Vous êtes sur la page 1sur 4

Dieu(x) https://journals.openedition.org/rsr/298?

lang=en

SEARCH All OpenEdition

Revue des sciences


religieuses
84/4 | 2010
Dieu seul

Dieu(x)
FRANÇOISE DASTUR
p. 443-449
https://doi.org/10.4000/rsr.298

Abstracts
Français English
On s’est efforcé dans cette courte note sur Dieu(x) de montrer dans un premier temps, et en
s’appuyant à la fois sur l’étymologie du mot Dieu, sur ce que nous apprend l’anthropologie et
sur le témoignage d’un poète-philosophe, Hölderlin, que l’idée du divin, qu’il soit singulier ou
pluriel, structure de manière fondamentale la conception que l’être humain a de lui-même.
Puis, dans un deuxième temps, la réflexion a porté sur le sens à donner à l’apparition du
monothéisme et à l’éradication en lui de la féminité du divin, ainsi que sur le lien intrinsèque
liant l’idée de Dieu à la condition mortelle de l’homme.

In this short essay on God(s), we have attempted to show, first of all, that the idea of the divine,
be it singular or plural, structures in a fundamental way the conception that man has of
himself. We have done this on a triple basis : on the etymological meaning of the word “God”,
on what anthropology teaches us, and on the testimony of the poet-philosopher Hölderlin.
Secondly, we have reflected on the sense to be given to the appearance of monotheism, on the
eradication of all feminine dimension in the divine, and on the intrinsic link to be found
between the idea of God and man’s mortal condition.

Index terms
Index de mots-clés : Dieu, Hölderlin, anthropologie, monothéisme
Index by keyword: God, Hölderlin, anthropology, monotheism

Full text
1 Dieu : ce nom, du moins dans les langues indo-européennes, renvoie à l’idée de
lumière, et de lumière du ciel. C’est en effet à la racine indo-européenne *deiwos qui
signifie « lumière » du ciel ou du jour que se rattachent le sanskrit devas, le grec

1 sur 6 14/12/2023 16:16


Dieu(x) https://journals.openedition.org/rsr/298?lang=en

theos, le latin deus, et le français dieu. Il est vrai que les termes qui désignent Dieu
dans les langues germaniques (Gott en allemand, God en anglais) ont une autre
origine, elle aussi indo-européenne, mais ici l’étymologie ne donne pas de réponse
assurée, car on peut rattacher le mot allemand Gott soit à la racine indo-européenne
*ghau, qui renvoie à la notion d’appel ou d’invocation, Dieu étant donc ainsi compris
comme celui qu’on invoque, soit à la racine indo-européenne *gheu, base du verbe
allemand giessen, qui signifie verser, Dieu étant alors celui auquel on offre en
sacrifice une libation.
2 Sans doute, ces deux origines du terme désignant Dieu dans les langues indo-
européennes renvoient-elles à deux manières différentes de concevoir la divinité :
l’une la conçoit de manière plus cosmologique comme lumière et comme ciel, l’autre
de manière plus anthropologique comme ce qui est honoré dans le sacrifice et
invoqué dans la prière. Il n’en demeure cependant pas moins que l’idée du divin, qu’il
soit singulier ou pluriel, semble structurer de manière fondamentale la conception
que l’être humain a de lui-même. Ce qui caractérise la position de ce bipède qu’est
l’homme, c’est en effet la possibilité qu’il a de porter son regard vers le ciel et ainsi de
se donner un horizon. N’est-ce pas là en effet ce qui l’ouvre à l’ensemble des choses,
au monde, et à l’énigme de sa propre existence ? On aurait là une possibilité de
comprendre que le divin puisse s’identifier à cette lumière venant du ciel dans
lesquelles toutes choses ont leur apparaître. Et n’est-ce pas ce même principe
lumineux qui est l’objet du rituel sacrificiel, lequel vise, comme l’anthropologie nous
l’a appris, non seulement à établir un rapport avec le divin, mais aussi, comme
l’indique le mot même de « rite » qui vient de la racine indo-européenne *rtis ou
artis signifiant ordre, articulation, à assurer la permanence de l’ordonnancement du
monde.
3 Plutôt d’ailleurs que de se tourner d’emblée vers les anthropologues, les
philosophes ou les théologiens, il serait bon, en ce point, de prêter d’abord l’oreille à
un poète, à Hölderlin, qui, dans un des poèmes de sa soi-disant folie, « En bleuité
adorable », parle de la nécessité pour l’homme, de « regarder vers le haut » et de se
mesurer avec la déité :

Est-il inconnu, Dieu ? Est-il manifeste comme le ciel ? C’est ceci que je crois
plutôt. L’humaine mesure c’est cela1.

4 Ce n’est donc pas sur terre qu’on peut trouver la mesure de l’homme, mais bien au
ciel. Le poème l’affirme en effet :

Y a-t-il sur terre une mesure ? Il n’y en a pas2.

5 Il y a donc bien en l’homme quelque chose de dé-mesuré qui est à l’origine de la


nomination, par sa bouche, des figures du divin. C’est ce que Hölderlin tentait déjà
d’expliquer dans un des essais qu’il écrivit au cours des dernières années du XVIIIe
siècle dans lequel on trouve l’affirmation d’une liaison entre le sentiment du “sacré”
et celui d’une union entre l’homme et le monde qui caractérise le mode d’être
proprement humain : les hommes, dit-il, « s’élèvent au dessus du besoin (…) de sorte
qu’il y a entre eux et leur monde une relation plus haute que simplement mécanique
(…) » qui est « leur bien le plus sacré »3.
6 Il faut à cet égard rappeler que le mot heilig, que l’on traduit ici par « sacré »,
renvoie en réalité moins au sacer en tant qu’il s’oppose au profanum qu’à la
dimension de ce qui est heil, c’est-à-dire entier, indemne (voir l’anglais whole, de
même racine), comme l’indique le verbe heilen qui signifie guérir. Ce qui est donc
nommé « sacré », c’est cette totalité que forment l’homme et le monde, et c’est à
partir de cette expérience du « sacré » que la déité peut être nommée. Dieu, affirme
Hölderlin, ne peut être attesté qu’à partir de la structure totale formée par l’homme
et le monde, et cette attestation du divin se fonde sur l’« expérience fondamentale » à
partir de laquelle l’homme et le monde se déterminent réciproquement et, dans leur

2 sur 6 14/12/2023 16:16


Dieu(x) https://journals.openedition.org/rsr/298?lang=en

échange mutuel, font apparaître ce « plus » infini qui est « éprouvé » comme esprit
et, dans la mesure où il est représenté en image, est nommé « Dieu ». Ce dieu qui est
« éprouvé » est un dieu qui parle au cœur, et il faudrait se souvenir à cet égard de la
distinction tranchée que fait à la même époque l’ami de Hölderlin, Hegel, entre
théologie, affaire d’entendement et de mémoire, et religion, affaire du cœur4. On
trouve ainsi chez Hölderlin, en lieu et place d’une démonstration métaphysique de
l’existence de Dieu, une attestation phénoménologique qui s’appuie sur l’analyse
structurale de la vie effective, d’une vie qui se déroule toujours dans une « sphère »
ou un monde historique particulier, ce qui implique d’emblée une pluralité du divin5.
7 Faut-il penser que Dieu, ainsi pensé, est la libre création de l’homme ? Certes pour
Hölderlin les figures des dieux sont les créations poétiques dans lesquelles les
hommes se donnent à voir la vie dans sa totalité, mais, précisément parce que celle-ci
n’est jamais donnée en tant que telle à la conscience, on ne peut considérer les dieux
ni comme des êtres absolument transcendants, ni comme de simples productions
humaines. Ce sentiment qu’on peut nommer « religieux », si du moins on rattache ce
terme au religare latin, est alors compris comme le sentiment d’une appartenance
entière de l’homme à la sphère dans laquelle il vit. Il dépend donc étroitement de la
vie finie des hommes, et de leur aptitude, une aptitude poïétique et poétique, à
trouver des formes empruntées à cette même vie pour exprimer la dimension du
divin, laquelle demeure alors présente au sein même de la quotidienneté. Car ce que
les hommes représentent dans l’image et le mythe, c’est l’essence même de leur vie
réelle, laquelle, comme l’explique Hölderlin, se poursuit pour eux dans l’esprit, et
c’est cette répétition spirituelle de la vie effective qui fait seule apparaître cette vie
telle qu’elle est. La religion, vue dans cette perspective, n’est pas un reflet appauvri ou
idéalisant de la réalité, mais cette réalité elle-même qui ne peut s’apparaître à elle-
même dans son intégralité que dans le suspens de la vie réelle, un suspens dont seul
l’être humain, à la différence des animaux, est capable.
8 Ce que Hölderlin nous donne ainsi à penser, c’est que la sphère divine doit
nécessairement se déployer à partir de la sphère humaine, car l’esprit n’est pas un
autre règne, mais le produit de la répétition de la vie réelle qui est toujours, dans sa
foncière historicité, une vie singulière. C’est donc ce que l’on pourrait nommer la
polyphonie des « expériences fondamentales » qui appellent nécessairement ce
« polythéisme » des représentations religieuses qu’évoquait déjà « Le plus ancien
programme systématique de l’idéalisme allemand6 ». C’est lorsque les hommes font
l’expérience fondamentale par laquelle ils éprouvent que leur activité et leur monde
sont inséparables qu’ils accèdent à l’expérience proprement religieuse. Mais, et c’est
là le point le plus important, les hommes ne sont pas eux-mêmes la cause, mais bien
plutôt le résultat et les témoins de ce processus d’élévation de la vie au-dessus de ses
propres conditions d’apparition.
9 Ce que Hölderlin nous apprend en outre, c’est qu’il est une voie vers le commun,
autre que celle de la reconnaissance d’un dieu universel, à partir de la multiplicité des
dieux historiques, propres chacun à une sphère singulière de vie. Car le dialogue
entre les hommes et le monde peut être transféré au niveau des dieux eux-mêmes.
Cela implique que le principe divin particulier n’est lui-même véritable que s’il est
ouvert à la rencontre d’autres principes divins. La liberté humaine, qui est à l’origine
de l’idée même de divinité, est un processus qui exige le rapport à l’autre : il faut la
rencontre d’autres dieux, d’autres possibilités d’existence pour que la sienne propre
devienne réellement vivante. Car c’est cet événement de la liberté qui constitue
l’avènement fondamental de l’humanité en même temps que celui de la divinité. Pour
Hölderlin, il n’y a donc pas et il ne peut donc pas y avoir seulement une “divinité
commune” : le divin est toujours concret, toujours déterminé, toujours relatif à une
sphère et à un peuple historiques. Une divinité commune à tous les hommes ne
pourrait être qu’une abstraction, un ens rationis, un dieu de la raison.
10 N’est-ce pas pourtant ce qui a eu lieu avec l’apparition du monothéisme ? Il
faudrait rappeler ici qu’il fut le résultat d’un long processus par lequel les dieux se

3 sur 6 14/12/2023 16:16


Dieu(x) https://journals.openedition.org/rsr/298?lang=en

virent chassés du monde des humains. C’est ce à quoi on assiste en effet dans la Perse
mazdéenne où, du fait de la réforme imposée par Zarathoustra, le terme même de
devas, qui nommait la divinité dans le polythéisme primitif, par un renversement
catégorique, devient le nom (daevo en avestique) de l’esprit maléfique, du « démon ».
Il s’agit là d’une véritable révolution « théologique », fruit d’une pensée d’une
prodigieuse abstraction, par laquelle le divin se voit arraché au monde et unifié dans
la personne d’un dieu unique, Ahura Mazdâ. L’horizon du monothéisme s’est en effet
ouvert pour les Perses en même temps que pour les Hébreux dans cette période
axiale qu’est le VIe siècle avant J.-C. On sait que le monothéisme juif a surgi d’un
long passé polythéiste, dont le nom Elohim, qui est un pluriel, garde la trace, et qu’il a
succédé à un hénothéisme, cette forme particulière de polythéisme où un culte
préférentiel est voué à un dieu, et à une monolâtrie prêchée par les premiers
prophètes. Rappelons que c’est le Deutéro-Isaïe, prophète de la fin de l’exil de
Babylone, soit peu avant 540, qui affirme pour la première fois l’unicité et
l’universalité de YHWH, et les historiens des religions se posent la question de savoir
quelle relation il entretient avec le mazdéisme contemporain, dont le monothéisme
s’apparente au monothéisme biblique7. De cette révolution est issue une tout autre
conception du divin, qui n’est plus immanent au monde, mais transcendant, l’accent
étant mis tantôt, en Perse, sur l’omniscience du Dieu unique (Mazdâ veut dire
sagesse), créateur du monde spirituel, tantôt, dans la religion hébraïque, sur la toute-
puissance d’un Dieu créateur du monde matériel.
11 On peut naturellement considérer que le polythéisme primitif est une forme de
naturalisme fort proche encore de l’animisme, puisque certaines figures des dieux y
sont l’incarnation de forces naturelles. Mais le monothéisme lui-même ne représente
pas toujours le divin de manière totalement abstraite, puisqu’à l’omniscience et à la
toute puissance du dieu unique s’ajoute un caractère personnel emprunté à ce que
l’on pourrait nommer le « familialisme ». Déjà dans le polythéisme indien, on voit
que le Dieu ciel, Dyaus (mot issu de la même racine *deiwos) est pensé comme la
figure du père, Dyaus Pita, inséparable de Prithivî, la déesse terre, avec laquelle il
forme une unique entité. La part féminine de la divinité n’y est pas ignorée, comme le
montre le culte rendu encore aujourd’hui à de multiples déesses dans l’hindouisme,
et la conception selon laquelle c’est une énergie féminine, la Shakti, qui constitue la
force motrice de l’univers. Or c’est le même Dyaus Pita qui prend la forme en Grèce
de Zeus pater et à Rome de Jupiter. On sait aujourd’hui, grâce aux travaux des
paléoanthropologues, que le culte d’une grande déesse, mère de tous les vivants,
garante de l’ordre cosmique et présidant à l’ensemble des processus de fertilité et de
fécondité a été prédominant depuis au moins le néolithique dans les civilisations de
l’Asie, du Moyen-Orient et de la Grèce. Il n’en demeure cependant pas moins que
c’est la figure d’un Dieu père qui finira par s’imposer, en même temps que l’ordre
patriarcal, dans toutes les grandes religions qui se développeront par la suite. C’est
tout particulièrement le cas du judaïsme, où la figure de la femme se voit fortement
secondarisée, et où, de l’aveu même de Lévinas, le masculin « demeure le prototype
de l’humain8 », car « la femme a été prélevée sur l’homme, mais est venue après lui »,
de sorte que « la féminité même de la femme est dans cet initial aprèscoup9 ». La
reconnaissance d’une dimension féminine du divin dans le judaïsme se borne à la
seule Shekina, la « demeure » ou la gloire de Dieu, qui représente dans la kabbale le
principe féminin, réceptif et passif, du monde divin. On peut penser que le
christianisme, d’une certaine manière plus « polythéiste », étant donné l’importance
donnée à la figure des saints des deux sexes, auxquels la plupart des églises
catholiques sont dédiées, a su faire plus de place à la féminité, comme le montre le
culte marial qui s’y est développé. Il n’en demeure pas moins que l’image d’un Dieu
masculin et de son fils, médiateur entre lui et l’humanité, domine toujours la
représentation chrétienne de la divinité.
12 On comprend alors, devant la persistance, au sein même du monothéisme,
d’attributs du divin empruntés à la figure humaine, que se soit développée cette

4 sur 6 14/12/2023 16:16

Vous aimerez peut-être aussi