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L’interprétation est critique.

Réflexions sur la dimension éthique et politique de l’herméneutique.

Je parlerai aujourd’hui d’herméneutique et d’interprétation, d’éthique et


de critique. Je ne sais pas si je parlerai vraiment de politique, qui est plus un
horizon toujours présent. L’herméneutique est, traditionnellement, l’art de
comprendre, une méthode, une technique qui recourt à l’interprétation lorsqu’il
s’agit de comprendre des textes dont le sens ne nous est pas immédiatement
accessible, quelles qu’en soient les raisons, notamment la distance historique.
Pour faire vite, la méthode de reconstruction du sens ainsi élaborée, avec ses
règles et ses principes, a été dès la fin de 19e siècle, en particulier avec Dilthey,
appliquée aux sciences de l’homme et de la société, partout où il fallait pour
comprendre retrouver un sens par l’interprétation, notamment à partir
d’objectivations dans des œuvres, dans des institutions etc. La question a été
ainsi pour une large part épistémologique. Au 20 e siècle, l’herméneutique a
connu un tournant philosophique. Avec Heidegger d’abord et, dans sa suite,
Gadamer, le tournant était ontologique, comprendre devenant un existential, une
dimension fondamentale du Dasein. Dans leur suite, l’herméneutique s’est
acclimatée en philosophie, chez Ricœur, par exemple, qui développe la notion
d’« identité narrative », ou chez Taylor qui, se référant à ce contexte, donne une
version anthropologique de l’herméneutique en définissant les hommes comme
des « self-interpreting animals ».
C’est dans ce contexte que j’inscrirai aujourd’hui ma réflexion. Et cela par
rapport à une certaine perplexité. Si l’herméneutique comme méthode
philologique était traditionnellement liée à la critique, même s’il fallait plus
particulièrement entendre par là une discipline liée à l’établissement de
l’authenticité et de la correction des textes, la critique était associée à une
activité d’évaluation, herméneutique et critique semblent aujourd’hui plutôt
opposées : l’herméneutique se contentant de recevoir le sens sans le juger. Ce
qui n’est pas sans conséquences morales et politiques, dont les philosophies
herméneutiques (Heidegger, Gadamer) portent la trace notamment dans ce que
j’appellerai une certaine carence au plan éthique et socio-politique. C’est sur ce
point que je voudrais réfléchir en me demandant si l’on ne peut pas comprendre
autrement, et de manière plus intime, le lien entre herméneutique et critique.
Je procèderai pour cela en trois temps, inégaux en longueur. Le premier
moment sera un rappel plus conceptuel des rapports entre herméneutique et
critique. Le second montrera pourquoi, dans le champ de la philosophie
herméneutique, la philosophie pratique n’a pas véritablement trouvé de place. Je
n’en proposerai que les grandes lignes, que j’esquisserai en partant des positions
les plus connues et les plus communément acceptées. Pour le dire d’entrée de
jeu, il me semble que l’herméneutique – voire la philosophie de l’interprétation
– débouche trop souvent sur un discours éthique relativement vague, qui est
globalement celui du respect de l’autre, de l’hospitalité, de l’ouverture à
l’étranger, toutes choses fort respectables, mais qui demeurent aussi, semble-t-il,
fort générales. Pour leur donner plus de relief, il faudra, ce sera le troisième
point, intégrer des pensées moins souvent prises en compte dans le champ
herméneutique.
1. Remarques préliminaires : herméneutique et critique

Commençons donc par clarifier quelques rapports possibles entre


herméneutique et critique. J’ai rappelé ce qu’il fallait entendre par
herméneutique. Le problème permettant de décider dans quelle mesure
l’herméneutique a à voir avec la critique tient à la négativité qui habite la
compréhension1. Toute compréhension n’est pas également habitée par cette
dernière. Il faut en effet distinguer deux régimes de compréhension : la
compréhension normale et la compréhension critique. Je dis comprendre lorsque
je sais quoi faire, lorsque la chose me suffit ; dès lors, je ne me pose plus de
questions, je fais. Le sens dont je dispose me satisfait, il me suffit d’un point de
vue pragmatique et au vu des intérêts qui m’animent à ce moment précis, même
à la lecture d’un texte. Mais dans l’herméneutique, il y a une négativité initiale
qui appelle l’interprétation, à savoir, la non-compréhension : c’est parce que je
ne comprends pas ou que je comprends mal que je dois, si je veux comprendre,
interpréter. Et là, la réflexion sur l’interprétation fait partie de l’interprétation
elle-même, elle en est un moment. Il y a par ailleurs dans l’expérience de la non-
compréhension une expérience d’un désir de comprendre : je ne comprends pas
que quelque chose que je désire comprendre. Ce désir peut se muer en volonté,
qui se donne les moyens d’élaborer une compréhension au moyen de
l’interprétation. Désir auquel je peux évidemment aussi ne pas donner suite, car
je peux, à chaque moment, décider de ne pas comprendre davantage. De ce fait,
il semblerait bien que l’interprétation soit une activité critique, critique de la
non-compréhension, dont on ne se satisfait pas, mue par l’expérience d’une
négativité (comme le sont classiquement en philosophie l’étonnement ou le
doute). Dit autrement, l’interprétation est l’activité à laquelle nous avons recours
lorsque nous ne comprenons pas, lorsqu’un effort d’intelligence doit venir
corriger ou compléter et en cela constitue une critique. La critique devient un
élément inhérent à la compréhension elle-même dès qu’il est besoin
d’interpréter, c'est-à-dire dès qu’on ne peut plus se contenter de ce qui est
simplement donné. De ce fait aussi, dès que l’on parle d’interprétation, on
construit une compréhension possible et l’on envisage donc qu’il est possible
qu’il en existe d’autres. En choisir une est donc, dans sa distinction et négation,
critique.
Voilà qui pourrait être approfondi, notamment en tenant compte d’options
métaphysiques fondamentales relatives au rapport du sens et du non-sens,
suivant que l’on soutient la compréhensibilité du monde, ou que l’on pense à
l’inverse qu’il n’est pas accessible à notre intelligence, ou encore que le sens à la
fois s’offre à nous et se soustrait à notre approche. Sans entrer dans l’analyse, il
apparaît clairement que fondamentalement, l’herméneutique prend position au
regard du sens, et adopte de fait une attitude critique au regard de la
compréhension elle-même, se demandant ce qu’elle peut comprendre et ce
qu’elle ne peut pas comprendre en situation de finitude, réfléchissant elle-même
à ses limites et à ses conditions de possibilités. En ce sens, l’interprétation est
donc constitutivement critique dans la mesure où elle ne pense pas la donation
immédiate du sens dans la compréhension.
L’interprétation est évidemment ouvertement critique lorsqu’elle
s’oppose, pour le corriger, à un sens qu’elle estime faux, déformé, voilé, etc. Le
modèle de telles interprétations a été présenté par Habermas lorsque, pour
s’opposer à Gadamer, il a eu recours à l’interprétation psychanalytique et l’a
transposée à la critique des idéologies. La nécessité de la critique ne tient pas
uniquement à la finitude du sujet de connaissance, mais au fait qu’un objet peut
se présenter de manière distordue, voilée. L’interprétation aura alors pour fin de
soupçonner, de déconstruire, d’émanciper etc. On en voit un exemple frappant
dans le décalage qui peut exister entre celui qui produit le sens, l’auteur par
exemple, et celui qui le reçoit, le lecteur : la visée de sens peut échapper à celui
qui parle (ou écrit), qui de ce fait ne jouit pas d’un privilège dans la
compréhension. Un lecteur peut mieux comprendre l’auteur que ce dernier lui-
même. C’est là ce que les Romantiques avaient rappelé en actualisant le concept
de critique, notamment à travers la maxime invitant à mieux comprendre
l’auteur qu’il ne s’est lui-même compris. Schlegel écrit ainsi « critiquer veut dire
comprendre un auteur mieux qu’il ne s’est lui-même compris2 », c'est-à-dire
consiste continuer le texte dans l’interprétation. Gadamer le fait aussi, à sa
manière, en infléchissant la formule, disant qu’on comprend toujours autrement,
si tant est que l’on comprenne.
Il existe enfin une forme plus fondamentale encore de rattachement de la
critique à l’herméneutique : celle qui plonge ses racines dans la négativité même
du monde. Il ne s’agit plus alors de placer la critique du côté des limites d’un
sujet qui ne comprend pas en raison de sa finitude, ni d’un objet qui se présenté
avec des distorsions : l’herméneutique est critique lorsque l’incompréhension à
laquelle elle se heurte manifeste ce qui ne doit pas être, ce que nous ne pouvons
accepter, comme le mal, où Ricœur voyait l’origine du questionnement
herméneutique, la souffrance etc. L’expérience du non-sens inaugure alors une
interprétation critique de ce qui est. « Comprendre, dit-on souvent en citant
Mme de Staël, c’est pardonner.» Ici, l’interprétation ne permet pas de
comprendre, mais invite bien au contraire à critiquer à partir de l’expérience de
la non-compréhension. L’interprétation est alors critique précisément parce
qu’elle refuse de s’achever dans la compréhension. Elle dit non au négatif, ce
qui est sans doute le geste critique le plus radical.

2. Rappel historique : l’herméneutique de la propriété

Mais s’il semble bien que la critique soit pour l’essentiel inhérente sous
plusieurs aspects à l’herméneutique, l’histoire de l’herméneutique au 20e siècle
ne semble pas en avoir été particulièrement marquée. Je vais essayer de
l’illustrer en me référant, là aussi ce ne sera que schématique, à trois auteurs
auxquels on assimile le plus souvent la philosophie herméneutique : Heidegger,
Gadamer et Ricœur.
La « philosophie herméneutique » ne prend son véritable essor qu’à partir de
Heidegger. Comme on sait, Heidegger utilise le terme « herméneutique » dès
1923, mais de façon mineure, l’ « herméneutique de la facticité » étant le sous-
titre d’un cours intitulé « ontologie » qui devait initialement s’appeler « logique
». Le bref hommage rendu à Augustin et Luther ne permettent pas d’en faire une
reprise de l’herméneutique traditionnelle. Si Heidegger emprunte le terme à
l’herméneutique traditionnelle, il l’utilise pour désigner l’auto- élucidation ou
l’auto-interprétation de la facticité, comprendre signifiant pour le Dasein « être
compréhensif à l’égard de lui-même [für sich selbst verstehend]»3. Cela vaudra
jusque dans Sein und Zeit, où comprendre sera un existential désignant avant
tout le rapport du Dasein à son être. L’herméneutique connaît ici une inflexion
profonde par rapport à la méthode herméneutique s’attachant à des
objectivations étrangères, puisqu’elle appelle le Dasein à se soucier de son
propre être, à être « vigilant » à l’égard de lui-même, l’herméneutique n’étant
finalement autre chose que l’explicitation de la finitude et le choix de cette
finitude, l’acceptation de l’être-jeté ou de la Geworfenheit. Ernst Cassirer, dès
les débats de Davos, et ensuite dans son écrit plus politique sur Le Mythe de
l’État, avait vu avec lucidité dans l’abandon à l’ « être-jeté », qui débouchera sur
la soumission au destin de l’être (Seinsgeschick), le renoncement à l’éthique et à
la liberté. Ce mouvement va être déterminant pour l’herméneutique
philosophique.
Et d’abord, parce que l’herméneutique philosophique se détourne du souci de
l’autre vers le souci de soi. La compréhension n’est en effet plus, comme dans
l’herméneutique traditionnelle, à l’égard d’autrui ou par rapport à une autre
intentionnalité ; comprendre devient, Sein und Zeit l’entérinera, un mode d’être
et une manière de se rapporter à son propre être. Dans ce type de
compréhension, l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) se décline certes aussi en
être-avec (le Mitsein), mais il faut bien reconnaître que la caractéristique
fondamentale du Dasein n’est pas le « avec » (le Mit- du Mitsein), qui serait
partage, communication et communauté ou confrontation, mais la « Jemeinigkeit
», la « mienneté » ou ce qui est à chaque fois mien. Cela fait de la philosophie de
Heidegger ce que Derrida appelait « une nouvelle métaphysique de la propriété
»4, nous pourrions dire ici une « herméneutique de la propriété ».
Parmi les critiques de Heidegger qui ont relevé le problème, citons Karl
Löwith qui, dans un texte trop méconnu, Das Individuum in der Rolle des
Mitmenschen (« l’individu dans le rôle d’autrui »), qui est sa thèse d’habilitation
dirigée par Heidegger lui-même et publiée en 1928, entreprend une analyse
phénoménologique de l’ « être-l’un-avec-l’autre » (Miteinandersein). Il montre
dans quelle mesure la compréhension et la compréhension de soi se fondent dans
la conversation, le dialogue et la rencontre réelle avec l’autre. Löwith avait
notamment fait ressortir cette dimension en accordant un privilège à l’oral,
soulignant ce qu’est une compréhension incarnée5 ; à l’inverse, on verra que le
choix volontaire, par Ricœur, par exemple, du paradigme du texte écrit aura pour
conséquence un effacement de l’ « être avec » pour revenir à l’être. Bref, l’être-
au-monde est chez Löwith orienté sur le dialogue vivant et concret, alors que
Heidegger privilégiait la situation générale dans l’être. Dans l’« être-l’un- avec-
l’autre » (Miteinandersein), Löwith souligne l’altérité réciproque de l’un et de
l’autre qui est condition de la critique. Les existentiaux du « comprendre » et de
la « parole » (Verstehen, Rede) se trouvent alors complétés : être-l’un-avec-
l’autre, c’est parler-l’un-avec-l’autre (Miteinandersprechen). Dans cette relation
dialogique entre celui qui parle et celui qui entend, ce dernier se laisse vraiment
dire quelque chose par son interlocuteur et lui répond.
Gadamer, qui avait dès 1929 recensé avec sévérité l’ouvrage de Karl
Löwith6, notamment en raison de l’importance que ce dernier attribuait à la
réflexivité du dialogue, et par là sa dimension critique, a curieusement repris,
dans Vérité et méthode, la structure dialogique comme étant essentielle à la
philosophie herméneutique, la compréhension étant en elle-même une relation
dialogique. Où l’on pouvait croire que la dimension critique allait réapparaître.
Mais pour Gadamer, le dialogue n’en est pas un authentique. Pour lui,
comprendre ne consiste pas d’abord à déchiffrer des signes, mais à être pris dans
un dialogue que les interlocuteurs ne mènent pas : c’est la « question » qui
devient la clé de la compréhension, en assimilant la compréhension d’un texte à
la saisie de la question à laquelle le texte apporte une réponse7. Certes, il y a
quelque chose à comprendre, c’est en effet qu’il y a des réponses à des questions
et dans le dialogue, nous répondons à des questions qui sont celles des autres et
nous reconnaissons nos propres questions dans les réponses qu’ils nous
apportent. Selon Gadamer, même l’absence de l’auteur ou son incognito ne
m’interdisent pas de prendre le texte comme une expression de sens qui
s’adresse à moi et avec lequel je peux entrer en dialogue parce qu’il répond à
mes questions. On ne peut cependant s’empêcher de penser que concevoir ce
rapport au texte est problématique parce que, Ricœur l’a très bien montré, dans
un dialogue, l’écoute des raisons d’autrui me permet, le cas échéant, de changer
d’opinion et vice versa, ce qu’un texte précisément ne peut jamais. Le dialogue
est ainsi unilatéral, en lui le sens advient sur le mode de la participation. Bref,
c’est un dialogue sans critique.
C’est là qu’intervient, chez Gadamer, la notion centrale pour son
herméneutique philosophique, la « fusion des horizons »
(Horizontverschmelzung). Pour comprendre, nous dit-il, il faut être pris dans le
processus de la transmission, de la tradition (Überlieferungsgeschehen) et
participer à ce qui advient ainsi, il faut être engagé dans l’histoire de l’efficience
(Wirkungsgeschichte). Orientant sa conception du langage sur le Heidegger plus
tardif, Gadamer pense que la langue et l’être sont appariés et que, puisque nous
sommes des êtres de parole, cet appariement nous inscrit dans un devenir
(Geschehen). Le caractère d’événement de la langue tient dès lors à la «
transmission » à laquelle nous sommes « livrés » (Überlieferung) et qui définit
notre « appartenance » (Zugehörigkeit)8. Les termes ici s’éclairent dans cette
étrange constellation qui rappelle le destin a-rationnel de l’être chez Heidegger.
Nous sommes livrés à la « transmission », la « tradition » linguistique parce que
nous naissons dans une langue, au milieu de discours, au cœur d’un univers de
parole. Nous appartenons à cette langue parce qu’elle nous parle, qu’elle
s’adresse à nous et que nous l’écoutons. Cette écoute n’est pas, suivant
Gadamer, de l’ordre de notre volonté : elle est l’inévitable réponse de la parole
« adressée ». Recevoir la parole comme parole, c’est l’écouter. C’est en cela
qu’il y a « Entsprechung », une « convenance » ou une « correspondance » entre
la parole qui nous parle et celle que nous parlons. Or pour écouter, il faut arrêter
d’agir, suspendre tout engagement pratique pour diriger toute son attention sur
l’écoute. En allemand, le verbe aufhören, qui signifie à la fois « arrêter », «
cesser » et « dresser l’oreille », l’indique : pour entendre, il faut écouter toutes
affaires cessantes. En cela l’écoute est d’abord soumission à l’adresse, à la
parole reçue par la tradition qui qualifie l’appartenance 10. On comprend alors
comment Gadamer peut reprendre l’idée heideggerienne que la langue nous
parle, c'est-à-dire qu’à la fois elle s’adresse à nous et qu’elle dit notre être. Et on
peut replacer dans ce contexte ce que Gadamer écrit relativement à l’intention de
Vérité et méthode : « Ce qui est en question, ce n’est pas ce que nous faisons, ni
ce que nous devrions faire, mais ce qui, par-delà notre vouloir et notre faire
advient de nous [was über unser Wollen und Tun hinaus mit uns geschieht] »
(GW2, 438). Mais dès lors, on conçoit aussi qu’il y a quelque difficulté à penser
une critique, et, partant, une éthique, pour laquelle importe au premier chef ce
que nous faisons et ce que nous devrions faire.
On sait que par cette appartenance à la tradition et à l’histoire, qui porte avec
elle la réhabilitation du préjugé en faisant de l’esprit critique des Lumières un
préjugé contre les préjugés, l’herméneutique semblait avoir précisément perdu
sa dimension critique. C’est là ce qui avait enclenché le célèbre débat entre
l’herméneutique philosophique et la critique des idéologies, lancé dans les
années 1970 par Habermas contre Gadamer. Je ne veux pas le restituer ici. Je me
contenterai d’évoquer l’« herméneutique critique » que Ricœur, dans Du Texte à
l’action, propose à titre de résolution du conflit. Sa solution plonge en réalité ses
racines dans un texte plus ancien, De l’interprétation (1965), où il précise ce
qu’est l’interprétation et la présente en deux temps : d’une part l’interprétation
manifeste et restaure un sens qui m’est adressé, ce qui constitue le moment de
l’écoute, le moment de la « récollection du sens », et d’autre part l’interprétation
est « démystification », « réduction d’illusions », ce qui relève de la volonté de
soupçon et donc de la critique (p. 37), qui donne le chapitre « l’interprétation
comme exercice du soupçon » (p. 42-44), dont Marx, Nietzsche et Freud sont les
grands maîtres. À chaque fois, le déchiffrage qui est visé par les philosophies du
soupçon est une libération de la conscience, ce qui fait sa dimension à la fois
émancipatrice et critique. Cette analyse est reprise par Ricœur quelques années
plus tard au regard du conflit entre Gadamer et Habermas. La question est alors
de savoir s’il y a bien alternative entre une conscience herméneutique et une
conscience critique, la première insistant sur l’appartenance à la tradition comme
condition de compréhension, la seconde sur la nécessaire distanciation critique
qui prend en compte la distorsion impliquée par les préjugés véhiculés par nos
précompréhensions. Si la première, en privilégiant la précompréhension
(nécessité des préjugés, et par suite de la tradition et de l’autorité), est
antiréflexive, la seconde insiste sur la réflexion, qui en et par elle-même est
toujours critique, parce qu’elle implique un retour distancié sur soi (p. 335 sq).
La solution conciliante de Ricœur consiste à intégrer les deux en en faisant
des moments, prenant le parti d’« une herméneutique critique » (p. 362 sq.) qui
allierait « le geste humble de reconnaissance des conditions historiques » de
l’interprétation et de la compréhension et « la fière visée » de la critique. Pour
répondre à la question « comment peut-il y avoir critique en herméneutique ? »
(p. 363), il suffit alors de penser « une certaine dialectique entre l’expérience
d’appartenance et la distance aliénante » qui serait le ressort-même de
l’herméneutique (p. 365). Je ne veux pas reconstruire ici en détail ses arguments
qui débouchent sur cette complémentarité « entre une ontologie de l’entente
préalable et une eschatologie de la libération » (p. 376), où l’une n’est rien sans
l’autre, mais il me semble qu’ en montrant que Gadamer comme Habermas ont
chacun « des préférences régionales », c'est-à-dire des intérêts de connaissance
divergents,« ici, une attention aux héritages culturels, axée peut-être de façon
plus décidée sur la théorie du texte ; là, une théorie des institutions et des
phénomènes de domination, axée sur l’analyse des réifications et des aliénations
» (p. 376), Ricœur n’est pas véritablement parvenu à les concilier. On notera en
outre qu’en se rattachant lui-même à une théorie du texte, c’est de Gadamer et
de Heidegger surtout que Ricœur se rapprochera en matière herméneutique. On
le voit lorsqu’il souligne que la Schriftlichkeit, l’écriture, donne l’essence du
langage parce qu’elle permet d’envisager « la chose du texte, qui n’appartient
plus ni à son auteur ni à son lecteur »11. Cette chose du texte, « c’est le monde
qu’il déploie devant lui »12. Par conséquent, « comprendre un texte […] ce n’est
pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est déployer une possibilité
d’être indiquée par le texte »13. Un tel projet ne consiste pas en l’invention, par
un sujet autonome, de son existence libre, comme le pense Sartre. Ricœur
demeure fidèle au « projet-jeté » de Heidegger, au « projeter dans un être-jeté ».
Il précise : « Ce qui importe ici, ce n’est pas le moment existentiel de la
responsabilité ou du libre choix, mais la structure d’être à partir de laquelle il y a
un problème de choix »14, c'est-à-dire non pas le monde du lecteur, mais la
proposition de monde qu’il reçoit. En cela, le projet est « jeté ». On perçoit dans
ces quelques propos la dimension heideggérienne. On pourrait aller plus loin
relativement à la tournure singulière de l’herméneutique de Ricœur qui tient à sa
reprise de l’affirmation originaire de la Sprachlichkeit et du caractère dérivé «
des significations de l’ordre linguistique » 15, héritant de Heidegger pour lequel «
l’ordre logique est précédé par un dire qui est solidaire d’un se trouver et d’un
comprendre »16. Là se manifeste une « appartenance à un ordre de choses », où
quelque chose émerge, qui était, écrit Ricœur dans un langage heideggérien,
englouti « sous nos réseaux d’objets soumis à la domination de notre
préoccupation. C’est cette émergence du sol primordial de notre existence, de
l’horizon originaire de notre être-là, qui est la fonction révélante coextensive à
la fonction poétique elle-même »17. Surgit là cette autre notion de vérité comme
« manifestation, c'est-à-dire laisser-être ce qui se montre. Ce qui se montre, c’est
chaque fois une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter
pour y projeter un de mes possibles les plus propres»18. C’est là aussi que
comprendre un texte c’est se comprendre soi- même comme un autre, mais pas
l’autre. Car qu’en est-il alors de ce sujet qui fait l’expérience de l’appartenance ?
On sait que pour Ricœur, le cogito n’est pas le sujet maître et possesseur du sens,
que le sujet n’est pas la « mesure du sens »19 : « Là où la conscience se pose en
origine du sens, l’herméneutique opère le « dessaisissement » de cette prétention
»20. Face au sens qu’elle reçoit (par le monde du texte, la chose du texte), la
conscience renonce à la prétention de se constituer elle-même, conduisant à une
« affirmation originaire qui me constitue plus que je ne la constitue »21.
Le deuxième point que je voudrais souligner chez Ricœur, qui n’est au
demeurant pas sans entrer en tension avec le premier, est relatif à l’« identité
narrative », qui est une identité dynamique suivant laquelle le sujet se constitue
toujours par un récit de soi. L’idée est importante, elle provient de Alasdair
McIntyre, qui parlait d’« identité narrative d’une vie », et de Wilhelm Schapp,
auquel Ricœur se réfère.
Jean-Marc Ferry avait montré, dans les années 90, l’unilatéralité de cette
approche. Ferry a relativisé l’identité narrative, qui participe certes de la
construction de l’identité, par rapport à d’autres identités discursives en
montrant que le seul récit de soi ne permet pas d’ouvrir convenablement la
dimension éthique. La difficulté de Ricœur tenait en effet à l’orientation de son
éthique sur l’identité narrative, signalant un « lien privilégié entre théorie
éthique et théorie narrative »22, où l’identité est garantie par la possibilité de
réunir sa vie dans un récit cohérent, procurant ainsi à l’identité une certaine
stabilité. Même s’il va de soi que les récits peuvent varier, et que l’identité
narrative est de ce fait dynamique : il s’agit à chaque fois de pouvoir se ressaisir
narrativement. Mais se raconter simplement, en dehors de toute communauté, de
tout partage, impliquant une sincérité à l’égard d’autrui etc., fait courir de gros
risques. Car on se raconte sans contrôle effectif ni possibilité de critique. Et le
mythomane aussi se raconte, le mythomane surtout, pour lequel c’est même
essentiel. Pour échapper à ce risque, il faudrait donc une dimension critique
évaluative qui échappe à la simple narration. Cette dernière doit, si l’on reprend
le vocabulaire de Jean-Marc Ferry, au moins être complétée par l’interprétation,
qui nous donne le sens de la narration, dans une perspective universalisante, et
par l’argumentation, qui en rend raison au regard d’autrui, qui est « la grande
force critique du discours »23, pour éventuellement le reconstruire à partir de la
discussion et réarticulation des raisons. Bref, l’identité narrative est fragile et
l’éthique qui s’en réclame peut même, écrit Jean-Marc Ferry, paraître comme
violente dans la mesure où « le fait de l’histoire propre se présente comme si, par
lui-même, il constituait un droit »24 : « La tradition dont l’appropriation narrative
définit éventuellement une identité personnelle, individuelle ou collective, n’est
pas là traitée sélectivement sous l’aspect de l’acceptabilité pour d’autres, mais
plutôt sous l’aspect de l’efficacité avec laquelle elle permet à cette identité
d’affirmer sa différence »25. En d’autres termes, il s’agit de l’activation d’une
certaine identité substantielle – qui donne le communautarisme au niveau des
collectivités - qui fait l’économie de se confronter à l’argumentation qui
implique, elle, le décentrement critique. Et Ferry de poursuivre : « la difficulté
d’une valorisation éthique de la narration ne tient pas à ce qu’à l’inverse d’une
démarche argumentative, tournée vers l’universalité, la démarche narrative soit
tournée vers la singularité », mais au fait que « l’identité narrative, à l’opposé de
l’identité argumentative, est plus tournée vers soi-même que vers autrui » 26 : le
narrateur avance des éléments qui ne sont accessibles qu’à lui et se soustrait au
jugement public. Et de ce fait, il se dérobe à toute critique. Car argumenter n’est
pas raconter et « celui qui narre est lui-même beaucoup moins exposé à
l’opinion d’autrui, au jugement critique du public que celui qui argumente.
L’identité narrative est foncièrement égocentrique » 27, conclut Jean-Marc Ferry,
en soulignant qu’étant de ce fait peu ouverte à la reconnaissance de l’autre ou à
sa souffrance, l’éthique qui y est rattachée est problématique. En effet,
l’égocentrisme narratologique empêche d’articuler la perspective de vie bonne à
celle de la société juste, car l’histoire propre se présente comme faisant droit par
elle-même sans égard pour d’éventuels récits concurrents. Tout cela constitue
une critique forte de Ricœur, et insiste sur la nécessité d’une extériorité, qui rend
possible et la réflexion et la critique. L’excentration de la raison doit être
incarnée, dans l’échange, fût-il conflictuel : c’est là que se trouve la profonde
vérité de la raison communicationnelle. C’est donc bien la dimension critique de
l’interprétation qui est en jeu, interdite par l’égocentrisme narratologique. Bref,
l’herméneutique de Ricœur reste finalement dans le sillage des éthiques
herméneutiques de la propriété, pour reprendre la formule utilisée plus haut.

3. De l’éthique à la critique des formes de vie

Comment alors retrouver la critique ? Le plus immédiat est de revenir à la


compréhension de l’autre, c'est-à-dire de s’élargir à l’autre. Cela est d’autant plus
naturel en matière herméneutique que l’interprétation qu’elle met en œuvre
traditionnellement est précisément celle de l’autre et qu’elle peut même être
définie comme la « discipline qui cherche à aller aussi loin que possible dans la
compréhension de l’autre »28. Et il me semble que c’est à travers la problématique
interculturelle que la question éthique et politique a finalement été remise à
l’ordre du jour. Charles Taylor écrivait au début du 21e siècle que la
compréhension de l’autre était « le grand défi de ce siècle, tant pour la politique
que pour les sciences sociales»29. Aujourd’hui en effet, les données ont sans doute
changé dans le champ éthique et politique par rapport aux années 80, « la
problématique de la différence s’[étant] déplacée du rapport à soi (où elle était
centrée sur les valeurs de l’adhérence à soi ou de l’attachement) vers le rapport à
l’autre ou aux autres »30.
Je repartirai dans ce cadre de l’approche gadamérienne, et plus
particulièrement de sa notion de « fusion des horizons », qui dit que la
compréhension véritable est une fusion entre l’horizon de celui qui comprend et
celui de ce qui est compris (et qui ne procède donc pas par empathie ou
reconstitution d’une époque) (Gadamer GW1, 325), autrement dit une
compréhension qui repose sur l’application. À titre de condition de possibilité de
la compréhension, liée à la finitude de notre compréhension toujours située et
ancrée dans les préjugés, elle a le plus souvent été critiquée suivant un argument
standard : la fusion des horizons serait à vrai dire maîtrise de ce qui est compris
par celui qui comprend et présuppose une affinité entre la tradition et son
application, puisqu’elle présuppose que la tradition est porteuse d’une vérité
dont la compréhension réside précisément dans l’application, par celui qui
comprend, au présent. Cela présuppose donc une continuité, et pas une radicale
différence entre la tradition et celui qui comprend, ce qui estompe aussi la
dimension critique : pour comprendre, il faut appliquer, ce qui signifie intégrer
ce qui est à interpréter dans l’horizon de l’interprète. Du coup, on a reproché à
Gadamer une vision intraculturelle qui ne prenait pas la mesure de l’autre,
interdisant toute herméneutique interculturelle. Car en effet, privilégier l’unité
de la transmission et de la tradition, voire l’unité de l’histoire comme condition
de possibilité de la compréhension, semble récuser ce qui était très présent dans
les herméneutiques plus anciennes, à savoir une pensée de l’étrangeté radicale
des autres cultures et de la distance. En d’autres termes, Gadamer peine à penser
l’autre à partir du moment où aucune tradition partagée n’en rend possible
l’accès31.
Certes, cette critique est à relativiser dès que l’on reconnaît que les cultures
ne sont pas hermétiquement fermées les unes aux autres. Ce qui permet peut-être
d’avoir une lecture autre, plus critique, libérée partiellement du cadre
heideggérien. Il me semble que nous en trouvons des éléments chez Charles
Taylor, qui me permettra, en matière herméneutique, d’ouvrir sur l’éthique. On
connaît la préconisation de Taylor à la fin de sa Politique de la reconnaissance,
dans le célèbre petit ouvrage sur le Multiculturalisme, invitant à « être ouverts à
l’étude culturelle comparative, pour déplacer nos horizons vers des fusions
nouvelles »32. Certes, il ne s’agit là, pour utiliser une formule ironique de Mark
Hunyadi, que d’une « aimable proposition », parce que la véritable question est
de passer de l’ouverture à l’action. Mais à la différence de Gadamer auquel il est
fait explicitement référence, cette transformation des horizons ou cet «
élargissement de l’univers humain du discours », suivant la formule de Clifford
Geertz, a pour finalité de nous rendre sensibles à d’autres réponses et non pas de
répondre à nos questions.
Aussi Taylor critique-t-il indirectement la notion de fusion des horizons en
préférant de son côté parler d’« articulation ». L’articulation est rencontre des
horizons de celui qui comprend et de ce qui est compris, où il faut entendre une
dimension de confrontation ou de conflit qui est l’un des sens du dialogue entre
l’altérité de ce qui est à comprendre et l’arrière-plan de celui qui comprend. Cela
insiste donc bien plus sur l’inquiétude de l’autre, où comprendre l’autre signifie
aussi comprendre comment nous ne le comprenons pas. Il ne s’agit pas
simplement de traduire dans notre langage, mais bien d’entendre ce qui se dit
dans l’altérité. S’agissant des cultures, il s’agit d’éviter tant l’universalisme
ethnocentriste, qui homogénéise facilement, que le particularisme qui,
absolutisé, maintient la différence pure et conduit à ce que Taylor appelle «
l’incorrigibilité », qui interdit toute forme de critique, pour se muer finalement
en indifférence à l’autre. Car c’est bien là l’un des redoutables problèmes du
relativisme ouvre sur l’une des pires formes de la tolérance.
C’est pourquoi Taylor, qui – et cela fait une différence radicale avec
Gadamer et Ricœur – ne prend pas pour modèle le texte, mais le dialogue vivant,
favorise une compréhension à la hauteur de l’identité dialogique de l’être
humain, tissé dans des réseaux d’interlocution. Car la compréhension et
l’interprétation qui la sous-tend ne se constituent pas simplement
individuellement, mais dans des sociétés, des groupes ou des communautés. Me
comprendre ne signifie pas que je me raconte seul à moi-même ce que je suis : je
comprends dans une langue partagée, dans un dialogue, partiellement extérieur,
partiellement intérieur, avec d’autres. Le récit de soi est imbriqué dans celui des
autres, auxquels je le confronte. C’est la raison pour laquelle le développement
d’un idéal d’identité engendré intérieurement donne une importance nouvelle à
la reconnaissance par d’autres, qui participent à la constitution de mon identité.
On peut alors revenir au modèle du dialogue qui implique une
connaissance bilatérale d’un interlocuteur33. Dans le dialogue, il y a interaction ;
il est bilatéral, « party-dependent » (c'est-à-dire qu’il dépend de la particularité
de notre interlocuteur) et implique la révision possible des fins de chacun. Dans
le dialogue, le but de la compréhension n’est pas de parvenir à une connaissance
correcte de la chose, mais de pouvoir agir ensemble, d’écouter et de répondre et
donc de réviser s’il le faut nos propres visées34 dans une articulation de la
compréhension de l’autre et de soi.
La question est alors de savoir comment nous connaissons l’autre sans
rester prisonniers de notre propre perspective35 ? Taylor répond : « La voie de la
compréhension des autres passe par l’identification patiente et l’action de défaire
ces aspects de notre compréhension implicite qui distordent la réalité de l’autre
»36. Au premier abord, cela ressemble aussi à une « aimable proposition ». Mais
je voudrais ici, pour clarifier la position de Taylor par opposition à Gadamer,
présenter ce qui a été traduit par « langage de clarification des contrastes »
(language of perspicuous contrast). Ces contrastes ne sont pas simplement entre
nous et autrui, mais concerne aussi des variations des couples de notions qui
édifient par contrastes notre orientation dans le monde dont ils dressent, pour
ainsi dire, un cadastre moral, en opposant, par exemple, car cela est changeant et
tous les couples de notions ne sont pas présents partout, ce qui est important/ce
qui ne l’est pas, ce qui est noble/ce qui ne l’est pas, bien/mal, haut/bas,
grand/petit, courageux/lâche, authentique/inauthentique etc… Pouvoir s’orienter
parmi ces concepts contrastifs qui, dans la mesure où ils sont à la fois opposés et
complémentaires, éclairent le réel, sont ce qui nous permet de nous orienter «
vers le bien » et comprendre ce qui intéresse l’autre, ce dont l’agent humain ne
saurait se passer37.
Cela dit, en présence des autres, nous sommes d’abord choqués par les
opinions qui « ont une autre place dans notre forme de vie que dans la leur »38,
c'est-à-dire que nous sommes interpelés par la différence des formes de vie.
Mais parce que nous posons (c’est une hypothèse anthropologique) que les
autres sont tout comme nous des êtres de langage qui s’interprètent eux-mêmes,
les autres et le monde, qu’ils ont des « évaluations fortes » et qu’ils s’expriment
que nous pouvons nous transposer dans une position où nous pouvons
progressivement découvrir ce qu’ils cultivent et estiment 39. Autrement dit,
lorsque nous avons affaire à autrui, tout d’abord, nous nous heurtons à la non-
compréhension, ce qui veut dire que bien que nous ne savons pas très bien
pourquoi, nous voyons qu’il en va autrement, que ce n’est pas comme nous.
Bien avant de comprendre l’autre, nous comprenons qu’il n’est pas comme nous
et que nous ne pouvons pas le réduire à nous. Et c’est cette non-compréhension
qui initie notre interprétation.
L’interprétation consiste alors à trouver un langage commun où ceux qui
sont en désaccord peuvent s’accorder, en faisant ressortir ce en quoi ils diffèrent
de nous40. C’est là le sens de l’idée suivant laquelle les horizons, bien que le plus
souvent initialement distincts, ne sont pas pour autant inamovibles.
La question est en tout cas de savoir comment comprendre la différence et
comment l’interpréter : comprendre un horizon autre est un mode particulier de
la compréhension de la différence, qui s’oppose à la différence radicale où
chacun dispose de ses propres schèmes conceptuels et y est enfermé. On peut
renvoyer ici au principe de charité comme condition de toute compréhension, en
notant qu’on retrouve ici l’âme de l’herméneutique traditionnelle. On sait que
Davidson s’en est pris à « l’idée même de schème conceptuel » dans la mesure
où elle ne permettait pas de rendre intelligible la compréhension de l’autre : si
nous avons tous des schèmes conceptuels différents, notamment en fonction de
nos appartenances à des contextes différents, alors nous ne savons pas comment
les comparer. Et la fusion ou l’articulation de ces schèmes n’aurait de sens que si
nous avions un schème unificateur. Ce dont nous ne savons rien. Davidson invite
donc à abandonner le dualisme entre le schème et le monde, tout simplement
parce qu’il n’y a pas de monde sans schème, et à mettre en œuvre le principe de
charité. Ce dernier consiste à maximiser le sens, c'est-à-dire à faire en sorte que
moi, l’observateur, qui cherche à comprendre, présume que ce que fait et dit
l’autre fait sens pour lui et est intelligible pour lui. C’est ainsi, comme le
montrent les réflexions stimulantes de Davidson sur les « malapropismes » 41,
que je corrige, que je complète des discours qui, dans ma langue, sont
incomplets, incohérents etc., que j’interprète en reconstruisant le sens, car on
comprend aussi des expressions mal formées. Bref, l’ « inintelligibilité » de
l’autre « n’est pas une option »42. On ne se cachera cependant pas que le principe
de charité - le traditionnel principe d’équité en herméneutique - fait que je
comprends l’autre à mon aulne, puisque c’est moi qui décide finalement de
l’intelligence et de l’intelligibilité, et que par conséquent, le principe de charité
n’est pas exempt d’ethnocentrisme43.
Le « langage de clarification des contrastes » 44 ne renvoie donc pas l’autre
dans son langage fermé pas plus qu’il ne l’absorbe dans le nôtre, mais permet,
par contraste, d’interpréter des pratiques différentes en relation avec les nôtres.
Ce serait un langage « dans lequel nous pouvons formuler notre mode de vie et
le leur en tant que possibilités alternatives, reliées à certaines constantes
humaines à l’œuvre dans les deux»45. Car, comme le dit Hans Jonas, la
compréhension est avant tout « l’expérience du possible », et non pas d’abord de
l’analogie, car il s’agit de comprendre ce qui n’est pas le même : « La
connaissance de l’autre esprit […] repose sur le fondement de l’humanité
commune de l’homme. Celle-ci n’accomplit pas son œuvre en suivant la voie de
l’analogie mais, du moins souvent, en suivant celle de l’appel et de l’évocation
des possibilités qui émanent de la nature humaine, qui peuvent en être tirées.
Nous comprenons par nos possibilités, pas nécessairement par les précédences
effectives de notre propre expérience »46.
On voit ici l’avantage du « langage de clarification des contrastes » sur la
« fusion des horizons ». La fusion des horizons suppose que nous accordions la
vérité et que nous finissions par nous entendre47. Mais si nous comparons par
exemple le monothéisme et le polythéisme 48, nous pouvons voir comment une
fusion n’est précisément pas possible, l’un étant exclusif de l’autre. Néanmoins,
nous comprenons quelque chose, à savoir que le polythéisme est incompatible
avec le monothéisme, c'est-à-dire nous comprenons comment des systèmes de
valeurs excluent d’autres systèmes de valeur. Bref, nous comparons toujours,
comme dit Marcel Détienne, l’incomparable.
C’est bien le contraste que l’on saisit. Dans le cadre de la compréhension
interculturelle, « la tâche ne consiste pas à trouver une vérité transculturelle au
sujet de la chose (die Sache), mais à rendre plus accessibles et mieux
compréhensibles pour les individus eux-mêmes les différentes interprétations
qu’ils développent dans des contextes culturels49 », sans pour autant tomber dans
les difficultés de mondes fermés, sans possibilité de communication aucune.
Mais il ne faut pas se cacher que le « langage de clarification des contrastes »
connaît lui aussi ses difficultés, puisqu’il présuppose des langages différents
pour percevoir les contrastes50. Et si un interprète ne sait pas en principe
comment le contraste est perçu de l’autre côté, alors il reste enfermé dans son
propre contexte de précompréhension. Le dépasser – et saisir véritablement le
contraste – n’a de sens que si l’interprète a un sens pour ce qui ne peut pas être
compris, c'est-à-dire de ce qui ne peut être compris dans les perspectives des
autres, et cela n’est possible que s’il saisit les deux perspectives. C’est à cela
aussi que tient l’infinité de la tâche herméneutique.
Cela dit, et c’est cela qui nous importe ici, à travers une telle approche, on
reconnaît que le rapport à l’autre est interprétation critique, et que cette critique
se décline en critique de soi et critique de l’autre, indissociable de celle des
groupes auxquels on appartient : « La compréhension, écrit toujours Taylor, est
inséparable de la critique, mais celle-ci est à son tour inséparable de la critique
de soi »51. Cela est vrai tant au niveau individuel qu’au niveau social, puisque
« la compréhension d’une autre société peut nous conduire à remettre en cause
nos définitions de nous-mêmes52 ». Du coup nous devons élargir ce que Taylor
appelle le « langage des possibilités de l’humanité », et surtout, nous devons
prendre la mesure critique de la non-compréhension dont nous parlions au
début : « il se peut, écrit-il, que la réponse valide à “je ne comprends pas” prenne
la forme non seulement d’“approfondissez vos intuitions” mais, plus
radicalement, de “changez-vous vous-mêmes”. »53 Autrement dit, c’est en retour
qu’un changement est attendu, et la non-compréhension est intrinsèquement
critique en appelant une nouvelle interprétation. Certes, si la compréhension des
autres peut changer ma propre compréhension, déplacer les limites, certains
niveaux de la compréhension de l’autre sont plus résistants. « But the thing can
be done54 », écrit Taylor. Il s’agit de « let them be » - de les laisser être - et
d’articuler le contraste entre notre interprétation et la leur, articulation toujours
temporaire et locale.
Avec le principe « let them be » on touche à l’un des problèmes
fondamentaux de l’extension de l’herméneutique à l’éthique et à la politique.
Pourquoi vouloir comprendre et interpréter les autres ? On peut se référer à ce
que Ricœur appelle une « spontanéité bienveillante 55 », ou à l’idée que nous
pouvons toujours apprendre de l’autre, parce qu’il présente un autre possible.
Mais Nietzsche rappelait vigoureusement tout ce que la compréhension peut
aussi avoir d’insupportable: « […] il y a quelque chose d’humiliant à être
compris. Être compris ? Vous savez bien ce que cela veut dire ? - Comprendre,
c'est égaler»56. Autrement dit : comprendre n’est peut-être qu’un avatar de la
volonté de puissance qui interprète. C’est à l’inverse alors, dans la
mécompréhension, qu’il faut inscrire la possibilité de la communication : ce
n’est que si l’autre ne nous comprend pas que nous sommes quelque chose et
que nous avons quelque chose à dire, à faire partager précisément parce que
l’autre ne l’a pas. Le problème consiste en ce que nous sommes alors condamné
à ne pas comprendre l’autre si nous voulons le comprendre et le laisser être
comme autre, ou alors à ne pas le comprendre comme autre dès que nous le
comprenons. Bref, la question de Schlegel prend tout son sens : « […]
l’incompréhensibilité est-elle donc quelque chose de si mauvais et de si
réprouvable57 ? »
Autrement dit, la compréhension comme accord n’est pas une condition
éthique. Et si elle ne l’est pas, est-elle une condition politique ? Car autant que la
compréhension comme entente, la politique n’a-t-elle pas à faire face à la non-
compréhension ? C’est-à-dire ne se heurte-t-elle pas précisément au problème de
vivre ensemble alors que nous ne nous comprenons pas, que nous ne partageons
pas les mêmes valeurs ? En effet, la politique ne nous montre-t-elle pas qu’il est
nécessaire de faire des compromis, de s’accorder par exemple sur des
propositions qui sont acceptées pour des raisons différentes par les partis en
présence ? Bref, que si l’herméneutique a un sens en politique, où il est question
non pas de comprendre, mais d’agir, c’est moins sans doute qu’elle donne les
règles de comprendre que le fait qu’elle thématise la non-compréhension. Et que
c’est au cœur de cette non-compréhension qu’elle forge ses outils critiques. Pour
cela il faut sans doute dépasser à la fois la thèse de la neutralité politique qui
s’interdit de critiquer des formes de vie (Rawls) et celle qui l’oriente entièrement
sur le telos de l’entente (Habermas).
Bref, n’est-ce pas ce fond irréductible de non-compréhension qu’essaie de
penser la théorie politique ? L’herméneutique interculturelle aura eu pour effet
d’ouvrir sur le fait du pluralisme des « communautés d’interprétation ».
J’appelle « communauté d’interprétation » un groupe, plus ou moins étendu, qui
interprète le monde et s’interprète lui-même en partageant, en partie du moins,
les mêmes manières de saisir le sens et d’organiser la vie, de s’orienter dans le
monde et d’y agir, en s’appuyant sur un choix relativement durable d’un
ensemble de ces interprétations.
Je n’ai pas le temps ici d’analyser plus avant la manière dont se constitue
le sens ni comment, au sein de ces groupes, se partagent les significations. Mais
les interprétations varient et c’est à leur niveau que s’inscrit la critique.
L’analyse herméneutique de l’interprétation joue ici un rôle de premier plan.
Je voudrais pour finir indiquer simplement quelques orientations. L’une
des approches à mon sens très prometteuse reste l’ouvrage, désormais ancien
puisque publié en 1980, de Michael Walzer sur les sphères de justice. Son
approche, qui peut être dite « herméneutique », se veut à la fois une défense du
pluralisme et de l’égalité. Une phrase de Walzer permet d’en ramasser
l’intention : « Il y a une caractéristique qui, plus que toute autre, est au cœur de
mon argumentation. Nous sommes (tous) des êtres producteurs de culture; nous
fabriquons et habitons des mondes doués de sens. Comme il n’existe pas de
moyen de hiérarchiser et d’établir un ordre entre ces mondes relativement à leur
conception des biens sociaux, nous rendons justice à des hommes et à des
femmes réels en respectant leurs créations particulières »58. On comprend ainsi
qu’« une société donnée est juste si sa vie substantielle est vécue d’une certaine
manière – c'est-à-dire d’une manière qui soit fidèle aux compréhensions
partagées (shared understanding) de ses membres »59. Et cela, même s’il y a une
infinité de vies, de religions, de cultures, de régimes possibles. Mais « fabriquer
» (l’expression est dans la citation de Walzer) des mondes symboliques par
l’interprétation ou définir des significations sociales par la discussion a pour
conséquence que ces mondes peuvent être transformés, repris, refaits60. Même si
chez Walzer, on a parfois l’impression que ces compréhensions sont là et
devraient être respectées précisément parce qu’elles sont là. Ce qui n’est pas
sans paradoxe si l’on constate par ailleurs l’existence d’une critique chez
Walzer. Car, à lire les Sphères de justice, Michael Walzer propose un nombre
non négligeable de réformes et transformations sociales sur la base-même d’une
interprétation des « valeurs partagées ». Cela même s’il s’agit d’une critique
interne61, qui part des normes relevées au sein d’une communauté
d’interprétation et qui regarde ensuite dans quelle mesure la pratique effective
est compatible avec elles et qu’on ne sait pas très bien comment reconstruire
l’auto-interprétation d’une société ni quelles sont les sphères ou groupes qui
contiennent les critères corrects de la critique sociale62. La critique procède
comme un rappel d’une norme existant dans une forme de vie, dans une sphère
déterminée, et montre qu’elle n’est pas effectivement mise en œuvre, c'est-à-dire
que la réalité la dément. Mais une telle approche reste partielle, car la critique ne
fonctionne pas toujours comme cela.
La question est de savoir comment cette transformation peut devenir
effective. Dans l’absolu, il faut se référer au principe de la discussion, qui
permet de partager les significations, ce qui permettrait de l’institutionnaliser,
donnant toujours le privilège à l’appartenance aux mondes de sens, à savoir au «
lien identitaire des significations partagées et des formes de vie qui l’expriment
»63, au détriment de la discussion publique. Or si nos sociétés démocratiques
reposent sur les conflits d’interprétations et le désaccord des significations, elles
ne peuvent pas se passer pour autant de l’ « institutionnalisation autonome du
débat politique »64, ce qui fait l’importance de l’espace public et de la société
civile. Car sans elle, c’est le conflit lui-même qui serait court-circuité.
C’est peut-être là qu’il faut rappeler le lien indéfectible de
l’herméneutique avec la critique, dont elle était traditionnellement solidaire et
qui a été oublié au 20e siècle. Car sans critique, on verrait facilement Walzer
rejoindre, mutatis mutandis, la thèse gadamérienne de « l’entente préalable qui
nous porte », entérinant finalement le simple fait. Car on peut critiquer une
tradition dont on relève, et pas uniquement de manière interne. Walzer est aussi
celui qui écrit : « « Criticism is a pluralizing activity »65. C’est là par exemple ce
que peut développer une analyse des significations sociales partagées, si elle ne
les pense pas de manière substantialiste et ne referme pas les communautés
d’interprétations sur elles-mêmes.
Pour revenir finalement au titre initialement donné à cette intervention :
« L’interprétation est critique » est une proposition empruntée à Adorno, en
référence immédiate à la plus célèbre phrase de Marx, la 11e thèse sur
Feuerbach, gravée en 1953, sur ordre de la SED (Sozialistische Einheitspartei
Deutschlands), dans le marbre du mur qui fait face à tous ceux qui s’engagent
dans l’escalier de la Humboldt-Universität : « Die Philosophen haben die Welt
nur verschieden interpretiert, es kommt aber darauf an, sie zu verändern66 »,
« les philosophes n’ont fait qu’interpréter diversement le monde, mais il s’agit
de le transformer ». Adorno écrivait, dans les leçons qui préparaient la
Dialectique négative67 : « Interpretieren heisst deuten, nicht notwendig
anerkennen. Meine These: Interpretation ist Kritik. Ohne Interpretation in
diesem Sinn gibt es gar keine wahre Praxis68», que l’on peut paraphraser:
interpréter ne signifie pas nécessairement reconnaître, accepter ; ma thèse :
l’interprétation est critique. Sans interprétation en ce sens, il n’y a pas de
pratique véritable. Pour Marx, l’interprétation est rattachée à la reconnaissance
comme acceptation : le réel n’est pas transformé, au contraire, c’est notre
interprétation qui s’adapte au réel et qui donc l’accepte dans sa factualité. Or,
nous dit Adorno, ce n’est pas là ce que signifie l’interprétation69 : le monde n’a
sans doute pas été transformé parce qu’il n’avait pas été assez interprété 70. Et
c’est une telle interprétation qui, à même le réel, permet de trouver les principes
critiques permettant la transformation. Dans une lettre de 1843 à Ruge à propos
des Annales franco-allemandes, Marx précise ce qu’est la « critique radicale de
l’ordre existant » : elle consiste à « développer pour le monde de nouveaux
principes à partir du monde »71, par une critique immanente.
Encore faudrait-il préciser ce que l’on doit appeler ici « immanent », et
c’est là-dessus que je voudrais terminer. Immanent ne signifie pas simplement
interne72 : cela veut dire que les acteurs puisent dans le monde, dans leurs
interprétations ou dans celles auxquelles ils ont accès une contrefactualité, c'est-
à-dire à quelque chose qui permet de penser l’écart entre ce qui est et ce qui
devrait être. C’est donc de manière immanente, sans perdre le contact avec ce
qu’ils critiquent, qu’ils peuvent s’élever à un point de vue qui n’a pas pour
autant besoin d’être universel. C’est à ce titre seulement que la critique est
possible C’est là, me semble-t-il, ce qu’il y a de très prometteur dans une
« éthique compréhensive », au sens où elle prend le point de vue des acteurs,
comme l’est par exemple le « contextualisme critique » de Mark Hunyadi, qui
cherche à développer la réflexion morale à partir de l’expérience des acteurs
moraux insérés dans leur contexte. Pour cela, il faut bien entendu comprendre
comment ils interprètent le monde, c'est-à-dire quelles significations ils
partagent, interpréter donc leurs interprétations. Mais il faut aussi rendre compte
du fait que ces significations évoluent, se modifient, se réinterprètent, les
« acteurs sociaux constitu[a]nt eux-mêmes leur espace social »73. Et pour les
modifier, il faut les critiquer, ce qui n’est possible que si l’on pense aussi au-delà
de ce qui est. Pour cela il n’est point besoin de recourir à l’universalité : il suffit
d’opposer à ce qui est ce que Kant appelait un idéal, de penser que le factuel
permet, notamment par la comparaison, de parvenir à du contrefactuel. On
retrouve certes alors l’ « aimable proposition » de Taylor : il faut comparer et
interpréter. Mais cette fois non pas pour simplement déplacer les horizons, les
élargir, mais pour ouvrir un champ de contrefactualité, constituer des valeurs
auxquelles se référer. C’est ainsi, par exemple qu’ « à l’instar des peuples arabes
de 2011, ils peuvent s’approprier des valeurs contrefactuelles auxquelles ils
n’avaient jusque-là qu’un rapport cognitif, informés qu’ils étaient de principes
démocratiques qui n’avaient pas cours chez eux.74 » Car les « révoltés de Tunis
et du Caire » avaient importé un contrefactuel qui n’était pas immanent à leur
culture politique, « mais qui à leurs yeux devait désormais valoir pour eux ». Ce
qui a permis une critique immanente, par appropriation de référents
contrefactuels nouveaux. Autrement dit, la comparaison est l’un des moyens de
trouver des ressources critiques qui permettent de construire un dépassement de
la situation existante. C’est là au demeurant ce que défend de manière
convaincante Amartya Sen qui, dans L’Idée de justice, oppose « la comparaison
des situations réelles » à ce qu’il appelle l’ « institutionnalisme
transcendantal »75, puisant sa réflexion critique à même les réalisations
concrètes.

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