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Dire ou tuer?

La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance

«En replaçant l'expérience du divin au cœur de la


pensée, la philosophie depuis Nietzsche sait bien,
ou devrait bien savoir, qu'elle interroge une ori-
gine sans positivité et une ouverture qui ignore les
patiences du négatif»
(M. Foucault, Dits et écrits I, Paris, 1994, p.235).

Penser signifie d'abord faire l'expérience de la proximité entre la


philosophie et la non-philosophie. Demander comment Dieu entre dans
la philosophie suppose de problématiser cette pensée, et d'orienter notre
expérience vers sa propre limite. La question, puisqu'elle fait allusion à
une de ses plus célèbres formules, implique une confrontation avec la
pensée de Heidegger. Elle la déforme aussi, car Heidegger disait exacte-
ment «la métaphysique est théologie, un discours sur Dieu, parce que le
dieu (der Gott) entre dans la philosophie»1. Par-delà ce vocabulaire
énigmatique, elle suppose aussi d'affronter toute l’interprétation heideg-
gerienne de la métaphysique et de son histoire. — Mais si l’on veut vrai-
ment examiner le rapport de Dieu (et non du dieu) à la philosophie, l'on
posera plutôt la question: «comment Dieu entre-t-il dans la philoso-
phie?» Celle-ci ne suppose plus un affrontement, à l'intérieur de la
métaphysique héritée de la pensée grecque, entre théologie (étude du
divin) et ontologie métaphysique, mais un démêlé plus vaste, constitutif
de la pensée occidentale, entre la théologie biblique et la philosophie
grecque elle-même. Cette seconde question, Heidegger a explicitement
refusé de la poser. Elle fut bien plutôt formulée, avec une rigueur sans
égale, par Nietzsche. — La question s'articule alors au thème, essentiel
chez Nietzsche, du meurtre de Dieu: au nom de quoi celui-ci apparaît-il
nécessaire? L'entrée de Dieu dans la philosophie exige-t-elle sa mise à
mort? — Pourtant, la position de Nietzsche n’a de sens que pour une
perspective historique, et à partir de la transformation métaphysique de

1 Identität und Differenz, Pfullingen, Neske, 1957, p.52 (tr. fr. «Identité et diffé-

rence», Questions I, p.290, toutes les traductions sont corrigées).


La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 359

Dieu en un concept du Dieu moral. Ainsi, la transcendance de Dieu, en


deçà de son concept métaphysique, apparaît comme la seule réponse
rigoureuse à la question nietzschéenne. Cette sortie de la métaphysique
est-elle une sortie de la philosophie, ou reste-t-il un excès de la philoso-
phie sur la métaphysique? Cette sortie s'accompagne-t-elle d'un repli
sur la théologie de la foi, et donc de la disparition du discours philoso-
phique sur Dieu, ou permet-elle encore de déployer un concept philoso-
phique de Dieu?

I. L’ENTRÉE DANS LA PHILOSOPHIE ET LES FIGURES DE LA MÉTAPHYSIQUE.

Que signifie l'expression: «entrée de Dieu dans la philosophie»?


Dans Identité et différence, en 1957, Heidegger s’appuie sur Hegel,
qui établit l’identité de la pensée, de l’être et du divin dans le Concept:
«Le caractère onto-théologique de la métaphysique est devenu pour la
pensée un point délicat, non pas en raison d’un quelconque athéisme,
mais à cause de l’ expérience faite par une pensée à laquelle s’est dévoi-
lée, dans l’onto-théologie, l’unité encore impensée de l’essence de la
métaphysique»2. Parce qu’elle est devenue consciente de toutes ses
déterminations métaphysiques, dès qu’elle aborde la pensée de Dieu, la
théologie, «qu’elle soit chrétienne ou philosophique», «préfère aujour-
d’hui se taire»3. Or malgré l’achèvement de la métaphysique dans la
figure de Nietzsche, «l’essence de la métaphysique demeure toujours»4.
Ainsi, selon Heidegger, l’unité déjà réalisée, mais encore impensée, de
l’essence de la métaphysique, se distingue de l'histoire qui l'accomplit.
Celle-ci constitue l’histoire de la différence de l’être et de l’étant, mais
se confond précisément avec l’oubli de cette différence, puisqu’elle veut
penser l’étant en totalité, et l’être à partir de l’étant, sans prendre la
mesure de leur différence. Comme chez Hegel, la métaphysique obéit à
une structure téléologique, sauf qu'elle ne procède pas par accroissement
cumulatif, mais par soustraction: son histoire n'est pas celle d'une
réconciliation avec la différence, mais de l'oubli de celle-ci. «Il faut dire
d’abord: la métaphysique est une théologie, un discours sur Dieu, parce
que le dieu (der Gott) entre dans la philosophie [je souligne]. Ainsi la

2
Identität und Differenz, p.51; tr.fr. Questions I, p.289.
3
Identität und Differenz, p.51; tr.fr. p.289.
4
Id. p.289.
360 Olivier Boulnois

question du caractère onto-théologique de la métaphysique prend la


forme suivante, plus incisive: comment le dieu entre-t-il dans la philo-
sophie, non seulement celle des temps modernes, mais dans la philoso-
phie en tant que telle?»5.
Une telle analyse implique plusieurs thèses.
1. Heidegger ne demande pas comment Dieu, mais comment le
dieu entre dans la métaphysique. Précisément, le divin se donne en deux
modes d'être. Tandis que le terme «Dieu», sans article, renverrait au
Dieu du monothéisme biblique, éventuellement révélé en Jésus-Christ,
Heidegger décalque précisément l'expression «ö qéov», au sens du
paganisme grec, d'Homère ou de Platon, signifiant ainsi précisément
l'un des dieux par lesquels se donne le divin. Ainsi, pour Heidegger, le
commencement est grec. C'est d'abord parce que le divin, sous la figure
des dieux grecs, entre dans la pensée philosophique, que la métaphy-
sique peut admettre, au cours de son développement historique, l'éclo-
sion d'une théologie, c'est-à-dire d'un discours sur le Dieu unique des
trois monothéismes.
2. «Il serait toutefois prématuré de soutenir que la métaphysique
est une théologie parce qu’elle est une ontologie»6. Avec ces mots,
Heidegger écarte explicitement la réponse qu'il donnait auparavant lui-
même, dans l'«Introduction» à Qu'est-ce que la métaphysique?:
«Précisément parce qu’elle porte à la représentation l’étant en tant
qu’étant, la métaphysique est en soi, de cette façon double et une, la
vérité de l’étant dans sa généralité et son plus haut sommet. Elle est,
selon son essence, à la fois ontologie au sens restreint et théologie”7.
Désormais, ce n'est plus «parce qu'elle est une ontologie» («représen-
tation de l'étant en tant qu'étant»), que «la métaphysique est une théo-
logie»; la métaphysique n’est plus une théologie en raison de la seule
structure portante de l’ontologie. Le phénomène de la théologie ne pro-
vient plus de la métaphysique seule, mais d'un autre phénomène, énig-
matique, l'entrée du dieu dans les limites de la philosophie. L'arrivée
du dieu se révèle ainsi un phénomène plus fondamental et plus origi-
naire pour la philosophie que l'appartenance du théologique à l'ontolo-
gique à l'intérieur de la métaphysique, parce qu'il en conditionne la
limite.

5
Id. p.290.
6
Id. p.290.
7
Questions I, p.40.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 361

3. Pourtant, cette entrée dépend aussi de la constitution onto-théo-


logique de la métaphysique. «Nous ne pourrons penser à fond et confor-
mément à la chose même la question: comment le dieu entre-t-il dans la
philosophie, que si a été suffisamment éclairci le lieu où le dieu doit
entrer — la philosophie elle-même. Tant que nous ne ferons que fouiller
l'histoire de la philosophie de manière historienne, nous trouverons par-
tout que le dieu y est déjà venu. Mais à supposer que la philosophie en
tant que pensée soit le libre engagement spontané vers l'étant comme tel,
le dieu ne peut alors arriver dans la philosophie que dans la mesure où
celle-ci, d'elle-même et selon son essence, requiert que Dieu entre en
elle et détermine la manière dont il y entre. Du coup, la question: com-
ment le dieu entre-t-il dans la philosophie? revient à la question: d'où
provient l'essentielle constitution onto-théo-logique de la métaphy-
sique?»8 Heidegger nous renvoie donc à un cercle: la structure de la
métaphysique peut être éclaircie à partir de la question de l'entrée de
Dieu dans la philosophie, et réciproquement, celle-ci «revient à la ques-
tion» de l’essence originaire de la métaphysique. S'agit-il d'un cercle
vicieux? — Parions que non. L’entrée de Dieu dans la métaphysique
dépend en réalité de l’essence de la métaphysique, de sa constitution ori-
ginelle qui régit toute son histoire: la constitution onto-théo-logique. Par
là, il faut entendre que l’onto-logique et la théo-logique sont toutes deux
régies par le Logos: au sens de Grund, fondement, principe, cause ou
raison, le logos régit toute l’histoire de la métaphysique.
4. Comment se produit cette entrée? — La réponse de Heidegger
est le concept non moins énigmatique d’Austrag (dispositif, arrangement,
que je traduirai ici «dispensation»): «La dispensation (Austrag) nous
révèle l’être comme le principe (Grund) qui apporte et qui présente […
qui] a besoin d’une causation par la chose la plus originelle, par la cause
(Ursache) entendue comme causa sui. Tel est le nom qui convient à Dieu
dans la philosophie»9. Heidegger fait ici allusion à la métaphysique car-
tésienne selon laquelle Dieu même est soumis au principe de causalité,
réfléchi sur lui-même en causa sui. Dans cette extrême généralisation,
c’est toute pensée philosophique de Dieu, toute théologie naturelle, qui se
trouve caractérisée, et l’onto-théologie construit le concept du Dieu qui
entre dans la philosophie. Le dispositif de la métaphysique se révèle chez
Descartes, et se confond avec le «Dieu des philosophes» évoqué par

8
Identität und Differenz, p.47.
9
Identität und Differenz, p.47, trad. p.306.
362 Olivier Boulnois

Pascal. D’où l’affirmation que «la pensée sans-dieu, qui se sent


contrainte d’abandonner le Dieu des philosophes, le Dieu comme causa
sui, est peut-être plus près du Dieu divin»10.
La structure circulaire de l'explication heideggerienne se comprend
donc du point de vue de son interprétation téléologique de l'histoire de la
philosophie. Dieu entre dans la métaphysique, «et à sa suite la théolo-
gie»11, en raison de la structure même de la métaphysique, parce que
l’être de l’étant se dévoile comme le principe (Grund) qui fonde et
démontre (ergründet und begründet)12. La métaphysique accomplit l'es-
sence de la philosophie, et la causa sui l'essence de la métaphysique,
puisque celle-ci est déterminée par le concept d’être comme logos ou rai-
son (ou cause). Autrement dit, l'entrée de Dieu dans la philosophie
indique son appartenance à l'objet de la métaphysique, qu'il investit. Mais
le commencement ne se révèle, comme chez Hegel, qu’à la fin, avec le
concept cartésien de causa sui. De même que le Dieu de Hegel manifeste
la structure onto-théo-logique de la métaphysique, le concept de causa sui
montre du même coup que la philosophie attire Dieu dans son mode de
pensée comme un aimant attire le fer et le soumet à sa propre nomination.
Avec une violence révélatrice, Heidegger identifie totalement l'en-
trée du divin dans la philosophie à la structure onto-théo-logique de la
métaphysique, une identification immédiate, justifiée par une interpréta-
tion téléologique de l'histoire de la philosophie, et caractérisée par son
résultat final. Heidegger insiste sur le fait que sa propre méthode du
«pas en arrière» concerne toute la philosophie et non un moment histo-
rique de celle-ci: il s’agit précisément de rechercher ce qui régit la tra-
dition philosophique depuis le début sans être reconnu comme son ori-
gine (son essence et sa constitution), de dévoiler l’oubli de son essence
pour libérer celle-ci.
Mais il se pourrait, malgré la grandeur des résultats obtenus par
Heidegger, que cette interprétation ne suffise pas.
1. L'interprétation téléologique de la métaphysique, si éclairante
soit-elle, est elle-même une trace rémanente de la métaphysique. Si l'on
accepte précisément de fouiller «l'histoire de la philosophie d'une
manière historienne», il est possible de voir, certes, que «partout le dieu
y est toujours déjà venu» — que l'entrée du dieu dans la philosophie est

10
Id. p.306.
11
Id. trad. fr. p.291.
12
Id. trad. fr. p. 290.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 363

coextensive à l'histoire de la philosophie —, mais aussi que la structure


de la métaphysique ne s'y réduit pas — et souvent y résiste. L'histoire
de la métaphysique renâcle à la téléologie heideggerienne, et ne se laisse
pas réduire à la culmination de la causa sui. J'ai essayé ailleurs de dis-
cuter le premier présupposé13, et je tiendrai ici pour acquis que la méta-
physique n'est pas un long fleuve tranquille, ni même une rivière sans
retour, mais qu'elle admet plusieurs structures simultanément, plusieurs
rythmes, et ne se laisse pas ressaisir dans une vérité unique.
2. Si la question «Dieu entre-t-il dans la métaphysique?» a un
sens, elle doit être résolue historiquement, et déboucher sur une structu-
ration particulière de la métaphysique. C'est la seule manière d'arracher
l'énoncé heideggerien sur la structure de la métaphysique aux interpré-
tations totalisantes et infalsifiables. Or précisément, dans cette analyse,
la description de l'entrée de Dieu dans la structure de la métaphysique
est falsifiable, à tel point que, si elle est vérifiée pour certaines figures de
la métaphysique, pour d'autres, elle est non-pertinente, en-deçà du vrai
et du faux!
En effet, Aristote a laissé la métaphysique dans l'aporie, affirmant
à la fois qu'elle a pour objet la science de l'étant en tant qu'étant, qu'elle
culmine dans la théologie (science divine), et que l'on peut démontrer
l'existence d'un premier moteur à partir du mouvement physique. Cette
science est donc écartelée entre diverses dimensions — physique, onto-
logique, théologique.
Une première solution permet d'unifier cette science dans un sens
nettement théologique. Elle consiste à privilégier les affirmations de la
Métaphysique E, et à faire de la métaphysique la science du divin, pre-
mier moteur immobile et séparé, tel qu'il est démontré au livre L. Ce
sera celle de Farabi, repris dans le monde latin par le Manuel de l'étu-
diant anonyme, et par la première génération des maîtres latins de l'uni-
versité de Paris. Elle s'appuie également sur le Liber de causis pseudo-
aristotélicien, centré sur l'idée d'une causalité de l'être créé par le
premier agent14. — Une deuxième solution remonte à Avicenne. Celui-

13
O. Boulnois, Etre et représentation, Une généalogie de la métaphysique
moderne à l’époque de Duns Scot, Paris, PUF, 1999, ch. IX et Conclusion, p. 457-516;
et, pour les conséquences sur la situation historiographique de la pensée de Heidegger:
«Heidegger, l’ontothéologie et les structures médiévales de la métaphysique», Actes du
Colloque Heidegger e i Medievali (à paraître).
14
Cf. A. de Libera, «Structure du corpus scolaire de la métaphysique dans la pre-
mière moitié du XIIIe siècle», in C. Lafleur, J. Carrier, L’enseignement de la philosophie
au XIIIe siècle, Autour du Guide de l’étudiant du ms. Ripoll 109, Turnhout, Brepols, 1997,
p.61-88.
364 Olivier Boulnois

ci élimine la dimension physique en rappelant que toute science présup-


pose l'existence de son sujet, et que le principe divin doit être démontré
en métaphysique, ce qui exclut qu'il soit démontré par des moyens phy-
siques. Il en résulte que Dieu n'est pas le sujet de la métaphysique, et
que celle-ci a pour sujet l'étant en tant qu'étant. Mais Avicenne laissait
dans l'ombre le rapport entre l'étant et son principe. Celui-ci est-il cause
transcendante de l'étant en tant que sujet de la métaphysique, ou inclus
dans celui-ci? La première réponse dessine une seconde option (autour
de Thomas d’Aquin), la seconde, une troisième option (à partir de Siger
de Brabant et Duns Scot)15.
L’équivocité de l’être constitue l’autre grande difficulté de la méta-
physique aristotélicienne. Si l'étant «se dit en plusieurs sens», comment
construire une science unique la concernant? La solution de l'analogie
(Thomas d'Aquin) implique que le sujet de la métaphysique, l'étant en
général, se rapporte par excellence au principe transcendant, mais
comme à une cause extérieure: Dieu est à la fois au-delà de l'étant créé,
de l'objet de notre intellect, et du sujet de la métaphysique — il est sim-
plement visé comme la fin vers laquelle elle tend, l'unité focale de ses
significations, le terme extérieur qui la polarise.Mais cette solution (la
seconde) bute sur une difficulté radicale: l'incomplétude de la métaphy-
sique, béante et ouverte sur un Dieu transcendant; les exigences de la
théologie négative (Dieu connu comme inconnu, dans la tension analo-
gique du fini vers l’infini).
Pour répondre à cette difficulté, la troisième solution consiste pré-
cisément à intégrer totalement Dieu à l'intérieur du sujet de la métaphy-
sique. C’est celle de Siger, puis Scot: la métaphysique ayant pour sujet
l'étant, elle ne recherche pas un principe de l'étant, mais l'étant qui est
principe. Il faut donc passer à l’intérieur du concept le plus simple, celui
d'étant, au concept le plus éminent, déterminé par une différence, celui
d'étant nécessaire et infini — du transcendantal au transcendant. Ceci
commande l'articulation entre une «science universelle» et une science
particulière, qui considère Dieu comme une partie spécifique de son
sujet: metaphysica generalis et metaphysica specialis. Duns Scot est
donc à l'origine d'une structure qui se retrouve jusqu'à Kant (en passant
par Suarez et Wolff). Elle mérite pleinement le nom d'onto-théologie,

15
Cf. Zimmermann, Ontologie oder Metaphysik? Die Diskussion über den
Gegenstand der Metaphysik im 13. und 14. Jahrhundert, Texte und Untersuchungen
(2ème éd.), Leuven, Peeters, 1998.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 365

puisqu'elle articule les deux sciences qui prendront le nom d'ontologie


et de théologie naturelle.
Au Moyen Age, la métaphysique a donc connu trois figures histo-
riques concurrentes: 1. La «protologie», réduction de l'ontologie à la
théologie (illustrée notamment par le manuel de l'étudiant de l'université
de Paris); 2. la «katholou-protologie», articulation entre une métaphy-
sique ayant pour sujet l'étant en général avec une pensée de l'être sub-
sistant (Dieu) comme principe de ce sujet (son représentant le plus
célèbre étant Thomas d'Aquin); 3. la «katholou-tinologie», articulation
entre une science de l'aliquid et une science de l'étant infini, inclus dans
le sujet de cette métaphysique (inaugurée par Duns Scot). Elles ne méri-
tent pas toutes le nom d'onto-théologie prise au sens rigoureux d'articu-
lation entre une ontologie et une théologie. La première, par excès, puis-
qu'en elle l'ontologie est presque inexistante, saturée par la théologie.
La seconde, par défaut, puisque Dieu reste transcendant à la connais-
sance métaphysique, visé comme son pôle transcendant — dans une
remontée vers le principe guidée par la participation, la négation et
l'éminence. La troisième le mérite pleinement, et reçoit d'ailleurs de
Kant, dans la «Dialectique transcendantale», l'appellation d'onto-théo-
logie. Kant, qui est l’héritier de cette structure, en donne la signification
au moment même où il la dépasse. Si l'on entend par l'entrée de Dieu
dans la métaphysique, au sens strict, son inclusion à l'intérieur du sujet
de la métaphysique, cette entrée ne s'accomplit que dans la troisième
figure, proprement onto-théologique.
Le passage de la seconde figure à la troisième s'accompagne d'une
triple rupture16. — Alors qu'un auteur comme Thomas affirme la trans-
cendance du Dieu inconnaissable au nom de la théologie des noms
divins, Duns Scot réduit la connaissance de Dieu à une affirmation. —
Chez Thomas, Dieu n'était pas inclus dans un concept, ni dans le sujet de
la métaphysique; mais Scot construit méticuleusement un concept ration-
nel de Dieu, qui permette de montrer son existence, son identité et son
unicité — bref, le noyau d'une théologie naturelle. — Chez Thomas,
Dieu restait un objet recherché par plusieurs sciences (notamment la phy-
sique, puisqu'il y a chez lui une preuve par le mouvement); chez Duns
Scot, Dieu est démontré à l'intérieur de la métaphysique, à l'aide d'une
disjonction (comme être-nécessaire, ou étant-infini). L'infini ou la néces-
sité deviennent le critère modal positif de la perfection, qui se combine

16
Cf. O. Boulnois, Etre et représentation, op. cit.
366 Olivier Boulnois

avec la prédication formelle univoque pour affirmer une détermination


positive de Dieu. L’acte de naissance de l’onto-théologie coïncide donc
avec la stucturation d’une théologie naturelle, la saisie de Dieu dans un
concept et le rejet de toute théologie «négative».
3. Un médiéviste peut admettre que la différence «être / étant» est
oubliée par l'ontologie. A condition d’ajouter que celle-ci ne commence
réellement à se constituer comme metaphysica generalis qu'à partir de
Duns Scot. Au contraire, de Boèce à Thomas d’Aquin, la différence
entre l’être et l’essence, le quod est et le quo est, occupe l’essentiel de
la spéculation théologique, interdisant précisément une ontologie géné-
rale qui engloberait Dieu lui-même: puisqu’en Dieu l’être et l’essence
sont identiques, celui-ci fait exception au principe général de la diffé-
rence être/ étant, et il ne pourrait y avoir de métaphysique de l’essence
indifférente à l’acte d’être qu’à condition d’oublier Dieu, son objet
principal. Si Heidegger dénie cette différence à la pensée médiévale,
c'est sans doute parce qu’il s’agit pour elle d’une différence théolo-
gique (Dieu donne l’acte d’être aux étants), et non ontologique. E. Gil-
son l'avait d'ailleurs bien remarqué: il y a eu, «au cours de l'histoire,
au moins une tentative pour conserver l'existence sans renoncer à la
philosophie»17: la métaphysique thomiste de l'acte d'être, qui pense
celui-ci comme «au-delà de l'essence»18. La véritable métaphysique est
donc trahie par l'ontologie, à partir de Scot, elle substitue à «l'être en
tant qu'être, comme objet de la métaphysique, l'une […] des formes de
l'être»19: l'essence. La métaphysique moderne naît comme «une
science qui se trompe continuellement d'objet», parce qu'elle a rem-
placé l'acte d'être (incluant l'existence) par une notion «abstraite» et
«vide»20. «Telle que la conçoivent ordinairement les philosophes, la
notion d'être n'implique pas nécessairement la notion d'existence, elle
peut seulement l'inclure. Ils divisent en effet aussitôt l'être en être réel
et être possible»21. Quels que soient les jugements de valeur sous-
entendus par Gilson (en faveur du thomisme), le médiéviste montre à
juste titre que, loin d'être, pour la métaphysique, un oubli constitutif,
l'oubli de la différence être / étant est un oubli historique, dont on peut
reconstituer la généalogie, signaler l'origine et apprécier la portée.

17
E. Gilson, L'être et l'essence, Paris, Vrin, 1972 (2ème éd.), p.325.
18
Id. p.326.
19
Id. p.315.
20
Id., p.316, 317.
21
Id. p.317.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 367

Certes, Heidegger l'a interprété comme le négatif de l'ontologie fonda-


mentale de Sein und Zeit, où l'être s’atteint à partir du Dasein et non
d'un étant intra-mondain. Mais quel que soit le motif de la thèse hei-
deggérienne, elle reste inexacte: cet oubli n'est pas inhérent à toutes les
formes de métaphysique.
La construction historique de l'onto-théo-logie à l'époque de Duns
Scot n'est donc pas l'unité constitutive de la métaphysique, aussi
ancienne que la pensée grecque des dieux et du divin, postulée par
Heidegger. Elle se paie d’un certain prix: Dieu n'entre dans la métaphy-
sique comme onto-théo-logie, il n'y est accessible, que dans la mesure
où il est contenu dans les limites de celle-ci, inclus dans un concept
défini. Il devient un étant parmi d’autres, et se soumet aux conditions de
possibilités transcendantales de la connaissance humaine. Le Dieu de la
métaphysique se fait l’objet d’une représentation. Sa transcendance, l'in-
finité, n'est accessible que dans l'immanence transcendantale du concept
d'étant. La théologie affirmative absorbe la négative.
L'on peut donc retourner contre Heidegger sa propre téléologie phi-
losophique. Non moins que Hegel, son interprétation de l'histoire de la
métaphysique suppose que «Le vrai est son propre devenir, le cercle qui
présuppose son terme (Ende) comme fin (Zweck) et l'a pour commence-
ment (Anfang), et qui n'est effectif que par son élaboration et son terme
(Ende)»22. Le point de départ du mouvement n'est accessible comme
commencement qu'à la fin, lorsque son processus d'actualisation a
manifesté ses potentialités d'origine. Ceci permet à la fois de vérifier
l'origine (le présupposé téléologique de Heidegger: un Dieu construit
par le concept) et de mettre en lumière les insuffisances dont elle était
grevée. S'achève alors une figure du devenir de l'Esprit. Ainsi, avec la
mort de Dieu, la totalité de la pensée hegelienne s'avère une simple
figure de l'Esprit, elle est saisie dans son unilatéralité relative, et cet
ébranlement relance le mouvement, la recherche d'une forme spirituelle
plus adaptée au contenu de ce qui est à penser — Dieu. De même, pour
Heidegger, avec l'accomplissement de l'onto-théologie dans la pensée
de Nietzsche, la totalité de la métaphysique s'achève dans une figure ter-
minale de celle-ci. Mais sa particularité apparaît: la réduction des
diverses figures de la métaphysique à l'ontothéologie. Et Dieu reste à
penser. Une forme de pensée s'achève, mais non le contenu de ce qu'il
faut penser.

22
Phénoménologie de l'Esprit, préface, trad. J. Hyppolite, I, 18, modifiée.
368 Olivier Boulnois

II. L’ENTRÉE DANS LA THÉOLOGIE:


PETITE GÉNÉALOGIE DE LA MORT DE DIEU.

En effet, la question posée par Heidegger est métaphorique. Si Dieu


est Dieu, aussi transcendant, éloigné des pensées des hommes que le ciel
de la terre, il n'entre pas dans la métaphysique, puisqu'il n'entre même
pas dans la pensée des hommes. Il est seulement visé par elle (premier
sens), ou inclus en elle (second sens). Certes, Heidegger atténue cette
contradiction en écrivant «le dieu». Mais on ne voit pas davantage en
quoi la structure de la métaphysique pourrait contraindre un des dieux
(particulier), ou leur essence anonyme (le divin) à entrer en elle. Dans
l'analyse heideggérienne, ce n'est pas la pensée (métaphysique) qui se
rend conforme à ce que Dieu est, mais la métaphysique qui rend Dieu
conforme à sa propre nature et l'intègre dans sa structure. En affirmant,
non plus que «le dieu entre dans la philosophie», mais que celle-ci
«d'elle-même et selon son essence, requiert que Dieu entre en elle»,
Heidegger renverse l'initiative du mouvement. Ce n'est plus le dieu qui
pénètre, mais la philosophie (dans son essence métaphysique, et donc
onto-théo-logique) qui le contraint d'entrer. Ayant remplacé Dieu par «le
dieu» anonyme et multiforme, Heidegger lui assigne une place obligée et
le soumet aux lois de la métaphysique. Ce qui est décisif — ce qui décide
— est à ses yeux la dispensation de l'être — c'est donc la question de
l'être qui engage celle du sacré, puis celle-ci la question du divin23.
Aussi, si l'on ne veut pas historiciser la formule heideggerienne,
devra-t-on purement et simplement la récuser comme rhétorique et méta-
phorique. En revanche, si la question de l'entrée de Dieu dans la philo-
sophie a un sens, c'est celle qui laisse tout son poids à l'expression.
Comment Dieu, s'est-il, de sa propre initiative, glissé dans la philoso-
phie, dans sa langue et sa conceptualité?
Pour poser cette question, je prendrai pour fil conducteur l'ouvrage
récent de D. Franck, Nietzsche et l'ombre de Dieu. Comme le signale

23
Selon la Lettre sur l'humanisme, Wegmarken, GA 9, 351; trad. R. Munier, Paris,
1964 (modifiée) «Le sacré qui est seul l’espace essentiel de la déité, laquelle à son
tour n’accorde la dimension pour les dieux et le Dieu, ne vient à paraître que lorsque, au
préalable et dans une longue préparation, l’être s’est éclairci et a été éprouvé dans sa
vérité». — Réminiscence du Phèdre, 249 c: les «idées» auxquelles s’applique «la pen-
sée du philosophe» sont celles «auxquelles un dieu doit sa divinité». Mais la théologie
chrétienne ne peut y voir, après J.-Y. Lacoste, qu’un «blasphème poli» («Penser à Dieu
en l’aimant, Philosophie et théologie de Jean-Luc Marion», Archives de Philosophie 50
(1987) 245-270, p. 251).
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 369

son auteur, si l'on prend l'expression au sens rigoureux, l'entrée de Dieu


est une initiative qui a Dieu pour sujet. Elle appartient à son processus
de manifestation, et passe par l'histoire du peuple juif24. Pour qu’il entre
dans la philosophie, il a d'abord fallu que Dieu se dise en grec, au IIIe
siècle avant Jésus-Christ, dans la traduction des Septante. Cet événement
appartient à l'histoire du peuple juif, et comme tel, à l'histoire de la
Révélation: «tout ce qui est dans les Septante et ne se retrouve pas dans
le texte hébreu, le même Esprit a préféré le dire par ces derniers, non les
premiers, montrant ainsi que les uns et les autres furent prophètes»25.
Appartient également à cette histoire la rédaction des livres de la Bible
grecque (notamment le livre de la Sagesse), puis la rédaction des Epîtres
de Paul et celle des Evangiles, où l'on trouve des thèses, certes para-
doxales, sur l'on, le logos ou la sophia tou kosmou. Bref, l’entrée de
Dieu dans la philosophie appartient à sa propre dispensation. Le concept
de dispensation (Auftrag) est lui-même dimorphe: il désigne à la fois la
dispensation de l'être en diverses figures dans cette histoire finalisée, et
la dispensation de Dieu, qui se rend accessible dans l'être sur ce chemin.
L'entrée de Dieu dans la philosophie appartient aux deux économies,
aux deux histoires enchevêtrées de l'être et du divin.
Cette question, non moins pertinente que l'autre, est aussi plus radi-
cale. Tant que la question de la mort de Dieu, c'est-à-dire de la mort du
Dieu révélé en Jésus-Christ, n'a pas été analysée de manière sobre et
rigoureuse, tant que la théologie est esquivée, la description heidegge-
rienne demeure insuffisante. Et toute reprise philosophique de la formule
nietzschéenne qui serait ignorante de son point de départ risque d'en-
dosser les présupposés de son adversaire et de se retourner contre sa
propre intention.
La question de D. Franck est donc philosophique, mais posée à la
théologie: «Est-il possible de détruire la métaphysique dont Hegel effec-
tue la recollection sans tenter au préalable de détruire la tradition
biblique hors de laquelle et sans laquelle l'essence de la technique, qui
se confond avec la métaphysique achevée, n'aurait pu déployer son
règne? Sans doute la destruction de l'héritage judéo-chrétien doit-elle
emprunter d'autres voies que la destruction de la métaphysique telle que

24
Nietzsche et l'ombre de Dieu, Paris, PUF, 1998, p.149-158. L’ouvrage n'envi-
sage pas seulement Nietzsche dans l'unité d'une monographie (comme G. Deleuze), ou
en référence à l'histoire de la métaphysique (comme Heidegger), mais en lien avec l'his-
toire de la théologie (de saint Paul et de Luther, notamment).
25
Augustin, Cité de Dieu XVIII, 43 (BA 36, trad. G. Combès, p.639).
370 Olivier Boulnois

l'entend Heidegger puisque la christianisation de la philosophie est inac-


cessible, et donc inintelligible, à partir de la vérité de l'être. […] Dieu
s'est traduit en grec pour se révéler en Christ et la christianisation de la
philosophie s'est faite sur la résurrection du corps. Hegel ne dit
d'ailleurs pas autre chose lorsqu'il tient l'incarnation de Dieu pour la
possibilité de la connaissance de l'infinité de l'esprit absolu. […] c'est
en ouvrant au corps de nouvelles possibilités ordonnées à une nouvelle
justice et à une puissance supérieure à celles de Dieu que le christia-
nisme sera surmonté et, du même coup, la philosophie victorieusement
libérée de son statut de servante de la théologie.»26
Que signifie, dans cette confrontation avec la théologie, le mot de
Nietzsche: «Dieu est mort»? — Il rappelle que, dans leur interprétation
judéo-chrétienne, l'être, la logique et l'éthique reposent sur des valeurs
réactives, caractérisées par le primat de la moralité. Le nihilisme est au
cœur du christianisme: Dieu est mort d'être la valeur suprême, la plus
réactive. Seul l'éternel retour peut établir une nouvelle justice, car seul il
peut remplacer la résurrection des corps.
Or cette destruction de l'histoire de la théologie repose en fait sur
une reconstruction non moins violente, et non moins finaliste que celle
de Heidegger. Elle se construit par un enchaînement de conclusions très
rigoureuses:
1. l'identification du judaïsme à la Loi (le Deutéronome);
2. l'accomplissement de la loi par le cœur, lui-même identifiable à
la volonté;
3. le renversement de la Loi par la grâce et la concentration du
message de l'Evangile dans le dogme de la Résurrection du corps
(Paul);
4. la justification par la foi et non par les œuvres (Luther);
5. l'appartenance du christianisme à la volonté de puissance dans
sa forme réactive (Schopenhauer);
6. le remplacement de la résurrection des corps par l'éternel retour
(Nietzsche).
Mais cette série d'identifications est discutable point par point27.

26
D. Franck, op. cit. p.168.
27
Cela n'est évidemment pas possible dans le cadre restreint de cet article. Je sou-
haiterais seulement signaler les difficultés, en réservant à plus tard (ou en laissant à
d'autres) la tâche de dessiner à chaque fois une pensée alternative, une bifurcation salu-
taire. On peut en tous cas se demander à chaque fois quel concept de Dieu propose la
théologie correspondante.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 371

1. l'identification du judaïsme à la Loi s'explique dans une per-


spective historique (à partir du Second Temple). Mais les commenta-
teurs juifs (Mekhilta sur Yitro, Philon) insistent sur le fait que la Torah
a été donnée dans le désert (Exode 19, 2) c'est-à-dire publiquement,
dans un lieu n'appartenant à personne, et non sur la terre d'Israël. La
Torah a été donnée à tous les peuples, elle contient une vérité univer-
selle. L'unicité de Dieu créateur du monde garantit que sa loi s'étend à
toutes les nations et ne se réduit pas au peuple juif. L'identification du
judaïsme à la Loi n'est donc pas une fermeture, mais une ouverture sur
l'universalité de la Loi morale — ce que Nietzsche concéderait sans
doute. Cependant, l'unilatéralité de la loi est complétée par le rappel pro-
phétique au vrai culte rendu à Dieu — la «scène primitive» du veau d'or
est là pour nous le rappeler.
2. Paul, Luther et Schopenhauer convergent pour typer une cer-
taine interprétation du christianisme: le cœur doit lui-même être inter-
prété comme «peu raisonnable, assombri, aveuglé, endurci»28 — c'est-
à-dire identifié au cœur de celui qui vit sous la colère de Dieu: le peuple
juif qui refuse la grâce et la justice divine, ceux «qui ont du zèle pour
Dieu, mais sans connaissance»29 — aussi aveugle que la volonté de la
métaphysique schopenhauerienne. «La doctrine schopenhaurienne de la
‘volonté' s'insinue facilement parce que nous avons déjà été exercés à ce
qui en est l'essentiel — par le concept juif de ‘cœur', tel que la Bible de
Luther nous l'a rendu familier»30. Nietzsche le dit explicitement: son
interprétation du christianisme est à la confluence de la théologie de
Luther et de la métaphysique de Schopenhauer. — Mais ne peut-on pen-
ser le christianisme en-deçà de Schopenhauer?
3. L'opposition entre la Loi et la charité, telle que Paul l'a déve-
loppée, ne doit pas être comprise à la manière de Luther, comme si la
Loi et la charité désignaient deux moments simultanés de la vie du
croyant, déchiré entre deux dimensions contradictoires de son existence.
Elle ne peut pas non plus être simplement analysée, à la manière gnos-
tique, comme un dépassement du judaïsme (règne de la Loi) par le chris-
tianisme (règne de la charité). Elle devrait plutôt être comprise comme
un accomplissement interne au judaïsme de l'essence de la pratique juste

28
1880, 4 (218). Cité p.133.
29
Romains 10, 2.
30
1880, 4 (293), cité p.131-132; cf. 1883, 3 (1), no 285.
31
Die Welt als Wille und Vorstellung, II, 502; trad. fr. p.510. Cf. p.499; trad. fr.
p.506.
372 Olivier Boulnois

(«faire la vérité») — le commandement de l'amour étant le plus haut


commandement.
4. On retrouve dans toute l'œuvre de Nietzsche l'opposition de la
foi et des œuvres, ou de la nécessité à la grâce, fût-ce dans la réinterpré-
tation de Schopenhauer, qui assimile la volonté humaine aux œuvres, et
la connaissance intuitive à la foi31. — Or celle-ci provient de l'élabora-
tion luthérienne de la question32. — Mais Luther prend l'opposition
entre les œuvres de la Loi et la grâce qui sauve, non pas comme signi-
fiant deux périodes successives (à la suite de Paul), mais comme une
contradiction toujours à l’œuvre, et vécue dans l'instant présent. D'où la
formule célèbre: l’homme divisé est «à la fois juste et pécheur». — Est-
il besoin de rappeler que cette position sépare les différentes confes-
sions? et que, pour le catholicisme, tout le péché est effacé par la grâce,
que l’homme entre transformé dans l’amour de Dieu?
5. Nietzsche voit le christianisme avec les lunettes de
Schopenhauer, comme ascétisme et retournement de la volonté contre
elle-même (volonté réactive): «En réalité, la doctrine du péché originel
(affirmation de la volonté) et de la rédemption (négation de la volonté)
est la grande vérité qui constitue le noyau du christianisme […]. Aussi
doit-on toujours, de manière générale, appréhender Jésus-Christ comme
le symbole ou la négation du vouloir-vivre»33. Le christianisme consi-
dère «tout individu d'une part comme identique à Adam, au représentant
de l'affirmation de la vie, comme pécheur (péché originel) tombé dans la
souffrance et la mort, mais, d'autre part, la connaissance de l'Idée lui
montre que tout individu est également identique au rédempteur, au
représentant de la négation du vouloir-vivre»34. Comme volonté et affir-
mation de la vie, l'homme est pécheur; il n'est saint qu'en renonçant à
la volonté devant la représentation d'un idéal. Si le corps est une forme
du vouloir-vivre chez Schopenhauer, son affirmation se produit dans le
plaisir, et sa négation dans l'ascèse. Ainsi les deux aspects fondamen-
taux de l'essence de l'homme, la volonté et la représentation, entrent en
contradiction — ou plutôt, puisque la représentation n'est qu'une mani-
festation du vouloir-vivre, dans la sainteté, c'est la vie qui se retourne

32
Cf. W. Pannnenberg, «Gesetz und Evangelium», Bayerische Akademie der
Wissensschaften, 1986 (2) Munich.
33
Die Welt als Wille und Vorstellung, II, 501 (avt-der. §); trad. fr. p.508; cf. aussi
p.410, trad. p. 414.
34
Die Welt als Wille und Vorstellung, II, 411; trad. fr. p.415. Relecture métaphy-
sique de Romains 5, 12-21.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 373

contre elle-même. L'anéantissement du vouloir est un «évangile sûr et


certain»35. Le christianisme est donc la négation du vouloir-vivre par
une représentation du vouloir-vivre lui-même. Comme le dit D. Franck:
«la coïncidence de la métaphysique schopenhauerienne et de la théolo-
gie révélée serait impossible sans l'affirmation proprement philoso-
phique de l'unité absolue de la volonté»36. — Mais ne peut-on penser le
christianisme en-deçà d’une métaphysique de la volonté?
6. On s'étonne de la facilité avec laquelle le philosophème de
l'éternel retour est admis par les interprètes. N'y a-t-il pas là une pré-
supposition exorbitante? J’entends par là non pas l'invraisemblance
physique ou cosmologique (que Nietzsche a parfois tenté de dépasser de
façon peu convaincante), mais bien sa prétention à refonder une dernière
métaphysique sur l’éthique. En effet, l'idée d'un retour éternel repose à
la fois sur une forme d'impératif catégorique et sur l'exigence d'une
totalisation de l'expérience. L’on passe ainsi de la forme la plus pure
d'impératif catégorique (tu dois revivre éternellement ce que tu as vécu)
à une proposition ontologique sur la modalité du possible: «ne faut-il
point que tout ce qui peut advenir une fois soit déjà advenu?»; «tout ce
qui peut courir, il faut qu’une fois encore il parcoure cette longue voie
devant nous»37 — ce qui est une forme d'universalisation dans la struc-
ture du monde de l'impératif kantien (agir de telle sorte que la maxime
de mon action se répète infiniment). Elle suppose aussi que le moi
puisse accéder à la totalité de son existence, que chacune de nos exis-
tences mérite d'être voulue en elle-même dans la totalité de ses actions
(cela, tu dois le vouloir) — comme si aucune finitude ne devait nous
dérober à nous-mêmes. C'est là une forme de totalité infinie dans le fini
qui reproduit dans une métaphysique du vouloir la logique de l'incarna-
tion du divin et la critique hegelienne du mauvais infini. Nietzsche a-t-il
vraiment exorcisé «l'ombre de Dieu»38? Ou lui a-t-il donné une autre
lumière?
Du moins, nous avons retourné contre Nietzsche sa propre
méthode, produit une généalogie de la mort de Dieu elle-même.
Chacune des identifications effectuées par Nietzsche (et décrites rigou-
reusement par D. Franck), peut alors apparaître dans sa contingence, et

35
Die Welt als Wille und Vorstellung, II, 507; trad. fr. p.515.
36
P.138.
37
Zarathoustra III, «De la vision et de l’énigme», 2; trad. fr. (modifiée) M. de
Gandillac, Paris, Gallimard, 1978, p.198.
38
Gai savoir III, §.108-109.
374 Olivier Boulnois

laisser apparaître d'autres interprétations, d'autres bifurcations de la pen-


sée.
Dès le départ, la question décisive est de savoir quel concept la
théologie (pensée humaine) retient de Dieu. Le conçoit-elle bien tel qu'il
se donne, ou à la mesure de notre réflexion trop humaine? — Quel
concept la théologie propose-t-elle de l'essentiel de l'Evangile? Est-ce la
proclamation de la Résurrection? — Certes, comme le dit K. Barth, la
proclamation de la résurrection est l'Evangile de Paul. Mais où se trouve
l'essentiel des quatre synoptiques, la liberté positive qui ignore la loi,
ainsi que le motif essentiel de la Résurrection? N'est-ce pas plutôt la
charité? Le concept de charité ne désigne-t-il pas à la fois l'essence de
Dieu, l'accomplissement des Ecritures par le Christ, et l'essentiel de la
Loi? Le centre de gravité du christianisme n'est-il pas la charité même,
identique à Dieu, et révélée dans la personne du Christ?

III. LA TRANSGRESSION DU CONCEPT: MEURTRE OU TRANSCENDANCE?

1. La question finale «pourquoi Dieu meurt-il»? nous renvoie


encore une fois à la question initiale: «comment Dieu entre-t-il dans la
philosophie?» Mais il faut la comprendre en un autre sens: sous quelle
forme Dieu y arrive-t-il? pourquoi est-ce sous la figure du concept? —
Le concept ne saisit pas tout ce qui lui est donné, mais seulement ce
qu'il est capable d’appréhender en une totalité définie. Il ne suffit donc
plus d'affirmer que Dieu entre dans la philosophie et y reçoit directe-
ment une figure conceptuelle, comme si celle-ci n'était pas tributaire
d'interprétations préalables ou concomitantes — comme si l'on passait
du Dieu «d'Abraham, d'Isaac et de Jacob» au «Dieu des philosophes»
sans une certaine interprétation des Ecritures — sans passer par le
«Dieu des théologiens», par la médiation d’une théologie au moins
implicite. Car si Dieu prend l'initiative de se révéler, cette révélation
n'a de lieu, au sens propre, que lorsqu'elle est reçue par l'homme —
dans la mesure où Dieu est admis et interprété dans les simples limites
de son entendement. La naissance d'une théologie comme science dans
le monde latin est là pour nous rappeler que la pensée occidentale sur
Dieu a pu dépasser l'affrontement stérile du kalam et de la falsafa -
parce que la discussion des attributs divins a pu se régler sur un terrain
commun de confrontation entre les sources révélées et les règles ration-
nelles.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 375

Omettre cette médiation, ignorer la théologie, ce serait supposer


qu'entre le langage biblique et la philosophie, entre la règle de vie et la
vérité, le langage métaphorique et la spéculation rationnelle, il n'y a pas
de moyen terme: soit que Dieu se donne lui-même dans sa révélation
(Bultmann: «Dieu seul parle bien de Dieu»), soit qu'il n'y ait pas d'in-
tersection entre l'obéissance à la Loi et la vérité philosophique
(Averroès et Maïmonide). Dans les deux cas, cela présuppose que le
Dieu conçu soit identique à ce que Dieu est en lui-même. L'hypothèse se
heurte d'abord à un problème historico-critique: nul ne peut plus sérieu-
sement nier les médiations historiques par lesquelles l'homme formule
et transmet la «révélation» de Dieu. Mais surtout, cette forteresse inex-
pugnable ouvre sur un désert: à quoi bon un Dieu accessible par la seule
foi, et dépourvu de signification universelle pour la raison? — Les deux
positions contraires sont intenables: l'on n'avancera pas sérieusement
que la révélation de Dieu est inintelligible à la seule raison (même si l'on
confesse qu'elle est incompréhensible); l'on n'affirmera pas sans prêter
le flanc aux critiques que la révélation de Dieu constitue à elle seule tout
le savoir que l'homme a de Dieu (comme si la raison n'en connaissait
rien par elle-même). Dieu parle de Dieu (révélation), mais l'homme parle
aussi de «Dieu» (raison), et toute la difficulté de la rationalité théolo-
gique est de faire correspondre le regard de l'homme sur Dieu avec
l'auto-donation de Dieu par la révélation. Les diverses formes de sa dis-
pensation se sont d'ailleurs produites (entre autres), «dans l'espace de la
métaphysique» (H. U. von Balthasar), qui apparaît ainsi, pour la théolo-
gie, le lieu de l'interaction entre révélation et raison. L'on ne peut pré-
tendre sans Schwärmerei (exaltation charismatique?) atteindre Dieu en
faisant l'économie du concept. La révélation divine dans l'histoire, y
compris dans celle de la métaphysique, interdit de tenir sa signification
recluse. Le divin prend le risque de la finitude en se laissant concevoir.
En se donnant à penser, il se donne en concept (comme on se donne en
spectacle). Il fait l'épreuve de la raison commune, et ne peut se dérober à
la question; il accepte la déréliction du concept et l'éventualité de la mort.
Ainsi, ce n’est pas la théologie qui entre dans la métaphysique,
même si elle interfère avec elle. Pour un médiéviste, la métaphysique
s’est développée dans les institutions universitaires et dans une epistémè
gouvernées par la théologie: la théo-logique (Abélard) se développe
avant l’onto-logique (Duns Scot); mesurer cet écart est d’ailleurs tout
l’objet de son travail. Comment la théologie, dans son essence, déter-
mine-t-elle la philosophie et la libère-t-elle pour sa propre tâche? Si la
376 Olivier Boulnois

pensée doit faire un pas en arrière pour penser l’essence de Dieu en-deçà
du concept qui gouverne toute l’histoire de notre philosophie, ce pas en
arrière porte sur toute la théologie comme discipline. Pour comprendre
comment Dieu se présente à la pensée, il faut interroger toute la structure
de la théologie, ainsi que ses concepts fondamentaux. L’on pourra alors
historiciser les points de contact entre théologie et philosophie, et exa-
miner comment cette dernière se développe.
Construite dans un langage complexe et composé, et non dans une
intuition intellectuelle, notre théologie doit partir du donné de la foi et
s'élaborer par abstraction. Qu'est-ce qui lui donne alors la cohérence
d'une discipline rigoureuse? — L'ensemble de ses propositions ne peut
cesser de flotter dans un entre-deux rhétorique que lorsqu'il se rattache à
un concept de Dieu qui leur confère l'unité39. Ce concept de Dieu ne
précontient pas toutes les propositions théologiques comme s'il suffisait
de le contempler pour en tirer toutes les vérités de la foi, il en est sim-
plement le sujet, ce dont tout le reste se prédique. Ainsi, ce concept de
Dieu dont use la théologie n'est pas une simple donnée brute des
Ecritures (si tant est qu'il en existe), ni une simple élaboration philoso-
phique, mais la rencontre des deux, une interprétation de la révélation:
la pensée que l'homme se forme de Dieu vient recouvrir les noms que
celui-ci donne de lui-même.
Qu'est-ce que le concept de Dieu? Si la connaissance constitue une
intentionnalité assimilatrice, même lorsqu'elle vise le réel dans sa singu-
larité immédiate et sa donation concrète, elle l'atteint de façon médiate,
à travers des déterminations que l'esprit peut considérer en elles-mêmes,
à l'état séparé. Le concept est cette médiation par où la connaissance
vise le réel dans l'élément de la généralité, à travers une représentation.
Fonction par nature non-saturée, indéterminée, donc en droit universelle,
il subsume dans son unité la multiplicité des cas individuels pour les-
quels il est pertinent. Dans le cas de Dieu, objet qui ne peut être donné
dans aucune intuition (à moins de trahir son essence), ce sont ces seules
déterminations abstraites que l'on risque de retenir, si l'on n'aperçoit pas
leur visée propre, leur signification intentionnelle. Dire que Dieu peut
être pensé, et non connu, c'est le viser par un concept, le limiter par
celui-ci. Il est alors appréhendé dans sa déterminité (Hegel), comme
constituant un objet de pensée pour lui-même, alors qu'il n'est pas

39
Voir Duns Scot, Prologue de l’Ordinatio, (trad. G. Sondag, Paris, 1999); je
m'appuie ici sur mon analyse dans Duns Scot, la rigueur de la charité, Paris, 1998.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 377

donné dans l'expérience perceptive. Mais dans ce cas, Dieu ne peut-il


être connu que dans le concept? Ne risque-t-il pas d’être résorbé dans
l’absoluité du concept? S'il se résorbait dans le concept, il serait connu
comme ce qui n'est pas lui.
Que la pensée de Nietzsche dépende simultanément d'un certain
nombre de thèses théologiques (Luther) et métaphysiques
(Schopenhauer) ne suffit pas à la disqualifier. — Au sein du luthéra-
nisme, et après Hegel, la nouveauté de Nietzsche n’est donc pas d’affir-
mer la mort de Dieu, mais d’assumer son meurtre. Car ces thèses repo-
sent à leur tour sur l’identification de leur sujet à un concept: si «Dieu est
mort», «nous l'avons tué»40, parce que nous l'avions d'abord «forgé»
nous-mêmes, comme une idole et une fiction. Mais nous l'avons forgé
parce que nous l'avons conçu, engendré par la pensée. Notre conscience
est pour elle-même son propre concept. Elle s’accomplit en s’absolvant
dans le savoir absolu de l’absolu — la science divino-ontologique de
l’Esprit. Le chemin de la conscience se confond avec la parousie logique
de la science divine. De ce fait, toute extériorité transcendante est morte.
Telle est déjà la conviction exprimée par Hegel dans Foi et savoir: «sen-
timent sur lequel repose la religion de l’époque nouvelle — le sentiment
que Dieu lui-même est mort». Toutes choses sont résorbées dans le
concept de Dieu — qui est à la fois le concept que nous en formons et
celui qu’il forme de toutes choses. La mort de Dieu est la récupération de
Dieu par lui-même (dans l’Esprit): Dieu se nie lui-même pour épouser le
devenir du monde et revenir à soi. Par conséquent, la mort de Dieu chez
Nietzsche signale l'instant où la pensée d'un Dieu limité au concept vient
à échéance: la logique de «Dieu» (le concept) conduit à sa propre néga-
tion — l'idole conceptuelle (la valeur) dévoile sa propre inanité, son inca-
pacité à embrasser en soi la totalité du divin. Assumer ce meurtre, c’est
finalement détruire le concept d’une vie qui se maintient à travers la
mort, renverser le sens de la mort de Dieu: ce qui est tué dans la trans-
gression, c’est donc le concept, le Dieu réduit à son concept, «Dieu»41.
Avec la parousie du divin dans le savoir absolu chez Hegel, et plus
encore son renversement dans la mort de Dieu chez Nietzsche, la situa-
tion de la pensée se renouvelle. Ce n'est plus chaque concept de Dieu
qui dénonce sa propre impertinence et exige son dépassement, mais le

40
«Dieu est mort! Dieu reste mort! Et c’est nous qui l’avons tué! Comment nous
consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers!» (Gai savoir III, §.125).
41
Cf. J.-L. Marion, L'idole et la distance, §.1-3, Paris, Grasset, 1977.
378 Olivier Boulnois

concept de Dieu, le concept de Concept, qui implique la négation de son


contenu (Dieu, le Concept) lui-même. Bref, à chaque fois que nous uti-
lisons le nom «Dieu», en régime post-nietzschéen, nous effectuons une
preuve ontologique à rebours: dans la preuve ontologique, il suffit que le
signe soit donné pour que l'on puisse inférer l'existence du signifié.
Désormais, il suffit que le signe («Dieu») soit donné pour que nous
devions inférer la mort de son signifié (Dieu).
Le meurtre de Dieu qu'accomplit la métaphysique en s'achevant
chez Nietzsche est donc la négation du concept qu’elle construit. Tuer
Dieu, c’est libérer notre volonté de cette idole qui la limite. Mais c’est
du même coup ramener notre existence à ses limites. Car la logique de
la transgression se soumet à la limite et à la rigueur du concept.
Dépasser les limites, c'est les admettre, et donc les confirmer. Nier le
contenu du concept, par fidélité au concept même, c'est renforcer son
emprise. C'est même le faire exister comme limite. Si la loi récède la
transgression, comme disait Paul, la transgression nous la fait éprouver
comme loi. Le meurtre de Dieu ouvre moins que ne ferme la limite qui
l'enclôt. Le passage de la ligne est un événement fulgurant, mais qui n'a
pour espace que le trait qui la marque. Le jeu de la transgression, si obs-
tiné soit-il, n'est qu'une mince trace, sur laquelle se referme le mouve-
ment infini du concept. — La mort de Dieu, associée par Heidegger à la
fin de la métaphysique, nous ramène donc à son commencement, et à
l'exigence de nommer Dieu au-delà de tout concept: «L’homme ne doit
pas se contenter d’un Dieu qu’il pense, disait Eckhart, car lorsque la
pensée s’évanouit, Dieu s’évanouit aussi»42. Disons plutôt qu'il est
pensé par concept. Ce qui signifie également qu'il peut être au-delà du
concept et qu'il peut être pensé comme tel.
2. Surgit alors un autre sens de la négation: et si la destruction du
concept de Dieu n'était pas la négation de Dieu, mais précisément le
moyen de surmonter la déterminité de notre connaissance? Une façon de
viser Dieu au-delà du concept, en allant précisément vers sa transcen-
dance? Aller aux limites de la logique du divin, de la théo-logique, c'est
précisément atteindre Dieu comme tout autre que son concept, trans-
gresser la limite que constitue la pensée en montrant la transcendance et
l'impensabilité de son objet. L'œuvre de Nietzsche, bien loin d'être un
athéisme banal, serait alors la suprême piété de la pensée, l'ouverture
d'une pensée de Dieu enfin digne de son objet.

42
Eckhart, LW V*, p.209, 7-9.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 379

Certes, que toute pensée de Dieu soit incapable de le penser dans sa


déité transcendante et inaccessible, c’est une évidence que la théologie
n'a cessé de rappeler. Tous les concepts rigoureux de Dieu entendent
marquer la transcendance de celui qu'ils nomment: «Primum agens»
(Alfarabi), «necesse esse» (Avicenne), «ipsum esse subsistens»
(Thomas), «ens infinitum» (Scot), «causa sui» (Descartes), etc… C'est
déjà ce qu'exprimait la formule d'Anselme: «Quo nihil maius cogitari
possit»43. Structurellement, chacune de ces appellations revient à viser
un transcendant à partir de l'immanent, à prendre un concept général (de
portée universelle) et à viser Dieu en élevant ce concept au degré
suprême. Mais d'une part, elles épousent l'une des structures (protolo-
gique, katholou-protologique, katholou-tinologique) de la métaphysique.
De l’autre, elles enferment Dieu dans la pensée qui l'atteint, et dans le
concept d'une perfection qui l'embrasse (à commencer par le transcen-
dantal — l'étant). Ainsi, elles confirment l'emprise du concept au lieu
d'en libérer Dieu dans sa transcendance. Après Hegel et Nietzsche, nous
ne pouvons plus partir d'un terme immanent pour saisir Dieu dans son
extension, partir d'une perfection ou de l'étant en général pour viser
Dieu dans une quasi-définition, en l'enfermant dans le cercle de l’affir-
mation, simplement déterminée par une précision modale (être — néces-
saire; unité — souveraine; bien — infini, etc.). Mais cela n’interdit pas
de le viser autrement — par d’autres concepts, ou par d’autres intention-
nalités que celle du concept.
Nietzsche nous conduit ainsi au bord d'une question qu'il ne for-
mule pas: Dieu entre-t-il dans la pensée humaine tel qu'il est en soi-
même? Est-il licite de penser Dieu (en théologie comme en philosophie)
de la même manière que nous pensons tout ce qui n'est pas lui? — La
théologie des noms divins, telle que Denys en a donné la plus magistrale
formulation, nous indique que toute visée de Dieu doit être consciente de
ses propres limites, et nous rappelle qu'elle ne constitue pas son objet,
mais tend vers lui dans sa transcendance. Elle doit également permettre
de penser Dieu sans obliger immédiatement à le disqualifier au nom de
la grandeur de Dieu même (comme la valeur suprême, une idole, une
hallucination d'arrière monde, etc.). Elle nous signifie enfin que la seule
théologie exhaustive et parfaite est la science que Dieu a de lui-même,
sur un mode transcendant qui nous en interdit l'accès. L'échec de la doc-
trine thomiste de la subalternation entre notre théologie et la science

43
Proslogion ch. 2 (éd. F.S. Schmitt, p.101; trad. M. Corbin, I, p.245).
380 Olivier Boulnois

divine — ou sa réussite sous la forme hegelienne du savoir absolu de


l'absolu — devrait pourtant nous avertir que notre théologie n'est pas
même une participation partielle à la science que Dieu a de lui-même.
«Tu prends tes pensées pour des pensées divines», dit Ezéchiel (28, 6)!
3. Dieu: nous ne pouvons ajouter impunément au langage le Nom
qui est au-dessus de tout nom. Nous sommes placés par lui aux limites
de tout langage possible. La mort de Dieu n'est pas la frivole preuve de
son inexistence (athéisme), ni la fin de son règne historique (sécularisa-
tion), mais «l'espace désormais constant de notre expérience»44. Il nous
faut alors faire l'expérience de l'impossible, — ce qu'on ne peut penser
sans contradiction, mais qui constitue notre expérience même. —
Pouvons-nous le viser dans sa transcendance absolue, hors du concept?
En lui-même, c'est-à-dire dans son essence de Dieu, ou plutôt dans sa
déité au-delà de toute connaissance?
Nommer Dieu, dans la théologie de Denys, semblait déjà une trans-
gression: du concept par le langage, du langage par ce qui l'excède, du
moi par ce qui vient au-delà. Pourtant, ici, l'excès affole les significa-
tions, inverse les polarités, si bien que la pensée s'avoue incapable de
connaître ce qu'elles visent. Tuer Dieu n'est que la dénégation de la
négation, la répétition sur un mode transgressif de cette même censure.
Tuer Dieu en le reniant, c'est croire qu’on le saisit par cette parole, igno-
rer que toute parole sur Dieu le nie déjà — qu'elle ne dit pas ce qu'il est
mais ce qu'il n'est pas. La négation de Dieu est l'oubli de la théologie
des noms divins, l'oubli de cet excès et de cette négation, pour lesquels
Dieu n'est aucune des perfections par lesquelles nous le nommons —
parce qu'il les transcende. Dieu est néant, dit cette tradition, mais ce
néant est au-delà de toute plénitude. En niant Dieu, la mort de Dieu
réveille précisément la puissance de transgression et de transcendance de
tout langage inévitablement négatif sur Dieu. — La mort de Dieu pour
préparer à la finitude, et comme prolégomène aux noms divins.
En tuant Dieu, nous ne l'avons pas évacué, mais nous l'avons,
rigoureusement, dé—limité, mis au-delà de la limite: limite de notre
intellect, dont le concept dicte la seule compréhension possible, pour
notre pensée, de l'impensable; limite du désir, puisque nous avons
retourné contre sa source l'interdit inconnaissable où s’alimente notre
origine et se noue notre histoire; limite du langage, qui esquisse le mar-

44
M. Foucault, «Préface à la transgression», Critique n ° 195-196 (août-sept.
1963) pp.751-769, dans Dits et écrits, I, Paris, Gallimard, 1994, p.235.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 381

monnement infini de ce silence que nous ne pouvons jamais atteindre.


La délimitation jamais close du «mystère le plus éloigné de notre
connaissance»45 est le chemin qui doit nous conduire à la connaissance
de Dieu par-delà tout concept et toute expérience. Celui que l'on nomme
n'est pas le Nom, celui que l'on connaît n'est pas Dieu. Son nom est
inconnu, et il a tous les noms. Comme le dit Thomas: «tout ce qui est
connu par nous dans les créatures est écarté de Dieu, en tant qu'il est
dans les créatures; afin qu'ainsi, après tout ce que notre intellect, conduit
à partir des créatures, peut concevoir de Dieu, cela même que Dieu est
reste caché et inconnu»46. Nommer Dieu justement, c'est le connaître
comme inconnu, écarter de lui les perfections au nom desquelles on peut
le nier, et le viser au-delà du concept.
Evitons cependant un malentendu sur la théologie dite «négative»:
il faut la penser hors de toute négativité, c'est-à-dire loin de toute récon-
ciliation possible sur un fond d'affirmation. C'est pourquoi elle serait
mieux nommée théologie d'éminence47. Denys affirme qu' «il n'est ni
possible de le penser, ni de le dire, ni de le contempler totalement en
quelque manière, c'est pourquoi il est séparé de toutes choses et plus
qu'inconnu (hyperagnôston: hyperinconnu)»48. Dieu est au-delà la
connaissance et de l'inconnaissance, de l'affirmation et de la négation, il
est au-delà de leur opposition même, parce qu’il «est au-dessus des étants
et des non-étants»49. Il transcende le domaine de la métaphysique, parce
qu’il est au-delà de l’étant et donne l’être à tout étant dans la création et
sa providence. La nomination de Dieu, après sa mort et depuis sa mort,
ne confirme pas la puissance du négatif. Elle ne s'oppose pas en se
posant, elle ne propose pas l'avènement triomphal d'une vérité réconci-
liée. Elle prend la mesure immense, tragique, de la distance qui s'ouvre
au cœur de la finitude. Rien n'est négatif dans l'éminence. Au-delà de la
négation et de la transgression, la transcendance affirme le limité et l'illi-

45
Pascal, Lafuma 131 (il s’agit ici du péché originel, mais comme clé de notre
propre existence).
46
In librum Dionysii De Divinis Nominibus, Prologue, Turin-Rome, 1950, p.1.
47
Denys emploie les trois mots théologie affirmative, négative et éminente, comme
autant de degrés d'une progression: nous affirmons de Dieu des perfections, nous les
nions car aucune ne lui convient, mais nous devons ensuite renvoyer l'affirmation comme
la négation dos à dos, et reconnaître qu'il est infiniment au-delà de l'une et de l'autre. —
On trouve un remarquable commentaire de cette thèse (et la réfutation de l’idée de théo-
logie négative) dans l’ouvrage de J.-L. Marion, De surcroît, «Au nom ou comment le
taire», Paris, PUF, 2000, p.155-196.
48
Denys, Noms divins, I, 4 (PG 3, 592 D).
49
Denys, Noms divins, V, 1 (PG 3, 816 B).
382 Olivier Boulnois

mité dans lequel elle jaillit. Elle pose ce paradoxe que l'un est l'image de
l'autre. Nul contenu ne peut l'enfermer, aucune limite ne peut l'enclore.
Il faudrait alors penser Dieu comme un phénomène inapparent: non
pas un signifié, mais un sens; comme une question à nous posée, et non
comme une réponse à nos questions; comme un phénomène qui nous
précède, et qu'on ne peut saisir à partir de l'étant intra-mondain. Non
pas celui que l'on nomme, mais celui qui nous nomme; — celui qui
nous envisage et nous dévisage. Si tous les noms de Dieu ont été épui-
sés par la métaphysique et saisis par le concept, la mort de Dieu ouvre la
possibilité de le penser comme celui qu’on ne peut constituer ni penser
par avance.
4. Hans Urs von Balthasar l’a montré avec force, telle qu’elle se
donne à la théologie chrétienne, la question de la mort de Dieu se pose,
sous la figure d’une révélation, en site trinitaire; il faut donc pour le théo-
logien réarticuler l'expérience de la mort de Dieu dans le jeu entre la dis-
tance du Père et l'abandon du Fils (-Logos) à la Croix50. L'expression de
«mort de Dieu» ne vient-elle pas d'une hymne luthérienne de la
Passion51? Le lien entre la nomination de Dieu et sa mort est ainsi égale-
ment déterminé par une certaine situation théologique. Telle que l’ex-
prime l’hymne luthérienne, la mort de Dieu signifie qu’en Jésus-Christ, la
réalité de Dieu est passée dans la réalité de ce monde, comme si toute la
divinité était concentrée dans la personne du Fils, sans reste. Ainsi, chez
Hegel, le Fils (le Verbe, le Concept) est l’aliénation nécessaire de l’es-
sence divine: «Le Simple est celui qui s’aliène soi-même, va à la mort, et
par là réconcilie avec soi-même l’essence absolue». «Ceci est représenté
comme une opération volontaire, mais la nécessité de son aliénation
réside dans le concept»52. Il importe alors de rappeler contre Hegel que le
Fils n’épuise pas la divinité, que Jésus-Christ n’est pas le Seigneur se
dévoilant, mais qu’il est révélé par le Père, «l’inconnu au-delà du Verbe»

50
Voir notamment, Theologie der drei Tage, Einsiedeln, 1969; trad. fr. Pâques le
Mystère, 1981 (2e éd.), ch.2: «La mort de Dieu, «lieu» du salut, de la révélation et de la
théologie», p.47-80, notamment les pp.49 et ss. sur Jean-Paul (qui est la médiation prin-
cipale de la transmission de la théologie luthérienne de la mort de Dieu à la littérature
française — voir l’exergue empruntée à Jean-Paul du «Christ aux Oliviers», dans Les
Chimères de G. Nerval: «Dieu est mort! le ciel est vide…»).
51
J. Rist (XVIIe s.): «O tristesse, ô cœur ardent! / O grande détresse, Dieu même
gît mort,/ Il est mort sur la croix» (trad. X. Tilliette, Le Christ de la Philosophie, Paris,
1990, p.238).
52
Phénoménologie de l’Esprit, VII, C, «La religion manifeste», III, 3., trad. fr. J.
Hyppolite, Paris, Aubier Montaigne, 1941, pp.280-281.
La nomination de Dieu, de la transgression à la transcendance 383

(Balthasar)53. Bien plus: nul n’a jamais connu Dieu — seul celui qui est
tourné vers lui s’en est fait l’interprète (Jean 1, 18). Davantage encore:
dans le Nouveau Testament, theos nomme le Père seul — et l’acte de foi
primordial («Jésus est Seigneur») signifie à la fois que Dieu réside en
Jésus et que celui-ci est «image du Dieu invisible» (Colossiens 1, 15). La
transcendance de Dieu ne peut s’énoncer qu’à partir du Fils, mais dans la
distance filiale et l’iconicité qui le caractérise.
L'entrée de Dieu dans la philosophie ne peut être séparée de son
entrée dans la théologie sous la forme du concept. Elle nous conduit à
son terme: la mort de Dieu, et nous oblige à reprendre l'interrogation à
partir de l'origine, à partir de la constitution du concept. Le «pas en
arrière» n'est pas un saut dans la foi. Il ne s'agit pas de renoncer à pen-
ser, mais de penser rigoureusement Dieu dans sa transcendance impen-
sable, et pourtant irréfragable et indépassable. Il s'agit de comprendre
que toute l'histoire entrelacée de la philosophie et de la théologie est
l'histoire de l'oubli de la différence entre Dieu et «Dieu» (celui que
nous appelons Dieu, notre concept). D’abord une simple règle de
méthode, cette remarque indique aussi une orientation vers ce qui reste à
penser. On ne peut plus penser Dieu, philosophiquement et théologique-
ment, que dans l’écart et le retrait — en-deçà de tout connaissable et en-
deçà de toute figure visible. Si Dieu n'est ni l'étant infini (Duns Scot), ni
le Dieu qui garantit la morale (Nietzsche), ni celui qui assure un fonde-
ment à l'étant (Heidegger), qu'est-il? Lui-même, tout simplement, en-
deçà du fondement, en-deçà du bien et du mal. Et même si l'on ne pou-
vait dire que cela, tout le reste, il vaudrait mieux le taire.

52, rue Perronet Olivier BOULNOIS.


F-92200 Neuilly
(25 août 2000 - centenaire de la mort de Nietzsche - 1er janvier 2001)

RÉSUMÉ. — Tout ce qui naît périt. Dieu doit-il à son tour obéir à cette loi?
Appelé à «entrer dans la philosophie» (Heidegger), serait-il du coup destiné à y
mourir (Nietzsche)? 1. La constitution de la métaphysique se dit de plusieurs
manières, ce qu'atteste spécialement l'histoire de la philosophie médiévale. La
diversité des figures historiques concurrentes de la métaphysique oblige à com-
pliquer la présentation heideggerienne. Et paradoxalement, le fait que la figure

53
Cité par J.-Y. Lacoste, «Dieu», Dictionnaire critique de théologie, Paris, PUF,
1998, p.330 a.
384 Olivier Boulnois

scotiste de la métaphysique vérifie son interprétation nous en libère: ce n'est


donc pas toute pensée qui s'inscrit dans le cadre heideggerien, mais une figure
particulière de la métaphysique. 2. La «mort de Dieu» n'appartient pas seule-
ment à l'histoire de l'être, mais aussi à celle de la théologie, particulièrement
dans la ligne Luther - Hegel - Schopenhauer. L'originalité de Nietzsche ne
consiste pas dans cet énoncé, mais dans l'interprétation qu'il en donne: «nous
l'avons tué». Et la contingence de cette histoire révèle des possibilités alterna-
tives quand meurt une figure du divin, Dieu lui-même reste à penser. 3. On ne
peut donc plus évoquer le meurtre de Dieu sans voir dans cette transgression à
la fois la conséquence finale d'une restriction de Dieu au concept, et l'ouverture
à la transcendance de Celui qui ne se laisse enfermer en aucune limite. Le
meurtre de Dieu invite à la transgression du concept et fait figure de «prolégo-
mènes aux noms divins». Ce qui exige de penser Dieu au-delà du concept, mais
à partir de lui. Ainsi, la théologie des noms divins est encore neuve aujourd'hui.

ABSTRACT. — Whatever comes into existence, perishes. Must God in turn


obey this law? Called upon to «enter philosophy» (Heidegger), is he thereby
destined to die there (Nietzsche)? 1.The constitution of metaphysics is
expressed in several ways, as the history of mediaeval philosophy in particular
attests. The diversity of competing historical figures in metaphysics obliges us
to render more complex Heidegger’s presentation. And paradoxically the fact
that Scotus’ figure verifies his interpretation frees us from it: thus it is not all
thought that fits into Heidegger’s framework, but a particular figure in meta-
physics. 2. The «death of God» does not only belong to the history of being, but
also to the history of theology, particularly in the line Luther-Hegel-
Schopenhauer. The originality of Nietzsche does not consist in this statement,
but in the interpretation he gives of it: «we have killed him». And the contin-
gency of this event reveals alternative possibilities: when a manifestation of the
divine dies, God himself remains to be thought. 3. Therefore it is not possible to
evoke the murder of God without seeing in this transgression at the same time
the final consequence of a restriction of God to the concept, and the opening to
transcendence of Him who does not allow himself to be enclosed within any
limit. The murder of God invites us to transgress beyond the concept and takes
the place of «prolegomena to the divine names». This requires us to think God
beyond the concept, while setting out from it. Thus the theology of divine names
is still new at the present time. (Transl. by J. Dudley).

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