu habituellement (une représentation du monde qui ne doit rien à une conception
métaphysique) ou comme une activité fondée sur le modèle grammatical de Ryle ou
Wittgenstein.
9 Ruyer [Ruyer 1963, 18] note que, dans le Tractatus, Wittgenstein s’interroge sur la
signification du mot « philosophie » et affirme qu’il « doit signifier quelque chose qui
est au-dessus ou au-dessous des sciences de la nature, mais pas à leur côté »
[Wittgenstein 1993, 4-111]. C’est dans une veine wittgensteinienne 5 que Ruyer répond
aux interrogations de l’auteur du Tractatus. Pour donner un sens au mot
« philosophie », il convient de comprendre l’activité du philosophe et de la comparer
avec celle du scientifique. Ruyer prend le parti de considérer que le travail du
philosophe consiste, comme celui du scientifique, à réaliser une traduction. En effet, la
nature nous donne à lire un texte à déchiffrer. Cette perspective a l’avantage de
remettre en cause l’intérêt d’une étude comparative qui serait fondée sur la
problématique de la recherche de la vérité. Une traduction n’est ni vraie, ni fausse, elle
est appropriée ou non, elle est valable ou pas. Elle est fidèle ou non à l’esprit de celui
qu’on traduit. Elle a un sens ou non. Elle prête à confusion ou non.
10 Ruyer admet l’étrangeté de cette perspective. Cette perspective peut surprendre car
« le texte » (le monde où nous vivons) qui doit être traduit par le philosophe (ou par le
scientifique) est apparemment sans auteur et de plus, les traducteurs « appartiennent »
au texte. Mais cette difficulté ne doit pas nous empêcher de saisir la portée de la
comparaison. Et cette comparaison nous permet de comprendre que le philosophe,
comme tout traducteur, peut être absorbé par l’un ou l’autre des deux axes de son
travail : la recherche de la littéralité ou bien la quête d’une équivalence. Dans les deux
cas, l’effort à consentir est d’abord celui qu’on fait en réalisant le travail d’un
grammairien. Par exemple, pour réaliser une traduction, aucune confusion ne doit être
faite entre un verbe et un substantif. De telles erreurs existent en science comme en
philosophie. L’unification de l’électricité et du magnétisme (en prenant en compte la
relativité du mouvement) est une correction de ce type. « Les lois physiques doivent
prendre la même forme, quel que soit le référentiel dans lequel est exprimée cette
loi » : c’est une sorte de règle de grammaire énoncée par la science et sur laquelle se
fonde Einstein pour formaliser la théorie de la relativité restreinte.
11 De même pour Wittgenstein, « “mental” n’est pas [...] une épithète métaphysique mais
logique » [Wittgenstein 2000, 83]. Par conséquent, les travaux sur les « verbes
psychologiques » doivent définir une catégorie de verbes pour laquelle des emplois
peuvent être sémantiquement inappropriés. Ces verbes sont ceux qui permettent
d’attribuer des attitudes, des actes, des états mentaux (voir, attendre, chercher,
souffrir), et ce sont également des verbes qui ont un fonctionnement spécial quand on
les emploie à la première personne de l’indicatif présent. La règle de grammaire qui les
caractérise est la suivante :
[...] il y a dans l’emploi de ces verbes, « asymétrie » du point de vue de la
« justification épistémologique » entre la première et la troisième personne de
l’indicatif présent (et seulement de l’indicatif présent). [Descombes & Lara 2013, 82]
12 Pour le dire rapidement, nous pouvons nous sentir contraints de justifier l’assertion « il
espère qu’il va faire beau » en indiquant que nous avons observé celui dont nous
parlons. En revanche, nous ne nous sentons pas contraints de nous observer avant
d’affirmer « j’espère qu’il va faire beau ».
Homunculus est dissimulé dans le corps pendant la vie [...]. À la mort, il quitte le
corps et s’envole. [Ruyer 1957, 266].
17 Mais pourquoi les explications mythologiques paraissent-elles souvent vaines ? Parce
que le mythe transporte le mystère et le plante un peu plus loin, répond Ruyer. Le
mythe donne une satisfaction esthétique qu’on prend pour une satisfaction théorique.
L’explication mythologique consiste à expliquer la conscience par la conscience d’un
petit homme intérieur. Le philosophe lorrain qui a eu ses premières intuitions sur la
nature du vivant en observant de longues heures la beauté des fleurs vosgiennes entend
défendre cette démarche consistant à expliquer par l’identique transposé. L’attitude
opposée qui consiste à expliquer le vivant par le « tout différent », comme tente de
faire le physicaliste, apparaît à Ruyer comme relevant tout aussi bien d’un mythe.
Certes la tâche du physicaliste est utile : il cherche à expliquer la nouveauté par
l’ancien en identifiant les lois de la physique qui font émerger les entités
macroscopiques de manière durable pour éliminer toute explication métaphysique du
vivant. Or, selon Ruyer, il existe une troisième voie qui a pour tâche d’établir des
transitions, des pentes douces entre le monde vu comme un ensemble d’atomes et le
monde vu de manière anthropomorphique. Cette perspective doit permettre de
repousser le moment où on s’en remet à la théologie ou à la science.
18 Cette perspective ne peut pas apparaître si on s’en tient au sens précis du mythe de
l’intériorité : il ne s’agit pas de croire que la valeur symbolique du billet de banque est
construite par la subjectivité du sujet qui pense à son argent. Certes en un sens, Ruyer
défend l’idée selon laquelle les significations sont bien dans nos têtes. Mais son propos
provocateur masque l’essentiel : Ruyer défend le mythe de l’intériorité, mais pas pour
affirmer que le contenu d’une croyance est localisable. Le mythe de l’intériorité, s’il
n’est pas pris au pied de la lettre, pose le problème de la source de la signification.
Si, avant ce que dit un homme, il n’y a rien, s’il ne veut rien dire, alors parler et
émettre des sons, agir ou gesticuler par nervosité pure, c’est la même chose.
L’invocation de la culture n’apporte pas vraiment de solution, elle transfère
simplement le problème à l’humanité toute entière, historique. [Ruyer 1965, 43]
19 Nos communications, nos activités semblent pouvoir être décrites selon un axe unique
(horizontal selon Ruyer), celui de l’accord entre les êtres vivants. Et nos activités
symboliques, entièrement dépendantes de conventions, nous incitent à ne percevoir
dans nos communications que l’expression des accords possibles, autrement dit « des
jeux de langage ». Or,
L’expression « jeux de langage » doit faire ici ressortir l’idée que parler un langage
fait partie d’une activité, ou d’une forme de vie. [Wittgenstein 2004, § 23]
20 S. Plaud comprend cette forme de vie comme « un ensemble culturel d’arrière-plan qui
constitue le lit de nos significations et dont le partage est une condition de possibilité
de la compréhension mutuelle » [Plaud 2009, 32]. Dès lors, le problème philosophique
de la signification de nos actes de langage se réduit à un problème anthropologique :
celui de l’accord entre les hommes, accord qui constitue comme une machine à tisser
de la signification. En revanche, ce que nous font comprendre les mythes, les
métaphores, les rites et l’attitude un peu ridicule du jeune créateur refusant toute
compromission avec un art trop conventionnel, c’est l’existence d’une réalité qu’on
décrit de manière maladroite et dualiste en la présentant verticale 8, c’est-à-dire sans
lien direct avec l’axe horizontal du symbolisme conventionnel. Retour à une forme de
dualisme cartésien s’exclameront sans doute les partisans de Ryle ! Nullement, comme
le montre l’œuvre de Ruyer. Prendre au pied de la lettre le mythe conduit à une erreur
34 La leçon à retenir de cet argument, c’est que l’expression « j’ai mal ! » ne signifie pas :
« Je viens d’acquérir une connaissance sur moi-même. Cette connaissance, c’est : mon
moi-même a mal ! » Car nous ne sommes pas à distance de nous-même.
35 Il est fort probable, comme le signale V. Descombes [Descombes 1991], qu’une certaine
conception phénoménologique du sujet soit à l’origine d’une telle erreur
épistémologique. Car cette conception introduit l’idée que l’activité mentale du sujet le
dédouble, en faisant de lui à la fois un agent et l’objet de l’action. On peut sans doute
repérer le moteur du dédoublement dans la définition de la phénoménologie donnée
par Ricœur : l’attention, activité mentale qui fait de tout cogito une véritable action.
L’attention dans la perception est seulement l’illustration la plus frappante de
l’attention en général qui consiste à se tourner vers [...] ou à se détourner de. L’acte
de regarder doit être généralisé selon la double exigence d’une philosophie du sujet
et d’une réflexion sur la forme de succession. D’un côté en effet l’attention est
possible partout où règne le Cogito au sens large, conformément à l’énumération
cartésienne : « non seulement entendre, vouloir, imaginer, mais aussi sentir est la
même chose ici que penser. » Elle est le mode actif selon lequel toutes les visées du
Cogito sont opérées, de telle façon que sentir même puisse être en quelque façon
une action [...]. C’est l’attention qui dévoile le « je » en ses actes [...]. [Ricoeur 1988,
148-149]
36 Or, selon Descombes, la phénoménologie ainsi définie « reprend le concept cartésien
“élargi” de la pensée, ou cogitatio » :
Car cette redéfinition de la pensée comme attention ou visée est justement
l’innovation cartésienne. Aux yeux de la philosophie passée par l’école de
Wittgenstein, cet élargissement de la cogitatio qui va couvrir jusqu’à la sensation est
une invention désastreuse. Le fait incontestable qu’il y ait un pensé partout où il y a
une pensée, un voulu partout où il y a une volonté, etc., ce fait ne permet pas de
donner à tout cela un statut homogène d’« acte » ou de « visée de la conscience »,
car : 1o) ce serait faire de la conscience un suppôt de l’acte de voir (or c’est moi qui
vois, ce n’est pas ma conscience) ; 2o) les verbes exprimant les opérations et les
états de l’esprit n’ont pas la même grammaire (les uns se construisent avec le
complément d’objet, d’autres avec la proposition complétive, d’autres avec
l’infinitif, certains admettant plusieurs constructions). [Descombes 1991, 3]
37 Il faut donc résister à la tentation de concevoir la connaissance de soi comme le résultat
d’un cheminement direct de soi à soi. Et l’argument qui nous permet de résister à la
tentation porte sur l’existence impossible d’une relation, relation parfaitement bien
décrite par Descombes : quand un sujet fait référence à un objet, c’est qu’il existe une
distance entre les deux, distance qui est réduite en quelque sorte dans le langage par la
transitivité de l’acte de faire référence, jusqu’à ce que sujet et objet se jouxtent. En
revanche, il en va autrement pour la conscience du sujet : ce dernier n’est pas à
distance de sa conscience (il ne la touche pas non plus), lorsqu’il exprime la conscience
qu’il a de lui-même. Il y a nécessité d’une coïncidence pure entre conscience et sujet.
38 Il faut convenir avec V. Descombes que la conception égologique présuppose « qu’un
penseur est à l’égard de sa pensée comme un observateur à l’égard d’un phénomène
observé » [Descombes 2014, 197] et que ce présupposé est une erreur. Mais on corrige
bien le présupposé (contrairement à ce que dit V. Descombes) « en soulignant qu’il ne
s’agit pas d’observer des états de conscience mais de les vivre » [Descombes 2014, 198].
Car alors le philosophe qui corrige ainsi le présupposé n’affirme pas que penser son
action c’est l’éprouver. Il soutient plutôt que nulle croyance n’est possible s’il ne se
produit pas dans la tête de l’agent quelque chose qui est de l’ordre d’une expérience. Le
rapport n’est pas logique mais ontologique. Que doit être l’homme pour que le langage
soit possible ? L’accord dans le langage, la véracité des croyances, leurs contenus ne
dépendent logiquement ni de processus causaux matériels, ni d’expériences de quelque
sorte que ce soit. Mais nous ne parlons pas ici de dépendance logique, nous tentons
d’identifier l’ameublement du monde pour comprendre comment peuvent exister de
telles croyances. Sans êtres humains d’une certaine sorte (nous n’en connaissons que
constitués de chair et de sang) nulle croyance. Les pierres n’ont pas de croyances. Mais
voilà à nouveau ce qui embarrasse le partisan du tournant grammatical opéré par
Wittgenstein : mélanger des concepts propres à rendre compte de l’ameublement du
monde (les objets) avec des concepts permettant de décrire nos états mentaux (nos
expériences sensorielles, notre subjectivité, nos croyances...). Cette confusion serait à
l’origine d’erreurs de catégorie comme celle qui consiste à localiser (à l’intérieur du
sujet) ce qui touche au mental, ou à concevoir le mental comme étendu dans l’espace, à
la manière des objets. Cette erreur de catégorie est emblématique de la confusion
grammaticale : la conception spatiale du mental est comparable à la croyance que le
père Noël peut se blesser réellement en passant dans la cheminée. Le mode d’existence
d’une fiction n’est pas celui des êtres vivants. De même, on ne doit pas rendre compte
du mode d’existence du mental comme de celui des choses existant dans le monde
physique. Pour un wittgensteinien, on peut rendre compte du mental de manière
anthropologique, en décrivant comment les hommes agissent.
39 Or, la question que se pose Ruyer est la suivante : peut-on se satisfaire d’une approche
grammaticale pour réfuter le physicalisme dans sa tentative d’identifier ce qui touche à
la pensée et ce qui touche à la nature ? Sa réponse est négative [Ruyer 1966]. : le
problème du philosophe qui se pose la question ontologique de la pensée ne sera pas
résolu comme on résout un puzzle logique. Le problème du contenu intentionnel de la
pensée est secondaire11 : pour un wittgensteinien, il est en rapport avec le problème de
l’accord entre les humains. Comment nous accordons-nous, comment nous
comprenons-nous ? Ces questions seront peut-être correctement traitées dans une
analyse anthropologique de la pensée qui se restreint à décrire la perspective dans
laquelle les hommes agissent et pensent. Mais ce problème de l’accord n’existerait pas
si nous n’avions pas la faculté d’être comme nous sommes, chaque fois que nous avons,
par exemple, « une vision ». Le problème initial est celui d’une cohérence, ou d’une
unité, celle qui caractérise l’être humain, en tant qu’être vivant. Et cette unité ne
dépend d’aucune perspective, ni d’aucun accord. Cette manière de rapprocher accord
dans le langage et régularité dans la vie biologique n’est d’ailleurs pas contradictoire
avec la perspective wittgensteinienne, comme le souligne C. Chauviré :
Même si ses intentions étaient pures – et purement grammaticales –, il n’est
pourtant pas illégitime de lire chez lui une conception naturaliste de la vie sociale
et de la forme de vie servant de cadrage aux remarques grammaticales 12. [Chauviré
2010, 97]
40 Ce que Ruyer réfute, en refusant la solution grammaticale de Ryle ou de Wittgenstein,
c’est l’idée selon laquelle une classification correcte des termes utilisés pour parler de
nos pensées suffit à éclaircir le problème de l’unité des affections physiques de mon
corps qui conditionnent l’existence de la pensée. Pour un wittgensteinien, le domaine de
nos réflexions portant sur l’action est soit celui de la physiologie si l’action est décrite
comme volontaire, soit celui de la grammaire philosophique si l’action est décrite
comme intentionnelle13. Du coup on ne voit pas ce qui est mental dans l’action
volontaire puisqu’« il appartient à une philosophie de la volonté de s’interroger sur
interne « car l’idée, quand on a introduit cette expression, était de prendre modèle,
pour des expressions qui font référence à l’“apparence”, sur des expressions qui font
référence à la “réalité” » [Wittgenstein 1996, 129]. Cette critique faite aux partisans de
l’existence des sense data paraît être également valable pour la conception de Ruyer.
47 Le philosophe semble effectivement accréditer l’idée qu’on pourrait jouer sur deux
tableaux : se servir d’une expression utile pour décrire la réalité telle qu’elle m’apparaît
(je vois ce tableau peint en bleu) afin de décrire la réalité de ma subjectivité (mon
champ de vision a une unité lorsqu’il voit du bleu, il constitue donc une forme réelle). Il
y a bien une apparence : elle est créée au niveau du cerveau, organe de perception.
Cette apparence n’est pas l’objet physique tel qu’il est, c’est donc une sorte
d’hallucination. Les expressions liées à nos sensations sont propres à la grammaire des
apparences. Il y a bien des cas où les apparences sont trompeuses (cas du mirage). Mais
même dans les cas où les apparences ne sont pas trompeuses (ce tableau est bien peint
en bleu), je ne vois pas la réalité telle qu’elle est, la réalité du physicien, pourrait-on
dire. Et cependant, pour Ruyer, c’est une « hallucination vraie 15 », bien réelle : elle n’est
pas à nouveau une apparence pour moi [Ruyer 1950, 19]. Percevoir, c’est toujours avoir
une forme d’hallucination, mais la forme que prend cette hallucination n’est pas elle-
même une forme d’hallucination : c’est une forme qui existe et définit ici et maintenant
ma subjectivité en tant que forme. Ruyer est donc bien de ceux, décrits par
Wittgenstein qui « ont pensé avoir découvert de nouvelles entités, de nouveaux
éléments de la structure du monde, comme si dire “je crois qu’il y a des sense data” était
comparable à dire “je crois que la matière est composée d’électrons” » [Wittgenstein
1996, 129]. Pour Ruyer, l’expression « il existe des formes sensibles » a bien le même
sens que « il existe des électrons », car dans les deux cas, il existe une forme disposant
d’une unité intrinsèque qui est à la source des apparences.
48 Que nous ayons mal et que nous exprimions cette douleur en nous comprenant les uns
les autres, c’est le fait d’une intériorité et pas seulement d’une intériorité constituant le
champ d’étude du neurologue. C’est en tous cas, selon Ruyer, le mythe minimum auquel
on doit croire pour traduire philosophiquement l’existence de sujets exprimant leurs
douleurs. Cette intériorité existe du fait même des liaisons qui ordonnent la forme
subjective souffrant, car « la conscience n’est autre que l’ensemble même des liaisons »
[Ruyer 1950, 47].
51 La subjectivité est bien localisée (elle est étendue par le fait même de l’existence de
liaisons dont on peut observer les effets dans l’espace du monde physique) mais elle
n’est pas à l’intérieur d’un objet (elle n’est pas dans le corps). Le corps c’est ce qu’on
connaît de la subjectivité lorsqu’on adopte une perspective en 3e personne pour
observer la subjectivité :
[...] le corps résulte comme sous-produit, de la perception de l’être par un autre
être. L’être perçu est perçu par définition comme objet, au sens étymologique du
terme. [Ruyer 1952, 81]
52 Ce qu’on appelle « la perspective en 1re personne » ne peut être une perspective, car il
est impossible de se décrire à distance, de l’intérieur 16. Le domaine localisé de la
subjectivité est un domaine absolu, ce qui signifie qu’il n’est pas relatif à autre chose.
Les objets, eux, sont étendus les uns à côté des autres et de ce fait, nous pouvons avoir
une description de leur unité sous une certaine perspective, en étant à distance. Il en va
autrement pour le domaine de l’étendue sensible : la forme sensible se survole elle-
même, sans distance, sans créer de centre de perspective. Elle est bien douée
d’intériorité (elle ne se laisse pas traduire par un isomorphisme dans une perspective
en troisième personne) : les liaisons sont le fait de la subjectivité et ne se laissent pas
connaître telles qu’elles sont, d’où la nécessité de faire référence à des métaphores, des
analogies, des mythes.
8 Conclusion
Notre tâche est de ramener les mots de leur emploi métaphysique à leur emploi de
tous les jours. [Wittgenstein 2004, § 116]
53 La tâche est louable mais considérons un instant le langage du physicien tentant
d’expliquer la non-séparabilité quantique. Dira-t-on encore que c’est le sens du
quotidien qui doit s’appliquer pour comprendre comment le formalisme mathématique
aide le physicien dans sa recherche ? Ou admettra-t-on qu’il y a un résidu de sens que
ne décrivent pas les mots pris dans leur acception quotidienne 17 ?
54 Un métaphysicien comme Ruyer tente de construire une approche ontologique du
finalisme qui ne se limite pas au langage ordinaire. Sans le recours aux métaphores, aux
mythes, que peut le langage ordinaire pour exprimer ce qu’est un survol sans distance ?
« Mais où a-t-on besoin de recourir à un tel concept ? », demande Wittgenstein
[Wittgenstein 1998, I, § 109]. Nulle part. Ou bien peut-être dans le cadre de la poésie.
Car les idées-évènements de P. Valery [Lara 2005] soulignent aussi ce qui transparaît
dans le rêve : le sujet est possédé par ses pensées [Ruyer 1966, 210]. Doit-on conclure de
cette expression paradoxale qu’elle est le reflet des bosses que Ruyer s’est fait lui-même
à l’entendement ? Le philosophe nous met au contraire en garde contre nos habitudes
qui font du langage le seul moteur du sens :
[...] l’homme est tellement habitué au langage – c’est-à-dire au sens « signifié » –
qu’il doute aisément du sens de ce qui ne parle pas, de ce qui ne s’exprime pas, de ce
qui ne s’exprime pas par des paroles prononcées ou écrites. Il s’imagine que c’est lui
qui donne aux choses un sens en les nommant. [Ruyer 1952, 15]
55 Selon l’analyse de P. de Lara [Lara 2005, 75-76], Wittgenstein ne doutait sans doute pas
de l’existence de pensées non- ou pré-linguistiques mais il admettait aussi l’existence
d’une relation interne entre les deux formes de pensées : « une pensée doit pouvoir être
exprimée » [Lara 2005, 77]. Il y a un continuum entre la pensée non linguistique du chat
se préparant à chasser la souris et les pensées des chasseurs préparant un plan de
chasse. Ce qui lie les deux formes de pensées, ce sont les concepts qui sont définis par
les actions de l’agent. L’action de chasser permet de définir le concept de chasse
présent aussi bien dans la pensée non linguistique du chat que dans le plan des
chasseurs. Où s’arrête ce continuum ? Et pourquoi s’arrête-t-il ? Là où nous ne pouvons
plus décrire les évènements naturels comme des actions, c’est-à-dire là où nous ne
pouvons plus décrire les évènements comme orientés de manière finalisée. Mais la
question de cette rupture n’est plus de type linguistique : elle est ontologique. Cette
question ne peut être dissoute par une analyse grammaticale. Elle nécessite une analyse
philosophique du type d’êtres qui sont reliés par ce continuum allant des actions et
pensées pré-linguistiques à celles qui sont linguistiques. Dans tous les cas, ces actions
révèlent l’existence d’une entité disposant d’une unité, orientée vers une fin. Le mythe
minimum auquel il faut souscrire selon Ruyer, c’est celui qui nous conduit à croire en
une intériorisation de cette finalité comme propriété intrinsèque des êtres capables
d’actions et doués d’unité, comme toutes les formes composant le monde.
56 À quoi l’analyse philosophique de ce mythe est-elle utile ?
[Elle] représente [...] une avance vers la philosophie du « juste tempérament » vers
cette gamme bien tempérée [...], ou vers cet escalier à pente modérée destiné à
corriger la dénivellation abrupte de la mythologie et du scientisme [...]. [Ruyer
1957, 275].
57 Ruyer reconnaît bien volontiers que ce type d’analyse vient légitimer « une théologie
anthropomorphique et cependant non mythique [...] » [Ruyer 1957, 285].
BIBLIOGRAPHIE
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G. Granger.
WITTGENSTEIN, Ludwig [1996], Le Cahier bleu et le Cahier brun, Paris : Gallimard, traduit par
M. Goldberg et J. Sackur.
WITTGENSTEIN, Ludwig [1998], Remarques sur la philosophie de la Psychologie I, Mauvezin : TER, traduit
par G. Granel.
WITTGENSTEIN, Ludwig [2004], Recherches philosophiques, Paris : Gallimard, 1re édition 1953.
NOTES
1. Comme dans son livre Paradoxes de la conscience et limites de l’automatisme [Ruyer 1966].
2. Wittgenstein décrit ainsi ce qui deviendra un « tournant grammatical» opéré dans la lignée du
philosophe autrichien et identifiant une manière nouvelle de considérer les problèmes
[Wittgenstein 2004, § 90]. « Nous avons l’impression que nous devrions percer à jour les
phénomènes : notre recherche n’est cependant pas dirigée sur les phénomènes, mais, pourrait-on
dire, sur les “possibilités” des phénomènes. Ce qui veut dire que nous nous remettons en
mémoire le type d’énoncés que nous formulons sur les phénomènes [...] Nos considérations sont
donc grammaticales. Et elles élucident notre problème en écartant les mécompréhensions
relatives à l’usage des mots et provoquées notamment par certaines analogies entre les formes
d’expressions qui ont cours dans différents domaines de notre langage.»
3. Par opposition aux formes qui ne sont que le résultat d’un agencement temporaire, statistique
et sans causes finales, les formes existant réellement maintiennent leur unité de manière
dynamique.
4. « Les philosophes voient constamment devant leurs yeux la méthode de la science, et sont
irrésistiblement tentés de poser et de résoudre des questions de la manière dont la science le fait.
Cette tendance est la source réelle de la métaphysique et elle conduit la philosophie à une
obscurité complète» [Wittgenstein 1996, 58].
5. Plutôt celle du second Wittgenstein.
6. De même, écrit S. Laugier, « Wittgenstein refuse les solutions (toujours présentes) de la
philosophie de l’esprit et les images qu’elle impose – celle de la signification ou d’un vouloir-dire
immatériel, la mythologie d’un sens caché [...]. La seule vie du langage, c’est l’usage, ou mieux les
usages, toujours différents et nouveaux selon les circonstances, de nos phrases» [Laugier 2009,
170].
7. Et pour Wittgenstein, « la philosophie est, de fait, “purement descriptive”» [Wittgenstein 1996,
58].
8. Ruyer considère que le physicalisme consiste à penser que pour expliquer quelque phénomène
que ce soit, qu’il s’agisse du monde de la microphysique ou du vivant, il suffit de faire intervenir
des réalités spatiotemporelles. Dans l’ensemble de son œuvre il s’efforce de dénoncer cette
position physicaliste pour montrer la nécessité de faire appel à une transversale métaphysique
[Ruyer 1952, 132], c’est-à-dire au domaine du trans-spatio-temporel, pour rendre compte de ce
qui se passe au niveau du spatiotemporel. Cette transversale métaphysique est constituée par les
sens, les finalités, les valeurs qui s’incarnent dans le spatiotemporel.
9. Comme le montre V. Descombes, cet engouement à concevoir l’esprit sur le même mode
d’existence que les choses (une localisation, une cause) est symptomatique du monisme
ontologique [Descombes 1998]. Le partisan du monisme ontologique ne fait qu’une liste pour
désigner ce qui existe, une sorte de liste notariale. En revanche, chez Wittgenstein, les
différences de catégories entre les différents types de réalités se présentent comme les
différences qu’on fait entre les « parties du discours». L’ontologie est donc construite grâce à une
analyse grammaticale.
10. Il est probable que ce terme de « traduire» ne convienne pas aux philosophes
wittgensteiniens car les seuls faits auxquels nous devrions faire référence ici, ce sont des faits
« appartenant au langage» [Wittgenstein 1990, § 45], ces faits « dont le sens d’une proposition
présuppose l’existence». Ce que nous faisons, lorsque nous nous accordons dans nos activités
quotidiennes, constitue un ensemble de faits appartenant au langage. Il y a une certaine
similitude dans nos gestes, dans nos actions, lorsque nous ressentons une douleur. Le langage
« au sujet de notre douleur» ne traduit pas notre douleur, il permet d’exprimer autrement ce que
nous faisons lorsque nous montrons, par nos actions, que nous avons mal. Comme l’affirme
Wittgenstein à propos du problème philosophique de la sensation : « le paradoxe ne disparaît que
lorsque nous rompons radicalement avec l’idée que le langage ne fonctionne que d’une manière,
et toujours pour le même but : traduire des pensées [...]» [Wittgenstein 2004, § 304].
11. Secondaire au sens où il y a des étages de la subjectivité et l’étage des activités intentionnelles
n’est pas le premier. Il est secondaire par rapport à celui des activités organiques. On pourra
consulter sur ce point Éléments de psycho-biologie.
12. Cette perspective est accréditée par la manière dont Wittgenstein [Wittgenstein 2004, § 415]
percevait lui-même son travail constitué de « remarques sur l’histoire naturelle de l’homme».
13. Comme le décrit V. Descombes [Descombes 2003].
14. Sur ce sujet, on lira avec profit le livre de Ruyer : Paradoxes de la conscience et limites de
l’automatisme [Ruyer 1966].
15. Ruyer, faisant la critique de la conception bergsonienne de la perception, montre que la
position réaliste est incompatible avec le processus physique et physiologique de la perception.
Ce processus va de l’objet à l’organe des sens et donc chez l’homme au cerveau. La perception
n’est donc possible que parce que se produit dans notre cerveau une sorte d’image cérébrale de
l’objet. La conception réaliste qui affirme que dans la perception, l’objet lui-même nous est donné
« en chair et en os», est pour Ruyer totalement inintelligible.
16. Ruyer concéderait peut-être à Ricœur l’existence d’un « corps propre» qui est dégradé en
« corps-objet» par une description empirique. En revanche, il n’y a aucune possibilité de
description de ce « corps propre», car l’argument qui permet de rejeter le naturalisme vaut aussi
contre la conception phénoménologique qui tente de décrire « le corps-sujet» [Ricœur 1988, 15] :
aucune description n’est possible de mon corps propre car je ne suis rien d’autre que les liaisons
de ce corps.
17. On peut d’ailleurs se demander s’il existe une expérience (au sens où Wittgenstein l’entend)
qui permet de donner du sens à la terminologie du physicien lorsqu’il l’emploie pour s’exprimer
devant un public de non-physiciens pour expliquer la physique quantique telle qu’elle est comprise
par les physiciens. Et pourquoi accepterait-on du physicien ce qu’on refuse au philosophe?
RÉSUMÉS
Ce texte a pour but de mettre en confrontation la conception ruyérienne de la philosophie avec la
conception wittgensteinienne. L’opposition majeure consiste dans l’idée défendue par Ruyer
selon laquelle on ne saurait concevoir ce qu’est l’esprit sans définir un domaine, intérieur au
sujet, qu’on peut identifier avec sa subjectivité. Une telle idée est comprise par Ryle comme un
mythe, celui de l’intériorité. Il y a en revanche une volonté commune (mais bien différente) à
Ruyer et Wittgenstein de s’émanciper de la science. Deux thèmes permettent alors de comparer
les objectifs de Ruyer et ceux des philosophes wittgensteiniens : le thème des mythes en
philosophie et celui de la traduction.
This text aims to confront the Ruyerian concept of philosophy with the Wittgensteinian one. The
main opposition consists of the idea defended by Ruyer that one cannot conceive what a mind is
without defining a domain, interior to the subject, that one can identify with its subjectivity.
Such an idea is understood by Ryle as a myth, that of interiority. On the other hand, there is a
common (but quite different) will of the two philosophers to emancipate themselves from
science. Two themes then make it possible to compare the objectives of the philosophers Ruyer
and Wittgenstein: the theme of myths in philosophy and the theme of translation.
AUTEUR
FABRICE LOUIS
Département de Philosophie – Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives
Henri-Poincaré, Université de Lorraine, CNRS, Nancy (France)
qu’apparence et c’est d’ailleurs ce que reconnaît Dennett dans un passage clef de son
ouvrage La Conscience expliquée. Dennett imagine un dialogue avec un disciple de
Descartes refusant d’admettre que sa sensation se réduit à un ensemble de réactions
neurologiques observables par le neurologue. Prenons l’exemple d’une illusion
d’optique qui nous fait voir sur une page un anneau rosâtre là où il n’y a pas
physiquement d’anneau rosâtre. Dennett cherche à convaincre le cartésien que non
seulement il n’y a pas d’anneau rosâtre sur la page du livre mais qu’il n’y a pas non plus
d’anneau rosâtre dans le monde intérieur de la conscience. Il nous semble certes voir
un anneau rosâtre mais du fait qu’il nous semble voir un anneau rosâtre, Dennett refuse
de conclure à la réalité, à l’être de l’apparence de l’anneau rosâtre :
Tu sembles penser qu’il y a une différence entre le fait de penser (juger, décider,
croire du fond du cœur) que quelque chose te semble être rose et le fait quelque
chose te semble réellement être rose. Mais il n’y a pas de différence. Il n’existe pas
de phénomène tel que le sembler réel qui vienne s’ajouter au phénomène de juger
comme ceci ou comme cela que quelque chose est le cas. [Dennett 1993, 449]
8 Dennett reconnaît bien qu’il nous semble voir un anneau rosâtre et enregistre
fidèlement nos dires sans les mettre en doute (ce qu’il appelle faire de
l’hétérophénoménologie). L’erreur que dénonce Dennett consiste à penser que,
puisqu’il me semble voir un anneau rosâtre, alors il existe réellement une apparence
d’anneau rosâtre accessible uniquement au sujet cartésien. Dennett doit donc refuser
l’existence phénoménale de l’apparence de l’anneau rosâtre pour ne pas retomber dans
le dualisme cartésien. Comme il le dit :
Il n’y a pas de chose telle qu’un anneau rosâtre qui semble simplement exister.
[Dennett 1993, 449]
9 Ce qui reste vrai, c’est que j’ai pensé ou dit qu’il me semblait voir un anneau rosâtre.
Avoir la sensation d’un anneau rosâtre se réduit donc à penser ou dire qu’il me semble
voir un anneau rosâtre. Il n’y a pas à admettre en plus de ce jugement, de cet acte
linguistique, l’existence d’une apparence d’anneau rosâtre, apparence qui serait à
l’origine de mon jugement. Le stimulus sur la page du livre vous a seulement conduit à
dire que vous perceviez un anneau rosâtre. Dennett se voit donc obligé de refuser toute
existence à l’expérience subjective faite à la première personne. Il refuse l’existence de
ce qu’il prétendait pouvoir expliquer. Cette position est cohérente par rapport à ses
présupposés matérialistes mais elle a un prix que même un philosophe non dualiste
n’est peut-être pas prêt à payer. Son principal argument est que si l’on ne paye pas ce
prix, on retombe inéluctablement dans le dualisme.
10 C’est ce même souci de cohérence que l’on retrouve dans la manière dont Dennett
répond à une expérience imaginaire censée prouver l’impossibilité de réduire l’état de
conscience à l’aire cérébrale telle qu’elle est connue et enregistrée par le neurologue.
L’expérience imaginée par Jackson et reprise sous différentes formes, est celle d’un
neurologue enfermé dans une chambre noire dès sa naissance. Il a acquis la
connaissance de toutes les réactions qui se produisent dans le cerveau d’un homme
percevant les couleurs et il connaît donc la réaction cérébrale correspondant à la
perception d’une banane jaune. La question est de savoir si, n’ayant jamais eu
auparavant de sensations de couleur, il découvrira quelque chose de nouveau pour lui
lorsqu’on le mettra pour la première fois de sa vie devant une banane jaune. Tout
dualiste doit répondre que ce neurologue fait une expérience nouvelle puisqu’il refuse
d’identifier la sensation de jaune à un état cérébral. Dennett ne peut accepter cette
position parce que son monisme matérialiste l’oblige à considérer qu’une connaissance
[...] est un organe récepteur d’une forme, selon la nature de laquelle un mouvement
se déclenchera. Le mécanisme qui nous paraît le mieux répondre à cette définition
est celle d’une clef ouvrant une serrure. L’arbre de la biologie fonctionne selon sa
forme, se nourrit, croît, respire. L’image de l’arbre implique que toutes les parties
de l’arbre ont été unies entre elles par des liaisons d’un autre ordre fournies par des
conducteurs nerveux, de façon à pouvoir agir sur l’organisme par la forme même de
l’arbre comme une clef avec, comme serrure, le cerveau. [Ruyer 1930, 142]
13 Ruyer conclut de cette analyse du mode de fonctionnement du système nerveux, que
« si l’on pouvait construire un appareil physique reproduisant toutes les liaisons
physiques du système nerveux, cet appareil serait conscient » [Ruyer 1930, 169].
14 On retrouve chez Dennett cette référence au mode d’action d’une clef pour rendre
compte du fonctionnement cérébral. Voulant définir l’intentionnalité en termes
simples, il se réfère au rapport entre la clef et la serrure :
[...] une clef et une serrure manifestent la forme d’intentionnalité la plus grossière ;
il en va de même pour les récepteurs optiques qui se trouvent dans les cellules du
cerveau. C’est à partir de cet élément premier, le rapport grossier qui existe entre
une clef et une serrure, que la nature a construit donc des sous- systèmes plus
perfectionnés qui méritent davantage le titre de systèmes représentationnels.
[Dennett 1998, 56-57]
15 Ruyer, dans Esquisse d’une philosophie de la structure, se réfère à ce même modèle pour
expliquer l’adaptation de l’organisme à son milieu par un processus aveugle de type
darwinien et donc sans recourir à une explication de type finaliste :
L’harmonie d’une forme organique avec son milieu, fonctionnant comme un
barrage à propriétés définies, comme l’harmonie de la clef et de la serrure, est une
raison pour que cette forme organique existe. C’est ce qui explique que la finalité
paraisse dominer l’ordre du mécanisme. [Ruyer 1930, 149]
16 Il faut souligner qu’il y a un lien direct entre cette réduction des sensations et des états
de conscience à des mécanismes et le rejet de l’explication finaliste en biologie. Puisque
tout est forme et que toute forme agit causalement par ses propriétés propres à la
manière d’un mécanisme, la finalité intention ne peut être qu’une illusion.
17 Pourquoi Ruyer est-il passé de ce modèle mécaniste de la conscience et du vivant à une
conception qui s’efforcera de montrer que toute explication mécaniste de la conscience
équivaut à sa négation ? Il nous semble que c’est une réflexion sur les conditions
d’existence d’une forme qui a conduit Ruyer à abandonner son premier modèle
mécaniste. Tout est forme et toute action est celle d’une forme sur une autre forme et
le cerveau est lui aussi un ensemble de formes cérébrales. Une forme peut être définie
comme un certain type de liaisons entre les éléments qui constituent cette forme. Mais
quel est le mode d’existence de ces liaisons ? Puisqu’une forme est une unité d’une
diversité d’éléments, il faut rendre compte de cette unité si l’on veut rendre compte de
l’existence des formes. Expliquer par l’action d’une forme sur une autre forme sans
s’interroger sur le mode d’existence des formes, équivaudrait à ne rien avoir expliqué.
Le mécanisme ne rend pas compte des formes, c’est-à-dire de ce qui fait d’une forme
une forme. C’est ce que montrera Ruyer dans La Conscience et le Corps et c’est dans cet
ouvrage que Ruyer développe la notion qui permet de rendre compte de l’existence des
formes, c’est-à-dire de la conscience et, au-delà de la conscience, des formes
organiques. En effet, pour Ruyer, le problème de la conscience et le problème du vivant,
de la finalité organique, ne font qu’un. Reprenons l’exemple de la perception d’un
arbre. Pour que je puisse percevoir cet arbre, il faut qu’existe sous une forme ou sous
une autre, dans mon cerveau une forme cérébrale d’arbre. Mais pour qu’il y ait
perception, il faut que cette image cérébrale soit perçue sinon il n’y aurait pas plus de
perception qu’il n’y en aurait si personne n’était placé devant l’écran de télévision. D’où
la question que pose Ruyer : « Qui perçoit l’image cérébrale ? » Si on refuse de recourir
à l’œil de l’esprit cartésien et si on n’accepte pas de considérer que la caméra perçoit
réellement la scène qu’elle enregistre au sens où je perçois cette même scène, alors il
semble qu’il ne reste plus qu’une solution, même si cette solution implique un
bouleversement radical de la conception de la conscience et du corps et donc de leurs
« relations ». C’est cette solution que développera Ruyer dans toute son œuvre et qui se
trouve condensée dans la notion de survol absolu ou de surface absolue. Il nous faut
admettre que c’est la surface cérébrale qui se perçoit elle-même par ce que Ruyer
appelle un survol absolu, c’est-à-dire un survol sans distance. Il n’y a pas de sujet de la
perception, transcendant à cette surface cérébrale et distinct de cette surface
cérébrale. C’est cette surface cérébrale qui est sujet et objet de la perception par cette
propriété inhérente à tout champ de conscience de se survoler lui-même. Tout se passe
ici comme si un texte était capable de se lire lui-même, comme s’il n’y avait plus besoin
d’un lecteur placé devant le texte et distinct du texte pour que le texte soit lu. Si la
surface cérébrale n’était, comme la page du livre, qu’un pur objet, si les éléments de la
surface cérébrale étaient simplement juxtaposés les uns à côté des autres, partes extra
partes, comme le sont les lettres sur la page, il n’y aurait pas lecture. La page cérébrale
se lit elle-même. Comme l’écrit Ruyer :
Il est de la nature de toute forme de paraître se survoler elle-même. Chaque fois
qu’un ensemble vrai, une vraie forme, un vrai domaine de liaisons existe, un point
mythique de perspective est virtuellement créé. [Ruyer 1937, 64]
18 C’est cette propriété qui permet de rendre compte de l’existence des formes.
Puisqu’une forme n’existe que par la liaison de ses éléments, il est possible d’en rendre
compte par ce survol sans distance qui permet à la surface cérébrale de se voir elle-
même, de s’auto-posséder et d’être donc une forme cérébrale. Cette synthèse des
éléments n’est donc pas opérée de l’extérieur par un sujet métaphysique mais par la
surface cérébrale elle-même et en ce sens, la solution de Ruyer demande qu’on
abandonne le dualisme cartésien, l’opposition entre l’étendue et la pensée, sans pour
autant retomber dans un monisme matérialiste. En effet, les mécanismes ne possèdent
pas cette propriété d’auto-survol et il n’est donc pas possible de rendre compte de
l’unité d’une forme par des mécanismes. Dans notre champ de perception, tous les
éléments qui y figurent, tout en étant divers et distincts, appartiennent à un seul et
même champ de conscience et cette unité fondamentale par auto-survol doit donc être
attribuée aux éléments cérébraux qui constituent cet état cérébral. Cette propriété
appartient à tout champ de conscience et par conséquent la conscience ne saurait être
réduite à des mécanismes cérébraux.
19 Il nous faut donc faire une distinction essentielle entre l’état cérébral tel qu’il est donné
au neurologue comme pure substance étendue et ce même état cérébral tel qu’il est
donné à lui-même par auto-survol absolu. La connaissance objective de cet état, son
observation à la troisième personne, ne saurait donc être équivalente au fait d’être
dans cet état ou d’être cet état. B, qui perçoit l’état cérébral de A au moment où A a une
sensation de jaune, n’éprouve donc pas cette sensation. Évidemment dira Dennett,
puisque B n’est pas A. Mais ce qui fait problème pour le monisme matérialiste, c’est que
A éprouve quelque chose quand il est dans cet état cérébral. Ce dont il faut rendre
compte, c’est que cet état est ressenti. Lorsqu’une table peinte en vert est ensuite
peinte en bleu, on pourrait dire qu’elle change d’état et que cela lui fait quelque chose
puisqu’elle n’est plus dans le même état. Mais le fait de changer d’état n’implique pas
que la table a éprouvé quelque chose en changeant d’état. C’est l’observateur extérieur
qui a éprouvé quelque chose en voyant la table changer de couleur. Nous voulons dire
que cela ne fait rien à une table d’être une table parce qu’elle n’est pas dotée de ce
survol absolu et par conséquent, à supposer qu’une connaissance objective parfaite de
la table soit possible, cette connaissance ne laisserait aucun résidu. Rien de l’être de la
table ne lui échapperait. Par contre, la connaissance neurologique de l’état cérébral de
A, si complète soit-elle, laisse quelque chose d’essentiel en dehors d’elle, c’est-à-dire ce
que cela fait d’être dans cet état.
dans les deux cas, il s’agit de phénomènes neuraux offerts à une observation à la
troisième personne. Dira-t-on enfin que l’expérience phénoménale est une propriété
émergente à partir des propriétés neurales comme les propriétés de la molécule d’eau
émergent à partir des propriétés des atomes d’hydrogène et d’oxygène ? Mais c’est
oublier que les propriétés nouvelles de l’eau sont données à une observation extérieure.
Pourquoi donc l’expérience phénoménale, le quale, n’est-il pas observable par le
neurologue comme le sont les propriétés de l’eau ?
24 Chalmers, contrairement aux auteurs que nous venons de citer, prend au sérieux
l’expérience phénoménale. Selon lui, l’expérience phénoménale n’est pas une propriété
physique ni fonctionnelle car elle ne survient pas logiquement sur le physique
puisqu’on peut concevoir sans contradiction un monde dans lequel existerait un zombi,
identique à nous physiquement, qui ne vivrait pas d’expérience phénoménale.
Cependant, la conscience, dans notre monde, surviendrait naturellement sur le monde
physique à partir d’une propriété physique, fonctionnelle. Ainsi, dans notre monde, un
robot doté de l’état fonctionnel adéquat, d’un programme informatique, aurait accès
comme nous aux expériences phénoménales et serait donc conscient. La conscience
serait donc l’effet de l’organisation fonctionnelle de notre cerveau sans être pourtant
une propriété physique fonctionnelle comme le soutient Dennett. Mais Chalmers, tout
en insistant sur la réalité et l’irréductibilité de l’expérience phénoménale, lui refuse
pourtant tout rôle explicatif puisque tous nos comportements, y compris nos jugements
sur nos états de conscience, peuvent être expliqués fonctionnellement :
[...] quoi que puisse être la métaphysique de la causalité, il paraît assez clair que l’on
peut donner une explication physique du comportement qui ne fasse pas appel à la
conscience et n’implique pas davantage son existence. [Chalmers 2010, 257]
25 Certes, Chalmers fait la distinction entre l’absence de rôle explicatif et l’absence de rôle
causal, mais si le monde physique est causalement clos, il paraît difficile d’envisager un
rôle causal de la conscience, de l’expérience phénoménale. Il s’agit donc d’un
épiphénoménisme et d’un dualisme des propriétés. Les propriétés phénoménales sont
alors des propriétés étranges : ce sont des propriétés non physiques mais naturelles,
dépendantes cependant de propriétés physiques, sans pouvoir, semble-t-il, exercer
d’action en retour sur ces propriétés puisque le monde physique est causalement clos.
Ces propriétés émergent de propriétés physiques sans pouvoir être expliquées à partir
des lois de la physique. La théorie de la conscience qu’il envisage pourra seulement
énoncer des lois psychophysiques gouvernant les relations entre les expériences
phénoménales et « des états informationnels », c’est-à-dire des états fonctionnels. Il
envisage donc un fonctionnalisme non réductionniste. Mais il nous faut alors admettre
avec Chalmers qu’une propriété non physique, non observable à la troisième personne,
puisse être dépendante d’une propriété physique. L’évolution aurait donc engendré une
propriété naturelle mais ne servant à rien, puisqu’un zombi non conscient pourrait agir
exactement comme moi et prononcer les mêmes jugements. Le paradoxe le plus
important de cette position est que Chalmers tout en prenant au sérieux la conscience
phénoménale, l’expérience subjective, lui refuse pourtant un rôle explicatif. Or, selon
mon expérience phénoménale, c’est ma sensation de soif qui est à l’origine de mon
geste vers le verre d’eau, et mes actes, selon le point de vue à la première personne,
sont finalisés, justifiés par des raisons d’agir. Or si la causalité n’est que physique, tout
ce contenu phénoménal ne serait qu’illusion. En quelque sorte, Chalmers reconnaît la
certitude du cogito, de la pensée consciente radicalement distincte du corps, mais paraît
envisager la possibilité qu’elle ne joue aucun rôle causal dans l’existence.
26 Chalmers envisage pourtant une forme de monisme proche de celui développé par
Ruyer. Puisque le même état informationnel, c’est-à-dire le même programme
informatique, peut être réalisé physiquement et phénoménalement, c’est-à-dire
puisque l’information a un double aspect, un aspect physique et un aspect phénoménal,
alors
Nous pourrions dire que les aspects internes de ces états sont phénoménaux et que
leurs aspects externes sont physiques : l’expérience est l’information vue de
l’intérieur ; la physique est l’information vue de l’extérieur. [Chalmers 2010, 420]
27 La théorie du double aspect, contrairement à la thèse du dualisme des propriétés
développée par Chalmers, permet d’éviter les difficultés que nous avons relevées ci-
dessus.
28 Le monisme non matérialiste de Ruyer nous semble donc plus cohérent et plus en
accord avec notre expérience phénoménale puisque, dans ce cas, l’état phénoménal
identique à l’état cérébral, joue bien un rôle causal en tant qu’état phénoménal.
29 Il nous faut donc affirmer avec Ruyer que la connaissance objective de l’état cérébral
n’équivaut pas à l’expérience subjective vécue par celui qui est dans cet état cérébral
alors même que l’expérience subjective, c’est-à-dire l’état mental et l’état cérébral ne
font qu’un. Il n’est pas nécessaire d’être dualiste pour reconnaître l’irréductibilité des
qualia, de l’expérience phénoménale subjective, à la connaissance à la troisième
personne. Le cerveau objet du neurologue, la pure substance étendue, n’est que
l’apparence que prend une subjectivité quand elle est perçue de l’extérieur.
L’esprit n’est qu’un nom donné à la différence entre une surface objet et une
surface réelle. [Ruyer 1937, 99]
30 La surface réelle, c’est la surface cérébrale, la forme cérébrale telle qu’elle est donnée à
elle-même par survol absolu.
31 Ce que Ruyer découvre donc en 1936 à propos du champ de perception sera généralisé à
l’ensemble de l’organisme, non seulement à tous les organismes, donc à l’ensemble du
vivant mais aussi à l’ensemble des constituants ultimes de la matière, c’est-à-dire au
domaine de la physique quantique. Ce qui fait d’un organisme un être, c’est-à-dire ce
qui fait de lui l’unité d’une multiplicité, c’est cette propriété de survol absolu. Il y a
identité pour Ruyer entre conscience, vie et être. Il n’y a d’être que là où il y a un être.
Dans mon champ de perception, tous les éléments de ce champ constituent un champ
de perception. Toutes les cellules de mon corps forment un corps, tous les atomes d’une
cellule forment une cellule, tous les constituants d’un atome forment un atome et ceci
par survol absolu des constituants. Les êtres sont des formes et une forme ne peut être
une forme qu’en étant une.
32 Ruyer opposera donc non pas le corps et la conscience mais les êtres individualités et
les agrégats qui ne sont pas des êtres au sens strict. Un tas de sable, une montagne sont
des agrégats. Ils n’ont pas d’unité, contrairement à un organisme qui est un organisme.
Ce qui manque à la montagne pour être, c’est le une. La physique classique n’étudiait
que des agrégats, des foules. Lorsqu’elle a étudié les constituants ultimes irréductibles à
des agrégats, elle a dû abandonner définitivement le déterminisme de la physique
classique. Le déterminisme n’est que d’ordre statistique. Le vivant n’est donc pas plus
réductible à un ensemble de fonctionnements de type déterministe que les trajectoires
d’une particule ne peuvent être décrites par une loi déterministe. On voit donc que la
notion de survol absolu permet à Ruyer de rendre compte non seulement du champ de
conscience mais aussi de l’activité, irréductible à un déterminisme, liée à tout champ de
conscience, à tout domaine absolu. La conscience n’est donc pas pour Ruyer un
épiphénomène sans causalité efficiente. Elle est au contraire la véritable causalité, la
causalité de type déterministe n’étant qu’une résultante statistique. L’activité finalisée
n’est pas plus réductible à un fonctionnement que les qualia ne sont réductibles à un
ensemble de réactions adaptatives. L’expérience phénoménale doit là aussi être prise
au sérieux.
pourrait être assimilée à un état cérébral si le cerveau était réductible à ce que nous en
dit le neurologue, c’est-à-dire au cerveau observé par le neurologue. Pour que cela fasse
quelque chose d’être dans cet état cérébral ou plutôt d’être cet état cérébral, il faut que
cet état possède cette propriété de survol absolu, qu’il soit une surface absolue. Par
conséquent, lorsque Wittgenstein refuse d’admettre qu’une pensée puisse être un état
cérébral, c’est qu’il partage le même présupposé que le neurologue ou que le
réductionniste, c’est-à-dire que le cerveau et, au-delà du cerveau, l’être vivant tout
entier, est cet objet ne possédant que les propriétés que lui attribuent les sciences de la
nature.
37 Mais reconnaître la réalité de l’expérience phénoménale, n’est-ce pas admettre, pour
reprendre la comparaison de Wittgenstein [Wittgenstein 2004], qu’il y a un scarabée
dans la boîte, et donc admettre l’existence d’un monde intérieur cartésien accessible
uniquement par une observation à la première personne ? Ce serait donc affirmer
l’existence d’un monde intérieur.
38 Le point essentiel de l’argumentation de Wittgenstein contre la thèse du monde
intérieur, consiste à montrer qu’il n’y a pas d’observation des états de conscience par
un sujet qui observerait ses états intérieurs comme il observe les objets du monde
physique. La conscience de soi ne consiste donc pas en une introspection d’états
inaccessibles à une observation à la troisième personne. Être en colère ou ressentir du
chagrin ne consiste certes pas à s’observer comme j’observe autrui. Lorsque X dit qu’il a
mal, cet énoncé n’est pas un simple énoncé d’observation d’un état de conscience. Il
s’agit bien plutôt d’une expression de ce qu’il ressent. Mais ceci ne permet pas de
remettre en cause l’existence de l’expérience phénoménale exprimée par cet énoncé ou
par un cri. On peut donc accorder à Wittgenstein que la conscience de soi ne consiste
pas en une observation d’états intérieurs par un sujet cartésien, analogue donc à une
observation à la troisième personne. C’est justement ce que veut dire Ruyer quand il
parle de survol absolu, de survol sans distance. L’observation à la troisième personne
suppose une distance réelle entre l’observateur et l’objet observé. Par contre, dans le
cas d’une sensation ou de n’importe quelle pensée consciente, il y a survol sans distance
parce que le champ cérébral est un domaine absolu. C’est ce survol absolu qui définit la
conscience et qui fait d’un être un être, et d’une forme une forme.
39 D’ailleurs, cette impossibilité d’observer mon propre état de conscience, mon
expérience phénoménale, comme j’observe le comportement d’autrui n’est pas propre
à mes états mentaux. Ce sont mes propres comportements que je ne peux observer
comme j’observe les comportements d’autrui. Quand je manifeste de la colère, j’en suis
conscient mais je ne suis pas en train d’observer mon comportement de colère.
Pourquoi ? Parce que la conscience de mon comportement suppose un survol sans
distance.
40 Le deuxième présupposé commun aux tenants de la critique du monde intérieur et aux
matérialistes réductionnistes, est qu’ils accordent un privilège à l’observation à la
troisième personne, comme si l’observation à la troisième personne allait de soi,
comme s’il n’y avait pas besoin d’en rendre compte et qu’elle ne constituait pas un
problème. Il nous semble au contraire que l’observation à la troisième personne
présuppose ce que Ruyer appelle le survol sans distance. Si on réduit l’observation à la
troisième personne à un processus analysable scientifiquement et assimilable à ce qui
se passe dans une caméra et, dans ce cas, l’expression « point de vue à la troisième
personne » n’a plus guère de sens. Et dans ce cas, tout phénomène au cours duquel un
rayon lumineux part d’un objet et rencontre un deuxième objet, pourrait à la rigueur
être considéré comme une observation à la troisième personne. Mais une observation à
la troisième personne est elle-même une expérience subjective à la première personne
dont le contenu est le comportement d’autrui. Il n’y a pas d’observation à la troisième
personne sans expérience phénoménale, subjective, à la première personne. Si l’on
refuse tout autant le réductionnisme que le recours à un sujet cartésien, il semble alors
que l’observation à la troisième personne présuppose, comme nous l’avons vu, ce que
Ruyer appelle un survol sans distance : lorsque j’observe le comportement d’autrui,
mon champ de conscience (ici mon champ de perception) doit être conçu comme un
domaine absolu doté de la propriété d’auto-survol sans distance. Ce n’est que parce que
j’ai bien, en ce sens, un accès privilégié à mon champ de perception, que j’ai accès au
comportement d’autrui. L’observation à la troisième personne ne doit donc pas être
considérée comme une donnée claire ni comme le moyen de sous-estimer le point de
vue à la première personne. Si je ne peux douter de ce que me présente ce survol absolu
de mes états de conscience, ce n’est pas pour une question de grammaire mais pour une
question d’ontologie.
41 On peut donc refuser l’existence d’un œil de l’esprit, d’un pur sujet cartésien, sans
réduire l’expérience phénoménale à l’état cérébral connu par le neurologue et sans
concéder à Wittgenstein que l’abîme entre le cerveau et la pensée ne résulte que d’une
erreur grammaticale, ni que l’intériorité ne soit qu’un mythe dont il faudrait nous
débarrasser par une analyse du langage. La distinction entre le langage des causes et le
langage des raisons trouve son explication et sa source dans la distinction faite par
Ruyer entre le cerveau objet du neurologue et le cerveau surface absolue, doté de cette
propriété de survol absolu qui est la marque de l’être individualité. L’intériorité ne
semble donc pas être un mythe et il semble donc bien y avoir un scarabée dans la boîte,
et d’ailleurs, s’il n’y en avait pas, comprendrions-nous ce à quoi fait référence
Wittgenstein quand il emploie cette comparaison ? Le scarabée dans la boîte, c’est
l’expérience phénoménale vécue nécessairement à la première personne, le « ce que
cela fait » d’avoir une sensation de rouge ; ou de douleur. Certes, comme le dit
Chalmers, « nous ne disposons d’aucun langage indépendant pour parler des qualités
phénoménales » [Chalmers 2010, 46]. Pourtant, « le problème de la conscience ne
saurait s’évanouir pour des raisons linguistiques » [Chalmers 2010, 47]. On doit même
reconnaître que l’expérience phénoménale ne peut non seulement pas être décrite en
tant que telle, mais qu’elle ne peut même pas être montrée. Or, comme Wittgenstein l’a
montré, il en va de même de l’existence du monde. Je ne peux ni décrire le fait de
l’existence du monde, ni montrer que le monde existe. L’énoncé « le monde existe » est
selon le Wittgenstein du Tractatus sinnlos, sans être unsinnig [Wittgenstein 1961].
Cependant, personne ne remet pourtant en question l’existence du monde (sauf le
professeur de philosophie pendant les quelques heures qu’il consacre à l’explication de
la première méditation cartésienne). Certes, la certitude de l’existence de l’expérience
phénoménologique, comme celle de l’existence du monde, ne relève pas d’un savoir
puisqu’il n’y a de savoir que là où le doute est possible. Toutefois cette certitude ne
nous semble pas être une question de grammaire, pas plus que l’asymétrie de l’emploi
des verbes psychologiques employés à la première personne. Il s’agit plutôt d’une
question d’ontologie : si je ne peux douter d’être en colère ou de souffrir, c’est
justement parce que mon état de conscience, comme tout état de conscience, m’est
donné par survol absolu et non par un sujet qui serait distinct de ce qu’il observe. Le
problème de la conscience nous semble donc être celui de l’irréductibilité de
BIBLIOGRAPHIE
CHALMERS, David [2010], L’Esprit conscient, Paris : Les Éditions d’Ithaque, 1996.
EDELMAN, Gerald M. [2004], Plus vaste que le ciel, Paris : Odile Jacob.
PROUST, Joëlle [1997], Comment l’esprit vient aux bêtes, Paris : Gallimard.
RUYER, Raymond [1930], Esquisse d’une philosophie de la structure, Paris : Félix Alcan.
WITTGENSTEIN, Ludwig [2004], Recherches philosophiques, Paris : Gallimard, 1re édition 1953.
RÉSUMÉS
La critique du dualisme cartésien, c’est-à-dire du mythe de l’intériorité, a été menée à partir de
deux positions philosophiques. La première cherche à réduire l’état mental à l’état neuronal
défini par ses propriétés neurologiques et l’autre, celle de Wittgenstein, tente de faire disparaître
le mystère des relations entre la pensée et le cerveau par une critique grammaticale du langage.
La notion de survol absolu, notion centrale de la philosophie de Ruyer, permet de développer une
conception non matérialiste de l’identité entre état cérébral et état mental. De plus, cette
conception montre que l’intériorité de l’état mental ne saurait être réduite à une erreur de
catégorie. Mais cette thèse de l’identité de la conscience et du corps nécessite de développer une
perspective radicalement nouvelle permettant de concevoir une conscience « étendue ».
The critique of Cartesian dualism, that is to say the myth of interiority, was carried out from two
philosophical positions. The first sought to reduce the mental state to the neuronal state defined
by its neurological properties, while the other, Wittgenstein’s, attempted to eliminate the
mystery of the relations between thought and brain. For this, there was a grammatical criticism
of language. The notion of absolute overflight, a central notion of Ruyer’s philosophy, makes it
possible to develop a non-materialistic concept of the identity between the cerebral and the
mental states. Moreover, this conception shows that the interiority of the mental state cannot be
reduced to a category-mistake [Ryle 1949]. This thesis of the identity of consciousness and the
body requires a radically new perspective to be developed to conceive an “extended”
consciousness.
AUTEUR
JEAN-PIERRE LOUIS
Nancy (France)
Varia
1 Les deux textes que nous présentons ici, « Effets moraux de l’accélération de l’histoire»
et « Sommes-nous libres?», sont issus du fonds Jules-Vuillemin, conservé au
Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie – Archives Henri-Poincaré
(UMR 71171). Datant respectivement des années 1969-1970 et 1989-1990, ils montrent
du célèbre historien de la philosophie et philosophe des sciences un visage peu connu :
celui d’un observateur engagé de son époque.
2 « Sommes-nous libres?»
7 Le second texte, intitulé « Sommes-nous libres?», est conservé sous la cote 19.1. Jules
Vuillemin y critique le recours à l’expertise psychologique en matière judiciaire comme
un moyen de déresponsabilisation : à la suite de Kant, il renvoie la notion de
responsabilité, comme celle de liberté, au seul domaine de la morale.
8 La chemise 1 de la boîte 19 contient deux versions du texte : l’une, de 22 pages, est la
photocopie en noir et blanc d’une version dactylographiée et annotée au stylo, l’autre
est un manuscrit de 24 pages. Rien ne semble avoir précédé la version manuscrite, si
l’on en croit le nombre important de corrections et de ratures. Comme ces corrections
engendrent exactement le texte de la version dactylographiée, il ne semble manquer
aucune version intermédiaire. La version dactylographiée ne contient enfin que des
corrections rares et triviales ; il s’agit donc probablement d’une version définitive.
9 La version manuscrite a été rédigée au stylo noir (avec corrections en noir), puis au
stylo bleu (avec corrections en noir) lorsque le premier a montré des signes de fatigue,
enfin derechef au stylo noir (avec corrections en bleu). Les changements de stylo
permettent d’établir une chronologie relative des modifications du manuscrit.
10 Une main étrangère a noté sur la première page du texte dactylographié (avant
photocopie) une estimation de sa date : « après février 1989 / 1989-1990». Tous les
indices semblent confirmer cette hypothèse : non seulement la date des autres textes
de la boîte 194, mais aussi celle des brouillons divers au verso desquels a été rédigée la
version manuscrite. On y trouve en effet une feuille extraite d’une version
dactylographiée de l’article « Sur la dualité» [Vuillemin 1987], une autre extraite d’un
brouillon dactylographié non définitif d’un texte classé sous la cote 19.3 (« Les origines
3 Conclusion
12 Si Vuillemin traitait abondamment de politique à l’époque des Temps modernes 6, il
s’exposa moins volontiers dans les décennies suivantes [Vuillemin 1965, 100-103]. C’est
bien souvent par allusions qu’il dénonce mai 1968 [Vuillemin 1968, section III],
[Vuillemin 1982] et le « socialisme» – celui des pays communistes comme celui de
François Mitterrand –, dont il condamne l’idéologie7, la recherche du bonheur par
l’appropriation collective des moyens de production8, la barbarie des moyens9,
l’organisation de la santé publique10, l’illusion de justice [Vuillemin 1991, 162], et, dans
un texte non publié, la politique économique11.
13 Les deux textes que nous présentons aujourd’hui au public ne permettent pas
seulement d’éclaircir les positions politiques que laissent déjà deviner les allusions
disséminées dans l’œuvre publiée : ils montrent surtout que la politique n’est pas à ses
yeux simple affaire d’« opinion» et que l’engagement, loin d’y être une vertu, n’a de
valeur que soutenu par l’argumentation.
14 Perce alors, sous le visage méconnu de Vuillemin en observateur critique de la politique
de son temps, le visage autrement plus familier d’un philosophe soucieux de rigueur
argumentative et conscient de ses postulats.
BIBLIOGRAPHIE
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VUILLEMIN, Jules [2015], Un Français peut-il encore comprendre les philosophes d’outre-Manche ?,
Études philosophiques, 153(1), 17–31.
NOTES
1. Nous remercions vivement les ayants droit, Gudrun Vuillemin-Diem, Françoise Létoublon et
Jean Vuillemin, respectivement épouse et enfants du philosophe, d’avoir accepté la publication
de ces textes. Gudrun Vuillemin-Diem a livré un récit détaillé de la création du fonds Jules-
Vuillemin [Vuillemin-Diem 2010]. Le site des Archives Jules-Vuillemin se trouve à l’adresse
http://poincare.univ-lorraine.fr/fr/archives-jules-vuillemin. À la demande des ayants droit, le
fonds d’archives est accessible à tout chercheur se rendant au Laboratoire d’Histoire des Sciences
et de Philosophie – Archives Henri-Poincaré (Nancy) en justifiant de son intérêt. Les deux textes
présentés ici ont été étudiés par Julien Borgeon et Raphaël Derobe dans le cadre d’un stage
d’initiation à la recherche encadré par Baptiste Mélès et destiné aux étudiants de licence 3 du
département de philosophie de l’Université de Lorraine. Ayant choisi un texte dans le catalogue
du fonds établi par Gudrun Vuillemin-Diem, les stagiaires en rédigent un commentaire
archivistique et philosophique : liste, ordre et dates des différentes versions, structure
argumentative, éclaircissement des références, mise en perspective dans l’œuvre de Vuillemin,
etc.
2. On comparera notamment le présent texte avec [Vuillemin 1968, 13, 55, 55-59].
3. On trouve ainsi la conférence anglaise de 1966-1967 « Un Français peut-il encore comprendre
les philosophes d’outre-Manche?» (cote 0.4), une conférence prononcée à Gand et Louvain
en 1967-1968 et intitulée « La signification du positivisme et ses limites» (cote 0.5), une
conférence sur Voltaire à l’université et la Société de philosophie de Genève en 1967-1968
(cote 0.7), une conférence de présentation personnelle à l’université de Bologne en octobre 1973
(cote 0.8) et une conférence à Cortona d’avril 1980 intitulée “Why should we increase the part of
history of science and history of philosophy in philosophical education?” (cote 0.9). Les textes
réunis sous les cotes 0.1 à 0.3 sont, quant à eux, antérieurs : une recension du livre de Max
Jammer Concepts of Force pour les Annales d’astrophysique en 1959 (manuscrit 0.1), une note sur le
manuscrit posthume d’Henri Dussort, L’École de Marbourg, que Vuillemin édite en 1963
(manuscrit 0.2) et un texte intitulé « L’ONU et l’esprit des lois» qui semble dater de 1952
(cote 0.3).
4. La boîte 19 contient en effet un texte intitulé « Jugement de goût et raison», dont le manuscrit
est écrit au verso de documents datés de mai-juin 1989 (cote 19.2), un autre intitulé « Objets de
l’histoire et vérité» prononcé à la maison Descartes à Amsterdam en février 1990 (cote 19.4), un
texte intitulé « Spéculation, analyse, critique» (cote 19.5), et un projet de recueil d’études intitulé
Rationalisme et mathématiques platoniciens (cote 19.3). Tous ces textes datent des années 1989-1990.
5. Voir [Guignard 2016]. Selon le témoignage de Joseph Vidal-Rosset aux auteurs de ces lignes
(mars 2017), Vuillemin désapprouvait également l’action de Robert Badinter comme garde des
Sceaux.
6. Voir notamment [Vuillemin 1950a,bc, Vuillemin 1951, Vuillemin 1952a,b,c, Vuillemin 1954].
Tous ces textes peuvent être consultés dans la bibliothèque de travail de Jules Vuillemin au
Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie – Archives Henri-Poincaré (Nancy).
7. [Vuillemin 1979, section III]. Voir la version française originale sous la cote 2.2 du fonds Jules-
Vuillemin.
8. [Vuillemin 1980, section I]. Voir la version française originale sous la cote 3.3 du fonds Jules-
Vuillemin, p. 8.
9. [Vuillemin 1981, 371] (réédité dans L’Intuitionnisme kantien en 1994) : par opposition à la loi
morale, « le socialisme […] ne spécifie pas les moyens, qui peuvent aller du conditionnement à la
torture». Déjà, dans La Philosophie de l’algèbre, Vuillemin critiquait Auguste Comte et sa postérité :
« Forcé d’assigner de l’extérieur ses limites à l’intelligence, il les emprunte au principe moral de
l’utilité publique, ouvrant ainsi la voie aux philosophies engagées et aux fanatismes» [Vuillemin
1962, 218, n; 1].
10. [Vuillemin, 347] : le malade choisit son médecin, « du moins quand l’organisation socialiste ne
lui retire pas ce souci».
11. Jules Vuillemin, « Une année d’économie socialiste (mai 81-mai 82) ; essai sur l’imputabilité
en histoire», cote 6a.1 du fonds Jules-Vuillemin. L’auteur y examine, statistiques à l’appui, « les
conséquences de la politique économique socialiste durant la première année de l’exercice du
pouvoir».
RÉSUMÉS
Dans les textes inédits « Effets moraux de l’accélération de l’histoire» (1969-1970) et « Sommes-
nous libres?» (1989-1990), Jules Vuillemin montre un visage peu connu : celui d’un observateur
engagé de son époque. Il y critique des mouvements sociaux et politiques contemporains –
mai 1968 et la réforme du Code pénal de 1989 – en s’appuyant sur des considérations
métaphysiques et morales. Plus que des tribunes politiques, ces textes montrent que la politique
n’est pas, pour Vuillemin, simple affaire d’« opinion» et que l’engagement n’a de valeur que
soutenu par l’argumentation.
In his unpublished texts “Moral effects of the acceleration of history” (1969-1970) and “Are we
free?” (1989-1990), Jules Vuillemin shows himself as an engaged observer of his time. He
criticizes some contemporary social and political actions—May 1968 and the 1989 reform of the
French penal code—on metaphysical and moral grounds. These texts show that engagement and
politics, for Jules Vuillemin, do not take place in opinion columns but in argumentation.
AUTEURS
BAPTISTE MÉLÈS
Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie, Archives Henri-Poincaré, Université de
Lorraine, CNRS, Nancy (France)
JULIEN BORGEON
Université de Lorraine, Nancy (France)
RAPHAËL DEROBE
Université de Lorraine, Nancy (France)
Jules Vuillemin
1 [1] Les paléontologues constatent que, mesuré en genres, le taux d’évolution de nos
ancêtres1 et collatéraux directs a été exceptionnellement rapide. En 160 millions
d’années, on compte seulement huit genres d’ammonites. Il faut encore 60 millions
d’années pour huit genres de chevaux, mais il n’en faut plus que 12 millions pour
quatre genres d’hominoïdes et un seul, le dernier, pour trois genres d’hominidés 2i. Pour
expliquer une telle accélération, on suppose que la sélection a dû agir sur un nouveau
type d’environnement : l’environnement culturel. Naturellement, quand on fait le
tableau de l’histoire humaine, cette supposition, qui lui est empruntée, prend la
consistance d’un fait. Passez en revue, par exemple, depuis l’apparition du langage
parlé, les moyens de communication nouveaux : écriture sur pierre et manuscrits,
imprimerie, journaux, téléphone, télégraphie sans fil, radio, télévision, télévision en
couleur. Les inventions se pressent avec le temps. Surtout, l’accélération même de
l’histoire nous est comme rendue sensible, et ceci suppose, étant donné que nous ne
prenons probablement conscience que des variations dans le taux de changement, que
les choses vont assez vite, à présent, pour permettre à chaque individu au cours de sa
vie de comparer plusieurs impressions successives d’accélération, et de sentir, lorsqu’il
les rapporte à une unité de durée aussi courte qu’une décennie, un accroissement
vertigineux dans le nombre et l’importance des innovations qu’il accueille ou qu’il
subit.
2 Je me propose d’examiner ici quelques effets moraux de cette situation.
I
3 De cette situation, je ne retiendrai qu’un unique aspect. Non que je prétende diminuer
la part des bouleversements sociaux, politiques, nationaux et religieux des [2] deux
dernières guerres dans l’image que nous nous faisons du monde. Mais, emportés eux
aussi dans le tourbillon, nos malheurs perdent chaque jour de leur intérêt. Les
historiens futurs, il le faut bien, mentionneront3 charniers et massacres. D’autres
événements, en revanche, les arrêteront : le « V2 », ancêtre des vaisseaux de l’espace 4,
et le canon automatique anti-aérien, machine-modèle à mesurer l’information et à
prédire l’avenir. D’avance, imitons leur choix. Bien que collectifs, régimes, nations et
religions ont une tendance à la désuétude, qui les apparente à nos passions
individuelles. Parmi les causes du changement, bornons-nous aux plus stables, à celles
qui sont cumulatives et universelles. Bornons-nous, par conséquent, aux relations
techniques de l’homme à son milieu.
4 Quatre traits principaux paraissent caractériser ces relations aujourd’hui.
5 Il y a un million d’années, les Australopithèques inventaient de coupler l’organisme et
le milieu par le moyen d’instruments rudimentaires, de simples silex, dont nos
techniques proprement humaines représentent le développement lointain. L’esprit de
cette invention, que nous ne cessons d’exploiter et de perfectionner, consiste à
prolonger l’évolution naturelle. L’être vivant ne se conserverait pas un instant si de
nombreux mécanismes homéostatiques n’agissaient de concert pour assurer à son
milieu intérieur une stabilité relative par rapport aux variations du milieu extérieur.
L’homme se distingue sans doute des autres animaux5 en ce que les pressions de
sélection l’ont contraint d’interposer entre son organisme et l’univers un milieu
artificiel de plus en plus épais, en sorte qu’en toute rigueur, lorsqu’on parle du milieu
intérieur et des régimes homéostatiques de l’homme, ce n’est pas son corps seul, mais
le couplage de son corps et de la technique qu’il faut considérer. La langue 6, le
vêtement, la maison, le chauffage, le conditionnement ne sont pas sans retentir sur
l’équilibre et la sensibilité thermiques de l’individu.
6 Nous oublions trop aisément à quel degré d’intensité notre civilisation a porté ce
couplage. Lui seul permet de vaincre les fléaux ancestraux7 : la faim et les épidémies.
Mais s’il nous protège contre les accidents de la météorologie et des contagions, c’est en
nous asservissant aux prescriptions de la chimie et de l’hygiène. Et ceux-là même [3]
qui contestent en parole l’économie d’abondance et de bien-être reculeraient d’horreur
s’il leur fallait affronter la vie précaire à laquelle nous réduiraient leurs prédications
inconséquentes. Ce n’est pas tout. Car, au service de la production de masse, qui engage
l’homme dans un couplage technique irréversible, l’automatisme change la nature de
ce couplage. Il s’agit non plus seulement de substituer les énergies physiques à la force
brute de l’ouvrier, mais d’éliminer désormais toutes les tâches subalternes, qu’elles
soient d’ordre physique ou intellectuel, qu’elles relèvent de la répétition d’un acte ou
de la surveillance d’une opération. Un frigidaire, un four de cuisine, une machine à
laver illustrent le principe de ces nouvelles machines : à toute prestation fournie sous
forme d’énergie dépensée correspond une contre-réaction sous forme d’information
relatant l’effet de cette prestation – par exemple l’indication d’une variation de
température dans le milieu ambiant – et cette contre-réaction, à son tour, en
commandant l’alimentation énergétique, règle la nouvelle prestation. Ces machines,
qu’on tiendra pour des simulateurs grossiers, mais acceptables 8, des activités
organiques, et dont les formes les plus complexes, les calculatrices électroniques,
simulent même l’activité cérébrale, ont en propre d’être homéostatiques. À la limite,
une fois programmées et mises en marche, les usines automatiques fonctionnent toutes
seules et prennent en charge la dépense musculaire et nerveuse, que l’ouvrier doit
payer pour prix de son couplage avec les machines classiques. Bref, un automate
décodage ont été transférées de l’homme à ses instruments. Faut-il alors s’étonner des
incertitudes dans les méthodes de communication entre générations et,
particulièrement, dans la façon d’enseigner ? D’une part, le son et l’image prétendent
supplanter l’écriture. De l’autre, une machine bien programmée vaut mieux qu’un
mauvais maître et bien des tâches qui, dans la transmission de la culture, sont
concurrencées par le travail esclave sont13, comme dit Wiener, essentiellement du
travail esclave.
9 Voici donc un milieu technique, en lui-même instable, et dont les procédés
d’information ne cessent de réverbérer et d’amplifier l’instabilité. Il serait assurément
exagéré de réduire le rôle des institutions juridiques, religieuses et morales à celui de
stabilisateurs des civilisations. Mais on conviendra aisément que l’une de leurs
destinations14 principales est de prévenir ou d’amortir et d’intégrer le choc des
innovations. On imagine alors qu’elles sont, aujourd’hui, soumises à rude épreuve.
Certes les marchands ont passé contrat et les ouvriers ont fait grève 15 avant que le
contrat et la grève soient reconnus en droit commercial et ouvrier. La lutte pour le
droit ne s’est jamais séparée de la justice même. Mais ces luttes prenaient naguère des
siècles ou du moins des décades. À présent, c’est avec une extrême rapidité que les
retards s’accusent et se comblent dans tous les domaines du droit. Les lois courent
après les [6] mœurs, qui courent après la technique. De ce fait, les idées qu’on se fait du
bien et du mal changent sous nos yeux. Ceux dont l’éducation remonte à l’époque bénie
de Raymond Poincaré n’auront pas oublié les préceptes d’épargne qui leur étaient
inculqués ; pour les États comme pour les ménagères, la règle d’or était de tenir un
équilibre constant et strict entre recettes et dépenses. Ailleurs cependant, où l’on
prenait mieux la mesure de la grande crise, on fustigeait la manie d’épargner comme
un vice responsable du chômage. Et, depuis, les sociologues nous ont accoutumés à
glorifier les largesses et le don, formes primitives de l’échange, sources non seulement
du prestige, mais de la solidarité.
10 Il est dangereux de rappeler aux hommes que les vertus elles-mêmes ont leurs travers.
Submergés par l’économie d’abondance, ils devraient s’interroger sur les contraintes et
les répressions que seules16 la disette et la rareté justifiaient. Maîtres d’automates
homéostatiques, ils devaient pousser le sacrilège jusqu’à s’enquérir du mécanisme
auquel obéit une règle. Un cybernéticien demande ainsiiii : « Chez l’homme et les
animaux supérieurs, quels facteurs vont corriger le signe des nombreuses contre-
réactions qui résultent de l’expérience individuelle ? Par exemple, qu’est-ce qui va
effectuer cette rectification chez l’enfant, qui peut être forcé d’apprendre à rechercher
la viande rouge, mais à éviter un fruit rouge, à rechercher une couverture rouge, mais à
éviter une braise rouge, les contre-réactions, pour fonctionner correctement, devant
être les unes positives, et les autres négatives ? » À cette question, l’auteur répondait en
invoquant un théorème « suivant lequel un système adéquat renfermant un grand
nombre de fonctions en gradins doit pouvoir changer automatiquement ses contre-
réactions jusqu’à ce qu’il ait trouvé une contre-réaction appropriée, le processus de
changement cessant au moment où se produit une contre-réaction affectée du signe
correct et à ce moment-là seulementiv ». À l’appui de la théorie, un homéostat était
présenté qui réalise un véritable simulateur d’adaptation, c’est-à-dire un automatisme
propre à produire ses règles de conduite.
11 [7] C’est non pas la science-fiction, mais un théorème démontré et une machine
construite qui tirent donc la conséquence de notre couplage technique et nous
II
12 Voilà les faits : un couplage technique, rendu doublement exigeant par sa nature et par
la réverbération de son information, des règles tenues pour saintes et immuables et que
des automates simulent et démodent. Reprenons-les une à une pour examiner leurs
effets sur les mœurs.
13 Remarquons d’abord que les morales traditionnelles rappelaient l’homme à sa
condition d’animal démuni et prétendaient l’affranchir sans l’associer aux artifices.
Elles jouaient, pour ainsi dire, le rôle d’anti-couplages. « De quoi le sage a-t-il besoin
pour être heureux ? » – « De rien, répondent orgueilleusement les morales du bonheur,
puisque, même dans le taureau de Phalaris17, il ne dépend que de lui de n’être en quoi
que ce soit troublé et de pouvoir s’écrier : « Douleur, tu n’es qu’un mot ! » – Plus
humbles, les morales du devoir se contentent de libérer de toute hétéronomie cela seul
qui nous rend digne du bonheur, une intention pure. Dans les deux cas, ataraxie et
autonomie sont sous le seul commandement de la volonté, faculté mystérieuse qui nous
met en demeure soit d’agir sur les représentations propres à nous impressionner et à
émouvoir nos désirs, soit du moins de devoir purifier le principe de notre
détermination de tout intérêt extérieur. Cette unique faculté est divine 18, ou à défaut
sublime, puisqu’elle arrache l’homme aux sollicitations de sa sensibilité et l’élève au-
dessus de sa condition [8] animale.
14 D’un coup, le couplage technique fait s’écrouler ces rêves. Contre la douleur et contre
l’angoisse, un calmant ou ce qu’on appelle du nom si prometteur de « pilule 19 du
bonheur » agissent plus vite et plus sûrement qu’un précepte de morale. Mais alors, au
lieu de nous en tenir à l’idée fabuleuse de l’homme, empire dans l’empire de la nature,
acceptons-le pour ce qu’il est, constatons qu’il n’est rien sans son matelas d’artifices, et
laissons dépérir la morale puisque20 après tout voilà un bon million d’années que le sage
a cessé d’être nu.
15 Mais suivons les conséquences de cette idée : on n’agit jamais directement sur l’homme,
mais toujours et seulement par des voies indirectes, en modifiant son milieu, c’est-à-
dire en inventant un artifice de plus. Cette action indirecte ou conditionnement est le
principe qu’à l’aube de notre révolution technique découvrirent indépendamment
Pavlov et Watson. Nulle part l’analyse psychologique ne révèle une âme, siège de
méditation ou objet d’introspection, non plus qu’une réflexion ou une volonté qui
assignerait à l’agent sa responsabilité. Mais on peut résoudre le comportement humain
en une suite de réflexes conditionnels, réponses parfaitement automatiques à des
stimuli, parmi lesquels on comptera les mots, et auxquels nous ne prêtons de
significations que parce que le hasard les a une fois associés à l’objet d’un désir.
Lorsqu’ils croyaient décrire des caractères, mus par les ressorts qu’ils appelaient
ambition et amour, les romanciers cédaient donc à une séduisante illusion. Ainsi, Julien
Sorel décide brusquement d’assassiner Madame de Rênal. Il aurait fallu montrer au
lecteur l’objet, probablement caché à l’attention consciente du héros, que la seule vertu
d’anciennes rencontres avait chargé d’un pouvoir relevant apparemment d’une
décision passionnée. Les passions sont des mythes. Comme le savent les agents de
publicité et les sectateurs du nouveau roman, ce sont les signes qui nous gouvernent.
En un sens, le bruit n’est pas un simple déchet pour cette civilisation du réflexe, car il
fait obstacle à l’examen de conscience et au recueillement dont elle n’avait plus que
faire. Tel est l’homme selon les vœux du brave nouveau monde, celui de Harvard et
celui de Moscou. Il a troqué son arbitre contre [9] un peuple d’automates. Sa puissance
est liée au pacte qui le rend étranger à lui-même, voyageur délesté de son ombre, à
peine étonné de l’ingénieuse rêverie qui, derrière chaque apparence de décision,
assigne le jeu réglé des causes, des réflexes et des symboles. De ce seigneur, les
sociologues ont dit qu’il était « hétérodéterminé », juste le contraire d’un mot d’ordre
donné naguère par un grand homme, peut-être attardé parmi nous. Mais ce personnage
n’est pas si nouveau, dont l’unique maxime est de ne jamais penser par soi-même. On
l’appelait jadis un conformiste.
16 D’un homme qui a projeté hors de lui son centre de gravité, on attendra 21, en second
lieu, qu’il aille de déséquilibre en déséquilibre. À l’intérieur aussi, s’il est encore permis
d’employer ce mot, le couplage technique entraîne l’instabilité. Ici encore, le contraste
est complet avec les exigences des morales. Celles-ci définissaient le bonheur par la
tranquillité et Épicure, faisant le tri des plaisirs, ne retenait que ceux qui lui semblaient
en repos, les plaisirs en mouvement lui paraissant indiscernables de la douleur. Notre
conformité, au contraire, ne se satisfait que de nouveautés. Au bonheur immobile a
succédé un principe d’infinité, de renouvellement inexorable des besoins. C’est à des
signaux inouïs22, donc toujours plus improbables23, qu’est confié le soin d’entretenir
l’excitation suffisante au maintien de la vie et de rompre autant qu’il se peut la
monotonie des formes modernes et démocratiques du divertissement, l’affairement, le
souci et les loisirs programmés. Ainsi, il n’y a pas à s’étonner de l’état de
mécontentement, sourd ou violent, propre à nos sociétés gavées : c’est leur dynamisme
même qui veut que ce qui leur reste d’âme se consume en explosions de rage. Auprès de
Marthe, affairée au ménage, on se prend à regretter Marie, Marie l’inutile, comblée
d’éternité.
17 Car c’est notre conscience du temps qui s’est le plus profondément altérée. Des
techniques qui vieillissent très vite discréditent le passé. Dans les sociétés
traditionnelles, la lutte des âges favorisait l’expérience et les vieillards. À présent,
partout la jeunesse fait prime, et par jeunesse j’entends moins l’âge biologique que
l’absence de souvenirs ou leur régression. Ainsi sont jeunes les cités qui ne sont pas
faites pour durer, parce que chaque génération rase ce que la précédente avait édifié.
[10] Si la culture tient dans les monuments, les institutions et les pensées, qui assurent
quelque communication entre nos vies éphémères et leur survivent, on voit pourquoi
l’homme affairé est son ennemi. Préhistoire, archéologie, exotisme sont à la mode dans
notre société. Est-ce remède ou symptôme ? En tous cas, le mal 24 américain, le manque
d’ancêtres25, nous ronge déjà, et l’extension de notre intérêt dans le temps et l’espace
compense mal le peu d’épaisseur26, de passé vivant, de coutumes et de traditions qui
nous lient encore à nos pères et, par eux, à notre enfance.
18 L’affaiblissement de notre subordination au passé altère inévitablement notre
représentation de l’avenir. Il me paraissait naturel, à vingt ans, de nourrir de grands
desseins. J’avais cet âge, lorsque je fus présenté à l’un des personnages qui décidait
alors du goût dans les lettres françaises. Questionné sur mes projets, j’exposai sans rire
des plans de livres à la mesure de cartons pour le plafond d’une autre Sixtine. Je
m’aperçus qu’on s’étonnait, ou plus. « C’est que, m’expliqua-t-on, le public n’est plus
versé dans la composition, le temps lui fait défaut. S’il lit encore, ce sera d’un trait
quelque relation assez brève pour être lue de cette façon ». – Jugement perspicace à une
époque où les chefs d’État et les maires du Haut-Doubs arborent la devise :
Développement, Planification ! Quand les goûts et les besoins changent si vite, les
entreprises à long terme paraissent bien précaires. Suivez l’histoire d’une réforme. Un
incident, une grève, que sais-je, une insurrection en imposent l’idée au corps politique.
Le ministre prend des avis, presse les commissions, calme les impatients. Déjà on
l’accuse de tiédeur. Il décide. Le corps politique est, pour une fois, unanime, comme à la
nuit du 4 août. Et quand les ordres atteignent enfin ceux qui doivent les appliquer,
d’autres événements pressent qui appellent désormais d’autres réformes, d’autant que
les mêmes gens qui s’accordaient si bien sur les principes se sont, entre-temps,
désaccordés sur leur interprétation. Nos textes de lois ont la durée des créations des
couturiers, et il y a peu à parier qu’un artilleur invente une machine à prévoir les
évolutions d’une cible aussi capricieuse que l’homme.
19 [11] Le temps récompense donc bien mal ceux qui se jettent à corps perdu dans ses
affaires. Il arrive même qu’il leur fausse compagnie. Ainsi probablement de la requête
que je lisais, flambant rouge, il y a quelques semaines, au fronton d’une université du
Midi : « La Commune ! Ici, tout de suite ! » Les universités d’aujourd’hui servent, entre
autres choses, à exprimer au grand jour les désirs élémentaires du peuple. De tels
textes, si conformes à leur destination critique, méritent qu’on les commente comme
on ferait de classiques. D’abord le mot : « Commune ». J’ignore le sens exact que lui
attachait le contestataire. Ces pensées courtes et sacrées m’ont toujours laissé perplexe.
J’abandonne donc avant d’avoir combattu. Mais les mots « Ici, tout de suite ! », je crois
les reconnaître. Ce sont les cris de l’enfant magique, qui piétine à la moindre distance
entre son désir et sa main. Ce sont les protestations réprimées de l’enfant que nous
continuons d’être quand nous rêvons ou que la discipline de l’attention nous fait défaut
pour vivre autrement qu’en songe. Peut-être n’est-ce pas un hasard si le surréalisme est
si intimement lié à la civilisation des automates. Nous payons une puissance précaire
par une insatisfaction chronique, et, délogés par l’action même du temps long de
l’action, sans passé, sans avenir, nous nous réfugions dans l’enfantillage, prenant ou
feignant de prendre les vessies pour les lanternes et les rêves pour les réalités.
20 De leur côté, nos moyens d’information flattent ce goût des chimères, par les
confusions27 qu’ils entretiennent dans nos esprits. L’abondance des matières risque ici
de faire illusion, encore que leur disparate même gêne leur assimilation. Nous nous
trouvons pris dans un vertige de signes. Leur nombre cependant a moins d’effet que
leur façon de nous toucher. Quand nous lisons, la ponctuation, la division en
paragraphes et en chapitres nous invitent à faire des pauses et donc à réfléchir, je veux
dire à nous détacher du texte pour l’examiner et le juger. C’est pourquoi la lecture peut
former l’esprit critique. Nous y passons constamment du niveau superficiel des signes
physiquement perçus à la synthèse abstraite et profonde du sens, et cette synthèse
exige un effort intellectuel systématique d’articulation et d’organisation. Il ne dépend
pas de nous, en revanche, d’arrêter le spectacle télévisé. Les images tiennent notre
pensée captive et [12] pour ainsi dire envoûtée ; elles ont certes leur type à elles de
résonance, mais c’est une résonance toute concrète, circonscrite au seul plan de la
sensation, accueillante à tout ce qui, fait de bric et de broc, n’atteint qu’à l’unité
ajoute à ces bornes des limites propres. En effet, tout système social de production est
affronté à un type de rareté. C’est cette rareté qui contraint à limiter le pouvoir de
disposition des individus en deçà de leurs forces, et donc à réprimer le droit en
l’assujettissant34 à la contrepartie 35 du devoir et de la sanction. Supposez à présent la
rareté vaincue, comme est sur la voie de le faire notre société d’abondance. Alors la
contrepartie36 obligatoire et répressive du droit perd automatiquement [14] toute
légitimité. La maintient-on ? C’est qu’on fait violence aux choses. Que cette violence
vienne du capitalisme ou de la bureaucratie, peu importe. Il est temps que l’État, dont la
production de masse entraîne le dépérissement de principe, dépérisse aussi dans les
faits. Sa violence est inutile. Contre elle, la violence est donc nécessaire et juste.
27 Les applaudissements des foules vont à ces idées simples. Je ne les ai expurgées que de
leurs excroissances psychanalytiques, car ce qu’on dit des rapports entre Éros et
civilisation m’a paru relever des « états » plutôt que des pensées. Je ne me lamenterai
pas sur l’imposture des temps : quand décrire je ne dis pas une cellule vivante, mais un
atome physique défie, au sens strict, l’imagination, des réformateurs et des potaches,
qui pensent comme Bouvard et Pécuchet37, détiennent les clés du développement de
nos sociétés sans qu’on rie. Mais, je l’ai dit, les hâbleurs ont pour eux l’inquiétude et la
crédulité du siècle.
28 Disons donc que la rareté fut la raison d’être de quelques lois. Elle ne les explique pas
toutes. Elle ne les explique pas la plupart du temps jointe à l’utilité, elle définit la valeur
économique. En elle-même elle ne crée pas de règles, bien qu’elle fournisse un nombre
important d’occasions à leur création. Une règle ne naît que de l’autolimitation de
plusieurs volontés, et toute la question serait précisément de montrer que l’occasion
est cause et que l’échange des prestations et des contre-prestations 38 dans lequel se
résout l’obligation se trouve univoquement déterminé par la rareté.
29 Sur l’exemple de la politesse, montrons donc comment s’appliquerait notre
raisonnement chimérique. Sous leur forme la plus stricte, étiquette des cours et
convenances extrême-orientales39, les règles de la politesse paraissent répondre à la
menace que fait peser la densité démographique sur le for intérieur et tout simplement
sur l’art de vivre de chacun. C’est dans la foule qu’on se marche sur les pieds. Voilà
donc des règles dues à la rareté ! Tout le problème, on l’a dit, est dans le mot « dues ».
Mais laissons cela. Les amateurs de dialectique l’auront remarqué : l’explosion
démographique, c’est l’abondance des biens qui cause – en un sens cette fois clair du
mot – [15] la rareté de l’espace libre, et donc de nouvelles obligations, des tribunaux et
des polices pour imposer à chacun le devoir de ne pas gêner son voisin en
contrepartie40 du droit de ne pas être gêné par lui.
30 Il faut donc que la contestation tire son succès d’ailleurs que de sa valeur proprement
intellectuelle et que quelque préjugé commun avec la société qu’elle veut détruire
explique la présomption paradoxale qui prévient en sa faveur. Quel est ce préjugé ?
31 Revenons aux automates. Ils simulent la sensation, la réaction motrice, leur liaison
homéostatique, l’adaptation, c’est-à-dire l’apprentissage, l’habitude, la mémoire. Ils ne
simulent, en revanche, ni l’activité programmatrice centrale, à laquelle ils obéissent
aveuglément, ni la décision, dans la mesure où celle-ci tient compte de ce que tant les
données que le problème traités demeurent une abstraction, et recourt à une
appréciation globale pour se déterminer complètement. J’appelle raison, sous son
aspect à la fois théorique et pratique, la faculté de poser un problème, tout en
maintenant une distance entre le jugement final qu’on portera sur la situation et la
solution qu’on avait obtenue. Comparons à présent nos instincts aux automates.
L’image de l’homme, même réduit à sa qualité de maître des machines, ne serait-elle
pas complètement déformée, et rabaissée au seul travail esclave, si nous le réduisions 41
à une chaîne de réactions conditionnelles, sans faire jamais appel à l’autorité centrale
chargée d’équilibrer, de modérer et de spiritualiser les instincts ? Cette autorité, c’est
celle qui parle par les lois. Aussi les classiques définissaient la raison la faculté des lois,
non pas au sens des règles homéostatiques par lesquelles une machine s’adapte
spontanément à la réalisation optimisée de son programme, mais au sens des fins
dernières que tout programme suppose et qui sont du ressort de la liberté. Surestime
de l’homme extérieur à lui-même et mépris anarchique des lois ne font qu’un. La
contestation et l’établissement sont ici complices dans la même ignorance de la raison.
32 ***
33 [16] Je récapitule. L’accélération de l’histoire, examinée sous l’aspect technique qui la
caractérise aujourd’hui, paraît, à quatre titres principaux, être pour l’homme une cause
de démoralisation. Premièrement, le couplage le rend extérieur à lui-même et l’asservit
aux machines libératrices ; la responsabilité, l’autonomie morales en sont affectées
d’autant. En second lieu, l’emballement du progrès brise les contraintes auxquelles,
lorsqu’elle agit, se soumet notre conscience du temps et affaiblit notre sens du réel ; la
rechute dans le magique ne favorise pas les entreprises de la volonté. Troisièmement,
nos moyens d’information substituent l’image au concept et font obstacle à la réflexion
et au jugement que suppose toute conduite morale. Enfin, la rapidité des mutations et
l’allègement des contraintes du milieu naturel font croire à l’inutilité des lois. Or nulle
illusion n’est plus fatale à l’action que celle d’un pouvoir absolu sur les choses ou sur les
personnes et les anges sont la seule espèce ailée dont le vol n’ait pas à s’appuyer sur la
résistance de l’air.
34 J’ai parlé d’effets moraux et de causes techniques. Mais si les idées d’autonomie,
d’esprit critique, de jugement et de règles, que j’ai voulu défendre, peuvent l’être, c’est
à la condition précisément qu’on remplace le mot de cause par celui d’occasion et le
mot d’effet par celui de réponse. Ces corrections détruisent avec le fatalisme le
désespoir. Comme individus, il doit dépendre et donc il peut dépendre de nous seuls de
résister aux mythes et au conformisme en exerçant notre liberté. Comme membres du
grand animal politique, où nous avons affaire aux illusions des autres, notre pouvoir est
assurément plus borné. Mais où l’enthousiasme serait déplacé, il nous reste le cœur.
Deux proverbes le rappellent au moraliste et, à l’occasion, au praticien : « Le pire n’est
pas toujours sûr », « Il n’est pas nécessaire d’espérer42 pour entreprendre ».
NOTES
1. Nous supprimons ici une virgule.
2. Les notes indiquées par des chiffres romains sont de Vuillemin. Nous les renvoyons à la fin du
texte.
3. Nous proposons de corriger ainsi le mot « mentionnent ».
NOTES DE FIN
i. J. N. Spuhler, « Somatic Paths to Culture», in The Evolution of Man’s Capacity for Culture, arranged
by J. N. Spuhler, Detroit, Wayne St. Un. Press, 1965, p. 10.
Sommes-nous libres ?
Are We Free?
Jules Vuillemin
1 [1] Il n’est pas sûr que ceux qui croient à la liberté agissent autrement que ceux qui n’y
croient pas. L’incertitude est fâcheuse en un siècle où seules comptent les conséquences
empiriques. Mais on ne se débarrasse pas si aisément de la métaphysique. Car a-t-on le
droit de punir un criminel qui se croirait1 libre mais ne le serait pas ? La détermination
des actions humaines par l’éducation et la société est l’argument majeur de ceux,
aujourd’hui nombreux et puissants, qui s’opposent aux sanctions et aux peines.
2 Les contestataires du Droit pénal empruntent2 cet argument à la psychologie 3. Leurs
adversaires, partisans de la liberté4, répondent sur le même terrain. Je montrerai
qu’ainsi posée, la question est indécidable5 et que, si la liberté a quelque réalité, cette
réalité est inaccessible à la connaissance.
3 Il faudra changer de méthode. Nous ne pourrons postuler la liberté que si nous
découvrons un fait aussi spécifique qu’irrécusable, qui ne serait pas possible sans elle.
Ce fait est celui de l’obligation morale et juridique.
4 [2] Enfin si la liberté est la condition et non pas l’objet de l’expérience que l’homme a de
lui-même comme personne, ce statut singulier devra éclairer d’autres singularités de
notre condition : nous connaissons nos fautes, non nos mérites, la conscience de la
vraie liberté s’identifie6avec la vertu d’humilité, comme la7 dignité avec la
revendication de la responsabilité.
5 Le schème général de ces réflexions est kantien. Leur développement montrera où et
pourquoi l’on s’est écarté de Kant.
genèse exclusive des possibles à partir des possibles, existence de possibles jamais
réalisés. On peut montrer cependant que ce qui prête leur force à ces arguments c’est
une thèse d’ordre physique, le déterminisme complet des [3] phénomènes. La science
du XIXe siècle et surtout la mécanique céleste accréditèrent cette thèse. Elle en fit un
dogme. Ceux qui tenaient à la liberté la reléguèrent en dehors des phénomènes
abandonnés à la nécessité la plus rigoureuse.
7 Quelques voix s’élevèrent, proclamant, par exemple avec Émile Boutroux, que les lois
de la nature sont contingentes. Mais on imagine aisément que les présomptions contre
la possibilité de la liberté ne s’affaiblirent qu’avec la révolution des idées en physique
même. On découvrit des relations d’indétermination dans les phénomènes collectifs
produits par les superpositions d’ondes. La mécanique quantique subordonna tous les
mouvements de l’échelle microscopique aux indéterminations de Heisenberg. Enfin,
dans le domaine macroscopique et au sein même de la mécanique céleste, la dynamique
des systèmes mit en valeur l’importance de la sensibilité aux conditions initiales et la
production du chaos à partir de la détermination.
8 Les sciences exactes nous ont libérés d’un dogme. Ne nous hâtons pas de conclure quoi
que ce soit de positif en faveur d’une liberté dont on sait seulement qu’elle n’est pas en
principe incompatible avec la nature des lois physiques9.
9 [4] Une circonstance particulière à la pensée se présente toutefois, qui a pu faire croire,
surtout aux partisans de la liberté, qu’elle permettrait de sortir d’embarras. Toute
pensée, en effet, se dédouble en réflexion. Allons donc demander à l’introspection son
témoignage direct. Que dit l’introspection ?
10 Si nous excluons les actes réflexes, les actions accomplies sous hypnose ou dans des
conditions réputées incompatibles avec l’expérience de la liberté, nos actions
volontaires se présentent à nous comme résultant d’une décision accompagnée de la
représentation de motifs. Cette formule, de laquelle la littérature classique française –
Corneille, Madame de Lafayette – a tiré quelques effets heureux, permet-elle de
répondre à la question posée ? Il semble que non pour peu qu’on analyse la notion de
motif, celle de leur représentation et celle de leur rapport à la décision.
11 On attribue à Buridan l’historiette de l’âne, placé à égale distance du seau 10 d’eau et de
la botte de foin, également assoiffé et affamé. Aucune décision n’est ici possible. De
deux choses l’une, en effet : ou bien il ira vers le seau 11 ou la botte, mais deux conditions
semblables auront alors des conséquences différentes en violation du principe de
raison suffisante, ou bien il mourra faute du surplus que la liberté est requise
d’apporter aux motifs. [5] Sans motifs la volonté est incompréhensible. Avec eux elle est
inutile. Tel est le dilemme devant lequel nous place le Commentaire à l’Éthique à
Nicomaque III, question 1 et suivantes.
12 La solution12 la plus absurde qu’on ait donnée au dilemme de Buridan l’a été 13 par André
Gide : la gratuité, c’est-à-dire l’absence même de motifs peut, selon lui, devenir un
motif d’agir. Cette vaine subtilité n’a qu’un mérite. Elle éclaire la nature des motifs qui,
à l’ordinaire, sont moins14 donnés à la liberté que choisis, sinon produits par elle.
Placées dans des circonstances semblables, deux personnes réagiront différemment
parce qu’elles éliront des motifs différents d’agir. Mais, s’il en est ainsi, comment
discerner, dans le motif lui-même, la part de la rencontre et la part de la volonté, ce qui
est donné et ce qui est produit ? Et comment, dans une multiplicité de motifs, assigner à
chacun son poids respectif ? Qui, l’action accomplie, peut dire, dans l’hypothèse
déterministe, quel motif il15 a véritablement choisi ?
13 Ces doutes se renforcent lorsqu’on considère non plus les motifs, mais leur
représentation par la conscience. Ils ont joué leur personnage sur le théâtre intérieur
de la délibération. Poursuivons la métaphore. Entrons dans les coulisses. Nos actions [6]
ne s’expliquent-elles pas par des mobiles qui ne franchissent pas le seuil de notre
conscience16, ou qui, si nous refusons d’hypostasier comme contradictoire le concept
d’inconscient17, mettent en scène ce que Sartre appelait la « mauvaise foi » ? Il est
difficile de contester dans la représentation des motifs l’existence de zones d’ombre et
bien naïf serait celui qui prendrait pour argent comptant je ne dis pas seulement les
motifs qu’on avance en public, mais ceux qu’on s’avoue à soi-même. Nous voici prêts à
voir en eux non plus les causes de nos actions, qui peuvent nous rester cachées notre
vie durant, mais la justification plus ou moins judicieuse en laquelle nous les
travestissons à des fins d’honorabilité.
14 Pour achever de nous désabuser, il reste à nous interroger sur le type d’efficacité ou de
force motrice que l’introspection nous fait apercevoir dans les motifs pour ébranler la
volonté. Hume l’a montré : quand une bille en choque une autre, nous voyons des
mouvements qui se succèdent, sans apercevoir la transition de la cause à l’effet. A
fortiori, quand nous invoquons un motif que nous imaginons puisqu’il ne nous est pas
donné de le voir, et que nous constatons que lui succède la représentation d’une action,
nous sommes totalement incapables de suivre [7] la prétendue transition de causalité
qui ferait du motif la cause motrice de l’action. Et ces successions imaginatives, dans le
sens interne, ne possèdent pas même la force de persuasion que nous reconnaissons
aux successions d’impressions dans le sens externe.
15 Nous ne pouvons espérer de réponse ni de la physique, ni de l’introspection. Il reste
une dernière voie. Il se pourrait, en effet, qu’en posant déterminisme et liberté comme
des hypothèses théoriques, et en examinant leurs conséquences respectives dans
l’expérience que nous avons des conduites humaines, un choix devînt possible ou même
nécessaire. Tel est le procédé général qu’on utilise dans les sciences. Prenons donc
exemple sur son modèle le plus célèbre, la gravitation newtonienne. Il faut formuler
une loi universelle, c’est-à-dire qui subsume tous les corps ou, en général, les systèmes
matériels, qu’ils relèvent de la mécanique céleste ou terrestre18.
16 On appelle maxime la subsomption de la diversité des motifs sous un unique principe.
Toute la question19 est donc de savoir s’il existe une maxime propre à subsumer les
motifs et les mobiles auxquels obéissent les actions de l’homme. L’amour de soi ou
égoïsme, déclare Kant, fournit une telle maxime. L’observation [8] ordinaire de la
société confirme Kant20 et 21 La Rochefoucauld avait exprimé avec vérité cette maxime,
lorsqu’il disait que « les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves dans la
mer ». Quant aux actions qui prétendent à une généalogie plus noble, dévouement et
équité civils22, abnégation religieuse, sacrifice militaire, on vient de voir comment la
ramener à la maxime commune, puisque, dans la décision, le poids réel du motif avancé
échappe à son agent23, que, par définition, nul ne pénètre les mobiles secrets qui n’ont
de cesse de lui faire prendre le change, qu’enfin, si les motifs ont quelque 24 efficace,
personne ne peut le savoir.
17 Cette maxime, principe universel des actions25, paraît décider en faveur du
déterminisme. En effet le mécanisme mental qu’utilise l’amour de soi mène les hommes
aussi rigoureusement que fait la gravitation pour les corps. En principe, ainsi conclut
Kant, si nous étions à même de pénétrer assez profondément dans l’ensemble des
phénomènes psychologiques qui constituent la vie intérieure d’un individu, nous
pourrions « prédire sa conduite future avec autant de certitude qu’une éclipse de lune
ou de soleili26 ».
18 Mais l’argument kantien est outré. Rousseau n’avait-il pas opposé à l’amour de soi
l’amour propre, qui fait que nous [9] nous comparons à autrui et préférons aux biens
dans lesquels l’amour de soi se satisferait les biens qu’autrui possède et auxquels la
seule comparaison donne leur prix. Allons plus loin. Il est possible que l’individu tienne
son bien – comme objet direct du désir ou comme objet contesté de l’envie – cela et
seulement cela que l’opinion reçue tient pour tel. Cette possibilité 27, qu’on ne saurait
écarter au siècle de la communication, suffit à vider de tout contenu la maxime de
l’amour de soi. Sous l’espèce du bonheur nous recherchons n’importe quoi. S’il était
possible à un homme ou à un parti de contrôler absolument les communications 28, on
pourrait imaginer cet homme ou ce parti instaurant l’unanimité, mettant l’amour du
prochain au principe de l’amour de soi et produisant, par mécanisme 29, le paradis sur
terre. On connaît les effets de ces utopies30. Mais elles renaissent de leur cendre31 bien
qu’à chaque fois le vieil homme l’emporte. C’est que, lorsque nous prétendons
connaître les phénomènes humains par le moyen d’une hypothèse théorique, la
maxime unique sous laquelle nous parvenons à subsumer les mobiles et en vertu de
laquelle chacun agit sous l’espèce du bien n’est universelle que parce que nous la
concevons formellement, non matériellement. Le déterminisme théorique 32 est plus
verbal que réel.
19 [10] Lorsque nous faisons nôtre la description que Kant donne de l’homme empirique 33,
nous portons sur nous-même un jugement non pas théorique, mais moral. On en verra
l’utilité pour borner nos34 vaines prétentions à l’angélisme. On ne saurait la faire passer
pour une véritable connaissance de soi35.
20 Nous aboutissons donc à un triple agnosticisme. La physique montre que la liberté n’est
pas impossible, l’introspection ne montre pas qu’elle soit réelle et le prétendu
déterminisme des phénomènes humains est incapable de fixer à l’amour de soi ses
limites36.
23 Pour qu’on puisse légitimement postuler la liberté au principe d’une législation morale
et politique, il faut donc qu’on retrouve en celle-ci la trace de celle-là. Or nulle
législation ne reflète plus immédiatement sa libre origine que celle que produit la
volonté en se donnant à elle-même sa loi. Lorsqu’en France les États Généraux de 1789
se transformèrent en Assemblée nationale constituante, à laquelle succéda la première
Assemblée législative, c’est cette idée qui prit39 forme politique : le peuple souverain
n’est sujet que de lui-même. Une législation ne sera donc marquée par la liberté que si
la volonté reconnaît qu’elle l’a créée ou du moins que, parce qu’elle aurait pu l’avoir
créée, elle l’accepte comme sienne. Mais l’autonomie [12] est identique avec la justice.
M’obliger librement signifie me contraindre au-delà de ce que la nature m’impose.
Aucune volonté n’acceptera de s’obliger de la sorte, si ce qui lui reste de pouvoir ne
reçoit pas, du fait de ce renoncement volontaire, une garantie qui le transforme en un
droit. Réciproquement, prétendre à un droit, c’est-à-dire invoquer la reconnaissance 40
d’autrui dans l’exercice de mon41 pouvoir, c’est attester les obligations42 qui limitent cet
exercice comme garantes de cette reconnaissance. Il suffit de réfléchir aux conditions
qui bannissent l’esclavage d’une législation acceptable au point de vue tant moral que
juridique pour apercevoir le lien entre cette réciprocité, l’autonomie de la volonté, la
liberté. Tout droit est la contrepartie d’un devoir et tout devoir est la contrepartie d’un
droitii
24 L’existence des crimes et des fautes atteste que la maxime de la volonté, quelle qu’elle
soit, qu’on ne tirerait pas de l’obéissance même à la législation de justice, peut entrer
en conflit avec cette obéissance. Nos actions se répartissent donc désormais en deux
classes : celles qui violent la loi et celles qui lui sont conformes. Les premières sont
répréhensibles, les secondes acceptables juridiquement. Quant aux motifs qu’on [13]
croit inspirer les actions, ils entrent incontestablement, pour les premiers, dans les
maximes que nous réputons immorales. En revanche la maxime d’une action
simplement conforme à la loi ne se voit pas automatiquement reconnaître une valeur
morale. Suivant la distinction proposée par Kant entre actions faites conformément au
devoir et actions faites par devoir, pour que nous estimions comme morale notre
maxime il faut que nous agissions non seulement en vue d’accomplir la législation de
justice, mais encore à l’exclusion de tout autre motif, cette seconde condition seule
assurant la pureté de notre intention43.
25 La situation créée par la liberté est nouvelle et spécifique. En premier lieu, tandis que le
pouvoir de l’homme comme être de nature s’identifie à tout ce qui échappe aux
contraintes physiques, son droit comme être moral et juridique ne s’identifie que
superficiellement avec ce qui échappe aux obligations correspondantes. Soit le droit de
légitime défense. Il serait plaisant de le fonder sur l’absence d’obligation de se laisser
tuer. Remontons donc au principe. Dans un État de droit, le citoyen est obligé de
remettre à la puissance publique le soin de sa protection. Cette obligation négative est
bien identique à la perte ou à l’abandon d’un droit, celui de se faire justice soi-même.
Mais [14] la raison d’être de l’obligation, ce qui en fait l’élément d’une législation de
justice, d’évidence, est ailleurs. Elle est dans le droit qui m’est ainsi garanti d’être
protégé par44 l’État. Ce droit cessant – ma vie se trouvant menacée hors de la présence
d’un agent de la force publique –, l’obligation cesse aussi : d’où naît la légitime défense.
La conscience juridique et morale est donc celle de l’identité du devoir et du droit qui
lui fait contrepartie.
devoir d’expier et c’est priver l’homme de sa dignité que de laisser une fausse pitié lui
ravir son statut d’agent moral.
32 Le juge doit certes s’enquérir scrupuleusement des faits qui font obstacle à la liberté et
à la responsabilité. L’établissement de ces faits, par exemple l’expertise mentale, n’est
pas une mince affaire. Il lui arrive de ne pas aboutir ; le jugement est alors prononcé au
bénéfice du doute. Mais, ces empêchements écartés, n’imaginons pas que nous allons
trouver sur le terrain des faits liberté et responsabilité. Nul ne peut connaître et
éprouver la mystérieuse force que, si nous devons être libres, nous devons prêter à la
représentation de la législation de justice pour qu’elle puisse se réaliser. La justice doit
être. [18] Qu’elle soit ! C’est tout ce que nous savons de notre liberté. Platon qui partait
du devoir définissait l’âme comme un automoteur. Aristote qui partait 61 de
l’observation des faits disait que l’âme n’agit pas par soi, mais tire son motif d’autre
chose. Que conclure de ce désaccord, sinon que liberté et responsabilité ne nous sont
pas données comme le sont plaisir et douleur, et même tendance altruiste ou pitié 62 ?
Leur promotion, par définition, rompt les chaînes de causalité naturelle.
33 On l’a vu, l’impossibilité qu’il y a de connaître l’automoteur et de constater notre
liberté nous préserve de l’orgueil. Dans la mesure où leur message coïncide avec celui
de la raison pratique, toutes les religions ont lié salut et humilité. En indo-européen,
une même racine est au principe des concepts homme, humilité, humus et les oppose au
divin63. L’humilité est la vertu qui dépouille toute vertu de son mérite pour le remettre
aux dieux. Aux Jeux Olympiques, les vainqueurs offraient au ciel leur couronne. Cette
vertu fondamentale et véritablement universelle est pourtant fragile, sa fragilité
fournissant la preuve de son importance, puisque sans elle les vertus dégénèrent en
leur contraire, comme le prouvent les mêmes religions qui en font l’éloge, lorsque,
préférant leur succès à leur fin, elles [19] enflamment 64 l’enthousiasme et le fanatisme
de leurs fidèles. L’hypothèse pratique de la législation de justice que nous ne pouvons
poser que comme un devoir semble alors à portée de main. L’automoteur devient
accessible par l’illumination. La liberté s’enivre.
34 L’ivresse de la raison pratique est probablement le pire état dont l’homme ait à souffrir,
car c’est au nom de la justice et de la raison qu’on établit son règne. Si une expérience
peut nous rendre pessimistes au sujet de la nature humaine, c’est celle-là. Prise
indépendamment de la législation de justice, cette nature fournit pêle-mêle les motifs
les plus divers à l’action. Mais il suffit que, confronté avec la représentation de la
législation de justice, l’agent moral se grise de l’illusion que cette représentation est
automotrice, que sa maxime est pure de tout motif autre que cette représentation, bref
qu’il est juste, pour se précipiter, lui et les autres, dans l’enfer et l’intolérance 65. C’est
alors et non quand nous les interrogeons préalablement à leur statut moral que nous
nous apercevons que notre nature, nos instincts sont pervertis, car c’est ce qui est
noble en nous qui est cause de la perversité. Il suffit, pour cette déchéance, que la
liberté interprète le [20] devoir-être comme un être. Et il y a lieu d’être vigilants parce
que la tentation de la liberté est imputable à la liberté même.
35 Il est donc de la plus haute importance de refuser à l’agent moral 66 une prétendue
spontanéité qui le porterait à la justice. C’est sous forme d’impératifs catégoriques que
nous affectent nos devoirs – et la juste revendication du droit, la lutte pour le droit v fait
partie de ces devoirs67. Les lois nous commandent68. Ce sont des ordres de la forme :
« Agis en sorte que la maxime de ton action soit la représentation de la législation de
justice ». Ce qu’il y a de contraignant dans la formule prévient assez contre la
Conclusion
36 [21] La question « sommes-nous libres ? » est théoriquement indécidable 70. Nous ne
connaissons l’homme intérieur ni en autrui, ni en nous-même 71, et nous pouvons même
considérer cette ignorance comme le résultat d’une sage économie de nos facultés,
puisqu’elle nous avertit contre le vice d’orgueil.
37 Comme agents de la législation de justice nous devons être libres. La liberté est la
raison d’être de72 cette législation comme identité du devoir et du droit, et elle est,
comme arbitre, sa raison d’exister.
38 Ces raisons échappent à la connaissance. La liberté est un concept purement pratique 73.
Ne pouvant savoir que nous sommes libres, le devoir d’être libres nous enjoint de croire
que nous le sommes. Cette croyance, libre et purement morale, ne nous fournit aucun
éclaircissement théorique sur la nature de la liberté.
NOTES
1. Le mot « croirait » remplace « croit ».
2. Le mot « empruntent » remplace « invoquent ».
3. Les mots « à la psychologie » remplacent « de fait ».
4. Nous ajoutons cette seconde virgule.
5. Les mots « qu’ainsi posée, la question est indécidable » remplacent « que les faits ne
permettent pas d’en décider ».
6. Les mots « s’identifie » remplacent « ne fait qu’un ».
7. Le mot « la » remplace « toute notre ». À partir d’ici, le manuscrit passe au stylo bleu (avec
corrections en noir).
8. Le mot « la » est rayé.
9. Les phrases suivantes sont rayées : « Ne nous inquiétons pas, d’autre part, des prétendues
démonstrations du déterminisme de nos actions administrées par les prétendues sciences
humaines : sociologie, psychologie, pédagogie. Leur présomption est d’un autre siècle, aussi bien
en matière d’établissement des faits que de déduction des relations de causalité. »
10. Nous corrigeons le mot « sceau ».
11. Nous corrigeons le mot « sceau ».
12. Le mot « solution » remplace « réponse ».
NOTES DE FIN
i. Kant, Critique de la raison pratique, Examen critique de l’analytique.
ii. C’est ici le lieu de marquer la différence principale entre cette définition de la législation de
justice et la doctrine kantienne. Cette dernière identifie l’action morale avec l’action dont la
maxime est d’obéir à la forme de la loi, la forme de la loi – ce que toutes les lois ont en commun –
étant l’universalité. Benjamin Constant avait objecté à Kant qu’il se trouve des circonstances dans
lesquelles nous avons le droit moral de mentir. Ainsi Madame de Staël, qui cachait chez elle
Mathieu de Montmorency [Nous ajoutons ces deux virgules.] , avait menti [ Le mot « menti» remplace