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Revue Philosophique de Louvain

Aristote et la «theologia»
Louis-André Dorion

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Dorion Louis-André. Aristote et la «theologia». In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 91, n°92, 1993. pp.
620-640;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1993_num_91_92_6823

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ÉTUDES CRITIQUES

Aristote et la «theologia»*

Disons-le sans détour: voici un livre qui fera date. Il sera en effet
impossible, dorénavant, de traiter de la «théologie» aristotélicienne sans
se référer, soit pour le suivre, soit pour le contester, au maître livre que
vient de publier R. Bodéiis (désormais B.), auteur de nombreuses et
remarquables études sur la pensée d' Aristote1.
Rarement une citation, placée en exergue, aura-t-elle été si bien
choisie. Ilàvia yàp ToX,UT|Téov («car il faut tout oser»): ce sont ces
trois mots, tirés du Théétète (196d), qui ont été choisis pour figurer en
tête de l'ouvrage. Ce dernier est incontestablement à la hauteur de la
citation sur laquelle il s'ouvre. Dans un premier chapitre («Un bilan
général à reconsidérer», p. 17-74) qui est d'une redoutable efficacité,
B. ose en effet jeter le doute sur les quelques certitudes que nous
croyions jusqu'ici détenir concernant la pensée théologique d' Aristote.
Ces «certitudes» sont, ou plutôt étaient, au nombre de cinq et nous les
présentons ici dans les termes mêmes où B. les expose:
«1. L'œuvre conservée d' Aristote contient un exposé de science
théologique auquel le philosophe fait allusion en Métaphysique, E, 1 et
K,7.
2. L'exposé en question est celui d'une théologie naturelle, fruit de
la seule intelligence humaine réfléchissant sans autre lumière que celle
de la raison.
3. Il figure dans la Métaphysique, plus proprement dans le livre
Lambda, où le philosophe démontre la nécessité de la substance séparée,
immobile et motrice.
4. À côté d'autres textes, peut-être plus anciens, les uns conservés
{De cœlo, Physique ...), les autres perdus (le De philosophia, par

* Richard Bodéus, Aristote et la théologie des vivants immortels (Noêsis). Un vol.


de 396 pp. Paris, Les Belles Lettres; Montréal, Bellarmin, 1992. Nous expliciterons plus
loin (note 20) le sens du titre donné à cet ouvrage.
1 Mentionnons, entre autres, les deux ouvrages suivants: Le philosophe et la cité.
Recherches sur les rapports entre morale et politique dans la pensée d' Aristote, Paris, Les
Belles Lettres, 1982; Politique et philosophie chez Aristote, Namur, Société des études
classiques, 1991.
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exemple), qui proposent des vues théologiques concurrentes, le texte de


Lambda représente très probablement le dernier mot d' Aristote sur le
sujet.
5. Les opinions dont Aristote fait état par ailleurs touchant les dieux
traditionnels ne sont pas prises par lui au sérieux ou, à tout le moins,
n'infirment pas ses propres vues théologiques.» (p. 17)

On comprendra aisément qu'il nous est impossible, faute d'espace,


de montrer comment B. parvient à mettre en lumière la fragilité de
chacune de ces cinq thèses, lesquelles font généralement l'objet d'un très
large consensus. Nous nous limiterons pour le moment à l'exposé des
critiques relatives aux thèses 3 et 4, et nous examinerons plus loin les
thèses 1 et 5.
B. s'emploie à montrer la fragilité de la reconstitution de la
prétendue évolution de la pensée théologique d'Aristote. Les principaux jalons
de cette évolution seraient le De philosophia, Physique VII- VIII et le De
Caelo. Quant au livre A de la Met., il est généralement perçu comme le
terme et le couronnement de cette évolution. À propos des livres VII et
VIII de la Physique, où Aristote démontre la nécessité d'un Premier
Moteur immobile, B. rappelle les nombreuses divergences entre ce texte
et celui de Met. A. En outre, il n'est pas indifférent de souligner que le
mot ôsôç n'apparaît pas une seule fois en Physique VII- VIII. La portée
théologique des derniers livres de la Physique vient essentiellement
de ce que l'on y voit, rétrospectivement, une formulation inchoative de
Met. A. Par conséquent, s'il s'avère que Met. A ne traite pas de
théologie, la dimension théologique de Physique VII- VIII s'évanouira aussitôt.
Il ne faut pas non plus perdre de vue qu'Aristote appartient à une
tradition qui conçoit ses dieux comme des êtres intra-mondains, c'est-à-dire
des êtres qui se situent dans la nature. Dès lors, la question du Premier
Moteur immobile ressortit plutôt à la métaphysique qu'à la théologie, et
il y a tout lieu de croire qu'il en va de même pour A, comme nous le
verrons bientôt. Si Aristote se montre fidèle à la tradition grecque en
situant les dieux dans la nature, il serait étonnant qu'il ne parle pas des
dieux lorsqu'il étudie le ciel et les astres, que les croyances populaires
tenaient précisément pour des dieux. Et, de fait, les références aux dieux
et au divin sont nombreuses dans le De Caelo, à tel point que l'interprète
a le sentiment qu'Aristote demande à la physique céleste de confirmer
les croyances populaires. Mais B. est d'avis que la démarche effective
d'Aristote est précisément l'inverse: le Stagirite demande à la doxologie
sur les dieux de confirmer les résultats de ses spéculations sur les corps
célestes2. Au reste, si Aristote considérait les astres comme des dieux,

2 Cette thèse fait l'objet du chapitre 2.


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s'il avait réellement conçu la «théologie de l'éther» ou la «théologie


sidérale» qu'on lui prête, il serait invraisemblable qu'il ait pu
développer successivement cette théologie et celle de A. Ce que les interprètes
présentent comme une transition entre le De Caelo et A serait en réalité
une révolution, «dont on n'entrevoit pas la possibilité» (p. 33). Enfin,
rien ne prouve l'antériorité du De Caelo par rapport à Met. A. Quant au
De philosophia, «il est hasardeux, sinon déplacé, d'en faire une pièce
doctrinale démentie ou corrigée par les textes du Corpus» (p. 71). Au
total, donc, et ainsi que J. Pépin3 l'observait lui-même, on constate une
«permanence» et une «fixité remarquable» de certains thèmes, dont il
faut souligner qu'ils appartiennent à la théologie traditionnelle. S'il y a
une évolution de la pensée théologique d'Aristote, l'enjeu de cette
évolution serait la doctrine du Premier Moteur immobile. Mais sommes-
nous bien assurés qu'une telle doctrine ressortisse vraiment à la
théologie? Cette question renvoie à l'examen de la thèse 3, qui se rapporte à
l'exposé de Met. A sur la substance séparée immobile.
L'interprétation traditionnelle de A 7-9 n'est pas sans soulever
plusieurs difficultés. Si le dieu d'Aristote est bien cette substance
immatérielle, immobile et séparée, tout entière absorbée dans 1' intellection
ininterrompue d'elle-même (vôrjaiç vofjaeax;), nous devons renoncer à
concilier cette position théologique, celle de la transcendance, avec
d'autres affirmations où Aristote ajoute foi à la croyance en une
providence divine. Mais le conflit transcendance-providence n'a peut-
être jamais été celui d'Aristote; en effet, s'il avait tenu la substance
séparée pour un dieu, il aurait opéré une double et improbable rupture
avec la tradition grecque: d'une part, il aurait situé le dieu hors de la
nature, d'autre part, il lui aurait dénié toute providence. Or si on lit
attentivement A, on s'aperçoit que ce livre «observe un silence absolu sur le
ou les dieux, sauf en deux courts passages4, sans lesquels il ne saurait
même être question d'envisager la portée théologique des doctrines
exposées là» (p. 43). Met. A se présente en effet comme une étude de la
substance, dont l'enjeu est de démontrer la nécessité d'une substance
immobile qui soit principe universel, mais qui ne soit pas de même
nature que la forme platonicienne. Le propos de A n'est donc pas, au
départ, théologique. Mais la volonté d'Aristote n'est-elle pas, justement,
de démontrer que cette substance première est dieu? Rien n'est moins
sûr. L'analyse que B. fait de 7, 1072b24-30 est tout à fait remarquable et
propre, à elle seule, à jeter le doute sur la portée théologique de A. On a

3 Cf. Idées grecques sur l'homme et sur Dieu, Paris, Les Belles Lettres, 1971, p.
243 et 248.
4 II s'agit de 7, 1072b24-30 et 8, 1074a33-bl4, que B. analyse aux p. 43-51.
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toujours considéré, jusqu'à maintenant, que ce court passage constituait


la conclusion du développement sur la substance séparée et qu'Aristote
y assimilait celle-ci à la divinité. Pour voir en ces quelques lignes une
conclusion, il faut d'une part négliger le fait qu'elles ne sont pas
«déduites totalement des analyses qui précèdent» (p. 45), et d'autre part
accepter une correction en apparence inoffensive, mais en réalité lourde
de conséquence5. B. s'efforce de montrer que ce passage constitue une
sorte de digression où Aristote mobilise la doxologie sur les dieux dans
l'espoir d'y trouver une confirmation de ses conclusions sur la nature de
la substance séparée. La démarche d'Aristote correspondrait en fait au
type d'argumentation analogique dont traite Théophraste dans sa
Métaphysique6. Penser le premier principe, qui est absolument
transcendant et qui échappe, pour cette raison, à toute représentation, c'est
comme penser le dieu. Cela revient à dire, non pas que le dieu est le
premier principe, mais qu'il lui est comparable et analogue.
Aucune des cinq thèses qui constituent le noyau dur de
l'interprétation traditionnelle ne résiste à l'examen. Dans ces conditions, il est
«désormais légitime de vouloir ouvrir de nouvelles perspectives dans la
lecture des textes du philosophe où il est question des dieux.» (p. 72).
B. propose une nouvelle interprétation qui tient compte du fait que le
dieu, pour Aristote, n'est pas associé aux notions de séparabilité et de
transcendance. Une telle lecture est assurément dépaysante pour nous,
judéo-chrétiens, qui sommes accoutumés à voir en dieu le transcendant
absolu. Mais les Grecs ne situaient pas leurs dieux hors du monde, et
tout porte à croire que, sur ce point, la pensée d'Aristote est conforme à
la sensibilité religieuse de ses contemporains. Le rôle de l'interprète est
alors d'interroger le statut et la fonction, dans l'œuvre d'Aristote, de la
doxologie traditionnelle sur les dieux. On pourrait croire que le Stagirite
demande à l'étude scientifique de la substance séparée de trancher entre
les différentes opinions touchant les dieux; or la démarche d'Aristote est
plutôt l'inverse: il demande à la doxologie touchant les dieux de
confirmer les résultats de sa spéculation sur la substance séparée. L'hypothèse
qui anime cet ouvrage est que la doxologie sur les dieux n'est pas un
obstacle que la science doit surmonter, mais un atout que la spéculation
métaphysique doit exploiter. Cette hypothèse originale, B. entend la
confirmer par une analyse du De Caelo, qui étudie cette partie du monde

5 II s'agit de la correction du 5é en 8r| en 1072b28. Sur ce point, cf. p. 44-45.


6 Cf. p. 410, 17-18 Wimmer: «II est nécessaire peut-être de saisir (le principe) par
une puissance qui dépasse le reste, comme s'il s'agissait du dieu (ûknrep av el xàv
deôv). Le principe dont dépend l'existence et la substance de tout est, en effet, divin. Il
est bien facile d'en rendre compte ainsi, mais, il est difficile de le faire plus clairement et
de façon plus convaincante» (cité et traduit p. 48).
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où la pensée religieuse situe les principaux dieux qu'elle honore, les


Ouraniens. Cette analyse fait l'objet du deuxième chapitre («Les Oura-
niens et les objets divins de la philosophie», p. 75-114).
La «philosophie qui porte sur les réalités divines»7 est une partie
de la physique dont l'objet est le ciel et les corps célestes. Les croyances
traditionnelles grecques comptaient d'ailleurs les astres au nombre des
dieux. Mais qu'en est-il d'Aristote? Regardait-il les astres comme des
dieux? Le fait qu'il les qualifie de «divins» ne permet pas, à lui seul, de
répondre affirmativement à cette question. L'usage de l'adjectif §eîov,
appliqué au ciel et aux astres, a fort probablement une valeur
métaphorique: les astres possèdent certaines propriétés (ingénérabilité,
incorruptibilité) que l'on a coutume d'associer aux dieux.
Bien que le ciel et les astres fassent partie de la nature, et que leur
étude relève pour cette raison de la physique, ils n'en sont pas moins, en
un sens, «séparés». Ils sont séparés non pas en ce sens qu'ils se situent
au-delà de la nature, mais parce qu'ils ne sont pas accessibles à nos sens.
Cela revient à dire qu'il y a, au sein même de la nature, un autre monde,
le monde supralunaire, qui est radicalement différent du nôtre8. Le
problème de la physique céleste est donc de trouver un moyen de penser
cette «nature séparée». Il s'agit bel et bien d'un problème: la physique
céleste n'est pas une science proprement dite, puisqu'elle ne peut pas
compter sur des observations sensibles et qu'elle est dépourvue de toute
assise expérimentale. De plus, étant donné que les substances célestes ne
sont pas du tout du même ordre que les substances du monde sublunaire,
la physique céleste ne dispose pas non plus d'un terme de comparaison
par rapport auquel elle pourrait penser les substances du monde
supralunaire. Bref, pour décrire les propriétés de la substance céleste, Aristote
semble réduit à un langage négatif: elle n'est ni lourde, ni légère, elle ne
connaît ni accroissement, ni diminution, etc. Mais il ne fait aucun doute
qu' Aristote cherche à surmonter ce langage apophatique afin d'affirmer
positivement quelque chose de son objet. Pour tenir un discours cata-
phatique, le Stagirite déploie une argumentation logique appuyée sur des
hypothèses et il met à profit le témoignage fourni par la doxologie sur
les dieux9. Mais comment faut-il interpréter, au juste, l'usage qu'Aris-
tote fait de la doxologie sur les dieux? On peut hésiter entre deux
interprétations diamétralement opposées: A) le souci d'Aristote est de

7 Cf. Parties des animaux I 5, 645a4: f| Ttepi xà Seïa (piÂ,oao<pia.


8 Cf. De Caelo I 2, 269bl4-17.
9 B. montre de façon convaincante que le De Caelo n'est pas sans rappeler, sur ce
point, le limée de Platon (cf. p. 88). De façon générale, l'analyse du De Caelo abonde en
rapprochements inédits et suggestifs avec le Tintée.
Aristote et la «theologia» 625

montrer que sa théorie des corps célestes confirme, au moins


partiellement, les croyances religieuses touchant les dieux. Les opinions religieuses
recevraient ainsi la caution philosophique de l'homme de science. B)
Aristote cherche dans les opinions touchant les dieux des témoignages
en faveur de ses théories sur les corps célestes. L'interprétation A, qui
est celle adoptée par la majorité des interprètes, revient en fait à
considérer que la philosophie est au service de la théologie, alors que
l'interprétation B affirme au contraire que c'est la théologie qui est Vancilla
philosophiae. Or l'interprétation A est invraisemblable, car «elle suppose,
pour confirmer la pensée religieuse, des certitudes scientifiques que le
philosophe, précisément, déplore de ne pas pouvoir obtenir» (p. 90).
L'espace nous manque pour rendre justice aux analyses des
différents passages où Aristote parle du divin, du dieu ou des dieux. B.
parvient à montrer, pour chacun de ces passages, que l'intention d'Aristote
n'est pas d'établir une doctrine sur la nature des dieux, mais bien de
solliciter auprès de la doxologie sur les dieux une confirmation et un
témoignage en faveur de ses spéculations sur la nature des corps
célestes, qu'il qualifie de «divins», certes, mais qu'il ne tient pas pour
des dieux. Nous nous en voudrions tout de même de ne pas signaler, tant
elle est séduisante, l'interprétation de la mystérieuse expression xrj jxav-
xsiçi xr\ 7tepi tôv Oeôv {De Caelo II 1, 284b3-5). Chez la très grande
majorité des traducteurs, cette expression énigmatique est rendue par
«l'intuition que l'on a de dieu». Cette traduction insolite du terme (iav-
xeia n'est pas sans conséquence, car elle implique, vu le contexte
particulier où cette expression apparaît, que la physique aristotélicienne
prétend être en mesure de confirmer l'intuition que tout un chacun a de
la divinité. Si telle est la signification exacte de cette expression, nous
sommes alors fondés à considérer la physique céleste comme une
cosmo-théologie. On voit à quel point l'interprétation de ce passage est
cruciale pour B. Or celui-ci parvient à montrer, avec une rare virtuosité,
que ce passage du De Caelo doit être lu, interprété et traduit à la lumière
du Cratyle (384a et 397c-d). La navxeia rcepi tôv Seôv est en fait
Y étymologie du mot Oeôç et Aristote invoque celle-ci à titre de
confirmation de ses propres conclusions sur la nature des corps célestes. La
démonstration est pleinement convaincante: ce n'est pas la physique
céleste qui cautionne, avec l'autorité de la science, la prétendue intuition
que l'on a de dieu, c'est au contraire un élément de la doxologie sur les
dieux, en l'occurrence l'étymologie commune du terme Oeôç, qui
témoigne en faveur des spéculations de la physique céleste10.

10 L'argumentation du livre (p. 96-98) est le résumé d'une étude («La prétendue
intuition de dieu dans le De Cœlo d'Aristote») parue dans Phronesis (1990, (35),
p. 245-257).
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Le chapitre trois («Les dieux de la cité dans les histoires des


sages», p. 115-167) s'efforce de déterminer «si et jusqu'où cette pensée
traditionnelle <sur les dieux> reçoit quelque attention de la part du
philosophe en dehors des démarches spéculatives» (p. 114) contenues dans
le De Caelo. Il faut évidemment se tourner, en tout premier lieu, vers les
occurrences de $eoÀ,oyia et des termes de même famille chez Aristote.
L'examen de ces occurrences, qui sont très peu nombreuses11, réserve,
comme nous le verrons, quelques surprises. Le terme $eoÀ,oyia évoque
d'emblée, pour nous modernes, l'idée d'une science (-logie) qui porte
sur la divinité (théo-). Et comme notre mot «théologie» a une origine
grecque, l'on croit spontanément que telle était également la
signification du terme $eoA,oyia. Or il n'en est rien. Le mot $eoÀ,oyia, qui est
attesté pour la première fois chez Platon12, désigne en fait les récits des
poètes (Homère, Hésiode, etc.) sur les dieux. La theologia est donc une
forme de poésie. Platon, certes, cherche à réformer la theologia; mais
l'intention de cette réforme n'est pas d'élever la theologia au rang de
science, mais plutôt de soumettre cette forme de poésie à l'idée du dieu
saisie par la dialectique. Chez Aristote, la theologia est aussi «le fait de
raconter les dieux, comme le font, par exemple, les poètes» (p. 120).
Cette affirmation n'a rien de gratuit, puisqu'elle se fonde sur une étude
exhaustive et approfondie des composés en -Xoyia13. Cette enquête
systématique démontre de façon définitive que dans tous les composés
en -X,oyia connus à l'époque d' Aristote, -X,oyia a le sens de «raconter»
et que le composé désigne une «façon de parler» qui est «volontiers
dénoncée comme un travers» (p. 120). La V|/80ÔoX,oyia, par exemple,
c'est le fait de raconter des mensonges; quant au terme àv^pamo^ôyoç
(EN IV 9, 1125a5), il ne désigne pas notre savant qui étudie l'homme
(anthropologue), mais la commère qui parle sans arrêt des gens! Bref,
cette enquête lexicologique, dont on ne saurait exagérer la richesse,
autorise pleinement B. à formuler la conclusion suivante: «Les mots
ôeoA,ôyoç, ôeoÀ,oyeîv et $eoA,oyia semblent faire leur apparition dans
la langue des philosophes, non pour désigner une science quelconque,
mais pour qualifier, au contraire, un discours sur les dieux
caractéristique en ceci qu'il n'a rien d'une science» (p. 117; cf. aussi p. 330).
La theologia, étant ainsi comprise comme un récit poétique sur les
dieux, est indissociable de la mythologie. L'une des caractéristiques des

11 Le verbe deoX,oyeïv et le substantif 9eoA,ôyoç apparaissent chacun trois fois et


on compte une seule occurrence de deo^oyia (Météorologiques II 1, 353a35). Quant au
terme 9eoXoyiKf|, qui est employé deux fois, il forme un cas à part, sur lequel nous
reviendrons plus loin.
12 Cf. République H 379a.
13 Cf. l'appendice intitulé «Théologie ef façon de parler» (p. 301-335).
Aristote et la «theologia» 627

théologues est en effet de «raconter des histoires» (nuônccôç A-éyeiv,


Met. N 4, 1091b9). Il s'ensuit que si l'on veut savoir ce qu'Aristote
pensait de la théologie traditionnelle, il faut élargir l'étude au-delà des
rares occurrences des termes OeoA,ôyoç, &eoA,oyeîv et OeoA,oyia, et
considérer l'ensemble des passages où Aristote rapporte et considère des
muthoi. B. se livre donc à une étude approfondie et extrêmement fouillée
de l'attitude d'Aristote à l'endroit des mythes. L'un des principaux
résultats de cette enquête est la réfutation de la thèse, très répandue
auprès des interprètes, d'après laquelle le Stagirite accorde au mythe une
fonction allégorique. Si Aristote reconnaissait au mythe une telle
fonction, cela voudrait dire que le mythe a le souci d'enseigner la vérité et
qu'il cache une leçon rationnelle. Et si le mythe se voyait accorder une
fonction allégorique, il reviendrait à la philosophie de déterminer
scientifiquement quelles sont les vérités et les leçons rationnelles contenues
dans les récits qui composent la theologia. La philosophie serait alors la
servante de la theologia. Or B. croit que le rapport entre la theologia et
la philosophie est précisément l'inverse: la theologia est Yancilla
philosophiae, en ce sens qu'Aristote demande à la doxologie sur les
dieux de conforter, de confirmer les résultats de ses recherches
spéculatives sur le séparé. En vérité, Aristote estime que le mythe a
essentiellement pour but d'agir sur les passions et d'influer sur le comportement14.
Cela dit, le mythe ne consiste pas «à poser comme réel un être irréel,
mais à raconter des histoires fictives sur un sujet quelconque qui, lui,
peut être parfaitement réel» (p. 133). Les mythes témoignent donc, sous
un récit fictif, d'une certaine réalité qui est séparée de nous, que ce soit
dans le temps ou dans l'espace. On retrouve ici l'idée, développée dans
tout le livre, que la représentation du divin sert à penser le séparé, qu'il
soit métaphysique (la substance première immobile), physique (les corps
célestes), géographique ou temporel.
À partir d'un passage de A 8 (1074b4-5), où Aristote affirme que
les mythes ont été inventés pour inciter le peuple à respecter les lois,
l'hypothèse suivante est émise: «cette invention d'histoires fantaisistes
sur les dieux était le résultat de la découverte, par les sages d'autrefois,
de la nécessité d'autres dieux que ceux des barbares (les astres): les
dieux qui sanctionnent les conduites humaines en raison de la justice»
(p. 166). B. entend vérifier cette hypothèse par un examen détaillé
de trois textes: le mythe de Protagoras, le fragment du Sisyphe attribué
à Critias et le livre X des Lois. À propos de ce dernier texte, la thèse de

14 Cf. p.127, 131, 132, 149-150, 291 et 298. Nous traiterons plus longuement de
cette fonction du mythe lorsque nous analyserons l'interprétation que B. fait du Sisyphe
attribué à Critias (DK 81 B 25).
628 Louis-André Dorion

B. est que Platon démontre l'existence des dieux à partir des astres (qui
sont visibles) et déduit de là la providence des dieux, lesquels ne sont
plus identifiés aux astres — dans la mesure où l'on peut difficilement
leur attribuer la providence — , mais aux Olympiens, dieux invisibles et
qui se manifestent à leur gré. Platon reconnaît donc, en plus des dieux-
astres visibles et primitifs, d'autres dieux, les Olympiens, invisibles,
providents et plus «civilisés» en ce qu'ils sont garants de la justice15.
Tout porte à croire que Platon a cru à la fois aux dieux-astres et aux
Olympiens de la tradition. Mais qu'en est-il d'Aristote? On sait déjà que
le Stagirite ne tenait pas les astres pour des dieux. Quant aux Olympiens,
la question est plus délicate. Il faut d'abord rappeler que le mythe, pour
Aristote, est une histoire fictive qui s'ajoute à un fonds de vérité, de
sorte que la mythologie peut très bien être perçue comme un tissu de
légendes «sans que, pour autant, l'existence des dieux, qu'elles <sc. la
mythologie et la théologie> prennent pour objet, soit mise en cause»
(p. 133). En outre, B. réfute l'opinion suivant laquelle Aristote aurait été
plus critique que Platon à l'endroit des dieux traditionnels (cf. p. 161
n. 50). Bien que le Stagirite garde le silence à propos des Olympiens,
rien ne permet de croire qu'il «ait récusé cette nécessité, évoquée par les
Lois, de poser des dieux invisibles qui sanctionnent la justice humaine,
ni qu'il ait été hypocrite, ce que Platon n'était pas, lorsqu'il recommande
d'honorer les dieux de et dans la Cité» (p. 161).
La croyance d'Aristote dans les dieux invisibles que la civilisation
a reconnus ne relève pas de la certitude philosophique ou scientifique.
L'épistémologie aristotélicienne s'oppose en effet à l'idée «d'une
science qui peut a priori déduire l'idée du dieu et ainsi fournir les
bases certaines d'un raisonnement scientifique sur les dieux» (p. 167).
Mais la connaissance, pour Aristote, ne se réduit pas à la science,
puisqu'il fait également place à une connaissance opinative, de type
dialectique. Et c'est précisément l'objet du chapitre 4 («À travers
la doxologie sur les dieux», p. 169-206) que de montrer comment
il revient à la dialectique de déterminer la nature du dieu16. B. nie donc

15 La distinction entre les dieux-astres (visibles et primitifs) et les Olympiens


(invisibles et «civilisés») serait également confirmée par ce passage du Cratyle: <Socrate>
«À mon avis, les premiers habitants de la Grèce croyaient seulement aux dieux qui sont
aujourd'hui ceux de beaucoup de barbares: le soleil, la lune, la terre, les astres et le ciel;
les voyant tous agités d'un mouvement et d'une course perpétuels, c'est d'après cette
faculté naturelle de courir ($sïv) qu'ils les nommèrent dieux (Ôeoûç); plus tard, quand ils
reconnurent tous les autres (toùç dÀÀouç nâvxaq), c'est désormais ce nom qu'ils leur
appliquaient» (397c-d; trad. Méridier).
16 Cf., notamment, p. 180: «La substance des dieux, irréductible à toute autre
substance, ne se laisse pas déterminer de manière a priori. Pour Aristote, elle ne peut se
Aristote et la «theologia» 629

la possibilité même, chez Aristote, d'une théologie — entendue au sens


moderne du terme — spéculative ($ea>pr|TiKf|). Dans la mesure où elle
doit se fonder sur la doxologie relative aux dieux, la théologie ne peut
prétendre qu'à un statut dialectique. Il faut bien voir la portée
révolutionnaire de cette thèse: alors que pour l'interprétation traditionnelle, la
théologie est la science la plus élevée dans l'édifice aristotélicien du
savoir, B. soutient que la théologie n'est pas une science et que son
discours demeure à un niveau dialectique. Par ailleurs, cette thèse n'est pas
sans en rappeler une autre: qui ne se souvient du livre fameux où
Aubenque17 soutient que l'ontologie est impuissante à se fonder comme
science et demeure à un niveau dialectique?
C'est donc à la dialectique qu'il revient d' «éprouver les opinions
sur les dieux, en particulier celles qui prétendent indiquer la nature du
dieu» (p. 182). Et quelle est-elle, cette nature du dieu? Il ressort de
nombreux passages qu 'Aristote conçoit invariablement le dieu comme un
vivant (Ç(ûov)18, c'est-à-dire un composé d'âme et de corps19. Bien sûr,
le dieu n'est pas un vivant de même nature que l'homme, le cheval,
l'oiseau ou le poisson. Le dieu est un vivant immortel10. Telle est la
donnée de base que fournit à Aristote le langage traditionnel sur les dieux.
À partir de là, «une analyse rationnelle dégage l'idée d'une vie d'un
autre genre (éternelle) dont les conditions nécessaires rendent compte de
l'attribution traditionnelle de la félicité aux dieux» (p. 186-187). Cette
représentation du dieu sous la forme d'un vivant immortel se trouve déjà

concevoir que dialectiquement. Mais nous allons voir que la dialectique, chez notre
philosophe, était en mesure de déterminer clairement ce qu'est la substance des dieux [...].»
17 Le problème de l'être chez Aristote. Essai sur la problématique aristotélicienne,
Paris, PUF, 1962.
18 Cf., entre autres, EN X 8, 1178bl8-19; Met. A 7, 1072b29-30; A 26, 1023b32;
N 1, 1088al0; De Anima I 5, 409b32-410al. Voir aussi les références indiquées à la
p.204.
19 À la note 12 de la page 182, B. indique les références de trois passages qui
reconnaîtraient expressément le fait que le dieu possède un corps. Ces trois textes sont: Top. V
1, 128b39-129a2; De Caelo II 3, 286alO-l 1; Politique VII 14, 1332M6-20. Or il appert,
après examen, que seul le texte de la Politique attribue clairement un corps à la divinité.
20 Cf. Top. V 1, 128bl9-20. Nous disposons maintenant de tous les éléments
nécessaires à la compréhension du titre, quelque peu énigmatique, que B. a donné à son
ouvrage. Dans Aristote et la théologie des vivants immortels, le terme «théologie» est
évidemment à entendre au sens de 9eoA,oyia et les «vivants immortels» désignent les
dieux que la tradition représente comme des vivants (composés d'une âme et d'un corps)
qui jouissent d'une vie immortelle et d'une parfaite félicité. Le propos de cet ouvrage est
de comprendre le rôle que joue cette theologia traditionnelle dans l'œuvre d'Aristote. La
thèse de l'auteur est que la représentation du dieu comme vivant immortel n'est ni plus ni
moins qu'un «modèle herméneutique» (p. 296) qui permet à Aristote de penser, sur le
mode de l'analogie, la nature du transcendant et du séparé.
630 Louis-André Dorion

chez Platon21. Dans le Phèdre, la supériorité du dieu sur l'homme réside


essentiellement dans l'exercice parfait de son intelligence, laquelle est la
seule à diriger, sans composer avec les autres parties de l'âme, soit le
désir et l'emportement. Aristote reprend cette même représentation du
dieu et il estime, à l'instar de Platon, que l'idée d'un dieu corporel est
tout à fait rationnelle: «l'opinion d'un dieu corporel n'est point du tout
irrecevable, pourvu que le dieu n'ait pas, ainsi que l'homme, à se
préoccuper d'un corps pour ainsi dire récalcitrant» (p. 189). Le dieu est
supérieur à l'homme non seulement de par son intelligence, mais aussi du
point de vue de la corporéité22. Et, sur ce point, Aristote corrige quelque
peu Platon: dans le Phèdre (247e), les parties non rationnelles de l'âme
divine, soit le thumos et Y epithumia, se nourrissent d'ambroisie et
s'abreuvent de nectar, ce qui laisse entendre que les dieux ne sont pas
parfaitement autarciques. Ce besoin de nourriture et de boisson —
celles-ci fussent-elles de l'ambroisie et du nectar! — «introduit dans
l'idée du dieu une espèce de contradiction» (p. 190). Pour Aristote, le
corps du dieu doit être exempt de tout besoin, y compris le sommeil23, de
sorte que le corps ne puisse jamais entraver, ni même interrompre,
l'exercice parfait de l'intelligence.
Le chapitre 4 se termine par un développement brillant, intitulé «Le
dieu paradigme du macrocosme» (p. 196-202), où B. cherche à
démontrer la thèse, passablement audacieuse, que c'est la représentation même
du dieu comme vivant immortel qui est au principe de l'argumentation
du livre A:
«Sans l'idée que le dieu associe une âme et un corps immortel, jamais, en effet,
Aristote n'eût tenté d'expliquer l'univers corporel en perpétuel mouvement par
l'existence d'une substance noétique qui le maintient tel qu'il est. La démarche
de Lambda s'explique par une analogie entre le dieu (corps et âme) et l'univers,
pris comme un tout (qui associe le corporel et le spirituel)» (p. 198).

21 Cf. Phèdre 246c-d: «Quant au qualificatif "immortel", il n'est aucun discours


argumenté qui permette d'en rendre compte rationnellement; il n'en reste pas moins que,
sans en avoir une vision ou une connaissance suffisante, nous nous forgeons une
représentation du divin (9eôv): c'est un vivant immortel (à^àvaxôv ti Ç<pov), qui a une âme
(exov jièv \f\)%r[\>), qui a un corps (ë/ov 8è acôua), tous deux naturellement unis pour
toujours (tôv àei ôè xpôvov xaùxa ÇuurceçoKÔxa)» (trad. Brisson).
22 Cf. Politique VII 14, 1332bl8-20, que B. aurait eu profit à rapprocher du
fragment B 23 de Xénophane. Sur la supériorité du lumineux corps divin par rapport à
l'obscur corps humain, on consultera la belle étude de J.-P. Vernant: «Mortels et
immortels: le corps divin», in L'individu, la mort, l'autre. Soi-même et l'autre en Grèce
ancienne, Paris, 1989, p. 7-39.
23Cf.£NX8, 1178bl9-20.
Aristote et la «theologia» 631

On retrouve dans cette thèse que le dieu fournit le modèle


explicatif de l'univers, l'idée maîtresse de l'ouvrage: les données de la doxolo-
gie sur les dieux sont exploitées par Aristote afin de penser, sur le mode
de l'analogie, la nature de la transcendance. Et, en ce qui touche
l'analogie entre le dieu (corps et âme) et l'univers (monde physique et
principe noétique), B. démontre admirablement le fait que la transcendance
de l'acte pur par rapport au monde physique ne revient pas à ériger deux
mondes distincts, comme chez Platon, puisque cette transcendance doit
être comprise à l'intérieur d'un système, au sens aristotélicien du terme,
c'est-à-dire d'un ensemble organisé, comme l'est le vivant.
Une autre donnée importante de la doxologie sur les dieux est
l'affirmation de la bienveillance et de la bienfaisance divines. La
croyance que les dieux veillent sur nous, ce que Platon avait cherché à
fonder au livre X des Lois, s'exprime clairement dans quelques passages
du corpus aristotélicien. Cette question de la providence divine, qui
ressortit surtout au domaine éthique et politique de l'œuvre d'Aristote, fait
l'objet du chapitre 5 («Les dieux bienfaiteurs: un dogme rationnel»,
p. 207-281), qui est le dernier, le plus long et sans doute le plus
remarquable chapitre de cet ouvrage. C'est surtout dans ce chapitre que B. tire
toutes les conséquences du fait que c'est dans les Éthiques et la Politique
que l'on compte le plus grand nombre d'allusions aux dieux. L'un des
principaux éléments de la doxologie sur les dieux est, disions-nous,
l'affirmation que les dieux sont bienfaisants et bienveillants. Il y a bien
sûr le passage du livre X (9, 1 179a24-30) de YEN, qui reconnaît
expressément une forme de providence divine. Plusieurs commentateurs24
se sont appliqués à diminuer la portée de ce passage, prétextant qu
'Aristote y rapporte une opinion courante qu'il ne prend pas véritablement à
son compte. Mais il s'en faut de beaucoup que ce passage soit le seul
texte qui fasse état de l'adhésion d'Aristote au «dogme» — au sens grec
du terme — de la bienfaisance des dieux. B. attire en effet notre
attention sur un autre passage de YEN (VIII 14, 1162a4-7) où Aristote

24 Aux nombreuses références signalées par B. (p. 23), on ajoutera: P. Aubenque,


La prudence chez Aristote, Paris, 1963, p. 77-78; et P. Moraux, «La doctrine de la
providence dans l'école d'Aristote», in D'Aristote à Bessarion, Québec, 1970, p. 41-65
(ici, p. 51). La conviction qu' Aristote n'adhère pas personnellement aux opinions qu'il
rapporte touchant les dieux est fort répandue et elle constitue, rappelons-le, la cinquième
thèse de l'interprétation traditionnelle de la pensée théologique du Stagirite. L'examen de
cette thèse comporte deux volets: B. montre, dans un premier temps (cf. p. 18-26), que
cette thèse procède en fait d'un jugement a priori en faveur de Met. A, et, une fois la
portée théologique de A mise en doute, il prouve, dans un second temps (cf. chapitre 5 en
entier), que le Stagirite a bel et bien ajouté foi à la croyance en une providence exercée
par les dieux.
632 Louis-André Dorion

affirmerait que les dieux sont les bienfaiteurs des hommes à un triple
point de vue, dans la mesure où ils sont causes, avec les parents, de
l'existence, de la subsistance et de l'éducation des enfants25. Et c'est
précisément cette bienveillance des dieux à l'endroit des hommes qui est au
fondement du sentiment de piété. L'analyse de cette vertu est brillante et
elle l'est d'autant plus que la piété ne figure pas au nombre des vertus
particulières étudiées dans les Éthiques. Cette absence n'interdit
toutefois pas de reconstituer la conception aristotélicienne de la piété, car
certains textes du corpus associent étroitement cette vertu à la justice26. Plus
exactement, la piété est «cette partie de la justice qui règle les rapports
des hommes à l'égard des dieux et qui, selon Aristote lui-même, oblige
les hommes à sacrifier aux dieux une juste partie de leurs biens»
(p. 277; cf. aussi p. 229). Il ne faudrait toutefois pas croire que ces
manifestations de piété sont une espèce de troc où l'homme, en échange des
sacrifices offerts, espère obtenir des dieux certaines faveurs. Non,
l'homme pieux se sait le débiteur des dieux et les sacrifices qu'il leur
offre sont des marques de reconnaissance qui n'obéissent à aucun
mobile intéressé. La piété, dans la perspective aristotélicienne, suppose
en fait une forme d'amour réciproque entre la divinité et les hommes:
aux bienfaits des dieux répond la reconnaissance des hommes. Certes, la
distance qui sépare le supérieur (le dieu) de l'inférieur (l'homme) est
immense, mais elle n'empêche pas «l'amour et la sollicitude
réciproques» (p. 233). La forme la plus achevée de la piété, «la piété conçue
comme limite du possible dans l'hommage aux dieux» (p. 236), est de
pousser l'imitation des dieux aussi loin que le permet la ressemblance
entre eux et les hommes (cf. EN X 8, 1178b26-27). L'homme pieux
cherche à imiter les dieux, à s'immortaliser dans les limites du possible,
et le moyen de cette imitation est l'exercice de l'intellect et la recherche
de la sophia. Cette imitation de la divinité, loin d'être de la piété, ne
serait-elle pas, au contraire, un signe é'hybris qui mérite le châtiment
divin? Non, car l'exercice de l'intellect et la pratique de la philosophie
ne suffisent pas à conférer la sophia, que seul un dieu peut posséder27. Et
c'est en cela que consiste la vraie piété: le plus bel hommage que

25 Comme nous le verrons plus loin, l'interprétation de ce texte n'est pas aussi
évidente que le prétend B. Quoi qu'il en soit, B. démontre clairement que la croyance en une
providence divine affleure en plusieurs passages du corpus aristotélicien. On se reportera
donc à ses analyses (cf. surtout p. 219-229 et 242-257), qu'il nous est malheureusement
impossible de présenter toutes ici.
26 Cf. Divisions 5, 20 - 7, 10 Mutschmann; Des vertus et des vices 5, 1250bl5-23;
7, 1251a30-31. UEuthyphron présente aussi la piété comme une partie de la justice
(cf. lle-12a, 12d).
27 Cf. Met. A 2, 982b28-983al0.
Aristote et la «theologia» 633

l'homme puisse rendre aux dieux, c'est de chercher à leur ressembler


tout en sachant que c'est un idéal hors de sa portée:
«Ce n'est pas de la piété, par conséquent, d'engager à se garder d'imiter les
dieux par la connaissance. C'est, au contraire et paradoxalement, de l'orgueil!
Car cela suppose la conviction présomptueuse que l'on puisse vraiment s'égaler
aux dieux ou l'idée infamante que les dieux ne sont pas au-dessus de ce que
nous puissions atteindre. Bref, cette fausse piété nie implicitement la distance
qui, objectivement, nous sépare toujours des dieux et regarde cette distance
comme une réalité qu'il ne tiendrait qu'à nous d'abolir totalement. La piété
véritable, au contraire, garde le sentiment aigu de cette réalité comme d'une chose
qu'on ne peut prétendre supprimer» (p. 237).

Dans cette perspective, la philosophie est conçue comme un mode


de vie et elle devient une forme d'exercice de la piété. Cela permet de
préciser la nature des liens entre la philosophie et les dieux: en tant que
science spéculative, la philosophie ne fait pas du dieu son objet;
envisagée comme excellence cognitive, la philosophie est la disposition la plus
honorable puisqu'elle aspire à la sophia, qui est l'excellence des dieux.
C'est donc «comme mode de vie que la philosophie constitue une
activité en rapport avec les dieux. La recherche de notre plus haute
excellence est, en effet, la volonté des dieux bienfaiteurs et, si le dieu se peut
saisir par l'intelligence de l'homme, c'est essentiellement comme
modèle de vivant à imiter» (p. 240). Les rapports entre les dieux et les
hommes sont en quelque sorte doubles: les dieux représentent une cause
efficiente, en ce qu'ils sont les auteurs des bienfaits dont jouissent les
hommes, mais ils sont aussi pour ces derniers une cause finale, c'est-à-
dire une forme de paradigme que les hommes pieux, conscients d'être
les débiteurs des dieux, cherchent à imiter. Comment ne chercherait-on
pas à imiter le dieu, lui qui jouit, comme en fait foi la doxologie, d'un
bonheur sans mélange? Or l'homme aspire au bonheur, de sorte que la
félicité divine constitue en philosophie morale un argument protreptique
puissant. En fait, le dieu est un modèle à imiter non seulement pour
l'individu, mais aussi pour la Cité, car la fin de la polis est analogue à
celle de l'individu. L'imitation du dieu suppose que l'ordre sapientiel
(phronesis) soit subordonné à l'ordre spéculatif {sophia), lequel est le
mode propre de la divinité. Une analyse pénétrante de trois textes28
permet à B. de démontrer la subordination, au niveau tant de la Cité
que de l'individu, de la phronesis à la sophia. Au terme de ce
chapitre sur la bienfaisance divine, et sur le rôle que joue le modèle

28 Politique VII 13, 1331b25; EE VIII 3, 1249al6; EN X 6-8.


634 Louis-André Dorion

divin en philosophie morale, B. est pleinement justifié d'affirmer que


«la pensée théologique d'Aristote a l'air de se mouvoir tout entière dans
le cadre de la philosophie humaine, où l'essentiel n'est pas de connaître
le dieu, mais de savoir ce que l'homme doit faire, compte tenu d'un
double fait (conforme à la doxologie sur les dieux), savoir qu'il est à la
fois proche et loin du dieu, d'une part, et, d'autre part, tributaire de
celui-ci» (p. 280).
On aura compris que la thèse de B. est si neuve, si provocatrice,
bref si révolutionnaire, qu'elle suscitera très certainement le débat et la
controverse. Et les aristotélisants ne peuvent que s'en féliciter; en effet,
si le débat à venir est à la hauteur de ce livre, il contribuera de façon
significative à l'avancement des études aristotéliciennes. On se doute
également que cet ouvrage, tout remarquable qu'il soit, prête le flanc à
un certain nombre d'objections. Celles que nous formulerons maintenant
ont surtout trait à la signification du terme $eoXoyiKf|, à la
détermination de l'objet de la sophia, à l'interprétation du Sisyphe et à la
traduction de EN VIII 14, 1162a4.
On se souvient que dans le «bilan à reconsidérer» qui ouvre son
livre, B. présente et critique cinq thèses qui constituent le noyau dur de
l'interprétation de la pensée théologique du Stagirite. Or la thèse la
moins contestée, la plus certaine, est celle d'après laquelle Aristote fait
mention d'une science «théologique» (0eoA,oyiKf|)29. Mais est-il bien
assuré que la SeoÀ,oyiKf| porte sur le(s) dieu(x)? Force est de constater,
avec B. (p. 63), qu'Aristote donne pour objet à cette science, non pas
le(s) dieu(x), mais les substances immobiles et séparées. Pourquoi, dans
ces conditions, le Stagirite dénomme-t-il cette science SeoA,oyiKf|?
B. propose deux explications: 1) en Met. A 2 (983a5-10) — passage qui
présente de nombreuses similitudes avec E 1, 1026a 1-32 — , Aristote
affirme que la sophia est la science la plus divine, parce que, entre autres
raisons, c'est la science que dieu seul, ou dieu principalement, possède.
L'appellation $eo?ioyiKf| suggère, sur la base de ce rapprochement avec
A 2, que la science théorétique suprême a été ainsi baptisée parce qu'elle
a dieu pour sujet d'inhérence. 2) Le mot $eoÀ,oyiKf| proviendrait d'une
extension à partir d'une métaphore. D'abord l'extension: les Grecs ont
coutume de considérer que les astres visibles sont des dieux; or, si les
astres sont réputés divins, leurs causes et leurs principes — qui
constituent l'objet même de la $eo^oyiKf| — devront a fortiori être qualifiés
de divins. Il s'agit donc bien d'une extension: le domaine du Oeîov
s'étend au-delà des astres visibles réputés divins et il englobe aussi leurs
causes. Mais cette extension s'effectue à partir d'une métaphore.

29 Cf. Met. E 1, 1026al9 et K 7, 1064b3.


Aristote et la «theologia» 635

Contrairement à la conception traditionnelle, Aristote n'aurait pas tenu


les astres pour des dieux. Il les qualifie de «divins» par métaphore, dans
la mesure où les astres possèdent certaines propriétés que l'on a coutume
d'associer aux dieux. L'appellation Oeo^oyiKf| serait ainsi le fruit d'une
extension à partir d'un domaine (les astres) qualifié de «divin» par
métaphore, vers un autre domaine (les causes et les principes des astres)
qualifié lui aussi de «divin», mais dans un sens encore plus figuré que
celui où Aristote affirme que les astres sont divins. Cette explication ne
laisse pas de soulever plusieurs questions. Il est pour le moins étrange
qu'Aristote désigne la science la plus élevée à l'aide d'un terme
métaphorique. C'est d'autant plus incompréhensible que le terme $eoÀ,oyncr|
est un néologisme probablement forgé par Aristote lui-même. Si l'on
suit l'explication de B., il faut aussi admettre que dans l'énumération des
trois sciences théorétiques (E 1, 1026a 19), Aristote emploie les deux
premiers termes (^uxOT|(j,aTiKfj, (pucriicf)) dans leur sens propre, et le
troisième (OeoA,oyiKf|) dans un sens figuré. Or il n'est pas facile
d'admettre qu'une telle rupture se produise au moment précis où
Aristote énumère et nomme les sciences qu'il tient pour les plus hautes. De
plus, si Aristote emploie SeoÂ,oyiKf| — dont il faut rappeler que c'est la
première occurrence — dans un sens à ce point métaphorique, la mésin-
terprétation n'est-elle pas inévitable? On remarquera, enfin, que B. se
garde bien de proposer une traduction pour $eoÂ,oyiKf|, dont il
reconnaît au reste que c'est un «nom litigieux» (p. 67).
Le rapprochement entre E 1 (1026a 1-32) et A 2 (982b28-983a23)
est évident. En effet, de même que la $eoÀ,oyiKf| est une science théo-
rétique qui se penche sur les causes (E 1, 1026al6-18), de même la
sophia est la science théorétique des premiers principes et des premières
causes (A 2, 982b9). De plus, Aristote emploie le même adjectif pour
qualifier la 9eoXoyiKf| et la sophia; en effet, elles sont l'une et l'autre
dites Ti^KOictTri (A 2, 983a4-5 et E 1, 1026a21). Le parallèle est donc
évident et il n'a pas échappé à B. L'enjeu de ce rapprochement est
important: comme l'on a probablement affaire à la même science dans
les deux passages, si A 2 assigne dieu comme objet de la sophia, il y a
de fortes chances que la OeoÀ,oytKf| porte également sur dieu. Que dit le
texte de A 2? La sophia est la science la plus divine (SeiOTâxri). Pour
être ainsi qualifiée, la sophia doit remplir deux conditions: elle
doit être la science que dieu posséderait et elle doit porter sur les
choses divines (tcov ôeicov). Or la sophia, poursuit Aristote, satisfait à
cette double exigence: 1° dieu seul, ou dieu principalement, possède
une telle science, c'est-à-dire la sophia; 2° pour tout le monde30, dieu

30 II n'est pas facile de déterminer si rcâaiv (a9) se rattache à ôokeÏ (a8) («tout
le monde est d'avis que dieu est une cause») ou à alxicov (a8) («il semble que dieu est
636 Louis-André Dorion

semble être un principe (àppi tiç) et compter au nombre des causes. La


double exigence est donc satisfaite: dieu possède la sophia et les Seia
sur lesquels celle-ci doit porter sont identifiés, semble-t-il, à dieu lui-
même.
L'interprétation obvie, peut-être naïve, de ce passage est de
considérer dieu comme un objet de la sophia. B. signale (cf. p. 69 n. 43) que
c'est déjà l'interprétation d'Alexandre d'Aphrodise31, mais il néglige de
préciser que c'est, encore aujourd'hui, l'interprétation de plusieurs
commentateurs32. B. ne retient pas cette interprétation, qu'il juge très
sévèrement33. Le tort des interprètes serait de ne pas avoir perçu le
raisonnement analogique contenu dans le texte du philosophe:
«Aristote [...] n'entend pas dire [...] que le dieu constitue l'objet de la sagesse,
ni qu'il figure au nombre des causes que celle-ci prend pour objet, mais bien que
figurant, selon l'opinion, au nombre des causes et constituant une sorte de
principe, on est légitimé à dire divins les premières causes et les principes que la
sagesse connaît» (p. 69).

Contrairement à ce que prétend B., il est loin d'être évident que le texte
d'Aristote formule un tel raisonnement analogique. Quels sont les
éléments du texte qui permettent d'affirmer que l'on a affaire à une
analogie? D'après B., l'analogie est «signalée en termes exprès» (p. 124) et
il cite, à l'appui de cette affirmation, les mots suivants: «ô ... Seôç
ôoksï ... eivai ... àp%f| tiç»34. Il résulte de cette affirmation, et de
cette citation, que B. fait reposer l'analogie sur le verbe ôoksî et sur
l'expression àp%f| xiç. Mais nous ne voyons pas, pour notre part, en
quoi ôoksï et àpxrç tiç seraient l'indice d'un raisonnement analogique.

une cause pour toutes choses»). L'une ou l'autre construction se rencontre chez les
principaux traducteurs et commentateurs, mais, assez curieusement, aucun d'eux ne prend la
peine de discuter cette difficulté syntaxique. La construction §OK£t nàcriv est la plus
vraisemblable.
31 Cf. in Met., p. 18, 10-11.
32 Mentionnons, entre autres, A.E. Taylor, Aristotle on his predecessors, Chicago,
1907, p. 77; G. Colle, La Métaphysique (livres I à III), Louvain, 1912-1922, p. 31:
«Et par conséquent la science des premiers principes a la connaissance de Dieu pour
objet»; C. J. de Vogel, «La méthode d'Aristote en métaphysique d'après Métaphysique
A 1-2», in Aristote et les problèmes de méthode, Louvain, 1961, p. 147-170 (ici, p. 165);
V. Décarie, L'objet de la métaphysique selon Aristote, Paris, 1961, p. 87; G. Reale, The
concept of first philosophy and the unity of the «Metaphysics» of Aristotle, Albany
(N.Y.), 1980, p. 21 ; D. Moukanos, «Aristotle's concept of first philosophy {Metaphysics
A 2)», Diotima 1985 (13) p. 72-77 (ici, p. 76-77).
33 Cf. p. 69: «Ce passage <sc. Met. A 2, 983a5-10> dément la possibilité d'assigner
Dieu, un dieu ou les dieux comme objet de la métaphysique aristotélicienne, sans trahir la
pensée de son auteur.»
34 Cf. p. 124 n. 9. C'est une citation (incomplète) de Met. A 2, 983a8-9.
Aristote et la «theologia» 637

Aristote ne récuse pas nécessairement une opinion qu'il rapporte par


ÔOK8Ï — a fortiori s'il l'introduit par 5ok8Ï nâaiv — et l'expression
àp/TJ tiç, que B. interprète dans le sens de «l'équivalent d'un
principe», ou plutôt «l'analogue d'un principe»35, peut très bien signifier
«une sorte de principe», c'est-à-dire un principe d'un certain ordre.
Certes, Aristote n'affirme pas, dans ce passage, que dieu est la première
cause et le principe le plus élevé. Mais ne peut-on pas raisonnablement
supposer qu'il se contente, pour le moment, de reconnaître la dimension
causale et principielle de la divinité et qu'il se réserve le soin de
déterminer, plus tard, quel type de cause et de principe est au juste la
divinité? En tout état de cause, l'argumentation de B. n'emporte pas la
conviction, car elle ne met pas assez en lumière, dans le texte même
d' Aristote, les supports de la prétendue analogie et, partant, elle ne
parvient pas à réfuter définitivement l'interprétation qui voit dans la divinité
un objet de la sophia.
Le Sisyphe36 joue un rôle de premier plan dans l'économie de
l'argumentation touchant la conception aristotélicienne du mythe.
Rappelons d'abord le contexte où intervient l'interprétation du Sisyphe. B.
attache une grande importance au passage 1074a38-b7 de A 8, car il y
perçoit la raison d'être et la finalité qu 'Aristote assigne aux inventions
mythiques. Voici le passage en question:
«Une tradition, transmise de l'antiquité la plus reculée, et laissée, sous forme de
mythe (èv uoôou G%i\\iai\), aux âges suivants, nous apprend que les premières
substances sont des dieux, et que le divin embrasse la nature entière. Tout le
reste de cette tradition a été ajouté plus tard, sous une forme mythique
(uuSiKrôç), en vue de persuader les masses et pour servir les lois et l'intérêt
commun: ainsi, on donne aux dieux la forme humaine, ou on les représente
semblables à certains animaux, et on y ajoute toutes sortes de précisions de ce
genre» (trad. Tricot).

À propos de ce passage, B. s'élève à raison contre ceux qui y lisent


«l'aveu solennel que les dieux de la mythologie sont des fictions»
(p. 149). Ce texte de A 8 vise «non pas les dieux de la mythologie, mais
ce que la mythologie dit des dieux» (p. 149-150). Bref, Zeus peut être

35 Cf. p. 50: «Le genre de primauté que la pensée traditionnelle, une fois décantée
de ses fantaisies, accorde aux dieux, fait, en effet, apparaître ceux-ci comme l'analogue
des principes substantiels dont parle le philosophe. "Le dieu, répète ailleurs Aristote <sc.
Met. A 2, 983a8-9>, passe pour être (ôokeî) une sorte de principe"» (c'est nous qui
soulignons). Il ressort clairement de ce passage que l'analogie repose, d'après B., sur ôoKet
et àpxiî uç.
36 B. ne traite pas de la question, controversée, de l'attribution du Sisyphe; l'auteur
en est-il Critias ou Euripide? Étant donné que cette question, probablement insoluble,
n'est pas ici pertinente, nous retiendrons l'attribution traditionnelle du Sisyphe à Critias.
638 Louis-André Dorion

faussement représenté par la mythologie, sans être pour autant un faux


dieu. Pour Aristote, la mythologie n'a pas pour fonction de dire la vérité
sur les dieux, c'est-à-dire de déterminer la nature des dieux, mais plutôt
d'agir sur les passions et d'influer sur le comportement des citoyens. Et,
à ce titre, les fabulations de la mythologie sont justifiées. B. émet à ce
sujet «l'hypothèse» suivante: «pour Aristote, les grands politiques ou
législateurs du temps héroïque, en même temps qu'ils ont instauré la
civilisation, à coup de lois et d'institutions propres à servir l'intérêt de la
Cité, ont inventé sur les dieux des histoires mythiques, afin de garantir le
respect de leurs institutions auprès du grand nombre» (p. 150). B. estime
qu'une telle conception du mythe est relativement ancienne et il en
cherche des exemples chez des auteurs antérieurs à Aristote. C'est ici
qu'intervient le fragment du Sisyphe, qui est le texte le plus propre à
confirmer «l'hypothèse» en question.
D'après B., c'est un contresens de soutenir, avec Sextus Empiri-
cus37, que le Sisyphe traite de l'invention des dieux, purement et
simplement. Le Sisyphe raconterait plutôt pourquoi et comment un sage
(sophos) a inventé la croyance que les dieux s'occupent des hommes et
sont garants de la justice. Or l'interprétation de Sextus Empiricus, qui
trouve encore aujourd'hui de nombreux partisans38, semble correspondre
davantage à l'intention du texte, qui est de montrer que les dieux ont été
inventés dans le but de dissuader les méchants de commettre des
injustices. La question de savoir si l'auteur du Sisyphe était athée n'est pas ici
pertinente. B. souligne (p. 151 n. 8) que le Sisyphe est un drame saty-
rique et que l'extrait conservé est prononcé par un personnage de la
pièce, de sorte qu'on ne peut pas faire comme si c'était Critias lui-même
qui prononçait cet extrait39. En fait, il importe peu de savoir si Critias
était ou non un athée. Tout ce qu'il importe de déterminer, pour les fins
de l'argumentation, c'est si le point de vue exprimé revient à dire que les
dieux sont, oui ou non, une fiction. Si oui, le Sisyphe ne peut pas être
invoqué comme une illustration ou une préfiguration de la conception
aristotélicienne du mythe.
B. insiste (p. 152) sur les lignes 10-15, où l'on raconte qu'un
sophos a inventé, à l'intention des mortels, la crainte des dieux (<§eœv>

38 Cf.,
37 Cf. Adv.
entremath.
autres,IXW.K.C.
51 et 54.
Guthrie, Les sophistes, Paris, 1976, p. 250; G.B. Ker-
ferd, The sophistic movement, Cambridge, 1981, p. 40; H.D. Rankin, Sophists, socratics
and cynics, Totowa (N.J.), 1983, p. 73, 80, 90 et 106; G. Romeyer-Dherbey, Les
sophistes, Paris, 1985, p. 121-122.
39 Mais on peut aussi alléguer, en sens contraire, que le personnage de la pièce sert
en fait de paravent à l'auteur. C'est du moins l'avis de Guthrie (op. cit., p. 250) et de
Rankin (op. cit., p. 73).
Aristote et la «theologia» 639

ôéoç). Le législateur ancien aurait donc inventé, non pas les dieux, mais
des récits terrifiants propres à persuader la foule que les dieux veillent
sur la justice. Mais l'analyse de B. ne fait pas état des lignes 16 et 41-42,
qui semblent bien confirmer, elles, que les dieux sont une fiction. À la
ligne 16, il est dit que le même sophos a «introduit le divin (xô &eîov
6lCTrjyf|aaTo)». Les lignes 41-42 sont encore plus explicites et ne
permettent, semble-t-il, aucun doute: «C'est ainsi, je crois, que quelqu'un,
le premier, persuada les mortels de croire à l'existence de la race des
dieux40». Dans la mesure où le texte du Sisyphe exprime un point de vue
athée (les dieux sont une fiction), il peut difficilement étayer l'hypothèse
suivant laquelle Aristote attribue aux sages et aux législateurs d'antan
l'invention d'histoires fabuleuses dont la finalité est d'instiller la
croyance que les dieux sanctionnent l'injustice.
En EN VIII 14, 1162a4-7, Aristote affirmerait «haut et clair» (p.
220) le fait que les dieux sont les bienfaiteurs des hommes. B. traduit les
lignes 6-7 comme suit: «ceux-ci <sc. les parents et les dieux>, en effet,
nous procurent les plus grands bienfaits (eu yàp 7uercoif|KaCTi là
ixéyioxa), car ils sont responsables (aïxioi) de notre être et de notre
nourriture, et, une fois nés, de notre éducation» (p. 220)41. B. attache
une grande importance à ce texte, car il y voit une preuve éclatante de la
croyance d'Aristote en des dieux bienfaiteurs. Mais il n'est pas facile de
comprendre, admet-il, en quel sens les dieux sont causes de l'existence,
de la subsistance et de l'éducation des enfants. Dans les pages qui
suivent (p. 220-229), il tente de montrer comment s'exerce la
bienfaisance des dieux sur ces trois points. Mais revenons plutôt à la lettre
même de 1162a4-7. Tous les traducteurs que nous avons consultés
(Tricot, Gauthier- Jolif, Thomson-Tredennick, Apostle, Irwin, Dirlmeier)
attribuent aux parents seuls la responsabilité de l'existence, de la
subsistance et de l'éducation. Si l'on examine le texte de près, on a tôt fait de
s'apercevoir que le verbe 7C67coif|Kaai (a6) n'a pas de sujet. Quel est le
sujet sous-entendu? Les parents seuls ou bien, comme le pense B., les
parents et les dieux? La réponse à cette question exige que nous
considérions le contexte du passage litigieux:
«L'amour (qnAia) des enfants pour leurs parents, comme celui des hommes
pour les dieux, est l'amour que l'on éprouve pour un être bon et qui nous est
supérieur. Ils ont en effet procuré <aux enfants> les plus grands bienfaits, car ils
sont causes de leur existence et de leur subsistance, et, une fois qu'ils sont nés,
de leur éducation. Un tel amour comporte plus d'agrément et d'utilité que

40 outgo 8è Jtpœxov oïojiai Tieïaai tvva 8vr|xoùç vouiÇew ôaiuôvcov eïvai


yévoç.
41 Cf. aussi p. 18, où le même texte est traduit d'une façon légèrement différente.
640 Louis-André Dorion

l'amour entre personnes étrangères (tôbv ô^veicav), dans la mesure où il y a


entre eux une plus grande communauté de vie (ôacp kcù KOivôxepoç ô |3ioç
aôxoîç èaxiv)» (1162a4-9).

Les lignes 7-9 éclairent singulièrement l'ensemble de ce passage.


La dernière phrase indique en effet clairement qu'Aristote songe
exclusivement à l'amour des enfants pour leurs parents. L'expression «un tel
amour» (fj TOiauxr| (piAia, a8) renvoie manifestement à la (piAia des
enfants pour leurs parents (a4) et l'évocation de la «plus grande
communauté de vie» (KOivôxepoç ô Pioç, a9) ne peut évidemment pas
s'appliquer à la relation entre les hommes et les dieux. La mention de
l'amour des hommes pour les dieux (koù àvOpomoiç rcpôç Oeouç, a5)
apparaît donc comme une incise qui n'a pas d'incidence sur la suite de
l'argumentation. Pour toutes ces raisons, il nous semble précipité de
soutenir qu'Aristote affirme «haut et clair» la bienfaisance des dieux dans
ce passage de VEN42.
Nous reconnaissons sans peine que ces quelques observations
critiques n'ébranlent en rien la thèse d'ensemble qui sous-tend ce livre
dense, stimulant et parfaitement maîtrisé. Si cet ouvrage novateur obtient
toute l'attention qu'il mérite, l'interprétation de la pensée théologique
d'Aristote ne sera plus jamais ce qu'elle était, c'est-à-dire qu'elle ne
pourra plus se contenter de rabâcher paresseusement les quelques
pseudo-certitudes dont elle se nourrissait.

Université de Montréal Louis-André Dorion.


Département de philosophie
C.P. 6128, Suce. A
Montréal, Québec
Canada H3C 3J7

42 Au reste, un passage parallèle (13, 1161al6-17) attribue clairement au père seul


la responsabilité (aïtioç) de l'existence, de la subsistance et de l'éducation des enfants.

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