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RAYMOND RUYER,

DE lA SCIENCE
À lA THÉOLOGIE

SOUS lA DIRECTION DE

LOUIS VAX
ET

JEAN~AC~UESWUNENBURGER

ÉDITIONS KIMÉ
2 IMPASSE DES PEINIRES
PARIS IIème
Publié avec le concours des Universités

de Dyan, Nancy II et Reims

ISBN2-84174-017-X
© Éditions Kimé, Paris, 1995.
SOMMAIRE

VAX. Louis, Portrait d'un philosophe 9


RUYER Raymond, Dieu et l'anti-dieu (inédit) 33

1. VIE ET CONSCIENCE

RUYER Bernard, La notion de liaison 45


AUlX Louis, Le pouvoir causal, réalité ou illusion ? 55
SCUBLA Lucien, R. Ruyer et la classification des sciences 75
CHOULET Philippe, L'entendement mécaniste 91
DAVAL René, La notion de structure 105
GAYON Jean, R. Ruyer et la sélection naturelle 113
SAGET Hubert, Actualité dufinalisme 127
MFSLET Laurent, Le parallélisme et la question
du rapport psycho-organique 141
PICLIN Michel, Conscience et corps 159
VAX. Louis, Une clé de la philosophie deRuyer:
le mystère de la mémoire de F. Ellenberger 169
8

II. LA QUÊTE DU SENS

VALDINOCI Serge, Vers l'autre démarche. Ruyer,


Merleau-Ponty, Deleuze 197
BREMONDY François, La théologie de Ruyer 211
BORELLAJean, La gnose ruyérienne, religion
de l'Oge scientifique? 223
WUNENBURGER Jean:Jacques, Une nouvelle alliance
de la science et de la religion 241
QUIillOT Roland, Quelques remarques sur la métaphysique
de R. Ruyer 251
GOBRY Ivan, La participation dans l'axiologie de R. Ruyer ')Jj7
GOEIZ Benoît, L'éthique de R. Ruyer 283
MEHEIJST Bertrand, R. Ruyeret l'utopie 289
CHONÉ Paulette, Une philosophie des formes symboliques 303

ill. TÉMOIGNAGES

BRUNJean, Sur lestraces de R. Ruyer 315


ELLENBERGER François, Quelques souvenirs personnels 323
CLEMENT Ronald, Souvenirs T2 335
CHARFF Michèle, Souvenirs 341

Bio-Bibliographie 343
AureuB Ml
PORTRAIT D'UN PIDLOSOPHE

LOUIS VAX.

C'est à l'initiative de Jean-Jacques Wunenburger que trois


"fournées Ruyer" ont été organisées au début de l'année 1993 par les
Universités de Dijon, Reims et Nancy. C'est grâce à lui encore que les
communicationsprésentéespar lesconférenciers vont être offertesaupublic
philosophique. Comme les auditeurs d'hier, les lecteurs d'aujourd'hui
seront en mesure de découvrir l'ampleur, l'originalité, la variété et la
perspicacité d'une œuvre aussi admirée des connaisseurs que méconnue du
grand public. Il est temps que s'impose cette formule d'un des maures de
la philosophie française: ''Ruyer était un géant".
Si j'ai renoncé à présenter les travaux qu'on va lire,' c'estparce
que leurs auteurs le feront mieux que je ne saurais le faire. Je n'aborde
pas la notion de "surface absolue", quifut petü-être la découverte la plus
importante duphilosophe, encore qu'il se soitplu à considérer rétrospecti-
vement l'auteur du Tractatus logico-philosophicus comme l'un de ses
prédécesseurs. Mais il en est sans doute des rapports entre Wittgenstein et
Ruyer comme de ceux que Pascal remarquait entre saint Augustin et
Descartes: il y a loinde la formulation d'unepensée judicieuse à l'exploi-
tation systématique de ses conséquences. Je laisse à des collègues plus
compétents le soin d'exposer et discuter les thèses de notre philosophe en
matière de biologie, d'axiologie, de théologie, d'esthétique et de religion. Je
souhaite simplement mettre en évidence la relation, plus étroite qu'il ne
parat: d'abord; entre certains sujetsfort éloignés à première vue. Je voudrais
montrer que Ruyer n'était ni l'un de ces philosophes dont Bergson disait
que, nésporteurs d'une sorte d'intuition centrale, ils ontpassé leur vie à
l'expliciter, ni un essayiste touche-à-tout, ni l'un decespenseurs tourmentés,
toujours prëts à brûler ce qu'ils ont adoré, et dont les revirements déroutent
la sagacité des historiens. L'univers intellectuel de Ruyer était bien une
structure, mais une structure vivante, sans cesse retouchée, jamais rejetée.
10 Louis Vax

Pasplus quecelle de l'œuvre, l'image de l'homme ne vise à être


complète. Sur sonenfanceet sajeunesse, nous disposons dupremier oolume,
seul publié, de ses Souvenirs, sur sa captivité à l'Oflag XVII A, du
témoignage de son compagnon d'infortune François Ellenberger. Si je ne
parlepas del'expérience religieuse, aussiintense qu'originale, dece penseur
voltairien par certains côtés, c'estparce qu'ellem'est étrangère. Je me honte
à rapporter messouvenirs de celuidontje fus, desdécennies durant, l'élève
puis le collègue. Je remercie cordialement M. Bernard Ruyer, qui a hien
voulu préciser et rectifier plusieurs détails de cette esquisse.

Naguère vivait au 2 du Boulevard Albert-1er, dans la ville


de Nancy, un grand philosophe aimé de ses étudiants et admiré de
ses pairs, mais auquel son pays n'accorda jamais les honneurs qu'il
dispense aux beaux esprits. Or, de cette obscurité relative il était le
premier responsable. Il n'avait pas élu domicile dans la capitale. Il ne
vivait ni dans l'attente du grand soir, ni dans celle de la résurrection
de la chair. Les "grands problèmes" à la mode le laissaient indifférent
L'expression: "libération de l'homme" était à son avis vide de sens.
Il se gaussait des joutes verbales où s'affrontaient alors les adeptes de
l'humanisme chrétien, de l'existentialisme et du marxisme. fi tenait
la controverse qui opposa Sartre et Merleau-Ponty pour une querelle
de khâgneux. Il doutait que les arbres de Noël décorés de bougies
fussent hérissés de symboles phalliques. Il s'intéressait certes aux
problèmes scientifiques, mais il avait la fâcheuse habitude de se
renseigner auprès des savants de son temps plutôt que de cormnenter
le Timëe de Platon ou les Principes de Descartes. Il ironisait sur les
penseurs qui traitent gravement de la Relativité généralisée mais ne
connaissent pas le principe d'inertie, et sur ceux qui se croient tenus
de citer le nom de Gëdel dans un débat sur l'art abstrait ou la musique
dodécaphonique. On conçoit qu'il n'ait pu prendre place panni ces
"maîtres à penser" dont la jeunesse aurait, ce dit-on, grand besoin.
Il n'eut point de disciples parce qu'il avait élaboré tout au
long de sa carrière un système complet qui n'appelait pas de prolon-
gements, et parce que, penseur solitaire, il était étranger à l'état d'esprit
qui caractérise les chefs d'école. Il eut peu de commentateurs, parce
qu'il formulait sa pensée dans une langue si accessible que sa
philosophie ne se prêtait point aux interprétations qui font l'objet
d'âpres controverses parmi les exégètes. Si son œuvre fourmille de
formules aussi heureuses qu'originales, elle est dêpourvue de ces
sentences ênigmatiqucs qui assurent aux Héraclite ct WiUgenstein de
Portrait d'un philosophe Il

tous les temps une gloire impérissable. Il n'usait pas de ce style allusif
gràce auquel les orateurs mondains flattent la vanité de leur auditoire
en lui prêtant plus de savoir qu'il n'en a. n ne proférait point de ces
propos ambigus qui incitent les fats à les interpréter à leur guise pour
affirmer que le maître tombe fort dans leur sens, et les nigauds à
admirer en silence ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'était pas de ces
philosophes à la mode, habiles à doter d'une profondeur en trompe-
l'œil une pensée incohérente ou banale.
J'ai aperçu Raymond Ruyer la première fois fin octobre 1946
à l'occasion d'un examen oral. Il y avait alors, au 13 de la Place
Carnot, dans l'entresol d'un ancien bâtiment de la faculté des Lettres
de Nancy, une salle longue, étroite et basse, sur laquelle des fenêtres
à croisillons jetaient une lumière parcimonieuse. Des planches mal
dégrossies posées sur des tréteaux y tenaient lieu de tables. Une chaise
boiteuse était la chaire lnagistraIe. Un petit poêle à charbon noir
dégageait parfois plus de fumée que de chaleur, en sorte qu'il anivait
au maître d'interrompre un exposé sur l'idéalisme transcendental
pour le recharger ou en stimuler le fonctionnement à l'aide d'un
tisonnier. Tel était, in illo tempere, l'Institut de philosophie de l'Uni-
versité de Nancy.
Ruyer assurait presque seul l'enseignement de la philoso-
phie générale, de la logique, de la morale, de la sociologie et de
l'histoire de la philosophie. Le regretté Georges Vallin, professeur au
lycée, donnait un cours de psychologie fondé sur l'étude de saïntJean
de la Croix, de Proust, de Rilke et de Kierkegaard. A cette heureuse
époque, la psychologie, qui n'était pas encore scientifique en Lor-
raine, nous apprenait beaucoup sur l'homme, sur les mystiques et les
poètes. Les candidats au certificat de psychologie générale furent
invités à disserter sur le thème: "Comment l'affectivité nous révèle-t-
elle la réalité du temps?" Dans les années suivantes, Vallin se chargea
de l'enseignement de la métaphysique et Ruyer de celui de la
psychologie, Puis vint Robert Derathé qui prit en main l'histoire de
la philosophie, la philosophie politique et les tâches administratives.
Dentier survivant de celte époque, j'assumai plusieurs années plus
tard l'initiation à la logique formelle.
Penseur original, Ruyer ne craignait pas de dispenser un
enseignement scolaire. Il avait adopté pour manuels de base Bréhier
en histoire de la philosophie et Sorokin en sociologie. Ce n'est pas
qu'il ait reculé devant l'étude des ouvrages fondamentaux: il ne s'étail
laissé rebuter ni par l'étendue du Traité de sociologie de Pareto ni par
12. Louis Vax

le style rocailleux de la Phénoménologie de l'Esprit mise en français par


son camarade Jean Hyppolite. Ruyer préparait minutieusement ses
cours, dont il consignait la substance dans des cahiers d'écolier qu'il
confiait parfois, à la demande d'étudiants, au service de dactylogra-
phie. La solennité lui répugnant, il adoptait volontiers un ton familier,
parfois ironique. Il lui arrivait de glisser dans un exposé d'une parfaite
clarté quelque phrase incompréhensible ou saugrenue avant d'ob-
server, mi-malicieux, mi-déçu, ses auditeurs occupés à la transcrire
imperturbablement
Dans ses travaux originaux, Ruyer savait allier l'esprit de
synthèse et un sens aigu du détail précis, caractéristique et inattendu.
Le premier point s'affirme dans son Esquisse d'unephiloso-
phie de la structure, œuvre de jeunesse qu'il ne cessa de retoucher et
de compléter, sans toutefois s'y reporter, sa vie durant, avant de
brosser la fresque grandiose dont la réalisation occupera ses dernières
années, un ouvrage dont Dieu constitue le motif central, et dont on
lira dans ce recueil un fragment inédit Ruyer n'était pas de ces
philosophes dont Bachelard a dit qu'Us soutiennent à trente ans une
thèse devant leur jury et la soutiennent encore à soixante devant leurs
étudiants. Ruyer n'a jamais donné un cours sur Ruyer. Les historiens
sont enclins à penser qu'un auteur garde présente à l'esprit toute son
œuvre passée. fis se trompent souvent il en est chez les auteurs
féconds des écrits comme des paroles: l'oubli guette les premiers
aussi bien que les secondes. Occupé à élaborer un nouvel ouvrage,
Ruyer ne prenait pas la peine de relire les précédents. Il lui arrivait,
confesse-t-il, de découvrir, à la faveur d'une extrême tension de
l'esprit, des idées qu'il croyait nouvelles avant qu'un lecteur ne lui
révélât qu'il les avait déjà formulées dans quelque article ancien. Mais,
qu'il y développât des idées nouvelles ou qu'il y reformulât des idées
anciennes, ses ouvrages n'avaient jamais cet arrière-goût de dîner
réchauffé qui gâte la saveur de tant de travaux estimables.
C'est une vaine querelle que celle qui met aux prises les
commentateurs frappés par la rupture qu'ils décèlent entre le "méca-
nicisme" de la jeunesse et le "vitalisme" de l'âge mûr, et ceux qui
s'attachent à souligner l'unité de l'œuvre. Il n'est pas possible,
remarquent les premiers, de concilier la thèse selon laquelle tout est
forme dans l'espace-temps, et celle qui réduit cet espace-temps au
niveau d'un "plan" subordonné au domaine naturel, voire au do-
maine surnaturel du trans-spatial. Assurément, répondent les autres,
mais, si les paroles varient, l'air ne change guère. Une même
Portrait d'un philosophe 13

Denkform, pour parler comme I-Iegel et Leisegang, sous-tend les écrits


les plus divers.
Ruyer se sait et se veut systématique et dogmatique. Il m'a
parlé à plusieurs reprises de l'attrait qu'exercent sur son esprit les
tableaux à double entrée comme celui de la classification périodique
des éléments de Mendeleïev. Il se plaisait à voir en eux des sortes de
représentations schématiques de la grande loi qui gouverne l'univers.
fi aimait à se plonger dans le livre de Granet sur la pensée chinoise
et s'intéressait aux peuples qui tiennent l'agencement des sociétés
humaines pour des répliques du cosmos, Parente de celle de système,
l'idée d'isomorphisme domine sa manière de penser. La découverte
d'isomorphismes permet à l'intelligence de s'affranchir de la présence
encombrante des singularités pour accéder à l'universel. En permet-
tant de transposer instantanément, mutatismutandis, dans un domaine
les découvertes faites dans un autre, elle favorise l'économie de la
pensée. L'intérêt qu'il porte au général incite Ruyer à s'attacher à
l'étude des typologies: aux Lebensformen de Spranger, aux Denkfor-
men de Leisegang, aux Typen der Weltanschauung in Religion, Poesie
und Metaplrysik de Dilthey, à la caractérologie de Heymans et
Wiersma brillamment développée par René Le Senne. Il n'est pas
personnaliste. Le mystère de l'ipséité ne l'intéresse guère. Sa théorie
de l'individuation est vraisemblablement un des points faibles de sa
métaphysique. L' "x" de l'individualitê n'est à son sens digne d'intérêt
que dans la mesure où il est "informé" par des valeurs venues
d'ailleurs. Mais que seraient dans leur ciel intelligible des essences et
des valeurs qui ne songeraient point à se faire chair pour habiter parmi
nous? Ruyer est bien conscient du problème: c'est au monde spatio-
temporel, au monde turbulent de la vie et du psychisme, que l'univers
est redevable de son épaisseur, de sa plénitude.
On se plaît parfois à tenir Ruyer pour un philosophe des
sciences, un épistémologue. Or c'est bien moins l'épistémologie,
théorie de la science ou de la connaissance, que l'ontologie et
l'axiologie, qui retiennent son attention. Rien n'est plus éloigné de sa
pensée que le conventionnalisme qui affieure chez Descartes et
s'épanouit chez maints épistémologues contemporains. Sa métaphy-
sique n'est pas, comme celle que Hans Vaihinger découvre chez Kant,
une Philosophie des Als Oh. La connaissance n'est pas pour lui une
création artificielle de l'intelligence, conçue pour permettre à
l'homme d'avoir prise sur un monde dont la nature profonde lui
14. Louis Vax

échappe. Elle est une réplique, maladroite et fautive certes, mais


perfectible, du réel.
Les remarques sur la classification des sciences, qui n'occu-
pent dans l'œuvre de Ruyer qu'une place restreinte, ne sont que les
prolégomènes à une métaphysique. Elles visent avant tout à opposer
les disciplines qui traitent de "réalités secondes", comme la physique
classique, et celles qui ont pour objet des "réalités premières", comme
la physique atomique. Alors que les astres ne sont que des agrégats,
les atomes sont des "personnes". La vie ne constitue pas une réalité
d'une espèce particulière. Ruyer serait enclin à dire avec Hugo que
tout vit, que tout est plein d'âmes, à cela près que la vie ne réside pas
dans "le caillou pensif, cet aveugle hideux", considéré dans sa masse,
mais dans les éléments atomiques et moléculaires qui le composent
On n'a pas assez souligné l'importance que Ruyer attache
à la distinction empruntée par Dilthey à Droysen entre compréhension
et explication, Verstehen et Erklâren. A la question : "Pourquoi pleu-
rez-vous?", une jeune fille peut répondre soit: "parce que mon amant
m'a abandonnée", soit: "parce que je viens d'éplucher des oignons".
Dans le premier cas, les lannes, qui ont une signification, relèvent de
la compréhension; dans le second, où elles n'ont que des causes, de
l'explication. Dilthey avait adopté cette opposition pour distinguer
les sciences humaines (Geisteswisse1tscltaften) des sciences de la nature
(Naturwissenscltaften). Jaspers reprend la distinction dans son Allge-
meine Psychopathologie: tel délire, qui s'explique par l'existence d'une
tumeur, ne laisse pas d'avoir un contenu intelligible. En substituant à
la notion kraepelinienne de démence précoce hébéphrénique, cata-
tonique ou paranoïde celle de schizophrénie, Eugen Bleuler a incité
les psychiatres à comprendre l'univers mental des aliénés. Ruyer va
plus loin: des données humaines peuvent relever à son sens du
domaine de l'explication, et des données physiques ressortir à la
compréhension. Il existe à son sens une "sociologie explicative",
fondée sur des données statistiques portant sur des faits dont l'intelli-
gence nous échappe, et rmc "sociologie compréhensive" dont l'œuvre
de Max Weber nous offre mainte illustration, par exemple lorsqu'elle
nous fait comprendre la parenté étroite de l'éthique protestante et de
l'esprit du capitalisme. Il existe des données biologiques de nature
causale - qui conviendraient à un cartésien - et d'autres dont la nature
est intelligible. Tout comme celui des hommes, le comportement des
animaux est accessible à notre intelligence, alors que la prolifération
ou l'extinction d'une espèce relève de lois causales. Sans l'affirmer
Portrait d'un philosophe 15

ouvertement, Ruyer pense qu'un esprit assez puissant serait en mesure


de saisir les "uerstândliche Zusammenhânge" qui lient les réalités infra-
atomiques. On ne saurait trop souligner l'originalité de ce point de
vue, et l'audace tranquille dont fait preuve, en le soutenant, l'auteur
des Elements de psycho-biologie. Aux réalités primaires et secondaires
qui peuplent le monde de la réalité correspondent respectivement,
en principe, ces deux modes de connaissance que sont la compréhen-
sion et l'explication.
Face à l'idéalisme de Brunschvicg, qui était en quelque
sorte, dans les années 20, avec le bergsonisme, la philosophie officielle
de la France, le jeune Ruyer se déclare ouvertement réaliste. C'est
presque insolemment qu'il jette à la face de son maître: le monde ne
s'évanouit pas quand je cesse de le regarder. Et d'ajouter qu'un
argument qui manque de subtilité peut fort bien être un argument
solide. Le fameux esse estpercipi de Berkeley lui paraît une sottise, et
la boutade de Brunschvicg: "L'histoire de l'Egypte, c'est l'histoire de
l'égyptologie", une ineptie. Cet esprit spéculatif audacieux préférait
la saine platitude à l'éristique.
Aristocrate de la pensée, Ruyer aimait certaines formes de
la culture populaire. Il nous invitait à confesser quelques-unes de nos
faiblesses. "Pour moi, avoue Jean Borella, je ne déteste, pas Tino
Rossi" - " Fort bien, répond Ruyer, d'autant qu'il chante juste. Quant
à moi, j'apprécie Bécaud". Et de moduler, en la mimant, l'une de ses
chansons. S'il ne croyait pas à l'astrologie, il vantait les mérites des
horoscopes. Ce sont, disait-il, les seuls endroits des journaux qui vous
parlent de vous-même et vous donnent des conseils judicieux.
Si les résultats des sciences passionnent Ruyer, la structure
des théories, déductives ou non, ne retient guère son attention. De
son maître Brunschvicg il a pu cependant garder le goût des mathé-
matiques et l'incompréhension de la logique formelle. Je le revois
encore, au cours d'une promenade, tirant de sa poche une feuille de
papier pour l'appliquer contre un mur et me dévoiler le mystère des
nombres imaginaires. Cependant, interrogée sur la nature du syllo-
gïsllle, une de ses anciennes étudiantes rapporte: "nous demeurâmes
face à face, aussi embarrassés l'un que l'autre". II m'est arrivé de
m'entretenir avec Ruyer sur le sophisme fameux: "Tout ce qui est
rare est cher, or ml cheval bon marché est rare, donc un cheval bon
marché est cher". - " Parfaitement, me dit-il,le raisonnement est correct
et sa conclusion exacte : il faut payer cher pour acquérir un cheval
bon marché", Je m'efforçai vainement de lui expliquer que les
16 Louis Vax

prémisses se contredisent, et que le faux - à plus forte raison le


n
contradictoire - implique n'importe quoi. ne voulut pas m'entendre.
"On voit bien, conclut-il, que vous n'entendez rien aux lois de
l'économie". La pensée formelle était-el1e étrangère à cet esprit
concret ? Ou bien se montrait-il, une fois de plus, pince-sans-rire ?
Tout compte fait, son opinion ne manquait pas de bon sens. Dans la
langue classique, l'adjectif rare qualifie un objet d'une valeur excep-
tionnelle. Il va de soi que les choses de cette sorte sont normalement
fort coûteuses, en sorte qu'il faut payer cher - entendez: se donner
beaucoup de mal- pour se procurer l'une d'elles à vil prix: antiquaires
et amateurs d'art le savent de reste. Je prenais un malin plaisir à
entretenir Ruyer du fameux paradoxe de l'implication matérielle:
"Cette proposition : Si Grouchy a précédé Blücher, Blücher a précédé
Grouchy est doublement vraie selon la logique moderne, parce que
son antécédent est faux et son conséquent vrai". Manifestement, cette
logique le laissait fort circonspect, malgré l'estime qu'il portait à son
vulgarisateur Robert Blanché. Il se plaisait par ailleurs à ironiser sur
le paradoxe de Hempel: "Au cas où : cette feuille depapiern'estpas
noire et n'estpas un corbeau, ou: cette fleur n'estpas noire et n'estpas un
corbeau et autres énoncés de la même farine constituent autant de
preuves de la proposition : tous les corbeaux sont noirs, alors vive
l'ornithologie en chambre !". Il n'apercevait pas que Hempel exami-
nait les difficultés que soulève la notion de confirmation dans les
sciences expérimentales. Mais peu importe: Ruyer eut la sagesse ne
pas traiter dans ses écrits de la logique moderne et de ses applications.
L'attention qu'il porte aux détails singuliers corrige heureu-
sement, chez Ruyer, son esprit de système. Il semble que, sur ce point,
les observations méticuleuses de François Ellenberger aient exercé
sur son esprit une influence décisive. A l'instar du peintre qui éduque
l'œil du vulgaire en lui apprenant à percevoir les colorations variées
d'ombres qu'il croyait noires, l'observateur attentif de la vie intérieure
lui révèle l'existence de la "fascination simple", de la "fascination
double" et de la "larve", qu'il percevait sans en prendre conscience.
Si Ruyer s'attache à l'examen de données singulières, ce n'est pas en
raison de leur saveur anecdotique ou pittoresque, mais parce qu'elles
le mettent sur la trace de vérités importantes, tout comme l'indice que
personne ne relève permet au policier de démasquer le criminel, ou
comme la fissure qui échappe au regard du promeneur livre au
spéléologue l'accès d'une grotte. Dans un projet de "conseils aux
jeunes philosophes", il suggérait: plutôt que d'exposer, commenter
Portrait d'un philosophe 17

et discuter telle ou telle opinion, attachez votre attention à la moindre


impression fugitive, et dégagez tout ce qu'elle implique.
Attachée aux essences, qu'elle tient pour éternelles et
universelles comme les valeurs, la pensée de Ruyer n'en est pas moins
attentive à l'appréhension de ce que Wolfgang Kahler a nommé des
expressivités. Elle s'intéresse à ces expériences qui paraissent tenir le
milieu entre la perception sensible et l'idée abstraite. Vos yeux
perçoivent un chêne et un roseau. Votre pensée attache au premier
les idées de majesté et de force, au second celles de petitesse et de
fragilité. Mais vous sentez bien que, dans chaque cas, la relation entre
la perception et l'idée n'est pas artificielle. Il ne vous est guère loisible
de faire du chêne un symbole de la fragilité ou du roseau une image
de la force. La raison en est que vous avez appréhendé l'idée dans la
perception. Cependant vous n'avez pas porté une attention suffisante
à ce mode d'appréhension. L'image sensible et l'idée paraissent
stables l'une et l'autre, la première sous le regard de vos yeux, la
seconde sous celui de votre intelligence. Mais, si fugace qu'elle
paraisse, l'expressivité ne laisse pas d'être permanente. Elle est le
caractère singulier du visage que vous reconnaissez. Le teint peut
avoir pâli, les traits ont pu s'empâter, la physionomie que vous avez
aperçlle aujourd'hui est bien celle que vous connaissiez autrefois. On
comprend que l'expressivité ait retenu l'attention de la psychologie
de la forme. Son appréhension est immédiate et globale. C'est
instantanément que vous avez identifié, en un lieu où vous ne vous
vous attendiez pas à l'apercevoir, une personne que vous avez
connue. Imaginez qu'il en soit autrement, que la reconnaissance
présuppose une foule d'atomes perceptifs dont votre intelligence ferait
la synthèse. Vous seriez tenu de vous livrer à une besogne intellec-
tuelle interminable. Et comment seriez-vous à même de faire le départ
entre l'essentiel et l'accessoire, de retenir la courbe du nez plutôt que
le pli de la bouche? Au reste, le sentiment de reconnaissance précède
souvent l'identification: cette personne ne m'est pas inconnue, je suis
persuadé de l'avoir rencontrée. Mais où ? mais quand ? et qui
est-elle ? Nous sommes naturellement enclins à considérer l'expressi-
vité comme une signification mal dégagée. Si nous vivons constam-
ment dans une forêt d'expressivités auxquelles nous ne prêtons pas
plus d'attention qu'à l'air que nous respirons, il arrive que certaines
d'entre elles nous intriguent, témoin ces hiéroglyphes, dont la signi-
fication claire déçoit le profane, parce qu'elle ne satisfait pas la
promesse de mystère dont ces figures "sacrées" semblaient chargées.
18 Louis Vax

Il en va de même des symboles maçonniques, que le vulgaire croit


vaguement porteurs de significations redoutables, peut-être satani-
ques. Le contraste entre expressivité et signification apparaît de
manière cocasse dans la formule de conjuration qu'un exorciste
profère d'une voix terrible: Barbara, Celarent, Darii, Ferio, Baralip-
ton! Il arrive que l'expressivité d'un mot s'accorde bien avec sa
signification: tel est la cas d'adjectifs comme clair et franc, ténébreux
et tortueux. Mais il arrive aussi qu'un terme signifie tout autre chose
que ce qu'il suggère. Tel est l'adverbe compendieusement, qui, lourde-
ment scandé et allongé par la diérèse, s'étend sur un hémistiche entier
des Plaideurs. Le vulgaire prête volontiers aux animaux des qualités
morales qui conviennent à notre espèce : le paon est présumé
vaniteux, l'âne stupide, le chien fidèle et le chat hypocrite. Si ces
conjectures sont hasardeuses, les expressivités imposent leur évi-
dence. Les usagers de l'argot font du matou un "greffier", parce qu'il
a des griffes, et les écrivains un "homme de lettres" (E.T.A. Hoffman)
ou ml "chat de lettres" (Louis Pergaud) parce que ce félin domestique
semble adopter volontiers l'attitude satisfaite et quelque peu conde-
scendante des mémorialistes. Hoffman, me disait Ruyer, eut raison
de prêter sa plume à SOlI matou Murr; il fut moins heureux lorsqu'il
la confia à un singe; mais il ne s'avisa pas de faire du chien, cet être
tonitruant attaché aux impératifs de la loi morale, un littérateur. Ruyer
n'avait peut-être pas lu les "pensées" qu'Anatole France prête à
Riquet, le chien de M. Bergeret. Le chien, affirmait-il, est kantien. On
a donné le nom d'agnosies aux troubles que caractérise l'inaptitude
d'un sujet à reconnaître une chose familière. De l'objet qu'on lui
présente, un astéréognosique déclare : "la chose est cylindrique,
mince, dure et pointue", sans être capable de reconnaître ml crayon.
Certains artistes, les surréalistes surtout, se sont appliqués à susciter
artificiellement de telles agnosies en créant des "objets à fonctionne-
ment surréaliste". Certaines expressivités sont transparentes: le spec-
tacle des montagnes émerveille les uns, parce qu'il leur inspire des
idées sublimes, et agace les autres, parce qu'il semble leur infliger une
leçon de morale; si la plaine respire la paix pour les uns, elle exhale
l'ennui pour les autres. Il en est qui ne sont obscures qu'à demi,
comme les rencontres inattendues d'objets disparates, machine à
coudre et parapluie sur une table d'opération. fi en est enfin qui,
rebelles aux efforts de l'intelligence, veillent jalousement sur leur
"infracassable noyau de nuit". C'est vainement que nous nous inter-
rogeâmes, Ruyer et moi, sur l'origine de l'effet saisissant produit par
Portrait d'un philosophe 19

les ombres noires et nettes qui s'allongent, sous IDI ciel métallique,
dans certains tableaux de Dali.
Or, comme le vulgaire, le savant et le philosophe sont enclins
à penser que le masque de l'expressivité n'a d'autre rôle que celui de
voiler la face de la signification, à moins qu'ils n'imaginent, comme
Malebranche, que le péché originel a détourné vers la perception
sensible une volonté naturellement attachée à l'intelligible. Mais, tout
theoretischer Mensch qu'il ait été par vocation, Ruyer n'a jamais cédé
à la tentation idéaliste de vouloir obliger la réalité à se dissoudre dans
la connaissance. A mesure qu'il avançait en âge, il se montrait de plus
en plus attentif aux humbles choses auxquelles nous sommes redeva-
bles d'une "irisation" de la réalité et de la vie, comme ces romans naïfs
qui nous enchantent, ces rêveries qui charment nos jours, ces cartes
de Noël qui offrent à nos regards une branche de houx épinglée sur
le paysage de neige qu'éclaire, du fond d'un ciel pâle, un soleil
d'hiver.
Ce dernier exemple nous permet d'apercevoir un lien entre
les notions ruyériennes d'expressivité et de nutrition psychique. Ce
dernier concept a retenu à juste titre l'attention d'économistes. nexiste
bien, explique Ruyer, des besoins de nutrition corporelle et de
nutrition spirituelle. Les aliments et les boissons sont propres à
satisfaire les premiers, la contemplation mystique et l'exercice de
l'intelligence à combler les seconds. Mais l'homme ne vit pas seule-
ment de pain et de spéculation élevée. Il a besoin de couleurs, de
mouvement, d'émotions. Il entreprend des voyages sans but culturel
ou pratique, pour le seul plaisir de voyager. S'il s'adonne aux jeux de
hasard, c'est moins dans l'espoir d'un gain aléatoire que pour jouir
d'une émotion. S'il obselVe la foule, c'est moins pour s'instruire à sa
vue sur la nature humaine que pour le plaisir de regarder. Il échange
avec ses congénères des propos insignifiants pour le plaisir de parler.
Au reste, les aliments matériels et spirituels sont propres dans une
certaine mesure à satisfaire ses besoins psychiques, témoin la dispo-
sition agréable d'un mets sur un plat, ou l'aspect émouvant d'une
cérémonie religieuse. Sur ce dernier point d'ailleurs, Ruyer s'applique
à faire le départ entre le psychique et le spirituel. Le sentiment du Sacré
décrit par Rudolf Otto, l'attrait du "Tout-autre" (das Ga1lz-andere), la
séduction ambivalente (lllysterium tremendum, mystetium fascinans) du
sacré, l'émotion soudaine qui vous saisit à votre arrivée en certains
lieux comme Delphes, et qui fait dire à Ulrich von Wilamowitz-Moel-
lendorff : "Die Gôtter sind da!" relèvent avant tout du psychique. La
20 Louis Vax

religiosité est le résidu psychique que laisse une religion à laquelle on


a cessé d'adhérer.
Or, à mesure que progresse notre civilisation, la part du
budget consacrée à la satisfaction de besoins purement physiques -
alimentation, chauffage, ... - va se réduisant, cependant que celle qui
vise à satisfaire des besoins purement spirituels n'augmente guère. En
même temps une partie de plus en plus importante des revenus est
rêservêe à la nutrition psychique, comme en témoignent le dévelop-
pement du tourisme, l'achat de téléviseurs, l'acquisition de vêtements
inutiles, mais qui plaisent par leur coupe ou leur coloris, ou de voitures
qui séduisent par leur ligne et leur puissance.
Cependant, bien éloignée de constituer un luxe, la nutrition
psychique s'est manifestée en tout temps et en tout lieu. Les peuples
les plus deshérités ont leur folklore. Privés de couleurs, de sons et de
parfums, confinés dans une solitude physique ou morale, les hommes
ne tardent pas à souffrir de dépression, d'ennui, de déréliction,
d'aeedia, manifestations de carences psychiques. Inversement, une
suralimentation spirituelle entraîne Faust au bord du suicide, pendant
qu'une surnutrition psychique engendre l'écœurement chez le liber-
tin."La chair est triste,..." . Ces phénomènes de rejet font pendant à la
nausée causée par le gavage alimentaire.
J'ai signalé plus haut le goût de Ruyer pour la pensée
systématique. La découverte d'isomorphismes, entendez de parentés
de structure entre choses qu'on ne songe guère à rapprocher, lui
procurait un vif plaisir intellectuel. C'est pourquoi un parallèle inat-
tendu entre valeurs et couleurs s'étend sur un chapitre entier du Monde
des valeurs. Valeurs et couleurs sont les unes et les autres à la fois
subjectives et trans-subjectives. C'est bien moi qui perçois hie et nunc
le jaune ou le comique, mais leur existence, intemporelle, est indé-
pendante de leur manifestation à telle personne à tel jour, en tel lieu:
sur ce point, Ruyer est résolument, presque naïvement, platoniste. A
la spécificité des couleurs fait pendant celle des valeurs. S' il m'arrive
de me méprendre sur la manifestation d'une valeur ou la perception
d'une couleur, c'est parce que des circonstances particulières, un
contexte physique ou moral, auront déréglé ma perception. Au
daltonisme physiologique correspond un daltonisme axiologique, à
l'achromatopsie une anaxiognosie, etc.
Or la disposition d'esprit qui inspire de tels rapprochements
peut compter parmi les meilleures ou les pires. Parmi les meilleures,
Portrait d'un philosophe 21

parce qu'elle incite à approfondir la connaissance de la réalité, parmi


les pires, parce qu'elle est souvent fautrice de divagations. L'audace
spéculative incite en effet à négliger la prudence, à tenir le microcosme
humain pour une réplique du macrocosme, à considérer la représen-
tation "planétaire" de l'atome comme un modèle réduit du système
solaire, à voir dans le Chien, constellation céleste, l'archétype du
chien, animal aboyeur. Plus encore que la science, la philosophie est
vouée à se frayer une voie incertaine entre le Charybde de la
description tatillonne et le Scylla de la spêculation aventureuse ou de
la généralisation hâtive.
Bien conscient de ces difficultés, dont il m'a clairement fait
part, Ruyer n'a-t-il pas quelquefois, par goût de la symétrie, cédé à
l'attrait des fausses fenêtres? J'ai gardé le souvenir des longs entretiens
que nous eûmes sur la nature de la profondeur philosophique.Je ne
sais plus qui, de lui ou de moi, eut l'idée de rapprocher la vision
stéréoscopique du sentiment de profondeur. Quoi qu'il en soit, j'étais
affligé d'un surmoi philosophique plus tyrannique que le sien. Je lui
fis remarquer que, pris au sens propre, le terme de profondeur prend
des significations fort différentes, encore que liées par une chaîne
d'associations mentales. Profondeur, lui dis-je, désigne, selon les
grands dictionnaires français, allemands ou anglais, tantôt une grande
extension vers le bas, tantôt un éloignement considérable sur un plan
horizontal, tantôt une impression de relief: voilà bien la raison pour
laquelle on parle de la profondeur d'un puits, de celle d'un paysage
réel ou peint, ou du relief, révélé par la vision binoculaire, d'un objet
quelconque. Mais qu'y a-t-ilde commun entre le vertige qui vous saisit
au bord d'un gouffre et la perception de la tridimensionnalité d'une
boîte d'allwnettes? Il est clair qu'un borgne ne perçoit pas l'espace
comme il ferait une surface plane plaquée contre sa face, et qu'il se
garde de prendre un puits dont il perçoit le fond pour une flaque
d'eau. Que vous ouvriez un œil ou deux, vous serez également
sensible à l'effet de relief que provoque une peinture en trompe-l'œil,
et vous percevrez les deux files d'arbres qui bordent une route
rectiligne non pas comme convergentes, mais plutôt, pour parler
comme Merleau-Ponty, comme parallèles en profondeur. Au reste,
ajoutai-je, la différence entre les deux images qui fusionnent dans la
vision stéréoscopique est infime, alors que le sentiment de profondeur
accompagne la perception d'une parenté secrète entre choses très
différentes à première vue. Il en résulte que volee conception convient
au rapprochement de données si peu différentes qu'il semble aller de
22 Louis Vax

soi au vulgaire, beaucoup mieux qu'à votre profonde découverte de


l'affmité secrète des valeurs et des couleurs.
Ruyer m'écoutait avec une attention mêlée d'agacement
Me remémorant, après tant d'années, cette controverse philosophi-
que, je suis enclin à conclure que je n'avais pas tort, mais qu'au fond
c'est lui qui avait raison. Il avait simplement cru déceler un isomor-
phisme dans ce qui n'était qu'une image suggestive. Mais, à propos
du mystère du mal, il avait opposé de manière pénétrante la profon-
deur d' épure, celle de l'auteur de la Théodicée, à la profondeur véritable
découverte par l'auteur du livre deJob. De là venait son admiration
pour le poète des "Paroles sur la dune", qui oppose l'éclat métallique
de l'astre au mystère de la souffrance humaine:

Elle monte, elle jette un long rayon dormant


A l'espace, au mystère, au gouffre;
Et nous nous regardons tous les deux fixement,
Elle qui brille et moi qui souffre.
La destinée humaine est sans mystère pour les mécanistes
qui ne voient dans l'homme qu'un fragile et périssable agrégat
d'atomes; elle apparaît plus obscure aux yeux des chrétiens convain-
cus que la sagesse divine emprunte des voies impénétrables, mais
clairement persuadés que cette terre est une vallée de larmes, et
qu'une béatitude éternelle est rêservêe aux justes; elle reste profon-
dément énigmatique pour les penseurs qui, également insatisfaits de
la présomption du scientiste et de la naïveté du croyant, méditent au
bord de l'infini. Ruyer aimait le poème où Heine nous montre au
bord de la mer un jeune homme interrogeant le vent qui passe, les
vagues qui murmurent leur éternel murmure et les étoiles qui scin-
tillent, indifférentes et froides, pendant qu'un fou attend une réponse.
Cependant, si énigmatique qu'elle soit, l'existence éveille l'enchante-
ment aussi bien que le tourment métaphysique. Je me rappelle que
Ruyer avait transcrit à mon intention, dans une lettre, ces vers de P.:J.
rroulet :
Portrait d'un philosophe 23

La vie est plus vaine une image


Que l'ombre sur le mur.
Pourtant l'hiéroglyphe obscur
Qu'y trace ton passage

M'enchante, et ton lire pareil


Au vif éclat des larmes
Et jusqu'à ces menteuses larmes
Qui miraient le soleil.
Les Contrerimes, lXX.

Mais il savait qu'invoquer le mystère est un moyen com-


mode d'éluder une difficulté ou de se dérober devant une contradic-
tion. Faut-il choisir entre les arguties de Pangloss et l'admiration
commode des desseins impénétrables de la Providence? la volonté
de voir clair et la contemplation muette des "chiffres"? la loi du jour
et la passion de la nuit? Homme religieux autant qu'esprit spéculatif,
Raymond Ruyer m'a fait part plus d'une fois de sa perplexité.
Relisez avec attention L Utopie et les utopies. Vous y
J

dêcêlerez aisément les mérites de sa pensée et les difficultés auxquel-


les elle achoppe. La première partie éblouit, la seconde déçoit un peu.
Ruyer n'est pas un historien. Sa documentation est incomplète, ses
références sont quelque peu négligées. fi voit dans les ouvrages
d'érudition,qu'il considère avec un mélange d'admiration et d'hu-
mour, des "travaux pour messieurs". Il utilise à des fins propres les
trouvailles d'autrui. Comme l'abeille de La Fontaine son miel, Ruyer
fait du Ruyer de toute chose. En philosophie, avouait-il dans un cours,
on en est réduit à pourfendre des mannequins. Voilà pourquoi cet
esprit spéculatif est amené à considérer les aspects intellectuels de
l'utopie aux dépens de ses aspects affectifs et messianiques. Il voit en
elle un exercice intellectuel portant sur les "possibles latéraux".
L'exercice utopique a quelque affinité avec l'élaboration des géomé-
tries non-euclidiennes. Modifiez l'un des axiomes qui gouvernent
24 Louis Vax

notre monde, puis tirez toutes les conséquences de votre décision, et


vous obtiendrez, soit une utopie, soit une contre-utopie.
Visitez l'Erewhon de Samuel Butler, ce monde où l'on punit
les malades, mais où l'on dispense des soins aux délinquants. On n'y
salue plus les gens en s'inquiétant de leur santé, mais en leur disant:
'j'espère que vous êtes bon aujourd'hui". Dans ce monde végétarien
il est interdit de tuer des animaux pour se repaître de leur chair, encore
qu'on y soit autorisé à consommer la viande des bêtes mortes de mort
naturelle. Bientôt la jurisprudence considérera comme mortes de
mort naturelle les bêtes féroces que l'homme est obligé d'abattre pour
défendre sa vie. Les moutons se font incontinent si agressifs qu'on est
contraint de les faire périr de mort naturelle. Un pauvre jeune homme
souffrant de malnutrition se hasarde sur le conseil de son médecin
dans l'un de ces bouges où l'on vend de la viande. Il s'en trouve bien
et y retourne, mais, surpris, meurt de honte. Erewhon, n'est pas un
monde imaginaire, c'est notre monde légèrement modifié. Son nom
même, "nowhere" à rebours, quasi palindrome, laisse entendre que
c'est de la société contemporaine qu'il est question. Au reste, si l'on
compare les soins dont sont entourés les hôtes des prisons aux
traitements infligés à certains infirmes et certains vieillards, on est
amené à penser que les vues de Butler étaient plus prophétiques qu'il
ne le soupçonnait
Ruyer dénonce de manière pénétrante les vices profonds
de l'utopie proprement dite, entendez le géométrisme morbide des
schizophrènes selon Eugène Minkowski, et l'absence de ces effets
secondaires, de ces chocs en retour, de ces "feed-back", si apparents
dans le monde réel, et que la contre-utopie de Butler met clairement
en évidence.
Et pourtant l'utopie séduit Ruyer, esprit à la fois imaginatif
et religieux. Il en vient à imaginer une pédagogie par l'utopie, qui
calquera le cours des humanités sur celui de l'histoire de notre
civilisation. Vêtu d'une toge, le professeur de sixième fera revivre à
ses élèves l'histoire romaine. Or Ruyer, qui n'a jamais à ma connais-
sance revêtu une toge à l'occasion des solennités universitaires, ne
songe nullement aux réactions individuelles et syndicales des intéres-
sés, aux quolibets des enfants amusés par de telles mômeries, mais,
conscient qu'il était au fond de lui-même que sa pédagogie par l'utopie
n'était qu'une utopie pédagogique, il se garda bien de proposer sa
suggestion aux autorités ministérielles.
Portrait d'un philosophe 25

Plus tard, estimant que les fonctionnaires, les hauts fonction-


naires surtout, sont trop bien rêmunêrês, il conçoit dans la paix de
son cabinet un SIDF, salaire uniforme inter-fonctionnaires. L'idée le
séduit au point de lui faire perdre de vue que l'appât d'une promotion
accompagnée d'une augmentation, fût-elle symbolique, de salaire, est
un puissant stimulant dans la fonction publique en général et dans le
monde universitaire en particulier, que leur médiocre revenu incite-
rait des savants de renom à poursuivre leur carrière à l'étranger.
Ruyer lui-même acceptait avec plaisir les maigres rémunérations de
ses travaux, et savait bien que vouloir diminuer le salaire nominal
constitue une faute politique majeure.
Or, à la fm du livre sur l'utopie, la figure de l'homme
religieux réapparaît derrière la silhouette de l'esprit théorétique.
Ruyer est sensible à la valeur religieuse des grandes anticipations. Le
lecteur retrouve le jeune auteur de L'Humanité de l'avenir d'après
Cournot et pressent celui des Cent prochains siècles.
Encore qu'il eût peu apprécié l'Ecole Normale, Ruyer
semble en avoir gardé le goût du canular. D'autres parleront mieux
que moi de sa prétendue Gnose de Princeton. Des gens qui connais-
saient mes rapports avec lui me demandaient s'il s'était rendu récem-
ment en Amérique.Je dus leur répondre qu'à mon sens la pensée de
traverser la Mare aux Harengs n'avait jamais effleuré l'esprit du
Vosgien casanier qui s'était fixé à Nancy. Il avait retenu le nom de
cette ville en raison de sa sonorité. Peut-être aussi s'était-il souvenu
qu'Einstein y avait enseigné et que son fils Dominique lui avait révélé
un jeu de stratégie parent de ceux dont l'ouvrage fait état, le jeu de
Princeton. En fait, les gnostiques de Princeton formaient un groupe
très restreint, un singleton dont l'unique élément avait curieusement
élu domicile au rez-de-chaussée du 2, Boulevard Albert-1er, à Nancy.
Toutefois, qu'on ne s'y trompe pas : au mépris de l'usage reçu chez
maints penseurs à la mode, Ruyer offre au public, sous un emballage
publicitaire de fantaisie, un produit sérieux. Il sait que, pour s'imposer,
un ouvrage conçu par un universitaire isolé dans une obscure ville de
province doit avoir pour garants un groupe, mt-il mythique, de pen-
seurs parés du titre prestigieux de gnostiques, méditant à l'ombre
d'une université aussi célèbre que lointaine.
A l'égard de ceux qui flairaient la mystification il affectait
un grand air de dignité offensée, et m'avouait en privé qu'un franc
mensonge vaut mieux qu'une vérité douteuse. La revue Critique, pour
laquelle il avait rédigé un exposé de ses propres idées, l'ayant prié de
26 Louis Vax

lui fournir, selon l'usage, une brève bibliographie, il forgea inconti-


nent des noms d'auteurs ct des titres d'ouvrages. Nul ne s'avisa de
la supercherie, tant il est vrai, me disait-il, que les philosophes se lisent
peu les uns les autres. Lui-même répondait toujours très poliment aux
auteurs qui lui adressaient leurs ouvrages, encore que l'étendue de
certains livres l'effrayât parfois et qu'il craignît que leur contenu ne
pût le distraire de ses préoccupations intellectuelles du moment Je
lui rappelai une remarque de Barrès: « Lire leurs livres? Mais je ne
peux rompre l'harmonie de mes pensées à chaque courrier». Il
n'était pas toujours aisé de faire la part du jeu et du sérieux dans ses
propos. On sait qu'il soutenait, après Samuel Butler, que l'Odyssée
avait pour auteur une femme.Je concédai que la chose était vraisem-
blable. - "Comment! Vraisemblable? s'écria-t-il sur ce ton de conviction
qui, paraît-il, ne trompe pas. Mais je suis bien décidé à vous convain-
cre !".Cependant l'ouvrage était sérieux. Simplement, une fois de
plus, nos points de vue divergeaient Pendant que je me retranchais
prudemment derrière ces documents avec lesquels, comme chacun
sait, se fait l'histoire, et qui font cruellement défaut aux biographes
d'Homère, il tirait hardiment ses conclusions de l'étude interne du
texte. Au reste, loin d'avoir écrit l'épopée d'une traite, l'auteur
présumé l'aurait rédigée à diverses époques de sa vie: la jeune fille
ayant conté les aventures d'Ulysse, et la femme mûre conçu la
Têlêmaquie. Quant au modèle, notre philosophe l'avait sous les
yeux: c'était Mayi, sa propre épouse.
Raymond Ruyer n'aimait ni les cérémonies ni les discours.
A l'heure de la retraite, il refusa tout hommage, officiel ou privé.
L'homme était solitaire, non point par misanthropie, mais par indé-
pendance d'esprit, Il savait bien que, si la recherche SCientifiqueexige
un travail d'équipe, la pensée philosophique ne mûrit que dans la
solitude. On peut bien boire, rire, chanter, prier ensemble, on ne
n
saurait penser en chœur. recevait cependant volontiers ceux de ses
anciens étudiants qui s'adonnaient à l'activité intellectuelle, plutôt que
ceux de ses collègues qu'il savait obsédés par les tâches administra-
tives et les problèmes de carrière.
Homme de l'Est, il était très attaché à la bourgade vosgienne
qui avait été son berceau avant de devenir sa tombe, comme à la
ville lorraine où il avait réalisé sa carrière. Homme d'habitudes, il se
levait tôt, et, avant même d'avoir fait sa toilette, s'acquittait de son
devoir quotidien d'écriture. Les passants pouvaient l'apercevoir im-
mobile, penché sous sa lampe, parce qu'il avait la vue basse. Chaque
Portrait d'un philosophe 27

après-midi, il faisait dans les rues de Nancy sa promenade rituelle. Sa


démarche sautillante, qui paraissait juvénile, provenait en fait d'un
mal qui le fit cruellement souffrir pendant ses dernières années. Il
prenait place à la terrasse de la brasserie Thiers ou à l'Excelsior. Assis
devant une tasse de café, il posait un regard attentif sur ses voisins et
sur les passants. Il se répandait en éloges sm les grands cafés,
établissements qui, sans rien devoir au contribuable, procurent pour
une somme dérisoire à leurs habitués cette "nourriture psychique"
faite de bruits, de couleurs, de mouvements, de surprises, d'émotions,
et dont l'homme a besoin autant que de l'alimentation du corps et de
la nourriture de l'esprit fi parcourait ensuite les rayons des librairies
et regagnait son domicile, portant parfois une serviette gonflée de
livres que Madame Ruyer affectait de ne pas voir. Ruyer, qui
s'ennuyait dans les bibliothèques, aimait travailler à domicile en se
servant de ses propres livres. Fort scrupuleux dans son activité
professionnelle, il avait horreur des besognes administratives et n'ac-
ceptait qu'avec répugnance de siéger dans les conseils supérieurs.
Quand l'administration l'obligeait à modifier son emploi du temps, il
en éprouvait un extrême désagrément Bien qu'il n'eût pas été,
comme le sage de Kënigsberg, un "idéaliste de la liberté", mais un
"idéaliste objectif' conforme au portrait qu'en donne la Welt-
anschauungslehre de Dilthey, le sage de Nancy avait ses côtés kantiens.
Plus encore que ses livres, ses conversations portaient la
marque d'une grande indépendance d'esprit, Ce salarié estimait que
les professeurs étaient trop bien rémunérés, cet homme de mœurs
austères professait volontiers une morale relâchée, ce chantre de la
société de consommation vivait très modestement, cet homme attentif
aux progrès techniques utilisait une antique machine à écrire et ne se
résigna qu'à contrecœur à s'abonner au téléphone.
Ruyer portait volontiers sur les événements et les hommes
des jugements sans complaisance. Le grand moteur de l'histoire n'était
à son sens ni le Dieu de Bossuet, ni la Dialectique de Marx, ni le
Progrès de la conscience, mais plutôt "l'éternelle bêtise (il usait d'un
terme plus énergique et plus vulgaire) humaine". "Savez-vous, me
disait-il, quelle exclamation revenait le plus souvent dans les conver-
sations des prisonniers de guerre? - ? - Eh bien, c'était: en plein
7Jingti~me siècle!' Et de hausser les épaules. Souvent, sa bienveillance
naturelle se teintait de malice, et ses propos ne manquaient pas de
verdeur. fi disait d'un collègue qui semblait prendre plaisir à faire
pleurer les candidates à l'oral: "c'est un sadique mou", d'une admira-
28 Louis Vax

triee sympathique mais encombrante :"Elle me suivrait dans un


urinoir".
Ruyer imputait à l'organisation de l'enseignement de la
philosophie en France le style à la fois ésotérique et péremptoire
qu'affectionnent certains jeunes philosophes. S'admirant eux-mêmes
après leurs brillants succès aux concours, mais sachant fort peu de
choses, ils sont naturellement enclins à donner aux autres et à
eux-même, à la faveur de discours contournés, la preuve de leur génie
précoce.
Persuadé que le pourcentage d'imbéciles est constant dans
tous les milieux, Ruyer en concluait naturellement que cette loi
s'applique au monde universitaire. nacceptait cependant la remarque
d'un collègue luxembourgeois selon qui la proportion d'imbéciles est
plus forte dans l'intelligentsia que dans les milieux populaires. Le
maçon est en effet tenu de bâtir un mur vertical et le garagiste de
remettre en marche un véhicule tombé en panne, alors que le prestige
d'un penseur estimé n'est en rien affecté par les sottises qu'il profère.-
Encore faut-il distinguer, dis-je, les imbéciles épais, qu'on détecte
aisément, et les imbéciles subtils, dont le prestige est considérable
chez les beaux esprits. - En effet, me répondit-il, un style alambiqué,
pimenté au besoin d'un peu d'érotisme, jouit naturellement d'un
grand succès mondain. Une dame me disait récemment: "quel dom-
mage que ces grands hommes ne se mettent pas à notre portée. Que
de choses intéressantes ils nous révéleraient! - Non, madame, le jour
où ces gens-là s'exprimeront clairement, vous vous apercevrez qu'ils
n'ont rien à dire". Ses opinions pédagogiques n'étaient pas conformes
aux goûts du jour. Il était persuadé que, seule, une tête bien pleine
peut être une tête bien faite. Convaincu que l'homme est un être
historique, il ne décolérait pas contre les novateurs qui aspirent à
priver les jeunes hommes de leurs racines historiques. Au mépris des
idées reçues, u doutait que l'attirance qu'exercent sur les jeunes
garçons les sabres de bois et les chars d'assaut en matière plastique
les prédisposât à devenir des brutes sanguinaires. L'éducation
sexuelle, qui faisait fureur alors, excitait plutôt sa gaieté. Je lui
rapportai un jour un propos de Makarenko, selon' qui ce que révèlent
à leurs camarades les garçons vicieux et les filles délurées n'est, tout
compte fait, pas très différent de ce que leur enseigneraient des parents
vertueux et des maîtres respectables."Quel bon sens! s'écria-t-û. De
tels propos sont bien rafraîchissants".
Portrait d'un philosophe 29

Les vices de la société contemporaine excitaient sa verve.


Fils d'artisan, il ne pouvait souffrir les "théâtreux" à la mode et se
gaussait des fils de bourgeois convertis au culte du Peuple. Il professait
une admiration sincère pour les ouvriers et les chefs d'entreprise, et
méprisait ces hauts fonctionnaires qui jouent au patron sans assumer
la responsabilité d'un bilan. Il estimait que notre société est malade
du développement du secteur tertiaire, oubliant un peu que le
nombre d'ouvriers va diminuant et qu'il faut, dans la mesme du
possible, offrir un emploi à tout le monde.
L'anthropologie de Ruyer apparaît nettement ou en fili-
grane dans la plupart de ses travaux. A la suite de Cassirer et de S.
Langer, il estime que c'est par le développement de la fonction
symbolique, plutôt que par ses rapports avec un Dieu personne, son
intelligence ou la prétendue maîtrise de ses instincts, que l'homme se
distingue de la brute. Le provincial Ruyer se gausse d'un provincia-
lisme fort répandu dans la littérature universelle, des révélations du
Livre de la Genèse aux élucubrations du Père Teilhard. Il pense avoir
trouvé une réfutation de ce dernier dans un écrit posthume de Mark
Twain, dont voici la substance : Au commencement était l'Huître, et
l'Huître se figurait, dans son orgueil immense, que l'univers avait été
fait pour l'Huître, mais l'Huître se trompait, car l'univers avait été créé
pour l'Homme. Puis vinrent le Trilobite, l'Archéoptéryx, le Ptérodac-
tyle, le Brontosaure, l'Iguanodon, le Tricératops, mille et mille autres
encore, et chacun se figurait, dans son orgueil immense, que l'univers
avait été créé pour lui, mais tous se trompaient, parce que l'Univers
avait été créé pour l'Homme, L'Eternel avait fait pousser des forêts
dans des lieux humides et organisé des tremblements de terre, afin
que l'Homme ne manquât pas de charbon. Enfin le Singe parut, et
tout le monde comprit que l'Homme n'était pas loin. Car tous les êtres
qui s'étaient succédé durant des milliers de millénaires n'avaient été
créés que pour préparer l'avènement de l'Homme - tout comme la
Tour Eiffel n'avait été construite qu'en vue de la petite couche de
peinture qui couvre son sommet, Et dire, concluait Mark Twain, qu'il
se trouve des gens Incapables de saisir l'évidence de cette démons-
tration.
On lira dans ce volume, avec un texte inédit de Ruyer,
d'excellents exposés sur sa théologie et sa religion.J'ajouterai cepen-
dant que le philosophe était enclin à faire de l'Humour un attribut
divin. Ce que Dieu a fait, disait-il familièrement, à la suite de Luther,
a quelque chose de "rigolo". Seul un Humoriste supérieur avait pu
Louis Vax

former le dessein de confier à un organe unique, et honteux de


surcroît, la double tâche d'évacuer l'urine et de perpétuer l'espèce. Il
m'a plusieurs fois confié que sa théodicée comportait lU1 argument
qui avait échappé à Pangloss, mais dont il n'osait faire état dans ses
écrits. Des gens déplorent, me disait-il,que l'honune vienne au monde
entre la fiente et l'urine, et qu'il soit contraint, pour perpétuer son
espèce, de recourir à la même répugnante besogne que les bêtes
brutes. Or, ils se trompent lourdement L'attrait qu'exercent sur les
hommes les aspects réputés sales de la vie sexuelle est une des plus
astucieuses trouvailles de la Divinité.
En 1972, atteint par la limite d'âge, Ruyer quittait les
bâtiments où il avait exercé son enseignement et le petit bureau qu'il
partageait avec moi au second étage du 23, Boulevard Albert-1er. Il
y passait quelques heures chaque semaine, recevant les étudiants, et
feuilletant les livres que j'y avais déposés, en particulier le Précis de
Thëologi« dogmatique de L. Ott, dont il goûtait l'humour involontaire.
A sa demande expresse, il s'était effacé sans bruit Si persuadés que
nous ayons été, pauvres Nancéiens, du génie de notre philosophe,
nous osions à peine en faire état, convaincus qu'on se gausserait de
notre candeur provinciale. Nous savions pourtant que la Sorbonne
lui avait fait des avances, et qu'il les avait déclinées, en sorte que cette
grande dame lui en avait tenu rigueur, ce qui l'avait laissé indifférent.
Un jour que je lui rendais visite, Madame Ruyer profita de son
absence pour me dire en confidence: bien que je n'aie jamais tenté
d'influencer mon mari, je vous prie de bien vouloir intervenir auprès
de lui pour qu'il accepte d'être membre de l'Institut J'acceptai à
contrecœur cette mission périlleuse qui, comme je le craignais, tourna
court M. Ruyer ne voulait pas être membre de l'Institut.Je présume
cependant que le titre ne lui eût pas déplu, à condition qu'on le lui
imposât, sans qu'il eût à le solliciter.
L'Eloge de la sociët« de consommation valut pourtant une
certaine notoriété à ce bourgeois économe: l'image de cet intellectuel
austère parut sur les écrans de télévision sur fond de sous-vêtements
féminins, une loge maçonnique de Nancy l'accueillit dans son temple,
et une journaliste de Marie-Claire vint l'interroger, sous le regard
malicieux de Madame Ruyer, sur la psychologie du coup de foudre.
Avec la Gnose de Princeton, il frôla la gloire.
En 1992, l'Université de Nancy accepta de donner à son
Institut de philosophie le nom d'un homme qui restera l'un des plus
grands penseurs de son temps. Mais l'événement passa inaperçu: la
Portrait d'un philosophe 31

presse locale ne lui consacra pas une ligne. Depuis cinq ans, ses restes
reposaient au cimetière de Plainfaing auprès de ceux de Madame
Ruyer. Le dernier de ses livres est avant tout un hymne à celle qui
avait été la compagne de sa vie.
Permettez-moi enfin de répéter, dans le dernier sourire et
le dernier sanglot de ma voix, comme eût dit Vladislas de Lubiez-Mi-
losz, la dernière phrase que, en dépit de mon horreur du superlatif,
je proférai devant l'assistance clairsemée qui entourait le cercueil du
philosophe : Raymond Ruyer est le seul homme de géni« que j'aie
rencontré dans 11l0n existence.
DIEU ET L'ANTI-DIEU

RAYMOND RUYER
Texte inédit

La théologie justificative est ce que l'on appelait autrefois la


théodicée. Elle a l'ambition, renonçant à la révolte puérile ou roman-
tique contre Dieu, et la louange toute littéraire de Satan, de l'Anti-
Dieu, du Mal, de l'Egarement, du Vice, du Faux, du Rien, de la
Destruction, de la Mort, de justifier Dieu, malgré la présence incon-
testable, dans le monde réel, du mal, du vice, de la m-aladie, de la
mort
Nous sommes partis du paradoxe apparent que l'imperfection
du monde constitue le meilleur argument, pour la thèse que le monde
n'est pas l'effet éternel d'une sorte de logique de l'être et du non-être,
mais qu'il est créé ou qu'il est manifestation créatrice d'un Dieu
au-delà de la logique.
Seulement, le monde n'est pas seulement imparfait, plein de
bizarreries particulières, il est souvent mauvais, méchant, cruel. Il faut
en prendre acte d'abord, et avant tout sans rhétorique ajoutée.
Comme l'écrit Samuel Butler: "Les mérites de Dieu sont tellement
sublimes qu'il n'y a rien d'étonnant à ce que ses défauts soient en
proportion de ses mérites. Ses défauts sont sur une si grande échelle
que, lorqu'on les considère indépendamment des mérites avec les-
quels ils sont en union intime, ils deviennent si effrayants que les gens
se refusent à les attribuer à la divinité. Et c'est pour cela qu'ils ont
inventé le Diable" (Carnets, page 328). "Dieu et le Diable sont à peu
près dans le rapport de quatre à trois. L'élément Dieu est assez
prépondérant pour qu'il vaille beaucoup mieux être de son côté
qu'être du côté du Diable. Mais cette prépondérance n'est pas aussi
grande que ses claqueurs professionnels le prétendent C'est comme
le jeu à Monte-Carlo: si l'on joue assez longtemps, on perd infailli-
blement Mais quelquefois on peut gagner une grande quantité
34 Raymond Ruyer

d'excellent argent, si seulement on veut bien cesser de jouer après


l'avoir gagné". (Carnets, p. 329).
Dieu et le Diable sont indissociables. Dieu n'est pas aussi blanc
qu'on nous le peint et fi s'entend mieux qu'on ne pense avec le Diable.
Le Diable lui est trop utile pour qu'il lui veuille du mal, et de même
le Diable perdrait la moitié de ses profits si quelques grandes mé-
saventures arrivaient à Dieu et le ruinaient "Ils ont beau se montrer
le poing et se faire des grimaces, au fond ils sont de connivence et se
sont si bien entendus ensemble comme partenaires pendant tant
d'années, qu'il n'y a aucune raison pour qu'Us cessent de le faire.
L'idée qu'on se fait d'eux: l'un absolument exempt de mal et l'autre
absolument exempt de bien, est une notion vulgaire, empruntée à la
science, dont les prêtres ont toujours eu la manie de la pureté en toutes
choses, idées et substances."
fi y a beaucoup de rhétorique dans les défenses et apologies
de Dieu par les théologiens conservateurs et gouvernementaux. fi y
en a encore davantage chez les théologiens et les poètes anti-confor-
mistes, chantres de Satan, de la destruction, de la folie, de l'absurde,
de la violence et de la révolte systématique. fi y a de la rhétorique
dans la défense de Caïn contre Abel, ou dans l'Evangile du Diable.
Cependant il est aisé de voir qu'au-delà de cette rhétorique, les
Révoltés entrevoient l'idée même que Butler exprime calmement,
sans prendre de pose: à savoir que Dieu et le Diable sont inséparables
et que les anti-valeurs ont aussi quelque chose de valable, de complé-
mentaire et que le para-normal est souvent l'amorce d'une nouvelle
normalité, plus large et plus riche que la normalité conventionnelle.
Les mauvais garçons sont souvent meilleurs que les vertueux hypo-
crites ou timorés. TomJones, malgré ses fautes, a une bonne nature.
Les aventureux s'exposent à périr, mais ilsdeviennent éventuellement
des découvreurs. Les tricheurs même de la politique et de la guerre,
se trouvent parfois être des inventeurs de nouveaux équilibres. Les
entorses aux règles se trouvent être des découvertes de règles supé-
rieures. Les anarchistes peuvent fonder de nouvelles Arcadies.
L'amour contre les lois vaut mieux que l'obéissance aux lois sans
amour. La folie religieuse vaut mieux - oui, cela arrive parfois - que
l'orthodoxie prudente ou la sagesse raisonnante.
Dans l'ordre de la culture esthétique le paranormal peut s'en
donner à cœur-joie (plus que dans les ordres à technique sévère :
indusbie, politique, ordre social). Le Satanisme littéraire n'a jamais
Dieu et l'anti-dieu 35

tué ni ruiné personne. Le Diable à l'Opéra fait bien meilleur person-


nage que Dieu, DonJuan que le Père Noble, Carmen que Michaëla.
D'ailleurs, les "mauvais", du seul fait qu'ils vivent et que leurs parents
ont réussi à vivre, sont par définition, selon la sélection naturelle,
mauvais et méchants seulement par la surface, Ils tentent des direc-
tions nouvelles, qui ont une probabilité faible de réussir, mais qui
réussissent parfois.
TI est plus difficile de justifier la souffrance inutile, la maladie,
l'injustice, le martyre de millions d'innocents torturés par des bour-
reaux impitoyables. La rhétorique fait place alors à des complaintes,
à des berceuses lyriques, à des consolations imaginées en un
Royaume des Cieux, ou à des résignations devant l'incompréhensible
ou l'inconnaissable: "Heureux ceux qui pleurent Heureux ceux qui
souffrent persécution pour la justice, car le Royaume des Cieux leur
appartient" ou bien:

Dans vos cieux, au-delà de la sphère des nues,


Au fond de cet azur immobile et dormant,
Peut-être faites-vous des choses inconnues
Où la douleur de l'homme entre comme élément

Le panthéisme, ou le demi-panthéisme, s'impose lorsqu'on


étudie, sans préjugé religieux ou scientiste, l'embryogénèse du
monde : Dieu se multiplie en ses innombrables créatures dans l'Ex-
plosion Initiale, et fi continue à les alimenter impartialement.
Le monde ainsi créé est imparfait par définition. Ses multitudes,
ses foules, inaugurent, par définition, le règne du hasard. Les lignées
individuelles, qui évoluent au mieux, luttent péniblement contre les
hasards et les accidents, en tournant à leur profit les résistances
quasi-matérielles des foules moins évoluées. Dieu "explosé" vit dans
tous les êtres. Il ne prend pas parti. fi participe à tous les efforts, Il les
n
inspire tous. participe aux imperfections, aux demi-échecs, comme
aux réussites et aux victoires. C'est Dieu même qui est Imparfait,
Quant aux souffrances des innocents, le Dieu du théisme
orthodoxe, le Dieu autre que le monde, observant le monde, peut
difticilement mériter justification et acquittement. Le panthéisme, ici,
oŒre la seule justification possible. Le Dieu-Monde du panthéisme
36 Raymond Ruyer

souffre lui-même en ses avatars. TI est martyr autant que bourreau. fi


est coupable comme bourreau, mais en même temps il expie comme
martyr la cruauté même du bourreau.

*
Le poème pathétique deJob est encadré par un Récit, fabriqué
après coup ou existant à part, qui met en scène le Dieu du théisme
naïf, en rivalité, et aussi en connivence, avec le Diable. Dieu et le
Diable discutent sur la vertu deJob. Dieu se déclare très fier d'un si
bon serviteur, Le Diable lui rétorque: "C'est chose bien facile pour
Job d'être vertueux. Tu lui as tout donnê, Tu l'as favorisé de toute
manière. Permets-moi seulement de le ruiner, de faire périr ses
troupeaux et sa famille, sa femme et ses fils, tu verras le résultat! La
vertu deJob n'y tiendra pas".
Job tient pourtant Alors le Diable, avec la permission de Dieu,
frappeJob d'affreuses maladies. Dans le Récit,Job résiste à tout, et
continue à bénir Dieu, qui gagne ainsi son pari contre le Diable. Les
deux Parieurs sont complices, expérimentateurs aussi détachés l'un
que l'autre, aussi iniques l'un que l'autre, même si Dieu récompense
finalement Job et lui restitue troupeaux et famille Oob considérant,
semble-t-il, qu'une femme en vaut une autre, et qu'une famille peut
se remplacer comme un troupeau).
Le poème de Job est plus profond, sans aller cependant
jusqu'au panthéisme. Du moins,Job proteste de son innocence. Il
maintient, devant le malheur, sa conscience têtue d'être innocent n
blâme le discours de ses voisins bavards, qui adoptent la thèse
orthodoxe: Dieu est parfaitement juste, donc, si tu souffres, c'est que
tu expies des péchés conscients ou inconscients. Le poème a l'audace,
finalement, de faire comparaître Dieu lui-même. Dieu daigne se
justifier aux yeux deJob, non pas en reprenant avec autorité la thèse
orthodoxe des voisins de Job, mais en prenant de la hauteur, en
mettantJob au défi de comprendre le mystère du monde, de com-
prendre comment il est bâti, de comprendre la nuit riAs-tu vu les
portes de l'ombre?"), de comprendre la neige, et la grêle, de com-
prendre sa propre naissance ("Qui t'a fait cailler comme du lait?"), et
la naissance d'animaux aussi monstrueux et puissants que l'hippopo-
lame et le crocodile.
Le poème deJob est plus profond que la philosophie de Leibniz
et que l'optimisme mécanique et mathématique de "l'origine radicale
Dieu et l'anti-dieu 37

des choses", par équilibre selon le centre de gravité. Du moins, le


poème ne dogmatise pas. fi ne prétend pas que Dieu, "comme
architecte et ingénieur du monde, contente en tout Dieu comme
Souverain de la Cité des esprits".
Le dogmatisme optimiste de Leibniz est aussi choquant que le
dogmatisme cruel et moralisant des voisins de Job, pseudo-consola-
teurs. Devant des désastres mécaniques comme le tremblement de
terre de Lisbonne, qui a tant scandalisé le XVllIème siècle, un
leibnizien devrait affirmer que les habitants de Lisbonne étaient donc
plus coupables que les habitants de Paris ou de Londres, puisqu'ils
ont été frappés - coupables comme autrefois les habitants de Sodome,
dont la mauvaise réputation ne vient que de leur malheur.
Le scandale disparaît si l'on admet: 1) que Dieu a choisi un
monde imparfait ou un monde semi-parfait, capable de capter son
inspiration toujours offerte, comme un embryon capte la mémoire de
son espèce, 2) et que Dieu participe, comme Dieu-Monde, comme
Dieu fait Création ou Créatures, comme Dieu fait hommes (au
pluriel), ou Dieu fait organismes (au pluriel), aux hasards, aux
accidents, aux chances et malchances, aux extases et aux agonies, et
qu'fi subit les souffrances des coupables comme des innocents. Qui
s'expose lui-même ne peut être maudit comme satanique.
L'objection évidente à ce demi-panthéisme, c'est ce que l'on
pourrait appeler le "principe de non-doublage" : ce que j'éprouve
dans ma conscience actuelle n'est qu'à moi. Les autres peuvent
observer mon comportement, mes cris de joie ou mes larmes et
grimaces de douleur, mais ils ne participent pas à ma joie ou ma
douleur immédiatement éprouvée. Dieu semble "autre que moi", à
ce point de vue.
Mais est-il vraiment "autre que moi"? Non, nous l'avons vu. n
est plutôt semblable à un "autre je" au sens où, dans le rêve, c'est un
autre "je" qui occupe la scène. Ma conscience, dans le rêve comme
dans l'acte instinctif ou remémorant, est à la fois réalité immédiate
dans l'actuel, et réalité intemporelle. Si je me réveille, je ressaisis cette
réalité, jouée par un "autre je" qui est pourtant 'Je mien". La partici-
pation est réciproque, du 'Je" actuel et de l' "autre je" du rêve. Dieu
est l' "autre je" de tous les êtres. "Qui" souffre? "Qui" éprouve de la
joie? Les mystiques se le demandent "Qui" se réveille? Dieu aussi et
non seulement, comme l'imaginent les croyants des religions, la foule
38 Raymond Ruyer

innombrable des consciences individualisées, des hommes et aussi,


devrait-on ajouter, des microbes, ou des moucherons d'un soir d'été.
Le principe de non-doublage vaut contre les croyances simplis-
n
tes. ne vaut pas contre les "expériences" des mystiques - qui savent
déjà que c'est Dieu qui, en eux, souffre ou éprouve de la joie.
Le demi-panthéisme - Dieu partagé, Dieu réservé - vaut contre
l'optimisme de type leibnizien, contre l'optimisme défini comme
équilibre "extrémal" des possibles, où le meilleur l'emporte à l'origine
et une fois pour toutes. fi vaut aussi contre l'optimisme historique de
type hégélien pour qui l'histoire du monde, particulièrement l'histoire
humaine, est le déroulement, baptisé "dialectique", d'une Pensée ou
d'un Esprit du monde. Selon Hegel, l'Etre, ou Dieu, est un mouve-
ment spirituel, allant du particulier à la totalité, d'un corrélat à la
corrélation, d'une thèse à une anti-thèse, puis à une synthèse, qui sert
à son tour de thèse pour nne autre anti-thèse. L'histoire, de la nature
ou de l'humanité, réalise dans l'espace et le temps cette avance
dialectique. Les hégéliens sont optimistes et justificateurs tout autant
que les leibniziens : si on considère un moment de l'histoire, ily a de
quoi pourtant être pessimiste: le négatif paraît triompher. Mais le
négatif n'est pas le mal. fi manifeste l'in-fini, il prépare un progrès,
une synthèse plus riche. La Passion devient Résurrection, le Vendredi
saint devient Pâques.
Un peuple appartient à l'histoire s'il est un moment du progrès
de l'Esprit En Grèce, l'Esprit se libère de la nature. A Rome, il y
prend conscience du droil Dans le monde germanique chrétien, à
partir de la Réforme, l'Esprit se trouve lui-même, grâce à sa relation
personnelle avec Dieu fait Homme, et il devient absolument libre.
L'erreur du rationalisme des Lumières et de la Révolution française,
c'est de ne pas comprendre que la rupture qu'elle marque n'est qu'un
moment de l'histoire, et qu'elle doit trouver une Constibltion, non pas
en la fabriquant de toutes pièces, mais en synthétisant le travail des
siècles, en suivant le progrès de l'Idée. Faute de quoi les révolution-
naires français ont abouti à la Terreur, sous prétexte de liberté. Mais
l'Esprit du monde est passé à l'Allemagne, où l'Etat, plus conforme à
l'Esprit objectif et au vrai progrès de l'Idée, arrive à la bonne synthèse,
à savoir le bonheur des personnes qui ont une valeur morale indivi-
duelle et qui, pourtant, se sententmembres de l'organisation politique.
Les hégéliens superficiels, de droite comme de gauche "amnis-
tient, comme disait pompeusement Victor Cousin, l'histoire à tous les
Dieu et l'anti-dieu 39

moments de sa durée". L'histoire est conforme à l'Esprit objectif. Tout


est bien, finalement Tout allait vers le bien, même les phases
négatives.
Les Marxistes, en particulier, sont des optimistes historiques.
Ds félicitent la bourgeoisie, car elle a détruit les vieilles institutions, les
vieilles formes sociales, et a préparé, dans l'inconscience, sa propre
négation: le socialisme. Les progressistes contemporains, en général,
ne sont pas pour la destruction pure. Toute destruction nous prépare
toujours de "bonnes surprises". C'est toujours mieux, après. fis sont
des optimistes impénitents.
La valeur du négatif: voilà ce que Hegel et Marx ont ajouté à
l'optimisme des Lumières.
Cournot, avec un solide esprit critique, s'agaçait fort des
hégéliens français et de l'éloquence universitaire de Cousin, "toutjuste
bonne à obtenir des battements de mains autour d'une chaire". fi
s'agaçait aussi des violences verbales de Proudhon, qui favorisait
beaucoup plus la phase destructive que la phase édificatrice.
Sa vision de l'histoire était beaucoup plus proche du demi-pan-
théisme que nous avons exposé. L'embryogénèse du monde se
multiplie en des milliards d'embryogénèses biologiques, et aussi
d'embryogénèses sociales, rendues précaires par leur multiplicité
même, et par les hasards que cette multiplicité entraîne. Le rôle de la
critique historique c'est de dégager la marche des idées (non de
l'Idée), organisatrices, se débattant au milieu des circonstances for-
tuites, des accidents, et ne réussissant un moment que lorqu'elles vont
dans le sens de la nature des choses soit organiques, soit mécaniques,
dans le sens de l'équilibre physique des forces et des systèmes de
forces à défaut de l'équilibre organique selon les idées divines et
surhumaines. Cournot est pessimiste et il prédit, en futurologue, et
non en utopiste, la mort violente de toutes les cultures, Elles aboutis-
sent à une civilisation rationalisée, de laquelle Dieu s'est "définitive-
ment retiré".
Nous voyons clairement aujourd'hui que ce pessimisme est à
la fois justifié et excessif. justifié pour notre civilisation occidentale,
en train de périr par ses excès de rationalité bureaucratique et
technique. Excessif pour l'avenir plus lointain de l'humanité, dans
laquelle les forces organiques seront toujours à l'œuvre, au travers
d'autres peuples que les peuples civilisés d'aujourd'hui.justifié cepen-
dant, pour un avenir plus lointain encore, pour tous les vivants de la
40 Raymond Ruyer

planète Terre, qui n'est pas promise au règne définitif de la Vie et de


l'Esprit, mais plutôt à l'échec final de toutes les cultures organiques,
et aussi de toutes les civilisations rationnelles, par l'épuisement des
ressources matérielles et énergétiques.
Le "Dieu partagé", ou la Création tout entière, n'est pas promis
à l'éternité ou au triomphe éternel. La Création ne vaut que dans sa
durée limitée, et dans la mesure où elle reflète, fidèlement et sponta-
nément, le Dieu source de toute vie, mais au-delà de toute vie.
Le système "idêiste" de Hegel, et les systèmes apparentés,
providentialistes, qui méconnaissent la puissance du hasard, contre la
puissance primaire du règne organique - sont curieusement aux
antipodes des systèmes matérialistes mécanistes, qui, eux, ne voient
que le hasard corrigé par la nécessité, c'est-à-dire par Dieu débaptisé.
Finalement, les absurdités et les contradictions éclatent aussi bien - du
moins presque autant - dans les systèmes idéistes que dans les systèmes
matérialistes.
Nous avons pu traduire le système matérialiste du monde en
ceci. L'évolution, la vie sur la terre ressemble à une histoire de l'Art
cinématographique, où il n'y aurait ni créateurs conscients des scéna-
rios, ni metteurs en scène conscients, ni même public, conscient et
critique, assistant aux projections. Les films se fabriqueraient d'eux-
mêmes par le pur effet des hasards chimiques sur les pellicules,
combinés avec la Nécessité, c'est-à-dire la sélection naturelle des films
projetés devant des publics et des jurys devenus miraculeusement
conscients pour choisir les bons films ou du moins les films Signifiants.
Pour les systèmes "idêistes", à l'inverse, les films seraient
produits directement par les idées de scénarios sans metteurs en scène
plus ou moins adroits, sans capitaux pour la réalisation. Les idées se
convertiraient directement en événements filmés, par une sorte
d'auto-travail des idées sur elles-mêmes.
Dans l'histoire humaine, l'esprit objectif des cultures a pour
support les individus et les peuples. Il s'en sert selon la phase de sa
propre marche en avant, Aussi, l'histoire est faite du déroulement,
non des histoires, multiples et coexistantes, mais d'une histoire uni-
que, le reste étant du pur contingent sans substance et sans solidité.
Comme si l'histoire de l'Art cinématographique se réduisait, pour
chaque époque, à un seul film important,
L'ldéisme est certes moins absurde que le Matérialisme, mais
il méconnaît le côté chaotique du Inonde comme il va. Les idées
Dieu et l'anti-dieu 41

mènent le monde - oui, témoin ces grands auteurs de scénarios que


sont Confucius, Zoroastre, Moïse, Jésus, Mahomet, Louis XIV, Lu-
ther, Napoléon, etc., mais le monde, en son désordre multiforme,
mène et malmène aussi les idées, qui au surplus sont contradictoires
f'ceci" cherche à tuer "cela"), et sont loin d'aboutir toujours à une
synthèse et à une harmonisation supérieure.
De toute manière, ce que Hegel appelle l'Histoire du monde,
c'est l'histoire, pour quelques siècles, dans quelques régions limitées
d'une petite planète.
Les élucubrations des auteurs de Science-fiction, qui racontent
les luttes des Empires galactiques et extra-galactiques, donnent une
meilleure idée générale des choses que Hegel, ou saint Augustin, ou
Bossuet, ou Marx, aussi "provinciaux" les uns que les autres.
Q,UELQ,UES SOUVENIRS PERSONNELS
SUR RAYMOND RUYER

FRANÇOIS EI.T ,ENBERGER

jai eu le grand privilège durant la guerre d'être compagnon


de captivité de Ruyer et l'un de ses proches amis : amitié qui m'a
soutenu et beaucoup enrichi. L'Oflag XVII A où nous avons séjourné
durant cinq années, de 1940 à 1945, était l'un des principaux camps
d'officiers prisonniers de guerre français. Destiné à l'origine à loger
des hommes de troupe allemands, il était situé en rase campagne, sur
le plateau du Waldviertel (ou Bohême autrichienne), à quelque 700
mètres d'altitude, donc avec des hivers rigoureux mais un air salubre.
L'une de nos consolations était de voir sous le vaste ciel, au-delà des
barbelés à la fois mortels et dérisoires, se dérouler les plans successifs
d'un vaste paysage agreste, curieusement exempt d'activités humai-
nes. L'explication de ce désert m'en a été récemment donnée: toute
la région environnante avait été totalement vidée de ses habitants, car
elle était destinée à être le grand terrain d'entraînement et de manoeu-
vres de la Wehrmacht (laguerre le rendant sans utilité). Le petit village
d'Edelbach, pour nous inaccessible, et le clocher de son église, à
quelques centaines de mètres au-delà de notre clôture, étaient de ce
fait comme un décor de théâtre vide et muet Le camp consistait en
une trentaine de baraques en planches brutes (tout comme nos châlits
à étages), sises de part et d'autre d'une allée centrale, dans un enclos
ceint d'une double rangée de barbelés, avec miradors. Ce terrain de
400 m sur 400 était donc le lieu de vie de 3.000 à 4.500 officiers (selon
les moments), pour la plupart de réserve, Presque aucun de nous n'en
est jamais sorti en promenade durant nos cinq années de séjour. Nos
déambulations se bornaient à l'allée centrale et aux "prairies" latéra-
les, vite entièrement dénudées par le piétinement journalier.
La Wehrmacht avait apparemment pour consigne de nous
traiter avec une stricte correction, tout en facilitant toutes nos activités
324 François Ellenberger

de distractions, culturelles et autres, la hantise de nos gardiens étant


les évasions, entraînant pour eux de lourdes sanctions. Probablement
pris de court par l'énorme et subite moisson de prisonniers de guerre,
les autorités victorieuses ont dû être désemparées ; en tout cas, nos
deux premiers mois ont été extrêmement durs, sans courrier, sans
colis, soumis littéralement à un régime alimentaire de famine (tout
comme plus tard durant les derniers mois). Les quelques deux
millions de prisonniers de guerre français aux mains de l'Allemagne
étaient en quelque sorte des otages, un gage, une monnaie d'échange,
ce que nous réalisions fort bien: donnée à ne pas perdre de vue quand
on spécule sur Vichy, etc.
n est du moins à l'honneur de la Wehrmacht de ne pas avoir
livré les Juifs du camp. Ils avaient été regroupés dans l'une des
baraques, et durant les dernières années de la captivité, ils s'atten-
daient plus ou moins, je crois, à être déportés vers la mort, du jour
au lendemain. Or, parmi eux, il y avait Etienne Wo1fl, personnalité
éminente, déjà à l'époque connu pour ses remarquables recherches
en embryologie expérimentale. fi serait important d'élucider le rôle
qu'ont pu jouer dans la pensée de Ruyer les conversations qu'il n'a
pu manquer d'avoir avec Wolff. N'oublions pas que celui-ci avait au
départ une formation de philosophe. Or, à lire le chapitre III des
Elëments de psycho-biologie, on s'étonne que le nom de Wolff n'appa-
raisse pas. Pourtant Ruyer avait suivi une année au moins son cours
(privé) dans notre université de camp (sérieuse et de haut niveau,
insistons-y). Peut-être a-t-il tenu au retour à rafraîchir dans de plus
récentes sources ses informations ?
n a été estimé que l'Oflag XVII A regroupait à peu près
l'équivalent de l'intelligentsia d'une ville française de 100.000 habi-
tants. Milieu donc exceptionnellement riche en possibilités de con-
tacts et d'échanges, d'ouvertures nouvelles sur d'autres domaines, etc.
Au fil des années, toute une vie sociale architecturée, s'étaitconstruite,
avec ses fécondités, ses prises de pouvoirs, ses liens structurés, ses
antagonismes (couvant sous roche dans un climat extérieur constant
de calme cordialité), et la réelle professionnalisation de fait de certains
(telle directeur du théâtre, fier de ses réalisations assez ambitieuses,
angoissé par la perspective de retrouver un jour son propre métier
plutôt médiocre). Ruyer adorait porter un regard curieux sur tout; il
m'avait dit qu'il avait en projet (en tout cas dans sa tête) une
monographie à la fois sérieuse et ironique sur cette société néoformée
qui s'était ainsi créée de toutes pièces en vase clos; puis me dit y
Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer 325

renoncer, à la fois, je crois, par égard pour les susceptibilités des uns
et des autres, et parce qu'ayant d'autres tâches à mener à bien.
Comme de son côté mon camarade Host le dit (bien trop
brièvement), les biologistes se retrouvaient régulièrement dans une
sorte de séminaire. Dans ce groupe figurait Alexis Moyse, un jeune
chercheur en physiologie végétale. Les organisations internationales
d'aide aux prisonniers ayant mis au concours ce sujet : "Les lois
biologiques sont-elles réductibles ou non aux lois physico-chimi-
ques ?", Moyse obtint le premier prix, et son travail fut publié en 1948
chez Alcan (p.U.F.) sous le titre Biologie et Physico-Chimie ; Etienne
Wolff en fit la courte préface. La conclusion du livre est d'admettre,
très prudemment, que la vie conserve une certaine autonomie en acte
vis-à-vis des contraintes physico-chimiques : "La vie gouverne elle-
même sa pénétration dans la matière et l'évolution de ses créations",
écrit-il. Dans quelle mesure Moyse a-t-il bénéficié de l'influence de
Ruyer ? Ou vice-versa?Je ne puis le dire.
Notons que Ruyer exprimait à l'occasion dans ses propos une
opinion légèrement condescendante (simes souvenirs sont exacts) sur
le rôle des purs scientifiques, qui pour lui n'étaient finalement que les
seIViteurs de la Philosophie. Il appréciait pourtant grandement tout
ce qui était apports concrets nouveaux au savoir, et je suppose que
c'est un peu pour cela qu'il appréciait mes efforts de débutant
passionné pour appréhender à la source, loin des théories, les faits
introspectifs de la réminiscence, du rêve et de l'image. TI comparait
le bienfait de tels apports neufs à l'afflux avide des protozoaires autour
d'un filament d'algue secrétrice d'oxygène.
Notre communauté intellectuelle de l'Oflag XVII A au fil des
années avait pu se procurer un assez grand nombre de livres. Nous
avons ainsi pu, par exemple, étudier des ouvrages de Pierre Janet, de
Bleuler, etc., répondant à l'intérêt que Ruyer portait de longue date
aux affections psychiatriques. fi n'était pas au camp le seul à s'occuper
de psychologie, théorique et appliquée ; Debesse entre autres [le
spécialiste de la crise de l'adolescence) participait à nos discussions,
bien qu'étant d'orientation différente. Bien entendu, les livres de
Freud étaient interdits.
Je dois hélas ! avouer avec désespoir que mes souvenirs sur
Ruyer en capativité sont pauvres et flous - ce qui est paradoxal, étant
donné le nombre considérable d'heures que nous avons passées à
converser et discuter.Je crois qu'il aimait causer avec moi en tant que
326 François EIlenberger

jeune ami curieux de tout et ignorant, nullement spécialiste des


questions dont lui-même était fort insbuit, peut-être pour tester ses
idées hardies; et aussi parce que j'apprenais avec lui la philosophie,
loin des chemins battus et des logomachies préfabriquées. Pourtant
bien des choses nous séparaient, notamment sur le plan religieux. fi
me taquinait sur mes convictions d'alors, mais avec une gentillesse
bienveillante. javoue que je ne comprenais pas toujours le sens de
ses propositions et affirmations métaphysiques ; ainsi quand il me
parlait des Valeurs.Je retenais surtout ce qu'il y avait de plus simple,
telle l'insuffisance évidente du déterminisme mécaniste à rendre
compte des processus vitaux et psychiques.jai cru surtout en retenir
la notion simple d'une "mémoire de l'espèce", non réductible in toto
à la matérialité des gènes et autres supports de l'hérédité. (Incidem-
ment, mes recherches récentes assez poussées sur la Phyllotaxie vont
dans ce sens, le végétal paraissant mettre en exécution, tant bien que
mal, un "projet" de structure géomébique, désormais aujourd'hui
mémorisée en tant que forme globale, après avoir été autrefois
construite de proche en proche).
Plutôt que de me torturer pour me remémorer à tout prix le
passé au risque de le réinventer, il est sans doute plus intéressant de
donner ici quelques menus témoignages vécus, totalement authenti-
ques, puisque mis par écrit au fur et à mesure.J'ai compulsé à cette
fin la collection (par chance conservêe] des cartes-lettres bi-mensuelles
que j'adressais à ma famille.Je n'y ai certes trouvé que peu de passages
ici dignes d'intérêt, notes par force évidemment égocentrées et bien
banales. Les voici tout de même, elles font revivre en tout cas un
certain climat :
26 septembre 1940. - "..Je fais différentes choses, entre autres
de la psychologie avec un professeur de philosophie. Le champ
d'études est vaste ici. Dans l'ensemble, c'est une vie bien intéressante
au point de vue intellectuel Elle aura été pour beaucoup une retraite
ou une découverte spirituelle; lorsqu'on sera libérés, il en restera bien
des souvenirs. Mais nous n'en sommes pas là encore. On attend
patiemment, en travaillant le plus possible à sa culture et son appro-
fondissement personnel. On s'aide mutuellement,..",
1er octobre 1940. - 'Je fais de la psychologie avec un très
amusant et intéressant professeur de philosophie...",
12 octobre 1940. - "Rien de neuf ici, où il ne fait pas encore
froid. Je fais toujours de la psychologie avec mes amis philosophes.
Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer 327

C'est si intéressant, cette étude de l'homme. Les livres manquent


encore..."
29 novembre 1940. - "..Je passe beaucoup de temps à causer
et discuter avec Ruyer, aimable et original, philosophe spiritualiste
assez connu je crois; je prépare, avec ses conseils, un petit travail sur
les rêves ".
- " Une des consolations du camp, c'est l'esprit de compréhen-
sion mutuelle qui anime beaucoup de gens ici..."
14 janvier 1941. - "... Ce fut aussi le Noël de l'amitié; j'ai tant
de bons amis... Et puis je suisjeune encore, et personne ne m'enlèvera
majeunesse, ni d'en jouir intensément..Je continue avec l'aide de ce
n
bon et délicat ami Ruyer, l'étude du rêve. croit que j'arriverai à
écrire un travail intéressant et même apportant des faits et idées
nouvelles ; tous les jours nous en parlons et je lui soumets mes
observations de la nuit et mes réflexions ; nous parlons aussi de
métaphysique.Je participe aussi à plusieun cercles d'étude: Philoso-
phie justement.., etc.".
13 février 1941.-"Avec la farine, je fais des gâteaux aux raisins
très savoureux, et j'invite Ruyer à goûter, Avec ce brave ami, je fais
des choses bien intéressantes: psychologie mais aussi d'autres comme
le dessin; il fait de beaux portraits à l'aquarelle et moi je fais des
croquis..." - "Combien je pense à vous !Je rêve souvent - ô cauchemar
- d'une courte permission chez vous...".
25 février 1941.- "..Je travaille toujours avec Ruyer sur le rêve...
Nous n'avons que le Kretschmer..." (en fait de livres).
30 avril 1941. - (Imaginant le retour) "...Tout a une fin et un
jour je sonnerai trois coups à la porte, la nuit peut-être : ce sera un
beau jour; dans ce camp, j'aurai appris bien des choses; en
particulier l'amitié de Ruyer, qui est un des philosophes les plus
originaux contemporains...". - "Les journées semblent souvent trop
courtes pour faire tout ce qu'on veut On n'a pas le temps de tout
faire : peindre, philosopher, voir tous ses amis, cuisiner, assister aux
cours, etc.".
13 décembre 1941.-"Presque tous les jours je fais du thé (Sic)
à la menthe pour moi et pour Ruyer aussi. Nous passons un temps
énorme à philosopher ensemble. Car, du rêve, je suis parfois entraîné
très loin...".
Il avril 1942.- "...De toutes mes forces,je cherche à construire
une œuvre, un livre, en psychologie, avec l'aide constante de Ruyer ;
328 François Ellenberger

ces grands problèmes de la pensée, du rêve, de la mémoire, donnent


le vertige, et par là de l'humilité".
Z1 avril 1942. - "...Le printemps, pour les prisonniers, c'est de
se laisser envahir par la douceur de l'air, en rêvant aux arbres fleuris,
aux gais ruisseaux, aux rires d'enfants, tout là-bas derrière les horizons
inaccessibles. Pourquoi se révolter ou nourrir son "cafard" ?".
13novembre 1942.-"Reçu hier des livres St Michel" (une œuvre
d'aide) "tout neufs et très intéressants, pour Ruyer et pour moi, enfin
quelque chose de substantiel". (Nota : nous étions au camp depuis
juillet 1940 !). - "Auriez-vous un peu de poudre insecticide (puces) ?".
Dès ce moment, j'ai ml peu laissé tomber la philosophie pour
me concentrer sur la géologie, sujet qui n'intéressait guère Ruyer.
Nous avons réussi non seulement à faire des cours très convenables
du niveau licence, mais à effectuer des recherches tout à fait fructueu-
ses sur les terrains et roches afileurant dans l'enceinte du camp,
mettant en œuvre l'ingéniosité française dont les manifestations abon-
daient dans le camp, ouvertement ou secrètes, à la stupeur de nos
lourds gardiens. Mais non sans grandes difficultés. Je citerai ici
quelques passages de mes lettres exprimant un peu nos souffrances
morales communes:
31 janvier 1943. - "...Aucune impatience prématurée ne nous
trouble dans nos travaux, rendus difficiles par le manque relatif de
chauffage (université fermée, mais bibliothèque ouverte heureuse-
ment)" (deux baraques rêservêes à cet usage). "Nos cours de Géologie
et de Géographie physique ont lieu dans des locaux disparates : par
exemple séchoirs de baraque, le linge gouttant sur les auditeurs et le
professeur! Ceux de Paris n'imaginent guère ce que peut demander
de persévérance (à tous) le travail dans de telles conditions".
16 mars 1943. - "...Vraiment le temps est long et les semaines
passent, sans apporter quelque chose: c'est presque une éternité de
résignation".
12 (?) mai 1943.- "A force de patience et de volonté, nous avons
pu [les excursions excepté !) mettre au point un enseignement
géologique qui n'envie pas grand chose, au point de vue de l'étendue
des matières traitées, sinon de la compétence des profs, et travaux
pratiques, à celui d'une faculté. L'E.N.S. n'y est certainement pour
rien. Enfin, "chacun pour soi" ! Vous verrez: au retour, les prisonniers
auront en commun un caractère "ours", sauvage, candide, indépen-
dant, plein de mépris pour les compromissions et petites bassesses de
Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer 329

la vie. Ne comptez pas sur moi pour faire des visites dans les 3
premiers mois de liberté. On (demande ?) surtout à être seuls avec
les quelques êtres qui sont à 'OOUS, loin des foules. Ici nous sommes ff1
dans un espace de moins de 13 x 30 mètres depuis 3 ans bientôt !". -
(Voir plus loin les lettres de Ruyer libéré).
19 mai 1943. - "...La maison: quel mot chargé de nostalgie pour
tous les exilés, les évacués, les sinistrés! Ici, le "chez soi" fait à peine
un mètre cube de volume !J'aurai pitié, à l'avenir, des lapins dans
leurs clapiers... Je n'ai pas fait grand chose en philo depuis 8 mois.
Tous mes amis vont bien... Ruyer est toujours si gentil et amusant..".
31 octobre 1943. - ''Tout va bien ici, rien de neuf. On pense
tant au revoir, tant attendu. Ce sera une telle délivrance; ici l'une des
plus grandes souffrances, c'est de vivre des années dans un immuable
décor misérable, comme si le temps était arrêté... Rares je crois sont
ceux dont la vie intérieure suffit à remplir ce désert; pour beaucoup,
c'est plutôt le compte désolé de la fraction de vie qui est perdue ici,
sans retour".
Il janvier 1944.- "Les puces diminuent, remplacées par des rats
facétieux, heureusement peu nombreux, qui font des blagues :
transport de châtaignes dans les souliers, vol de papiers, etc. Grandes
chasses dans la baraque !".
20 avril 1944. - "...Pour qui sait et veut, il y a partout des sujets
de recherches originales, et pour qui n'a rien, il reste lui-même et la
philosophie. Ruyer a, je crois, écrit 3 livres ici, déjà. L'un d'eux, sur
la Vie, sera passionnant; nous en avons beaucoup parlé, ce fut pour
moi une révélation."

C'est hélas ! tout Du moins il ressort de ces bribes que


Raymond Ruyer fut pour moi au long de ces cinq interminables
années de claustration le plus merveilleux des amis, tant sur le plan
humain qu'intellectuel, Admirable pédagogue, il m'a aidé à pénétrer
en profondeur le sens de la vie ; il fut un grand et décisif maître à
penser.
A la libération, nos dures épreuves de prisonniers de guerre
ont été complètement relativisées par la prise de conscience de
l'horreur des camps d'extermination. Mais il ne faudrait pas en
conclure que notre Oflag était un idyllique camp de vacances perpé-
tuelles. J'extrais ces lignes écrites par Etienne Wolff dans sa préface
du livre précité de Moyse :
330 François Ellenberger

"Combien de fois n'avons-nous pas trépigné de rage et d'im-


puissance lorsque, de nos camps perdus dans un coin de l'Allemagne,
nous entendions les sirènes vichyssoises proclamer que les prisonniers
reviendraient mûris par de longues et saines méditations ! ~'ils
viennent donc voir, disions-nous, comme on peut se livrer à la
méditation dans de hideuses baraques, où nous vivions entassés
comme des lapins dans un clapier, où régnaient tout le jour le tumulte,
les cris et les coups de marteau, tout l'hiver le froid, et toute l'année
la crasse et la vermine. Ajoutez à cela la hantise constante de la faim,
qui nous a souvent tenaillés et n'était apaisée que par l'arrivage
inconstant des colis de nos familles, et l'affreuse nostalgie qui empê-
chait notre pensée de se concentrer sur autre chose que l'idée fixe de
toute notre captivité, la victoire et le retour. Quelle liberté d'esprit
peut-on garder dans de telles conditions ? ..",
En vérité, cette promiscuité était une gêne insupportable, et
l'on ne pouvait y échapper un peu qu'en déambulant, lorsque le
temps et l'heure le permettaient, dans les recoins de terrain libres, en
fuyant la foule des autres. Philosopher en marchant, voilà qui était un
retour à d'anciennes traditions !
Je n'ai rien dit de la souffrance supplémentaire que connais-
saient tous les époux et pères de famille. Ruyer me parlait quelquefois
des siens, de sa femme aimée, de ses deux garçons ; mais dans le
camp, sur ces sujets douloureux, la discrétion et la pudeur étaient de
règle. Sa paix intérieure en la matière était admirable. Un jour il me
fit arbitrer une charmante querelle (passée, toujours conservêe en lui
au présent) qui l'avait opposé à son gamin, sur la nécessité de toujours
tourner dans le même sens quand on fait une mayonnaise. TI n'en
voyait pas la raison, lui si fier de tout comprendre ; je donnais raison
au fils (affaire de spirales, etc.).
Pour terminer, voici quelques autres extraits, ceux-ci tirés de
lettres que Ruyer m'a écrites une fois rentrés en France, en 194&-1947.
TI y est largement question de mon propre livre sur la mémoire alors
sous presse, et dont mon ami disait beaucoup trop de bien (mais il
était sans doute fier des travaux audacieux et autonomes de son
disciple].
9 août 1946. - "...Pour l'instant, je passe mes vacances en famille
dans les Vosges ; avec femme, enfants, mère, tante (?), etc. - un peu
trop de monde à mon goût (car si Iahvé recommande d'honorer ses
pères et mères, il ne comprend pas les tantes, cousins, etc. dans la
Q!.1elques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer 331

recommandation. Je me contenterais volontiers de ma femme et de


mes enfants seuls.Je me distrais en aquarellant mais les montagnes
vosgiennes sont rétives. La première année de libération a été déli-
cieuse en tout point C'est plutôt maintenant que je sens les difficultés
et côtés énervants de la vie française... Mon bouquin sur la biologie
est prêt à paraître, mais Alcan préfère attendre la rentrée universi-
taire. •• jai d'autre part terminé un autre bouquin sur les Valeurs à
paraître chez Aubier et enfin j'ai en commande une Introduction à la
métaphysique...jai vu pas mal Debesse, qui est installé à Strasbourg.
De temps à autre, la solitude sans soucis matériels de l'Oflag me
manque un peu pour travailler. La vie, aujourd'hui disperse trop ;
trop de pertes d'énergie et de frottements. Au point de vue religieux,
nous nous querellions effroyablement, je suis de moins en moins
"Chrétien" et de plus en plus panthéiste ... Avec mon souvenir ému.
Votre [illisible]",
31 octobre 1946.- "Enfin j'ai eu l'impression de vous retrouver,
en lisant votre longue lettre. Je pense que vous avez reçu mon
bouquin, envoyé il y a une dizaine de jours..." - (Il s'agissait des
Elëmaus de psycho-hiologie, avec cette dédicace: "A François Ellen-
berger, mon camarade de captivité et de famine, en souvenir d'in-
nombrables discussions et de quelques querelles". - "...Passons aux
choses sérieuses. Sije vous avais sous la main, vous auriez pris quelque
chose pour votre phrase sur mon "panthéisme édulcoré"..." - (suivent
quelques reproches bien mérités sur mon orgueil) - "... Par contre, je
me retrouve entièrement d'accord avec vous - comme à Edelbach-
dans vos vitupérations sur l'Ecole Normale.jimagine fort bien ce que
cela doit être. j en ai ici un échantillon sous les yeux par beaucoup
de mes collègues de la Faculté, Normaliens vieilliset rancis..." - ''Yous
rugiriez si vous pouviez assister à la vie de coq en pâte qui est la
mienne. Ma première année de libération a été délicieuse. javais
perpétuellement le sentiment de la sublimité de l'existence, et mon
culte des arbres (dendrolâtrie, je crois, d'après les mythologues)
prenait d'étranges proportions... Mon livre sur les valeurs paraîtra
probablement chez Aubier. Mais tout cela est bien long.Je ponds un
article sur les valeurs vitales dans le N° 1 de la revue deJ. Wahl :
Deucalion. Si vous le trouvez, il vous intéressera peut-être. Je me
décide également à publier dans une revue philosophique mon étude
du camp sur le matriarcat.j'en ai fait une autre, assez théologique sur
"Dieu-personne et Dieu-Tao". Enfin je suis embarqué dans un Traité
de métaphysique. Mais Nancy est terriblement mort. Ne maudissez
332 François Ellenberger

pas trop Paris, tout de même, et ne méconnaissez pas ses avantages


pour un volcan de votre âge. Pour moi, je m'accommode fort bien
de n'être pas au milieu de la foire..." - "...Vous aussi, vous êtes au fond
l'ami très cher de mon coeur. Votre vieux (illisible !)".
21 avril 1947. - 'j'ai bien reçu votre livre en épreuves... il est
temps de me mettre au compte rendu par la Revue philosophique...
Cette vie d'après captivité paraît un peu plate, ne trouvez-vous pas ?
Notre phalanstère avait de l'intensité...".
1er juin 1947. - "Bravo et félicitations" (pour mon mariage) "et
bon courage pour Madame Ellenberger, à qui revient désormais la
responsabilité de votre tenue vestimentaire ; je ne puis mieux faire
que vous souhaiter un bonheur égal au mien, car je suis toujours en
pleine lune de miel.. Bréhier et la Revuephilosophique ont le manuscrit
de mon article sur vous...".
8 décembre 1947. - 'je vous renvoie votre bouquin... En le
relisant j'étais au camp, avec, même, la souffrance que me causait
souvent l'effort pour m'arracher à mon propre travail et suivre le
vôtre..." - 'j'en parlerai" (de mon propre livre) " àJean Wahl qui fait
paraître une revue "Deucalion" qui veut être dans le mouvement U'y
ai publié un article sur les valeurs vitales, mais à vrai dire on ne voit
cette revue nulle part à Nancy...)" - "...Je compte sur vous pour ne
rien oublier car vous avez le nez pointu, et vous êtres un AES alors
que je ne suis qu'un pauvre nAFS..." - (Reflet de nos incursions, au
camp, dans le domaine de la caractérologie et même de la physlo-
gnomonie).
(De Madame Ruyer) 6 octobre 1947.- "Cher Monsieur, Votre
pensée est souvent présente parmi nous mais je ne vous écris pas pour
vous dire cela (les hommes n'ont guère besoin d'exprimer leurs
sentiments), vous vous trouverez d'ailleurs souvent cité dans l'impor-
tant travail sur le néo6nalisme dont je viens d'achever la dactylogra-
phie sous la dictée de votre vieil ami.." - (Suit une demande d'ordre
privé: son fils voudrait une lunette astronomique; à l'Oflag, j'avais
monté avec grand succès un cercle astronomique).
Tels sont les trop succincts témoignages vécus écrits sur Ray-
mond Ruyer que j'ai eu le privilège de retrouver en triant de vieux
papiers. fis éclaireront peut-être un petit peu le milieu et le contexte
si particuliers où cet auteur exceptionnel a élaboré quelques-uns de
ses grands livres. La souffrance peut annihiler ; elle peut aussi révéler
et grandir. En vérité, assez nombreux ont été à l'Oflag XVll. A ceux
Quelques souvenirs personnels sur Raymond Ruyer 333

d'entre nous qui, dans l'humiliation indicible de la France et dans


celle de notre condition propre, ont relevé fermement la tête, se sont
mis debout, ont mobilisé toutes les ressources de leur être et, triom-
phant de l'adversité, se sont surpassés, en vainqueurs. Ruyer fut de
ces athlètes de l'Esprit
En transcrivant ces vieux fragments, j'ai ressenti cette émotion,
cette nostalgie que chacun éprouve en voyant brusquement surgir
hors de la brume de l'oubli de tout petits mais poignants îlots intacts
d'un passé, redevenu présent, après un demi-siècle. Non, décidément,
rien n'est jamais définitivement anéanti! Ces bribes permettront
peut-être au lecteur d'un peu mieux cerner l'image de cet homme
incomparable qu'a été Raymond Ruyer. Mais quelle était donc la
source de l'extraordinaire capacité d'être heureux qui l'habitait et
irradiait dans ses contacts? N'était-ee pas en lui l'une des marques du
génie?
BmLIOGRAPHIE DE RAYMOND RUYER

Établie par Bernard Ruyer

I.-LIVRES
Esquisse d'une philosophie dela structure (thèse principale de doctorat),
Paris, F. Alean, 1930.
L'Humanité de l'avenir d'après Cournot (thèse complémentaire), Paris,
F. Alcan, 1930.
La Conscience et le Corps, Paris, F. Alean, 1937.
Éléments de Psycho-biologie, Paris, PUF, 1946.
Le Monde des Valeurs. Etudessystématiques, Paris, Aubier, 1948.
L'Utopie etlesutopies, Paris, PUF, 1950,2e éd, Paris, G. Monfort, 1988
Philosophie de la Valeur, Paris, A Colin, 1952.
Néo-finalisme, Paris, PUF, 1952.
La Cybernétique et l'origine de l'information, Paris, Flammarion, 1954.
La Genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958.
L'Animal, l'homme, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964.
Paradoxes de la conscience et limites de l'automatisme, Paris, A Michel,
1966.
Eloge de la Société de consommation, Paris, Calmann Lévy, 1969.
Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970.
Les Nuisances idéologiques, Paris, Calrnann Lévy, 1971.
La Gnose de Princeton: des savants à la recherche d'une religion, Paris,
1974,2e êd., Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1977.
Les Nourritures psychiques : la Politique du bonheur, Paris, Calmann
Lévy,1975.
Homère (JJJ, féminin, Paris, Copernic, 1977.
346 Bibliographie

Les Cent prochains siècles, Paris, Fayard, 1977.


L'Art d'être toujours content. Introduction à la viegnostique, Paris, Fayard,
1978.
Le Sceptique rësolu, Paris, Robert Laffont, 1979.
Souvenirs 1: Ma Famille alsacienne et ma uallëe vosgienne, Nancy, Vent
d'Est, 1985.

D.- ARTICLES
Un Modèle mécanique de la Conscience, Journal de Psychologie
normale etpatlwlogique, juillet-octobre 1932.
La Mort et l'existence absolue, Recherches philosophiques II, Boivin,
1932-33.
La Connaissance comme fait cosmique, Revue Philosophique, CxllI,
1932.
Sur une Illusion dans les théories philosophiques de l'étendue, Revue
de M~taphysique et de morale, 1933.
La psychologie, la désubjectivation et le paralIélisme, Revue de ~­
thèse, juillet 1933.
Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme, Revue
Philosophie, juillet 1933.
Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme, Revue
Philosophique, juillet 1933.
Les sensations sont-elles dans notre tête?, Journal de Psychologie
normale et pat/Wlogique, juillet-octobre 1934.
Sur quelques arguments nouveaux contre le réalisme, Recherches
philosophiques, Boivin, 1934-35.
Le Versant réel du fonctionnement, Revue philosophique, mai-juin
1935.
Le Sens du temps : réflexion sur les films inversés, Recherches
philosophiques, ~ 1935-36.
Le paradoxe de l'amibe et la psychologie, Journal de Psychologie
normale etpatlwlogique, juillet-décembre 1938.
Micro-physique et micro-spiritualisme, Revue de M~taphysique· et de
Morale, 1938.
Bibliographie 347

Parallélisme et spriritualisme grossier, Revue philosophique, janvier


1938.
Le "psychique" et le "vital", Bulletin de la Sociltlfrançaise de Philoso-
phie (séance du 26.ll. 1938), XI1 ijuin 1939).
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L'Individualité, Revue deMltaphysique et de Morale, 1940.
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Pouvoir spirituel et matriarcat, Revue philosophique, octobre 1949.
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Le matérialisme selon Gaston Bachelard, Revue deMltaphysique et de
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Philosophie, 1956.
Les postulats du sélectionnisme, Re'DUe philosophique, 1956.
Behaviorisme et dualisme, Bulletin dela Sociétéfrançaise dePhilosophie
(séance du 26.01.57) t, XI1X, 1957.
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19.04.6.
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1958.
La psycho-biologie et la science, Dialectisa; vol. XIII, n 2, 1959.
Le mythe de la raison dialectique, Revue de Métaphysique et deMorale,
1961.
Perception, croyance, monde symbolique, Revue de Métaphysique et
deMorale, 1962.
Science, métaphysique et étroitesse de la conscience, Revue Interna-
tionale dePhilosophie, 1963.
Quasi-information, psychologisme et structuralisme, Revue de Méta-
physique et deMorale, 1965.
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Les observables et les participables, Revue philosophique, t, CLVI,
1966.
La'Iecture et ses implications, in Le Langage (Sociétés de philosophie
de langue française, actes du XIIIe Congrès, Genève), Neuchâtel, La
Baconnière, 1966.
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La conscience et les théories des théories, Revue de Métaphysique et
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phique, t CLX, 1970.
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Bibliographie 349

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fi n'y a pas d'inconscient - embryogénèse et mémoire - Diogène, 1988.

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