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Emmanuel Falque
Doyen honoraire
Faculté de philosophie
Institut catholique de Paris

Métaphysique et théologie :
Une Somme « pour » les Gentils1

À un Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, répondra ici un Saint


Thomas d’Aquin et l’entrée de Dieu en philosophie. Là se tient le plus haut lieu du rapport
entre métaphysique et théologie, puisqu’une telle identification – entre métaphysique « et »
théologie – est précisément selon Martin Heidegger à l’origine de ce qu’il nomme la
« constitution ontothéologique de la métaphysique » : « Il faut dire d’abord », écrit le
phénoménologue dans son très célèbre texte de 1957 intitulé « La constitution
ontothéologique de la métaphysique » [Appendice d’Identité et différence] : « la
métaphysique est une théologie, un discours sur Dieu parce que Dieu entre dans la
philosophie »2. Trois termes sont ici à l’œuvre pour réduire la théologie à une partie de la
philosophie, puis faire de cette théologie là une métaphysique à intégralement rejeter pour
avoir constitué humainement Dieu (idole), plutôt que de le recevoir comme du pur
révélé (icône) : « Causa sui. Tel est le nom qui convient à Dieu dans la philosophie. Ce Dieu,
l’homme ne peut ni le prier ni lui sacrifier. Il ne peut, devant la Causa sui, ni tomber à genoux
plein de crainte, ni jouer des instruments, chanter et danser »3.

La région où Dieu « doit arriver » est ainsi, ou plutôt serait, prédéterminée. La philosophie
aurait toujours déjà et par avance fait le lit de la théologie, de sorte que la théologie révélée
(nommée doctrina sacra par Thomas d’Aquin) aurait été dès l’abord cerclée, et circonscrite,
par la philosophie, voire la métaphysique (théologie naturelle). Non seulement la
métaphysique aurait restreint la révélation, mais plus encore elle aurait fait obstacle à sa
manifestation : « Il faut dire d’abord : la métaphysique est une théologie, un discours sur
Dieu, parce que Dieu entre dans la philosophie. Ainsi la question du caractère
ontothéologique de la métaphysique devient celle de savoir comment Dieu entre dans la
philosophie […]. Comment Dieu entre-t-il dans la philosophie ? Nous ne pouvons atteindre le
fond de cette question que si d’abord une région a été suffisamment déterminée, celle où Dieu
doit arriver : la philosophie elle-même »4.

Certes, le diagnostic est sévère. Et nous n’avons pas manqué par ailleurs de le suivre en la
figure de saint Bonaventure et d’une entrée de Dieu directement en théologie [Saint
Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie]. Mais la voie de Thomas d’Aquin est “autre” et
ne saurait tout de go être disqualifiée [Saint Thomas d’Aquin et l’entrée de Dieu en
philosophie]. Il faut bien le reconnaître, en particulier à l’heure où la métaphysique et le
spiritualisme français font leur retour en philosophie (de langue française), la voie classique et
1
Conférence inaugurale prononcée dans le cadre du Congrès national de l’Association théologique italienne
(Villa Cagnola, 28 août – 1er septembre 2023) : « Pensare il Figlio di Dio : 1700 anni dopo nicea ».
2
M. Heidegger, « La constitution ontothéologique de la métaphysique » (1957), Appendice d’« Identité et
différence », dans Questions I, Paris, Gallimard, 1990 (en quatre volumes), p. 299.
3
Ibid., p. 306.
4
Ibid., p. 299 (nous soulignons).
2

“catholique” de l’Aquinate a encore de quoi nous donner à penser, en particulier pour ce qui
est du rapport entre métaphysique et théologie. Sans retracer tous les contours de l’accusation,
et donc de la « constitution ontothéologique de la métaphysique », il conviendra en partie au
moins de la retracer, sinon pour la rejeter, au moins pour s’étonner de son opposition avec ce
qui s’est donné au départ de la christianité : le « c’est-à-dire » du concile de Nicée (325).

I. L’entrée de Dieu en philosophie

Métaphysique et ontothéologie

On ne refera pas ici toute l’histoire d’une telle identification de la théologie à une partie de la
philosophie (ontothéologie), puis de sa détermination heideggérienne comme métaphysique.
Pour faire bref, et au moins pour en retracer les grande lignes, disons qu’une telle lecture
trouvera sa source dans une certaine interprétation de la Métaphysique d’Aristote, qu’on
pourra certes contester, mais dont on reconnaîtra qu’elle aura eu au moins le mérite de
réintroduire la question « théologique » au cœur de la philosophie elle-même. Ainsi le
Stagirite de se demander au livre Delta de la Métaphysique si la philosophie première est
« première parce qu’universelle », et dans ce cas elle sera dite “science de l’être en tant
qu’être” (nommée plus tard ontologie) et déterminée comme première de toutes les sciences :
« Il y a une science de l’Etre en tant qu’être, et les attributs qui lui appartiennent
essentiellement. Elle ne se confond avec aucune des sciences dites particulières, car aucune de
ces autres sciences ne considère en général l’Être en tant qu’être, mais, découpant une
certaine partie de l’être, c’est seulement de cette partie qu’elles étudient l’attribut »5. Il est
clair que telle sera la voie empruntée par Martin Heidegger dans Être et temps (profitant
d’ailleurs de l’occasion pour séparer définitivement l’ontologique de l’ontique), et dont tous
les suivants emboîteront le pas – « avec » ou « sans » l’être, puisque l’histoire de la
phénoménologie française ne fut pas de poursuivre dans l’ontologie (d’Emmanuel Levinas à
Jean-Luc Marion compris), mais plutôt d’interroger le statut de la théologie : comme « partie
de la philosophie » (théo-logie), « discours sur le divin » (theiologie), ou pure révélation
(théo-logie)6.

Mais à l’autre bout du spectre de la définition de la métaphysique se tient aussi cet autre
passage non moins célèbre de la Métaphysique d’Aristote, au livre Epsilon cette fois, où la
philosophie première est « universelle parce que première » (et non « première parce
qu’universelle »), en cela qu’elle désigne la partie la plus haute de la philosophie qu’Aristote
nomme déjà Théologie. « On pourrait en effet se demander », s’interroge le Stagirite dans ses
propres termes, « si la Philosophie première est universelle, ou si elle traite d’un genre
particulier et d’une réalité singulière ». Et dans ce passage à tout le moins, et sur lequel fera
massivement fond Martin Heidegger dans son interprétation ontothéologique de la
métaphysique, il est clair qu’Aristote semble subordonner l’ontologie à la théologie, et donc
perdre la « science de l’être en tant qu’être » qu’il avait découverte (Mét. D et Mét. G.) pour
aussitôt la recouvrir par un Dieu principe au sommet de la hiérarchie des étants (Mét. E) :
« Par conséquent, il y aura trois philosophies théorétiques : la Mathématique, la Physique et la
Théologie […]. La science la plus haute doit avoir l’objet le plus élevé […]. Ainsi la
Théologie est estimée la plus haute des sciences théorétiques […]. La science de cette
substance immobile doit être antérieure et doit être la Philosophie première ; et elle est

5
Aristote, Métaphysique, Paris, Vrin, trad. Tricot, vol. I, Livre Gamma 1, 1003a20, p. 171-174.
6
Distinction entre trois, plutôt que deux, disciplines, parfaitement mise au jour par Jean-François Courtine,
Suarez et le système de la métaphysique, Paris, coll. « Epiméthée », 1990 ; ch. III, p. 75-99 : « Philosophie et
théologie ».
3

universelle de cette façon parce que première. Et ce sera à elle de considérer l’Être en tant
qu’être »7.

Toute l’histoire de la philosophie française, phénoménologie y compris bien sûr, sera alors
entraînée dans ce vaste mouvement d’identification de la métaphysique à la théologie comme
science et discipline, et donc se mettra en quête d’un « autre discours », ou d’un « pur
discours », capable d’échapper à cet échaffaudage d’une subalternation de la question
horizontale de l’être (ontos) à sa dépendance verticale à Dieu (theos), dans un système
englobant ou construit (logos) : onto-théo-logie. Echapper à l’ontothéologie, et donc dépasser
la métaphysique, ce sera alors, dans les termes de Jean-Luc Marion cette fois, opposer la
« théo-logie » (discours sur Dieu) à la « théo-logie » (discours à partir de Dieu)8. Dans un
mouvement de rupture purement barthien (et caractéristique du protestantisme comme tel), la
théologie ne sera pas de “rupture” seulement, mais aussi la phénoménologie qui aura alors
pour tâche d’inventer un « nouveau discours » ou une « parole inédite » – qu’il s’agisse de
poésie, de révélation, de littérature ou d’esthétique. Une seule chose comptera, au moins pour
se délivrer réactivement de ce qu’il ne faut pas faire : se libérer de tout discours de l’homme
sur Dieu, et laisser Dieu enfin parler, avec ce mot d’ordre de Blaise Pascal selon une certaine
interprétation de sa pensée et y compris des « trois ordres » : « Taisez-vous nature imbécile,
apprenez que l’homme passe infiniment l’homme et entendez de votre maître votre condition
véritable que vous ignorez ? Ecoutez Dieu »9.

C’est-à-dire

Tout irait alors pour le mieux si précisément l’ensemble de la christianité s’était construite sur
une telle rupture de toute parole sur Dieu (théo-logie ou génitif objectif) pour ne privilégier
que la parole de Dieu (théo-logie ou génitif subjectif). Mais tel ne fut pas le cas, dans le
christianisme en général, et en particulier dans le catholicisme. Lors du concile de Nicée
précisément (325), dont nous célébrons le 1700ème anniversaire, les choses ne se passèrent pas
ainsi, et ne furent pas dites ainsi. Comme par avance contre toute démythologisation
(Bultmann), et plus encore contre toute déshellénisation (Hans Küng), les premiers pères
conciliaire prirent la décision implicite de ne pas faire du christianisme le lieu d’une « contre-
culture », mais plutôt d’un « transformation de la culture ». Loin d’opposer à l’instar de
Michel Henry et de nombre des se suivants, le « penser grec » d’un côté et la « parole
7
Aristote, Métaphysique, op. cit., Livre Epsilon 1, 1026a18-30, p. 332-334. Une lecture heideggérienne
unilatérale d’un rabattement de Métaphysique G. (ontologie) sur Métaphysique E (théologie) certes contestable –
dans un débat aporétique entre les livres de la Métaphysique d’Aristote impossibles à superposer l’un à l’autre,
dans une recherche d’une cohérence systématique plus du ressort de l’époque moderne que de l’antiquité. Cf. la
célèbre mise au point de Pierre Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote (1962), Paris, PUF, 1983, 2ème
partie, § 4, p. 368-411 : « Ontologie et théologie ».
8
Cf. J.-L. Marion, Dieu sans l’être (1982), PUF/Quadrige, 1991, ch. V [« Du site eucharistique de la théologie »,
ouverture], p. 197 : « La théologie ne peut accéder à son statut authentiquement théologique, que si elle ne cesse
de se défaire de toute théologie […] conformément à l’axiome que “seul Dieu parle bien de Dieu” (Pascal) ».
9
B. Pascal, Pensées, dans Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1963, L. 131 (B. 434), p. 515. Quant au modèle de
« figuration » et non pas de « séparation » des trois ordres de Pascal, nous renvoyons à notre article : « Pascal et
l’inquiétude de la foi », in J. de Gramont, S. Bancalari et J. Leclercq, Jean Greisch, Les trois âges de la raison,
Métaphysique, phénoménologie, herméneutique, Paris, Hermann, 2016, p. 255-279 [en particulier p. 261].
Corroboré par David Rabourdin, Pascal, Foi et conversion, Paris, PUF, 2013, p. 119 : « Cette question -
classique de la théologie – se traduit ainsi en contexte pascalien : la critique de la philosophie opère-t-elle une
destitution radicale de la raison naturelle et de ses pouvoirs, ou bien celle-ci demeure-t-elle capable d’une telle
connaissance ? Autour de cette question, il semble que plusieurs fragments des Pensées entrent en tension,
interdisant par là une réponse simplificatrice. Il y a d’abord des textes apologétiques bien connus qui semblent
destituer la capacité métaphysique de l’intelligence humaine. Au-delà de ces textes, Pascal affirme plusieurs fois
de façon directe cette capacité de la raison naturelle de connaître Dieu » (nous soulignons).
4

mystérieuse de Jean » de l’autre (Incarnation)10, ou encore la « vérité du christianisme » à la


« vérité de l’histoire » et la « vérité du langage » (C’est moi la vérité)11, le grec et le chrétien
se répondent l’un l’autre ou plutôt le chrétien est “métamorphose du grec”. La formule selon
laquelle la « déshellénisation de la foi est la condition de l’hellénisation du dogme » ne
signifie pas qu’il est demandé « à des concepts grecs l’intelligence de la vérité la plus anti-
grecque qui soit » (M. Henry)12, mais qu’« une inculturation de la foi n’est authentique que si
elle a rendu compte, dans le langage de la culture considérée, de la différence propre du
christianisme au regard des schèmes de pensée et des valeurs véhiculés par celle-ci » (B.
Sesboüé)13. Sorte de barbarie du monde grec d’un côté, et que donc il faudrait surmonter (M.
Henry), et inculturation de la Grèce de l’intérieur en vue de la transformer (B. Sesboüé), tels
sont les termes du débat, ou plutôt du combat. Nicée nous apprend-il à « parler le grec pour
dire de l’absolument non grec (du chrétien comme “autre discours” ou “en rupture” avec le
grec) », ou à transformer le grec pour dire le « non grec aussi en grec » (le chrétien comme
puissance d’inculturation, et de conversion des cultures, épousant donc à la fois son langage et
sa pensée pour les transformer) ?

Une juste interprétation du concile de Nicée (325), et donc de l’ensemble du christianisme ou


à tout le moins du catholicisme, contrecarre le modèle de la « rupture » pour lui préférer celui
de la « transformation » ou de l’« inculturation ». Dès l’origine de la christianité en effet,
l’évangélique se traduit dans l’hellénique, plutôt qu’il ne s’y oppose. Qu’il suffise de lire en
détail, et dans le texte, la formule de Nicée pour se rendre à l’évidence : « Nous croyons […]
en un seul Seigneur Jésus-Christ, le Fils de Dieu, unique engendré du Père, c’est-à-dire
(toutestin) de la substance (ousia) du Père, Dieu de Dieu, lumière de lumière, vrai Dieu de
vrai Dieu, engendré, non créé, consubstantiel (omoousios) au Père »14. Que dire de ce « c’est-
à-dire » – toutestin en grec ou scilicet en latin ? Il y a davantage qu’une répétition dans ce
simple redoublement, car l’« adéquation entre les deux registres de langage […] est à sa
manière donateur de sens ». Plutôt qu’une simple “découverte” (du biblique) “recouverte”
(par l’hellénique), nous dirons au contraire que « la redécouverte est une véritable
découverte »15. Le « c’est-à-dire » ou l’équivalence de langage entre deux cultures (le biblique
et le grec) n’est pas à regretter, mais à honorer. Par le jeu du « c’est-à-dire » nicéen
(toutestin), le prologue de l’évangile de Jean (lumière de lumière, vrai Dieu de vrai Dieu,
engendré et non créé) se traduit dans les termes de la métaphysique de la Métaphysique
d’Aristote (de la substance du Père [ousia], consubstantiel au Père [omoousios]). Il y a là le
miracle de la « transformation de l’eau de la philosophie en vin de la théologie » (Thomas
d’Aquin), plutôt que l’acte de « couper et d’affadir le vin de la théologie par l’eau de la
philosophie » (Bonaventure). Tel est le sens de Cana, au moins aux yeux de l’Aquinate :
« non pas que le vin est coupé d’eau [et donc la théologie affadie par la philosophie], mais

10
M. Henry, Incarnation, Paris, Seuil, 2000, Introduction, p. 11 : « Les premiers sont les convertis, juifs, grecs,
païens de toute sortes, qui veulent donc donner leur intelligence à ce à quoi ils viennent de donner leur foi. Les
autres sont les “Grecs”, entendons maintenant ceux qui, grecs ou pas, continuent à penser grec et, par
conséquent, à ne pouvoir penser ce qui est dit dans la parole mystérieuse de Jean » (nous soulignons).
11
M. Henry, C’est moi la vérité, Paris, Seuil, 1996, p. 19 : « Vérité de l’histoire, vérité du langage, vérité du
christianisme sont trois formes de vérité – mais pourquoi la troisième a-t-elle le pouvoir de rejeter les deux
autres dans l’insignifiance ? » (nous soulignons).
12
Ibid., p. 15.
13
B. Sesboüé, Jésus-Christ dans la tradition de l’Eglise, Paris, Desclée, 1982, p. 100-107 [« L’enseignement de
Nicée aujourd’hui »], cit. p. 102. Ouvrage cité brièvement par Michel Henry (C’est moi la vérité, op. cit. p. 15
[supra]), mais en le tirant étrangement du côté de la rupture entre deux cultures, plutôt que de la transformation
d’une culture par une autre.
14
Concile de Nicéé (325), dans G. Dumeige, La foi catholique, Paris, Ed. de l’Orante, n° 2 p. 6 [Dz. 125].
15
B. Sesboüé, Jésus-Christ dans la tradition de l’Eglise, op. cit., p. 97-98 : « Un “c’est-à-dire” ou un
redoublement ».
5

plutôt que l’eau soit changée en vin [et donc la philosophie exhaussée et transformée par la
théologie] ». Non pas rupture et opposition entre métaphysique et théologie ici, mais plutôt
métamorphose et inculturation16.
Les cinq voies

On ne pourra alors que s’étonner de voir à quel point le « c’est-à-dire de Nicée », pourtant
fondateur de la catholicité, puisse être à ce point contesté par ceux-là mêmes qui se
revendiquent de son appartenance (au catholicisme). Non pas qu’une telle appartenance soit
remise en cause, cela va de soi, mais en cela que l’héritage barthien de la tradition
heideggérienne conduit vers une rupture peu conforme à la tradition (catholique). Pour
preuve, une lecture des « cinq voies » de Thomas d’Aquin pour conclure à un « c’est-à-dire »
illégitime ou infondé, là où Nicée consacrait cette même équivalence comme le plus grand
opérateur culturel de transformation du message chrétien. Le redoublement du biblique (Dieu
révélé) à l’hellénique (Dieu conceptuel) à la fin de chaque preuve ou voie de l’existence de
Dieu – dans le “et omnes dicunt Deum” (« ce que tous nomment Dieu ») – virerait à l’idole du
concept se substituant à l’icône de Dieu. Là où le « c’est-à-dire » était « donateur de sens »
dans l’interprétation du Concile de Nicée pour le théologien (Sesboüé), il devient « Tantale
conceptuel » dans la visée critique des preuves de l’existence de Dieu pour le philosophe
(Marion) : « Les cinq voies que trace saint Thomas ne conduisent absolument pas à Dieu […].
Le discours n’accède à son ultime résultat que par l’incidente infondée d’un “c’est-à-dire”
d’autant moins évident qu’il se donne comme tel […]. Tout se passe comme si la pensée
conduisait aisément, rigoureusement et démonstrativement un dernier concept pour y saisir ce
qui lui tient lieu de Dieu : Tantale conceptuel »17.

Comment sommes-nous alors passés du « c’est-à-dire » fondé en raison initié par le Concile
de Nicée (Sesboüé) et validant le passage du biblique à l’hellénique jusque dans le Credo et le
catholicisme comme tel (« c’est-à-dire le la substance du Père » / ou « consubstantiel au
Père »), à un « c’est-à-dire » infondé (Marion) en cela que toute conceptualité humaine serait
incapable de dire quoi que ce soit du Dieu révélé ? Bref, comment sommes-nous passés du
biblique au grec en rejetant le grec, ou à tout le moins toute forme de conceptualité
métaphysique (y compris la substance) qui pourrait l’entacher ?18 L’interprétation critique des
16
Opposition de Bonaventure à Thomas d’Aquin sur le rapport entre philosophie et théologie parfaitement
marquée. Modèle de la rupture ou du “discours pur” chez Saint Bonaventure, Les six jours de la création
[Hexaëmeron], Paris, Desclée / Cerf, 1991, Conf. XIX, 14, p. 416-417 : « Il ne faut donc pas verser tant d’eau et
dans le vin de la sainte Ecriture, que le vin ne devienne de l’eau. Ce serait un bien triste miracle ! Nous lisons
que le Christ changea l’eau en vin, et non l’inverse ». Modalité de la transformation chez Thomas d’Aquin,
Commentaire sur la Trinité de Boèce, q. 2, a. 3, réponse 5 : « C’est couper d’eau le vin fort de la sagesse, direz-
vous, de l’eau de la raison au vin de la Parole de Dieu, mélange corrupteur. Que non pas, si vous êtes bon
théologien ; car ce n’est pas alors le vin qui est coupé d’eau, mais bien l’eau qui est changé en vin, comme aux
noces de Cana ».
17
J.-L. Marion, L’idole et la distance (1977), Paris, Folio / Essais, 1991, ch. 1, 2 [« Le Dieu de
l’ontothéologie »], p. 25-27.
18
Pour ce rejet de la substance (mais que dire alors du « consubstantiel » dès lors qu’il n’y a plus de
« substance » ?), qui serait entendu comme originel dans le christianisme primitif du Nouveau Testament, voire
la brillante (mais néanmoins contestable) interprétation du Fils prodigue de Jean-Luc Marion dans Dieu sans
l’être, en s’appuyant sur l’Evangile de Luc : « Le plus jeune (fils) dit à son père : “Mon père, donne-moi la part
de bien [d’ousia] qui me revient”. Et le père partagea son bien [to bion, substantiam]. Peu de jours après, le plus
jeune fils, ayant tout ramassé, partit pour un pays éloigné, où il dissipa son bien [ousian autou, substantiam
suam], en vivant dans la débauche » (Lc 15, 12-13). Unique usage de la substance (ousia) dans le Nouveau
Testament, ou presque, qui n’aurait donc d’autre but selon l’auteur que de la disqualifier – au moins comme
appropriation du don (mais comment alors entendre une substance ou ousia désappropriée…, ne faut-il pas en ce
cas au moins en conserver le terme, fût-il métaphysique et rejeté par Martin Heidegger ?). Une lourde et grave
question posée ici, qui néanmoins veut rendre hommage à l’une des plus impressionnantes interprétations
philosophiques de la parabole du Fils prodigue jamais énoncée. Cf. J.-L. Marion, Dieu sans l’être (1982), Paris,
6

cinq voies de Thomas d’Aquin conduisant à un « c’est-à-dire » coupable d’avoir réduit


l’icône du Dieu révélé à l’idole du Dieu métaphysique [« premier moteur », « cause
efficiente », « Dieu nécessaire », « Être suprême », « fin ultime »], vaudrait en effet si le
« tous » (omnes) qui nomment Dieu était le tous de la métaphysique qui soumettrait à tort la
totalité du divin à ces seuls traits conceptuels et philosophiques hérités du monde hellénique.
Mais c’est en réalité plutôt l’inverse qui se produit. Le « c’est lui que nous appelons Dieu »
(et hoc dicimus Deum) renvoie plutôt à un « nous » (nos) qui est celui des théologiens eux-
mêmes ou des « commençants » (incipientes) du prologue de la Somme théologique : « Le
docteur de la vérité catholique doit non seulement enseigner les plus avancés (provectos),
mais aussi instruire les commençants (incipientes) »19.

Dit autrement, et si l’on se met cette fois dans la perspective ad intra réservée aux seuls
croyants et même aux futurs maîtres en théologie (Somme théologique), et non pas de
l’annonce ad extra aux Gentils [les juifs certes, mais surtout Mahométans et les païens
(Somme contre les Gentils)], cela même qui est visé par la raison (premier moteur, cause
efficiente, Dieu nécessaire, Être suprême, fin ultime) est aussi et déjà visé par la foi. « Ce que
tous nomment Dieu » (quod omnes dicunt Deum) – première, deuxième et troisième finale des
cinq voies – est aussi « Celui que nous tous nous appelons Dieu » (et hoc dicimus Deum),
dans les deux dernières finales. Non pas un « nous » idolâtrique de la métaphysique, mais un
« nous » confessant des futurs maîtres en théologie (incipientes) qui reconnaît aussi la
validité du concept philosophique (non confessant) pour dire quelque chose de ce Dieu
confessé – ou auquel nous croyons20.

Tel devient alors le sens nouveau du message auquel nous convie Thomas d’Aquin. Non plus
opposer le nom exemplaire du « Père, Fils et Esprit Saint » au nom conceptuel « de principe,
de moyen et de fin ultime », quand bien même Saint Bonaventure y verrait aussi là la figure
du « vrai métaphysicien (verus metaphysicus) »21, mais reconnaître que ce Dieu de la
révélation auquel nous croyons (Père, Fils et Esprit Saint), est aussi le Dieu auquel nous
pensons (au moins en cela que “certains traits” de sa notion découverte par nous [existence,
infinité, perfection, etc.] ne sont pas nécessairement contradictoires avec les caractères de sa
révélation). La théologie naturelle, ou le concept métaphysique de Dieu, n’est pas ou plus
opposé à la théologie révélée pour y dénoncer sa dérive idolâtrique, mais y devient cette fois
intégré pour y manifester aussi sa puissance iconique, voire y être transformé. Le « Je suis
celui qui suis », (ego sum qui sum), nous y reviendrons, dit certes et d’abord le nom de Dieu
de la révélation à Moïse (Ex 3, 14), mais il peut aussi se découvrir par la voie de la raison
(naturelle), non pas en concurrence avec la théologie révélée, mais en complémentarité, ou
mieux en interaction avec elle. On ne parlera plus ici, au moins à nos propres yeux, de

PUF Quadrige, 1991, ch. 3 [La croisée de l’être], § 4 [L’indifférence à être], p. 141-146.

19
Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., prologue, p. 153.
20
Cf. Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., q. 2, a. 3 [« Dieu existe-t-il ? »], resp., p. 172-173. Une
nouvelle et autre hypothèse de lecture des « cinq voies » de Thomas d’Aquin que l’on confrontera donc à J.-L.
Marion, L’idole et la distance, op. cit., ch. 1 [Les marches de la métaphysique], § 2 [« Le Dieu de
l’ontothéologie], p. 24-34. Que l’on complètera sur ce point par notre autre contribution, sur l’Aquinate
précisément : « Limite théologique et finitude phénoménologique chez Thomas d'Aquin », Revue des sciences
philosophiques et théologiques, tome 92, n° 3, juillet-septembre 2008, pp. 527-556.
21
Cf. Saint Bonaventure, Les six jours de la création [Hexaëmeron], op. cit., Première conférence, n° 13, p. 108.
Avec notre commentaire, Saint Bonaventure et l’entrée de Dieu en théologie, Paris, Vrin, 2000, § 4 [« La fin de
l’empire du ti esti »], p. 55-58 : « Quid ».
7

« destitution de la métaphysique par la théologie », mais plutôt d’« intégration et de


transformation de la métaphysique par la théologie »22.

La célèbre formule de la constitution dogmatique Dei Filius du concile Vatican I (1870) n’a
pas ainsi, ni nécessairement, à être condamnée, au seul titre qu’elle ne conviendrait pas avec
l’absolument “autre” et “nouveau” discours dit “non-métaphysique”, ou “dépassant la
métaphysique”, que l’on voudrait instituer : « La même sainte Eglise, notre mère, tient et
enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la
lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses crées »23. La théologie naturelle est
le fondement de la catholicité, non pas dans une réduction à Dieu à notre seule humanité
(réduction anthropologique), mais en cela que Dieu a créé le monde et s’est fait homme pour
que nous puissions aussi vers lui remonter, et faire droit en partie aussi à nos capacités
humaines pour dire quelque chose de lui sans nécessairement se tromper (kénose
théologique).

Une métaphysique diaconale et épiphanique

Le théologien s’adressera alors au philosophe non pas pour s’en défaire, mais plutôt pour s’en
« refaire » – comme on dit en français « se refaire une santé » à l’heure où l’on est épuisé.
Jamais la célèbre subalternation thomasienne de la philosophie à la théologie n’a indiqué un
« servage » dont il faudrait se libérer, mais elle désigne au contraire un « service » dont il
convient de s’honorer. Quand la « science sacrée » (théologie révélée) « fait des emprunts aux
sciences philosophiques » (philosophie, y compris théologie naturelle) et « en use comme
d’inférieures et de servantes (utitur eis tanquam inferioribus et ancillas) », pour citer le
célèbre passage de la première question de la Somme théologique de Thomas d’Aquin [« La
doctrine sacrée »]24, ce n’est pas pour la détourner à son « usage », mais au contraire pour
l’élever à un « rang » qui n’était pas le sien – celui de participer (par la raison naturelle, la
philosophie comme une partie de la théologie) à la lumière de la révélation (la théologie
comme purement révélée ou doctrine sacrée) : « La sagesse a envoyé ses servantes (misit
ancillas suas) pour les appeler sur les hauteurs (vocare ad arcem) », rappelle Thomas
d’Aquin se référant ici au livre des Proverbes (Pr 9, 3) 25. Il y a loin d’opposer la
« métaphysique » et la « théologie » comme le répète à souhait la phénoménologie française
toujours engagée sur le mode de la rupture, mais il convient au contraire de reconnaître le
“service diaconal”, voire “vocationnel”, de la philosophie pour la théologie en guise de
transformation de la première (philosophie) par la seconde (théologie).

Mieux, le “caractère diaconal” de la philosophie pour la théologie se meut en “fonction


épiphanique” en ce même article de la Somme théologique (Ia q. 1, q. 1, a. 5), dès lors qu’il ne
s’agit pas seulement pour le philosophe de servir et d’être appelé (sur les hauteurs) par le
théologien, mais aussi manifester par des concepts ce que lui-même expose à partir de la
révélation : « La science sacrée peut faire des emprunts aux sciences philosophiques, mais ce
n’est pas qu’elles lui soient nécessaires (non quod ex necessitate eis indigeat), c’est
uniquement en vue de “mieux manifester” (ad maiorem manifestationem) ce qu’elle-même

22
Cf. Passer le Rubicon, Philosophie et théologie : Essai sur les frontières, Paris, Lessius, 2013, ch. V, p. 149-
171 : « Tuilage et conversion ».
23
Concile Vatican I (1870), « Concile dogmatique Dei Filius », dans G. Dumeige, La foi catholique, op. cit. n°
86 p. 47 [Dz 3004].
24
Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Cerf, vol. I, 1984, Ia q. 1, a. 5, [« La science sacrée est-elle
supérieure aux autres sciences ? »], ad. 5, p. 157.
25
Ibid. (trad. modifiée).
8

enseigne »26. Il en va paradoxalement de la gloire de la théologie révélée ou de la doctrine


sacrée – à l’instar de l’ad maiorem Dei gloriam d’Ignace de Loyola plus tard (« pour la plus
grande gloire de Dieu ») – d’user de la philosophie elle-même (et donc aussi de la
métaphysique) pour exhiber autrement, et même mieux, ce qu’elle-même professe.
« Autrement » dès lors qu’il s’agit de suivre la voie de la métaphysique ou de la théologie
naturelle, et « mieux » en ce que la philosophie (théologie naturelle) redouble la recherche de
la théologie (doctrine sacrée ou théologie révélée), et donc la confirme, sans jamais s’y
substituer bien sûr. Je peux certes, et pour y revenir ici, connaître l’existence de Dieu par la
seule lecture de la Bible, et donc à l’appui de l’unique révélation pour suivre Thomas d’Aquin
ici : Ego sum qui sum – « Je suis celui qui suis », c’est-à-dire j’existe ou “je suis l’existant”,
est le nom qui convient en propre à Dieu. Il provient certes et d’abord de la révélation. Nul
n’est donc besoin de philosophie pour le trouver. Le nom de l’Être est d’abord le nom de Dieu
révélé à Moïse : « En sens contraire, Dieu lui-même dit [Ex 3, 15] : “Je suis Celui qui
suis” (Ego sum qui sum) »27. Mais il est aussi « le plus propre à Dieu » car il est tiré de l’être –
terme conceptuel et métaphysique cette fois : « Ce nom “Celui qui est” (Qui est) est dit le
nom le plus propre (maxime proprium) à Dieu […]. « “Celui qui est” est un nom de Dieu plus
propre (magis proprium) que ce nom “Dieu”, en raison de ce dont il est tiré, l’être (scilicet ab
esse) »28.

Cela même qui est donné par la lumière de la révélation, et qui ne vaut ici que pour les traits
“métaphysiques” de Dieu (existant, infini, absolu, créateur, provident) et non pas purement
révélés (trinité, incarnation, résurrection), peut donc aussi, au moins si on fait œuvre de
philosophie, être atteint par la raison. Tel sera le tour de force de la Somme théologique de
Thomas d’Aquin, dans un mouvement de confirmation au moins partielle de la théologie
révélée par la théologie naturelle, et non pas de rupture radicale entre le « discours de Dieu »
(théologie révélée ou doctrina sacra) et le « discours sur Dieu (théologie naturelle, ou
théologie qui est une partie de la philosophie). Métaphysique et théologie ne s’opposent plus,
ils se renforcent.

La somme contre les Gentils elle-même ne sera pas en reste dans cette visée “épiphanique” de
la philosophie pour la théologie, mais en partant des concepts métaphysiques cette fois. Pour
faire voir « comment la vérité divine peut être manifestée – ou “devant être manifestée”
(manifestandae) », et non pas « découverte » comme on le traduit le plus souvent (CG, I, 3), il
convient en effet de distinguer entre les « vérités que la foi professe et que la raison découvre
(quam fides profitetur et ratio investigat) », pour suivre cette foi la célèbre division du Contra
Gentiles en quatre parties, et les « vérités qui dépassent la raison (quae rationem excedit) »29.
Mais là encore, les deux vérités issues de la raison naturelle et de la lumière de la révélation,
ou plutôt les « deux modes » ou les « deux sortes de vérités dans les choses divines »
(duplicem veritatem divinorum), sont non seulement « non contradictoires » comme on le
répète à souhait pour expliquer l’argument de la double vérité, mais l’une et l’autre n’ont
précisément d’autre visée que la manifestation de Dieu. Il n’y a pas deux vérité, ni une double
vérité, mais « une seule vérité » déclinée en “deux voies” ou “deux modes” en guise de
phénoménalisation du divin. Tout est affaire de “phénoménologie”, y compris pour Thomas
d’Aquin, au moins dans le rapport entre philosophie et théologie : « Pour suivre le plan
26
Ibid. (ad. 2).
27
Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., Ia, q.2, a. 3 |Dieu existe-t-il ? (les cinq voies pour accéder à
Dieu)], sed contra, p. 172.
28
Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., q. 13, a. 11 [« Le nom “Celui qui est” est-il, plus que tous les
autres, le nom propre de Dieu ? »], resp. (et ad. 1), p. 250.
29
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, op. cit., Première partie (Dieu), ch. 3 [« Comment la vérité divine
peut être manifestée – quis modus sit possibilis veritatis manifestandae (trad. modifiée)], n° 2, p. 142.
9

indiqué, nous nous efforcerons d’abord de manifester [ad manifestandum, et non pas
d’exposer comme on le traduit plus souvent] cette sorte de vérité cette sorte de vérité que la
foi professe et que la raison découvre » [Dieu, la création, la providence (partie 1-3 du Contra
Gentiles)] ; « ensuite, pour passer du plus au moins manifeste (ut a manifestioribus ad minus
manifesta), nous passerons à la manifestation de la vérité (ad illius veritatis manifestationem)
qui dépasse la raison » [La Révélation (partie 4 du Contra Gentiles)]30.

Tout est donc affaire de manifestation, et non pas uniquement de subalternation, dans le
rapport entre la théologie naturelle (qui est une partie de la philosophie) et la théologie révélée
(autrement nommée doctrine sacrée) – à qui lit précisément, et dans le texte, les formules par
ailleurs les plus célèbres de Thomas d’Aquin. La philosophie est servante de la théologie, ou
plutôt la doctrine sacrée (révélation) « use des sciences philosophiques comme d’inférieures
(inferioribus) et de servantes (ancillis) » (théologie naturelle) non pas pour se les soumettre,
mais au contraire pour les “émettre”, c’est-à-dire les exhausser et les envoyer sur « des
hauteurs », en un domaine (la révélation) qui n’étaient pas le sien, au moins au départ de
l’ascension. Tel est le grand écart entre Aristote et Thomas d’Aquin, et qui fait que l’Aquinate
résiste de façon définitive à toute réduction de l’ontologie à la théologie entendue comme
ontothéologie. Dieu est l’être qui donne l’être dans son « acte d’être » – « Être se dit en deux
façons : en un premier sens pour signifier l’acte d’exister (actum essendi), en un autre sens
31
pour marquer le lien d’une proposition (compositionem propositionis) » – et ne saurait donc
se réduire au super Etant dont on a parfois à tort accusé le Docteur angélique de l’y avoir tout
simplement réduit.

Entre métaphysique et théologie, il n’y a donc pas concurrence chez Thomas d’Aquin, mais
au contraire concordance, voire coopération. Loin de toute « destitution de la philosophie par
la théologie », nous l’avons dit, on verra à l’inverse dans son entreprise une tentative pour
réhabiliter la philosophie elle-même aux yeux de la théologie, lui permettant de renouveler, ou
d’« autrement et mieux manifester », par ses propres moyens (théologie naturelle) une partie
au moins de ce qui est par ailleurs directement donné par Dieu (théologie révélée).
Paradoxalement, jamais la métaphysique n’aura été davantage phénoménologique que dans
son rapport à la théologie, dès lors que de plutôt rouler toute seule dans son unique wagon,
elle s’attache à un même train – en guise de seconde locomotive qui se joint à la première, et
lui permet donc d’aller plus vite et plus loin. « Métaphysique » et « théologie » ne s’ignorent
plus ni s’excluent. Elle s’appuient l’une sur l’autre pour nouvellement coopérer, suivant ici la
leçon du « c’est-à-dire de Nicée » à proprement parler fondateur de l’acte herméneutique du
catholicisme comme tel : « Le credo de Nicée part de la titulature du ressuscité, puis précise
dans un langage johannique l’origine filiale de Jésus. C’est dans ces formules qu’il introduit
un c’est-à-dire interprétatif, à l’aide du vocabulaire hellénique de substance »32.

Là où Martin Heidegger clamait avec force que jamais Dieu lui-même (révélé) n’est
véritablement entré dans la théologie parce que « d’abord une région a été a été suffisamment
éclairée, celle où Dieu doit arriver : la philosophie elle-même » (supra), on conviendra à
l’inverse, et cette fois à l’appui de Thomas d’Aquin plutôt que de Bonaventure, que Dieu
entre aussi en théologie (naturelle), et donc en philosophie, en “redoublant” la « doctrina
sacra » (ou théologie révélée) pour autrement mieux et mieux manifester la seconde par la
première. Un tel « tournant », et y compris notre propre Kehre dans le rapport entre

30
Ibid., ch. 9 [« Plan e méthode de l’ouvrage »], n° 3, p. 157.
31
Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit., Ia, q. 3, a. 4 [« Y a-t-il en Dieu composition de l’essence et de
l’existence ? »], ad. 2, p. 178.
32
B. Sesboüé, Jésus-Christ dans la tradition de l’Eglise, op. cit., p. 97-98.
10

métaphysique et théologie cette fois33, n’est pas là pour nous désavouer, mais au contraire
montrer que l’on peut changer, ou à tout le moins “enrichir” le parcours autrefois emprunté.
Le dépassement de la métaphysique est lui-même dépassé, nous l’avons dit à maintes reprises
[Passer le Rubicon]34, et il convient donc maintenant de différemment construire, non pas
pour se renier, mais pour faire voir que des voies disjointes peuvent aussi se compléter : « La
philosophie de saint Thomas et celle de saint Bonaventure se complètent comme les deux
interprétations les plus universelles du christianisme », faut-il dire avec Etienne Gilson en
guise de conclusion de son ouvrage La philosophie de saint Bonaventure (1924), « et c’est
parce qu’elles se complètent qu’elles ne peuvent s’exclure ni coïncider »35.

II. Pour les Gentils (pro Gentilibus)

L’adresse du Contra Gentiles

A qui donc alors s’adresse alors cette Somme, que nous dirons donc « pour les Gentils » (pro
gentilibus) et non pas « contre les Gentils » (contra gentiles), en quête de ce socle commun de
la raison ? Et en quoi le procédé d’hier (s’adresser ad extra, fût-ce de façon fictive, à des
païens neutres) peut-il aussi nous dire quelque chose aujourd’hui (dialoguer avec ceux qui
n’ont pas la foi non pas parce qu’ils la refusent, mais en cela qu’il s’en passent ou ne la
connaissent pas) ? Nous l’avons dit par ailleurs. On ne peut tenir, en même façon aujourd’hui,
l’hypothèse d’une Drame de l’humanisme athée – non pas qu’Henri de Lubac juste dans
l’après-guerre se soit trompé (1945), mais en cela que les temps ont changé 36. Reste que
l’homologie entre Le drame de l’humanisme athée (Lubac) et la Somme contre les Gentils
(Thomas d’Aquin) a de quoi nous enseigner. Les contenus et les époques étant certes bien
différents, la visée demeure la même, ou presque.

Il s’agit en effet dans les deux cas de « connaître » (scire) pour « réfuter » (destruere), qu’il
s’agisse du Docteur angélique ou du futur cardinal. Pour l’un comme pour l’autre, certes en
des temps qu’on ne saurait comparer – ayant pour adversaires le juifs, les hérétiques et les
païens d’un côté (Thomas d’Aquin), et le positivisme, le marxisme et le nihilisme de l’autre
(Lubac) – il n’est pas d’abord question de condamner, mais plutôt d’entrer dans la pensée et
l’argument de l’adversaire au moins pour dialoguer37. Qu’il s’agisse des « païens neutres »
nous y reviendrons (Thomas d’Aquin) ou de ceux qui sont « extérieurs à la foi » (Lubac), la
33
Cf. « Un tournant ? Interview d’Emmanuel Falque (par Joao Paulo Costa) » (texte en français, en dépit du titre
annoncé en anglais), dans Revista Filosofica de Coimbra, vol. 31, n° 62 (2022), p. 279-290 : https://impactum-
journals.uc.pt/rfc/issue/view/734.
34
Passer le Rubicon, op. cit., § 18 [De la conversion ou de la transformation], p. 169-171 : « dépasser le
dépassement ».
35
E. Gilson, La philosophie de Saint Bonaventure (1924) Paris, Vrin, 1978, p. 396 (dernière phrase, nous
soulignons).
36
Cf. Métamorphose de la finitude, Paris, Cerf, 2004, ch. III, p. 65-81 [Triduum philosophique, op. cit., p. 213-
233] : « Y a-t-il un drame de l’humanisme athée ? ».
37
On notera ici l’étonnant parallèle entre le deux auteurs de sorte que Le drame de l’humanisme athée d’’Henri
de Lubac (face au positivisme [Auguste Comte], marxisme [Karl Marx] et nihilisme [Friedrich Nietzsche])
reprend point par point la méthode d’« exposition » et de « réfutation » de La somme contre les
Gentils de Thomas d’Aquin (face aux juifs et aux hérétiques certes, mais surtout face aux mahométans et aux
païens sans “Ecriture en commun” avec les chrétiens). Cf., en guise de parallèle, Thomas d’Aquin, Somme
contre les Gentils, op. cit., L. I, ch. 2 [Intention de l’auteur dans cet ouvrage], n° 3, p. 142 : « Si les anciens
docteurs ont procédé de cette manière pour combattre les erreurs des païens ( in destructionem errorum
gentilium), c’est parce qu’ils avaient pu connaître (scire) leur position » ; et H. de Lubac, Le drame de
l’humanisme athée (1944), Paris, Cerf, 1983, p. 7 : « Nous nous sommes efforcés de mettre ici dans tout son jour
ce double caractère (du rejet de Dieu et de l’écrasement de la personne humaine), pensant que ce simple exposé
serait sans doute la plus efficace des réfutations ».
11

démarche est bien ad extra, plutôt que tournée ad intra, et telle est la leçon qu’il conviendrait
de ne pas oublier, à l’heure où le catholicisme aurait tendance à s’ostraciser, voire à
condamner des pans entiers de la société. Initiateur, ou à tout le moins expert, au Concile
Vatican II, le Cardinal de Lubac quant à lui y veillera grandement. Ainsi participera-t-il, et
quasiment signera-t-il, la Constitution dogmatique Lumen Gentium (1964) dont le paragraphe
16 en appelle aux « non-chrétiens » : « ceux qui, sans faute de leur part, ignorent l’Evangile
du Christ et son Eglise, et cependant cherchent Dieu d’un cœur sincère […] peuvent obtenir
le salut éternel »38. Ainsi, enfoncera-t-il le clou, avec d’autres, dans la Constitution pastorale
Gaudium et spes (1965) qui ne cesse quant à elle d’y insister : « Le salut ne vaut pas
seulement pour ceux qui croient au Christ, mais bien pour tous les hommes de bonne volonté,
dans le cœur desquels, invisiblement, agit la grâce »39.

Certes, point n’est question d’identifier les « gentils » d’hier (Thomas d’Aquin) aux « athées »
d’aujourd’hui (Lubac), la chose va de soi – qu’il suffise seulement de reconnaître que la thèse
de l’universalité du salut (même des incroyants) concerne davantage la modernité que la
période médiévale beaucoup plus sévère en la matière. Thomas parle à une époque qui n’est
pas la nôtre et il convient bien sûr de contextualiser. On notera dès l’abord que rien n’impose,
y compris historiquement, de voir dans le Contra Gentiles une somme ayant pour visée
uniquement une « réfutation », et non pas d’abord un mode d’exposition et de compréhension.
Le titre de l’ouvrage n’a été ajouté que de façon tardive, par des copistes et non pas de la main
de Thomas d’Aquin lui-même. L’explicit du texte fournit le titre le plus courant : « Somme
contre les Gentils » (Summa contra Gentiles) Mais l’incipit demeure probablement l’énoncé
le plus convenant, au moins aux yeux de l’Aquinate : « Livre sur la vérité de la foi catholique
contre les erreurs des infidèles » (Liber de veritate catholice fidei contra errores infidelium)40.
Quoiqu’il en soit, et il convient de le noter ces deux titres « n’ont de commun que le contra »
(contre les Gentils, ou contre les erreurs des infidèles)41. Ainsi faudrait-il invalider l’hypothèse
d’une thèse « pour » les Gentils (pro gentilibus) et y substituer l’autre titulature, définitive
cette fois, d’une somme « contre » les Gentils (contra gentiles).

Ni l’explicit ni l’incipit de l’ouvrage ne sauraient cependant à eux seuls en justifier la visée.


Car s’il est un « principe fondamental » dans le fond, plutôt que dans la forme, il tient en ce
que « l’argumentation rationnelle veut que les interlocuteurs partent d’une base commune de
discussion » (C. Michon)42. Cette « base commune », que nous appellerons quant à nous
« socle commun », est bien ce qui justifie le pro (« pour ») plutôt que le contra (« contre »).
“L’être ensemble de la raison naturelle” (ratio naturalis) prime, au moins dans la Somme
contre les Gentils, sur “l’être séparé de la révélation” (sacra doctrina) davantage propre à la
Somme théologique. Ainsi que le souligne parfaitement Albert Patfoort en guise de « clé
d’une théologie » pour lire Thomas d’Aquin : « La Somme contre les Gentils est un ouvrage
“pensé-pour” des non-chrétiens, pour des infidèles, mais “adressé-à” des chrétiens, appelés
eux-mêmes à prendre contact avec les infidèles, à aller au-devant de leurs objections, à leur

38
Constitution dogmatique Lumen Gentium (21 novembre 1964), dans Vatican II, Les seize documents
conciliaires, Paris, Fides, 1967, n° 16 [« Les non-chrétiens »], p. 36.
39
Constitution pastorale Gaudium et spes (7 décembre 1965), ibid., n° 22/3 [« Le Christ homme nouveau »], n°
5, p. 194.
40
Double titre attesté par René-Antoine Gauthier, Saint Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Paris,
Editions universitaires, 1993, Introduction p. 109-112.
41
Cyrille Michon, Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, op. cit. (Garnier-Flammarion), vol. I, Introduction
générale, p. 22.
42
Ibid., p. 22-23 (souligné dans le texte).
12

présenter la doctrine chrétienne d’une manière qui montre qu’elle échappe à leurs difficultés
et coïncide largement avec leurs propres convictions »43.

Un socle commun

Tel est le mystère, ou plutôt l’artifice, de la Somme contre les Gentils de Thomas d’Aquin.
S’adresser à d’autres ou ad extra (les païens, voire les juifs ou les musulmans), pour parler à
soi ou à ses proches ad intra (les chrétiens, voire les hérétiques), en cela que c’est en se
confrontant à une autre culture, mais non pas nécessairement à condamner cette culture, qu’on
se comprendra soi-même. Il s’agit bien, et pour la première fois probablement si nettement
formulé dans l’histoire de la chrétienté, de chercher un « en commun » entre tous les hommes,
ou ce que nous avons nommé par ailleurs l’« homme tout court », en guise de “socle”
purement humain sur lequel pourra s’établir et s’enraciner le message apostolique. Quitter la
« transcendance de surplomb », encore si caractéristique de la phénoménologie française
(visage, don, prière, liturgie, etc.) pour entrer dans une forme d’immanence où l’homme « en
devient étrangement le porteur privilégié » (Merleau-Ponty)44, voilà ce que cherche par
avance l’Aquinate, fût-ce à autrement le formuler.

Le « recours à la raison naturelle » devient ainsi pour Thomas d’Aquin le lieu de la


communauté, là où d’aucuns l’ont faussement accusé d’une confiance démesurée dans la
rationalité. Ad naturalem rationem recurrere – « recourir à la raison naturelle ». Voilà qui
apparait nécessaire à l’heure même où la raison se donne comme « faible » ou plutôt
« limitée » (deficiens) en ce qui concerne les choses de Dieu ; et dès lors qu’aucune « Ecriture
en commun » ne surgit pour dialoguer avec les Mahométants et les païens – à l’inverse des
juifs (recours à l’Ancien Testament) et des hérétiques (recours au Nouveau Testament). La
« raison en commun » désigne pour l’Aquinate en son temps le lieu horizontal de la
communauté pour se rassembler, et non pas uniquement la voie verticale des croyants pour se
différencier : « Certains d’entre eux [les infidèles], comme les Mahométans et les païens, ne
sont pas d’accord avec nous sur l’autorité d’une Ecriture grâce à laquelle on pourrait les
confondre », lit-on dans ce passage si fondamental du Contra Gentiles pour définir l’intention
de l’ouvrage, « de la même manière que nous pouvons disputer avec les Juifs, à partir de
l’Ancien Testament, et avec les hérétiques, à partir du Nouveau Testament. Mais ceux-là ne
reconnaissent ni l’un ni l’autre (hi vero neutrum recipiunt). Il faut donc “recourir à la raison
naturelle” (unde necesse est ad naturalem rationem recurrere), à laquelle tous sont contraints
de donner leur assentiment (cui omnes assentire coguntur). Or elle est faible (quae tamen
deficiens est) en ce qui concerne les choses de Dieu »45.

Là où certains auraient donc pu croire à tort que l’unique but de la théologie naturelle de
Thomas d’Aquin serait de remonter à Dieu par la raison (ce qu’elle peut en quelque façon
pour ses concepts métaphysiques [existence, infini, absolu, créateur, provident, etc.]), il s’agit
au contraire de rétorquer, ou mieux de compléter, que nul ne s’élève s’il n’est d’abord
enraciné, et que toute montée vers le haut impose toujours en même temps une aspiration vers
le bas – d’où le « vertige » de toute conquête du divin. La « raison » hier qui faisait le propre
43
A. Patfoort, Thomas d’Aquin, les clés d’une théologie, Paris, Fac-éditions, 1983, p. 105.
44
Cf. M. Merleau-Ponty, « Le langage indirect et les voix du silence », dans Signes, Paris, Gallimard, 1960, p.
88 : « Il est un peu fort d’oublier que le christianisme est, entre autres choses, la reconnaissance d’un mystère
dans les relations de l’homme et de Dieu, qui tient justement à ce que le Dieu chrétien ne veut pas d’un rapport
vertical de subordination […]. [Dans le christianisme], la transcendance ne surplombe plus l’homme : il en
devient étrangement le porteur privilégié » (nous soulignons).
45
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, Paris, Garnier-Flammarion, 1999, vol. I, Première partie
[« Dieu »], ch. 2 [« Intention de l’auteur dans cet ouvrage »], § 3, p. 142.
13

de l’homme au Moyen Âge dans la reprise d’Aristote [« l’homme est un animal


raisonnable »], joue le rôle de la « finitude » aujourd’hui dans l’héritage de Martin Heidegger
formulé par Foucault [« L’homme moderne n’existe qu’à titre de figure de la finitude »]. Dans
les deux cas, quoiqu’en des contextes et en des visés totalement différents, le « socle
commun » d’un en-bas détermine toute ascension vers l’en haut : capacité commune de
remonter partiellement à Dieu par sa raison que l’on soit chrétien ou païen (sans Ecriture en
commun pour les païens et les musulmans contrairement aux juifs et aux hérétiques) ; ou “en-
commun” de l’horizon de la mort dont l’angoisse nous constitue comme tel, et que nous ne
saurions dépasser ou transformer sans que Dieu ne vienne nous y chercher.

La quête d’une « communauté » – qu’il s’agisse du « socle commun de la raison » hier


(Thomas d’Aquin) ou du « socle commun de l’angoisse de la mort » et de la « finitude »
aujourd’hui (Heidegger) –, tel est donc ce que le Contra Gentiles vient chercher. La
communauté ne sera plus « désœuvrée » dès lors qu’elle aura retrouvé un socle commun pour
se rassembler. Tous les hommes n’ayant pas d’« Ecriture en commun » – aujourd’hui
davantage qu’hier –, il convient y compris pour notre temps de se retrouver sur un socle plus
large que la seule christianité. C’est faute de « communauté humaine » que le christianisme
s’est progressivement ostracisé, voire sectarisé. Revenir à l’« homme tout court » – qu’il
s’agisse « l’en commun de la raison » hier (Thomas d’Aquin) ou de « l’en commun de
l’angoisse de la mort » et de la « finitude » aujourd’hui (Heidegger) – reviendra à ne plus se
fermer sur une identité qui a tout perdue, jusqu’à l’idée même de l’extériorité : « La
communauté n’est pas un prédicat de l’être, ou de l’existence », lit-on sous la plume de Jean-
Luc Nancy au cœur de La communauté désœuvrée (article de 1983 au départ). « On ne change
rien au concept de l’existence en lui ajoutant ou en lui ôtant le caractère de la communauté.
Mais la communauté est simplement la position réelle de l’existence […]. L’être-en-commun,
ou l’être-avec, ne s’ajoute pas de manière seconde et extrinsèque à l’être-soi et l’être-seul
[…]. Le mit ne qualifie pas le sein [dans l’être-avec ou le mit-sein de Heidegger] …, le mit ne
qualifie même pas le dasein [dans l’être-là-avec ou le mit-Dasein de Heidegger], mais il le
constitue essentiellement. En un allemand baroque, je dirais qu’il s’agit du « seindamit », ou
de l’« avec » comme modalité propre, exclusive et originaire de l’être-là ou de l’être-le-
là »46.

Une réflexion contextualisée

Qui sont-ils alors, ceux à qui précisément s’adresse Thomas d’Aquin, recherchant avec eux
soit une « communauté d’Ecriture » (avec les juifs et les hérétiques), soit une « communauté
de raison » (avec les mahométans et les païens) ? Il faut d’abord le reconnaître : « Thomas
avait au moins une vague connaissance de l’existence des païens, et même s’il ne les a pas
rencontrés il s’en est préoccupé, et il en parle souvent »47. Si les juifs « représentent une
catégorie de personnes beaucoup plus présente à l’univers religieux de Thomas d’Aquin, cela
ne veut pas dire qu’il a personnellement connu beaucoup de juifs »48. Quant aux musulmans
que l’Aquinate nomme plutôt les « sarrasins », il en connaît certes parfaitement la menace
politique et militaire en particulier par les croisades, mais il honore aussi ses principaux
représentants, Avicenne ou Averroès, « qu’il cite des centaines de fois (405 mentions
explicites d’Avicenne et 503 citations d’Averroès) »49. Bref, et on l’aura compris, aucune
agressivité de l’Aquinate dans l’argumentation « contre » – en des catégories qu’il ignore au
46
J.-L. Nancy, La communauté désœuvrée (1986), Paris, Ch. Bourgeois éditeur, Nouvelle édition revue et
augmentée, 1999, p. 203.
47
J.-P. Torrell, « Saint Thomas et les non-chrétiens », Revue thomiste, n° 106, 2006, p. 17-49 (cit. p. 21).
48
Ibid., p. 24.
49
Ibid., p. 36.
14

moins en partie ou dont il se sert comme “artifice” pour aller de l’externe (ad extra) à
l’interne (ad intra) –, ceci afin de déployer avant tout une explication « pour ».

Pour preuve, les trois premiers livres de la Somme contre les Gentils, nous l’avons dit,
concernent la « communauté de raison » ou le recours à la raison naturelle [Dieu, la création,
la providence], alors que seule le quatrième s’appuie sur le spécifique chrétien [la Révélation].
Il y aura donc en quelque sorte deux parties – avec trois livres pour la première (« les vérités
que la foi professe et que la raison découvre »), et un livre pour la seconde (« l’exposé de la
vérité qui dépasse la raison) : « Donc, [dans la première partie où] notre intention est de
rechercher par la voie de la raison ce que la raison humaine (ratio humana) peut découvrir de
Dieu, vient en premier l’étude de ce qui convient à Dieu en lui-même [livre I : Dieu] ; en
deuxième lieu, celle de la sortie des créatures à partir de Dieu [livre II : la création] ; et en
troisième lieu, celle de leur ordonnancement à Dieu comme à leur fin [livre III : la
création] »50. « Puis nous passerons à l’exposé de la vérité qui dépasse la raison, en réfutant
les raisons des adversaires [Livre IV : la Révélation], et en usant d’arguments probables et
d’autorités, pour mettre en lumière, autant que Dieu le permettra, la vérité de la foi »51.

La « vérité de la foi chrétienne » [Livre IV] étant alors celle qui convient le mieux aux
« vérités de la raison » [Livre I-III] selon le célèbre argument de la double vérité [I, 7 : « La
vérité de la raison n’est pas contraire à la vérité de la foi chrétienne »], on reconnaitra alors
que la « raison naturelle » (ratio naturalis) n’a rien du “cadeau empoisonné” comme une
bonne partie de la phénoménologie française pourrait le donner aujourd’hui à penser. Si Dieu
a donné à l’homme la raison comme sa faculté la plus chère dans lignée aristotélicienne
[« l’homme est un animal raisonnable »], elle doit aussi servir, et bien évidemment, comme
moyen pour remonter à Dieu. Pour le dire tout de go : il n’y a pas de raison que par la raison
l’homme ne puisse rien dire de Dieu. Et ce serait bien le plus grand des paradoxes, pour ne
pas dire des absurdités, qu’un donateur offre à son donataire une faculté comme son plus
cadeau le plus le plus propre et le plus beau, et qu’avec elle il ne puisse rien dire de lui, et
même faire croire et penser qu’il l’a finalement trompé. Le retour du donataire au donateur est
ici complet, dans la reconnaissance filiale de ce “présent de la raison” dont le Créateur a
expressément doté sa créature.

En ce sens, et tel est le point magistral de l’étude de Thomas d’Aquin y compris pour nous
aujourd’hui, on verra chez les « païens » une figure à la fois ad extra et ad intra de ce que
nous sommes. Ad extra car il s’agit bien de confondre des adversaires, dits les Gentils
(gentiles), que l’on nomme par là les mahométans ou les païens. Mais aussi ad intra car il y a
bien aussi une forme de « paganisme » en nous – qui ignore Dieu (à l’image de l’agnosticisme
aujourd’hui) plutôt qu’il ne le combat (selon un athéisme virulent qui n’existe plus, ou
presque, sauf pour les chrétiens qui se croient, et se sentent, faussement persécutés) –, et que
c’est bien ce « sans Dieu » qui n’est pas nécessairement « contre Dieu » (Jüngel)52, qu’il
convient de nos jours d’interroger. Si la Somme contre les Gentils est un ouvrage « “pensé-
pour” des non-chrétiens […] mais “adressé-à” des chrétiens », pour reprendre l’excellente
formule d’Albert Patfoort (supra), c’est précisément en cela que Thomas ne connaît pas plus
les païens que les juifs en son temps, et à peine plus les musulmans : « Thomas d’Aquin n’a
pas découvert l’Amérique (il est mort 200 ans avant cette découverte) », faut-il s’exclamer
50
Thomas d’Aquin, Somme contre les Gentils, op. cit., I, 9 [« Plan et méthode de l’ouvrage »], n° 4, p. 158.
51
Ibid., n° 3, p. 157.
52
E. Jüngel, Dieu mystère du monde (1977), Paris, Cerf, 1997, t. I, p. 44 : « Il n’est pas forcé, quand on fait
l’expérience de son propre être et de celui du monde face à la possibilité du non-être, qu’on en vienne à parler
de Dieu » (nous soulignons). Cf., en guise de commentaire, Métamorphose de la finitude, op. cit., ch. III [Y a-t-il
un drame de l’humanisme athée].
15

avec Jean-Pierre Torrell resituant la Somme contre les Gentils à l’époque durant laquelle elle
fut écrite (entre 1258 et 1265), peu avant la Somme théologique d’ailleurs (commencée en
1265 et restée inachevée). L’Aquinate n'avait ainsi « aucune idée de l’incroyable diversité des
peuples et des religions qui, alors déjà, couvraient la surface de la terre (par exemple, les
Mongols) ». « La réflexion de Thomas est historiquement située […]. La question des non-
chrétiens ne se pose pas pour lui de la même façon que nous »53.

III. Les païens neutres

Le retour de champs

C’est ainsi, et précisément à nos yeux, parce que l’adresse « contre » les Gentils doit être
historiquement contextualisée, qu’elle peut selon nous être autrement envisagée : Pro
gentilibus, « pour » les Gentils et non pas « contre » les Gentils (Contra Gentiles). Evitant
tout parallèle trop rapide entre les « païens » d’hier et les « agnostiques » d’aujourd’hui (qu’il
suffise de poser la « mort de Dieu » déclarée par Nietzsche comme définitif acte de rupture et
de coupure dans l’histoire), on apprendra néanmoins de la « positivité » des païens, ou plutôt
de leur « neutralité » quasiment construite par Thomas d’Aquin, que la chrétienté d’une part
ne saurait davantage s’enfermer sur soi (s’adressant aux « gentils », c’est-à-dire aux peuples
[gens, gentis], soit à toutes les nations), et que l’homme « sans » Dieu (au moins quand il ne
le connaît pas) ne saurait être considéré « contre » Dieu. Pour le dire avec Maurice Merleau-
Ponty à l’adresse d’Henri de Lubac : « on s’étonnera que tout non-théisme soit
nécessairement considéré comme un a-théisme ou un anti-théisme de la part des
chrétiens […]. On passe à côté de la philosophie quand on la définit comme athéisme : c’est la
philosophie vue par le théologien »54.

Les païens désignent en effet, et d’abord pour Thomas d’Aquin, « ceux qui vivent aux loin »,
à l’extérieur, dans les banlieues, ou aux frontières comme dirait aujourd’hui le pape
François55. Simon de Cyrène en sera l’effigie par excellence, au moins pour l’Aquinate. À
l’heure de la crucifixion, et pour monter au Golgotha, les soldats romains « réquisitionnent
pour porter sa croix un passant, qui revenait des champs (venientem de villa), Simon de
Syrène, le père d’Alexandre et de Rufus » (Mc 15, 21). Cette mention de l’évangile de Marc,
qu’il faut bien transcrire ici en latin puisque Thomas d’Aquin lit la Vulgate, mentionne le
retour des « champs » ou de la campagne (villa) : « or villa se dit en grec pagus, et c’est
pourquoi nous appelons païens ceux qui sont étrangers à la cité de Dieu », commente
l’Aquinate dans sa Catena aurea, ou La chaîne d’or56.

On le voit immédiatement, ou à tout le moins on le sent. Il n’y a rien là dans la figure du


« païens », ou de celui qui revient de l’extérieur et donc de la campagne ou des champs, qui
ne soit de l’ordre de la faute ou du péché, bien au contraire. C’est bien la bienveillance de
Simon de Cyrène qui prime dans l’Evangile, loin de tout soupçon sur son appartenance ou

53
J.-P. Torrell, « Saint Thomas et les non-chrétiens », op. cit (Revue thomiste), respectivement p. 18 (découverte
de l’Amérique et diversité des peuples et des religions), et p. 42 (réflexion de Thomas historiquement située).
54
M. Merleau-Ponty, Eloge de la philosophie, Leçon inaugurale prononcée au collège de France (1953), Paris,
Gallimard, coll. « Idées », 1960, p. 54-55 (nous soulignons).
55
Cf. notre contribution : « Une vision décidée du monde : le pape François et Ignace de Loyola », in Emmanuel
Falque et Laure Solignac (éds.), François philosophe, Paris, Salvator, 2017, pp. 145-170. En particulier p. 164-
167 [« Vivre en périphérie »], et p. 167-170 [« Habiter la frontière »].
56
Thomas d’Aquin, La chaîne d’or (Catena aurea), Exposition suivie des quatre Evangiles, Paris, Vives, 1854, t.
4 (Sur Saint Marc), p. 412-413 (trad. modifiée, nous soulignons). Avec le juste commentaire de J.-P. Torrell,
« Saint Thomas et les non-chrétiens », op. cit. (Revue thomiste), p. 21-22.
16

non à ceux qui seraient les adversaires (les romains, voire les juifs) ou les compagnons (les
disciples) du Christ arpentant la colline du Golgotha. Paradoxalement, et c’est un point qu’on
ne manquera pas de noter pour aujourd’hui, celui qui « porte la croix avec » le Christ (et peut-
être aussi avec le croyant en charge de sa propre croix à la suite Christ et la portant aussi avec
lui), n’est pas le croyant, mais le non croyant – non pas celui qui déclare haut et fort son
identité à l’interne, mais celui qui humblement prend en charge son humanité à l’externe (et
aussi celle du Christ), par pure compassion d’homme à homme et sans référence
divine aucune : « Le peuple des Gentils est, avec raison, désigné par ce Simon qui est, non de
Jérusalem, mais de Cyrène, ville de Libye », poursuit Thomas citant Bède le Vénérable dans
cette même glose de la Catena aurea, à propos de ce passage de l’évangile de Marc
précisément : « Ce Simon revenait d’une villa. Les mot grec qui correspond à ce dernier mot
est pagos, d’où nous avons fait le mot de païens, comme étant en dehors de la cité de
Dieu »57.

Que l’on soit clair ici, y compris pour Thomas d’Aquin et à l’époque de Thomas d’Aquin.
Être « en dehors (ou étranger) à la cité de Dieu » (a civitati Dei alienos) ne signifie pas que
l’on soit « contre » (contra) la cité de Dieu, bien au contraire. Venant ou revenant de la
campagne (venientem de villa), et donc du monde des païen (pagos), Simon de Cyrène passe
à proprement parler du paganisme au christianisme aux yeux de Thomas d’Aquin, mais sans
que le premier (le paganisme) ne soit considéré comme un péché : « Simon porte la croix au
moment où il quitte donc sa campagne (de pago igitur egrediens) ; car c’est en abandonnant
ses rites païens que les peuple des nations (populus nationum), c’est-à-dire les Gentils (id est
gentiles), se sont mis, par l’obéissance, à suivre les traces du Seigneur »58. Aller du paganisme
au christianisme n’est pas, y compris aux yeux de l’Aquinate, condamner le paganisme
comme tel – ceux qui ignorent Dieu (les païens) ou qui adorent un Dieu qui ne seraient pas le
vrai Dieu (les mahométans) ne pouvant être considérés en même façon que ceux qui ne
passent pas au Dieu de Jésus-Christ qu’ils annoncent pourtant (les juifs), ou ceux qui
connaissent le nom Jésus-Christ mais l’interprètent de façon erronée (les hérétiques).

L’ignorance de Dieu doit être distinguée de la négation de Dieu. Il y a là tout l’écart entre ce
que nous avons nommé par ailleurs l’« athéisme cohérent » d’aujourd’hui relativement à
l’« athéisme virulent » d’hier59. Là où il fut un temps où l’on proposait une Somme contre les
Gentils, et une pastorale de l’identité contre un monde intégralement déchu dans le péché,
vient le moment d’entrer dans une Somme pour les Gentils où le monde ne sera pas ostracisé
ni le chrétien sectarisé. En réalité, et ainsi que le note parfaitement Jean-Pierre Torrell,
Thomas d’Aquin « n’identifie pas les païens avec une peuplade précise, et il n’est pas toujours
aisé de savoir s’il parle des païens du Nouveau Testament ou de son temps ». En cela, « c’est
plutôt une catégorie de personnes qu’il désigne selon leur situation par rapport à la foi »60.

La mention est ici parfaite et mérite d’être soulignée. On verra en effet dans le « paganisme »
une modalité d’existence (sans Dieu mais non pas contre Dieu), voire un existential pour le
dire avec Martin Heidegger, plutôt qu’un groupe ou une peuplade précise à fustiger ou à
condamner. En écrivant « contre les Gentils » (contra gentiles), l’Aquinate écrit en réalité
« pour les Gentils » (pro gentilibus), dès lors que cette catégorie en partie fictive, ou en guise
de « fiction méthodologique » pour le dire avec Henri Gouhier à propos du malin génie de
Descartes, conduit à une attitude propre à chacun plutôt qu’à posture délibérée d’une entité. Il
57
Ibid. (trad. modifiée, nous soulignons).
58
Ibid.
59
Distinction des deux athéismes (« virulent » et « cohérent ») dans Métamorphose de la finitude, op. cit., § 11,
p. 70-74 : « L’athéisme vu par le théologien » [Triduum philosophique, op. cit., p. 219-222].
60
J.-P. Torrell, « Saint Thomas et les non-chrétiens », op. cit. (Revue thomiste), p. 21.
17

y a du « paganisme » en moi, ou du « sans Dieu » qui n’est pas nécessairement « contre


Dieu », comme on en trouve aussi dans un monde où l’ignorance du message chrétien s’étend
parfois jusqu’à oublier son nom même. Les païens sont pour l’Aquinate, et suivant à nouveau
Jean-Pierre Torrell ici, des « infidèles neutres61 » ou des « païens neutres62 » – et c’est à partir
de cette neutralité, positive et sans condamnation aucune, qu’il convient à la suite de Thomas
d’Aquin de nouvellement interroger le monde et la façon dont nous pouvons nous y reporter.

Les païens et les chrétiens

Qu’en est-il alors de cette autre « infidélité » cette fois (infidelitas) ? – certes à condamner aux
yeux de l’Aquinate, mais dans la mesure seulement où elle s’exprime de façon délibérée et
non pas selon une ignorance qui la dédouane de tout péché directement commis. On
distinguera en effet une forme d’infidélité par négation (ne pas savoir ce qu’il en serait d’être
fidèle ou disciple du Christ) et l’infidélité par privation (refuser d’être fidèle). Si l’infidélité
est certes un péché, il y a celle de l’ignorance de Dieu (ce qu’on nommerait de nos jours
“athéisme cohérent”, voire agnosticisme), et celle du refus volontaire de Dieu par soi-même
(ce qu’on appellerait aujourd’hui “athéisme virulent”). Seule la seconde forme d’infidélité
(par privation) est véritablement condamnable car délibérée, alors que la seconde (par
négation) ne saurait l’être car ignorée : « Si l’infidélité (infidelitas) est prise dans un sens
purement négatif (puram negationem) comme chez ceux qui n’ont absolument pas entendu
parler de la foi », souligne Thomas à propos de l’infidélité comme vice opposé à la foi dans la
Secunda secundae de la Somme théologique ici, « elle n’est pas raison de péché (non habet
rationem peccati), mais plutôt de peine de péché (sed magis poenae), parce qu’une telle
ignorance est une conséquence du premier père »63. Résister à la foi « sans l’avoir reçue
(nondum susceptae) » (païens ou gentils) ne se dit pas, ni ne se vit pas, en même façon que de
résister à la foi chrétienne « après l’avoir reçue (susceptae), soit en figure (vel in figura), et
telle est l’infidélité des juifs, soit dans sa pleine révélation de vérité (vel in ipas
manifestatione veritatis), et telle est l’infidélité des hérétiques »64.

On l’aura donc compris. Tout dépend encore une fois de l’« adresse ». On ne parle pas en
même façon à ceux qui ignorent la foi (les mahométans et les païens), et à ceux qui la refuse
(les juifs et les hérétiques). Le procédé de la Somme contre les Gentils – distinguer les
interlocuteurs et chercher un socle commun (la raison) – joue à plein dans la Somme
théologique, mais du point de vue du croyant cette fois. Entre l’infidélité par ignorance
(négation) et l’infidélité délibérée (privation), seule la seconde ressort véritablement du péché
(personnel), de sorte qu’on ne saurait condamner tout un chacun qui ne vit pas dans la foi.

Mieux, et peut-être est-ce là le comble de l’ouverture et de la non-condamnation chez Thomas


d’Aquin, nul ne peut “imposer la foi”, car elle est un acte de liberté, ou à tout le moins de
volonté. A la question « Faut-il contraindre les infidèles ? », la réponse est claire et fait preuve
sinon de mansuétude, ou au moins de respect de l’altérité : « Parmi les infidèles, il y en a,
comme les païens et les juifs, qui n’ont jamais reçu la foi (nunqam susceperunt fidem). De tels
infidèles ne doivent pas être poussés à croire (nullo modo sunt ad fidem compellendi), parce
que l’acte de croire est un acte de volonté (quia credere voluntatis est) »65. Ainsi le dialogue
avec certains infidèles (les juifs, et plus encore les “païens neutres”) doit-il être total et libre
61
Ibid., p. 21.
62
Ibid., p. 24.
63
Thomas d’Aquin, Somme théologique, op. cit. (Cerf), vol. 3, IIa IIae q. 10, a. 1 [« L’infidélité est-elle
péché ? »], resp., p. 76 (trad. modifiée).
64
Ibid. IIa IIae, q. 10, a. 5 [« Les espèces d’infidélité »], resp. p. 79.
65
Ibid. IIa IIae, q. 10, a. 8 [« Faut-il contraindre les infidèles à la foi ? »], resp., p. 82.
18

de toute apologétique. On ne condamne pas ceux qui ne connaissent pas Dieu, et on juge
comme anathème seulement ceux qui le refuse. Le spirituel, paradoxalement, appartient à
Dieu et non pas aux hommes, et à l’heure où l’Eglise gérait tout le temporel (à l’inverse
d’aujourd’hui), le spirituel n’était pas de son unique ressort, mais de la liberté de chacun. On
ira donc vers le païen non pas pour le convertir d’abord, mais pour le comprendre à partir
avec d’un socle commun (la « raison commune » au sens de l’en commun) aux dires de la
Somme contre les Gentils (supra), et pour parler avec lui sans le juger selon la foi qui est la
mienne, dès lors qu’il ne la connaît pas, et donc ne la partage pas comme moi, selon la Somme
théologique : « l’Eglise n’interdit pas aux fidèles de communiquer [ou mieux de communier]
avec les infidèles (non interdicit Ecclesia fidelibus communionem infidelium) », insiste
l’Aquinate pour bien marquer combien on doit comprendre l’étranger avant de le condamner à
l’instar de l’aubergiste cathare de saint Dominique, « en particulier lorsque ceux-ci ont en
aucune façon reçu la foi chrétienne (qui nullo modo fidem christianam receperunt), c’est-à-
dire lorsque ce sont des païens et des juifs, parce qu’elle n’a pas à porter de jugement sur eux
quant au spirituel (spirituali iudicio), mais quant au temporel (sed temporali) »66.

Selon une étrange modernité, le chrétien ne sera donc “pas au-dessus des lois” pour Thomas
d’Aquin. Il peut même se faire, ou mieux il doit se faire, que le fidèle ait à se plier à l’infidèle
pour ce qui est du temporel, au moins dans le cas « où une souveraineté ou une autorité existe
déjà ». « Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12, 17), est aussi
reconnaître que l’infidèle (le sarrazin ou le païen) gouverne le fidèle (le chrétien), dans une
bonne entente qui fait que la “communauté d’humanité” est d’abord ce qui doit primer, en
politique à tout le moins. Ce qui est vrai en métaphysique pour la “raison naturelle” comme
« en commun de l’homme tout court », le sera aussi en politique pour le “droit naturel”
comme « en commun de la société ». La « nature » (natura) est d’’abord pour Thomas un
concept de communauté, et non pas d’opposition au révélé : « La distinction entre fidèles et
infidèles est au contraire de droit divin (ex iure divino), mais ce droit divin qui vient de la
grâce ne détruit pas le droit humain (non tollilt ius humanum) qui vient de la raison naturelle
(quod est ex naturale rationi). C’est pourquoi la distinction entre les fidèles et les infidèles,
prise en soi, ne supprime pas la souveraineté ni l’autorité des infidèles sur les
fidèles (infidelium supra fideles) »67.

Dans une vision dite “catholique” du monde, l’image de Dieu en l’homme ne sera donc
jamais totalement corrompue. Le caractère inamissible de la « raison naturelle » (ratio
naturalis), à l’instar de la « nature », ne lui sera jamais ôté. Ainsi l’infidèle (infidelis) ne sera-
t-il jamais totalement infidèle, de sorte que demeurera toujours de quoi “bien faire” comme
aussi “bien penser ” : « l’infidélité ne corrompt pas totalement chez les infidèles la raison
naturelle (per infedelitatem non corrumpitur totaliter in infedelibus ratio naturalis), au point
qu’il leur reste quelques connaissance du vrai, qui leur permet de pouvoir quelque chose en
matière d’œuvres bonnes »68.

Foi implicite et raison naturelle

Corneille de Césarée, ce « centurion (romain) à la cohorte appelée l’Italique » aux dires des
Actes des apôtres (Ac 10, 1) deviendra alors le modèle du païen au sens positif du terme : non
pas celui qui a péché, mais celui qui se tient à l’extérieur de la chrétienté – à l’instar de Simon
de Cyrène revenant de la campagne ou des champs [villa, pagus] pour porter la croix du

66
Ibid. IIa IIae, q. 10 a. 9 [« Peut-on communiquer avec les infidèles »], resp., p. 83 (trad. modifiée).
67
Ibid. IIa Iia, q. 10 a. 10 [« Les infidèles peuvent-il avoir autorité sur les fidèles chrétiens ? »].
68
Ibid. IIa IIae, q. 10, a. 4 [« Toute action infidèle est-elle un péché ? »], ad. 3., p. 78.
19

Christ avec lui (supra). Dans sa vision d’un Dieu qu’il ne connaît pas, ou à tout le moins ne
reconnaît pas (Ac 10, 1-6), se tient en lui ce que Thomas d’Aquin nomme à proprement parler
une « foi implicite » (fides implicita), anticipant ainsi sur les « chrétiens anonymes » de Karl
Rahner69 : « A propos de Corneille cependant, il faut savoir qu’il n’était pas un infidèle ;
autrement son activité n’eût pas été agrée de Dieu, à qui il ne peut plaire sans la foi. Corneille
avait la foi implicite (habebat autem fidem implicitam), puisqu’il ne connaissait pas encore
manifestement la vérité de l’Evangile »70. Se satisfera-t-on cependant, et aujourd’hui, de la
“foi implicite” (Thomas d’Aquin) ou des “chrétiens anonymes”(Rahner), rien n’est moins sûr.
Car à trop baptiser l’autre, fût-ce à son insu, on pourrait bien par trop le tirer vers nous-
mêmes, sans voir combien il est d’abord à respecter dans son altérité.

Si l’apologétique consiste aujourd’hui comme hier à « parler de Dieu » pour que « Dieu
puisse nous parler » (le crédible), il revient à Dieu seul de « convertir les cœurs » pour nous
transformer (le croyable). On a trop souffert d’une “volonté de convertir” qui devient parfois
telle, aux yeux de l’homme sinon de Dieu, qu’elle perd tout de cette « commune humanité »
sans laquelle aucun dialogue attentif et à égalité ne saurait être engagé. Croire en Dieu n’est
pas “se tenir au-dessus des autres”, mais parfois “être autre”, au moins aujourd’hui. L’altérité
ne sera pas ici de rupture, ou de retrait de nos « frères humains » (Bernanos) avec qui nous
sommes dans l’existence embarquée, mais uniquement de « différence », et donc d’acte de
différer, pour mieux, sur « du commun », nous enraciner.

Le « païen neutre » (supra), n’est certes pas celui que je dois laisser dans son état sans vouloir
le changer. Ce serait ne rien comprendre de la foi en l’évangile appelé à se répandre au-delà
de la seule chrétienté. Mais il est d’abord celui que je dois entendre et comprendre dans son
altérité, condition pour être aussi moi-même par lui transformé, et entrer dans un véritable
échange où notre « finitude » ou « raison » en commun fera qu’ensemble nous pourrons nous
rejoindre plutôt que de nous opposer, ou vouloir nous imposer. La Somme « contre » les
Gentils (contra Gentiles) est d’abord une Somme « pour » les Gentils (pro Gentilibus), en cela
qu’il n’est d’autre chemin pour aller à Dieu que d’en « passer d’abord par l’homme » et ainsi
« adhérer » ou « coller » au Christ : : « “Passe par l’homme et tu arriveras à Dieu” (ambula
per hominem, et pervenies ad Deum), disait saint Augustin », et reprend Thomas d’Aquin
dans son Commentaire sur l’Evangile de Jean. « Mieux vaut claudiquer sur la route que de
s’égarer fermement à côté. Même s’il n’avance pas vite, celui qui boitille sur le bon chemin
s’approche du but ; celui qui marche en dehors de la route s’en éloigne d’autant qu’il court
plus vite. Si tu veux savoir où aller, colle-toi au Christ (adhaere Christo), car Il est la vérité à
laquelle nous souhaitons arriver. Si tu veux savoir où demeurer, colle-toi au Christ (adhaere
Christo), car il est la Vie »71.

69
Cf. K. Rahner, Traité fondamental de la foi (1976), Paris, Le Centurion, 1983, Introduction [« Savoir non
thématique de Dieu »], p. 34-36 : « Il importe de montrer qu’avec cette expérience transcendantale est donné
pour ainsi dire un savoir anonyme et non thématique de Dieu » (nous soulignons).
70
Ibid., p. 78-79.
71
Thomas d’Aquin, Commentaire sur l’Evangile de Saint Jean (« Je suis la vérité, le chemin et la vie » [Jn 14,
6]), Paris, Ed. du Cerf, 2006, t. II, n° 1870, p. 165 (trad. modifiée J.-P. Torrell, Saint Thomas d’Aquin, maître
spirituel, op. cit., p. 163).

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