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FRANÇOIS ROUSSEAU

L'idée de la phénoménologie :
vers une sortie de l'attitude naturelle

Mémoire présenté
à la Faculté des études supérieures de l'Université Laval
dans le cadre du programme de maîtrise en philosophie
pour l'obtention du grade de maître es arts (M.A.)

FACULTÉ DE PHILOSOPHIE
UNIVERSITÉ LAVAL
QUÉBEC

2011

François Rousseau, 2011


Résumé

Dans L'idée de la phénoménologie, Husserl introduit pour la première fois de manière sys-
tématique les notions d'épochè et de réduction, deux temps méthodiques qu'il met en
œuvre dans son entreprise de fondation d'une nouvelle science philosophique : la phéno-
ménologie transcendantale. Or, s'ils apparaissent de façon distincte dans L'idée de la phé-
noménologie, ils apparaîtront à certains moments par la suite de façon quasi conjointe au
point d'y voir là deux concepts interchangeables. La thèse soutenue dans ce mémoire est
que poser une telle équivalence encourt le risque d'un retour inaperçu des préjugés de
l'attitude naturelle et que, à cet égard, une distinction conceptuelle mérite d'être maintenue
entre la pratique de l'épochè et celle de la réduction phénoménologique, et ce, afin de favo-
riser la sortie de l'attitude naturelle essentielle à la compréhension de la phénoménologie
transcendantale.
IV

Remerciements

Je remercie Madame Sophie-Jan Arrien d'avoir effectué la direction de ce mémoire.

Mes remerciements à Madame Marie-Andrée Ricard et Monsieur Luc Langlois qui ont eu
l'amabilité d'être les membres de mon jury.

Et comment ne pas remercier chaleureusement tout le personnel de la Faculté qui est tou-
jours là pour conseiller et guider au mieux l'étudiant dans les méandres de la bureaucratie à
laquelle l'Université Laval n'échappe pas.

La réalisation de ce travail est l'aboutissement de nombreuses années d'attentes et de dé-


ceptions répétées. Seule ma conjointe Geneviève Lévesque est à même, aujourd'hui, de
connaître l'abîme qui me séparait de cette réussite lorsqu'elle a fait ma connaissance à
l'automne 2002. Cet abîme, je l'ai rempli grâce à la persévérance et l'acharnement de celui
qui n'a rien à perdre. Mais parfois, toute la volonté du monde n'est que futilité si la per-
sonne ne sait pas comment accomplir quelque chose, si elle n'a pas les moyens de canaliser
son énergie vers un but. C'est la leçon que Geneviève m'a enseignée au fil des ans. La réa-
lisation de ce travail est aussi la meilleure façon pour moi de la remercier.
À Geneviève
Avec elle, je deviens l'homme quej 'ai à être
VI

Car la conscience dont l'épochè vraiment radicale ouvre


l'accès, n'est pas uniquement le lieu de la connaissance :
elle est le lieu et la « source » de l'être.
Alexandre Lowit, « L'"épochè" de Husserl et le doute de
Descartes », p. 415.

Anybody attempting to give an account ofHusserl's method


of the phenomenological reduction finds him/herself in an
ungratified position. After all, this theme has been one of the
main topics in more than sixty years of Husserl's research.
Furthermore, this topic has been so dominant in Husserl's
self-interpretation that talking about it equals discussing
Husserl's phenomenology as a whole.
Sebastien Luft, "Husserl 's Theory of the Phenomenological
Reduction : Between Life-World and Cartesianism", p. 198.

In the end everything depends on understanding the reduc-


tion as a method of beginning. If we fail to understand the
reduction this means that we will also fail to understand the
rest of phenomenology.
Juha Himanka, "Before and After the Reduction", p. 200.
Vil

Table des matières

Résumé iii
Remerciements iv
Table des matières vii
Introduction 1
Chapitre 1 8
Deux attitudes pour deux sciences , 11
Un conflit stérile 17
Le rôle d'une théorie de la connaissance 22
Le rôle d'une épochè et de la réduction 26
Chapitre 2 31
La critique de la connaissance et l'épochè 33
Transcendance et immanence 40
La réduction gnoséologique 46
La radicalisation de Lowit et l'épochè de Husserl 52
Chapitre 3 56
Le phénomène pur 58
La connaissance du général 65
La possibilité de la connaissance phénoménologique 68
L'apparaître et ce qui apparaît 74
Conclusion ..79
Bibliographie 83
Introduction

Occasionnellement, Husserl décrit /'épochè comme la con-


dition de possibilité de la réduction (Hua 6/154), et
quoiqu'elles fassent toutes deux partie d'une unité fonction-
nelle, elles doivent tout de même être différenciées.
Dan Zahavi, « Réduction et constitution dans la phénoménologie
du dernier Husserl », en note, p. 370.

La phénoménologie transcendantale de Husserl ne saurait être comprise sans l'intelligence


préalable de deux concepts centraux qui inaugurent sa fondation, à savoir l'épochè et la
réduction. Dès lors, il s'avère nécessaire d'en donner un premier aperçu sommaire.

La réduction phénoménologique opère un changement d'attitude : de celle que nous parta-


geons tous quotidiennement, sans même nous en préoccuper ni même la conscientiser -
attitude que Husserl nomme, à juste titre, attitude naturelle ou naïve - à une attitude phé-
noménologique, qui s'avère être l'attitude philosophique comprise dans son authenticité
originaire comme recherche des fondements ultimes. Si la réduction peut sembler anodine
et secondaire au premier abord, elle s'avère être un thème majeur de la phénoménologie
husserlienne, non seulement de par l'attention que Husserl lui-même lui a accordée1, mais
également de par le rôle essentiel qu'elle remplit dans une juste compréhension de sa philo-
sophie2. Devant ces constats, il convient d'adopter une stratégie appropriée. Il faut éviter de
se perdre dans, le dédale des différentes formes de réduction, des différents chemins qui y

1
« Selon les indications de Rudolf Boehm, près de 4500 pages manuscrites sont consacrées, dans les inédits
du groupe B, aux "chemins de la réduction". » (Arion L. Kelkel, « Avant-propos du traducteur », dans Ed-
mund Husserl, Philosophie première II, trad. .Arion L. Kelkel, Paris, Puf, 1972, note 1, p. XXXVIII.)
2
« Dorion Caims note le 20 novembre 1931, après une conversation avec Husserl : "...il est convaincu que la
chose la plus importante pour toute sa philosophie, c'est la réduction transcendantale" [...] Husserl était
d'ailleurs convaincu qu'aucune partie constitutive de sa phénoménologie n'était aussi lourde de malentendus
que la réduction. C'est pourquoi de nombreux textes tardifs ont le caractère d'expositions et
d'éclaircissements renouvelés du sens de la réduction, que, comme on sait, de nombreux élèves et compa-
gnons de route de Husserl récuseront. » (Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », dans Edmund Husserl,
De la réduction phénoménologique, trad. Jean-François Pestureau, Paris, Jérôme Millon, 2007, p. 11.)
mènent à l'intérieur d'une étude qui n'offre pas l'espace de déploiement suffisant. Un tel
travail n'aboutirait à terme qu'à une présentation sommaire et linéaire, tout en laissant de
côté la compréhension du sens et du rôle de premier plan que la réduction remplit dans
l'élaboration de la phénoménologie.

L'épochè de son côté est une mise en suspension de mon jugement, de ma manière
d'interagir avec le monde. Par l'épochè, je m'accorde un espace de liberté essentiel pour
entrevoir la possibilité d'envisager le monde sous un regard différent de celui que j'ai
l'habitude d'adopter naturellement, un espace pour permette l'acquisition d'un autre rap-
port au monde. Autrement dit, l'épochè me dispose à un changement d'attitude, celui opéré
par la réduction phénoménologique.

La question est maintenant la suivante : y a-t-il lieu de maintenir une distinction ferme entre
ces deux concepts? D'une part, les commentateurs n'effectuent pas toujours une distinction
claire et tranchée entre épochè et réduction, ni d'ailleurs Husserl qui les emploie même, à
l'occasion, de manière presque synonymique . D'autre part, dans la mesure où les deux
termes se côtoient et sont le plus souvent minimalement différenciés, soit l'épochè est re-
conduite à n'être qu'une certaine forme de réduction4, soit, à l'inverse, c'est l'épochè qui se
réalise à travers la réduction5. Ces différentes possibilités témoignent, chacune à leur ma-
nière, du lien intime qui unit épochè et réduction, l'une et l'autre ne trouvant leur justifica-
tion dans le cadre de la phénoménologie husserlienne que par l'accomplissement de l'autre.
En outre, il ne s'agit pas de nier l'équivalence de sens qu'il est possible de voir entre les
deux concepts. Toutefois, nous soutenons la thèse qu'une distinction peut être maintenue -
bien que rien ne semble indiquer chez Husserl qu'elle doive être maintenue - et que celle-ci

3
« En dépit de cette distinction terminologique, il faut remarquer que l'uépoché", en tant qu'abstention de
toutes validités d'être quant à l'existence mondaine, est utilisée chez le Husserl tardif presque comme syno-
nyme de "réduction", même si, à la vérité, elle n'est qu'un aspect, ou une partie, de la réduction. », (Sebastian
Luft, « Introduction de l'éditeur », dans Edmund Husserl, De la réduction phénoménologique. Textes pos-
thumes (1926-1935), trad. Jean-François Pestureau, Paris, Jérôme Millon, 2007, note 5, p. 10.)
4
« Vépochè phénoménologique doit, c'est son incontournable définition majeure, devenir la réduction à la
subjectivité transcendantale, une réduction en laquelle moi, cette subjectivité, je dois devenir thème
d'expérience et de pensée. » (Edmund Husserl, De la réduction, op. cit., p. 264.)
5
« La possibilité de l'épochè phénoménologique étant acquise dans son principe, il faut maintenant en définir
la méthode. Pour la mettre en œuvre, une série de réductions successives sera nécessaire, portant tour à tour
sur différents types de transcendances. » Laurent Joumier, Lire Husserl, Paris, Ellipses, 2007, p. 23.
permet, selon nous, de diminuer le risque d'un retour, non souhaité et non souhaitable, à
l'attitude naturelle une fois la réduction phénoménologique effectuée, un risque bien réel
comme en témoigne Husserl dans la Krisis :

Je remarque ici en passant que le chemin beaucoup plus court vers l'épochè
transcendantale que je nomme, dans mes Idées pour une phénoménologie pure
et une philosophie phénoménologique, le chemin "cartésien" [...] a ce gros dé-
savantage que, même s'il conduit, comme par un saut, tout de suite à l'ego
transcendantal, ne fait voir ce dernier cependant, du fait du manque nécessaire
de toute explication préalable, que dans un vide-de-contenu apparent, devant
lequel on se demande avec embarras ce que l'on a bien pu gagner par-là, et
comment on doit gagner à partir de là une science fondamentale d'un geme en-
tièrement nouveau, décisive pour une philosophie. C'est pourquoi aussi on en-
court le risque, comme l'a montré la façon dont mes "Ideen" ont été reçues, de
retomber trop facilement, et presque dès les premiers commencements, par une
tentation immédiate et fort grande, dans l'attitude naïve-naturelle6.

Notre conviction est que le fait d'insister sur la spécificité et la raison d'être du geste de
l'épochè dans le cadre de la démarche menant à la phénoménologie transcendantale pennet
de pallier, à tout le moins partiellement, à ce « manque nécessaire de toute explication préa-
lable » en inscrivant l'épochè dans un contexte qui la justifie. En ce sens, il s'agira pour
nous de démontrer quelles conditions sont susceptibles d'entraîner la nécessité d'une sus-
pension de toutes les formes de jugement et en quoi cette suspension dispose et entraîne
comme sa suite logique le geste de la réduction. Selon cette compréhension des deux con-
cepts, les rôles respectifs de l'épochè et de la réduction se situeraient avant l'établissement
de la science phénoménologique comme telle, comme faisant partie de ses prérequis. Leur
tâche commune est de créer un espace de liberté s'ouvrant sur un changement d'attitude
permettant d'atteindre un point névralgique capital à la compréhension de la phénoménolo-
gie transcendantale : la libération des préjugés de l'attitude naturelle. Mais il y a plus, car
en maintenant la spécificité de l'épochè à l'égard de la réduction au-delà de cette dernière,
l'épochè se voit attribuer une nouvelle portée, plus restreinte cette fois-ci puisqu'il ne s'agit
plus de suspendre indifféremment tous les jugements, mais de se méfier de certains juge-

6
Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, trad. Gérard
Granel, Paris, Gallimard, 1976, p. 176.
ments qui iraient se réinscrire encore, par la force de l'habitude, dans une disposition propre
à l'attitude naturelle.

C'est dans cet esprit que l'intention de notre recherche se définit. Il s'agit avant tout de cer-
ner au mieux de notre capacité le sens et le rôle des concepts d'épochè et de réduction au
sein de la phénoménologie husserlienne. Si « la réduction est le moyen d'accès de Husserl à
la phénoménologie comme philosophie transcendantale7 », c'est dire que concrètement,
pour Husserl, il existe une voie de compréhension, issue d'un changement radical
d'attitude, qui mène de l'attitude naturelle jusqu'à la phénoménologie transcendantale et
que la réduction y joue un rôle central.

Notre approche de la question du rapport entre l'épochè et la réduction doit tenir compte de
plusieurs facteurs. D'un côté, il faut prendre en considération la diversité des textes qui en
traitent8, d'où il résulte une multitude de manières d'en parler et, d'un autre côté, garder à
l'esprit une difficulté propre à la phénoménologie qui consiste en ce que son problème fon-
damental, celui qui motive et justifie la tenue d'une pratique phénoménologique, n'est ac-
cessible qu'une fois la réduction effectuée , entraînant ainsi la nécessité pour Husserl de
tenir un discours qui porte sur et introduit à la phénoménologie - au lieu d'un discours qui
tout simplement mettrait en œuvre cette phénoménologie -, c'est-à-dire un discours qui
présupposerait dès lors la réduction déjà effectuée et son sens saisi. Ce qui revient à dire
que plus les analyses de recherches effectuées par Husserl dans le cadre de la phénoméno-
logie s'additionnent, plus sa compréhension de la phénoménologie s'affine et plus il de-
vient malaisé pour lui de tenir un discours sur la phénoménologie qui soit encore accessible

7
Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9-10. (C'est nous qui soulignons.)
8
On peut la suivre [la réduction] à travers toute l'œuvre à partir des années 1906/1907 environ : mais alors
que l'histoire précoce du développement et de la mise au point de la réduction phénoménologique jusqu'aux
Ideen I de 1913, ainsi que la phase intermédiaire du début des années vingt sont attestées par des textes appro-
fondis des Husserliana, ce n'est pas le cas de la phase tardive, exception faite des textes édités dans les vo-
lumes XTV et XV consacrés à la problématique de Fintersubjectivité où la réduction phénoménologique est à
nouveau thématisée. » (Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9-10.)
9
« Si le problème phénoménologique fondamental n'existe pas avant l'accomplissement de la réduction,
puisqu'il se forme dans et par la réduction, alors le problème fondamental qui anime la phénoménologie peut
être anticipé et indiqué - ne serait-ce que sous une forme vague et provisoire - par un discours sur la phéno-
ménologie, puisque tout discours sur la phénoménologie présuppose l'accomplissement de ce passage. »
à la compréhension d'un lecteur débutant. Cette dernière contrainte a orienté notre choix
vers L'idée de la phénoménologie, dans la mesure où ce texte est la première occasion pour
Husserl de nous présenter pour elle-même la réduction phénoménologique10. Si ce texte
offre l'avantage d'un discours moins étoffé en ce qui a trait aux recherches phénoménolo-
gique il présente aussi l'inconvénient corollaire de ne pas inclure les nuances et les ajuste-
ments que Husserl développera aux fils des ans. Pour pallier ce défaut, nous ferons appel,
lorsque nous le jugerons nécessaire pour la tenue de notre démonstration, à d'autres textes
de Husserl, tels que Philosophie première II : Théorie de la réduction phénoménologique,
les Méditations cartésiennes, La crise des sciences européennes et la phénoménologie
transcendantale, sans oublier De la réduction phénoménologique. Textes posthumes (1926-
1935), une sélection de manuscrits en lien avec les principaux thèmes touchant la problé-
matique de la réduction11.

Notre décision de bâtir notre démonstration à partir de L'idée de la phénoménologie est


consolidée par un commentaire d'Eugen Fink au sujet des Idées directrices pour une phé-
noménologie et une philosophie phénoménologique pures. Selon Fink, lors de la rédaction
des Idées, Husserl aurait préconisé une démonstration basée sur l'exemple, par le biais
d'analyses issues de ses recherches12, et n'accorde ainsi qu'une importance relative à la

(Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », dans
De la phénoménologie, trad. Didier Frank, Paris, Minuit, 1974, p. 127-128.)
10
« Et cette première formulation [de la réduction phénoménologique] est radicalisée d'abord en 1905, dans
l'Introduction aux Leçons sur le temps (LOT, p. 6-13), puis en 1906, dans les Leçons sur la logique et la
théorie de la connaissance (ILTC, § 35, p. 245-259), et enfin en 1907, dans les Cinq Leçons sur L'idée de la
phénoménologie, où elle prend enfin toute son ampleur, pour faire l'objet d'une présentation systématique
séparée, en dehors de ses applications à tel ou tel secteur d'analyse local. », (Jacques English, « Réduction
(Reduktion) », dans Le vocabulaire de Husserl, nouvelle éd. revue et corrigée, Paris, Ellipses, p. 116.)
11
« En dépit de la taille de ce volume [plus de 400 pages], il faut insister sur le fait que la sélection ici propo-
sée n'est qu'une très petite partie des textes tardifs de Husserl sur la réduction, et de l'ensemble de son œuvre
tardive. Le lecteur peut cependant être assuré que tous les thèmes de l'œuvre tardive de Husserl qui ont à faire
avec la "réduction" et, au sens large, avec des questions de méthode, trouvent en ce volume leur matériau. »
(Sebastian Luft, « Introduction de l'éditeur », op. cit., p. 9.)
12
« En outre, en rédigeant les Idées, Husserl est animé d'une intention particulière : il souligne, certes, qu'il
s'agit d'une science fondamentalement nouvelle, mais accorde la plus grande importance à une abondance
d'analyse intentionnelles concrètes; son intérêt premier est de mettre à jour une nouvelle thématique de re-
cherche, de montrer qu'en fait des connaissances et des aperçus d'un type radicalement nouveau peuvent être
conquis. Il pouvait s'en tenir à cette première présentation provisoire de la réduction, croyant que la ré-
exécution effective des analyses présentées (et non leur pure et simple lecture) conduirait à l'accomplissement
authentique de la réduction phénoménologique. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique
d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 131-132.)
présentation de ce qui peut motiver le renouvellement de la réflexion philosophique sous la
forme de la phénoménologie13. L'apparent échec d'une telle approche, si l'on en juge par la
réception difficile qu'ont connu les Idées, soulève une problématique essentielle de la phé-
noménologie, à savoir comment rendre accessible, pour un lecteur qui n'a pas encore effec-
tué le changement d'attitude que requiert la phénoménologie, le problème fondamental qui
l'anime ou, pour le dire autrement :

Mais comment rendre maintenant concrètement compréhensible l'opération que


nous n'avons jusqu'ici qu'annoncée et que l'épochè rend possible - nous nom-
mons cette opération la "réduction transcendantale" -, et compréhensible du
même coup la tâche scientifique qui y trouve son ouverture14?

La problématique de l'épochè et de la réduction est d'autant plus importante qu'elle ne


semble pas être l'objet d'une préoccupation essentielle au sein de la communauté des phé-
noménologues15. Puisqu'il nous semble que la phénoménologie husserlienne ne peut être
appréhendée sans le recours à une juste compréhension du rôle tenu par ces deux concepts,
il nous est apparu nécessaire de préconiser la recherche d'une autre voie que celle que four-
nissent les Idées afin de concrétiser l'enjeu de la phénoménologie telle que la concevait
Husserl.

Il s'agira pour nous moins de réfléchir sur le texte de L'idée de la phénoménologie qu'à
partir de lui. Nous en usons donc en toute liberté, puisant dans le corps du texte les con-
cepts jugés essentiels à une compréhension de la dynamique particulière qui anime la rela-
tion épochè-réduction. Notre préoccupation première est l'établissement d'un certain

13
« Les Idées directrices sont une introduction méthodologique à la phénoménologie. Leur objet est de mon-
trer que la phénoménologie est possible et d'examiner quelle méthode la rend possible. Elles font en revanche
pratiquement silence sur la question de la motivation et de lafinalitédu projet phénoménologique. » (Laurent
Joumier, Lire Husserl, op. cit., p. 11.)
14
Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 173.
15
« L'affirmation selon laquelle la réduction phénoménologique aurait été acceptée et reprise par tous les
phénoménologies, paraîtra pour le moins exorbitante, sinonridiculementinexacte. Il est bien connu, au con-
traire, qu'aucun des représentants majeurs de l'école phénoménologique n'a fait de la pratique de la réduction
transcendantale husserlienne, définie conformément à l'enseignement du maître de Fribourg comme épochè
de toute transcendance et levée de {'"attitude naturelle", un préalable méthodique indispensable et explicite de
son propre mode d'accès aux phénomènes. » (Jean-François Lavigne, Husserl et la naissance de la phénomé-
nologie (1900-1913), Paris, Puf, 2005, p. 29.)
nombres de notions (et de leurs interdépendances) indispensables à la mise en place d'un
contexte qui justifiera le recours à une épochè et une réduction (chapitre 1), ces dernières
seront déployées à partir du changement d'attitude que requiert la science phénoménolo-
gique (chapitre 2) afin d'ouvrir un champ d'étude propre à la phénoménologie (chapitre 3).
Les premiers pas à l'intérieur de la nouvelle philosophie phénoménologique seront
l'occasion d'illustrer que la pratique d'une réduction ne nous met pas pour autant à l'abri
d'une rechute dans les préjugés de l'attitude naturelle.
Chapitre 1

Ce n 'est qu 'en sortant de la caverne de l'engagement mon-


dain, en passant par la douleur de l'auto-libération et non
par des « critiques » absolument dépendantes de la compré-
hension naïve du monde, entièrement soumises aux habi-
tudes de penser naturelle, empêtrées dans le sens pré-
imprimé des mots de la langue quotidienne ou scientifique,
que l'époque pourrait atteindre la philosophie de Husserl,
aujourd'hui encore inconnue et incomprise.
Eugen Fink, « Que veut la phénoménologie d'Edmund Husserl? »,
p. 181.

Le titre est éloquent : L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons. Nous pourrions même
ajouter qu'il est anodin, laissant entendre qu'il s'agit là tout simplement de quelques leçons
pour qui cherche à se doter d'une idée de ce qu'est la phénoménologie. Apparemment, rien
de bien compliqué... et pourtant, la première de ces cinq leçons peut au premier abord dé-
router un lecteur non averti. En effet, celui-ci se trouve d'entrée de jeu catapulté au centre
d'un conflit qui ne trouvera son lien avec la phénoménologie qu'aux trois-quarts de la le-
çon, et encore, seulement par de brèves allusions.

L'un des protagonistes de ce conflit est nommé attitude d'esprit naturelle, qui, rappelons-
le, est une attitude qui ne peut nous être plus familière, puisque nous y sommes immergés
au quotidien. C'est avec cette attitude d'esprit naturelle que nous entrons en contact avec le
monde, sans même y réfléchir et, d'autant plus, sans sentir le besoin de la problématiser
pour elle-même. Husserl s'y attarde longuement, puisqu'elle forme en quelque sorte le
socle sur lequel se bâtit le chemin devant mener à la phénoménologie. Lui fait face une
attitude d'esprit dite philosophique qui, pour l'essentiel, se définit par une réflexion cri-
tique qu'elle adopte, entre autre chose, à l'égard de l'attitude naturelle.

Cette première leçon n'est pas sans problème pour la poursuite des recherches sur la phé-
noménologie husserlienne, puisque les quelques allusions faites à la phénoménologie lais-
sent l'impression qu'il y aurait une équivalence de principe entre attitude philosophique et
science phénoménologique. Or, selon nous, il s'avère d'une importance cruciale de bien
prendre la mesure de la distance qui sépare l'attitude philosophique, entendue comme
l'attitude qui anime la tradition historique de la philosophie et qui opère à partir de
l'attitude d'esprit naturelle, et la science philosophique phénoménologique, qui, pour sa
part, doit préalablement se dégager de toute mondanité (à l'inclusion des apports et postu-
lats de la tradition philosophique) pour établir sa problématique :

Si une théorie philosophique doit toujours être comprise au regard du problème


dont elle veut être la maîtrise théorétique (ce qui manifeste le motif"de la forma-
tion de la théorie), alors la phénoménologie entraîne d'entrée de jeu une cer-
taine "incompréhensibilité", puisqu'on ne peut en comprendre le principe au
regard du problème mondain, c'est-à-dire au regard de tout ce qui est question-
nable dans l'horizon de l'"attitude naturelle". Son problème fondamental est
caché, en ce sens qu'il n'est pas présent comme problème avant la théorie phé-
noménologique (comme problème inquiétant qui, en tant que tel, déclenche la
connaissance philosophique), mais qu'il se forme dans et par la réduction phé-
noménologique, première étape de sa maîtrise1.

En fait, le problème fondamental du phénoménologue qui veut introduire son lecteur à la


phénoménologie est de mener ce dernier au problème fondamental qui sert de motif à la
phénoménologie. Or, comme nous le savons maintenant, la phénoménologie réclame un
changement d'attitude, un dépassement de l'attitude naturelle qui n'est pas un simple arti-
fice rhétorique, mais le mouvement même par lequel le problème fondamental qui anime la
réflexion phénoménologique se dévoile. Sans ce changement d'attitude, « une certaine "in-
compréhensibilité" » interfère et rend malaisée la compréhension des analyses effectuées et
des conclusions auxquelles parvient le phénoménologue2. Dès lors, la difficulté que ren-
contre le phénoménologue pour mener son lecteur à ce motif de la phénoménologie se situe
dans le fait qu'il doit initier la réflexion philosophique à partir d'un autre motif, mondain

1
Ibid, p. 126.
2
Nous retrouvons ici la difficulté qu'a présenté la réception des Idées dans la mesure où Husserl y a priorise
une démonstration « pratique », recourant à de nombreuses analyses intentionnelles avec l'espoir que ces
analyses se révéleraient suffisamment concluantes pour mener le lecteur à la réduction, donc à un changement
d'attitude. Or, cet exemple illustre bien, à notre avis, que la réduction phénoménologique est préalable à une
juste compréhension du sens des analyses phénoménologiques. (Cf. Eugen Fink, « La philosophie phénomé-
nologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 131-132.)
10

celui-là, c'est-à-dire un motif qui s'inscrit dans une préoccupation propre à l'attitude natu-
relle et qui est susceptible de préoccuper le lecteur qui n'a pas encore effectué le renverse-
ment de l'attitude naturelle.

Au premier abord, il ne semble pas y avoir là de difficulté notable. Après tout, le phénomé-
nologue a l'embarras du choix parmi les divers problèmes « mondains » qui se présentent à
lui à travers les activités théorétiques et pratiques de l'homme - Husserl a d'ailleurs eu re-
cours à plusieurs d'entre elles dans ses différents ouvrages « introductifs »3. Les difficultés
surviennent dans un deuxième temps, car il s'agit non seulement de conscientiser le lecteur
à une problématique spécifique qui le rejoigne, mais encore faut-il aussi s'assurer que ce
dernier ne demeure pas prisonnier de cette problématique provisoire et qu'ainsi il
n'entrevoie pas la nature spécifique du problème fondamental de la phénoménologie . Au-
trement dit, la tâche du phénoménologue est de conduire son lecteur à la conclusion que le
motif de départ - le problème mondain retenu par la nécessité de rejoindre ce lecteur sur le
terrain de l'attitude naturelle - nécessite et s'ouvre à la possibilité d'un renouvellement
dans la manière de l'appréhender et de le solutionner. Mais, et c'est là que survient une
seconde difficulté, cette nécessité de renouveler l'approche du problème par l'établissement
d'une nouvelle science, en l'occurrence la science phénoménologique, n'apparaît que dans
et par la réduction phénoménologique, ce qui reviendrait à établir un cercle qu'on pourrait
croire vicieux, si tant est que la problématique justifiant la tenue d'une réduction exige pour
être en mesure de remplir adéquatement son rôle que soit pratiquée préalablement une ré-
duction. Pourtant il serait plus juste de considérer ici qu'on a affaire à une circularité her-
méneutique « productive » dans la mesure où la phénoménologie, par le biais de la réduc-
tion, transforme radicalement le problème mondain5 de telle sorte que la phénoménologie

3
« [L]a phénoménologie a développé une série d'"introductions" méthodiques au contenu essentiel de sa
philosophie en partant de divers problèmes traditionnels (théorie de la connaissance, doctrine universelle de la
science, prise de conscience de soi radicale, fondation de la logique, etc.) [...] » (Ibid, p. 118.)
4
« Ce n'est qu'en transcendant le monde qu'on peut esquisser le problème "transcendantal" du monde. La
philosophie phénoménologique ne peut donc être coordonnée à un problème mondain qui en serait le motif.
C'est pourquoi on risque, d'entrée de jeu, de la réduire à une problématique mondaine, et cela pour en saisir la
motivation, au heu de s'abandonner au mouvement de connaissance de la réduction, serait-il à première vue
immotivé. », (Ibid, p. 126.)
5
« Elle [la phénoménologie] peut se rattacher aux problèmes mondains de multiples façons : que ce soit
comme théorie de la connaissance, doctrine de la science, ontologie, comme prise de conscience de soi uni-
11

est non seulement en mesure de le traiter, mais que c'est par cette transformation du pro-
blème mondain qu'elle trouve à se justifier.

Tel est donc l'enjeu de la première leçon de L'idée de la phénoménologie, convaincre le


lecteur qu'une nouvelle science philosophique s'avère essentielle pour être en mesure de
surmonter les apories auxquelles est confinée, dans ce cas-ci, la théorie de la connaissance.

Deux attitudes pour deux sciences

En un premier temps toutefois, c'est-à-dire à l'orée de L'idée de la phénoménologie, Hus-


serl débute en faisant abstraction de ces distinctions supplémentaires :

Dans les cours antérieurs, j'ai distingué entre la science naturelle et la science
philosophique; la première a sa source dans l'attitude d'esprit naturelle, la se-
conde dans l'attitude d'esprit philosophique6.

Il faut reprendre cette distinction entre ces deux sciences que Husserl indique avoir exposée
précédemment. Qu'est-ce qui caractérise la science naturelle et en quoi difïère-t-elle de la
science philosophique? Nous remarquons aussitôt qu'une partie de la réponse réside dans le
fait que chacune puise sa source dans une attitude d'esprit différente. Jusqu'à maintenant,
nous n'avons pas traité l'attitude pour elle-même, tel un concept autonome, mais toujours
en fonction d'une attribution qui lui procurait un sens spécifique, par exemple l'attitude
naturelle ou philosophique. Mais qu'en est-il de l'attitude prise dans sa généralité, com-
ment s'appréhende-t-elle dans le cadre de la phénoménologie? Voyons d'abord ce que Hus-
serl en dit :

« Attitude », pris en général, cela signifie un style fermement établi par


l'habitude dans la vie de la volonté, avec les orientations volontaires ou les inté-
rêts qui s'y trouvent prescrits, ainsi que les buts finaux, les prestations cultu-

verselle, etc. pour finalement transformer fondamentalement tous ces problèmes mondains en les faisant
déboucher sur la réduction phénoménologique. » (Ibid, p. 126-127.)
6
Edmund Husserl, L'idée de la phénoménologie. Cinq leçons, trad. Alexandre Lowit, Paris, Puf, 1970, p. 37.
12

relies, dont le style d'ensemble se trouve donc prescrit du même coup. C'est
dans la permanence de ce style, en tant que forme normative, que se déroule la
vie comme vie chaque fois déterminée. Les contenus culturels concrets se re-
nouvellent dans une historicité relativement close .

Nous remarquons que le concept d'attitude est étroitement lié à celui de volonté, mais ce
n'est pas pour mettre l'accent sur sa dimension volontaire, bien au contraire, puisque
l'attitude semble bien plutôt imposer un « style fermement établi par l'habitude » qui pres-
crit à la volonté un cadre normatif. Autrement dit, l'attitude, prise dans sa généralité, est en
quelque sorte une manière de faire, une manière inscrite par habitude et qui oriente la vie
volontaire vers certaines fins.

Lorsque l'attitude est qualifiée de « naturelle », elle se voit attribuer le caractère de la spon-
tanéité, de l'absence de réflexion. L'attitude naturelle est non réfléchie, non conscientisée
pour elle-même, elle présente une certaine naïveté. Mon habitus, qui est là toujours déjà
présent au moment d'agir, qui guide mon geste, ma manière de pensée, est là présent à mon
insu, sans que j'en saisisse l'influence.

Maintenant, lorsque l'attitude est qualifiée de « philosophique », nous l'avons dans un pre-
mier temps caractérisée par la réflexion. Je prends un recul réflexif qui se veut critique à
l'égard de moi-même et de la totalité de mon savoir. Dès lors, il nous faut revenir à ce qui
motive la réflexion propre à l'attitude philosophique, pour retrouver ce qui anime ce « style
fermement établi par l'habitude » :

Qu'est-ce donc qu'elle [l'humanité européenne] saisit comme étant l'essentiel


dans l'homme antique? Après quelques hésitations il apparut que cet essentiel
n'était rien d'autre que la forme "philosophique" de l'existence, c'est-à-dire le
fait de se donner librement à soi-même sa vie durant une règle tirée de la pure
raison, tirée de la philosophie. La philosophie théorétique est ce qui vient en
premier. On veut mettre en œuvre une façon réfléchie de traiter du monde en se
libérant des liens du mythe et de la tradition en général, une connaissance uni-
verselle du monde et de l'homme, dans une absence absolue de préjugés, qui fi-

7
Edmund Husserl, « Annexe III : La crise de l'humanité européenne et la philosophie », dans La crise, op.
cit., p. 360.
13

nalement reconnaisse dans le monde lui-même la raison intime qui l'habite, la


téléologie qui est la sienne et son plus haut principe : Dieu 8.

Ce sont ces motifs que nous devons maintenant opposer à l'attitude naturelle9

La philosophie - la sagesse - est une démarche tout à fait personnelle à celui


qui la pratique. Il faut qu'elle se développe comme sa propre sagesse, comme le
savoir qu'il a acquis par lui-même et qui tend à l'universalité, dont il peut ré-
pondre, dès le début et à chaque étape, en s'appuyant sur ses intuitions abso-
lues. Si j'ai pris la décision de vivre en fonction de ce but, décision qui seule
peut me conduire à devenir philosophe, j'ai ainsi choisi de commencer par
l'absolu dénuement cognitif10.

Le chemin de l'attitude philosophique est celui qui mène à « l'absolu dénuement cognitif»,
il apporte avec lui un regard libre sur le monde et parce qu'il en est ainsi, l'attitude d'esprit
philosophique est celle qui ouvre l'espace d'un renouveau11.

Une fois les attitudes naturelle et philosophique distinguées, nous pouvons revenir à la dis-
tinction initiale, celle des sciences naturelle et philosophique afin de voir ce qui les rap-
proche et ce qui les distingue essentiellement. La première, la science naturelle, réfère à une
science effective, la science objective, celle issue de la mathématisation de la nature et dont
l'influence s'est répandue à toutes les sphères théorétiques. Quand à la seconde, la science
philosophique, nous aurions tort de croire qu'il faille la confondre avec la philosophie en-
tendue comme courant historique . Il faut plutôt - dans l'esprit de l'attitude d'esprit philo-

Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 12.


9
« Nous allons maintenant opposer à Y attitude de pensée naturelle, ou aux motifs de pensée naturels, les
motifs philosophiques. » (Edmund Husserl L'idée, op. cit., p. 39.)
10
Edmund Husserl, Méditations cartésiennes et les Conférences de Paris, trad, sous la direction de M. de
Launay, Paris, Puf, p. 44-45.
11
«Mais la philosophie, elle, se situe dans une dimension totalement nouvelle. Elle a besoin de points de
départ totalement nouveaux et d'une méthode totalement nouvelle, qui la distingue, par principe, de toute
science "naturelle". » (Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 46.)
12
« Mais c'est ici justement qu'est le danger! "Philosophie" - force nous est bien, ici, de distinguer la philo-
sophie en tant que factum historique de chaque époque, et la philosophie en tant qu'idée, idée d'une tâche
infinie. La philosophie qui a chaque fois son effectivité dans l'histoire est la tentative plus ou moins heureuse
de réaliser l'idée directrice de l'infinité, et du même coup aussi celle d'une totalité des vérités. » (Edmund
Husserl, « Annexe HI : La crise de l'humanité européenne et la philosophie », dans La crise, op. cit., p. 372.)
14

sophique dans laquelle elle prend sa source - la voir comme une science qui exige un nou-
veau départ, un nouveau fondement.

Mais lorsque nous parlons d'une science naturelle ou même d'une science philosophique, il
s'agit avant tout d'une particularisation de l'idée de science en général. Dans la mesure où
Husserl se réclame d'une méthodologie présentant une rigueur scientifique, il serait utile,
voire nécessaire, de préciser ce que Husserl entend par science. À cette fin, nous pouvons, à
l'exemple de l'approche que nous avons adoptée avec la distinction des deux attitudes, in-
terroger la science dans sa généralité :

En procédant ainsi, nous faisons apparaître tout de suite des éléments fonda-
mentaux de l'idée téléologique qui commande toute activité scientifique. Par
exemple : le savant ne veut pas simplement porter des jugements, mais les fon-
der. Plus précisément, il n'entend pas accorder à un jugement, à ses propres
yeux comme aux yeux des autres, la valeur d'une connaissance scientifique, s'il
ne l'a pas entièrement fondé et s'il ne peut, par la suite, en opérant un retour
sans entrave à la fondation qu'il faut reconduire, le justifier à tout moment et
jusqu'en ses éléments ultimes. Cela peut, en fait, rester une pure et simple pré-
tention, mais il y a là de toute façon un but idéal13.

Nous pouvons déjà effectuer un rapprochement entre le concept de science pris dans sa
généralité et l'attitude d'esprit philosophique14 en ce que le savant et le philosophe
n'entendent pas accepter un savoir qu'ils n'ont pas préalablement fait leur. Tous les deux
cherchent à se libérer des préjugés, de la tradition, de ce qui est convenu d'accepter comme
allant de soi, parce qu'ils recherchent un savoir constituant le résultat d'un examen qui re-
conduit la connaissance à son fondement et qui la présentera dès lors dans la clarté de ce
qui peut être reconnu comme authentiquement vrai.

Mais qu'en est-il de la science naturelle? Si le concept de science pris dans sa généralité se
rapproche dans son intention de l'attitude d'esprit philosophique, pourquoi devons-nous la

13
Edmund Husserl, Méditations, op. cit., p. 53.
14
« Du point de vue de leur intention, l'idée de la science et de la philosophie implique un ordre de connais-
sance qui part de connaissances en soi antérieures pour aller jusqu 'à des connaissances en soi postérieurs; et
15

distinguer d'une science philosophique? Il semble que, tout comme l'attitude d'esprit natu-
relle, la science naturelle manque d'un certain recul critique1 , qu'elle procède à partir
d'une certaine « naïveté ». Il ne faudrait pas croire ici que Husserl critique la science objec-
tive quant à sa méthodologie16. Par le biais de sa méthode, elle obtient des résultats qui sont
sans contredit d'une rigueur et d'une exactitude qui ne sont pas à remettre en doute. Mais,
d'un autre côté, si nous la questionnons par la voie d'une réflexion, telle que l'exige
l'attitude d'esprit philosophique, elle n'est pas à l'abri des contradictions17.

Cela ne signifie pas pour autant que la pensée naturelle - et sa science naturelle (la science
objective) - soit dénuée d'une certaine réflexion critique, ou qu'elle soit totalement igno-
rante des difficultés et des limites qu'elle rencontre dans sa pratique scientifique. La pensée
naturelle n'a pas de raison de remettre en question la connaissance en elle-même - les ré-
sultats magistraux de la science incarnent la démonstration qu'une véritable connaissance
est possible18 -, mais « [a]vec l'éveil de la réflexion sur le rapport entre la connaissance et
l'objet, s'ouvrent des abîmes de difficultés19 ». Les difficultés que rencontre la pensée natu-

donc, finalement, un commencement et une progression qu'on ne peut choisir arbitrairement, mais qui sont
fondés dans la nature des choses mêmes. » (Ibid, p. 55.)
15
«L'attitude d'esprit naturelle n'a encore aucun souci d'une critique de la connaissance. » (Edmund Hus-
serl, L'idée, op. cit., p. 37.)
16
« Mais peut-être, si nous changeons la direction de notre méditation, si nous partons de ces plaintes que
suscite généralement la crise de notre culture et du rôle qu'on impute à la science dans cette crise, verrons-
nous alors apparaître des motifs suffisants pour soumettre la scientificité de toutes les sciences à une critique
sérieuse et tout à fait nécessaire, sans avoir pour autant à faire bon marché de ce qui constitue leur scientifici-
té au premier sens, c'est-à-dire au sens - inattaquable - de la rectitude de leurs prestations méthodiques. »
(Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 9.)
17
« Lorsque nous entrons dans les sciences naturelles pour vivre en elles, nous trouvons tout, dans la mesure
où elles ont atteint le stade de l'exactitude, clair et compréhensible. Nous avons la certitude d'être en posses-
sion d'une vérité objective, démontrée par des méthodes sûres, méthodes qui atteignent réellement
l'objectivité. Mais aussitôt que nous passons à la réflexion, nous nous trouvons déroutés et confondus. Nous
nous embrouillons dans de manifestes incompatibilités et même dans des contradictions. » (Edmund Husserl,
L'idée, op. cit., p. 43.)
18
« Ce qui va de soi, pour la pensée naturelle, c'est la possibilité de la connaissance. En poursuivant son acti-
vité avec une fécondité sans fin, en avançant, dans des sciences toujours nouvelles, d'une découverte vers une
autre découverte, la pensée naturelle ne trouve aucun motif de soulever la question de la possibilité de la con-
naissance en général. » (Ibid, p. 39.)
19
Loc. cit.
16

relie se situent « sur le rapport entre la connaissance et l'objet ». Le terrain des apories de la
science naturelle serait celui de l'explication de la connaissance20.

Dès lors, quelle est la réaction de la science naturelle? Comment la pensée naturelle appré-
hende-t-elle ces difficultés liées à la connaissance? Elle tend à inscrire le problème de la
connaissance dans l'horizon qui lui est propre, à savoir celui des faits naturels et plus préci-
sément ici, des faits psychiques. Autrement dit, elle tend à considérer la question de la con-
naissance comme un problème empirique que la psychologie empirique devra résoudre.

Il est vrai que, comme tout ce qui se rencontre dans le monde, la connaissance
elle aussi devient pour elle, d'une certaine façon, un problème, elle devient ob-
jet d'une recherche naturelle. La connaissance est un fait qui fait partie de la na-
ture, elle est un vécu de certains êtres organiques doués de connaissance, elle
est un fait psychologique .

L'approche naturelle du problème de la connaissance fait de celle-ci un objet, elle


l'appréhende à titre d'objet. Mais, et là réside la difficulté, le but de cette recherche est jus-
tement de comprendre le rapport de la connaissance à son objet, ce qui revient à dire qu'il
s'agit dès lors de comprendre le rapport à l'objet à partir... d'un autre objet. Est-ce que
cette solution en est réellement une ou n'ouvre-t-elle pas sur des difficultés d'autant plus
insurmontables, comme semble l'indiquer l'émergence d'une certaine radicalisation du
scepticisme22? Il faut maintenant nous attarder à cette solution du fait psychologique afin de

20
« La connaissance, qui, dans la pensée naturelle, est quelque chose qui va on ne peut plus de soi, apparaît
tout d'un coup comme un mystère. » (Loc. cit.)
21
Ibid, p. 39-40.
22
« Mais bien avant cela, ce qu'il y a d'inquiétant dans la mathématisation du monde et dans la rationalisation
qui se modèle obscurément sur elle - celle d'une philosophie ordine geometrico - se fit sentir dans lu psycho-
logie naturaliste nouvelle. [...] Cela fit de telles difficultés que déjà avec Berkeley et Hume naquit une skepsis
paradoxale, ressentie certes comme une absurdité, mais non encore correctement perçue, laquelle se dirigea
d'abord précisément contre le modèle même de la rationalité - contre la mathématique et la physique - et
tenta de déprécier leurs concepts fondamentaux, et même le sens de leur domaine (l'espace mathématique, la
nature matérielle), comme autant de fictions psychologiques. Cette skepsis allait déjà chez Hume jusqu'à son
terme, jusqu'au déracinement de tout l'idéal de la philosophie et de toute cette sorte de scientificité qui était
celle des nouvelles sciences. Se trouvait atteint ainsi, et cela est d'une extrême importance, non seulement
l'idéal philosophique moderne, mais même l'ensemble de la philosophie du passé, toute l'instauration d'une
tâche pour la philosophie conçue comme science universelle objective. Quelle situation paradoxale. Voici des
performances pleines d'avenir, et tous les jours plus nombreuses, au moins pour toute une série de sciences
nouvelles; celui qui y travaille, comme celui qui en a une exacte compréhension, en ont une évidence vécue à
17

compléter notre compréhension de la science naturelle et, par la suite, lui opposer une théo-
rie de la connaissance qui nous permettra de mieux saisir le sens d'une science philoso-
phique.

Un conflit stérile

Dans la seconde partie de La crise des sciences européennes et la phénoménologie trans-


cendantale , Husserl présente l'établissement de ce qu'il nomme un objectivisme physi-
ciste2 . Cette présentation nous servira de base de réflexion pour traiter cette question du
problème de la connaissance comme fait psychologique. Nous pouvons synthétiser le déve-
loppement de cet objectivisme en deux étapes afin de nous en doter d'une vue globale.

Dans un premier temps, il y a l'émergence et la croissance extraordinaire qu'a connue le


processus de mathématisation de la nature à l'époque de Galilée. Cette mathématisation
n'est pas sans conséquence sur notre rapport au monde, puisqu'elle instaure un monde de
choses corporelles dont l'être en soi est voué à être découvert par la mathématique, un
monde clos sur lui-même dont le dévoilement systématique exclut toute forme de subjecti-
vite . Cette nouvelle compréhension du monde modifie d'une manière fondamentale l'idée
que nous avions du monde dans la mesure où il inscrit une coupure entre deux mondes : le

laquelle ni eux ni personne ne peuvent se dérober. Et pourtant voici que toutes ces performances et cette évi-
dence elle-même, si seulement on les regarde autrement, c'est-à-dire à partir de la psychologie, dans le do-
maine de laquelle se déploie l'activité performatrice, sont devenues totalement incompréhensibles. » (Edmund
Husserl, La crise, op. cit., p. 78-79.)
23
Edmund Husserl, « Elucidation de l'origine de l'opposition moderne entre l'objectivisme physiciste et le
subjectivisme transcendantal », dans La crise, op. cit., p. 25-116.
24
Ce thème est la reprise remaniée d'une problématique qui traverse le cheminement de Husserl, c'est-à-dire
sa mise en garde contre toutes les formes de psychologisme. Cf. Eddmund, Husserl, Recherches logiques,
tome 1 : Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. L. Kelkel et R. Schérer, Paris, Puf, 1994.
23
« Un trait fondamental de la nouvelle théorisation de la nature doit encore ici être mis en relief. Galilée,
dans le regard qu'il dirige sur le monde à partir de la géométrie et à partir de ce qui apparaît comme sensible
et est mathématisable,/a/7 abstraction des sujets en tant que personnes, porteuses d'une vie personnelle, abs-
traction de tout ce qui appartient à l'esprit en quelque sens que ce soit, abstraction de toutes les propriétés
culturelles qui échoient aux choses dans la praxis humaine. De cette abstraction résultent les choses purement
corporelles, mais prises cependant comme des réalités concrètes et thématisées dans leur totalité comme for-
mant un monde. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 69.)
18

monde des corps et le monde de l'esprit . Dorénavant, une scission complète est établie
entre la nature mathématisable des choses et le monde qui relève de la subjectivité et du
psychologique.

Dans un deuxième temps, il résulte de cette scission, commandée par les besoins d'une na-
ture rationnelle27, des difficultés notables qui prirent une ampleur et une importance telles
qu'elles engagèrent des recherches sur la question de l'entendement humain. Toutefois,
dans la mesure où le cadre réflexif de ces recherches demeure sous l'emprise d'une concep-
tion rationaliste du monde et lorsque les difficultés ne peuvent être surmontées à partir des
présupposés rationalistes, on y voit une étape transitoire, un constat d'échec temporaire
mais non définitif, qui ne saurait résister à l'avancement des progrès28.

En ce qui a trait plus particulièrement à la compréhension de notre problème lié à la com-


préhension de la connaissance, voici comment Husserl présente le problème « du rapport
entre la connaissance et l'objet » :

Sous toutes ses formes, la connaissance est un vécu psychique : une connais-
sance du sujet connaissant. Opposés à elle, il y a les objets connus. Or, com-
ment maintenant la connaissance peut-elle s'assurer de son accord avec les ob-
jets connus, comment peut-elle sortir au-delà d'elle-même et atteindre avec sû-

26
« D'une façon générale nous devons maintenant prendre une claire conscience du fait que la conception
d'une nouvelle idée de la "nature", en tant que monde-de-corps séparé, réellement et théoriquement clos sur
lui-même, entraîne bientôt avec elle une mutation complète de l'idée de monde absolument parlant. Le monde
se dissocie pour ainsi dire en deux mondes : nature et monde-du-psychologique dont le second à vrai dire ne
s'élève pas à la consistance d'un être-monde, à cause de la façon dont il est relié à la nature. » (Ibid., p. 70.)
27
« Du reste, dès lors que la nature rationnelle, au sens de la science de la nature, est un monde-de-corps étant
en-soi, comme c'est tenu pour "évident" (du moins dans la situation historique donnée), dès ce moment il
fallait que le monde en-soi, d'une façon très particulière et en un sens jusqu'ici inconnu, soit un monde scin-
dé, scindé en une nature en-soi et un mode d'être différent de celui-ci : l'étant qui a pour mode d'être la psu-
chè.» (Ibid, p. 71.)
28
« La séparation du "psychique" produisit d'une façon générale, partout où des problèmes de la raison appa-
raissaient, des difficultés qui ne cessèrent de croître. À vrai dire ce n'est que plus tard qu'elles devinrent si
pressantes, qu'il fallut en faire, dans de vastes recherches sur l'entendement humain, dans des "critiques de la
raison", le thème central de la philosophie. Mais la force du motif rationaliste était encore intacte, et l'on
s'engageait partout avec pleine confiance dans l'élaboration multiforme d'une philosophie rationaliste. Ce qui
n'allait pas sans succès pour certaines connaissances indubitablement précieuses, lesquelles, même si elles ne
répondaient "pas encore" à l'idéal, pouvaient justement s'interpréter comme des degrés préparatoires. Désor-
mais tout établissement d'une science particulière était guidé eo ipso par l'idée d'une théorie rationnelle cor-
respondante, sur un territoire rationnel en-soi correspondant. » (Ibid, p. 72.)
19

reté ses objets? La présence des objets de connaissance dans la connaissance,


qui, pour la pensée naturelle, va de soi, devient une énigme29.

Nous le constatons, la difficulté que rencontre la pensée naturelle à expliquer « la présence


des objets de connaissance dans la connaissance » découle directement de la scission opé-
rée par une conception rationnelle du monde. Effectivement, en opérant une coupure radi-
cale entre un monde de corps et un monde de l'esprit, duquel relève la connaissance par le
biais du vécu psychique, la pensée naturelle s'est privée de tout moyen de concevoir une
corrélation harmonieuse entre les deux mondes. Or pour le savant qui évolue au sein de la
pensée naturaliste, y a-t-il une énigme, un mystère en soi, ou seulement une connaissance
partielle, encore incomplète? N'a-t-il pas, de son point de vue, les progrès d'une science qui
sont constants? Ne voit-on pas la science parvenir à repousser les limites de ce qui hier lui
était encore inconnu? Ce qui naguère était qualifié de mystérieux est aujourd'hui démystifié
et expliqué. Les énigmes de maintenant ne sont-elles pas les réponses de demain?

Or, ici, le sujet connaissant qui adopte un réel recul critique - le sujet réfléchissant serait-il
plus juste de dire - doit convenir qu'il est devant une énigme. Lui aussi reconnaît à la con-
naissance son caractère psychologique; la connaissance est un vécu psychique, c'est un
processus interne, « une connaissance du sujet connaissant ». Là n'est pas pour lui la diffi-
culté. Face au sujet connaissant se trouve l'objet de sa connaissance, « les objets connus ».
Le sujet réfléchissant pour sa part y voit une difficulté de taille. Comment, par un processus
interne à sa conscience, un sujet connaissant obtient-il un savoir concernant un objet ex-
terne à sa conscience? Par les progrès de disciplines telles que la biologie et la psychologie,
la science naturelle est en mesure d'expliquer, du moins partiellement et selon un point de
vue mécanique, le comment du processus. Mais peut-elle s'assurer que la connaissance
puisse « sortir au-delà d'elle-même et atteindre avec sûreté ses objets »? En d'autres mots,
peut-elle répondre au comment de l'objectivité20 et ainsi s'assurer de la véracité de la con-
naissance? La prétention de la science à être porteuse d'une vérité inconditionnelle n'y est-

29
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 41.
30
« Valeur objective : cela ne signifie rien d'autre que des résultats passés au crible de la critique réciproque,
et capables de résister alors à toute critique. » (Edmund Husserl, Méditations, op. cit., p. 47.)
20

elle pas mise en cause ? En ce moment, ne sommes-nous pas en mesure de remettre en


question la conviction qu'à travers la rigueur scientifique, c'est un monde d'étant réel qui
se fait connaître ? Pour le sujet réfléchissant d'obédience sceptique, les résultats de la
science, aussi convaincants soient-ils, ne peuvent lui servir de caution, puisque c'est leur
validité même qui est mise en question. Tant que la science ne sera pas en mesure de garan-
tir « son accord avec les objets connus », la pensée sceptique trouvera le motif de soulever
la question de la possibilité de la connaissance.

Si le scepticisme se maintient33, c'est parce que la recherche menée sur la théorie de la con-
naissance par la science du psychologique demeure à l'intérieur du cadre de la science ob-
jective . Le psychologisme calque son mode opérationnel et ses postulats de départ sur le
modèle de la science de la nature, puisque les sciences positives obtiennent des résultats qui
sont concluants. Malgré tout, chaque avancée soulève son lot de difficultés et de contradic-
tions qui renforcent la position du scepticisme. Les attaques du scepticisme ne peuvent pas
être tout simplement ignorées. Elles touchent juste et la science, malgré toute sa rigueur et
son appareillage, est incapable d'y mettre un terme. Acculée à ses propres apories, la pen-
sée scientifique clame son innocence et exige du temps, le temps du progrès qui apportera

31
« Dans la science, l'idéalité des produits singuliers du travail, celle des vérités, ne signifie pas la simple
répétabilité sous l'identification du sens et de la mise en sécurité : l'idée de la vérité au sens de la science se
détache (et de ce détachement nous aurons encore à parler) de la vérité de la vie pré-scientifique. Elle veut
être vérité inconditionnelle. » (« j\nnexe III : La crise de l'humanité européenne et la philosophie », dans La
crise, op. cit., p. 357.)
32
« [...] Galilée s'est dit : Partout où une telle méthode a été élaborée nous avons également vaincu grâce à
elle la relativité des appréhensions subjectives, qui est essentielle au monde de l'intuition empirique. Car de
cette manière nous obtenons une vérité identique, non-relative, dont peut se convaincre quiconque est capable
de comprendre cette méthode et d'en user. Ici par conséquent nous connaissons en lui-même un étant véri-
table, bien que ce soit seulement sous la forme d'une approximation qui, partant de la donnée empirique, va
toujours croissant en direction de la forme géométrique idéale qui fonctionne comme pôle conducteur. » (Ed-
mund Husserl, La crise, op. cit., p. 34.)
33
Pour un approfondissement de la question du psychologisme et de l'absurdité de soutenir une. position scep-
tique en réponse à celui-ci, on consultera avec profit le premier tome des Recherches logiques de Husserl :
Edmund Husserl, Recherches logiques, tome 1 : Prolégomènes à la logique pure, trad. H. Elie, A. L. Kelkel et
R. Schérer, Paris, Puf, 1994. Hua XVIII
34
La dissociation et la mutation-de-sens du monde fut la conséquence, parfaitement saisissable, d'un fait en
réalité inévitable au commencement de l'époque moderne : le rôle de modèle tenu par la méthode de la
science de la nature, ou, en d'autres termes, par la rationalité physique. [...] Le monde doit être en soi un
monde rationnel, dans le nouveau sens de la rationalité, emprunté à la mathématique et à la nature mathémati-
sée, et corrélativement la philosophie, la science universelle du monde, doit être édifiée, en tant que théorie
rationnelle unifiée, more geometrico. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 70-71.)
21

les réponses a ux contra dictions a ctuelles. Autrement dit, la science du psychologique, en


demeurant dans la scission de la nature en deux mondes, ne peut en éviter les apories.

D'un autre côté, le scepticisme ne parvient pas à freiner l'a va ncée scientifique. Inva lide­t­il
ses fondements, il ne peut démentir le fait que la science développe tout de même une con­
naissance. Sème­t­il le doute quant à la validité des résultats scientifiques, il ne peut ignorer
le fait qu'il profite quotidiennement du bénéfice des découvertes scientifiques. Husserl a f­
firme que la marque du scepticisme est l'a bsurdité. Da ns les Recherches logiques, il con­
sacre de nombreuses pa ges à la question du non­sens de se ma intenir da ns une position
■je

sceptique . Le scepticisme est une position intena ble, en contradiction a vec elle­même, et
doit être dépassée. C'est une lutte où chaque camp doit se garder de crier victoire trop rapi­
dement, où se ma intient un ma tch nul depuis le premier rega rd critique de la pensée re­
flexive.

La solution n'est à chercher ni du côté de la science naturelle objective ni de celui du scep­


ticisme. L'erreur de la pensée scientifique est de s'en tenir à ses résultats. Ga ra nte de sa
réussite, elle étudie la conna issa nce comme s'il s'a gissa it d'un a utre objet na turel quel­
conque. Les apories qu'elle rencontre ne lui font pa s remettre en cause son approche de la
connaissance; elle tente de la plier à son scheme habituel plutôt que chercher à en saisir la
véritable na ture. L'erreur du scepticisme est de nier la possibilité d'une conna issa nce qui
doit être possible pour seulement en a ffirmer l'impossibilité. Il se limite à consta ter des
contradictions da ns la connaissance, des failles da ns la démarche scientifique, et ne trouve
pas de motif à rechercher l'essence de la connaissance.

Pour Husserl, la nouvelle science philosophique doit fa ire preuve de rigueur scientifique
et, dans ce but, elle doit être en mesure de valider la possibilité de la connaissance issue de

35
Cf. Edmund Husserl, « Le psychologisme en tant que relativisme sceptique », Recherches logiques, tome 1,
op. cit., p. 122­170.
36
« Comment une critique de la conna issa nce, telle est la question ma intena nt, peut­elle s'éta blir? En ta nt
que l'effort de la connaissance de se comprendre soi­même scientifiquement, elle veut, en procédant par une
connaissance scientifique et par là en objectivant, éta blir ce que la connaissance est selon son essence, ce que
renferme le sens de la relation à un objet qui lui est attribuée, et le sens de la validité objective ou de la pro­
22

la pensée naturelle. Mais qui dit scientificité ne dit pas science objective37. Les apories dé-
noncées par le scepticisme ne sont pas pour autant ignorées. En effet, Husserl, dans sa
compréhension d'une théorie de la connaissance, n'adopte pas le modèle de la science natu-
relle et de sa dichotomie du monde. Pour lui, la solution se trouve dans l'essence de la con-
naissance et le modèle de la réflexion critique doit être repensé à partir de la connaissance
elle-même et non plus sur la base de préjugés trop souvent non reconnus.

Le rôle d'une théorie de la connaissance

Nous sommes partis d'une distinction entre science naturelle et science philosophique. De
la seconde, nous avons affirmé qu'il ne fallait pas la confondre avec la pratique établie dans
la tradition philosophique - en bonne partie parce que la philosophie, telle qu'elle se pra-
tique, reste prise dans le modèle naturaliste de la science naturelle . Cette science philoso-
phique exige un nouveau départ et pour l'atteindre, elle doit adopter une position critique.
.
Dans L'idée de la phénoménologie, cette critique s'organise à partir d'une problématique
précise : celle de la théorie de la connaissance. Axe directeur, la théorie de la connaissance
nous servira de fil d'Ariane dans ce prélude en trois temps menant à une meilleure compré-
hension de ce que Husserl entend par cette nouvelle science philosophique qu'il nommera
phénoménologie transcendantale.

priété d'atteindre l'objet, qui doit être la sienne lorsqu'elle doit être connaissance au sens authentique. » (Ed-
mund Husserl, L'idée, op. cit., p. 51.)
37
« Le transcendantalisme parvenu à maturité proteste contre l'idéalisme psychologique et prétend, tout en
combattant la science objective comme philosophie, mettre en chemin une scientificité d'une nature entière-
ment nouvelle, transcendantale. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 80.)
38
« Dans la philosophie contemporaine, dans la mesure où elle prétend à être sérieusement une science, c'est
devenu presque un lieu commun qu'il ne peut y avoir qu'une méthode de connaissance, commune à toutes les
sciences, et donc aussi à la philosophie. Cette conviction répond parfaitement aux grandes traditions de la
philosophie du XVIIe siècle, qui en effet croyait également que tout salut de la philosophie tient à ce qu'elle
prenne pour modèle méthodologique les sciences exactes, c'est-à-dire avant tout les mathématiques et la
science mathématique de la nature. » (Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 45.)
23

Dans un premier temps, un constat s'impose : la théorie de la connaissance est le théâtre39


des batailles que se livrent les différentes théories dérivées de la réflexion naturelle. Anté-
rieure à toute théorie critique40 de la connaissance, l'intérêt gnoséologique que présente la
réflexion naturelle la mène tout droit à postuler dans la fausseté. Celle-ci, rappelons-le,
conçoit un monde scindé en deux où les corps matériels, susceptibles de se conformer à une
mathématisation, sont coupés de tous rapports essentiels avec le monde de l'« esprit ».
Dans un monde où l'« objectif» n'entretient pas de lien avec le subjectif, où tout contact
entre les deux est préalablement aboli, il devient difficile, voire impossible, de comprendre,
hors de toute contradiction, comment la connaissance, un acte purement subjectif, puisse
aller à la rencontre du monde objectif. En procédant de la sorte, la pensée naturelle
s'embourbe dans des hypothèses telles qu'elle finit par envelopper toutes les tentatives de
compréhension de la connaissance dans un halo de confusion :

Car la confusion gnoséologique où nous a mis la réflexion naturelle (antérieure


à la théorie de la connaissance) sur la possibilité de la connaissance (sur une
possible validité de la connaissance), n'a pas seulement pour effet des concep-
tions fausses concernant l'essence de la connaissance, mais aussi des interpré-
tations foncièrement fausse - parce que contradictoires en elles-mêmes - de
l'être connu dans les sciences naturelles41.

C'est ainsi qu'elle génère un ensemble de conceptions et d'interprétations fausses et con-


tradictoires qui ne pourront que s'affronter dans des luttes intestines. Dans un tel contexte,
le rôle de la théorie de la connaissance se limite à offrir une tribune aux nombreuses théo-
ries discordantes concernant la connaissance et le statut de l'être connu.

Dans un deuxième temps, réagissant à ce constat d'une lutte stérile, une théorie critique de
la connaissance se voit mandater de deux tâches fondamentales. Une première tâche sera de
« stigmatiser les absurdités dans lesquelles tombe, presque inévitablement, la réflexion na-
turelle » :

39
« Le théâtre de ces obscures et contradictoires théories, ainsi que des interminables disputes qui s'y ratta-
chent, est la théorie de la connaissance, ainsi que la métaphysique, qui est, historiquement comme de par la
nature des choses, intimement liée avec elle. » (Ibid, 43.)
24

La tâche de la théorie de la connaissance, ou de la critique de la raison théo-


rique, est tout d'abord une tâche critique. Elle a à stigmatiser les absurdités dans
lesquelles tombe, presque inévitablement, la réflexion naturelle sur la relation
entre la connaissance, le sens cognitif et l'objet de connaissance, elle a à réfuter
par conséquent, en mettant en évidence leur absurdité, les théories sceptiques -
qu'elles le soient ouvertement ou d'une façon dissimulée - concernant
l'essence de la connaissance42.

Cette première tâche concerne essentiellement la lutte contre le scepticisme. Si le premier


tome des Recherches logiques comme Prolégomènes à la logique pure est consacré à cette
tâche - par le biais d'une critique du psychologisme - il s'agit d'une préoccupation critique
qui demeure présente chez Husserl, qui s'inscrit dans l'idée même de la philosophie et qui
témoigne de l'énigme que représente la compréhension du monde43.

A cette première tâche critique à l'égard du scepticisme s'ajoute, positivement cette fois,
celle « d'apporter la solution » à la confusion régnante « par l'étude de l'essence de la con-
naissance » :

D'autre part, elle [la théorie de la connaissance] a la tâche positive d'apporter la


solution, par l'étude de l'essence de la connaissance, aux problèmes que ren-
ferme la corrélation entre la connaissance, le sens cognitif et l'objet de connais-
sance. Parmi ces problèmes se trouve aussi celui de mettre en lumière le sens
essentiel de l'objet connaissable, ou ce qui revient au même, de l'objet en géné-

40
Nous développerons sous peu ce qu'il faut entendre avec Husserl sous le vocable « critique ».
41
Ibid, p. 44.
42
Ibid, p. 43.
43
« Toujours davantage l'histoire de la philosophie, regardée de l'intérieur, prend le caractère d'un combat
pour son existence, à savoir le combat entre une philosophie dont la vie se passe à accomplir directement sa
tâche - la philosophie dans la foi naïve à la raison - et une skepsis qui en est la négation ou la dévaluation
empiriste. Inlassablement, cette skepsis remet en vigueur le monde vécu-en-fait, celui de l'expérience réelle,
comme ce dans quoi il n'y a nulle raison, ni aucune idée rationnelle à trouver. Toujours davantage la raison
elle-même et son "étant" deviennent énigmatiques, ou encore : la raison, comme ce qui donne sens par soi-
même au monde, et le monde, comme ce qui est par la raison; tant qu'à la fin le problème du monde, devenu
problème conscient, celui de la plus profonde haison essentielle de la raison et de l'étant en général, l'énigme
des énigmes, devait devenir proprement le thème de la philosophie. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit.,
p. 19.)
25

rai : le sens qui lui est prescrit a priori (c'est-à-dire conformément à l'essence)
en vertu de la corrélation entre la connaissance et l'objet de connaissance44.

En d'autres mots, si une théorie critique de la connaissance veut redresser les errances con-
flictuelles issues de la réflexion naturelle, elle y parviendra par le biais d'une étude de
l'essence de la connaissance et de l'objet connaissable. Une telle étude de l'essence, nous le
verrons, exige une nouvelle perspective sur notre manière de comprendre le monde,
puisque l'appréhension naturaliste d'un monde scindé est à l'origine de l'obscurité entou-
rant la connaissance, et, corrélativement, elle réclame aussi une nouvelle méthodologie, la
méthode propre aux sciences objectives ayant engendré notre vision d'un monde dualiste.
D'où la nécessité pour une critique de la connaissance d'engager une critique des sciences
naturelles45.

C'est dans un troisième et dernier temps que cette théorie critique de la connaissance per-
met de jeter un pont avec la phénoménologie.

Si nous faisons abstraction des applications métaphysiques de la critique de la


connaissance, pour nous en tenir purement à sa tâche propre, qui est à'élucider
l'essence de la connaissance et de l'objet de connaissance, alors elle est une
phénoménologie de la connaissance et de l'objet de connaissance, et forme la
partie première et fondamentale de la phénoménologie en général46.

Cette exclusion « des applications métaphysiques de la critique de la connaissance » n'est


pas la seule réserve formulée par Husserl à l'égard de la nouvelle science philosophique. Il
nous met aussi en garde contre toutes les tentatives qui voient l'avenir de la philosophie

44
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 43.
45
« Cette science, que nous nommons métaphysique, naît d'une « critique » de la connaissance naturelle dans
les sciences particulières, critique qui repose sur l'intelligence, acquise dans la critique générale de la connais-
sance, de l'essence de la connaissance et de l'objet de connaissance, selon leurs diverses figures fondamen-
tales - sur l'intelligence du sens des diverses corrélations fondamentales entre la connaissance et l'objet de
connaissance » (Ibid, p. 44-45.)
46
Ibid, p. 45.
26

dans une assimilation de sa méthodologie sur le modèle des sciences de la nature47 - pour
les raisons que nous avons déjà évoquées.

Husserl part du constat que la réflexion naturelle se perd en querelles absurdes qui ne ser-
vent qu'à renforcer la position du scepticisme. Comment, sur de telles bases, pouvons-nous
espérer parvenir à une réelle compréhension de l'essence de la connaissance et de son ob-
jet? La philosophie se fourvoie si elle croit remplir son rôle critique en empruntant aux
sciences de la nature un modèle. En fait, elle reste prise dans de « funestes préjugés » :

Je rappelle les tentatives si répandues de fonder la théorie de la connaissance


sur la psychologie de la connaissance et sur la biologie. De nos jours, les réac-
tions se multiplient contre ces funestes préjugés. Ce sont bien en effet des pré-
i 48
juges .

Des préjugés que seule la pratique d'une épochè radicale peut suspendre49. Nous retrouvons
une fois de plus, et avant même qu'elle ne soit présentée et explicitée, la nécessité de prati-
quer une épochè.

Le rôle d'une épochè et de la réduction

En suivant le chemin de la science philosophique, nous avons établi un premier lien avec la
phénoménologie. Pourquoi l'avoir distinguée de la science naturelle? Pourquoi ne pas avoir

47
« À cette assimilation de la philosophie aux autres sciences quant à la méthode, est liée aussi l'assimilation
quant à l'objet, et il faut considérer encore aujourd'hui comme opinion prédominante que la philosophie, et
plus précisément la doctrine dernière de l'être et de la science, peut non seulement se rapporter à toutes les
autres sciences, mais aussi peut être fondée sur leurs résultats : de la même manière que les autres sciences
sont fondées les unes sur les autres, et que les résultats des unes peuvent servir de prémisses aux autres. »
(Ibid, p. 45-46.)
4
* Ibid, p. 46.
49
« Au cours de cette dernière réflexion, il s'est révélé clairement aussi que nous devions l'accès à la subjec-
tivité transcendantale non seulement en fait à la méthode décrite, mais encore que celle-ci ou une méthode
analogue s'avère indispensable pour la découvrir. La réflexion pure et simple, aussirigoureuse,attentive et
analytique qu'elle soit, aussi directement orientée qu'elle soit sur mon être purement psychique, sur mon
immanence purement psychique, si elle ne recourt pas à une telle méthode restera réflexion psychologique
naturelle et restera ce qu'elle fut d'ores et déjà - sous une forme aussi imparfaite qu'on voudra - expérience
mondaine. » (Philosophie première, p. 109-110.)
27

exposé dès le départ le sens de la science philosophique, ses buts, ses motivations et sa mé-
thode et ainsi, comme par un raccourci, nous mener directement à la phénoménologie?
Spontanément, nous répondrons : la force de l'habitude. Non pas celle du philosophe et qui
renverrait à une manière de faire les choses, mais plutôt celle de l'être humain - de tout être
humain - pris qu'il est dans l'attitude naturelle. Car avant de distinguer la science philoso-
phique de la science naturelle, nous avons établi une distinction entre deux attitudes qui se
situent en amont de leur science respective, les alimentant en motif à travers une tradition
sédimentée par la force de l'habitude. Un habitus qui, dans le cas de la science philoso-
phique, remonte à si loin que sa pulsion initiale, celle qui anima l'éveil de la pensée philo-
sophique dans la cité grecque de l'Antiquité, s'est doucement effacée dans l'oubli. Comme
tout geste pratiqué par habitude, il vient un temps où la mécanique du geste vient à se déta-
cher de ce qui la motivait au départ et qu'ainsi la pratique perde en partie l'essence de ce
qui lui donne sa raison d'être50. Ce sont ces motifs originels, ceux d'une vie « tirée de la
pure raison » libérant l'homme de tout ce qui entrave sa pensée : le mythe, la tradition, les
préjugés, qui permirent l'émergence d'une nouvelle attitude dans la Grèce antique, celle de
la philosophie. La pratique philosophique étant toujours vivante, nous ne ressentons pas la
nécessité d'une question en retour sur ce qui la motivait aux origines, croyant bien à tort
être animé par la même pulsion originaire. C'est à celle-ci qu'il faut mener en premier lieu
le philosophe51 : nul chemin ne peut conduire vers la phénoménologie si l'attitude de pen-
sée philosophique originaire n'a pas préalablement été réactivée52. Une attitude philoso-
phique commande une vie réglée sur la raison et exige du philosophe qu'il reconduise toute

50
Nous pouvons saisir ici la nécessité pour Husserl de pratiquer une question en retour permettant de re-
prendre contact avec la pulsion initiale qui anime toute pratique théorique, que celle-ci soit philosophique ou
scientifique : « Au lieu de cela, notre préoccupation doit aller plutôt vers une question en retour sur le sens le
plus originaire selon lequel la géométrie est née un jour et, dès lors, est restée présente comme tradition millé-
naire, le reste encore pour nous et se tient dans le vif d'une élaboration incessante; nous questionnons sur ce
sens selon lequel, pour la première fois, elle est entrée dans l'histoire - doit y être entrée, bien que nous ne
sachions rien des premiers créateurs et qu'aussi bien nous ne questionnions pas à leur sujet. » (Edmund Hus-
serl, « Appendice III : L'origine de la géométrie », trad. J. Derrida, dans La crise, op. cit., p. 404.)
51
« Le philosophe a de toute nécessité besoin d'une résolution personnelle qui seule est capable de faire de lui
un philosophe, originairement; il a besoin pour ainsi dire d'une instauration originaire qui est une autocréation
originaire. Nul ne peut par hasard se fourvoyer dans la philosophie. » (Edmund Husserl, Philosophie pre-
mière, op. cit., p. 26.)
52
« Que le retour authentique à la naïveté de la vie, mais dans une réflexion qui s'élève au-dessus de ce sol,
soit l'unique chemin possible pour surmonter la naïveté philosophique latente dans la "scientificité" de la
philosophie objectiviste traditionnelle, c'est-là un point qui s'éclairera peu à peu, etfinalementcomplètement,
et qui ouvrira la porte à la nouvelle dimension à laquelle nous avons déjà plusieurs fois fait par avance allu-
sion. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 68-69.)
28

connaissance à un fondement ultime, absolu. Il s'agit donc d'une attitude qui contraint celui
qui l'habite à reconnaître la naïveté de sa propre pensée et crée l'urgence de remédier à
cette situation53.

C'est dans ce contexte que la phénoménologie peut être atteinte, dans le dépassement de la
naïveté de l'attitude de pensée naturelle. Et c'est la raison pour laquelle la science philoso-
phique doit opposer ses motifs à ceux de la science naturelle-objective. Mais avant d'être
en mesure d'opposer ces motifs, encore faut-il dégager ce à quoi nous l'opposons, ce qui
est présupposé par l'attitude et la science naturelles. Elles aussi sont prises, enchaînées54
dans un habitus, mais à la différence de la pratique philosophique (non encore phénoméno-
logique), elle n'a pas la prétention d'avoir réfléchi sa condition existentielle. La science
objective a le regard tourné vers le monde objectif, vers la compréhension de l'étant qui
exclut d'emblée le sujet réfléchissant, le sujet existentiellement impliqué dans notre rapport
au monde. Même la psychologie, à qui est dévolue l'étude du sujet - pris toutefois comme

53
« La raison en est qu'une certaine naïveté propre à l'amour de la connaissance et à l'activité de connaître
est un élément nécessairement premier et qu'elle recèle en elle une imperfection, qui lui est cachée à elle-
même, qu'en mettant les choses au mieux elle ressent obscurément mais sans la comprendre. Le premier à
dévoiler cette imperfection, c'est le scepticisme, ce qui explique qu'elle n'est mise au jour en tant que telle
que lorsque le sujet de la connaissance commence à porter son attention aussi sur le rapport des objets de
connaissance et des vérités connues avec le sujet connaissant et que dès lors il se fourvoie dans les difficultés
bien connues sous le nom de théorie de la connaissance. Finalement, il lui faut s'en convaincre, toute connais-
sance de quelque ordre qu'elle soit est atteinte par ces difficultés, aucune valeur de connaissance ne peut être
posée naïvement en absolu, ni être défendu comme valeur absolue dans l'attitude naïve, dans la mesure préci-
sément où chaque valeur comporte indissociablement, une référence au sujet connaissant et à son activité de
connaissance; il faut que celui qui aspire à la connaissance reconnaisse que, pour autant qu'il y ait ici possibi-
lité de réaliser et de défendre une valeur de connaissance pure, elle ne saurait être saisie et connue que dans
cette corrélation avec l'activité de connaître. [...] C'est ainsi seulement que s'impose la nécessité d'un radica-
lisme nouveau, d'un radicalisme universel et absolu qui par principe vise à détruire toute naïveté et en triom-
phant veut atteindre à la vérité dernière, c'est-à-dire la seule vraie et authentique vérité, et qui de surcroît veut
y atteindre dans une esprit d'universalité. » (Philosophie première, op. cit, p. 26-27.)
54
« La situation paradoxale propre à la philosophie phénoménologique de Husserl peut être symbolisée par
l'allégorie platonicienne de la caverne, non parce qu'elle serait une sorte de platonisme modernisé, mais
parce que Platon trouvait dans la force de l'intuition mythique le grand symbole (Sinnbild) visionnaire de tout
philosopher [...] Cette caverne symbolise pour une interprétation phénoménologique, la situation mondaine
permanente de l'homme. Nous sommes toujours prisonniers d'une tradition trop puissante de "préjugés" qui
nous détourne de l'étant réel au profit du monde des "ombres", les nôtres et celles des choses. » (Eugen Fink,
« Que veut la phénoménologie d'Edmund Husserl. L'idée phénoménologique de fondation », dans De la
phénoménologie, op. cit., p. 178-179.)
29

sujet qui réfléchit et non comme sujet se réfléchissant - n'est pas en mesure de se libérer de
la force de pensée de l'attitude naturelle55.

Rendre possible cette libération, c'est le projet même de l'épochè et de la réduction phéno-
ménologique. Sans cette libération nous passons à côté de ce qui fait la spécificité de la
phénoménologie husserlienne, nous en manquons l'intention, l'objet et la prétention. Or,
nous croyons que toute philosophie a droit à un minimum de considération, engageant cha-
cun de ceux qui lui portent un intérêt de s'imposer la tâche de la suivre dans ses pré-
misses56.

L'épochè - la mise entre parenthèses de nos pré-jugés, de ce qui s'offre comme pré-formé,
de ce qui se présente comme pré-donné - est cette première prémisse. Déjà, nous sommes
en mesure d'entrevoir le rôle significatif qu'elle peut remplir face à cet habitus de la pensée
naturelle. La phénoménologie ne saurait être comprise sur le terrain de la pensée naturelle
et le concept même de pensée naturelle ne fait sens qu'en regard d'une nouvelle science
philosophique qui s'est déjà elle-même libérée57 de l'entrave de ce qui est />ré-réfléchi afin
d'initier une véritable et authentique réflexion.

Il est vrai que Husserl lui-même n'a pas toujours clairement distingué l'épochè de la réduc-
tion, au sens où la réduction, comprise comme l'accomplissement de ce dépassement de
l'attitude naturelle, inclut ou absorbe en quelque sorte la nécessité de l'épochè, qui est la

55
« Au cours de cette tâche nous ne tarderons pas à nous apercevoir que le caractère douteux de la psycholo-
gie, cette sorte de maladie dont elle souffre non seulement de nos jours, mais déjà depuis des sciences - bref
la "crise" qui lui est propre - possède une signification centrale pour la mise au jour d'un certain nombre
d'obscurités énigmatiques et sans solution dans les sciences modernes, y compris les sciences mathématiques,
et corrélativement qu'elle est importante aussi pour faire apparaître une sorte d'énigme du Monde inconnue
aux époques antérieures. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 9-10.) Voir aussi l'intitulé de III B : « Le
chemin qui mène à la philosophie transcendantale phénoménologique en partant de la psychologie ».
56
« Si on ne peut refuser à une philosophie factuelle le droit de critiquer des philosophèmes adverses en pre-
nant appui sur la seule idée de philosophie qui la conduit, toute critique effective présuppose néanmoins que
la philosophie critiquée soit préalablement comprise en elle-même et par elle-même. » (Eugen Fink, « La
philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contemporaine », op. cit., p. 96.)
57
« Nous sommes engagée et empêtrés dans l'attitude naturelle, de sorte que nous ne pouvons nous en déli-
vrer sans la rompre. La réduction phénoménologique est cette rupture. Par conséquent, une interprétation
effective de l'engagement constitutif de l'être-le-là humain dans l'attitude naturelle présuppose le désenga-
gement réductif. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique
contemporaine », op. cit., p. 132.)
30

mise entre parenthèses des préjugés de l'attitude naturelle. Autrement dit, une fois la réduc-
tion accomplie, le dépassement de l'attitude naturelle et de ses préjugés est, en principe,
effectué. Nous ne prétendons pas qu'une telle lecture soit erronée, mais nous soutenons que
la mainmise de l'attitude naturelle, par le biais de nos habitudes de pensée, est telle que
seule une revalorisation de l'épochè peut s'avérer profitable. Devant les difficultés que pré-
sentent la réflexion et la recherche phénoménologiques transcendantales, agir en accord
avec l'épochè signifie rechercher, dans un premier temps, si notre manière de réfléchir le
problème est « contaminée » par un réflexe de l'attitude de pensée naturelle, d'où résulte-
rait une rechute dans la naïveté. Nos deux prochains chapitres seront consacrés à défendre
cette revalorisation.
Chapitre 2

En un sens, le problème qui est à l'origine de l'épochè hus-


serlienne, tout en étant absent chez Descartes lui-même,
renvoie pourtant essentiellement à Descartes; c'est, en effet,
la « réduction cartésienne » au moi pensant avec ses cogita-
tiones, qui met la pensée devant ce problème : comment la
connaissance des choses hors de moi, des choses en soi, est-
elle possible?
.Alexandre Lowit, « L"'épochè" de Husserl et le doute de
Descartes », p. 401.

Une fois le lecteur sensibilisé à la possibilité d'une science philosophique d'un geme tota-
lement nouveau, la seconde leçon de L'idée de la phénoménologie a pour mandat de nous
introduire à cette nouvelle science - qui s'avère être la seule manière d'être en accord à la
fois avec la scientificité et la philosophie telles qu'elles sont apparues originellement1.

Cette nouvelle science philosophique n'est nulle autre que la phénoménologie transcendan-
tale elle-même. Comment caractériser de manière concise le transcendantalisme de la phé-
noménologie husserlienne? En disant que le propre de la phénoménologie transcendantale
est de ramener l'ensemble de notre rapport au monde à la subjectivité2. Pour le dire autre-

« La caractéristique de Y objectivisme est qu'il se meut sur le terrain du monde donné d'avance avec évi-
dence par l'expérience et que ses questions visent la "vérité objective" de ce monde, ce qui est valable incon-
ditionnellement pour ce monde aux yeux de tout être raisonnable, bref : ce qui est en soi. S'acquitter univer-
sellement de cette tâche, c'est l'affaire de l'épistèmè, de la ratio, en d'autres termes : de la Philosophie. Ainsi
se trouvera atteint ce qui est en dernière analyse, au-delà de quoi il n'y aurait plus ni sens ni raison à vouloir
encore questionner. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 79-80.)
2
« Le transcendantalisme [...] dit : Le sens d'être du monde donné d'avance dans la vie est une formation
subjective, c'est l'œuvre de la vie dans son expérience, de la vie pré-scientifique. C'est dans cette vie que se
bâtit le sens et la validité d'être du monde, c'est-à-dire chaque fois de ce monde qui vaut effectivement chaque
fois pour le sujet d'expérience. Quant à ce qui concerne le monde "objectivement vrai", celui de la science, il
est une formation de degré supérieur, qui a pour fondement l'expérience et la pensée pré-scientifique avec
leurs opérations-de-validité. Ce n'est donc pas l'être du monde dans son évidence sans question qui est en soi
ce qu'il y a de premier, et il ne suffit pas de poser simplement la question de ce qui lui appartient objective-
ment; ce qui est premier en soi est au contraire la subjectivité et ce en tant qu'elle pré-donne naïvement l'être
du monde, puis qu'elle le rationalise, ou, ce qui revient au même, qu'elle l'objective. » (Ibid, p. 80.)
32

ment, il n'est plus posé, au regard de la phénoménologie transcendantale, un monde com-


posé d'étants en soi, un monde qui serait posé là devant moi et qui existerait d'une manière
autonome. Dorénavant, à l'encontre de l'attitude naturelle qui croit en un monde objectif, il
y a un monde pour moi, un monde pour ma subjectivité, pour mon ego, en prenant la pré-
caution de ne pas confondre ce « moi » avec mon être psychologique3 qui demeure un être
mondain.

Afin de découvrir ce monde pour la subjectivité, nous le rappelons, il faut renverser


l'attitude de pensée naturelle qui ne vit que dans et en fonction d'un monde objectif valant
en soi. Pour elle, c'est ce monde qui valide la vérité de la connaissance, scientifique bien
sûr, mais aussi celle dont nous usons quotidiennement tandis que nous vaquons à nos acti-
vités. Est vrai le jugement qui est conforme à l'étant de ce monde qui me fait face. C'est à
cet égard que la connaissance devient problématique, car de cette adéquation du subjectif et
de l'objectif surgit la question de ce qui jette un pont entre ma subjectivité et le monde. Une
énigme que la théorie de la connaissance tente d'expliquer, à travers des hypothèses contra-
dictoires : comment la raison peut s'assurer de l'adéquation de sa connaissance avec son
objet.

Pour une théorie de la connaissance guidée par l'attitude critique de la pensée philoso-
phique et qui réclame un fondement ultime et absolu de la connaissance, il s'agit d'une
énigme qui ne peut trouver sa solution dans ce rapport à un monde objectif. Elle doit, au
contraire, envisager une nouvelle voie, une nouvelle manière d'appréhender l'énigme de la
connaissance si elle veut atteindre la rigueur et l'objectivité qu'elle s'impose par sa re-
cherche de scientificité. C'est par le geste de l'épochè, par sa mise en suspens du jugement
mondain, que s'ouvre cette nouvelle voie, car il ne peut y avoir renouvellement de notre
rapport au monde si nous demeurons enfermé dans un habitus qui nous est tellement fami-
lier qu'il ne se manifeste même pas consciemment. Seul un geste d'une radicalité volontaire
a une chance de briser cette habitude naturelle de nous rapporter au monde, comme à un

3
« Ici cependant l'absurdité nous menace déjà. Car il semble d'abord évident que cette subjectivité est
l'homme, qu'elle est donc une subjectivité psychologique. Le transcendantalisme parvenu à maturité proteste
contre l'idéalisme psychologique et prétend, tout en combattant la science objective comme philosophie,
mettre en chemin une scientificité d'une nature entièrement nouvelle, transcendantale. » (Loc. cit.)
33

monde valant en soi. Seule la mise en suspension de toutes les formes de jugement est en
mesure d'opérer, dans le dénuement qui sera dorénavant le nôtre, la question de ce qui est
encore en droit de valoir comme connaissance possible, c'est-à-dire comme connaissance
qui échapperait à la radicalité de l'épochè.

Une fois admis que seule une connaissance issue de la subjectivité est apte à échapper à la
censure de l'épochè, le philosophe, qui désire être conséquent avec son exigence de rigueur,
doit, dans un premier temps, admettre cette connaissance subjective et tenter de bâtir à par-
tir de ce champ réduit. Mais le travail qui s'accomplit à partir de cette réduction, loin de
s'avérer restreignant et stérile, déploie des potentialités encore inexploitées et surtout une
connaissance qui ne peut faire autrement que s'imposer d'elle-même comme la seule va-
lide4. C'est à ce moment que de nouvelles difficultés surgissent, liées, par exemple, à la
méthode à adopter ou à la nouvelle forme de validation opérante, de nouvelles difficultés
propres à une nouvelle attitude, phénoménologique. C'est uniquement à partir de cette atti-
tude phénoménologique que l'attitude naturelle, comme attitude opposée, pourra trouver
son véritable déploiement et sa véritable compréhension5.

La critique de la connaissance et l'épochè

Le mandat d'une théorie critique de la connaissance est bien défini : il s'agit de solutionner
le mystère de la connaissance, son énigme, à partir d'une étude de l'essence de la connais-

4
« L'attitude transcendantale est libre en ceci qu'on peut certes vivre naïvement aussi longtemps qu'on veut.
Mais dès qu'elle a été une fois accomplie, soigneusement examinée et discutée théoriquement, elle se révèle
la seule légitimée et celle qui englobe tout ce qui est concevable et connaissable, et il s'avère qu'elle seule
rend possible la connaissance pleinement concrète en laquelle seule le caractère unilatéral de l'aspect naturel
du monde est dépassé. Celui-ci même resterait aussi vrai qu'il était, il n'était pas précisément faux; il était une
appréhension naïve qui ne se rend jamais compte que le monde n'est rien d'absolu mais seulement du pur et
simple posé, confirmé et confirmable (en essence) dans une subjectivité transcendantale, et comme tel subjec-
tif de part en part. » (Edmund Husserl, De la réduction, op. cit., p. 48-49.)
5
« [L]e concept d'"attitude naturelle" ne saurait être intégralement développé et déployé dès le départ,
puisque ce concept n'est justement pas un concept mondain pré-donné, mais un concept "transcendantal".
Nous sommes engagée et empêtrés dans l'attitude naturelle, de sorte que nous ne pouvons nous en délivrer
sans la rompre. La réduction phénoménologique est cette rupture. Par conséquent, une interprétation effective
de l'engagement constitutif de l'être-le-là humain dans l'attitude naturelle présuppose le désengagement ré-
ductif. » (Eugen Fink, « La philosophie phénoménologique d'Edmund Husserl face à la critique contempo-
raine », op. cit., p. 132.)
34

sance selon une méthode totalement nouvelle apte à fonder la connaissance d'une manière
absolue. Une première résistance à vaincre dans le cadre d'une théorie critique de la con-
naissance est de légitimer sa nécessité. Autrement dit, elle doit faire reconnaître la nature
problématique de toutes les instances concourant à la connaissance :

Au commencement de la critique de la connaissance par conséquent,


l'ensemble du monde, la nature physique et psychique, finalement aussi mon
propre moi humain, avec toutes les sciences qui se rapportent à ces objectivités,
sont à marquer de l'indice du problématique. Leur être, leur validité, reste en
suspens .

C'est là que réside la première difficulté : comment justifier le fait que tous les éléments
mentionnés soient « à marquer de l'indice du problématique »? La théorie de la connais-
sance est l'occasion d'affrontement d'hypothèses contradictoires. Malgré un consensus sur
la difficulté à expliciter la corrélation de la connaissance et de son objet, la compréhension
du problème et la manière de le résoudre ne font pas l'unanimité. Nous pouvons, en faisant
fi des nuances qui les distinguent, reconnaître deux approches du problème de la connais-
sance : celle de la science objective et celle du scepticisme. De son côté, et à toute fin pra-
tique, le savant n'a nul besoin de se préoccuper de cette énigme de la connaissance qui sape
les fondations de son savoir scientifique; muni de tout son appareillage et dé sa méthodolo-
gie, il poursuit avec patience et acharnement son travail, repoussant toujours plus loin les
limites de la compréhension du monde. Les résultats de la science objective sont garantes
de sa capacité. Ce technicien du savoir ne ressent nulle nécessité de résoudre dans
l'immédiat cette énigme, puisqu'elle n'entrave pas son travail et que l'avancée de la science
en viendra bien à bout.

Et le sceptique, se sent-il davantage concerné par la résolution de l'énigme de la connais-


sance? Il lui suffit de nier la possibilité même de la connaissance et l'énigme disparaît aussi
rapidement qu'elle est apparue. Pour lui le problème ne réside pas dans la compréhension
de la connaissance, mais dans la conviction que nous partageons de posséder un véritable

' Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 51.


35

savoir. Si chacune des approches ne prétendent pas résoudre l'énigme comme telle, elles
fournissent toutes des raisons de la contourner, voire de la rendre caduque.

Nous voici aux prises avec une énigme servant de justification à une nouvelle attitude phi-
losophique, mais qui doit d'abord être reconnue comme une énigme à part entière exigeant
un renouvellement de sa solution. C'est une chose que d'accorder que la théorie de la con-
naissance est le théâtre de l'affrontement d'hypothèses contradictoires où aucune ne par-
vient à l'emporter, et une autre, de prétendre que les protagonistes de ce conflit, le savant,
le sceptique et le philosophe - tant qu'il ne s'est pas libéré de l'attitude naturelle -, recon-
naissent la nature « problématique » de leurs arguments. S'ils n'admettent pas préalable-
ment que le cadre de réflexion qu'ils partagent s'avère somme toute problématique, com-
ment légitimer que leurs théories doivent être frappées d'une mise en suspension, autrement
dit, comment justifier qu'une suspicion soit maintenue à l'égard de leur jugement?

D'ailleurs, que penser de cette suspension qui touche « toutes les sciences qui se rapportent
à ces objectivités »? N'y a-t-il pas là, par ce geste de l'épochè, un simple retour au scepti-
cisme? Cette mise en suspension ressemble étrangement à l'expression d'une forme de
scepticisme assoupli qui n'en serait pas moins efficace : il s'agit non plus d'affirmer
l'impossibilité de la connaissance, tel qu'un scepticisme fort pourrait l'affirmer, mais de
suspendre la possibilité de se doter d'une connaissance. Or, Husserl s'en défend bien :

L'épochè que doit pratiquer la critique de la connaissance, ne peut pas signifier


que celle-ci non seulement commence par mettre en question, mais aussi conti-
nue toujours à mettre en question, toute connaissance, donc aussi la sienne
propre, et à ne laisser valoir aucune donnée, donc non plus celle qu'elle établit
elle-même. Si elle ne doit rien présupposer comme déjà donné, c'est dire
qu'elle doit commencer par quelque connaissance qu'elle n'emprunte pas ail-
leurs sans examen, mais qu'elle se donne au contraire elle-même, qu'elle pose
elle-même comme première connaissance7.

7
Loc. cit.
36

L'épochè n'annule pas la possibilité de la connaissance, dans la mesure où la critique de la


connaissance se réserve le droit de se donner par elle-même une connaissance. Mais com-
ment prétend-t-elle se doter de cette première connaissance?

Comment une critique de la connaissance, telle est la question maintenant,


peut-elle s'établir? En tant que l'effort de la connaissance de se comprendre
soi-même scientifiquement, elle veut, en procédant par une connaissance scien-
tifique et par là en objectivant, établir ce que la connaissance est selon son es-
sence, ce que renferme le sens de la relation à un objet qui lui est attribué, et le
sens de la validité objective ou de la propriété d'atteindre l'objet, qui doit être la
sienne lorsqu'elle doit être connaissance au sens authentique8.

Une théorie critique de la connaissance entend « se comprendre soi-même scientifique-


ment ». Autrement dit, ce qui est recherché n'est autre chose que la scientificité, mais dans
le cadre d'une attitude philosophique. En réalité, Husserl déploie un effort considérable
pour atteindre et défendre larigueurscientifique, pour hisser la philosophie à un niveau de
scientificité. Au cours du XXe siècle, que de maux furent attribués au développement scien-
tifique : l'industrialisation, la technicisation, la dépossession du sujet au profit de l'objet...
Que Husserl y associe la phénoménologie et la voilà stigmatisée dans sa prétention à être
une science, et ce, avant même que soit prise la juste mesure de cette prétention. Il s'avère
dès lors nécessaire de mettre en lumière ce concept de scientificité.

La scientificité sert à caractériser un savoir. Elle distingue un savoir reconnu comme scien-
tifique d'un autre jugé pré- ou même non scientifique en lui accordant une validité univer-
selle. Ce qui fait la valeur d'une connaissance, c'est sa validité, c'est-à-dire que la représen-
tation qu'elle donne de son objet de connaissance est conforme à ce dernier. Le cadre de la
science vise à mettre en place les mesures de régulations nécessaires afin de s'assurer que
la connaissance est valide en tout temps et pour tous. En d'autres mots, la validité d'une
connaissance scientifique doit pouvoir être attestée par celui ou celle qui possède les con-
naissances et les ressources requises et ainsi, théoriquement, quiconque en présente l'intérêt
peut s'approprier pour lui-même cette connaissance.

Loc. cit.
37

C'est ce que prétendent atteindre les sciences objectives. Le problème, l'énigme de la con-
naissance, est d'expliquer comment cela est possible, dans la mesure où la connaissance est
un processus qui se déroule au sein de la conscience alors que son objet est, pour sa part,
extérieur à elle. Autrement dit, comment une conscience peut-elle s'assurer que la connais-
sance qu'elle acquiert et possède intérieurement corresponde bel et bien à l'objet qui lui est
extérieur? Si les sciences objectives sont parvenues à faire reconnaître la validité de leurs
connaissances, entre autres par leur capacité à obtenir et à anticiper des résultats précis,
elles demeurent impuissantes à vraiment expliquer comment elles y parviennent. C'est
pourquoi les sciences objectives ont été mises en suspens. La prétention qu'elles soutien-
nent de fournir une connaissance présentant une validité universelle est remise en doute par
l'énigme de la connaissance. Pour l'instant, il ne s'agit pas de nier, mais de suspendre leur
être et leur validité, dans l'attente d'une solution à même de résoudre l'énigme.

Toutefois, la question demeure de savoir s'il ne s'agit pas au fond d'un scepticisme modéré
ou d'une solution aporétique. D'un côté, la critique de la connaissance suspend tout le sa-
voir scientifique et semble par là soutenir la thèse du scepticisme; d'un autre côté, elle règle
le cas du scepticisme en s'accordant le droit, après examen, de se doter elle-même d'un
savoir scientifique qu'elle vient pourtant de suspendre. Décidément, Husserl semble inca-
pable de se dépêtrer d'un cercle dans lequel il s'est lui-même placé. Y a-t-il là des fins con-
tradictoires? La question est légitime si nous ne considérons que la sphère réduite des
sciences objectives.

Nous croyons plutôt qu'il faut y voir une méprise sur le sens qu'il faut accorder à la scienti-
ficité. On aurait tort de confondre la connaissance scientifique avec la connaissance objec-
tive alors que la première englobe et dépasse largement la seconde9. Lorsque Husserl parle
de « l'effort de la connaissance de se comprendre soi-même scientifiquement », il ne pré-
tend pas procéder à partir d'un processus d'objectivation tel qu'il se pratique au sein de la
science naturelle. Cette dernière possède une méthode adaptée à son objet de connaissance,

9
« Il n'a pas toujours été vrai que la science comprenne son exigence de véritérigoureusementfondée au sens
de cette objectivité qui domine méthodiquement nos sciences positives et qui, déployant son action largement
au-delà d'elles, procure à un positivisme philosophique, un positivisme en tant que vision du monde, sa res-
source et les moyens de s'étendre partout. » (Edmund Husserl, La crise, op. cit., p. 11.)
38

à savoir le monde environnant. Son objet de connaissance est l'étant appréhendé comme un
objet en soi. L'engagement pris par la critique de la connaissance est d'atteindre une con-
naissance scientifique - non une connaissance objective - qui explique en retour comment
et dans quelle mesure la connaissance peut être dite scientifique.

L'épochè est le premier pas que doit pratiquer la critique de la connaissance pour atteindre
cette scientificité. S'il s'agissait pour l'épochè de nier toute connaissance, elle se retrouve-
rait sans possibilité de poursuivre sa tâche. C'est le sens de la formulation négative faite par
Husserl : l'épochè « ne peut pas signifier [...] ne laisser valoir aucune donnée, donc non
plus celle qu'elle établit elle-même ». Positivement, l'épochè a pour tâche de ne « rien pré-
supposer comme déjà donné », c'est-à-dire que toute connaissance peut être réhabilitée
après examen, mais que, pour l'instant, celle des sciences naturelles est suspendue. Et dans
la mesure où une première connaissance scientifique est reconnue par la critique de la con-
naissance, celle-ci échappe à toute accusation de scepticisme.

Or, une théorie critique de la connaissance doit procéder en posant une première connais-
sance qui n'est pas affectée par l'épochè, une connaissance qui échappe au doute et qui
présente une teneur scientifique :

Tout vécu intellectuel et tout vécu en général, au moment où il s'accomplit,


peut devenir objet d'une vue et saisie pure, et dans cette vue il est une donnée
absolue. Il est donné comme un être, comme un « ceci-là », dont c'est un non-
sens de mettre en doute l'existence10.

Tout vécu intellectuel échappe au doute, « c'est un non-sens de mettre en doute [son] exis-
tence ». Il est effectivement important que son existence ne puisse être mise en doute parce
que, jusque là, toute connaissance est marquée « de l'indice du problématique » et que, par
l'échappatoire de la « vue et saisie pure » où « il est une donnée absolue », le vécu intellec-
tuel n'est plus affecté de cet indice. La conscience n'a pas à sortir d'elle-même pour saisir
l'être de son vécu, pour en poser l'existence, puisque cet être lui est immanent. Il lui suffit

10
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 54.
39

de porter son attention vers l'intérieur, sur son propre vécu. Elle en fait immédiatement un
objet de connaissance accessible de manière absolue. Puisque l'existence de tout vécu intel-
lectuel ne peut être mise en doute, toute connaissance portant sur un tel vécu s'assure de sa
validité sans s'exposer à l'énigme de la connaissance. Le comment de sa validité est la pré-
sence immanente de l'être au sein même de la conscience. L'immanence devient la pre-
mière et, pour l'instant, la seule forme de connaissance admise par la critique de la connais-
sance, une connaissance qui échappe tant à l'énigme de la connaissance qu'à l'épochè11.

Autrement dit, du côté de sa méthode, la critique de la connaissance prône la scientificité et


réclame la tenue d'une épochè, deux pratiques qui, respectivement, l'associent à la science
objective et au scepticisme et contrecarre sa tentative de faire reconnaître la légitimité de
l'énigme. De là, la nécessité d'une nouvelle solution. La critique de la connaissance se re-
trouve prise dans un cercle : elle doit défendre la nécessité d'une nouvelle solution de
l'énigme de la connaissance contre la science objective et le scepticisme, mais les moyens
dont elle dispose pour y parvenir la ramènent aux solutions déjà proposées par ceux à
l'égard desquelles elle doit se défendre. Dans la mesure où science objective et scepticisme
relèvent de l'attitude naturelle, si la critique de la connaissance veut remplir son mandat,
elle doit préalablement dépasser l'attitude naturelle afin de se positionner dans l'attitude
philosophique proprement dite. Le chemin parcouru, de l'énigme de la connaissance
jusqu'à cette première connaissance, nous permet de marquer la spécificité de la méthode
philosophique attribuable à la critique de la connaissance et de la dissocier tant de la
science naturelle que du scepticisme. C'est ce que permet la pratique de l'épochè. Il s'agit
d'une pratique à la fois exigeante et fragile et, en un certain sens, exigeante parce que fra-
gile. Sa fragilité lui vient de son incapacité à s'imposer à celui qui ne reconnaît pas
l'énigme, tout comme à celui qui la reconnaît et qui doit demeurer attentif à ne pas se lais-
ser abuser par les préjugés de l'attitude naturelle.

11
« Il s'agirait maintenant de montrer de plus près que Y immanence de cette connaissance la rend propre à
servir comme premier point de départ de la théorie de la connaissance; que, en outre, grâce à cette imma-
nence, cette connaissance est libre du caractère énigmatique qui est la source de tous les embarras sceptiques
[...]» (/M* p. 57.)
40

Transcendance et immanence

Si la pratique de l'épochè est essentielle à la compréhension de la phénoménologie husser-


lienne, l'incitation à la mettre en œuvre est grevée d'un handicap majeur : c'est qu'au mo-
ment où Husserl use d'une épochè, l'attitude philosophique qui est censée la commander
présente toujours un statut ambivalent. Elle s'oppose déjà à l'attitude naturelle, mais elle
n'est pas acquise pour elle-même. Le lecteur, qui se maintient toujours dans un mode de
pensée relevant de l'attitude naturelle, est dorénavant informé de la possibilité d'un chan-
gement d'attitude, mais il n'est pas encore en mesure d'en évaluer la pertinence et encore
moins la nécessité.

Pour Husserl ce changement d'attitude est, en quelque sorte, une nouvelle voie face à
l'incapacité à résoudre l'énigme de la connaissance dans laquelle se retrouvent la science
objective et le scepticisme . Le fait de s'engager dans cette voie présuppose deux convic-
tions : 1) les sciences naturelles sont marquées d'une réelle incapacité qui ne peut être dé-
passée; 2) il y a une réelle possibilité de résoudre cette énigme et, ainsi, de démontrer la
possibilité de la connaissance. Réaliser le changement d'attitude requis pour comprendre la
phénoménologie husserlienne sollicite les deux. La seconde maintient ouvert le champ de la
recherche alors que la première oriente cette recherche vers son véritable lieu de prédilec-
tion : l'immanence comme concept corollaire de la transcendance.

Ici, le concept de transcendance ne doit pas être saisi comme un principe supérieur, trans-
cendant et régulant l'ordre de la nature; au contraire, la transcendance réfère à la nature
entendue comme monde des étants s'opposant à l'immanence de la conscience. Chez Hus-
serl, la transcendance se conçoit en opposition à la sphère immanente de la conscience. La
transcendance est l'ob-jet, ce qui est jeté-là devant moi et qui me fait face. Or, le change-
ment d'attitude mène à l'immanence, à l'encontre de l'attitude naturelle qui, par l'entremise

12
II y a bien sûr d'autres chemins qui mènent à la réduction transcendantale - donc au changement d'attitude
souhaité. Toutefois, notre avis est que le problème de la connaissance, son énigme, est fondamental, dans la
mesure où toutes autres voies présupposent l'acquisition de connaissances et dès lors relèvent de la théorie
critique de la connaissance.
41

des sciences objectives, se réclame exclusivement de la transcendance. Les difficultés is-


sues de l'attitude naturelle proviennent de ce regard tourné vers l'objet transcendant.

En fait, la situation est plus nuancée, voire plus confuse. Une première analyse de la théorie
critique de la connaissance dans L'idée de la phénoménologie révèle que la transcendance
peut être entendue selon non pas un, mais bien deux sens . Il y a d'abord un premier sens
de la transcendance : « on peut entendre par là le fait, pour l'objet de connaissance, de ne-
pas-être-contenu-effectivement dans l'acte de connaître14 ». De ce point de vue, est trans-
cendant un objet de connaissance qui n'est pas partie intégrante du vécu de conscience qui
se le représente. J'ai une connaissance de cette table, elle est de forme rectangulaire, de
couleurs noire et violette, a quatre pattes carrées, etc. Cette table est là, devant moi, elle ne
fait pas partie, n'est pas une composante de mon vécu intellectuel qui la connaît, au même
titre que l'idée de la forme rectangulaire ou celle de couleur qui peuvent être dits contenus
dans l'acte de connaître. La table est extérieure à ma conscience, elle est un objet en soi,
elle est transcendante. Par contre, s\je m'imagine cette même table, elle m'est donnée dans
l'immanence de mes vécus sans que ne soit essentiellement impliquée une réalité autonome
extérieure à ma conscience. La table imaginée pourrait ou non exister, l'objet imaginé lui
serait tout autant donné comme un vécu purement immanent. Pour sa part, la science peut
bien prétendre être en mesure, un jour, de comprendre le comment de la conscience, c'est-à-
dire décomposer son mécanisme tant psychologique que biologique et expliquer la « fabri-
cation » de l'objet immanent. Mais comme l'objet transcendant n'est pas contenu dans la
conscience, il lui échappe. Cette première conception de la transcendance décrit bien le
rapport traditionnel à partir duquel les théories de la connaissance amorcent leur réflexion.
Dès lors, la question se formule ainsi : « comment le vécu peut-il pour ainsi dire sortir au-
delà de lui-même15 »? Comment la conscience peut-elle sortir au-delà d'elle-même pour
valider sa connaissance de l'objet? Comment peut-elle sortir d'elle-même pour s'assurer
que la représentation qu'elle a de cet objet correspond bel et bien à une transcendance exis-

13
Cette distinction concernant les deux sens de la transcendance et, conséquemment, de l'immanence, n'est
pas reprise explicitement par Husserl dans les ouvrages subséquents. Toutefois, puisqu'elle s'avère essentielle
pour bien saisir la nature du regard qu'adopte l'attitude naturelle dans son rapport au monde, cette distinction
sera maintenue implicitement dans la critique opérée par Husserl à l'égard des sciences objectives.
14
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 59.
42

tante, mais aussi que sa représentation est conforme à cet objet? Si la science naturelle est
incapable d'expliquer comment elle est assurée - sans qu'elle ne s'embourbe dans des con-
flits aporétiques - que sa connaissance coïncide avec la transcendance, elle ne peut garantir
hors de tout doute raisonnable la valeur d'exactitude de sa connaissance, c'est-à-dire
qu'elle ne peut être certaine de l'existence du monde. C'est du moins la conviction soute-
nue par le scepticisme qui ne fait que tirer conséquence d'un tel résultat.

Mais, affirme Husserl, il y a un second sens de la transcendance : « il y a encore une autre


transcendance, dont le contraire est une tout autre immanence, à savoir la présence absolue
et claire, la présence-en-personne au sens absolu ». De cet autre point de vue, est trans-
cendant ce qui ne peut pas être saisi dans une présence-en-personne immédiate et complète.
Tout objet de connaissance qui se présente à nous de manière partielle, incomplète, par
fragments est en ce sens une transcendance. Cette table rectangulaire que je perçois comme
posée là, à ma droite, ne peut être saisie dans une présence-en-personne absolue, c'est-à-
dire qu'elle ne peut s'offrir de manière intégrale et immédiate à mon regard, à mon toucher,
à mes sens. Elle se présente à moi selon une face de profil, je m'aperçois que deux pattes la
soutiennent, je peux me déplacer, tourner autour pour découvrir ses autres faces, qu'elle
possède deux autres pattes, la retourner pour examiner son dessous, mais à chaque fois j'en
ai une vision partielle et cumulative. Chaque saisie de cette table m'est donnée sous la
forme d'un vécu de conscience différent et chacun de ces vécus m'est donné dans une abso-
lue présence. Je peux douter de l'existence de cette table, considérer que mes sens me
trompent en me présentant pour réel ce qui n'est en fait qu'une illusion. Mais je ne peux
remettre en question le vécu de perception que j'ai des différentes surfaces rectangulaires,
certaines noires, d'autres violettes; ce vécu m'est donné absolument comme mien, comme
une cogitatio, dans l'immanence de ma conscience, sans que n'intervienne dans cette dona-
tion, de prime abord, l'indice de validité de « l'objet réel ». Mon vécu devient un objet de
connaissance en soi et est saisi dans une présence absolue, dans une évidence immédiate.
Ce qui revient à dire que la conscience vit dans la présence absolue de ses vécus et qu'à
partir d'eux, elle pose l'existence de quelque chose qui n'est pas elle. La question du com-

15
Ibid, p. 60.
16
Loc. cit.
43

ment peut, selon ce second sens, se formuler de la sorte : « comment la connaissance peut-
elle poser comme existant quelque chose qui n'est pas directement et véritablement donné
en elle17 »? Comment la connaissance, à partir de vécus qui lui sont immanents et donc
saisis dans une pure présence-en-personne, peut-elle poser qu'il existe autre chose qui n'est
plus en elle?

À partir de ces nouveaux sens de l'immanence et de la transcendance, la position de


l'attitude naturelle n'est plus aussi claire :

Au premier abord, avant que la réflexion de la critique de la connaissance n'ait


pénétré plus profondément, ces deux immanences et transcendances se trouvent
mêlées l'une dans l'autre. [.-..] Il [celui qui soulève la question du premier sens]
suppose en effet tacitement : la seule présence vraiment compréhensible, sans
problème, absolument évidente, est celle du moment qui est contenu effective-
ment dans l'acte de connaître, et c'est pourquoi il considère tout ce qui, d'un
objet connu, n'est pas contenu dans cet acte effectivement, comme énigma-
tique, comme problématique18.

La première signification saisit l'immanence comme ce qui est contenu dans la conscience
et ainsi pose qu'est transcendant ce qui n'est pas constitutif du vécu de conscience. Mais
une seconde signification est envisageable qui entend l'immanence comme ce qui est une
absolue présence-en-personne, c'est-à-dire ce qui s'offre à ma conscience sans médiation et,
par conséquent, dans une absolue clarté, et donnent lieu, par le fait même, à une évidence
absolue. Selon ce second sens, est transcendant ce qui ne se présente pas sous la forme de la
présence-en-personne. L'énigme de la connaissance naît de la confusion entre les deux si-
gnifications qu'accomplit à son insu l'attitude naturelle en considérant l'évidence absolue,
propre à la présence-en-personne, comme un contenu de la conscience - c'est ici que resur-
git la conception de la connaissance comme fait psychologique qui donnera lieu au psycho-
logisme. La difficulté est la suivante : prenons une connaissance absolument évidente, par
exemple l'opération mathématique 2 + 2 = 4. La démarche de l'attitude naturelle consiste à
considérer cette opération mathématique comme le résultat d'un processus psychologique,

17
Loc. cit.
18
Loc. cit.
44

donc comme faisant partie d'un « moment qui est contenu effectivement dans l'acte de
connaître ». Or, et c'est ici que nous retrouvons le combat mené par Husserl contre le psy-
chologisme et le scepticisme - deux positions s'inscrivant dans l'attitude naturelle -, si
l'opération mathématique est contenue effectivement dans l'acte de connaître, elle devient
le résultat d'un acte contingent, en l'occurrence un moi donné qui se situe dans un temps
donné. Or, l'opération mathématique admet une exactitude universelle, exactitude qui ne
peut résulter d'un acte contingent. Tant que la science naturelle procède à partir d'un plan
formel, menant une mathématisation de la nature, elle peut sans problème concevoir
comme un fait psychologique ce qui, en fait, demeure au sein de cette présence-en-
personne propre à l'immanence de la conscience. Mais, du moment que la science objective
recourt à la transcendance, c'est-à-dire au monde, pour valider l'exactitude de ses connais-
sances, elle n'est plus en mesure d'expliquer la précision de ses résultats. En distinguant les
deux sens de la transcendance, Husserl soutient que, du moment que l'attitude naturelle
conçoit l'absolue évidence de la présence-en-personne comme le résultat d'un moment et
d'un fait psychologiques, elle s'avère être à la source de l'énigme de la connaissance.

Si la distinction des deux significations permet d'identifier l'origine de l'énigme de la con-


naissance, cela demeure insuffisant. L'attitude naturelle reste tout de même incapable de la
dépasser :

Mais que l'on entende la transcendance dans l'un ou dans l'autre sens, ou
d'abord dans l'équivoque du double sens, elle est le problème initial et le pro-
blème directeur de la critique de la connaissance, elle est l'énigme qui arrête la
marche de la connaissance naturelle et constitue le motif des recherches nou-
velles. On pourrait, au commencement, désigner la solution de ce problème
comme la tâche de la critique de la connaissance, et ainsi donner par là provi-
soirement à la nouvelle discipline sa première délimitation, au lieu de désigner
comme son thème, d'une façon plus générale, le problème de l'essence de la
connaissance en général19.

Pour notre part, cet enlisement de l'attitude naturelle dans des difficultés auxquelles elle ne
peut se soustraire, nous l'attribuons au point de vue à partir duquel elle développe sa com-

19
Au£,p.60-61.
45

préhension de la connaissance, mais aussi sa compréhension du monde. Selon son point de


vue, une connaissance exacte d'un objet, c'est une connaissance où l'objet est présent
d'une manière ou d'une autre au sein de la conscience. Par exemple, je possède une
« image » immanente de la table, cette « image » est constitutive de mon vécu psychique. À
partir de là, la conscience doit sortir d'elle-même et aller à la rencontre de l'objet transcen-
dant existant en soi pour y rechercher une confirmation, une validation que l'« image » cor-
respond bel et bien à l'objet. Selon le premier sens, l'élément capital de la distinction entre
transcendance et immanence est d'être ou non une partie intégrante d'un vécu de cons-
cience. La validité d'une connaissance consiste à confirmer le contenu de la conscience
auprès de la transcendance. Nous caractériserons cette situation en parlant d'une perspec-
tive à partir du point de vue de la transcendance. Une telle perspective caractérise en
propre l'attitude naturelle :

Toute connaissance naturelle, la connaissance préscientifique et à plus forte rai-


son la connaissance scientifique, est une connaissance qui objective de façon
transcendante; elle pose comme existant des objets, elle élève la prétention
d'atteindre, en connaissant, des états-de-choses, qui ne sont pas en elle « donnés
au vrai sens », qui ne lui sont pas « immanents »2 .

Selon le second sens, ce qui caractérise l'immanence, c'est la présence-en-personne, c'est-


à-dire une présence immédiate au sein de la conscience. La validation de la connaissance ne
requiert plus la transcendance, puisqu'elle se valide auprès d'elle-même dans une évidence
absolue. Nous parlerons dans ce cas d'une perspective à partir du point de vue de
l'immanence. À partir d'un tel point de vue, ce n'est que dans un deuxième temps que sur-
git le problème de la reconnaissance que la conscience accorde à l'existence d'une trans-
cendance.

Même une fois résolu le problème de la confusion des sens, Husserl affirme que la trans-
cendance demeure problématique au sein de l'attitude naturelle. Une recherche qui se place
du point de vue de la transcendance génère la problématique de l'énigme et « constitue le
motif des recherches nouvelles », c'est-à-dire celles d'une théorie critique de la connais-

20
Ibid, p. 59.
46

sance. La science objective, par exemple, prétend à une connaissance universelle et, pour-
tant, elle demeure dépendante de l'observation et de sa confirmation auprès de la transcen-
dance pour valider ou infirmer son savoir. L'antinomie se situe dans le recours à la trans-
cendance. Seules les sciences formelles telle la mathématique peuvent prétendre à une ré-
elle universalité parce qu'elles sont une connaissance purement immanente. Que cette situa-
tion soit reconnue ou non, que les sens de la transcendance soient confondus ou non ne
change rien à la situation qui veut qu'une transcendance ne peut prétendre à l'universalité.
L'énigme doit être comprise dans le contexte de la transcendance et naît de la nécessité
dans laquelle se retrouve la conscience de devoir d'abord confirmer l'existence de la trans-
cendance pour que celle-ci puisse, en retour, confirmer l'exactitude de la connaissance. Le
renversement de l'attitude naturelle, dans l'épochè, implique le renversement de la perspec-
tive qui passe d'une perspective axée sur la transcendance à une seconde axée sur
l'immanence.

À partir de l'idée de l'épochè, Husserl nous a donc mené à l'analyse du sens de la transcen-
dance - et de son miroir, l'immanence - révélant deux compréhensions possibles. Celle
dont fait usage l'attitude de pensée naturelle relève d'une confusion entre les deux sens et
cantonne l'attitude naturelle à opérer à partir d'une perspective qui adopte le point de vue
de la transcendance. Une perspective qui, si elle n'infère pas sur les résultats de la science
objective, l'handicape au moment d'expliquer le processus de la connaissance. Cet handi-
cap provoque l'énigme de la connaissance, une énigme qui vient justifier tant le scepticisme
que la tenue d'une épochè. À ce stade, Husserl va maintenant faire un pas supplémentaire
qu'il nomme la « réduction gnoséologique ». Il va démontrer à l'aide de cette dernière
qu'au fond, la transcendance, qu'elle soit problématique ou non, est indifférente à une mé-
thode qui opte pour le point de vue de l'immanence.

La réduction gnoséologique

Le point de départ est un constat : la théorie de la connaissance se bute à une incapacité à


résoudre ses propres apories. Selon nous, la raison de cette incapacité se situe dans le point
de vue qu'adopte l'attitude naturelle : une perspective prise à partir de la transcendance
47

issue de son ignorance de la double signification possible de la transcendance. L'énigme


que connaît la compréhension de la connaissance y prend sa source. C'est ce qu'a permis de
révéler l'analyse des deux sens. Dépasser cette perspective, c'est dépasser l'attitude natu-
relle et neutraliser, du même coup, l'énigme de la connaissance.

Certaines réticences peuvent encore être maintenues quant à l'idée de reconnaître le statut
problématique de la transcendance, mais que pourrait-on rétorquer si la démonstration était
faite que la transcendance n'a au fond nul besoin d'être problématique? C'est en effet lé
résultat que procure le principe gnoséologique de la réduction en affirmant la nullité de la
transcendance.

Afin de parvenir à ce résultat, il faut revenir au doute de Descartes et à la grande leçon qui
en ressort : je ne peux douter que je doute au moment où je doute. Par contre, je ne peux
éliminer totalement la possibilité de douter de l'existence du monde. L'explication en est
simple : j'ai un accès immédiat à mon vécu de conscience - Husserl emploie l'expression
présence-en-personne - alors que le monde, l'existence du monde, est médiatisée par ma
perception. Dans la mesure où la connaissance est première, elle est immanente à ma cons-
cience, et dans la mesure où l'existence du monde et de ce qui le compose est seconde, elle
est transcendante à ma conscience. Le monde - la transcendance - s'avère inutile pour sai-
sir le comment de la connaissance et devient même problématique si l'on persiste à le faire
intervenir. Ce sont d'ailleurs le scepticisme et la science objective, deux pratiques qui se
maintiennent dans l'attitude naturelle par leur validation auprès de la transcendance, qui
démontreront l'indifférence de la transcendance dans le cadre qui est le nôtre. Désormais,
peu nous importe que la transcendance soit à l'origine de l'énigme de la connaissance, peu
nous importe que la transcendance existe ou non, puisque la recherche gnoséologique n'est
désormais plus affectée par la transcendance. Voici le pas supplémentaire que franchit la
réduction. Il permettra d'établir le véritable champ de connaissance propre à la phénoméno-
logie, celui du phénomène pur.

Pour le moment, il n'est pas encore question d'une science phénoménologique, mais d'une
théorie critique de la connaissance qui se situe au niveau d'une attitude naturelle que nous
48

tentons toujours de dépasser. Et le premier geste posé par cette critique est celui d'une épo-
chè. Cependant, cette mise en suspension ne nous met pas face à un pur néant. La critique
de la connaissance, après examen, est autorisée à se doter d'une connaissance première,
celle qui répond à la présence absolue des vécus de conscience. Pourquoi? Parce que
l'épochè suspend toute forme de jugement afin de s'accorder le privilège d'une connais-
sance non problématique, c'est-à-dire une connaissance dont elle ne peut plus douter.
Puisque la connaissance immanente se donne dans l'évidence absolue de la présence-en-
personne et que cette connaissance se situe hors épochè, il est possible de maintenir celle-ci
tout en poursuivant la recherche afin de montrer que « d'une façon générale, l'immanence
est le caractère nécessaire de toute connaissance gnoséologique, et que c'est un non-sens
d'emprunter, non seulement au commencement mais d'une façon générale, quoi que ce soit
à la sphère de la transcendance21 ».

Le chemin parcouru jusqu'ici interdit de prendre en considération la transcendance parce


qu'elle est sous épochè. Cette étape est cruciale, puisqu'elle est la condition d'un dépasse-
ment de la perspective tenue pour la seule possible par l'attitude de pensée naturelle. Il
s'agit aussi d'une étape hasardeuse en ce sens qu'elle maintient la porte ouverte au scepti-
cisme : « Si je ne comprends pas comment il est possible que la connaissance atteigne
quelque chose qui lui est transcendant, alors je ne sais pas non plus si c'est possible ». La
menace du scepticisme est toujours présente. Nous sommes encore dans l'attitude naturelle
et nous ne pouvons escompter combattre efficacement le scepticisme sur ce (son) terrain.
La seule argumentation assez forte pour s'y opposer se trouve dans les résultats éloquents
obtenus par la science objective, mais l'énigme de la connaissance mine d'apories les fon-
dements mêmes de la recherche naturelle, ce qui a pour effet de disqualifier les prétentions
de l'objectivité scientifique . La seule issue est d'emprunter une voie de contournement
afin d'éviter l'épochè qui pèse sur la transcendance. Si l'épochè participe encore à la déva-
lorisation de la science objective, c'est dans la mesure où nous nous maintenons dans
l'attitude naturelle. Quant au scepticisme, bien qu'il s'agisse d'une position que Husserl

21
Ibid, p. 57.
22
Ibid,p. 61.
23
« La manière scientifique de fonder une existence transcendante ne m'est plus maintenant d'aucun se-
cours. » (Loc. cit.)
49

qualifie d'absurde - le scepticisme se disqualifie du moment qu'il s'affirme, car dès lors il
prétend détenir une connaissance exacte -, il parvient tout de même à se justifier suffisam-
ment, au sein de l'attitude naturelle, par les apories de la science, pour se perpétuer.

Ironiquement, ce sont les deux réactions qui refusent de reconnaître à l'énigme de la con-
naissance sa pleine légitimité - la science objective et le scepticisme - qui, au final, en dé-
nouent l'impasse et permettent de sortir de l'attitude naturelle. Pour en arriver là, il faut,
une fois de plus, revenir à Descartes et saisir toute la perspicacité de son doute : bien qu'il
me soit possible de douter de l'existence du monde, je ne peux mettre en doute mon doute
lui-même, puisque je doute. Voilà une certitude acquise! Et voici la réaction de celui qui se
maintient dans l'attitude naturelle :

Mais peut-être quelqu'un va-t-il dire : que la connaissance, immédiate aussi


bien que médiate, contienne cette énigme, cela est certain. Mais c'est le com-
ment qui est énigmatique, tandis que le que est absolument certain; aucun
homme censé ne doutera de l'existence du monde, et le sceptique s'inflige lui-
même un démenti par sa pratique24.

Le démenti que le sceptique s'inflige par sa pratique ne concerne nullement l'existence du


monde. Voici une réaction propre à l'attitude naturelle qui adopte une perspective à partir
du point de vue de la transcendance. Tout de suite, elle cherche à valider l'existence de la
transcendance. Modifions ce point de vue et plaçons-nous du point de vue de l'immanence.
Ce que je ne peux nier, c'est que j'ai un vécu de conscience concernant une transcendance,
en l'occurrence un doute quant à l'existence du monde. En cherchant à nier l'existence du
monde, la conviction même du sceptique présuppose l'existence d'un vécu par lequel une
perception du monde a été saisie et dont il est à même de douter - sinon son combat devient
caduque, puisqu'il consiste à nier quelque chose qu'il n'a pas. D'un autre côté, l'effort dé-
ployé par la science objective pour mettre un terme au scepticisme en affirmant l'existence
du monde est inutile parce que cette existence est toujours seconde par rapport au vécu. La
possibilité de la connaissance de la transcendance est première par rapport à l'existence de
la transcendance, car il est tout à la fois impossible de nier cette connaissance et de contrer

24
Loc. cit.
50

définitivement la possibilité de douter de cette existence. Le démenti que le sceptique


s'inflige par sa pratique concerne la possibilité de la connaissance de la transcendance. Non
pas une connaissance qui se valide auprès de l'existence de la transcendance et se nie dans
le cas où cette transcendance peut être niée; mais une connaissance qui se valide au sein de
l'immanence, dans la présence absolue de la vision que j'en ai. Il s'agit d'une connaissance
qui place la position du scepticisme dans l'absurdité d'affirmer l'impossibilité de connaître
ce qui se donne dans la présence absolue.

Dès lors que l'énigme de la connaissance concerne le comment est possible cette connais-
sance qui pose l'existence de la transcendance, elle présuppose cette connaissance et n'a
nul besoin de recourir à l'existence de la transcendance pour se valider comme connais-
sance. Advenant la possibilité où l'existence de la transcendance soit effectivement un
leurre, une illusion, cela ne démentirait pas le fait que j'ai une connaissance qui m'informe
de ce leurre, de cette illusion. Et seule la compréhension du comment cette connaissance est
possible à partir de la seule immanence sera en mesure d'éclairer, dans un deuxième temps,
le statut de l'existence de la transcendance. En attendant, l'existence de la transcendance
n'est d'aucune utilité et la meilleure attitude est celle de l'indifférence, d'où la formulation
du principe gnoséologique :

[...] principe gnoséologique : en toute recherche gnoséologique, qu'elle porte


sur tel ou tel autre type de connaissance, il faut accomplir la réduction gnoséo-
logique, c'est-à-dire marquer toute transcendance qui y entre en jeu, de
l'indice de mise hors circuit, ou de l'indice d'indifférence, de nullité gnoséolo-
gique, d'un indice qui dit ici : l'existence de toutes ces transcendances, que j ' y
croie ou non, ne me concerne ici en rien, ici il n 'y a pas lieu déporter un juge-
ment là-dessus, cela reste entièrement hors jeu25.

La force de ce principe est la complète absence de jugement concernant l'existence de la


transcendance. Ainsi, il évite l'embarras d'une épochè concernant la transcendance, passe
outre la querelle du scepticisme, et peut opérer avec une rigueur scientifique sans pour au-
tant devoir se justifier au regard de la science objective. Avec la réduction gnoséologique

25
Ibid, p. 64-65. (Nous modifions le soulignement.)
51

s'opère un changement d'attitude qui nous libère de l'attitude naturelle parce qu'elle nous
libère de la transcendance qui nous est dorénavant indifférente. Les enjeux de la nouvelle
attitude ne sont dorénavant plus ceux de l'attitude naturelle. Dans la mesure où la phéno-
ménologie parvient à s'installer dans cette nouvelle attitude, cela lui permet de prendre
l'attitude naturelle comme objet d'étude et de chercher à comprendre le comment de celle-
ci, d'où l'élargissement du champ d'étude phénoménologique qui n'est plus restreint à
l'énigme de la connaissance.

Nous sommes maintenant à même de mieux saisir le sens et la limite des définitions de
l'épochè et de la réduction que nous propose Dan Zahavi :

Alors que Vépochè est une suspension du jugement ontique naïf et donc peut
être caractérisée comme la porte d'entrée (Eingangstor) (Hua 6/260), la réduc-
tion est changement d'attitude qui thématise la corrélation entre le monde et la
conscience, découvrant ultimement le fondement transcendantal (Hua 1/61)26.

Dire que la phénoménologie « découvrfe] ultimement le fondement transcendantal », c'est


dire qu'elle démontre l'autonomie de l'ego - par l'entremise de l'immanence - pour mener
à bien ses recherches. Mais pour que la démonstration puisse être menée à bien, il faut que
cette immanence soit pure de toute transcendance. Or, l'attitude naturelle adopte une pers-
pective qui se positionne du point de vue de la transcendance sans même la réfléchir. Dès
lors, la question devient de trouver comment l'épochè, qui « est une suspension du juge-
ment ontique naïf», peut-elle s'amorcer au sein de l'attitude naturelle? Car ce qui est exigé
de l'attitude naturelle, c'est qu'elle suspende une forme de jugement qu'elle n'a même pas
encore l'idée de réaliser.

26
Dan Zahavi, « Réduction et constitution dans la phénoménologie du dernier Husserl », Philosophiques,
vol. 20, n° 2,1993, en note, p. 370.
52

La radicalisation de Lowit et l'épochè de Husserl

Dans un article intitulé « L'"épochè" de Husserl et le doute de Descartes27 », Alexandre


Lowit analyse « le problème qui est à l'origine de l'épochè husserlienne », autrement dit
l'équivalent de ce que nous avons convenu, en accord avec L'idée de la phénoménologie,
de nommer l'énigme de la connaissance. Sa formulation du problème correspond au con-
texte initial d'une critique de la connaissance, à savoir : comment la conscience parvient-
elle, uniquement sur la base de ses vécus immanents, à la connaissance du monde.

En un sens, le problème qui est à l'origine de l'épochè husserlienne, tout en


étant absent chez Descartes lui-même, renvoie pourtant essentiellement à Des-
cartes; c'est, en effet, la "réduction cartésienne" au moi pensant avec ses cogita-
tiones, qui met la pensée devant ce problème : comment la connaissance des
choses hors de moi, des choses en soi, est-elle possible28?

Si la difficulté que représente l'explication de la connaissance de la transcendance est effec-


tivement à l'origine de l'épochè husserlienne, il semble toutefois, et Lowit le remarque à
juste titre, qu'elle est absente chez « Descartes lui-même ». Si la « "réduction cartésienne"
[...] met la pensée devant ce problème », ne sommes-nous pas en droit de demander pour-
quoi Descartes ne l'a pas vu?

Le cas de Descartes démontre bien la difficulté de s'affranchir de l'attitude de pensée natu-


relle. Le phénoménologue débutant rencontre la même tant qu'il n'est pas conscient de
l'enjeu réel de l'attitude naturelle. Cet enjeu, Lowit l'exprime dans toute sa simplicité lors-
qu'il identifie le problème qui préoccupe réellement Descartes : « Descartes ne se de-
mande-t-il pas [...] comment s'assurer qu'il y a des choses qui existent hors de moi et
90

qu'elles sont effectivement telles que les idées qui sont en moi me les représentent »?
Pour Descartes, comme pour tous ceux qui se maintiennent dans l'attitude de pensée natu-
relle, il s'agit avant tout de s'assurer de l'existence de la transcendance. L'erreur de Des-
27
Alexandre Lôwit, « L'"épochè" de Husserl et le doute de Descartes », Revue de métaphysique et de Morale,
1957, p. 399-415.
28
Ibid, p. 401. (C'est nous qui soulignons.)
29
Loc. cit.
53

cartes n'est pas d'avoir identifié la mauvaise problématique, mais de ne pas s'être rendu
compte que c'était le problème en lui-même qui était à la source du problème, à savoir
l'existence de la transcendance comme telle.

A cet égard, l'épochè maintien en suspens le jugement sur l'existence de la transcendance,


neutralisant temporairement les solutions proposées par la science objective et le scepti-
cisme. Dans le cadre de l'épochè, la « réduction cartésienne » n'est plus une tentative de
répondre à l'énigme de l'existence de la transcendance - tout jugement sur le sujet est sus-
pendu - , mais l'affirmation d'une existence qui ne peut être mise en doute, celle de
l'immanence.

Conséquemment, bien que sa présentation soit correcte, Lowit omet de prendre en compte
que la phénoménologie doit avant toute chose s'établir au sein de l'attitude naturelle. En
plaçant en opposition l'épochè de Husserl et le doute de Descartes, il présente la reformula-
tion du problème comme une double problématique qui correspond simplement à deux
points de vue philosophiques différents. Or, l'objet premier de l'épochè et de la réduction -
l'un ne saurait opérer sans l'autre d'ailleurs - est de permettre un changement radical
d'attitude au sein même de l'attitude naturelle. On ne saurait prendre à la légère ce chan-
gement d'attitude, puisqu'il est, selon nous, à l'origine de l'incompréhension dont est
l'objet la phénoménologie husserlienne.

Tout le défi du philosophe qui débute avec la phénoménologie husserlienne est justement
de parvenir à ce changement d'attitude. Voilà pourquoi la distinction des deux sens de la
transcendance est si importante dans L'idée de la phénoménologie : elle permet de mieux
(reconnaître l'énigme dont il est question. Car l'énigme telle que la formule l'attitude na-
turelle n'est pas celle de la connaissance de la transcendance, mais bel et bien celle de son
existence. Dès lors, ce que Husserl propose, c'est une hypothèse de travail à vérifier : il
s'agit de démontrer que, à partir de l'immanence, il est possible de statuer sur la transcen-
dance et de solutionner comment est possible la connaissance. C'est le rôle de la phénomé-
nologie que de valider cette hypothèse. Dans l'accomplissement de sa tâche, la phénoméno-
logie n'a recours qu'à la sphère restreinte de l'immanence. Autrement dit, elle n'a aucune-
54

ment besoin de porter préalablement un jugement sur l'existence de la transcendance. Nous


retrouvons le principe gnoséologique de la réduction. Et c'est ici, au terme du cheminement
qui mène de l'épochè à la réduction, que se retrouve le problème initial reformulé dans une
attitude qui n'est plus celle de l'attitude naturelle : comment la connaissance des transcen-
dances est-elle possible à partir de la seule immanence?

En séparant la pratique de l'épochè du changement d'attitude issue de la réduction qui se


caractérise par l'indifférence, il y a le risque que la radicalisation de l'épochè, auquel nous
convie Lowit30, n'aboutisse qu'à renforcer l'interdit de la transcendance avec pour résultat,
soit de renvoyer au scepticisme, soit de se méprendre sur l'attitude de Husserl à l'égard des
sciences objectives.

Par ce bref commentaire, il ne s'agit pas de prendre Lowit en faute, son analyse demeurant
pertinente et appropriée. L'objectif est plutôt de rappeler que l'attitude naturelle est une
attitude que, tous, nous présentons spontanément au moment de s'initier à la phénoménolo-
gie husserlienne et que si l'attitude naturelle s'oppose à celle requise par la phénoménolo-
gie, c'est à cette dernière de jeter un pont entre les deux.

Au sein de l'attitude naturelle, aucun motif n'impose ce changement d'attitude, aucune


condition ne le requiert. En recherchant une rigueur scientifique, la critique de la connais-
sance se rapproche de l'attitude naturelle. Pendant un certain temps, elles sont en mesure de
partager un même langage, les mêmes références et c'est à partir de ce lien, aussi ténu soit-
il, que peut être semé le doute, le malaise face à certaines évidences qui allaient auparavant
de soi. Une fois le doute implanté, il faut maintenir le contact, avancer pas à pas vers une
épochè qui, dans un premier temps, doit paraître inoffensive, le temps de suspendre les pré-
jugés, et ouvrir un espace où peuvent apparaître d'autres possibilités, d'autres évidences.

30
« Personne, selon Husserl, n'a été aussi près que Descartes de posséder, avec son principe de la suspension
du jugement, la méthode capable de mener enfin la philosophie à ses fondements derniers. [...] pour mener
effectivement à la "terre promise" de la philosophie, la démarche cartésienne doit être "radicalisée". » (Lowit,
p. 399.)
55

Au commencement, il faut (re)connaître l'énigme de la connaissance, c'est-à-dire d'abord


l'admettre, ensuite apprendre à mieux la connaître pourfinalementêtre en mesure de la voir
là où l'on ne s'y attend plus. S'il a fallu connaître l'énigme pour y découvrir l'existence de
la transcendance, le prochain chapitre nous invite à (re)connaître la transcendance au sein
même d'une immanence que l'on croyait pure.
Chapitre 3

Sans s'en apercevoir, on demeure toujours, et même après


avoir saisi pour la première fois le sens et la nécessité d'une
épochè et d'une réduction phénoménologiques, sous
l'emprise des habitudes de pensée naturelles; aussi consi-
dère-t-on le domaine nouveau des données phénoménolo-
giques qui vient de se révéler comme un analogon des don-
nées objectives. Puisque l'être subjectif se donne d'abord
lui aussi comme être individuel temporel, on l'appréhende
comme n'importe quel étant à la manière d'une existence
temporelle objective, et d'abord tout naturellement comme
analogon de l'existence physique et spatiale. Mais ce faisant
on se fourvoie. L'analyse phénoménologique qu 'on a en vue
n 'est en aucune façon un analogon d'une analyse objective
des choses.
Edmund, Husserl, Philosophie première II, p. 173.

Au terme d'un changement d'attitude par rapport à une attitude qui était là, naturellement,
sans qu'aucun effort ne soit demandé pour la maintenir, nous voici parvenu « sur larivede
la phénoménologie1 ». L'attitude naturelle peut être qualifiée de naïve parce que son dépas-
sement exige un effort de réflexion et de détermination. C'est la raison pour laquelle le phi-
losophe doit mettre en pratique d'abord une épochè, puis une réduction. Mais attention, la
nouvelle attitude n'est pas acquise pour autant. Elle ne le sera d'ailleurs jamais; l'attitude
naturelle est première et seule une vigilance et la force d'un nouvel habitus permet de s'en
libérer plus facilement et d'atteindre une meilleure compréhension de cette nouvelle
science ainsi qu'un aperçu du piège que réserve l'attitude naturelle lorsque la vigilance fai-
bli.

1
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 70.
2
Elle est en fait seconde par rapport à l'ego transcendantal, mais comme la conscience doit acquérir une nou-
velle attitude pour découvrir l'ego transcendantal, l'attitude naturelle est d'une certaine manière première.
57

Nous pourrions d'abord définir la phénoménologie comme la science des phénomènes. S'il
est une définition vague et peu avenante, c'est celle-là. La phénoménologie a bien la préten-
tion d'être une science, selon le sens de la scientificité déjà évoqué3, mais qu'en est-il de sa
méthode? Elle n'opère plus à partir de la transcendance, elle s'est libérée de l'énigme de la
connaissance qui grève les recherches naturelle et philosophique - tant que celle-ci de-
meure prisonnière d'une perspective qui relève de la transcendance. Il lui faut une méthode
conséquente, qui ne récuse pas les gains du changement d'attitude et qui s'inscrit dans une
perspective se situant à partir du point de vue de l'immanence. C'est cette perspective qu'il
faut maintenant approfondir, car, rappelons-le, l'immanence est accessible à tous et de ma-
nière immédiate. Et ce, bien que ce soit par le biais de la réduction que le philosophe ob-
tient une donnée absolue - libérée de l'attitude naturelle - lui servant de matériau de base,
le phénomène pur. Or, la méthode propre à la phénoménologie husserlienne ne trouve pas
sa spécificité uniquement dans le dégagement d'un phénomène pur, mais, plus spécifique-
ment, dans le fait qu'il y a préalablement un changement d'attitude qui mène le philosophe
à s'installer au cœur du phénomène pur afin d'y poursuivre sa recherche.

-
L'attitude naturelle se positionne dans une perspective qui adopte le point de vue de la
transcendance. Ce n'est pas réellement un choix, mais plutôt un état de fait, un constat que
les choses sont ainsi. Cependant, il peut en être autrement. C'est le dévoilement d'un
double sens du concept de transcendance qui a mis au jour une perspective consistant es-
sentiellement à donner une préséance à la transcendance sur l'immanence. Cette préséance
donne lieu à une énigme, celle de la connaissance, qui sert de motif à la recherche critique à
l'origine de la réflexion gnoséologique. Une énigme rendue caduque par le renversement
donnant la préséance à l'immanence sur la transcendance. Pourquoi en est-il ainsi? Parce
que la connaissance de l'immanence est première - elle ne peut être mise en doute - par
rapport à l'existence de la transcendance - une existence qui ne peut éviter d'éveiller des
soupçons. Mais qu'advient-il une fois ce renversement effectué? Quelles possibilités ouvre
un tel renversement de perspective? C'est l'aperçu que donnera ce chapitre.

Voir Chapitre 2, « La critique de la connaissance et l'épochè ».


58

Le phénomène pur

Il va de soi qu'une science des phénomènes a pour objet d'étude les phénomènes. Ce qui va
moins de soi, c'est ce que nous devons entendre par le concept de phénomène. La princi-
pale difficulté avec la phénoménologie husserlienne, quand vient le moment de parler de
son phénomène, c'est que la signification de ce phénomène s'inscrit préalablement dans le
changement d'attitude dont nous avons parlé. C'est la raison pour laquelle nous ne pou-
vions en discuter avant d'avoir saisi en quoi consistait l'épochè, avant d'avoir tenté de la
justifier afin qu'elle ouvre la voie vers la réduction qui doit fournir le matériau nécessaire à
l'élaboration d'un phénomène pur, c'est-à-dire d'un phénomène satisfaisant aux exigences
de ce changement d'attitude.

Ce phénomène pur, le phénoménologue l'atteint au terme d'un processus qui peut abstrai-
tement être décomposé en trois opérations pour fin de compréhension. La première est bien
entendu la réduction phénoménologique4 qui ramène au premier plan le vécu de conscience
- toute transcendance étant marquée d'un indice de nullité. La seconde opération consiste à
porter sur le vécu en question une vue reflexive faisant de lui l'objet exclusif de l'intérêt de
la conscience. Cette seconde opération est celle qui, paradoxalement, permet un retour de la
transcendance dans le champ phénoménologique. Toutefois, cette transcendance n'est pas
là pour elle-même, comme entité en-soi, mais en tant que phénomène, c'est-à-dire comme
objet vers lequel est tourné une conscience. Une fois obtenu le phénomène, il faut lui porter
un « pure vue », c'est-à-dire porter un regard tel que nous saisissons le phénomène tel qu'il
se présente en lui-même, dans son apparaître et non plus comme objet apparaissant - ou
pour le dire autrement non plus comme un objet déjà constitué - afin d'obtenir un phéno-
mène pur au sens de la phénoménologie. Car, il faut le rappeler, la science critique de la
connaissance laisse place à la science phénoménologique - en un certain sens elle lui a
même libéré une place au sein d'une attitude qui n'en éprouvait guère le besoin. Et c'est par
l'entremise de la réduction phénoménologique qu'est possible l'investissement de ce nou-
veau champ de recherche : « Ce n'est que par une réduction, que nous allons d'ailleurs ap-

4
Étant entendu que si l'épochè est le geste qui ouvre l'espace critique permettant d'envisager
l'accomplissement de la réduction, cette dernière est celle qui ouvre l'espace du phénomène qui sera l'objet
de la phénoménologie transcendantale.
59

peler déjà réduction phénoménologique, que j'obtiens une donnée absolue, qui n'offre plus
rien d'une transcendance5 ».

Il faut bien faire attention de ne pas prendre à la légère cette donnée absolue « qui n'offre
plus rien d'une transcendance ». Il ne suffit pas de faire abstraction du caractère transcen-
dant d'une donnée, au même titre que le scientifique fait abstraction de certaines données
afin d'isoler les composantes sur lesquelles portent son expérience, pour voir toute trace de
transcendance disparaître comme par enchantement. L'avertissement de Husserl à cet égard
est éloquent :

Cependant notre position a besoin d'être assurée ici par la réduction gnoséolo-
gique, dont nous allons, pour la première fois ici, étudier in concreto la nature
méthodologique. Nous avons en effet besoin ici de la réduction, afin que
l'évidence de la cogitatio ne se trouve pas confondue avec l'évidence que ma
cogitatio, la mienne, existe, avec celle du sum cogitans, etc. Il est nécessaire
d'être en garde contre la confusion fondamentale entre le phénomène pur au
sens de la phénoménologie et le phénomène psychologique, objet de la psycho-
logie comme science de la nature .

Cette « confusion fondamentale » nous renvoie directement à celle de l'attitude naturelle


mise à jour par l'analyse des deux sens de la transcendance. Selon un premier sens, est
transcendant ce qui n'est pas contenu en termes de composante interne. Le critère de
l'immanence est ici, on s'en souvient, d'être une partie effective du vécu de connaissance
ou du vécu de conscience en général. Autrement dit, est immanent ce qui compose le phé-
nomène psychologique. Mais dans l'avertissement donné ci-dessus, l'évidence de la cogita-
tio, dont parle Husserl, évidence requise par la phénoménologie, ne réfère nullement à un
quelconque processus psychologique. Il ne s'agit pas de contester que cette évidence soit
saisie par un vécu psychologique qui m'appartient, mais cela ne veut pas dire que ce vécu
psychologique soit à l'origine de cette évidence. L'évidence de la cogitatio vaut en elle-
même7. Le critère qui fixe le caractère de ce qui est transcendant n'est plus désormais de ne

5
Ibid., p. 68.
6
Ibid, p. 67'-68.
7
II n'entre pas dans le cadre de cette étude d'approfondir le sens de cette distinction, mais bien de la souli-
gner. Il peut toutefois être utile de reprendre l'exemple d'une opération mathématique. L'évidence associée à
60

pas être là effectivement, d'une manière pourrions-nous dire « matérielle », mais de ne pas
être donné soi-même, directement : « Toute connaissance non évidente, connaissance qui,
tout en visant ou posant l'objet, ne le voit pas lui-même, est transcendante au second
sens8 ».

Une fois cet avertissement pris en considération et mis en application par la réduction, nous
avons accès à une méthode permettant d'isoler un phénomène pur :

Si je mets en question le moi, et le monde, et le vécu en tant que vécu du moi,


alors, de la vue reflexive dirigée simplement sur ce qui est donné dans
l'aperception du vécu en question, sur mon moi, résulte le phénomène de cette
aperception : par exemple le phénomène « perception appréhendée comme ma
perception ». [...] Mais je peux aussi, pendant que je perçois, porter sur la per-
ception le regard d'une pure vue : sur la perception elle-même telle qu'elle est
là, et laisser le rapport au moi de côté, ou en faire abstraction : alors la percep-
tion saisie et délimitée dans une telle vue est une perception absolue, dépourvue
de toute transcendance, donnée comme phénomène pur au sens de la phénomé-
nologie9.

Le premier extrait (« Si je mets en question... ») paraphrase le geste caractéristique d'une


épochè et cible la transcendance alors que le second (« ... la vue reflexive dirigée simple-
ment sur ce qui est donné dans l'aperception du vécu en question... ») paraphrase la réduc-
tion phénoménologique une fois cette transcendance écartée. Cette vue reflexive consiste à
tourner l'attention - nous pourrions même dire détourner l'attention - de la conscience de
ses préoccupations courantes vers un regard intérieur, un regard portant sur ses propres vé-
cus.

Dans l'attitude naturelle, mon regard, mon attention, est toute accaparée par mon environ-
nement, car c'est par et avec lui que j'accomplis les multiples tâches qui emplissent mon
quotidien. Je peux vivre, à l'occasion, des moments où je suis « dans ma tête ». Par

l'opération 2 + 2 = 4 ne peut être attribuée à un mécanisme ou un sentiment de nature psychologique, tel que
le soutient le psychologisme, puisque c'est la valeur d'universalité de l'opération mathématique qui en est
invalidée. Nous ne pouvons prétendre à l'universalité à partir de la contingence d'un moi psychologique.
* Ibid, p. 60.
9
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 68-69.
61

exemple, je me remémore une situation donnée ou je réfléchis à ce que je projette faire


cette fin de semaine. Pendant ce temps, mon regard peut errer distraitement et percevoir,
d'une manière floue et distraite, mon environnement. Les objets traversent alors mon
champ visuel sans même que j ' y porte attention, chacun d'eux étant un objet quelconque
parmi tant d'autres. Ils se côtoient, offrant un horizon indistinct à mon regard. Cependant,
même dans cet état, c'est le quotidien qui accapare mon attention et non le contenu propre
de mes vécus de conscience.

En général, donc, mon attention est toujours préoccupée, soucieuse de ma quotidienneté.


Toutefois, pour atteindre une vue reflexive, je prends conscience, par exemple, du fait que
je perçois actuellement une table. Cette attention réclame un effort de volonté. Au même
titre que tout acte d'attention, cette vue reflexive est un geste volontaire qui porte un intérêt
soutenu à ce qui déroule actuellement au sein de la conscience. Je perçois une table, mais
pas n'importe laquelle, puisqu'il s'agit de cette table de couleur noire et violette, une table
qui est posée là, devant moi.

De cette vue reflexive « résulte le phénomène de cette aperception ». Mon intérêt n'est plus
dès lors dirigé vers cette table qui me fait face, mais vers mon vécu de perception. Cette
table, j'en ai une représentation10, je peux détourner mon regard tout en conservant cette
représentation de la table noire et violette. Devant moi défilent de nouveau des objets quel-
conques qui ne sont pas pris en considération, formant à leur tour un horizon indistinct.
Mais cette fois, ce n'est pas par manque d'attention de ma part ni par manque d'intérêt;
c'est que mon attention a été canalisée vers mon intériorité. L'objet de mon attention n'est
plus le monde environnant, mais ma représentation intérieure, que j'ai eu au moment de
percevoir cette table noire et violette. Mon vécu de perception porte en lui-même l'être du
phénomène de cette table noire et violette, indépendamment de la transcendance qui en est
à l'origine et, désormais, l'être du phénomène de cette table particulière ne peut plus être
mis en doute.

10
Notons que le terme de « représentation » comporte une connotation psychologique qu'il faudra corriger
par la suite en inscrivant cette « représentation » dans le mode de l'intentionnalité, à savoir une visée de la
conscience et son objet intentionnel.
62

Tout en effectuant cette vue reflexive, je peux volontairement « porter sur la perception le
regard d'une pure vue ». Il ne s'agit plus de ma perception de cette table noire et violette
placée là devant moi, mais de ma perception en tant que perception en général d'un objet
d'expérience/transcendant. La perception est saisie en elle-même et pour elle-même. Je
peux même faire abstraction du contenu propre de mon vécu et saisir là la perception d'un
objet transcendant. L'intérêt ne porte plus dès lors sur la représentation en cours, mais sur
le fait, pour une conscience, de vivre un vécu de perception d'un objet transcendant. En
faisant abstraction de mon moi temporel, situé dans un temps et un espace donnés, j'obtiens
une perception absolue, atemporelle, « donnée comme phénomène pur au sens de la phé-
noménologie ».

Dorénavant, rien ne fait plus obstacle à ce que tous les types de vécus soient tenus de four-
nir un phénomène pur.

Ainsi à tout vécu psychique correspond, sur la voie de la réduction phénoméno-


logique, un phénomène pur, qui révèle son essence immanente (prise indivi-
duellement) comme une donnée absolue. Toute position d'un « être non imma-
nent », d'un être non contenu dans le phénomène, quoique visée en lui, et en
même temps d'un être non donné au second sens, est mise hors circuit, c'est-à-
dire suspendue11.

La perception d'une table présentement là devant moi, le souvenir d'une table posée là de-
vant moi, l'acte d'imaginer une table qui serait là devant moi et même la perception erronée
d'une forme que je crois être une table installée là devant moi, une fois la réduction phé-
noménologique effectuée, tous ces vécus confondus s'offrent d'une manière équivalente
« comme une donnée absolue » - bien que cela n'implique pas qu'ils puissent être dits
identiques. La réduction n'annule pas leurs différences spécifiques. Il n'est pas question ici
d'une forme de nivellement qui rendrait chaque vécu équivalent aux autres. La réduction
permet plutôt de leur procurer une position d'existence absolue. Je ne peux douter que
j'éprouve la perception, le souvenir, l'image ou même l'illusion d'une table dans la mesure
où je sais que je vis intérieurement ces différents vécus.

11
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 69.
63

Mais dans ce processus d'isolement d'un phénomène pur, qu'advient-il de la transcen-


dance? Cette table noire et violette, il ne saurait être question d'en nier l'existence et encore
moins d'affirmer qu'elle n'existe que par la représentation que j'en ai. Nous sommes en-
core sous épochè phénoménologique et l'existence de cette table nous est indifférente. Mais
est-ce à dire que la conscience est ainsi isolée de cette table, indifférente à celle-ci? Com-
ment peut-elle prétendre à une connaissance de la transcendance dans ces conditions? Le
motif de ces recherches n'est-il pas à la base une énigme concernant la possibilité de la
connaissance de la transcendance? La réponse à ces questions se trouve dans la notion
d'intentionnalité :

Ce sont précisément de telles données absolues dont nous parlons alors; même
si celles-ci se rapportent intentionnellement à un être objectif, ce se rapporter
est une sorte de caractère en elles, pendant que rien n'est préjugé concernant
l'existence ou la non-existence de cet être. [...] l'immanent pur est à caractéri-
ser ici d'abord par la réduction phénoménologique : je vise précisément ceci qui
est là, non ce que ceci vise de façon transcendante, mais ce que c'est en soi-
même et tel que c'est donné12.

L'étude de l'intentionnalité dépasse le cadre de ce travail. Ce qu'il faut en retenir, cepen-


dant, c'est en quoi l'intentionnalité modifie notre compréhension courante de la représenta-
tion mentale d'un objet. Cet objet, dit objet intentionnel n'est plus une « image » ou un
« décalque » de l'objet transcendant, mais l'objet tel qu'il se donne à la conscience à travers
la visée de celle-ci. Autrement dit, la conscience n'entretient pas un rapport neutre avec le
monde, et pour cette raison, le monde devient son monde.

D'un autre côté, ce rapport à l'objet transcendant, même si je mets l'être de ce


dernier, quant à sa validité, en question, est pourtant quelque chose qui peut être
saisi dans le phénomène pur. Le se-rapporter-à-l 'objet-transcendant, viser cet
objet de telle ou telle manière, est manifestement un caractère interne du phé-
nomène13.

12
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 69-70.
13
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 71.
64

C'est par le biais de l'intentionnalité que la phénoménologie peut atteindre un phénomène


pur, c'est-à-dire exempt de toute présence de la transcendance, puisque son objet n'est plus
celui d'une transcendance, mais l'objet tel que visé par la conscience. Ce faisant, l'être de
la transcendance n'est pas donné à la conscience. Celle-ci s'y rapporte intentionnellement,
selon un rapport qui lui est immanent. Dans un tel contexte, la difficulté, concernant la
connaissance de la transcendance, est de comprendre comment la conscience parvient, uni-
quement à partir d'elle-même, à reconnaître et à poser la transcendance comme un objet
existant en soi. Ainsi, pour être amenée à la clarté, l'essence de la connaissance doit être
étudiée de manière immanente, sans aucun recours à la transcendance, puisque cette der-
nière est posée par un procédé interne à la conscience.

Récapitulons. Avec la réduction au phénomène pur, un premier pas au sein de la phénomé-


nologie est effectué. Le point de départ est un changement d'attitude : le parcours de
l'épochè jusqu'à la réduction gnoséologique a d'abord rendu la transcendance probléma-
tique, puis indifférente à l'égard d'une recherche sur la connaissance. La réduction au phé-
nomène pur est un prolongement attendu quand nous le situons dans la continuité de
l'épochè.

La vue reflexive et la pure vue sont deux gestes qui donnent accès à l'immanence dans
toute sa pureté. La vue reflexive redirige l'intérêt de la conscience vers le vécu et la pure
vue le libère de toute temporalité. Tous les vécus de conscience peuvent ainsi faire l'objet
d'une réduction à un phénomène pur. C'est en quelque sorte toute la vie de conscience qui
a potentiellement la possibilité de se libérer de son ancrage dans le monde.
L'intentionnalité jette un pont - immanent, mais tout de même un pont - vers le monde
extérieur. Si la phénoménologie réclame que soit abandonnée l'attitude naturelle, elle n'en
délaisse pas pour autant les préoccupations, seulement la manière de s'en préoccuper.
65

La connaissance du général

Par l'intermédiaire de la réduction phénoménologique, nous avons accès à une donnée ab-
solue et le processus qui mène au phénomène pur constitue un moyen de transformer cette
donnée absolue en une connaissance, celle de l'essence - qui se définit comme ce qui per-
met à un phénomène d'être ce phénomène. Husserl parle plus précisément d'une présence-
en-personne offerte à une saisie directe. Toute forme d'être se présentant dans une authen-
tique présence-en-personne doit être reconnue comme une donnée absolue et disponible
pour une étude de son essence, après avoir été préalablement réduite à un phénomène pur.

En quoi consiste cette donnée absolue? Quelle modification est opérée avec la réduction
pour que soit accessible une donnée absolue? La réponse se situe au cœur de l'immanence :

Nous ne comprenons pas comment la perception peut atteindre ce qui est trans-
cendant; mais nous comprenons comment la perception peut atteindre ce qui est
immanent, sous forme de perception reflexive et purement immanente, sous
forme de perception réduite14.

Nous reconnaissons ici, dans la formule « sous forme de perception réduite », le phéno-
mène pur, tel qu'il a été présenté dans la section précédente. Et, selon Husserl, nous
sommes en mesure de comprendre comment « la perception peut [l']atteindre ». Pourquoi?
Parce que « nous voyons directement et saisissons directement ce que dans cette vue et sai-
sie nous visons15 ». Il n'est pas fait ici usage d'une théorisation sophistiquée qui exigerait
un effort de compréhension. En fait, ce qui est demandé au lecteur se rapproche davantage
du simple bon sens. À mots couverts, il lui est demandé de s'arrêter quelques instants pour
prendre en compte sa propre expérience, pour s'apercevoir que si j'ai accès à mon vécu,
c'est avant toute chose parce qu'il s'offre à moi en une saisie directe. C'est d'ailleurs la
raison pour laquelle est possible l'erreur de perception, c'est-à-dire l'illusion. Je n'ai au-
cune raison de douter du vécu de perception qui m'est donné dans l'immanence. Ce que je
saisis au sein de ma conscience est uniquement la saisie de ce qui s'y trouve. Ce n'est pas

14
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 75.
15
Loc. cit.
66

en rapport à mon vécu que l'illusion apparaît, mais par rapport à la transcendance qui ne
confirme pas ce que ma perception a d'abord saisi. Ce n'est jamais en lui-même qu'un vécu
est en défaut. C'est pourquoi les vécus de connaissance qui n'entretiennent pas de lien es-
sentiel avec la transcendance, telle la mathématique, sont des connaissances certaines a
priori, l'expérience de la transcendance ne pouvant les infirmer.

C'est à partir d'un tel apriori que Husserl peut dire :

À quel point une limitation aux données phénoménologiques singulières de la


cogitatio serait étrange, c'est ce qui ressort déjà du fait que toute la considéra-
tion sur l'évidence que nous avons mise en œuvre en nous appuyant sur Des-
cartes, et qui sans aucun doute a été faite à la lumière d'une clarté et d'une évi-
dence absolues, perdrait sa validité. C'est-à-dire que, à propos du cas singulier
d'une cogitatio, par exemple d'un sentiment, que nous sommes en train de
vivre, il nous serait permis de dire : ceci est donné, mais en aucun cas il ne nous
serait permis de risquer la proposition la plus générale : la présence d'un phé-
nomène réduit en général est absolue et indubitable1 .

Husserl enchaîne les évidences. Il ne s'agit pas tant d'un raisonnement déductif, mais plutôt
d'un savoir qui se trouve là, disponible pour une saisie directe. Un savoir qui ne demande
qu'à être porté sous la mire de l'attention de la conscience; que cette dernière lui accorde
son attention et voilà ce savoir reconnu comme exact en toute occasion. Au même titre que
si je prends connaissance de la démonstration, je suis immédiatement en mesure de savoir
que tous les triangles sont composés de trois côtés et que la somme des angles égale 180°.
De la même manière, il me suffit de prendre en considération « la présence d'un [seul] phé-
nomène réduit » pour immédiatement reconnaître que « la présence d'un phénomène réduit
en général est absolue et indubitable ».

En quoi tout cela importe-t-il dans le présent contexte? Il en va de la possibilité même


d'une critique de la connaissance :

16
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 76.
67

Ce qui en tout cas est clair, c'est que la possibilité d'une critique de la connais-
sance dépend de la possibilité de montrer encore d'autres données absolues que
les cogitationes réduites. À y regarder de plus près, nous dépassons celles-ci dé-
jà avec les jugements prédicatifs que nous portons sur elles. [...] Il y a ici un
plus, qui ne saurait consister dans une simple addition de nouvelles cogita-
tiones1 .

Ce « plus » ne s'appuie sur aucune démonstration, aucune analyse élaborée de la logique


apophantique ou de l'intentionnalité. Pour l'instant, il est simplement demandé au lecteur
non pas de concéder, mais de reconnaître l'évidence qu'« [i]l y a ici un plus ». Un plus qui
rend possible la phénoménologie :

Ce qui est plus facile à saisir, du moins pour celui qui est capable de se mettre
dans l'attitude de la pure vue et d'écarter tous les préjugés naturels, c'est la
connaissance que ce ne sont pas les seuls objets singuliers mais aussi les géné-
ralités, les objets généraux et les états-de-choses généraux, qui peuvent parve-
nir à l'absolue présence-en-personne. Cette connaissance est d'une importance
décisive pour la possibilité d'une phénoménologie. Car le caractère propre de la
phénoménologie est d'être une analyse de l'essence et une étude de l'essence
dans le cadre d'une pure vue, dans le cadre de l'absolue présence-en-
- — 11
personne .

Husserl rappelle que reconnaître l'évidence offerte dans une présence-en-personne de-
mande un changement d'attitude. Ceux qui n'ont pas quitté le sol rassurant et le confort de
l'attitude naturelle auront de la difficulté à comprendre correctement le sens de ce qui va
suivre : « ce ne sont pas les seuls objets singuliers mais aussi les généralités, les objets gé-
néraux et les états-de-choses généraux, qui peuvent parvenir à l'absolue présence-en-
personne ». Pourquoi? Parce qu'ils demeurent prisonniers de leur vision d'un monde qui se
donne tel qu'il est en lui-même et que, dans ce monde, nous ne retrouvons pas de générali-
tés comme telles, pas d'objets généraux sur lesquels compter pour nous informer de leur
existence ni d'états-de-choses généraux dont nous pourrions avoir la connaissance. Il ne
peut envisager que ces généralités, objets généraux et états-de-choses généraux puissent
être des données absolues accessibles dans une présence-en-personne et, donc, qu'ils puis-

17
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 76-77.
18
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 77.
68

sent faire l'objet d'un phénomène pur disponible pour une connaissance. Plus grave encore,
celui qui est resté au sein de l'attitude na turelle ne pourra que se méprendre sur le sens de
ces propos et vouloir contester ce qui pourtant se donne dans une absolue évidence.

Si l'être huma in a cquiert na turellement une a ttitude na ïve, c'est qu'il n'est pa s, au dépa rt,
disposé à la réflexion. Et lorsque l'envie lui en prend, son premier réflexe n'est sûrement
pas de réfléchir son attitude générale envers le monde ­ l'histoire de la philosophie et celle,
particulière, de la phénoménologie sont là pour nous l'enseigner. Les premiers pas en phé­
noménologie husserlienne sont balisés par des évidences absolues pour celui qui accepte de
les saisir, c'est­à­dire pour celui qui a su maintenir avec conviction une épochè et effectuer
le changement d'attitude opéré par la réduction phénoménologique.

La possibilité de la connaissance phénoménologique


Nous avons jusqu'à ma intena nt soutenu qu'un cha ngement d'attitude est requis pour sa isir
adéquatement le caractère spécifique de la phénoménologie husserlienne. Celui ou celle qui
demeure dans l'attitude na turelle ne serait pas à même d'interpréter correctement les déve­
loppements phénoménologiques proposés pa r Husserl. Voici le moment de présenter un
schéma explicatif qui, en quelque sorte, illustre cette position. Il s'agit d'une démonstra tion
personnelle qui s'inspire toutefois de la distinction amenée par Husserl entre l'apparaître et
ce qui apparaît19.

Notre point de départ est le double sens de la transcendance qu'éla bore Husserl . Afin de
différencier les deux positions possibles fa ce à la transcendance, nous avons proposé deux
perspectives, l'une adoptant le point de vue de la transcendance et l'autre adoptant le point
de vue de l'imma nence, corresponda nt respectivement à l'a ttitude na turelle et à l'a ttitude
philosophique ­ phénoménologique. Selon nous, cha que perspective a ppelle une compré­
hension différente. Il est dès lors possible d'exemplifier comment l'a ttitude na turelle et

19
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 112­113.
20
Voir Chapitre 2, « Transcendance et immanence ».
69

l'attitude philosophique sont susceptibles d'interpréter, chacune à sa manière, une situation


identique donnée, soit, dans le cas présent, la distinction entre les deux sens de la transcen-
dance.

Pour parvenir à la perspective de l'immanence, le lecteur doit tout d'abord accepter de se


séparer de sa conception d'un monde en soi qui se donne tel qu'il est en lui-même, un
monde tel qu'il l'a toujours conçu. C'est donc uniquement sur la base de l'épochè et de la
reconnaissance du caractère problématique de la transcendance que le lecteur est invité à se
dégager de sa tendance naturelle à concevoir selon la perspective de la transcendance.

Autre fait intéressant, les deux sens de la transcendance trouvent une formulation négative.
Il en est ainsi pour le premier sens :

Ou bien on peut entendre par là le fait, pour l'objet de connaissance, de ne-pas-


être-contenu-effectivement dans l'acte de connaître, de sorte que par "donné au
vrai sens" ou « donné de façon immanente », on entendrait le fait d'y être con-
tenu effectivement; l'acte de connaître, la cogitatio, comporte des moments ef-
fectifs, des moments qui la constituent effectivement, mais la chose qu'elle vise
et qu'elle prétend percevoir, dont elle se souvient, etc. ne se trouve pas effecti-
vement comme une partie dans la cogitatio même, entendue comme vécu, ne
s'y trouve pas comme quelque chose qui existe véritablement en elle21.

Et il en va de même pour le second

Mais il y a encore une autre transcendance, dont le contraire est une tout autre
immanence, à savoir la présence absolue et claire, la présence-en-personne au
sens absolu. Cette façon d'être donné, qui exclut tout doute qui ait un sens, qui
est une vue et saisie tout à fait immédiate de l'objet visé lui-même et tel qu'il
est, constitue le concept précis d'évidence, entendue comme évidence immé-
diate. Toute connaissance non évidente, connaissance qui, tout en visant ou po-
sant l'objet, ne le voit pas lui-même, est transcendante au second sens. En elle,

21
(Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 59-60. (C'est nous qui soulignons.)
70

nous sortons au-delà de ce qui se trouve donné au vrai sens, au-delà de ce qui
peut être vu et saisi directement22.

Ce qui revient à dire que la transcendance est, dans les deux sens qu'elle peut prendre, la
grande absente. Lorsqu'une critique de la connaissance préconise de juger la transcendance
comme problématique et pousse l'audace jusqu'à affirmer qu'elle lui est indifférente, elle
ne force pas la donne, mais, bien au contraire, elle suit la tendance. Dans les circonstances,
il n'est guère surprenant de voir l'attitude naturelle se retrouver avec une énigme. D'un
côté, il lui est difficile de soutenir que nous n'avons pas une connaissance de la transcen-
dance, puisque tout notre mode de vie est construit en fonction de cette connaissance - d'où
la position du scepticisme qui se voit souvent contraint de nier la possibilité de la connais-
sance et non seulement la connaissance de la transcendance. De l'autre, du moment qu'il
admet avoir une connaissance de la transcendance, le théoricien de la connaissance, tou-
jours dans l'attitude naturelle, se voit dans l'obligation d'apporter une réponse à la question
9^

de savoir « comment le vécu peut-il pour ainsi dire sortir au-delà de lui-même »? Et pour-
quoi le vécu devrait-il « sortir au-delà de lui-même »? Parce que la transcendance est ab-
sente du vécu - elle n'est pas contenue effectivement dans le vécu et ne peut être dite pré-
sente-en-personne au sein du vécu - et que le théoricien de la connaissance ne peut expli-
quer autrement le fait que la conscience est malgré tout une connaissance.

La transcendance est, en un certain sens, absente pour avoir voulu être trop présente. En
effet, la « faute » de l'attitude naturelle est de considérer la transcendance comme une
chose qui se donne en elle-même telle qu'elle est. Dans ces conditions, la transcendance
apparaît comme un objet en soi, clos sur lui-même et formant une unité distincte à qui fait
face une conscience et ses vécus. Par le biais de la naturalisation effectuée par la science
objective, la conscience est également « choséifiée », d'où la nécessité de lui fournir une
certaine matérialité psychologique et/ou biologique. Dans un tel contexte, l'immanence est
conçue comme ce qui structure le vécu de conscience, sa matière première.

22
(Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 60. (Nous modifions la mise en valeur.)
23
Loc. cit., p.60.
71

Et la difficulté, pour celui ou celle qui se maintient dans l'attitude naturelle, est de saisir le
second sens, la présence-en-personne, à partir d'une transcendance telle qu'elle vient d'être
décrite. Il ne s'agit pas de nier que l'être de la transcendance est par lui-même et s'offre à la
conscience tel qu'il est. De plus, il est concevable qu'il ne fasse pas partie du vécu de cons-
cience en tant que tel, mais que signifie qu'il ne soit pas vu lui-même? Comment ne pas
penser aussitôt au couple noumène/phénomène de Kant? À moins d'envisager que l'être de
la transcendance, bien qu'il s'offre tel qu'il est, se dérobe malgré tout à la vue, et ce, pour
quelques raisons plus ou moins mystérieuses. Et pour celui ou celle qui parviendrait à
rendre l'être de la transcendance présent-en-personne, il ou elle accéderait à la connais-
sance absolue de l'être des choses.

C'est d'ailleurs tout un défi pour la phénoménologie transcendantale telle que la conçoit
Husserl que de parvenir à dépasser cette difficulté. Les nombreux ouvrages se présentant
comme des introductions à la phénoménologie démontrent la limite et probablement le sen-
timent d'échec qu'il ressentait à faire reconnaître la nécessité de pratiquer une épochè qui
réclame de la part du lecteur, dans un premier temps, l'effort de suspendre toute forme de
transcendance.

Pour l'exprimer corrélativement : [...] il nous est interdit d'admettre aucun être
comme déjà donné, puisque l'obscurité où nous nous trouvons dans la critique
de la connaissance implique que nous ne comprenons pas quel peut être le sens
d'un être qui soit en soi et pourtant connu dans la connaissance .

Dans un deuxième temps, l'attitude philosophique réclame l'effort de rechercher un être qui
offre une entière clarté ou, comme le dira plus loin Husserl, un être qui soit présent-en-
personne.

[A] lors il faut que nous puissions néanmoins montrer un être que nous soyons
obligés de reconnaître comme donné absolument et indubitablement, dans la
mesure où il sera précisément donné d'une façon telle qu'il portera avec lui une

1
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 52.
72

entière clarté, à partir de laquelle toute question trouvera, et devra trouver, sa


réponse immédiate .

À cette étape, la transcendance n'a pas encore été identifiée comme étant problématique et
pourtant il est déjà clair que, sous le coup de l'épochè, l'objectif n'est plus de sauver, à
n'importe quel prix, l'être en soi de la transcendance. Ce qui est demandé au philosophe,
c'est une souplesse d'esprit, une suspension des préjugés afin d'envisager la possibilité que
soit découvert un être qui soit « donné absolument et indubitablement ».

Cet être, Husserl le découvre dans l'immanence. Le philosophe doit s'accrocher à cette
certitude, la seule qu'il possède dorénavant : pour le moment, à ce qu'il sache pour en avoir
lui-même vécu la certitude, l'être de l'immanence est le seul qui soit « donné absolument et
indubitablement». Dès lors, lorsqu'il découvre une deuxième manière de concevoir
l'immanence, il apprend que cet être est donné ainsi parce qu'il s'offre dans une présence-
en-personne au sein de l'immanence. Le philosophe ne sait pas encore ce que signifie cette
présence-en-personne, mais il sait qu'elle doit être différenciée d'une présence saisie
comme un moment effectif du vécu de conscience en général. Il sait qu'il s'agit là d'une
présence d'un autre ordre, qui n'est plus limitée par la nécessité d'être un contenu effectif.

À cet instant, s'offre à lui une occasion. Il la saisit ou non, puisque, comme dans le cas de
l'épochè, aucune obligation ne pèse sur lui. Depuis toujours, il est habité par le sentiment
que le monde existe, qu'il y a là une transcendance qui existe en soi, indépendamment de
lui, mais il lui est en même temps impossible d'en avoir une certitude absolue. Il cherche à
comprendre, il est en quête d'une réponse qu'il désespère de trouver dans les discours qu'il
rencontre. Il voit dans cette présence-en-personne une occasion. Il apprend que c'est là que
se « constitue le concept précis d'évidence » et, lui, il ressent un sentiment d'évidence.
C'est alors qu'il comprend que c'est là, au cœur de l'immanence, qu'il doit chercher à
comprendre son sentiment que le monde existe. Si l'évidence prend sa source au sein de
l'immanence, c'est à même l'immanence qu'il cherchera dorénavant la source de son sen-
timent et, à défaut d'y découvrir la certitude absolue que le monde existe, il comprendra

25
Loc. cit.
73

pourquoi il ne peut en être ainsi. Voilà où un philosophe doit se situer au moment de dé-
couvrir la présence-en-personne absolue de l'immanence.

Afin de poursuivre, il doit préalablement effectuer la réduction phénoménologique, c'est-à-


dire abandonner l'idée, même si c'est seulement temporairement, qu'un monde en soi qui
se donne en lui-même tel qu'il est n'est pas la source des réponses qu'il cherche. Ce monde
convient au savant, il lui offre une prise solide pour ses expérimentations. Ce monde, le
sceptique s'en accommode bien, il est pour lui l'occasion de polémiquer, il devient l'objet
de sa révolte. Mais pour un philosophe critique, ce monde ne convient plus. En réalité, il
n'abandonne pas ce monde, mais seulement les attentes qu'il éprouvait à son égard; une
fois sa décision prise, il part à la découverte d'autres terres où poser ses questions. Et le
long du chemin qui le mène au phénomène pur, il apprend lentement à délester son esprit
des préjugés d'un monde où la transcendance est omniprésente.

Un monde où paradoxalement, la transcendance est aussi la grande absente, et peut-être est-


ce ce qui explique la fascination qu'elle exerce sur l'homme. Ne peut manquer que ce qui
est absent et tout est bon pour se consoler de la perte. L'être de l'immanence est, quant à
lui, tellement présent, que nous oublions même jusqu'à sa présence. Le mystique est en
quête d'un savoir qu'il sait inaccessible; Husserl lui préférait une connaissance certaine
avec laquelle il est possible de bâtir une science. Tout phénoménologue qui se prend un tant
soit peu au sérieux doit, un jour ou l'autre, faire le choix de demeurer dans l'attitude natu-
relle ou de pratiquer librement une épochè. La décision lui appartient et il n'en est pas de
mauvaise, excepté quand l'on prétend comprendre la phénoménologie husserlienne sans
avoir pris la décision conséquente.

Au fil d'arrivée, nous constatons que la perspective de la transcendance opère déjà, et en


tout temps, une influence en prétextant une coupure trop franche entre transcendance et
immanence. S'expliquerait ainsi l'énigme de la connaissance, dans la mesure où la connais-
sance est affaire d'immanence, même lorsqu'il est question de connaître la transcendance.
74

L'apparaître et ce qui apparaît

À la suite des cinq leçons formant le texte principal de L'idée de la phénoménologie, nous
retrouvons un « Résumé des cinq leçons » écrit par Husserl. Ce qui rend ce résumé parti-
culièrement intéressant, c'est qu'il se divise en trois « stade[s] de la réflexion phénoméno-
logique » au lieu des cinq leçons qui constituent le corps principal de l'ouvrage. La struc-
ture de présentation s'en voit profondément modifiée, ce qui permet à Husserl de poser un
regard neuf sur son propre développement. À cet égard, sa reprise de la distinction des deux
sens de la transcendance trouve un écho au cœur du phénomène pur par une seconde dis-
tinction, cette fois entre / 'apparaître et ce qui apparaît.

Cette distinction que Husserl pose au sein du phénomène entre / 'apparaître et ce qui appa-
raît est corollaire de l'adoption d'un point de vue qui prend comme point de départ
l'immanence. Tant que je demeure pris dans une perspective qui adopte le point de vue de
la transcendance, j'attends de mon vécu de connaissance qu'il s'accorde avec cette trans-
cendance. Ma compréhension de ma conscience est que cette dernière détient des « repré-
sentations » du monde et de ses objets. Demeurer au sein de cette perspective - c'est-à-dire
ne pas avoir effectué le changement d'attitude -, c'est occasionner un premier décalage et
interpréter l'apparaître, une présence effective du vécu que Husserl qualifie de présence
absolue, à partir de l'attitude naturelle et, conséquemment, d'y voir un propos contradic-
toire. Mais un second décalage est aussi possible - cette fois au sein même d'un change-
ment d'attitude effectué - qui consiste à interpréter ce qui apparaît à partir d'un habitus de
pensée propre à l'attitude naturelle. Autrement dit, l'apparaître est saisi à partir d'un préju-
gé et, dès lors, l'opposition ne se fait plus alors entre l'apparaître et ce qui apparaît, mais
entre /'apparaître et... ce qui est donné.

Explicitons d'abord le premier décalage. Cette fois, à la différence de la section précédente,


nous nous situons après la réduction, « au sein de la présence pure », c'est-à-dire au sein du
phénomène pur.

26
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 103-117.
75

Si nous regardons de plus près pour observer comment, dans le vécu d'un son
par exemple, même après la réduction phénoménologique, s'opposent
l'apparaître et ce qui apparaît, et s'opposent au sein de la présence pure, donc
de l'immanence authentique, alors nous sommes saisis d'étonnement .

Qu'y a-t-il d'étonnant à ce que nous retrouvions ici, « au sein de la présence pure », une
opposition entre l'apparaître et ce qui apparaît! C'est que cette opposition est la transposi-
tion de la distinction effectuée précédemment entre les deux sens de l'immanence, c'est-à-
dire la présence effective et la présence-en-personne. L'étonnement provient du fait que, à
la suite de cette première distinction entre les deux sens de l'immanence, le premier, saisi
comme un contenu effectif, découle de la perspective de la transcendance, donc de
l'attitude naturelle. Or, après la réduction phénoménologique, le changement d'attitude est
effectué, impliquant qu'il n'est plus censé subsister de trace de l'attitude naturelle. Et voilà
que nous retrouvons, tel un écho d'outre-tombe, une présence effective, mais cette fois au
sein de la nouvelle attitude phénoménologique.

Il y a plus encore :

Cette indication suffit déjà [...] pour attirer notre attention sur ce qu'il y a ici de
nouveau : le phénomène de la perception du son, et cela de la perception évi-
dente et réduite, appelle, à l'intérieur de l'immanence, une distinction entre
l'apparaître et ce qui apparaît. Ce sont donc deux présences absolues que nous
avons, la présence de l'apparaître et la présence de l'objet, et objet n'est pas, à
l'intérieur de cette immanence, immanent au sens d'immanence effective, il
n'est pas une partie de l'apparaître28 [...]

Maintenant l'étonnement prend toute son amplitude : nous voici avec « deux présences
absolues », c'est-à-dire qu'au sein de l'immanence, nous retrouvons une présence effective,
/ 'apparaître, qui est qualifiée de présence absolue. Pourtant, lors de la distinction des deux
sens de l'immanence, il était clair que la présence effective n 'était pas une présence abso-
lue. Comment faut-il comprendre cet imbroglio? Par le changement d'attitude effectué lors
de la réduction phénoménologique. Au moment de la distinction des deux sens de

27
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 112.
76

l'immanence, nous sommes avant le changement d'attitude , alors que l'opposition de


l'apparaître et de ce qui apparaît est constatée « même après la réduction phénoménolo-
gique ». C'est dire que l'immanence comprise à partir d'une attitude phénoménologique
partage elle aussi un double sens comme ce qui est effectif et comme ce qui est présent-en-
personne. Nous remarquons d'ailleurs que Husserl distingue deux sens de l'immanence et
qu'il oppose deux formes d'immanences. Il n'y a pas d'opposition marquée entre les deux
sens de l'immanence et donc rien ne s'oppose à ce que les deux sens distingués puissent
être une présence absolue.

Toutefois, il importe de saisir ces deux formes d'immanence dans le cadre de la perspective
de l'immanence et non d'un point de vue qui serait celui de l'attitude naturelle. Husserl
présente ainsi la compréhension des choses obtenue à partir de cette perspective de la trans-
cendance propre à l'attitude naturelle :

Au stade le plus inférieur de la réflexion, dans l'état de naïveté, il semble


d'abord que l'évidence soit une simple vue, un regard de l'esprit sans nature
propre, partout le même et en lui-même indifférencié : la vue voit précisément
les choses, les choses sont tout simplement là, et, dans une vue vraiment évi-
dente, sont là dans la conscience, et la vue ne fait précisément que porter son
regard sur elles30.

Husserl ne fait que rappeler la confusion à l'origine de l'énigme de la connaissance :


l'attitude naturelle associe l'évidence absolue au moment qui est effectivement dans l'acte
de connaître et perçoit comme problématique la transcendance, puisqu'il est clair qu'elle
n'est pas contenue, à titre de partie, dans cet acte. Car l'attitude naturelle se place du point
de vue de la transcendance et considère que « les choses sont tout simplement là » et, à ce
titre, même dans l'évidence absolue, il en va ainsi : les choses « sont là [- doivent être là -]
dans la conscience, et la vue ne fait précisément que porter son regard sur elles ». Il im-
porte, dans un premier temps, d'ébranler cette perspective réductrice, qui ne voit l'évidence
absolue que dans la seule présence effective, chez le lecteur toujours installé dans l'attitude

28
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 113. (Nous modifions la mise en valeur.)
29
Voir la section précédente, « La possibilité de la connaissance phénoménologique ».
30
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 113. (Nous modifions la mise en valeur.)
77

naturelle. À cette étape du cheminement qui le mène de l'attitude naturelle à la phénoméno-


logie, il faut que le lecteur puisse envisager un autre geme d'évidence absolue, à savoir
celle se présentant sous la forme de la présence-en-personne.

Dans l'attitude phénoménologique, une fois modifiée la perspective et adoptée celle de


l'immanence, maintenant qu'il est possible d'envisager une autre présence absolue qui n'est
plus celle de la présence effective, il est possible de parler de la présence de l'objet au sein
de la conscience :

Ce sont donc deux présences absolues que nous avons, la présence de


l'apparaître et la présence de l'objet, et objet n'est pas, à l'intérieur de cette
immanence, immanent au sens d'immanence effective, il n'est pas une partie de
l'apparaître31 [...]

Ce qui nous mène au second décalage. Le danger qui menace le phénoménologue débutant
est le relâchement de sa vigilance à l'égard des préjugés de l'attitude naturelle. Et l'un de
ceux-ci est justement de concevoir « la présence de l'objet » comme ce qui est donné à la
conscience. À cette étape, le phénoménologue est en mesure d'envisager une donnée abso-
lue qui n'est plus un contenu effectif. L'objet transcendant n'a pas à être conçu comme fai-
sant partie intégrante du vécu pour être admis au sein de l'immanence; il lui suffit mainte-
nant de se donner comme une présence-en-personne. La question est dorénavant de savoir
ce qui est donné à la conscience qui lui procure une présence de l'objet. Or, une telle com-
préhension relève une fois de plus de la perspective de la transcendance qui pose l'objet
transcendant comme une chose en soi qui se donne en elle-même et pour elle-même à la
conscience. Nous sommes tellement ancrés dans l'habitude de pensée de l'attitude naturelle
que nous en libérer exige un effort constant. Un effort que Husserl exige, car ce qu'il de-
mande à son lecteur est plus que la simple reconsidération de la présence au sein de
l'immanence.

Et maintenant comme la vision des choses apparaît différemment si on


l'analyse de plus près. Même si l'on retient encore, sous le titre d'attention, la
31
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 113. (Nous modifions le soulignement.)
78

vue en elle-même indescriptible et indifférenciée, il n'en apparaît pas moins


que cela n 'a proprement aucun sens de parler de choses qui sont tout simple-
ment là et n'ont précisément besoin que d'être vues; mais cet "être tout sim-
plement là", ce sont certains vécus de structure spécifique et changeante, tels
que la perception, l'imagination, le souvenir, la prédication, etc., et les choses
ne sont point en eux comme dans une boîte ou dans un récipient, mais en eux se
constituent les choses, des choses qui ne peuvent pas du tout se trouver en eux
effectivement 2.

Ce qu'il attend de lui, c'est qu'il le suive sur la voie qui mène à la conscience constituante.
Au même titre que l'intentionnalité, la conscience constituante sort du cadre de ce travail.
Toutefois, ce que nous devons en retenir, c'est que l'objet, à son tour, doit se libérer des
chaînes de l'attitude naturelle et pourra alors être envisagé tel qu'il est en lui-même, mais,
cette fois, réellement comme ce qui apparaît au sein de la conscience.

Plus un lecteur avance dans sa compréhension de la phénoménologie de Husserl sans avoir


préalablement mené à bien une réduction phénoménologique, plus grandes sont ses chances
de n'y trouver que des contradictions et des absurdités. Mais quoi qu'il y trouve, il ne peut
jamais être certain qu'en bout de ligne ce n'est pas lui seul qui se construit un homme de
paille contre lequel faire porter son combat.

32
Edmund Husserl, L'idée, op. cit., p. 114.
.

Conclusion

Le moi naturel pense qu'il y a quelque chose et, dans


l'aspiration à connaître, son départ consiste à confir-
mer ce quelque chose et à le saisir lui-même parfaite-
ment et comme ce qu'il est lui-même, à intuitionner
qu'il l'intuitionne toujours à nouveau comme le même
et que toute visée qui s'y rapporte peut toujours à
nouveau être évidente sur le fondement de l'intuition
du soi. C'est ce qu'indique la vie naturelle dans
l'attitude naturelle, et c'est ce qu'indique la considé-
ration transcendantale comme trait de la vie naturelle
tirée vers l'être et la vérité.
Edmund Husserl, De la réduction, p. 47.

L'attitude naturelle nous est, à tous, acquise. Pourquoi en est-il ainsi? Peut-être parce
qu'elle remplit un rôle dans le maintien de notre survie. Tout être vivant vit dans un rapport
d'échange avec l'extérieur, mais l'être humain s'avère souvent mal adapté à son environ-
nement. Il lui faut modifier son monde, prendre un contrôle sur son milieu afin
d'augmenter ses chances de survie. Ce mode de fonctionnement n'a pas toujours une fin
heureuse malgré la grande capacité de réflexion de l'être humain.

La philosophie, quant à elle, s'est toujours donnée, sous différentes formes, le mandat
d'amener les hommes à réfléchir. Certains de ceux-ci le font occasionnellement, d'autres se
font forcer la main; toutefois, ce qui est certain, c'est que tous ceux qui se prétendent philo-
sophes ont la réflexion à cœur. Est-ce la raison pour laquelle Husserl s'est adressé à eux? Il
est permis de le croire. Était-ce le bon public? Nous aimerions penser que oui, mais trop
souvent nous avons l'impression qu'il est permis d'en douter. Le dicton dit que l'on
n'apprend pas à un vieux singe à faire des grimaces; peut-être Husserl a-t-il commis
l'erreur de croire qu'il apprendrait aux philosophes à réfléchir.
80

Quoi qu'il en soit, ce que nous voulions, ce n'était pas défendre la phénoménologie husser-
lienne envers et contre tous, mais bien défendre son droit à être jugée et évaluée sur la base
d'une pratique bien spécifique qui consiste en l'épochè et la réduction phénoménologique.
Au terme de cette étude, il nous faut faire amende honorable et reconnaître l'ignorance dans
laquelle nous nous trouvions au moment de débuter notre travail; une ignorance issue des
préjugés de l'attitude naturelle à laquelle nous pensions portant bien avoir échappé. Si nous
avons tiré une leçon de ces quelques pages, c'est de se méfier de soi-même. Il ne faut ja-
mais se croire trop rapidement tiré d'affaire avec l'attitude naturelle. Cette dernière possède
plus d'un tour dans son sac pour influer sur le cours d'une réflexion.

C'est en ce sens que nous maintenons la nécessité de différencier l'épochè de la réduction


phénoménologique. Non pas l'épochè au sens restreint d'une mise entre parenthèses, geste
que la réduction reprend à sa manière, mais une compréhension plus large de l'épochè dont
l'esprit est celui d'un doute, d'une méfiance à l'égard de notre manière de penser qui de-
meure, malgré nous et trop souvent, empreinte de réflexes « naturels ».

Dans le premier chapitre, il s'agissait de montrer qu'on aurait tort de croire qu'il y a une
attitude philosophique - au sens spécifique où Husserl la comprend - déjà toute prête et
disponible pour s'opposer à l'attitude naturelle. Au contraire, tout au long de sa carrière
philosophique Husserl a souligné le caractère innovateur de sa méthode phénoménologique
et insisté sur la nécessité de la distinguer d'une démarche philosophique traditionnelle.

Le deuxième chapitre expose la méthode phénoménologique comme telle, mais sous le


nom d'emprunt de critique de la connaissance. Ainsi, nous avons une énigme de la connais-
sance que les différents protagonistes enjeu - la science et le scepticisme - ne parviennent
pas à résoudre. Devant un tel constat d'échec, Husserl se sent légitimé de procéder à une
critique de la connaissance sur la base d'une épochè, une mise en suspension du jugement.
Cette critique de la connaissance remplit le siège laissé vacant par l'attitude philosophique.
Elle doit constamment se justifier auprès de ceux qui s'opposent à elle quant à la résolution
de l'énigme - encore la science et le scepticisme - et, dans un même temps, elle doit se
81

justifier de ne pas participer à aucune des factions en jeu - toujours les mêmes : la science
et le scepticisme.

Cette mise en scène s? avère nécessaire parce que Husserl doit prendre en compte la position
initiale de son lecteur. Ce dernier est confortablement installé dans l'attitude naturelle, et
cela vaut dans tous les cas, qu'il soit un philosophe ou un lecteur néophyte au champ philo-
sophique. Sur quelle base un philosophe de métier serait-il moins ancré dans l'attitude natu-
relle? Pourquoi Husserl devrait-il prétendre que le philosophe est à même de connaître le
chemin qui mène au changement d'attitude? Après tout, ce chemin est de son cru. Nous
pouvons convenir que le philosophe soit plus disposé au changement, mais cette disposition
d'esprit ne trouve pas un très grand avantage en l'absence d'un motif de la mettre en œuvre.
Et c'est justement là où le bât blesse. Il n'y a pas de véritable motif de procéder à une épo-
chè qui est pourtant l'étape initiale de la méthode phénoménologique de Husserl. Chercher
à le nier, c'est maintenir la phénoménologie husserlienne dans un cul-de-sac où elle n'a
d'autre possibilité que de simuler des justifications.

Le troisième et dernier chapitre nous lance de plein fouet dans la phénoménologie. Pour
nous qui étions habitué à un jeu de rideaux où se voilait et se dévoilait furtivement cette
nouvelle venue, nous nous sommes trouvé à la fois soulagé et désemparé. Soulagé de pren-
dre à bras-le corps cette phénoménologie dont nous avions tant discouru à mots couverts;
désemparé de constater jusqu'à quel point nous devions encore nous méfier de l'attitude
naturelle, toujours à l'affût de la moindre occasion de nous tromper.

La plupart des hommes vivent toute leur existence dans une attitude qu'ils ne réfléchissent
pas. Toutefois, certains font de leur existence un exercice de réflexion et espèrent en rap-
porter quelque chose de bon pour l'humanité. Husserl a fait partie de ces hommes qui ont
cru pouvoir faire une différence dans le monde. Sa phénoménologie n'a pas à être défendue
comme telle. S'il est parvenu à faire cette différence, son travail survivra à l'épreuve du
temps. Ce n'est pas à nous de le décider. Néanmoins, il reste que chacun de nous doit déci-
der de sa vie et de ce qu'il souhaite en faire.


82

Peut-être qu'au fond, Husserl a-t-il tout simplement tort et qu'il est « tout à fait possible de
pratiquer la phénoménologie sans passer par le "purgatoire" de la réduction transcendan-
tale ». Encore faut-il, pour le décider, savoir ce qui en retourne de la réduction transcen-
dantale. Après, seulement, nous serons à même de prendre connaissance des critiques à son
égard pour prendre une décision éclairée. Pour le moment, nous avons décidé de ce que
nous voulions faire de notre vie et partager ces réflexions sur la phénoménologie de Husserl
en fait partie. Il appartient à notre lecteur, maintenant, de décider de ce qu'il en fera.

1
Tran-Duc-Thao, Phénoménologie et matérialisme dialectique, p. 9, cité par j\rion L. Kelkel, « Avant-propos
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