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DE lA SCIENCE
À lA THÉOLOGIE
SOUS lA DIRECTION DE
LOUIS VAX
ET
JEAN~AC~UESWUNENBURGER
ÉDITIONS KIMÉ
2 IMPASSE DES PEINIRES
PARIS IIème
Publié avec le concours des Universités
ISBN2-84174-017-X
© Éditions Kimé, Paris, 1995.
SOMMAIRE
1. VIE ET CONSCIENCE
ill. TÉMOIGNAGES
Bio-Bibliographie 343
AureuB Ml
PORTRAIT D'UN PIDLOSOPHE
LOUIS VAX.
tous les temps une gloire impérissable. Il n'usait pas de ce style allusif
gràce auquel les orateurs mondains flattent la vanité de leur auditoire
en lui prêtant plus de savoir qu'il n'en a. n ne proférait point de ces
propos ambigus qui incitent les fats à les interpréter à leur guise pour
affirmer que le maître tombe fort dans leur sens, et les nigauds à
admirer en silence ce qu'ils ne comprennent pas. Il n'était pas de ces
philosophes à la mode, habiles à doter d'une profondeur en trompe-
l'œil une pensée incohérente ou banale.
J'ai aperçu Raymond Ruyer la première fois fin octobre 1946
à l'occasion d'un examen oral. Il y avait alors, au 13 de la Place
Carnot, dans l'entresol d'un ancien bâtiment de la faculté des Lettres
de Nancy, une salle longue, étroite et basse, sur laquelle des fenêtres
à croisillons jetaient une lumière parcimonieuse. Des planches mal
dégrossies posées sur des tréteaux y tenaient lieu de tables. Une chaise
boiteuse était la chaire lnagistraIe. Un petit poêle à charbon noir
dégageait parfois plus de fumée que de chaleur, en sorte qu'il anivait
au maître d'interrompre un exposé sur l'idéalisme transcendental
pour le recharger ou en stimuler le fonctionnement à l'aide d'un
tisonnier. Tel était, in illo tempere, l'Institut de philosophie de l'Uni-
versité de Nancy.
Ruyer assurait presque seul l'enseignement de la philoso-
phie générale, de la logique, de la morale, de la sociologie et de
l'histoire de la philosophie. Le regretté Georges Vallin, professeur au
lycée, donnait un cours de psychologie fondé sur l'étude de saïntJean
de la Croix, de Proust, de Rilke et de Kierkegaard. A cette heureuse
époque, la psychologie, qui n'était pas encore scientifique en Lor-
raine, nous apprenait beaucoup sur l'homme, sur les mystiques et les
poètes. Les candidats au certificat de psychologie générale furent
invités à disserter sur le thème: "Comment l'affectivité nous révèle-t-
elle la réalité du temps?" Dans les années suivantes, Vallin se chargea
de l'enseignement de la métaphysique et Ruyer de celui de la
psychologie, Puis vint Robert Derathé qui prit en main l'histoire de
la philosophie, la philosophie politique et les tâches administratives.
Dentier survivant de celte époque, j'assumai plusieurs années plus
tard l'initiation à la logique formelle.
Penseur original, Ruyer ne craignait pas de dispenser un
enseignement scolaire. Il avait adopté pour manuels de base Bréhier
en histoire de la philosophie et Sorokin en sociologie. Ce n'est pas
qu'il ait reculé devant l'étude des ouvrages fondamentaux: il ne s'étail
laissé rebuter ni par l'étendue du Traité de sociologie de Pareto ni par
12. Louis Vax
les ombres noires et nettes qui s'allongent, sous IDI ciel métallique,
dans certains tableaux de Dali.
Or, comme le vulgaire, le savant et le philosophe sont enclins
à penser que le masque de l'expressivité n'a d'autre rôle que celui de
voiler la face de la signification, à moins qu'ils n'imaginent, comme
Malebranche, que le péché originel a détourné vers la perception
sensible une volonté naturellement attachée à l'intelligible. Mais, tout
theoretischer Mensch qu'il ait été par vocation, Ruyer n'a jamais cédé
à la tentation idéaliste de vouloir obliger la réalité à se dissoudre dans
la connaissance. A mesure qu'il avançait en âge, il se montrait de plus
en plus attentif aux humbles choses auxquelles nous sommes redeva-
bles d'une "irisation" de la réalité et de la vie, comme ces romans naïfs
qui nous enchantent, ces rêveries qui charment nos jours, ces cartes
de Noël qui offrent à nos regards une branche de houx épinglée sur
le paysage de neige qu'éclaire, du fond d'un ciel pâle, un soleil
d'hiver.
Ce dernier exemple nous permet d'apercevoir un lien entre
les notions ruyériennes d'expressivité et de nutrition psychique. Ce
dernier concept a retenu à juste titre l'attention d'économistes. nexiste
bien, explique Ruyer, des besoins de nutrition corporelle et de
nutrition spirituelle. Les aliments et les boissons sont propres à
satisfaire les premiers, la contemplation mystique et l'exercice de
l'intelligence à combler les seconds. Mais l'homme ne vit pas seule-
ment de pain et de spéculation élevée. Il a besoin de couleurs, de
mouvement, d'émotions. Il entreprend des voyages sans but culturel
ou pratique, pour le seul plaisir de voyager. S'il s'adonne aux jeux de
hasard, c'est moins dans l'espoir d'un gain aléatoire que pour jouir
d'une émotion. S'il obselVe la foule, c'est moins pour s'instruire à sa
vue sur la nature humaine que pour le plaisir de regarder. Il échange
avec ses congénères des propos insignifiants pour le plaisir de parler.
Au reste, les aliments matériels et spirituels sont propres dans une
certaine mesure à satisfaire ses besoins psychiques, témoin la dispo-
sition agréable d'un mets sur un plat, ou l'aspect émouvant d'une
cérémonie religieuse. Sur ce dernier point d'ailleurs, Ruyer s'applique
à faire le départ entre le psychique et le spirituel. Le sentiment du Sacré
décrit par Rudolf Otto, l'attrait du "Tout-autre" (das Ga1lz-andere), la
séduction ambivalente (lllysterium tremendum, mystetium fascinans) du
sacré, l'émotion soudaine qui vous saisit à votre arrivée en certains
lieux comme Delphes, et qui fait dire à Ulrich von Wilamowitz-Moel-
lendorff : "Die Gôtter sind da!" relèvent avant tout du psychique. La
20 Louis Vax
presse locale ne lui consacra pas une ligne. Depuis cinq ans, ses restes
reposaient au cimetière de Plainfaing auprès de ceux de Madame
Ruyer. Le dernier de ses livres est avant tout un hymne à celle qui
avait été la compagne de sa vie.
Permettez-moi enfin de répéter, dans le dernier sourire et
le dernier sanglot de ma voix, comme eût dit Vladislas de Lubiez-Mi-
losz, la dernière phrase que, en dépit de mon horreur du superlatif,
je proférai devant l'assistance clairsemée qui entourait le cercueil du
philosophe : Raymond Ruyer est le seul homme de géni« que j'aie
rencontré dans 11l0n existence.
DIEU ET L'ANTI-DIEU
RAYMOND RUYER
Texte inédit
*
Le poème pathétique deJob est encadré par un Récit, fabriqué
après coup ou existant à part, qui met en scène le Dieu du théisme
naïf, en rivalité, et aussi en connivence, avec le Diable. Dieu et le
Diable discutent sur la vertu deJob. Dieu se déclare très fier d'un si
bon serviteur, Le Diable lui rétorque: "C'est chose bien facile pour
Job d'être vertueux. Tu lui as tout donnê, Tu l'as favorisé de toute
manière. Permets-moi seulement de le ruiner, de faire périr ses
troupeaux et sa famille, sa femme et ses fils, tu verras le résultat! La
vertu deJob n'y tiendra pas".
Job tient pourtant Alors le Diable, avec la permission de Dieu,
frappeJob d'affreuses maladies. Dans le Récit,Job résiste à tout, et
continue à bénir Dieu, qui gagne ainsi son pari contre le Diable. Les
deux Parieurs sont complices, expérimentateurs aussi détachés l'un
que l'autre, aussi iniques l'un que l'autre, même si Dieu récompense
finalement Job et lui restitue troupeaux et famille Oob considérant,
semble-t-il, qu'une femme en vaut une autre, et qu'une famille peut
se remplacer comme un troupeau).
Le poème de Job est plus profond, sans aller cependant
jusqu'au panthéisme. Du moins,Job proteste de son innocence. Il
maintient, devant le malheur, sa conscience têtue d'être innocent n
blâme le discours de ses voisins bavards, qui adoptent la thèse
orthodoxe: Dieu est parfaitement juste, donc, si tu souffres, c'est que
tu expies des péchés conscients ou inconscients. Le poème a l'audace,
finalement, de faire comparaître Dieu lui-même. Dieu daigne se
justifier aux yeux deJob, non pas en reprenant avec autorité la thèse
orthodoxe des voisins de Job, mais en prenant de la hauteur, en
mettantJob au défi de comprendre le mystère du monde, de com-
prendre comment il est bâti, de comprendre la nuit riAs-tu vu les
portes de l'ombre?"), de comprendre la neige, et la grêle, de com-
prendre sa propre naissance ("Qui t'a fait cailler comme du lait?"), et
la naissance d'animaux aussi monstrueux et puissants que l'hippopo-
lame et le crocodile.
Le poème deJob est plus profond que la philosophie de Leibniz
et que l'optimisme mécanique et mathématique de "l'origine radicale
Dieu et l'anti-dieu 37
renoncer, à la fois, je crois, par égard pour les susceptibilités des uns
et des autres, et parce qu'ayant d'autres tâches à mener à bien.
Comme de son côté mon camarade Host le dit (bien trop
brièvement), les biologistes se retrouvaient régulièrement dans une
sorte de séminaire. Dans ce groupe figurait Alexis Moyse, un jeune
chercheur en physiologie végétale. Les organisations internationales
d'aide aux prisonniers ayant mis au concours ce sujet : "Les lois
biologiques sont-elles réductibles ou non aux lois physico-chimi-
ques ?", Moyse obtint le premier prix, et son travail fut publié en 1948
chez Alcan (p.U.F.) sous le titre Biologie et Physico-Chimie ; Etienne
Wolff en fit la courte préface. La conclusion du livre est d'admettre,
très prudemment, que la vie conserve une certaine autonomie en acte
vis-à-vis des contraintes physico-chimiques : "La vie gouverne elle-
même sa pénétration dans la matière et l'évolution de ses créations",
écrit-il. Dans quelle mesure Moyse a-t-il bénéficié de l'influence de
Ruyer ? Ou vice-versa?Je ne puis le dire.
Notons que Ruyer exprimait à l'occasion dans ses propos une
opinion légèrement condescendante (simes souvenirs sont exacts) sur
le rôle des purs scientifiques, qui pour lui n'étaient finalement que les
seIViteurs de la Philosophie. Il appréciait pourtant grandement tout
ce qui était apports concrets nouveaux au savoir, et je suppose que
c'est un peu pour cela qu'il appréciait mes efforts de débutant
passionné pour appréhender à la source, loin des théories, les faits
introspectifs de la réminiscence, du rêve et de l'image. TI comparait
le bienfait de tels apports neufs à l'afflux avide des protozoaires autour
d'un filament d'algue secrétrice d'oxygène.
Notre communauté intellectuelle de l'Oflag XVII A au fil des
années avait pu se procurer un assez grand nombre de livres. Nous
avons ainsi pu, par exemple, étudier des ouvrages de Pierre Janet, de
Bleuler, etc., répondant à l'intérêt que Ruyer portait de longue date
aux affections psychiatriques. fi n'était pas au camp le seul à s'occuper
de psychologie, théorique et appliquée ; Debesse entre autres [le
spécialiste de la crise de l'adolescence) participait à nos discussions,
bien qu'étant d'orientation différente. Bien entendu, les livres de
Freud étaient interdits.
Je dois hélas ! avouer avec désespoir que mes souvenirs sur
Ruyer en capativité sont pauvres et flous - ce qui est paradoxal, étant
donné le nombre considérable d'heures que nous avons passées à
converser et discuter.Je crois qu'il aimait causer avec moi en tant que
326 François EIlenberger
la vie. Ne comptez pas sur moi pour faire des visites dans les 3
premiers mois de liberté. On (demande ?) surtout à être seuls avec
les quelques êtres qui sont à 'OOUS, loin des foules. Ici nous sommes ff1
dans un espace de moins de 13 x 30 mètres depuis 3 ans bientôt !". -
(Voir plus loin les lettres de Ruyer libéré).
19 mai 1943. - "...La maison: quel mot chargé de nostalgie pour
tous les exilés, les évacués, les sinistrés! Ici, le "chez soi" fait à peine
un mètre cube de volume !J'aurai pitié, à l'avenir, des lapins dans
leurs clapiers... Je n'ai pas fait grand chose en philo depuis 8 mois.
Tous mes amis vont bien... Ruyer est toujours si gentil et amusant..".
31 octobre 1943. - ''Tout va bien ici, rien de neuf. On pense
tant au revoir, tant attendu. Ce sera une telle délivrance; ici l'une des
plus grandes souffrances, c'est de vivre des années dans un immuable
décor misérable, comme si le temps était arrêté... Rares je crois sont
ceux dont la vie intérieure suffit à remplir ce désert; pour beaucoup,
c'est plutôt le compte désolé de la fraction de vie qui est perdue ici,
sans retour".
Il janvier 1944.- "Les puces diminuent, remplacées par des rats
facétieux, heureusement peu nombreux, qui font des blagues :
transport de châtaignes dans les souliers, vol de papiers, etc. Grandes
chasses dans la baraque !".
20 avril 1944. - "...Pour qui sait et veut, il y a partout des sujets
de recherches originales, et pour qui n'a rien, il reste lui-même et la
philosophie. Ruyer a, je crois, écrit 3 livres ici, déjà. L'un d'eux, sur
la Vie, sera passionnant; nous en avons beaucoup parlé, ce fut pour
moi une révélation."
I.-LIVRES
Esquisse d'une philosophie dela structure (thèse principale de doctorat),
Paris, F. Alean, 1930.
L'Humanité de l'avenir d'après Cournot (thèse complémentaire), Paris,
F. Alcan, 1930.
La Conscience et le Corps, Paris, F. Alean, 1937.
Éléments de Psycho-biologie, Paris, PUF, 1946.
Le Monde des Valeurs. Etudessystématiques, Paris, Aubier, 1948.
L'Utopie etlesutopies, Paris, PUF, 1950,2e éd, Paris, G. Monfort, 1988
Philosophie de la Valeur, Paris, A Colin, 1952.
Néo-finalisme, Paris, PUF, 1952.
La Cybernétique et l'origine de l'information, Paris, Flammarion, 1954.
La Genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958.
L'Animal, l'homme, la fonction symbolique, Paris, Gallimard, 1964.
Paradoxes de la conscience et limites de l'automatisme, Paris, A Michel,
1966.
Eloge de la Société de consommation, Paris, Calmann Lévy, 1969.
Dieu des religions, Dieu de la science, Paris, Flammarion, 1970.
Les Nuisances idéologiques, Paris, Calrnann Lévy, 1971.
La Gnose de Princeton: des savants à la recherche d'une religion, Paris,
1974,2e êd., Paris, Hachette, coll. "Pluriel", 1977.
Les Nourritures psychiques : la Politique du bonheur, Paris, Calmann
Lévy,1975.
Homère (JJJ, féminin, Paris, Copernic, 1977.
346 Bibliographie
D.- ARTICLES
Un Modèle mécanique de la Conscience, Journal de Psychologie
normale etpatlwlogique, juillet-octobre 1932.
La Mort et l'existence absolue, Recherches philosophiques II, Boivin,
1932-33.
La Connaissance comme fait cosmique, Revue Philosophique, CxllI,
1932.
Sur une Illusion dans les théories philosophiques de l'étendue, Revue
de M~taphysique et de morale, 1933.
La psychologie, la désubjectivation et le paralIélisme, Revue de ~
thèse, juillet 1933.
Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme, Revue
Philosophie, juillet 1933.
Ce qui est vivant et ce qui est mort dans le matérialisme, Revue
Philosophique, juillet 1933.
Les sensations sont-elles dans notre tête?, Journal de Psychologie
normale et pat/Wlogique, juillet-octobre 1934.
Sur quelques arguments nouveaux contre le réalisme, Recherches
philosophiques, Boivin, 1934-35.
Le Versant réel du fonctionnement, Revue philosophique, mai-juin
1935.
Le Sens du temps : réflexion sur les films inversés, Recherches
philosophiques, ~ 1935-36.
Le paradoxe de l'amibe et la psychologie, Journal de Psychologie
normale etpatlwlogique, juillet-décembre 1938.
Micro-physique et micro-spiritualisme, Revue de M~taphysique· et de
Morale, 1938.
Bibliographie 347