Le sens de l’herméneutique. Moments d’histoire de l’herméneutique
On m’a demandé aujourd’hui d’introduire à ces réflexions sur
l’herméneutique en présentant, de manière forcément schématique, quelques moments de l’histoire de l’art de comprendre et d’interpréter pour montrer d’abord et avant tout en quoi et pourquoi elle nous intéresse, tout particulièrement dans les sciences humaines. Cela exige d’une part une vision d’ensemble de cette histoire (ce que je n’aurai pas le temps de faire), d’autre part le rappel de quelques-uns de ses principaux concepts. Les travaux d’histoire de l’herméneutique sont nombreux, de plus en plus nombreux. Depuis les travaux marquants de Dilthey (initialement centrés sur Schleiermacher (dans la Preisschrift de 1860, publiée en 1966, en partie repris et complétés tout au long de la carrière de Dilthey 1, jusqu’à la célèbre « naissance de l’herméneutique »2), qui ont conduit poser l’herméneutique au fondement des sciences historiques et humaines à partir de sa généalogie théologique3, les travaux, longtemps tributaires de Dilthey, se sont spécialisés ces dernières décennies : ceux qui portent sur les commencements de la réflexion herméneutique dans l’Antiquité et au Moyen-âge, sur les projets d’herméneutique générale dans les temps modernes et plus particulièrement dans la philosophie des Lumières, ont permis de réviser radicalement notre compréhension de cette discipline. Pour procéder de manière schématique, à la fois conceptuelle et historique, le mieux est de trouver un principe permettant de rendre compte à la fois du partage et de la caractérisation des différentes herméneutiques. Cela a souvent été tenté, notamment à travers la canonique opposition entre l’herméneutique comme méthode et l’herméneutique comme mode d’être, entre l’herméneutique traditionnelle et l’herméneutique philosophique. Gunter Scholtz avait en son temps subtilement révisé cette typologie en distinguant une« technique herméneutique », une « herméneutique philosophique » et une « philosophie herméneutique »4 : la technique herméneutique décrit l’herméneutique comme simple méthode et répond à la question « comment faire pour comprendre ? » en exhibant des règles et des instruments herméneutiques, l’herméneutique philosophique revient réflexivement sur l’activité de la première et dégage, dans une démarche qui peut être dite transcendantale, les conditions de possibilité et fondements de son exercice (« quelles sont les conditions de possibilité de la compréhension et de l’interprétation ? »), alors qu’une philosophie herméneutique pose de manière générale, anthropologique ou ontologique, le fait que l’homme est un être qui interprète et se demande « ce qu’il en est de l’être de cet être qu’est l’animal interpretans ? ». Plusieurs de ces dimensions se retrouvent souvent chez les mêmes auteurs, mais permettent de classer les herméneutiques en fonctions des principales opérations et des intérêts de connaissance qui les animent. Mais on peut aussi (ce qu’ont fait récemment Denis Thouard 5 ou Günter Figal6) opérer le partage les herméneutiques à partir de leur objet, c'est-à-dire à partir de ce qu’elles prétendent comprendre. Si l’on admet que ce que l’on comprend n’est autre que ce que nous appelons le sens (retenons cette définition : le sens est ce que l’on comprend), que l’herméneutique est art de comprendre ou plutôt d’interpréter pour comprendre, alors distinguer les herméneutiques suivant leur objet, c’est les différencier suivant ce qu’elles comprennent, c’est-à- dire suivant leur conception du sens. Même si l’objet immédiat et interprété est d’abord celui qui fait face à l’interprète (le texte, par exemple) et dont il attend ou suppose, pour des raisons qu’il faudrait justifier, qu’il a un sens, c'est-à-dire est compréhensible. Il suppose en même temps par-là (c’est l’hypothèse méthodologique de l’auteur ou de son intention) que « quelqu’un » à travers lui a voulu dire quelque chose. Qu’il vise quelque chose. C’est le cas de textes, de discours, mais aussi d’institutions, d’actions, d’œuvres d’art, de théories scientifiques etc., bref de tout ce qui semble relever de ce qu’on appelle la « culture ». Or une telle compréhension du sens est inséparable de la conception de l’origine ou de la source du sens 7. Est-il dans l’objet interprété (le texte, par exemple, ou l’œuvre dans sa matérialité où le sens est dit se présenter) ou extérieur à lui (par exemple au texte : dans l’auteur et son intention, dans des structures, dans une source transcendante, antérieure ou originaire, dans le seul interprète) ?
Ces précisions introductives apportées, et dans l’incapacité de retracer ici la
généalogie entière de l’herméneutique, je me contenterai d’en souligner quelques moments (exemplaires) : j’insisterai dans un premier temps sur l’herméneutique théologique et sur celle des Lumières ; dans un deuxième moment je soulignerai l’inflexion que je décèle chez Kant et Schleiermacher, avant de conclure sur quelques remarques d’ordre général relativement au statut de l’herméneutique. 1) L’herméneutique biblique et l’herméneutique de la raison a) l’herméneutique biblique
L’une des approches traditionnelles de l’herméneutique nous vient de
l’herméneutique dogmatique telle qu’on la trouve en théologie. Celle-ci pose, concernant la vérité révélée dans l’Ecriture, que le sens est nécessairement vrai en raison de son origine. Sa source divine en garantit la vérité en dépit de la possible mécompréhension des hommes. Le sens tient moins aux mots, au texte lui-même, qu’à l’autorité qui garantit sa vérité. Ce qui n’empêche pas, au sein même de l’interprétation théologique, l’apparition de positions différenciées suivant les orientations. Ainsi Dilthey avait-il souligné l’opposition, notamment consécutive au concile de Trente, entre la théorie catholique qui garantit le sens de l’Ecriture par la tradition et la lecture protestante, telle qu’elle est entre autres initiée par Flacius, qui postule « l’autonomie normative de l’Ecriture » à partir de sa cohérence, de sa cohésion. Pour l’interprétation protestante, c’est en revenant à la sola scriptura, selon la formule de Luther, l’Écriture sainte étant « sui ipsius interpres », « interprète d’elle-même », que s’établira la vérité. Une telle lecture sera évidemment plus philologique puisque le sens sera dans le texte, même si la garantie de sa vérité reste transcendante. L’interprète articule le sens qui est là pour lui, Dieu comme auteur s’adressant à lui et inscrivant le sens dans ce qui est dit. L’herméneutique consiste alors à entrer dans ce mouvement d’auto-interprétation de l’Écriture, si bien d’ailleurs qu’en définitive non seulement l’interprète interprète l’Écriture, mais se trouve lui-même interprété par elle 9. Que le sens, assimilé à la vérité, se trouve dans le texte lui-même ou dans l’autorité de la tradition donne cependant des modèles différents qui vont durablement marquer les théories de l’interprétation. Car effectivement, si d’un côté se développeront les approches philologiques, de l’autre s’affirmera le penchant vers l’interprétation allégorique : là où le sens littéral ne suffit pas pour répondre aux attentes théologiques, lorsqu’on s’attend dogmatiquement à un sens qu’on ne retrouve pas, on passe au sens allégorique et aux sens multiples. Mais dans les deux cas, la vérité du discours est garantie par la révélation, l’herméneutique n’ayant pour tâche que de clarifier ce qui est ainsi obscur pour l’interprète qui n’est pas mesure de percevoir la vérité. On trouve ainsi au sens du texte une origine autre que textuelle. On trouve des modèles de ce type dans l’herméneutique contemporaine, que l’on peut illustrer par la proposition célèbre qui affirme que la langue nous parle plus que nous ne la parlons. On citera en exemple Heidegger, Gadamer ou Ricœur : chez Heidegger où l’interprétation devient Auslegung au sens d’explicitation, dévoilement d’une vérité ontologique antérieure à l’intention d’un sujet comme on la voit mise en œuvre dans son interprétation de la poésie ou de la philosophie ancienne ; chez Gadamer comme soumission de la compréhension à la tradition, le sens restant extérieur au sujet et à sa possibilité de comprendre, ou encore chez Ricœur, héritant des deux premiers, qui pense, sur le même modèle de la révélation, qu’un être-à-dire précède notre dire lui-même. Autrement dit, cette herméneutique de la révélation, qui pose un sens dans une altérité radicale, pose alors en deçà de l’auteur, de son intention ou de son travail sur le langage, quelque chose qui chercherait à se dire, le discours n’étant que la trace d’un sens transcendant (ou d’un « dire »/ ce que Heidegger finit par appeler : die Sage) inaccessible au patient travail de l’interprétation et débouchant sur la nécessité de l’écoute. Ainsi, dans le discours humain je puis exprimer ce sens sans jamais le produire. C’est là, chez ces trois pris en exemple, l’idée que la vérité n’est plus du tout adéquation, mais manifestation comme aléthéia. C’est dans ce « laisser- advenir » qui est « laisser-être (Seinlassen)10» de ce qui se montre, de la vérité comme sens, débouchant sur la douteuse éthique de la « sérénité (Gelassenheit)», que s’ouvre une herméneutique qui n’interprète plus guère conformément aux règles et peut, paradoxalement et en toute sérénité, en cette absence revendiquer jusqu’à la violence de l’interprétation.
b) l’herméneutique de la raison
C’est en partie contre l’herméneutique biblique, contre l’idée d’une
révélation qui échapperait à son appropriation par la raison, que s’est développée l’herméneutique rationnelle. On connaît la théorie de l’interprétation développée par Spinoza dans le Traité théologico-politique (1677) cherchant à assimiler l’autorité de la révélation à l’autorité de la raison. La compréhension va chercher à coïncider avec la vérité rationnelle et universelle en éliminant ce qui est individuel et marque de contingence le discours, et la vérité apparaîtra sans voile. C’est là l’hypothèse générale de ce qui s’est développée aux 17e et surtout au 18e siècle sous le titre d’herméneutique générale. A titre d’exemples, citons Dannhauer, Clauberg, Chladenius ou Georg Friedrich Meier, qui pense dans le cadre de la caractéristique universelle (auteurs dont je n’aurai pas le temps de parler ici). Le sens y est déterminé comme ce qui est accessible à la raison, comme l’indique le titre même de l’ouvrage de Chladenius (1742) : Einleitung zur richtigen Auslegung vernünftiger Reden und Schriften, où il faut bien souligner le « rationnels », qui est cela même que l’on comprend. Même sa célèbre théorie de la perspective, du Sehe-Punct qu’il emprunte à Leibniz11, n’a pour fin que de garantir la vérité en supprimant la relativité. Du coup, on comprend aussi que l’herméneutique y a été conçue comme une partie de la logique. Prenons l’exemple du cartésien allemand Clauberg, qui a fortement influencé Spinoza (parce qu’une traduction de sa Logique ancienne et nouvelle (1654), dite logique « novantique » [c'est-à-dire d’Aristote et de Descartes] vient d’être éditée). Cette logique, qui veut montrer comment se servir correctement de sa raison et comment l’enseigner à d’autres, se compose de deux parties : la première est dite génétique et s’attache à la formation des pensées et à l’art de les dire, la seconde, analytique, développe un art d’interpréter autrui et un art de dégager la vérité de son discours. C’est là que se trouve ce qu’il appelle l’ « herméneutique analytique » qui consiste à comprendre le discours d’autrui dans son sens, c'est-à-dire trouver la détermination claire des concepts auxquels la pensée renvoie12. Telle est en principe la tâche toujours possible de l’herméneutique : lorsque je suis en présence de la pensée d’autrui, pouvoir en dégager le noyau rationnel par-delà ce qui peut me sembler obscur ou confus. Car au fond, il n'y a pas véritablement de pensée obscure ; il n'y a que des expressions imparfaites d'une pensée claire. Et l’herméneutique permet de jeter la lumière sur ce fonds de raison, qui dans le discours d’autrui permet de saisir le contenu rationnel. Le sens est donc celui de la raison, de la raison universelle, et c’est de manière contingente, parce que je ne suis pas tout et que je dois bien m’en remettre aux autres et aux livres que j’ai besoin d’une herméneutique. Mais c’est là contingent, subalterne, lié à notre finitude : en soi, il vaudrait mieux tout tirer de soi-même, comme le disait Descartes en affirmant que l’interprétation du discours d’autrui remplace la « science » par l’ « histoire »13, ou plus tard Kant posant qu’un « livre » ne doit pas tenir « lieu d’entendement »14. Et Johann Martin Chladenius, cité ci-dessus pour sa théorie de l’établissement d’une interprétation juste, déclarait qu’« en philosophie nous n’avons pas tant besoin d’un art d’interpréter, puisque chacun doit user de son propre pouvoir de penser15. » Johannes Clauberg n’en fait pas moins : « le plus grand artifice de l’Herméneutique est […] de renvoyer à la manière d’apprendre par soi-même : ainsi, en examinant tout par sa perception propre et en offrant spontanément l’assentiment à ce qu’il a perçu, il ne semble pas tant recevoir la science d’un autre que la trouver par son propre travail »16. On le voit : dans ces herméneutiques, le sens est garanti par la raison une et universelle, qui transcende l’individu qui dit, pense et communique. Le sens « vrai » se trouve dans la raison, et ce n’est qu’accessoirement qu’il se donne dans des limitations individuelles qui souvent l’obscurcissent et appellent de ce fait le travail de clarification. Ce qui ne signifie pas que ces herméneutiques rationnelles, tout comme l’herméneutique biblique, ne fournissent pas des règles d’interprétation importantes : au contraire, fondées sur la rationalité, elles permettent la formulation de principes généraux, comme par exemple le célèbre principe d’équité ou de charité formulé par Meier. Mais le sens n’en demeure pas moins transcendant aux individus qui y participent : la raison qui ne se donne que dans la communication n’est que seconde, et le sens, comme dans l’herméneutique de la révélation, est relatif à une autorité ou source du sens extérieur qui, en en étant le principe, en garantit aussi la véracité. 2) le sens du « discours étranger » : Kant et Schleiermacher Pour en venir à l’herméneutique qui nous intéresse, il me semble qu’il faut passer par le moment kantien, dans la proximité duquel je situe Schleiermacher. On a beaucoup contesté l’idée que Schleiermacher serait un pivot de l’herméneutique ou du moins qu’il ait apporté de véritables éléments nouveaux à la théorie de l’interprétation17. Selon nous, il faut partir du découplage du sens et de la vérité : l’herméneutique pourra alors se développer comme lieu propre de manifestation et d’intelligence du sens dans la matière du discours. Le sens y sera un sens véritablement étranger, non plus lié à une autorité (Dieu, la raison universelle), mais conjecturalement reconstruit à travers une méthode s’orientant sur une matière reçue et recourant à des synthèses composant, dans un processus d’intégration progressive, ce qu’on appelle le cercle herméneutique. a) Kant Recourir à Kant pour fonder l’herméneutique est au premier abord paradoxal. Dans la mesure où il n’est pas un penseur de l’herméneutique, et que là où il développe ses réflexions herméneutiques, à propos de l’exégèse biblique, il est bien peu herméneute, ses contemporains l’avaient compris, c'est-à-dire bien peu intéressé par le sens parce qu’entièrement déterminé par le jugement moral. Dans ces passages, c’est la vérité de la raison qui prime toujours sur l’altérité du sens, et il reste en cela sur bien des points proches de l’herméneutique des Lumières. D’ailleurs, le paradigme philologique n’est pas chez lui déterminant, pas davantage que celui de l’histoire18. Il n’en demeure pas moins que sa philosophie du sujet fini pose initialement la volonté de comprendre et cherche à comprendre la compréhension. L’élan vers la compréhension s’y manifeste tant par le mouvement qui précipite naturellement la raison vers les idées totales, thématisé par la Critique de la raison pure, que par le plaisir que les hommes prennent à la découverte du sens dans la nature ou les œuvres d’art, c’est-à-dire au fait de comprendre auquel se confronte la Critique de la faculté de juger. Car ce sont bien, dans la première critique, ces idées totales qui sont, dans le mouvement qui conduit du conditionné à l’inconditionné, les conditions de possibilité de la compréhension, si l’on ne se méprend pas sur leur statut mais qu’on les saisit bien comme les foyers imaginaires qui nous donnent les perspectives du comprendre ; de même, dans la troisième critique, l’énigme du fait de la compréhension esthétique et de la compréhension téléologique appellent à comprendre le comprendre. La Critique de la raison pure nous dit que l’effort de comprendre est inscrit dans l’essence de l’humanité, si fortement même qu’il pousse à dépasser les limites de ce qui est compréhensible, la Critique de la faculté de juger que l’homme fait l’expérience de son humanité dans le fait de comprendre. On peut donc dire que le problème de la compréhension oriente sa recherche dès la première critique. Mais si j’insiste sur Kant dans la perspective du paradigme herméneutique, malgré les objections qui ont pu m’être faites19, c’est en raison de l’insistance de Kant sur la nécessité de la prise en compte d’une raison étrangère, à laquelle je n’accède que par ses signes. Même si Kant, doutant de la possibilité d’accéder à la raison étrangère, et donc au sens étranger, n’élabore pas d’herméneutique. Il refuse en tout cas ce que lui enjoint de faire Jacobi : « Il faut donc que l’idéaliste transcendantal ait le courage de soutenir l’idéalisme le plus énergique qui ait jamais été professé, et même de ne pas s’effrayer devant le reproche d’égoïsme spéculatif [...]. »20 Kant est en effet épouvanté par ce que Meier, auquel il l’emprunte, appelle l’ « égoïsterie logique » (die logische Egoisterei), signe pour Kant de folie et de démence21. Ce n’est donc pas subsidiairement que Kant, comme nombre d’autres penseurs des Lumières, pense la nécessaire médiation par autrui, notamment en faisant de la « publicité », et donc de la communication et de la communicabilité, la dimension essentielle et une condition de possibilité de la recherche du vrai. En maximisant un peu, on pourrait lire la Critique de la raison pure, dans sa dimension épistémologique, comme une théorie de la communication de la connaissance, seule garantie d’une « correction » de la pensée. Ce n’est qu’ainsi que l’on comprend que la raison finie doit, chez Kant, comme il le montre dans sa méthodologie, aller au conflit avec d’autres.
b) Schleiermacher
Schleiermacher est depuis toujours convaincu que la véritable philosophie
est dialogue, confrontation avec d’autres philosophies. Le Selbstdenken est indissociable de la pensée avec autrui et donc de la compréhension d’autrui. A ce titre, une herméneutique est philosophiquement requise. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire un passage que Schleiermacher écrit à son père, en 1789 : « je me suis toujours tenu à l’écart de la passion systématique [Systemsucht]. J’ai commencé à penser avec des doutes. (...) Je ne crois pas que je parviendrai à un système achevé (…) mais j’ai toujours cru que l’étude et l’examen, l’écoute patiente de tous les témoins et parties est l’unique moyen de parvenir à un domaine suffisant de certitude » Plusieurs éléments permettent d’éclairer ce passage, au fond très kantien23 : on y relèvera d’une part la critique de ceux qui pensent pouvoir tout déduire d’un seul principe, mais surtout qu’il faut passer par « l’écoute patiente de tous les témoins et parties » : s’ouvrir donc à une raison plurielle, ce qui sera l’objet spécifique de la dialectique. Schleiermacher reprend ainsi à la fois la dimension conflictuelle et polémique de la raison, développée par Kant dans sa méthodologie (dans le cadre de la discipline de la raison), et l’idée de la publicité 24 : mais aussi, dans l’exigence de l’ « écoute patiente de tous les témoins et parties », le nécessaire détour par une source de sens extérieure, extérieure à ce qui relèverait du simple Selbstdenken. Penser soi- même n’est pas suffisant. C’est ainsi que les jeunes premiers romantiques élaborent cette idée de Symphilosophie, que Friedrich Schlegel traduit en allemand par « gemeinschaftliches Selbstdenken » (« penser soi-même en commun avec d’autres »). Elle n’est autre que la formule développée de la pensée authentique chez Kant qui n’entend pas ce qu’il appelle la première maxime du sens commun (penser soi-même) sans la seconde (penser à la place de chaque autre), ni la troisième (penser de manière conséquente), qui garantit leur unité systématique et non-contradictoire. C’est là que Schleiermacher se distingue de cette pensée des Lumières qui elle encore, pensait pouvoir tout tirer d’elle- même et de ce fait ne faisait de la compréhension qu’un problème pour les autres. On comprend alors que l’objet de l’herméneutique sera le « discours étranger », qu’il faut comprendre dans son étrangeté pour entendre ce qu’il a à nous dire avant même de savoir si ce qu’il nous dit est vrai. Cette étrangeté se manifeste dans le fait de la non-compréhension, point de départ, dit Schleiermacher, de l’herméneutique. Cette non- compréhension de l’étranger manifeste à l’évidence la volonté de comprendre, et donc l’attente de sens. Cette conception du sens – et de la compréhension – détermine les méthodes herméneutiques chez Schleiermacher, à savoir celles qui relèvent de l’interprétation grammaticale et de l’interprétation technique ou psychologique : il faut saisir comment l’individu-auteur s’approprie une langue, une culture etc., et cela à partir de l’intégration dans des totalités dont il se démarque. Non pas que l’on saisisse par empathie un sujet substantiel : c’est à même le texte qu’il faut commencer, en supposant une subjectivité qui veut dire quelque chose (hypothèse du sens), et qui le dit en indiquant, par des moyens textuels, son interprétation, tenant compte de ce qu’elle imagine être son public : « Irgendwo muss die Hand mit dem Finger stehn » (HM 258). On appellera cet individuel le « style », ce qui fait qu’un texte est l’effet de décisions de sens dans une langue non reçue comme destin, mais une langue travaillée contre ce qu’elle dit d’origine. Les discours mêmes sont alors la matrice de sens produit par des moyens textuels. Les règles dépendent ainsi d’une double compréhension [« comprendre dans la langue et comprendre dans ce- lui qui parle » (HB 33)], le sens se manifestant à leur intersection. Autrement dit, le langage qui est objet de l’herméneutique n’existe que dans cette interaction entre individu et langue, dans l'acte de parole d'un locuteur qui individualise la langue, alors le sens n’apparaît que marqué d’étrangeté en raison de l'élément singulier ou individuel qui habite autrui, c'est- à-dire qui qu’il ne peut être réduit à moi. C’est là ce qui rend infinies les tâches de la compréhension. L’objet de l’herméneutique, à la différence des moments antérieurs, devient bien la compréhension du sens étranger. C’est à ce titre que la traduction, chez Schleiermacher et plus encore chez Humboldt, en fournira un modèle concret. Il n’en demeure pas moins que même si «je ne peux pas m'approprier le singulier étranger» (DA, 46), Schleiermacher ne s'accommode pas du constat de différences irréductibles qui condamneraient la compréhension à être toujours autre : l'existence de la volonté de comprendre l'étranger, le sentiment d'étrangeté ou pour l'étranger (das Gefühl des fremden, T 215), la considération ou l'attention portée à l'étranger, qui est aussi son respect (Achtung für das fremde, T 243), voilà autant de signes de la possibilité d'une communauté avec l'étranger. Pour cela, il faut supposer que ce qui est étranger ne l'est pas entièrement, qu'il existe entre les hommes, et parce qu'ils sont hommes, quelque point commun qui donne son sens à l'activité de comprendre (HB 160). C’est en cela que consiste le pari du sens, que reprendra Karl-Otto Apel pour régler la communauté de communication sur la communauté idéale de communication.
3) Portée pour une philosophie herméneutique
J’aimerais, pour conclure cette esquisse, faire quelques remarques sur la
généralisation de cette approche. Elle a été effectuée, notamment à partir de Schleiermacher, pour être étendue aux sciences historiques ou en général aux sciences de l’esprit ou de la culture. On peut penser en cela à Droysen, par l’intermédiaire de Boeckh, ou à Dilthey. Ce dernier, qui parle rarement d’herméneutique concernant sa propre méthode, écrit que la question qui l’anime est celle « de la connaissance scientifique de l’individu, voire des grandes formes de l’existence humaine dans sa singularité. Une telle connaissance est-elle possible et de quels moyens disposons-nous pour y parvenir »29 ? La question de l’herméneutique élargie aux sciences de l’esprit répond à la question de savoir comment nous accédons à une individualité étrangère : à partir de ses signes, au moyen d’une méthode conjecturale qu’est l’herméneutique. Le sens résulte des interprétations d’objets qui, dans notre appréhension, ont le statut de signes : pris comme des objectivations, ils apparaissent comme porteur de sens et donc susceptibles d’être compris. C’est là, je le disais pour Schleiermacher, le sens du point de départ dans la non- compréhension30 : le fait de la non-compréhension présuppose que nous tenions quelque chose pour un signe (ce qui n’est pas toujours le cas ; même lorsque nous nous promenons dans le monde des signes qui nous entourent, nous ne prenons pas garde à chacun d’eux, ils ne « signifient » pas tous, dans la mesure où ils ne nous importent pas tous en même temps). Autrement dit : en situation de finitude, l’homme a affaire à des objets dans lesquels il peut reconstruire un sens lorsqu’il l’attend : le sens, qui n’est pas donné mais construit, l’est parce que l’interprète suppose que quelqu’un, à un moment donné, avec les moyens dont il disposait, voulait dire quelque chose, faire quelque chose ou, comme le disait Dilthey dans un langage encore hégélien, que « l’esprit a créé »31. C’est dans la matérialité du texte, des traces de l’action, des œuvres que l’interprète reconstruit ce sens supposé qui n’est que d’être « remis en sens ». Cela appelle les opérations spécifiques de reconstruction par contextualisation, dans la mesure où ce que nous comprenons, comme l’avait montré Kant, ce sont précisément des connexions32. Comprendre mieux consistera alors à resserrer les connexions, à intégrer la partie dans le tout dans un mouvement de détermination réciproque de la partie et du tout. Pour cela, je le disais, l’herméneutique utilise traditionnellement les méthodes de la philologie, mais tire également profit des questionnements transcendantaux, sur les types d’activités de synthèse qui permettent la constitution d’univers de sens, complétant l’interrogation sur les objets par celle sur les structures d’objectivation. Ça pour comprendre, comme Kant le disait de la connaissance du phénomène, on reconstruire le sens à partir de nos catégories, des formes et des structures dont nous disposons. C’est dans ce sens que se sont élaborées les théories contemporaines de l’interprétation comme « construction par l’interprétation »33. Cela a souvent conduit à reprendre, à nouveaux frais, la théorie du schématisme kantien, à savoir cette nécessaire activité dans la connaissance qui permet de temporaliser les catégories et donc de rattacher intuition et concept pour faire connaissance ; ou encore le jugement réfléchissant, puisque c’est en l’absence de concept préalable, en réfléchissant de manière critique à la matière même, que le sens a pu être élaboré, c’est-à-dire que prend forme une synthèse compréhensive. Dans cette perspective, si effectivement le sens est celui du sujet comprenant, qui, en présence d’une matérialité et contraint par elle, met en forme, constitue par l’interprétation, intègre dans un tout, forge des univers des sens, alors les philosophies qui étudient la grammaire des synthèses, comme Cassirer dans sa « philosophie des formes symboliques » ou Dilthey réfléchissant dans son examen du « monde de l’esprit » aux totalisations que sont les Weltanschauungen comme interprétations globales du monde où l’homme se range sous des idées, ou aux synthèses effectuées dans l’ « édification du monde historique », ou même Nelson Goodman décrivant les « manières de faire des mondes », ces philosophies, dis- je, enrichissent l’herméneutique au sens strict (qui s’en tient exclusivement au modèle de la philologie) en complétant l’analyse des objets par une analyse des forces objectivantes, ouvrant plus généralement aux sciences de la culture.