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Mais s’il semble bien que la critique soit pour l’essentiel inhérente sous
plusieurs aspects à l’herméneutique, l’histoire de l’herméneutique au 20e siècle
ne semble pas en avoir été particulièrement marquée. Je vais essayer de
l’illustrer en me référant, là aussi ce ne sera que schématique, à trois auteurs
auxquels on assimile le plus souvent la philosophie herméneutique : Heidegger,
Gadamer et Ricœur.
La « philosophie herméneutique » ne prend son véritable essor qu’à partir de
Heidegger. Comme on sait, Heidegger utilise le terme « herméneutique » dès
1923, mais de façon mineure, l’ « herméneutique de la facticité » étant le sous-
titre d’un cours intitulé « ontologie » qui devait initialement s’appeler « logique
». Le bref hommage rendu à Augustin et Luther ne permettent pas d’en faire une
reprise de l’herméneutique traditionnelle. Si Heidegger emprunte le terme à
l’herméneutique traditionnelle, il l’utilise pour désigner l’auto- élucidation ou
l’auto-interprétation de la facticité, comprendre signifiant pour le Dasein « être
compréhensif à l’égard de lui-même [für sich selbst verstehend]»3. Cela vaudra
jusque dans Sein und Zeit, où comprendre sera un existential désignant avant
tout le rapport du Dasein à son être. L’herméneutique connaît ici une inflexion
profonde par rapport à la méthode herméneutique s’attachant à des
objectivations étrangères, puisqu’elle appelle le Dasein à se soucier de son
propre être, à être « vigilant » à l’égard de lui-même, l’herméneutique n’étant
finalement autre chose que l’explicitation de la finitude et le choix de cette
finitude, l’acceptation de l’être-jeté ou de la Geworfenheit. Ernst Cassirer, dès
les débats de Davos, et ensuite dans son écrit plus politique sur Le Mythe de
l’État, avait vu avec lucidité dans l’abandon à l’ « être-jeté », qui débouchera sur
la soumission au destin de l’être (Seinsgeschick), le renoncement à l’éthique et à
la liberté. Ce mouvement va être déterminant pour l’herméneutique
philosophique.
Et d’abord, parce que l’herméneutique philosophique se détourne du souci de
l’autre vers le souci de soi. La compréhension n’est en effet plus, comme dans
l’herméneutique traditionnelle, à l’égard d’autrui ou par rapport à une autre
intentionnalité ; comprendre devient, Sein und Zeit l’entérinera, un mode d’être
et une manière de se rapporter à son propre être. Dans ce type de
compréhension, l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) se décline certes aussi en
être-avec (le Mitsein), mais il faut bien reconnaître que la caractéristique
fondamentale du Dasein n’est pas le « avec » (le Mit- du Mitsein), qui serait
partage, communication et communauté ou confrontation, mais la « Jemeinigkeit
», la « mienneté » ou ce qui est à chaque fois mien. Cela fait de la philosophie de
Heidegger ce que Derrida appelait « une nouvelle métaphysique de la propriété
»4, nous pourrions dire ici une « herméneutique de la propriété ».
Parmi les critiques de Heidegger qui ont relevé le problème, citons Karl
Löwith qui, dans un texte trop méconnu, Das Individuum in der Rolle des
Mitmenschen (« l’individu dans le rôle d’autrui »), qui est sa thèse d’habilitation
dirigée par Heidegger lui-même et publiée en 1928, entreprend une analyse
phénoménologique de l’ « être-l’un-avec-l’autre » (Miteinandersein). Il montre
dans quelle mesure la compréhension et la compréhension de soi se fondent dans
la conversation, le dialogue et la rencontre réelle avec l’autre. Löwith avait
notamment fait ressortir cette dimension en accordant un privilège à l’oral,
soulignant ce qu’est une compréhension incarnée5 ; à l’inverse, on verra que le
choix volontaire, par Ricœur, par exemple, du paradigme du texte écrit aura pour
conséquence un effacement de l’ « être avec » pour revenir à l’être. Bref, l’être-
au-monde est chez Löwith orienté sur le dialogue vivant et concret, alors que
Heidegger privilégiait la situation générale dans l’être. Dans l’« être-l’un- avec-
l’autre » (Miteinandersein), Löwith souligne l’altérité réciproque de l’un et de
l’autre qui est condition de la critique. Les existentiaux du « comprendre » et de
la « parole » (Verstehen, Rede) se trouvent alors complétés : être-l’un-avec-
l’autre, c’est parler-l’un-avec-l’autre (Miteinandersprechen). Dans cette relation
dialogique entre celui qui parle et celui qui entend, ce dernier se laisse vraiment
dire quelque chose par son interlocuteur et lui répond.
Gadamer, qui avait dès 1929 recensé avec sévérité l’ouvrage de Karl
Löwith6, notamment en raison de l’importance que ce dernier attribuait à la
réflexivité du dialogue, et par là sa dimension critique, a curieusement repris,
dans Vérité et méthode, la structure dialogique comme étant essentielle à la
philosophie herméneutique, la compréhension étant en elle-même une relation
dialogique. Où l’on pouvait croire que la dimension critique allait réapparaître.
Mais pour Gadamer, le dialogue n’en est pas un authentique. Pour lui,
comprendre ne consiste pas d’abord à déchiffrer des signes, mais à être pris dans
un dialogue que les interlocuteurs ne mènent pas : c’est la « question » qui
devient la clé de la compréhension, en assimilant la compréhension d’un texte à
la saisie de la question à laquelle le texte apporte une réponse7. Certes, il y a
quelque chose à comprendre, c’est en effet qu’il y a des réponses à des questions
et dans le dialogue, nous répondons à des questions qui sont celles des autres et
nous reconnaissons nos propres questions dans les réponses qu’ils nous
apportent. Selon Gadamer, même l’absence de l’auteur ou son incognito ne
m’interdisent pas de prendre le texte comme une expression de sens qui
s’adresse à moi et avec lequel je peux entrer en dialogue parce qu’il répond à
mes questions. On ne peut cependant s’empêcher de penser que concevoir ce
rapport au texte est problématique parce que, Ricœur l’a très bien montré, dans
un dialogue, l’écoute des raisons d’autrui me permet, le cas échéant, de changer
d’opinion et vice versa, ce qu’un texte précisément ne peut jamais. Le dialogue
est ainsi unilatéral, en lui le sens advient sur le mode de la participation. Bref,
c’est un dialogue sans critique.
C’est là qu’intervient, chez Gadamer, la notion centrale pour son
herméneutique philosophique, la « fusion des horizons »
(Horizontverschmelzung). Pour comprendre, nous dit-il, il faut être pris dans le
processus de la transmission, de la tradition (Überlieferungsgeschehen) et
participer à ce qui advient ainsi, il faut être engagé dans l’histoire de l’efficience
(Wirkungsgeschichte). Orientant sa conception du langage sur le Heidegger plus
tardif, Gadamer pense que la langue et l’être sont appariés et que, puisque nous
sommes des êtres de parole, cet appariement nous inscrit dans un devenir
(Geschehen). Le caractère d’événement de la langue tient dès lors à la «
transmission » à laquelle nous sommes « livrés » (Überlieferung) et qui définit
notre « appartenance » (Zugehörigkeit)8. Les termes ici s’éclairent dans cette
étrange constellation qui rappelle le destin a-rationnel de l’être chez Heidegger.
Nous sommes livrés à la « transmission », la « tradition » linguistique parce que
nous naissons dans une langue, au milieu de discours, au cœur d’un univers de
parole. Nous appartenons à cette langue parce qu’elle nous parle, qu’elle
s’adresse à nous et que nous l’écoutons. Cette écoute n’est pas, suivant
Gadamer, de l’ordre de notre volonté : elle est l’inévitable réponse de la parole
« adressée ». Recevoir la parole comme parole, c’est l’écouter. C’est en cela
qu’il y a « Entsprechung », une « convenance » ou une « correspondance » entre
la parole qui nous parle et celle que nous parlons. Or pour écouter, il faut arrêter
d’agir, suspendre tout engagement pratique pour diriger toute son attention sur
l’écoute. En allemand, le verbe aufhören, qui signifie à la fois « arrêter », «
cesser » et « dresser l’oreille », l’indique : pour entendre, il faut écouter toutes
affaires cessantes. En cela l’écoute est d’abord soumission à l’adresse, à la
parole reçue par la tradition qui qualifie l’appartenance 10. On comprend alors
comment Gadamer peut reprendre l’idée heideggerienne que la langue nous
parle, c'est-à-dire qu’à la fois elle s’adresse à nous et qu’elle dit notre être. Et on
peut replacer dans ce contexte ce que Gadamer écrit relativement à l’intention de
Vérité et méthode : « Ce qui est en question, ce n’est pas ce que nous faisons, ni
ce que nous devrions faire, mais ce qui, par-delà notre vouloir et notre faire
advient de nous [was über unser Wollen und Tun hinaus mit uns geschieht] »
(GW2, 438). Mais dès lors, on conçoit aussi qu’il y a quelque difficulté à penser
une critique, et, partant, une éthique, pour laquelle importe au premier chef ce
que nous faisons et ce que nous devrions faire.
On sait que par cette appartenance à la tradition et à l’histoire, qui porte avec
elle la réhabilitation du préjugé en faisant de l’esprit critique des Lumières un
préjugé contre les préjugés, l’herméneutique semblait avoir précisément perdu
sa dimension critique. C’est là ce qui avait enclenché le célèbre débat entre
l’herméneutique philosophique et la critique des idéologies, lancé dans les
années 1970 par Habermas contre Gadamer. Je ne veux pas le restituer ici. Je me
contenterai d’évoquer l’« herméneutique critique » que Ricœur, dans Du Texte à
l’action, propose à titre de résolution du conflit. Sa solution plonge en réalité ses
racines dans un texte plus ancien, De l’interprétation (1965), où il précise ce
qu’est l’interprétation et la présente en deux temps : d’une part l’interprétation
manifeste et restaure un sens qui m’est adressé, ce qui constitue le moment de
l’écoute, le moment de la « récollection du sens », et d’autre part l’interprétation
est « démystification », « réduction d’illusions », ce qui relève de la volonté de
soupçon et donc de la critique (p. 37), qui donne le chapitre « l’interprétation
comme exercice du soupçon » (p. 42-44), dont Marx, Nietzsche et Freud sont les
grands maîtres. À chaque fois, le déchiffrage qui est visé par les philosophies du
soupçon est une libération de la conscience, ce qui fait sa dimension à la fois
émancipatrice et critique. Cette analyse est reprise par Ricœur quelques années
plus tard au regard du conflit entre Gadamer et Habermas. La question est alors
de savoir s’il y a bien alternative entre une conscience herméneutique et une
conscience critique, la première insistant sur l’appartenance à la tradition comme
condition de compréhension, la seconde sur la nécessaire distanciation critique
qui prend en compte la distorsion impliquée par les préjugés véhiculés par nos
précompréhensions. Si la première, en privilégiant la précompréhension
(nécessité des préjugés, et par suite de la tradition et de l’autorité), est
antiréflexive, la seconde insiste sur la réflexion, qui en et par elle-même est
toujours critique, parce qu’elle implique un retour distancié sur soi (p. 335 sq).
La solution conciliante de Ricœur consiste à intégrer les deux en en faisant
des moments, prenant le parti d’« une herméneutique critique » (p. 362 sq.) qui
allierait « le geste humble de reconnaissance des conditions historiques » de
l’interprétation et de la compréhension et « la fière visée » de la critique. Pour
répondre à la question « comment peut-il y avoir critique en herméneutique ? »
(p. 363), il suffit alors de penser « une certaine dialectique entre l’expérience
d’appartenance et la distance aliénante » qui serait le ressort-même de
l’herméneutique (p. 365). Je ne veux pas reconstruire ici en détail ses arguments
qui débouchent sur cette complémentarité « entre une ontologie de l’entente
préalable et une eschatologie de la libération » (p. 376), où l’une n’est rien sans
l’autre, mais il me semble qu’ en montrant que Gadamer comme Habermas ont
chacun « des préférences régionales », c'est-à-dire des intérêts de connaissance
divergents,« ici, une attention aux héritages culturels, axée peut-être de façon
plus décidée sur la théorie du texte ; là, une théorie des institutions et des
phénomènes de domination, axée sur l’analyse des réifications et des aliénations
» (p. 376), Ricœur n’est pas véritablement parvenu à les concilier. On notera en
outre qu’en se rattachant lui-même à une théorie du texte, c’est de Gadamer et
de Heidegger surtout que Ricœur se rapprochera en matière herméneutique. On
le voit lorsqu’il souligne que la Schriftlichkeit, l’écriture, donne l’essence du
langage parce qu’elle permet d’envisager « la chose du texte, qui n’appartient
plus ni à son auteur ni à son lecteur »11. Cette chose du texte, « c’est le monde
qu’il déploie devant lui »12. Par conséquent, « comprendre un texte […] ce n’est
pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est déployer une possibilité
d’être indiquée par le texte »13. Un tel projet ne consiste pas en l’invention, par
un sujet autonome, de son existence libre, comme le pense Sartre. Ricœur
demeure fidèle au « projet-jeté » de Heidegger, au « projeter dans un être-jeté ».
Il précise : « Ce qui importe ici, ce n’est pas le moment existentiel de la
responsabilité ou du libre choix, mais la structure d’être à partir de laquelle il y a
un problème de choix »14, c'est-à-dire non pas le monde du lecteur, mais la
proposition de monde qu’il reçoit. En cela, le projet est « jeté ». On perçoit dans
ces quelques propos la dimension heideggérienne. On pourrait aller plus loin
relativement à la tournure singulière de l’herméneutique de Ricœur qui tient à sa
reprise de l’affirmation originaire de la Sprachlichkeit et du caractère dérivé «
des significations de l’ordre linguistique » 15, héritant de Heidegger pour lequel «
l’ordre logique est précédé par un dire qui est solidaire d’un se trouver et d’un
comprendre »16. Là se manifeste une « appartenance à un ordre de choses », où
quelque chose émerge, qui était, écrit Ricœur dans un langage heideggérien,
englouti « sous nos réseaux d’objets soumis à la domination de notre
préoccupation. C’est cette émergence du sol primordial de notre existence, de
l’horizon originaire de notre être-là, qui est la fonction révélante coextensive à
la fonction poétique elle-même »17. Surgit là cette autre notion de vérité comme
« manifestation, c'est-à-dire laisser-être ce qui se montre. Ce qui se montre, c’est
chaque fois une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter
pour y projeter un de mes possibles les plus propres»18. C’est là aussi que
comprendre un texte c’est se comprendre soi- même comme un autre, mais pas
l’autre. Car qu’en est-il alors de ce sujet qui fait l’expérience de l’appartenance ?
On sait que pour Ricœur, le cogito n’est pas le sujet maître et possesseur du sens,
que le sujet n’est pas la « mesure du sens »19 : « Là où la conscience se pose en
origine du sens, l’herméneutique opère le « dessaisissement » de cette prétention
»20. Face au sens qu’elle reçoit (par le monde du texte, la chose du texte), la
conscience renonce à la prétention de se constituer elle-même, conduisant à une
« affirmation originaire qui me constitue plus que je ne la constitue »21.
Le deuxième point que je voudrais souligner chez Ricœur, qui n’est au
demeurant pas sans entrer en tension avec le premier, est relatif à l’« identité
narrative », qui est une identité dynamique suivant laquelle le sujet se constitue
toujours par un récit de soi. L’idée est importante, elle provient de Alasdair
McIntyre, qui parlait d’« identité narrative d’une vie », et de Wilhelm Schapp,
auquel Ricœur se réfère.
Jean-Marc Ferry avait montré, dans les années 90, l’unilatéralité de cette
approche. Ferry a relativisé l’identité narrative, qui participe certes de la
construction de l’identité, par rapport à d’autres identités discursives en
montrant que le seul récit de soi ne permet pas d’ouvrir convenablement la
dimension éthique. La difficulté de Ricœur tenait en effet à l’orientation de son
éthique sur l’identité narrative, signalant un « lien privilégié entre théorie
éthique et théorie narrative »22, où l’identité est garantie par la possibilité de
réunir sa vie dans un récit cohérent, procurant ainsi à l’identité une certaine
stabilité. Même s’il va de soi que les récits peuvent varier, et que l’identité
narrative est de ce fait dynamique : il s’agit à chaque fois de pouvoir se ressaisir
narrativement. Mais se raconter simplement, en dehors de toute communauté, de
tout partage, impliquant une sincérité à l’égard d’autrui etc., fait courir de gros
risques. Car on se raconte sans contrôle effectif ni possibilité de critique. Et le
mythomane aussi se raconte, le mythomane surtout, pour lequel c’est même
essentiel. Pour échapper à ce risque, il faudrait donc une dimension critique
évaluative qui échappe à la simple narration. Cette dernière doit, si l’on reprend
le vocabulaire de Jean-Marc Ferry, au moins être complétée par l’interprétation,
qui nous donne le sens de la narration, dans une perspective universalisante, et
par l’argumentation, qui en rend raison au regard d’autrui, qui est « la grande
force critique du discours »23, pour éventuellement le reconstruire à partir de la
discussion et réarticulation des raisons. Bref, l’identité narrative est fragile et
l’éthique qui s’en réclame peut même, écrit Jean-Marc Ferry, paraître comme
violente dans la mesure où « le fait de l’histoire propre se présente comme si, par
lui-même, il constituait un droit »24 : « La tradition dont l’appropriation narrative
définit éventuellement une identité personnelle, individuelle ou collective, n’est
pas là traitée sélectivement sous l’aspect de l’acceptabilité pour d’autres, mais
plutôt sous l’aspect de l’efficacité avec laquelle elle permet à cette identité
d’affirmer sa différence »25. En d’autres termes, il s’agit de l’activation d’une
certaine identité substantielle – qui donne le communautarisme au niveau des
collectivités - qui fait l’économie de se confronter à l’argumentation qui
implique, elle, le décentrement critique. Et Ferry de poursuivre : « la difficulté
d’une valorisation éthique de la narration ne tient pas à ce qu’à l’inverse d’une
démarche argumentative, tournée vers l’universalité, la démarche narrative soit
tournée vers la singularité », mais au fait que « l’identité narrative, à l’opposé de
l’identité argumentative, est plus tournée vers soi-même que vers autrui » 26 : le
narrateur avance des éléments qui ne sont accessibles qu’à lui et se soustrait au
jugement public. Et de ce fait, il se dérobe à toute critique. Car argumenter n’est
pas raconter et « celui qui narre est lui-même beaucoup moins exposé à
l’opinion d’autrui, au jugement critique du public que celui qui argumente.
L’identité narrative est foncièrement égocentrique » 27, conclut Jean-Marc Ferry,
en soulignant qu’étant de ce fait peu ouverte à la reconnaissance de l’autre ou à
sa souffrance, l’éthique qui y est rattachée est problématique. En effet,
l’égocentrisme narratologique empêche d’articuler la perspective de vie bonne à
celle de la société juste, car l’histoire propre se présente comme faisant droit par
elle-même sans égard pour d’éventuels récits concurrents. Tout cela constitue
une critique forte de Ricœur, et insiste sur la nécessité d’une extériorité, qui rend
possible et la réflexion et la critique. L’excentration de la raison doit être
incarnée, dans l’échange, fût-il conflictuel : c’est là que se trouve la profonde
vérité de la raison communicationnelle. C’est donc bien la dimension critique de
l’interprétation qui est en jeu, interdite par l’égocentrisme narratologique. Bref,
l’herméneutique de Ricœur reste finalement dans le sillage des éthiques
herméneutiques de la propriété, pour reprendre la formule utilisée plus haut.