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Aimer comprendre.

Recherche sur les fondements éthiques de l'herméneutique de


Schleiermacher
Author(s): Christian Berner
Source: Revue de Métaphysique et de Morale, No. 1, Équité et interprétation (JANVIER-MARS
2001), pp. 43-61
Published by: Presses Universitaires de France
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40903770
Accessed: 23-12-2015 08:54 UTC

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Aimercomprendre.
Recherchesurles fondementséthiques
de l'herméneutique
de Schleiermacher

RÉSUMÉ. - L'herméneutique n'estpas chez Schleiermacherune disciplinephiloso-


phique, maisprincipalement une méthode.Partantde ce constat,cet articlechercheà
remonter aux présupposésméthodologiques L'analysede la volonté
de l'interprétation.
etde la capacitéde comprendre et d'êtrecomprispermetde mettre au jour les principes
éthiquesimpliquésdans l'art de comprendre.

Abstract. - Hermeneutics a philosophicaldiscipline


are not,for Schleiermacher,
butabove all a method. Acceptingthisfundamental thecontribution
statement, triesto
reascendto themethodological presuppositions of interpretation. analysisof will
The
and the abilityto understandingand to be understoodallows the ethicalprinciples
to cometo light.
involvedin theart of understanding

(eidenai).»
« Tous les hommesontpar naturele désirde comprendre
Aristote, 980 a 21
Métaphysique,

Schleiermacher a souventété considéréces dernièresdécenniescommele


« père» de l'herméneutique philosophiquepour avoircherchéà édifierune
«herméneutique générale» vers 1805-1806.Mais on négligesouventqu'il
élabore à cettemême époque son éthique1,qui n'est pas une simplemorale,
maisune sciencehistorique rendant comptedu développement de l'espritdans
la natureet le favorisant. L'impératifde comprendre une pensée dans son
contexteinviteà corriger l'image de l'artde comprendre et d'interpréter chez
Schleiermacher, carl'herméneutique commedisciplinetechniquen'estpas iso-
lée. Elle s'inscritdansun systèmequi permetd'affirmer que la simultanéité de
l'élaborationde l'herméneutique et de l'éthique n'est pas le fruit du simple
hasard.Oril y a deuxfaçonslégitimes d'analysercetterencontre : soitenpartant
de la définition de l'éthiqueet en essayantde reconstituer la déductionde
l'herméneutique comme disciplinetechnique, c'est-à-direlui assignersa place

1. VoirF. Schleiermacher,Brouillonsurl'éthique,trad,parCh. Berner,Paris,Cerf(à paraître).

Revuede Métaphysique
et de Morale,N° 1/2001

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dansle systèmephilosophique ; soiten partant


de l'herméneutiqueet en recher-
chant,par une voie reflexiveet régressive,quels principessontà l'œuvreet
sa possibilité.
conditionnent

et ontologie
entreméthodologie
L'herméneutique

L'herméneutique estau départunetechnique, un « art», uneméthode.Jeme


proposede voirsi on peutremonter à partird'elle à des principeséthiques,par
exempleau « principed'équité». Est-ceque la pratiquede la compréhension
et de l'interprétation se fondentsurdes principesgénérauxsans lesquelsune
compréhension correcteou justene seraitpas possible? Et ces principessont-ils
de nature« éthique» ? La démarchede Schleiermacher, qui réfléchit et décrit
unepratiquede l'interprétation et de la compréhension, n'exclutpas de dégager
des principesgénérauxqui tiennent à la structure mêmede la rationalité et de
la communication du sens.Et cela mêmesi ces principesgénérauxne se trou-
veront pas dansl'herméneutique, maisdansla « dialectique2», qui estla recher-
che des principesdu philosopher, et dans l'éthique.
Si l'on pose avec Schleiermacher que l'herméneutique est 1'« artde com-
prendre y », il a deux orientations à donner à la recherche de ses conditions de
possibilités. D'une part il faut se demander ce que nous devons présupposer
pourcomprendre lorsquenousvoulonscomprendre ; d'autrepartil convientde
se demanderplus radicalement pourquoil'hommeveutcomprendre, ou refuse
de comprendre. Carl'un des présupposés radicauxde tout« artde comprendre »
est la volontéde comprendre, et dégagerla dimensionéthiquede l'herméneu-
tiquenous conduitirrémédiablement à ce présupposéqui, dans la perspective
du systèmephilosophique, ouvresurdeux orientations : d'une partsurl'élan
général de la raison vers le savoir3,que Schleiermacher analysedans sa Dia-
lectique, d'autre partsur l'élan de la raison vers la formation des communautés,
qui est l'un des moteurs de son Éthique.L'herméneutique donc des fon-
aura
dementsphilosophiquestenantà la naturedu comprendre. C'est là aussi ce
que thématisera en 1813 le discours Sur les différentes méthodes du traduire*,
qui fixera un certaincosmopolitisme comme finalité de l'acte de comprendre.
Les Discours académiquessur Vherméneutique thématiseront finalement la

2. F. Schleiermacher,Dialectique,tr.et intr.de Ch. Berneret D. Thouard,Paris,Cerf,1997.


3. Ce pointne serapas développéici ; je me permetsde renvoyer danscetteperspective à mon
ouvrageLa Philosophiede Schleiermacher, Paris,Cerf,1995, chap,n, p. 56-66 et chap, rv (en
particulierp. 250-265) où j'ai développéune telleapproche.
4. F. Schleiermacher,Des différentes méthodes du traduireet autretexte,trad,parA. Berman
et Ch. Berner,présentation, glossaireet dossierde Ch. Berner,Paris,PointsSeuil, 1999.

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compréhension comme« l'espritpensantqui se découvrepeu à peu lui-même»


(HB5 172). On est donc conduitversla philosophielorsqu'ons'interroge sur
la naturedu comprendre.
Philosophiquement, l'herméneutique doitêtrefondéesurla connaissancede
la naturede la penséeet du langage.La perspective éthiquede la réalisation de
la raisondansla naturepermetde lui assignersa placedansle cadredu système.
Car c'est de l'éthiqueque doivent,d'après Schleiermacher, dérivertoutesles
techniques, les Kunstlehren. L'herméneutique estune telletechnique, qui vient
toutsimplement favoriseren généralle processusde la communication et de la
diffusion du savoir,c'est-à-direde l'espritdans son rapportà l'être,à ce qui
est.Il va de soi qu'on ne peutpas toutcomprendre. Cela tientà la naturemême
du langage.GottlobFrege,parexemple,y sera sensible.Pourcertaineschoses
et « en raisonde la naturemêmede notrelangue [...] on ne peutéviterune
certaineinadéquation de l'expressionlinguistique et [...] nousne pouvonsrien
faired'autrequ'en prendreconscienceet toujoursen tenircompte»6. Ce qui
ne signifiepas l'inadéquationtotalequi n'auraitguèrede sens et va contre
l'expérienceque nousfaisons: de fait,il y a des chosesque nouscomprenons.
Dans l'éthique,l'herméneutique a pour tâche de compenserles moments
individuels et généraux, d'établirun équilibreentrela tendanceà l'universelet
l'affirmation de la subjectivité finie.Si l'éthiquea pour tâche de décrirele
devenirde la raisonou l'intelligence dans sa manifestation progressivedansla
nature, l'herméneutique est une technique en deux sens : d'une partelle facilite
la compréhension et rendpossiblela communauté des individusà traversle
dialogue,l'échangede pensées; d'autrepartelle stimuleen généralle devenir
de l'esprit.On comprend en effetqu'une herméneutique générales'efforceà la
compréhension des discours qui présentent un savoir et transmettentun savoir
collectifet s'intéressedonc par essence à la tradition et à la culture7.En ce
sens il est « éthique» de vouloircomprendre des pensées.Les comprendre
vraiment est un aboutissement du processuséthiquecompriscommespiritua-
lisation,commeréalisation de la raison: la raisonse développedans la nature
et s'y inscrit.L'herméneutique est donc éthiquedans la mesureoù elle est un
instrument naturelde l'élan de la raisonversle savoir.La questionplus fonda-
mentaleconsistealors à trouverun fondement à la volontéde comprendre.
Schleiermacher nous reconduit en ce point à des pulsions,à deux désirsfon-

5. F. Schleiermacher,Herméneutique, trad,par Ch. Berner,Paris,Cerf,1989 (cité: HB).


6. G. Frege, « Gegenstandund Begriff », dans Funktion,Begriff,Bedeutung,éd. G. Patzig,
Göttingen, Vandenhoeck, dansEcritslogiquesetphilosophiques,
1962,p. 80. (trad.fr.de C. Imbert,
Paris,Seuil, 1971,p. 141 [traduction modifiée]).
7. Il va de soi que c'est à partirde là que se pose le problèmede l'herméneutique dans la
fondation des scienceshumaines.

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damentaux : l'élan versla communication (qui engagetantle sujetqu'autrui)


et l'élan versle savoir.Vouloircomprendre est une composantede la volonté
de savoiret doncunemanifestation de la présencede la raison.C'est là au fond
l'hypothèse première de Schleiermacher dontdépendsa philosophiede la com-
préhension : la pulsioninitialeest posée parla raisonqui se manifeste comme
cettetendancedontla conscienceestle moded'être.C'est ce mêmemouvement
qui conduità Dieu, à la questiondu Woher(« D'où ? ») que pose la Foi chré-
tienne8.
En retrouvant l'ancienthèmede l'élan de la raisonversla connaissanceon
rejointles thèsesclassiquesde Platonà Kantet Fichte9.Sa mise en relation
avec un élan de la raisonversla communication n'est pas nonplus nouvelle.
On la perçoitclairement chez Kant,Fichte,Novalisou Friedrich Schlegel,pour
ne nommer que les précurseurs les plusimmédiats. Si Fichteparexemple,dans
son « Essai sur l'originedu langage» 10 dit que le signe linguistiqueest
P« expression de nospensées», il ajoute,etc'estlà ce qui avaitretenul'attention
de Novalisetce que relèveraSchleiermacher, que le sensfixédansla matérialité
se transcende lui-mêmeet estuneexigencede sensqui s'adresseà une volonté
de comprendre étrangère. La théoriede l' intersubjectivité du Fondement du droit
naturelmontre ainsicomment la théoriedu signe,la théoriede la compréhension
linguistique est au fondattachéeà la compréhension d' autrui.Jedois pouvoir
comprendre immédiatement la subjectivité étrangère, sans quoi on ne voitpas
comment nousserionsinvitésà dépasserla matérialité des signesversce qu'ils
signifient.Les signessontdonc un appel à la compréhension : « La cause de
l'appel [en l'occurrence l'appel qu'une autrelibertéadresseà ma liberté]posée
en dehorsdu sujetdoitdonc au moinssupposerla possibilitéque ce dernier
puissecomprendre et concevoir; autrement, son appel n'a absolument aucune
fin.La finalitéde cet appelest conditionnée par l'entendement et par liberté
la
de l'êtreauquel il s'adresse» n. La possibilitéde comprendre est donc fondée
dans P« essencede la raison».

8. F. Schleiermacher,Der Christliche Glaubenachden Grundsätzen derevangelischen Kirche


imZusammenhange § 5.
dargestellt,
9. Cet elanestthematiseparla plupartdes premiersromantiques, commeNovalisou F. Schlegel.
PourSchlegelet sonrapport à Platondansle cadrede cetteproblématique, cf.Ch. Berner,« Platon
et l'espritde la vraiephilosophie.Remarquessurl'idéalismetranscendantal de Friedrich
Schlegel
vers1800 », in Kairos 16, Toulouse,PUM, 2000, p. 85-106.
10. Trad,parL. Perryet A. Renautin Hchte, Essais philosophiques choisis,Pans, Vnn, 1984 ;
JohannGottliebFichte's sämmtliche Werke, herausgegeben vonI. Fichte,Berlin,1845,réédition,
Berlin,de Gruyter, 1976,HI, 366.
11. Fichte, Fondement du droitnaturelselon les principesde la doctrinede la science,trad,
par A. Renaut,Paris,PUF, 1984,p. 52 ; FichtesWerke, III, 36.

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L'art de comprendre

Si on voitpar ce qui précèdecommentl'acte de comprendre peuts'insérer


dans un systèmephilosophique, on n'a pas pour autantdéterminé la valeur
éthiquede la volontéde comprendre. Qu'est-cequi détermine cettevolonté?
Est-ellenaturelle,ce qui nousreconduit versdes hypothèses métaphysiques sur
les désirsfondamentaux ou innés de l'homme,ou doit-onse contenter de
constatercettevolontéindépendamment de touteconsidération éthique ? Si,
avec Schleiermacher, on appelle« éthique» le développement de l'esprit,nous
avonsune réponsequi ne faitpas problème.Mais si l'éthique,commeil est
pluscourantde l'entendre, établitle bienet s'attacheà la définition de l'action
bonne,alors peut-ondire que la compréhension est une actionéthique? La
volontéde comprendre est-elleune bonnevolonté? Rien n'est moinsévident,
bienque noussoyonshabituésà voirdansla compréhension, danssa dimension
sympathétique, une forme d'altruisme, de reconnaissance d' autrui: comprendre
seraitunecondition de la règled'ordontle « principede charité», de sollicitude
ou de bienveillance seraitune variante.Aimercomprendre réaliseraitl'amour
du prochain.On retrouverait en conséquencedans le comprendre une « spon-
tanéitébienveillante » que Ricœurplaçaitau fondement de la constitution de
soi12.
Contreune telle approchemoraleon peutavancerdeux arguments : 1. les
êtressans morales'efforcent aussi de comprendre et de se comprendre. Les
méchantsontmêmesouventbesoind'éviterau maximumles erreursde com-
préhension pourorganiseret perpétrer leursméfaits.Comprendre n'est de ce
faitpas une action bonne en elle-même, puisqu'elleest d'abord un moyendont
la valeurreste attachée aux fins ; 2. vouloircomprendre peut non seulement
êtreamoral,mais contraire l'éthique.Lorsque Nietzsche,pour prendreun
à
exempleparmitantd'autres,revendiqueson incompréhensibilité, la difficulté
qu'il y a à le comprendre, il rappelletoutce que peut avoir d'immoralla
compréhension «
: [...] il y a quelque chose d'humiliant à êtrecompris.Être
compris? Vous savez bien ce que cela veutdire? - Comprendre, c'est éga-
ler*» 13.Nietzschereprend Novalisqui savaitque connaître, savoir,comprendre,
c'est «comparer,égaler14»,identifier du non-identique. Aussi comprendre

12. P. Ricœur,Soi-mêmecommeun autre,Paris,Seuil, 1990,p. 222.


* En françaisdans le texte.
13.F. Nietzsche,Fragments posthumes,automne1885-pnntemps 1886 1 [182], in Kritische
Studienausgabe, G. Colli et M. Montinari(eds.),Munich/Berlin/NewYork,dtv/deGruyter, 1988,
t. 12, p. 50-51.
14. « Auf Vergleichen, Wissen etc. zurückführen
gleichenlässt sich wohl alles Erkennen, »,
Novalis, Poëticismen, in Dichtungen undProsa, Leipzig,Reclam,1975,p. 494.

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risquetoujoursde n'êtrequ'un avatarde la volontéde puissancequi interprète


etne voiten l'autrequ'elle-même.La prétention que l'autrea de mecomprendre
estunefaçonde m'assimiler, de me faireêtresimplement ce que je suis.Aussi
n'est-cepas s'estimerà sa juste valeurque de se communiquer, le langage
« vulgarisant » celui qui parle: la communication rendcommun,ordinaire 15.
C'est à l'inversealors,dansla mécompréhension, qu'il fautinscrire la possibilité
de la communication : ce n'est que si l'autrene nous comprendpas que nous
sommesquelquechoseet que nousavonsquelquechoseà dire,à fairepartager
(mitteilen) précisément parceque l'autrene l'a pas. Le problèmeestdoncd'être
condamnéà ne pas comprendre l'autresi on veutle comprendre commeautre,
ou à ne pas le comprendre commeautredès qu'on le comprendpuisqu'on
l'assimilealorsà nous-mêmece qui n'est pas vraiment comprendre nonplus.
Bref,est-ilconforme au bien,au respectd' autruique de vouloircomprendre ?
« [...] l'incompréhensibilité est-elledonc quelque chose de si mauvaiset de si
réprouvable ? » 16C'est surcettequestionque DerridaetGadamerse sontoppo-
sés : la conditiondu Verstehen n'est-ellepas, commel'affirme Derrida,la rup-
turedu rapportentremoi et l'autre,c'est-à-direle renoncement à la « bonne
volontéde comprendre » 17? L'objectionsembleforte, mêmesi Gadamerrétor-
que que Nietzscheou Derridaeux aussi parlentpourêtrecompris.Car la visée
d'un accordne signifiepas nécessairement réductiondes différences. On ne
sauraitnéanmoinsmasquerici une difficulté réelle qui rencontre celle de la
règled'or. Cettedernièredit: « Ne faispas à autruice que tune voudraispas
qu'il te soit fait.» Comme le remarqueMark Hunyadi18, cetterègle n'est
finalement qu'une réverbération de soi qui réduitautrui à ce qu'il estpourmoi.
Aussi Hunyadipropose-t-il une intéressante reformulation : « Ne fais pas à
autruice que lui ne voudraitpas qu'il lui soitfait.» Mais là se posentprécisé-
mentencoreunefoisles problèmesdu comprendre : au nomde quelle « bonne
volonté» vouloircomprendre autrui? Et ensuite,comment puis-ye comprendre
ce qu'iï désire?
L'herméneutique de Schleiermacher nouspermettra de clarifier quelquepeu
cettequestion.Dans sonapprochede la compréhension, Schleiermacher prétend
partird'un faitqui en réalitéest double: 1. il y a des choses que nous com-
prenons,toutcommeil y a des choses que nous ne comprenons pas ou que

15. F. Nietzsche,Le Crépusculedes idoles,§ 26, KritischeStudienausgabe, t. 6, p. 128.


16. F. Schlegel, « De l'impossibilité
de comprendre (1800) », in F. Schlegel, F. Schleierma-
cher, F. Ast, A.W. Schlegel, A.F. Bernhardi,W. Dilthey, Critiqueet herméneutique dans le
premierromantisme allemand,tr.,intr.et notesde D. Thouard,Lille, Septentrion, 1996,p. 274.
17. Les textesde H.-G. Gadameret de J.Derrida sontrassemblésdansla Revueinternationale
de philosophie,« Herméneutique et néo-structuralisme», Bruxelles,1972 ; ici voirp. 343.
18. Cf. MarkHunyadi,« La règled'or : l'effet-radar », in Revuede Théologieet de Philoso-
phie 126,Lausanne,1994,p. 215-222.

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nous comprenons mal ; 2. il y a « certaineschosesque Ton veutcomprendre,


d'autrespas » (HB 121). Cela non seulementparceque toutne peutpas être
comprisou parceque notrecompréhension seraitentièrement guidéepar des
maisparceque toutne doitpas nécessairement
intérêts, êtrecompris.
Ma questionsera alors la suivante,comptetenude l'intentionmême de
Schleiermacher danssonherméneutique : nonpas savoircomment l'herméneu-
tiquepeut être prisecomme une application ou une de
réalisation 1'« éthique»
au sensde Schleiermacher, c'est-à-direcommeun développement ou une réa-
lisationde la raison19,mais voirsi l'herméneutique prisesimplement comme
des
techniqueprésuppose principeséthiquesqui pourraient valoir comme prin-
cipes générauxde l'interprétation. Dit autrement : peut-onréfléchir à 1'« artde
comprendre » commeK.-O. Apel examinela discussionen reconstruisant les
conditionséthiquesde possibilitéet de validitéde l'argumentation humaine?
Dans une telleperspective que l'on peutdire« transcendantale », une hermé-
neutiquecritiquegénérale est une tâche. Les premières questionsrelativesaux
principesfondamentaux qui rendent la
possible compréhension sontalors les
suivantes: pourquoicomprendre ? Commentcomprendre ? Quels sontles pré-
supposésde l'un et de l'autre?

La volontéde comprendre

La simpledéfinitionde l'herméneutique comme« artde comprendre » fournit


à cet abordle présupposéle plus massif.« Comprendre » est le butet l'hermé-
neutiquereposesurle faitque l'on chercheà comprendre. Commetechnique, elle
établitréflexivement les règlesdirigeant et
la compréhension présuppose cette
volontédecomprendre. Quantà cettevolonté, ellen'estpastoujours pure,puisque
l'on cherchele plussouventà comprendre en vued'autrechose,d'uneactionpar
exemple; comprendre pourcomprendre ou poursavoirn'est au départqu'une
formeparmid'autres.L'entreprise herméneutique se définitcommevolontéde
« comprendre un discours» (HB 74) et se donneainsiun objetspécifique.Cela
estbienentendu fort puisquenouscherchons
restrictif, à comprendre biend' autres
chosesque des discours: des actions,des personnes, des gestes,des mimiques,
des images,des œuvresd'art,autantde chosesque Schleiermacher exclutde son
herméneutique. La volontéde comprendre qu'il thématiseest restreinte au
domainede la compréhension du « discoursétranger ».

19. Cetteapprochea été développéeailleurs.Cf. Ch. Berner, « EthischeAspektederHerme-


neutikbei Schleiermacher », in Internationale fär Philosophie1, 1992,p. 68-87 et,plus
Zeitschrift
récemment, G. Schultz, « Ethikund Hermeneutik », in EthikundHermeneutik. Schleiermachers
Grundlegung der Geisteswissenschaften,Suhrkamp, 1995,p. 126-146.

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50 Christian
Berner

L'analysede Schleiermacher ne partpas de la compréhension commedonnée


générale,maisdu faitde la non-compréhension : « L'herméneutique reposesur
le fait[Factum]de la non-compréhension du discours» (HB 73). Schleiermacher
distinguetroisdegrésdans la compréhension : la pure non-compréhension,
l'erreurde compréhension et la compréhension intégrale. L'art de comprendre
vise la compréhension intégrale : « personnene peuts'en tenirà la purenon-
compréhension ; la compréhension intégraledoit donc résulterdu faitqu'on
a correctement résolula tâche» (HB 193). Cette« compréhension intégrale»
- la transparence de la penséeà elle-mêmeoù la penséeindividuelle trouve
son adéquationavec l'essencede la pensée- n'estautreque « l'espritpensant
qui se découvrepeu à peu lui-même» (HB 172). La compréhension intégrale
n'existeque dansun mouvement d'approximation infini: « la non-compréhen-
sionjamais ne se résoudraintégralement » (HB 173). Toutcela se dégagede la
célèbremaximeinvitant à « mieuxcomprendre » un auteurqu'il ne s'est lui-
mêmecompris.Sans vouloirrevenirsurcettemaximesouventcommentée, on
noterasonstatut à la foisméthodologique etéthique: d'unepartje dois analyser
et critiquerdavantage,d'autrepartje développel'espritpar l'exercicede cette
activitéreflexive.Entreautresen rendant le dialogueplusfructueux, en rendant
la thèsede l'interlocuteur plus forte. Cette règle est donc un principede maxi-
misationet une formedu principed'équité.
Le faitde la non-compréhension, s'il sembleêtrepremier, est néanmoins
conscienced'une volontéde comprendre qui doit lui préexister. La prisede
conscienceest en effettoujoursrétrospective par rapport à ce dont elle prend
conscience.L'incompréhensible nepeutapparaître si
que je voulais comprendre,
etc'est la volontéde comprendre qui està l'originede la consciencede l'erreur
de compréhension.
Pourmarquer la manifestation de cettevolontéde comprendre, Schleiermacher
distingue « deux maximes opposées ». La première, classique, dansl'hermé-
voit
une
neutique thérapeutique ponctuelle et se formule comme suit: « je comprends
toutjusqu'à ce que je me heurteà une contradiction ou à un non-sens». Cette
maxime,dite« laxiste», permet de prendre consciencede la non-compréhension
etparconséquent de la volontéde comprendre. Mais untelprincipeestpratique-
mentinefficace puisqu'il n'intervient souvent que troptard: l'incompréhension
actuelledépendle plussouventpourunegrandepartde négligencesantérieures
etle manqued'attention passéenepermet pasde résoudre lesdifficultés présentes.
Bref, cette maxime peut être intéressante en théorie en ce qu'elle me révèlema
volontéde comprendre, maiselle ne vautrienpourla pratique.C'est pourquoi,
dansle cadred'unevéritable théoriede l'art,Schleiermacher préconiseuneautre
maxime: « je necomprends riendontje nesaisissela nécessitéetqueje nepuisse
construire » (HB 11). Dite autrement : « La pratiqueplusrigoureuse partdu fait

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Aimercomprendre 51

que la compréhension erronéese présente spontanément etque la compréhension


doitêtrevoulueetrecherchée pointparpoint» (HB 123).Cettesecondemaxime,
qui place la non-compréhension ou le malentendu commeinitial,peutconnaître
deuxinterprétations : uneinterprétation ontologique etuneinterprétation métho-
dologique.La première diraitque le malentendu estnaturel, relatif à notrenature
d'êtresfinisqui ne pourront jamais accéderau savoirabsolu.Ce seraitunethèse
de la non-compréhension romantique. La secondeditque l'authentique méthode
du comprendre doitreconstruire le textecommesi on ne le comprenait pas,
c'est-à-dire que l'interprète ne doit pas se contenter d'une compréhension immé-
diateetpassivemaisassumerl'exigenceclassiquedesLumières: se servirde son
propreentendement. Cela permetde donnerun sensprécisà la formule célèbre:
« l'herméneutique repose sur le fait <Factum> de la non-compréhension du dis-
cours» (HB 73). En effet, la non-compréhension n'estpas uneréalité, unedonnée,
un datum: vouloircomprendre un discours,c'est faired'embléecommesi je
ne le comprenais pas. C'est pourquoiil fautfaireun effort pourcomprendre :
je ne puis comprendre un discours que si je le (re)pensepar moi-même.
Comprendre, c'est prendre sursoi le travailet la peinede l'interprétation. C'est
de cet effort que relève la pratiquequi consiste à « deviner », maladroitement
nommée« divination » parSchleiermacher : la « divination » estsimplement la
part inévitable etde
d'hypothèses présomptions que contient toute interprétation.
Sa nécessitéestd'ordreméthodologique etnerelèvepas d'un « romantisme » de
la compréhension.
Les deuxinterprétations, ontologique etméthodologique, de la maximerigou-
reusene sontpas sans se rejoindre. Car la non-compréhension méthodique, qui
peutêtreanalyséepourelle-même, estla conséquencedu caractère fondamental
de la volontéde comprendre qui, elle, renvoieà une thèsephilosophiquesur
l'êtrede l'hommefini.C'est en son nomqu'il fautreconstruire le discourssans
confiance en unecompréhension immédiate ou uneparfaite transparence. Autre-
mentdit,et cela n'a rien de surprenant, on retrouveici, présupposéedans
l'herméneutique et à sonfondement, unevolontéqui s'inscritdansl'élan « éthi-
que » de la raison.
Cettenécessitéd'une démarcheréfléchiedans le cadrede l'herméneutique
n'exclutpas l'existence,dansla vie ordinaire, d'une compréhension immédiate
qui ne reconstruit pas les penséesdansleurnécessité: on comprend immédiate-
mentce qu'on perçoit, ce qu'on entend, etc'est mêmelà notreexpérience quoti-
diennela pluscourante.Mais unetelleapprochen'estpas herméneutique : elle
s'attache,selonSchleiermacher, à l'insignifiant (HB 125) : « II n'y a que pource
qui estinsignifiant que nousnouscontentons de ce que nousavonscomprisd'un
seulcoup.» Cela indiqueque la compréhension s'attacheà desobjetsspécifiques,
les objets« signifiants » ou « significatifs ». Qu'est-ceà dire?

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52 ChristianBerner

Tout n'est pas indifféremment objet de l'herméneutique. C'est pourquoi


Schleiermacher précise: « l'art de comprendre ne commencequ'en présence
d'une penséeélaborée» (HB 115), ce qui s'entendsurle fondde 1'« espriten
développement constant » thématisé par YÉthique.Il s'agit de comprendre le
discours,la penséedansl'élémentdu langage,c'est-à-dire des propositions, des
jugements qui disentquelquechosede quelquechose,qui signifient. Il y a donc
herméneutique « quand,au lieu de me contenter d'un degréordinairede com-
préhension, je chercheà découvrirla manièredonta bien pu chez moninter-
locuteurs'accomplirle passaged'une idée à une autre,ou à dégagerles idées,
jugementsou intentions qui fontque, surle sujetde la discussion,il s'exprime
commeil le faitet nonpas autrement » (HB 162). Ce qui se produit« chaque
foisqu'il s'agitde percevoir, par l'intermédiaire des mots,des idées ou séries
d'idées », principalement dans les « conversations significatives ». Ces conver-
sationsne sontsignificatives que parcequ'il y a attente de sens, contribution et
augmentation du sens, ce qui inscrit l'herméneutique dans le mouvement de la
cultureque théorisel'éthique.L'herméneutique recherche donc le sens qu'un
sujetrattacheà son discours: elle veutretrouver ce qu'un individuveutdire
dans la langue,c'est-à-direcommentil participeà la langue.Cettepremière
définition de la tâcheherméneutique engageles linéaments duprinciped'équité:
d'une partil y a une ouverture qui se manifeste en ce que nous sommesprêts
à nouslaisseraffecter les
par signesprovenant d' autrui,d'autrepartnousiden-
tifionsce que ditl'autre,l'autresourcede sens,poury voirun véritableacte
de langageet non pas seulementdu bruit,avantd'y projeternos normesdu
discourssensé. Bref,l'herméneutique doit fairel'hypothèseque le discours
autreditquelque chose parcequ'il veutdirequelque chose.
La thèsede l'intention signifiante commeprincipede l'interprétation estelle
aussi classique.La questionestde savoirà quoije puisreconnaître qu'un objet
est signifiant ? Des propossurla pluie et le beau temps,des proposéchangés
surle modede l'automatisme, de la répétition,ne sontpas pourSchleiermacher
signifiants. C'est-à-dire qu'ils ont bien une fonction, sociale,mais le sens des
motsest insignifiant, le discoursn'étantpas alors le véhiculed'un message
maisl'instrument de l'affirmation d'une appartenance à unecommunauté. Bien
entendu, dans le faitde parler, de m' adresserà il
autrui, y a des présomptions
d'humanité, de rationalité, etc.,maisce n'estpas l'objetd'unethéoriede l'inter-
prétation. Bref,ce qui peut importer à une éthiquede la communication ne
concernepas nécessairement l'herméneutique.
Poursuivons : que faut-ilcomprendre dansce qui est dit,c'est-à-diredansla
langue et dans l'individu qui parle ? Pour Schleiermacher, il fautcomprendre
ce qu'il y a de nouveau,car c'est ce qui n'est pas immédiatement compris.Il
fautdonc saisircommentl'individuparle dans la langue,étantentenduque

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Aimercomprendre 53

« l'espritproductif apportetoujoursunechoseà laquelleon ne pouvaits'atten-


dre» (HB 29). Le sensdépasseainsitoujoursl'attentede senset on ne saurait
réduire le discoursà ce qui esttransmis parla seulelangue.Cela explique,dansles
leçonssurl'herméneutique etla critique,destournures plusradicales,notamment
par rapport à la nouveauté de la pensée chrétienne, aux révolutions dans les
scienceset dans l'éthique(HF20 139-140).Le principegénéralest le suivant:
« Chaque révolution intellectuelle formela langue,car de nouvellespensées
naissent etdesrapports réelsqui,entantqu'ils sontnouveaux,nepeuvent pas être
la
désignéspar langue tellequ'elle Ils
était. ne pourraient bienévidemment pas du
toutêtreexprimés s'il n'yavaitpas,dansla langue,despointsoù se rattacher. Mais
sans connaissancedu nouveau,nous ne comprendrions pas la langue sous ce
rapport. de
L'impartialité l'interprète exigequ'il ne décide pas de la question de
façonprécipitée [...] » (HF 115). Du pointde vuedes règlesde l'interprétation, il
y a une difficulté à pouvoir reconnaître le nouveau s'il se présente dans les habits
de l'ancien.Ce que perçoitl'interprète, c'est l'effortde la manifestation du
nouveau: « On voitpartoutla luttecontrela languepourmener,en dépitde
l'identité desexpressions, à la différence du désigné» (HB 47).

La volontéd'êtrecompris

Si comprendre une proposition commesourcede sens conduitau principe


d'équité,c'est qu'il tientcompte la sagesseou de l'intelligence
de de celui qui

a choisiles signes. aussi, rien de nouveau21. L'auteur du texte en est,par
son vouloir-dire,par sa volonté de signifier, premierinterprète. volonté
le Sa
esten effetd'êtrecompris. Celui qui discourt« veutprovoquer » quelquechose
chez ceux auxquelsil expose. Il veut que son discourssoitun certain agir,qu'il
aitun effetdéfini(HB 102-103).Si la volontéde comprendre est indissociable
de la volontéd'êtrecompris,son principeest une intention. Aussi se faire
comprendre, c'est d'abordse rendrecompréhensible, guider quelque sorte
en
Schleiermacher
l'interprétation. formuleélégamment l'impératif pourl'auteur
du discoursd'indiquerce qu'il veutdire,d'inscrireson interprétation dans son
discours: « La mainet son indexdoiventse trouverquelque part (HB 97). »
Le discoursa été construit afinde pouvoirêtrereconstruit par autrui.Pas de
discourssansvolontéde communication, et donc d'êtrecompris.C'est pourquoi
« l'artde discourir et l'artde comprendre se font face» (HB 114).

20. F. Schleiermacher,Hermeneutik undKritik, miteinemAnhangsprachphilosophischer Texte


Schleiermachers, M. Frank(éd.), Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1977 (cité: HF).
21. Cf. G.F. Meier, AllgemeineAuslegungskunst (1757) : «un interprète de signesartificiels
n'interprèteque des signesqui sontchoisisavec intelligence», § 89.

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54 ChristianBerner

Nous touchonsici à un aspectcentralqui permetde mettreen évidencela


spécificité,et certainement aussi les limitesde l'herméneutique de Schleierma-
cher.Le discoursqui estobjetde l'herméneutique esten effetle discoursqui a
uneteneur conceptuelle, c'est-à-dire qui rendpossiblel'échange,la transmission
du sens.Comprendre ne supposedonc pas simplement une volontééthiquede
comprendre ou, pouruserdes termesde K.-O. Apel, une normedu « mieux-
comprendre » ou 1'« idéalnormatif de l' intercompréhension » 22,maisde la part
de celui qui discourtune volontéde communiquer, c'est-à-dired'êtrecompris.
Discourirtoutcommecomprendre est ce mouvement où, partantde soi, on se
dirigeversl'autre.Ce qui n'engagepas la vérité: la bienveillance ou la solli-
citudede l'interprétation consisteà tablersur le sens,alors que la véritéest
l'objet de la philosophiequi, commel'affirmera Schleiermacher dans la Dia-
lectique,s'interroge surla possibilitédu rapport de la penséeet de l'être.Même
s'il fautadmettre une présomption de crédulitéanimantl'interprète, clause de
sincéritéqui l'inviteà fairecréditde la véritéaussi longtemps ne
qu'il dispose
pas de signescontraires, il ne s'agit là que d'un moyentechniqued'établisse-
mentdu sens et aucunement d'un jugementvéritatif. En cela Schleiermacher
se distinguera, nousle préciserons plus bas, de G.F. Meier qui appelle« équité
herméneutique » la « tendance à tenir pour vraies les significations qui s'accor-
dentle mieuxavec les perfections de l'auteur». PourSchleiermacher, présup-
poserle sens,ce n'estpas présupposer la véritédu discours,mêmesi l'attitude
du locuteurà l'égardde son discoursest essentielle.C'est pourquoiSchleier-
macherest aux antipodesde Gadamerqui, concernant 1'« anticipation de la
perfection », écrit : « Le préjugé de la perfection ne se contente pas d'exiger
d'un texte,de manièreformelle, qu'il exprimeparfaitement ce qu'il signifie,
maisaussi que ce qu'il déclaresoitla parfaite vérité»23.On voitmal pourquoi
comprendre se limiterait à la vérité,à moins qu'il s'agissede la véritéintrinsèque
du texte,d'unevéritéautoréférentielle, ce qui n'a guèrede sens.Caron exclurait
du comprendre tousles discoursmalicieux,mensongers, secrets,ce qui limite
sérieusement etinjustement l'herméneutique, sauf à savoir avecprécisionquelle
est la vérité.CettequestionconduitGadamer,en note,à affirmer qu'« il y a
uneexceptionà cetteanticipation de la perfection : c'est le cas des écritssecrets
ou à clé » ; mais pourajouterimmédiatement qu'il faut,pourdissimuler, être
en possessionde la vérité.Schleiermacher ne parlepas de véritédansl'hermé-
neutique,mais de l'effortd'êtrecompris.C'est dans cetteperspective que je
doisreconstruire le textede l'auteur,mêmelorsqu'ilveutcachersonbutetqu'il

22. K.-O. Apel,L'Éthiqueà l'âge de la science.L'a prioride la communauté


communicationnelle
et lesfondements de l'éthique,trad,par R. Lellouche,Lille, PUL, 1987,p. 81.
23. H.-G. Gadamer,Véritéet méthode, Pans, Seuil, 1996,p. 316.

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Aimercomprendre 55

le dissimule« exprès» (HB 103,198),pouréchapper, parexemple,à l'accusation


d'irréligiosité. Mais on ne peut pas pour autantfairede Schleiermacher un
relativiste: l'herméneutique n'estpas sa philosophie! Même lorsqueSchleier-
macheraffirme que « personnene ditou n'écritquelquechosecontresonpropre
esprit,exceptédansun étatd'âme perturbé » (HB 186),cela ne signifiepas que
ce qu'il ditest vrai: chacuna un stylede penséeet il faudraensuite,dans un
processusphilosophique ou dialectique, mettre la véritédes propositions sensées
à l'épreuve.Car que l'herméneutique ne soitpas la philosophiene signifiepas
qu'elle soitsanslienavec la philosophie: en effet, elle a affaire au discoursqui
« n'est riend'autreque la face externede la pensée». De ce faitelle est en
rapportavec 1'« artde penser» et elle est donc « philosophique » (HB 114).
Retenonsalors ce qui semblele plus prochedu principed'équitédans les
principes de l'interprétation : « Riennepeutavoirvouluêtreditdefaçonà ce que
les auditeursn'auraienten rienpu le comprendre24 » (HB 31). Mêmesi tousles
genres ne tiennent pas compte de la même manière du publicauquelils s'adres-
sent: « On doit[...] tenircomptede la mesuredanslaquellele sujetnousinviteà
penserà unpublicdéterminé ou pas » (HB 57). « À chaquemotl'écrivainpense
bienà uncertain public etse trouve plusou moinsendialogueaveclui » (HB 107).
On en déduitque mêmeles élémentsles plusindividuels du styleontunefacture
eux
intersubjective, qui semblent par leur individualité y échapper. Et mêmesi de
fait« celui qui discourtse metrarement entièrement à la place de celui qui
écoute» (HB 85), cela ne tientpas tant,pourSchleiermacher, à ce que celuiqui
discourt veutignorer celuiqui écoute,parceque cela faitpartiede sonbut,mais
plutôtau faitque sa connaissancede celui qui écouten'estpas suffisante pour
assurerla transparence de la communication : « il croitau contraire que certaines
chosesdoiventêtreparfaitement clairespourl'auditeur, alorsqu'elles ne le sont
que pour lui » (ibid.). Il confond ce qui est clair pour et ce qui l'est pourle
lui
lecteur.Mais mêmeen ce cas son discoursest « en fonction des lecteurs» (HB
Ce ne
128). qui simplifie pas la tâche de l'herméneutique pourautant, car« com-
mentsavoirà quels lecteurssongeaitl'auteur? » (ibid.)Plus même,« un auteur
n'a pas toujoursenvuela totalité de sonpublic» (ibid.),ce dernier étantvariable.
Cettedifficulté est d'ordretechnique,l'écritpouvant« rouler» n'importeoù,
commedisaitPlaton.Seulsles philosophes nebrillent pas parleurcharitéhermé-
bien la
neutique, qu'ils présupposent chez les autres : le philosophe, Schleierma-
cherpenseà Fichte,« veutrarement comprendre, mais croit parcontre devoirêtre
lui-mêmenécessairement »
compris (HB 114). y Il a ici un niveau plus fon-
damentalque celui de la méthodede la compréhension. Schleiermacher nous
diten effetqu'« on ne peutjamais correctement penser sans s'efforcer d'être

24. C'est moi qui souligne.

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56 Berner
Christian

compris» 25.On relèverasans peineici la nécessitéde la communauté néces-


saireà la correction de la penséequi faitécho à la formulekantienne : « [...]
penserions-nous beaucoupetpenserions-nous bien [mitwelcherRichtigkeit] si
nousnepensionspas pourainsidireen communavecd'autres,qui nouscommu-
niquentleurspenséeset auxquelsnouscommuniquons les nôtres? »26C'est en
cela que penserestun« gemeinschaftliches Selbstdenken », penserparsoi-même
en commun, commerésumeFriedrich Schlegel27.On voitalorsque Schleierma-
chervoulaitdireque Fichtecherchant à imposerle comprendre28 sanschercher
à comprendre29 ne peutêtreassuréde la justessede sa pensée.Ce qui animeun
véritableauteur, c'estla production de la compréhension chezsoninterlocuteur :
« Pourtoutnouvelexposé,l'écrivaindoitréfléchir à ce que ses lecteurs, dontil
doiten un premiertempsépouserle pointde vue, dirontde ses conceptions,
quellesobjectionsils pourraient faire,etl'auteurdoitdoncêtredansundialogue
constantavec son lecteursupposé» 30.Dit autrement : « Chaque écritest deux
choses: d'unepartundialogue,d'autrepartla communication d'unesériedéter-
minéede penséeschoisiesintentionnellement » (HF 208). « À chaquemotl'écri-
vainpense[...] à un certainpublicet se trouveplus ou moinsen dialogueavec
lui » (HB 107). La compréhension estdoncdialogiqueet conduiraà trouver son
complément dans les analysesde la Dialectique. Incontestablement il ya là l' équi-
valentd'une « charitéherméneutique », puisqu'onattribue à l'auteurla capacité
d'avoirchoisiau mieuxce qui peutêtresaisi parle lecteur.Cet impératif philo-
sophiqueest aussi d'ordretechnique: pourcomprendre le sensusauctoris,il
fautconnaîtreet pouvoirreconstruire le premierlecteur31, il fautremonter à
l'hommeet« comprendre unesériede penséesen mêmetempscommejaillisse-
mentd'un instant de vie » (HB 163).

25. FriedrichSchleiermachers Dialektik,p. 126.


26. Kant, Qu'est-ceque s'orienterdans la pensée ?, AK VIII, 145.
27. KritischeFriedrichSchlegelAusgabe,hrsg.v. E. BehlerunterMitwirkung v. J.-J.Anstett
u.
H. Eichner,Paderborn, Darmstadt,Zürich,1958 sq., t. 11, p. 119 ; t. 12, p. 210.
28. Cf. son « Rapportclaircommele jour. Un essai pourforcerle lecteurà comprendre » de
1801,in FichtesWerke, U, p. 323-420.
29. Fichteavait déclaréen 1803 qu'il s'abstiendrait de lire les critiquesque lui avait faites
Schleiermacher dans les Grundlinien einerKritikder bisherigen Sittenlehre. Schleiermacher écrit
alorsen 1804 : « Cela rentretoutà faitdans son système, car il croittoujourssavoird'avancece
que les autresvontdire; il croitaussi que ce qu'ils disentet rien,c'est toutun. » Cité d'après
X. LÉON,Fichteet son temps,Paris,ArmandColin, 1958,t. H-l, p. 201 note.
30. FriedrichSchleiermachers Dialektik.Im Auftrage der PreussischenAkademiede Wissen-
schaften aufGrundbisherunveröffentlichen Materialhg. vonR. Odebrecht, Leipzig,1942,reprint
Wissenschaftliche Buchgesellschaft,Darmstadt, 1988,p. 53-54.
31. Ce thèmebien entendua des enjeuxthéologiques: c'est le problèmeclassiquedu sensus
auctorisetprimorum lectorum,soulignénotamment parL. Danneberg,« Schleiermachers Herme-
neutikim historischen Kontext», suivantlequel il fautreconstruire le contextecommunà l'auteur
et au lecteur(in DialogischeWissenschaft.Perspektiven der PhilosophieSchleiermachers, D. Bur-
dorf/R. Schmücker (eds), Schöningh,1998,p. 96).

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Aimercomprendre 57

Dans la volontéd'êtrecompris,qui est l'un des présupposésde l'herméneu-


tique,on retrouve donc le « principed'équité» : c'est parceque l'auteurveut
êtrecomprisqueje supposed'unepartsonintelligence dansle choixdes signes,
d'autrepart,jusqu'à preuveou indication du contraire, que l'auteurpensaitdire
la vérité.C'est là que je tienscomptedu rapport de l'auteurà ses propositions,
à l'actede tenirpourvrai.C'est en ce sensque « chaqueécrivainestsonmeilleur
interprète » (HB 88), ce qui ne signifiepas qu'il se comprendbien lui-même,
mais que c'est d'abord à partirde lui-mêmeet de son œuvrequ'il fautle
comprendre. On a au départmoinsde chancesde se tromper dansl'établissement
du sensnonpas si on penseque les propositions sontvraies,mais si on pense,
jusqu'à établissement du contraire, que le locuteurles tenaitpour vraies.
On perçoitlà la connexionentrel'établissement du senset la visée de vérité
dans l'acte de tenirpourvrai.Qu'est-cequi faitfinalement que je passe d'une
dont
proposition je comprends le sens à l' affirmation de sa vérité? N'y a-t-il

pas passageillégitime d'une sphère à une autre alors qu'elles sonthétérogè-
nes ? Il y a dans la philosophiede Schleiermacher quelquesflottements surce
point. Il sait que comprendre n'est pas « tenir pour vrai», que transmettre du
sens n'est pas transmettre la vérité.Mais il reconnaîtaussi,commeKant,un
instinctà communiquer le savoir,la non-communication du savoirétantnon
éthique. Or le savoirestdéfini comme la vérité, c'est-à-direcomme l'adéquation
de la penséeet de l'être.CommepourFriedrich Schlegel,pourqui la commu-
nicationatteintsa finalitélorsque« ce qui se produiten nous doitse produire
en l'autre»32,Schleiermacher pense que lorsquenous communiquons, nous
voulonsque l'autrepensecommenouslorsquenoussommessatisfaits de notre
pensée,c'est-à-direlorsquenous la tenonspourvraie: « Lorsque nous com-
muniquonsquelquechose à quelqu'un,nous voulonsqu'il fassesien le savoir
qui auparavant étaiten nous» 33.Mais là où Schlegelparlede sens,Schleier-
macherparlede véritépuisquele terme« savoir» estici à prendre au sensfort,
commela pensée que je partageavec d'autreset qui s'accorde avec le réel.
Cetteprésomption de véritéréinscritfinalement la volontéde comprendre dans
le processusphilosophique.

La possibilitéde comprendre

L'herméneutique présupposedonc la volontéde comprendre qui elle-même


n'a de sensque dans la volontéd'êtrecompris.Ce qui conduità un troisième

32. F. Schlegel, Transzendentalphilosophie,


M. Elsässer(éd.), Hambourg,
Meiner,1991,p. 102.
33. F. Schleiermacher,Dialektik(1811), A. Arndt(éd.), Hambourg,Meiner,1986,p. 11.

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58 ChristianBerner

présupposérelatifà la saisie du sens: c'est le faitde pouvoirêtrecompris.


Quelles sontles conditionsde possibilitéde la compréhension ?
La volontéde comprendre portesurce que l'auteura vouludire.Il fautdonc
pouvoirremonter à sonintention. Ce mouvement conduit,c'est bienconnu,aux
deux méthodescomplémentaires que sont l'interprétation grammaticaleet
l'interprétationtechnique ou interprétation psychologique. La première s'attache
à la langueen général,la secondeà l'individualité, c'est-à-dire plus particuliè-
rementà « la relationd'un auteurà la langue» (HB 131). D'après Schleier-
macher,les deux aspectsde l'interprétation sontcomplémentaires.
Mais en mêmetempsnousavonsvu que la non-compréhension jamais ne se
résoudraentièrement. La compréhension portetoujoursenelleunepartd'incom-
préhensible. « Si pour nous l'être compréhensible et l'être incompréhensible
étaientrigoureusement séparés,on devraitposeraussi un achèvement, même
s'il étaitreportédansun tempsinfini; maisen chaquepointnousavonsnéces-
sairement un mélangede ce qui est compréhensible et de ce qui ne l'est pas »,
écrit-ildans son Éthique34.C'est pourquoiil faut,dans la définition de l'inter-
prétationcomme « toutecompréhension d'un discoursétranger » (HB 156),
soulignerle terme« étranger ». Il désigneune altéritéqui doit êtrepriseen
comptedanssonsensfortsansêtreabsolue,sansquoi comprendre seraitimpos-
sible: « si ce qui est à comprendre étaitentièrement étranger à celui qui doit
comprendre et qu'il n'y avaitriende communentreles deux,alorsil n'y aurait
pas non plus de pointpermettant d'y rattacher la compréhension » (HB 160).
Quel est alorscet élémentfondamental qui n'est pas « entièrement étranger »
et qui seraitle fondement de la communauté de la compréhension ?
Pourle direvite,la langueestcompréhensible parcequ'elle peutêtrerecons-
truite: on peutformuler ses éléments,ses règlesde combinaisonet les excep-
tionsà ces règles.Mais comprendre la languene suffit pas pourcomprendre
l'intention qui prend sa source dans l'individualité de l'auteur.Or « la [nature]
qui ne sauraitjamais être entièrement compriseest la natureintérieure de
l'homme», c'est-à-direle « sentiment » qui est conscienceimmédiatede soi.
Le problèmedes conditionsde possibilitéde la compréhension se portealors
de façonprivilégiéesurl'interprétation dite« technique» présentéeplus haut.
Et à monsensc'est là qu'on retrouve la dimensionéthiquede l'herméneutique
et une variantedu principede charité.Lorsqu'onchercheà comprendre l'indi-
vidu,on retrouve en effetun principeéthique: « qui pose le caractèreéthique
pose l'élan qui pousse à chercherles autreset à les reconnaître (anzuerken-

34. F. Schleiermacher,Ethik(1812/1813),mitspäterenFassungender Einleitung,


Güterlehre
undPflichtenlehre,auf der Grundlageder Ausgabevon O. Braunherausgegeben und eingeleitet
von H.-J.Birkner,Hambourg,1981,p. 245.

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Aimercomprendre 59

neri)»35. Ce qui conduità la questionde savoirce qu'est la reconnaissance


d' autruiet à quoi tientsa possibilité.
Le caractèreéthiqueest intimement lié à la rationalitémêmede l'homme:
la raisonn'estcomplètedans la naturehumaineque dans la division(Zerspal-
tung),dans une pluralitéd'individus36. Le Brouillonsur l'éthiqueditla même
chose: « lorsquela raisondevientâme, elle se répartit en personnalités » 37.
C'est-à-direque la raisonn'est effective que dans la pluralité.Cetteintuition
qui voitl'hommecommefragment, profondément romantique, doitévidemment
beaucoupà la philosophiede Novalisou de Friedrich Schlegel38. On comprend
alorsqu'il s'agirade reconnaître dansl'autrela présencede l'espritqui,à suivre
Schleiermacher, faitici l'humanité.Or cettereconnaissance est au fondement
mêmede l'une des méthodesqui faitl'originalité de Schleiermacher, à savoir
la méthode« divinatoire » présentéeplushaut.Pourcomprendre il fauttoujours,
qu'il s'agissedu plusgénéralou du plusindividuel, de la langueou de l'auteur,
à la foiscomparer les élémentset se saisirdes élémentsà comparer. La « divi-
nation» estun complément logiquede la comparaison : cettedernière, qui vise
l'établissement du général,n'a de sens que par rapportà des termespremiers
qui doiventêtreacquis,c'est-à-dire fixésautrement que parcomparaison, suivant
une voie hypothétique39, et par conséquentil fautréfléchir aux conditionsde
possibilitéde la divination. La méthodedivinatoire, qui consisteà chercherà
s'emparer immédiatement de ce qui est le plus individuel,doitêtreanalysée
dans le détail,car c'est elle qui contientles plus grandsprésupposéséthiques.
Cela apparaîtclairement lorsqu'onrappelleavec précisionl'essence des deux
méthodes:

« La méthodedivinatoireestcelledanslaquelle,en se transformant,pourainsidire,
soi-même en l'autre,on cherche à saisirimmédiatement La méthode
l'individuel.
comparativepose tout d'abord celuiqu'il faut
comprendre comme un universelet
découvre ensuiteen faisant
le particulier unecomparaison avecd'autresqui sont
comprissousle mêmeuniversel. La méthode divinatoireestla forcefémininedans
deshommes,
la connaissance la méthode comparativela force Toutes
masculine. deux
l'uneà l'autre.Car la première
renvoient reposetoutd'abordsurle faitque tout

35. BrouillonzurEthik(1805/1806),aufderGrundlage derAusgabevonO. Braunherausgegeben


undeingeleitet von H.-J.Birkner,Hambourg,1981,p. 35. C'est moi qui souligne.
36. Ethik,p. 247.
37. F. Schleiermacher,BrouillonzurEthik,op. cit.,p. 13.
38. « [...] nous ne sommesqu'une partie de nous-mêmes»,écritpar exempleF. Schlegel,
KritischeFriedrichSchlegelAusgabe,t. 12, p. 337.
39. La « divination puisquelle est appeléeparla demarchemême
» n estdoncpas irrationnelle
de la raison.La simplecomparaison, tellequ'on la trouveencorechez Kantlorsqu'ilrendcompte
de la formation généralisantedes concepts,est insuffisantepour rendrecomptedes termesà
sélectionner pourcommencer la comparaison.

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60 ChristianBerner

homme,en plus d'êtreun hommeparticulier, est réceptifvis-à-visde tousles autres.


Cetteréceptivité
à son tourne semblereposerque sur le fait que chaque individu
porteen lui-même un minimum de toutautreindividu, et la divinationestparconsé-
quentsuscitéepar une comparaisonavec soi-même»40.(HB 150)

On discerneici quels sontles principeséthiquesimpliquésdans l'artde com-


prendre.Comprendre présupposeune communauté de participants au dialo-
gue qui présentent et reconnaissentl'individualité.Comprendre présupposela
possibilitéde prendrele pointde vue d' autrui,ce que signifiela divination.
C'est pourquoiSchleiermacher peut écrireque la méthodedivinatoire a une
« orientation originelleversla réceptiond'autrui» (HB 172). Ce qui conduità
l'idée d'une réceptivité à autruiliée à l'êtremêmede l'individuet à l'unité
supposéedu mondeorganique.Cettefamiliarité avec les autresjustifienotre
confiancelorsquenous abordonsleurs projetsde sens. Elle est fondéesur
l'identitéde la raisonqui est,ditSchleiermacher, la « diguecontrela tendance
sceptiquequi aimeraitla [l'irrationalité] présenter commeillimitée»41.C'est
enunsensunpeuanalogueque Frege,pourécarter le relativisme
radical,écrivait
que « l'humanitéa un trésorcommunde pensées»42.
Or cettetendance,qui tientcompteà la foisde l'universelet de l'individuel
dansla compréhension du « discoursétranger » est,et on retrouvelà autrement
la thèsede G. Abel43,un principed'amour.G.F. Meieraffirmait lui aussi que
l'interprèteest contraintà l'équitépar l'amour44.Schleiermacher écrit:

« Une communauté de l'individualité


doit [...] êtrefondée,qui ne peut cependant
viserà riend'autrequ'à la contemplation et connaissanceréciproque.Cet élan qui
pousse à contempler l'individualité
inaccessibleet intraduisibleest ce qu'on appelle
[...] Yamour.[...] Au moyende l'identitéprésupposéede l'organique,nous sommes
en mesurede comprendre la différence
entreles expressionsdes individuset les
nôtres.La formegénéraleest l'entréelibrevolontairement consentiedes autresdans
la sphèrede la propriété(das freieEintretenlassen des Andernin die Sphäredes
Eigentums)et puisquepartoutseul celui qui est contemplédans cettesphèrepeut
êtreconnu,elle doitêtreréciproque= hospitalité réciproque(gegenseitigeGastfrei-
heit)»*5.

40. C'est moi qui souligne.


41. F. Schleiermacher,Dialectique,op. cit.,p. 109.
42. G. Frege, « Gegenstand undBegriff»,loe. cit.,p. 70. Cf. p. 44 ; trad.fr.p. 131.
43. G. Abel, Interpretationswelten.
Gegenwartsphilosophie jenseits von Essentialismusund
Relativismus, Francfort-sur-le-Main,
Suhrkamp, 1993 (2e éd. 1995),chap. 19. Cf. dans ce numéro
« L'indulgencedans la compréhension du langageet des signes».
44. G.F. Meier,Allgemeine Auslegungskunst (1757), § 89 : « L'interprète est aussi contraint
à
cetteéquitépar l'amour.»
45. F. Schleiermacher,Brouillonzur Ethik,op. cit.,p. 49.

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Aimercomprendre 61

C'est le sentiment qui permetà « la vie étrangère [de] saisi[r]notrevie ».


Cela se manifeste particulièrement, pource grandlecteurde YÉthiqueà Nico-
maque qu'est Schleiermacher, dans 1'« amitié46».En un certainsens,il faut
doncaimerpourcomprendre. Car ce qui dépendde la languepeutêtrerecons-
truitpartoutet « un interprète[...] qui voudraitbâclerl'aspectlinguistique [...]
se tromperait beaucoup,aussi intelligente que soitla manièredontil est amou-
reux de l'auteur» (HB 180). Mais pour saisirle déroulement interne,pour
« devinerla manièreindividuellequ'a un auteurde combinerses pensées»
(HB 164), pourentrer« tantque fairese peutdans l'étatpsychiquede l'écri-
vain» (HB 165), « mêmel'interprète le plus habilele réussirale mieuxavec
les écrivainsqui lui sontplus proches,avec ceux qu'il préfère, ceux dontil a
le mieuxpénétrél'intimité, de mêmeque pournous,dans la vie,les chosesne
vontparfaitement qu'avec les amisles plus vrais» (HB 180). Ce qui ne va pas
sansrisque,carl'amourfaussel'interprétation. Schleiermacher le sait,qui écrit
que l'interprètea tendance à surinterpréter les auteursqu'il aime : « Presque
toutle mondekabbaliseen quelque sorteavec son écrivainpréféré » (HB 97).

L'herméneutique commeart de comprendre renvoiedonc par elle-même,


lorsqu'on réfléchit ses règlestechniques, à des fondements éthiquesà travers
des principesque Schleiermacher n'a pas toujoursthématisés. L'éthiquede la
communication supposéeparl'herméneutique estuneéthique la communauté
de
où la communauté de communication n'a que le rôled'une idée régulatrice. En
elle devraitse réaliserune compréhension intégrale,absolue, où expressions et
discoursdes sujets- et par suiteles individusà l'originede ces discours
également- seraientintégralement saisis et reconnusdans l' intersubjectivité.
L'importance l'herméneutique d'abord,dansuneperspective
de est philosophi-
que, de montrer que l'individuse réalisemoralement commepersonnedansla
seulecommunauté où il cherche,avec les autres,à comprendre ce qui se donne
commesens.Car n'y a-t-ilpas dansle faitde se méprendre commeuneatteinte
à l'intégritéde celui qu'on chercheà comprendre ? C'est dans cet effort que
s'ouvrela dimension de la rationalité.
L'herméneutique estce qui doitpermettre
de dépasserla relativité de la pensée sans pourautantsuccomberà l'illusion
de l'universalité puisqueprécisément elle tientcomptede l'irréductibilité de
l'individualitéde toutdiscours.

ChristianBerner
de Lille 3
Université

46. Ibid.,p. 50.

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