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Edoardo Acotto
ALAIN BADIOU ET L’ONTOLOGIE DU MONDE PERDU
1
Alain Badiou, L’être et l’événement, Paris, Éditions du Seuil, 1988.
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L’ontologie en situation
2
Alain Badiou, Conditions, Paris, Éditions du Seuil, 1992, pp.57-58.
3
Gilles Deleuze ne nous a-t-il pas enseigné que «[s]ortir, c’est déjà fait ou bien on ne le fera
jamais»? Gilles Deleuze, Dialogues, Paris, Flammarion, 1996, pp.7-8.
Ajoutons que la prétendue nécessité de sortir de l’historicisme ou de la métaphysique nous
semble à son tour assez historiciste, comme si la philosophie était le progrès de l’Esprit et
non pas l’activité propre des philosophes.
4
Nous travaillons ailleurs, dans notre thèse de Doctorat, le thème du “style de pensée
philosophique”. Nous croyons que les affirmations d’un philosophe produisent un effet d’
“autopersuasion” (feed-back de l’Oeuvre sur l’Auteur) qui est la base psychologique de la
construction d’un système cohérent de pensée. Le rapport à la théorie de la vérité est
fondamental dans la structuration d’un certain style, mais dans cet article nous n’analysons
pas la théorie badiousienne de la vérité, d’origine lacanienne, qui est extrêmement complexe
et par traits obscure.
5
Alain Badiou, Conditions, op. cit., p.59.
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Edoardo Acotto – L’ontologie du monde perdu
6
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.14
7
Mais qu’en est il de l’indicible? D’après la philosophie de Badiou il faudrait dire que
l’indicible, le non-mathématisable, n’est pas être, mais événement. Cela restreindrait l’usage
du terme “être” dans un sens que nous ne considérons pas nécessaire. Dans un sens plus
large, nous considérons le non-être de ce qui peut advenir comme une forme d’être
(chronologiquement différente de L’être présent). Notre position sur ce problème est dérivée
de la pensée du philosophe italien Ermanno Bencivenga, auteur entre autre de A Theory of
Language and Mind, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press, 1997.
8
L’«être-là» et sa logique seront le thème du deuxième tome de L’être et l’événement
annoncé comme imminent et circulé en forme privée sous le titre de Logiques des mondes [le
texte vient de paraître aux éditions du Seuil en ce mois de mars 2006 dans lequel nous
bouclons le livre, N.d.R.]. Pour ce qu’on en peut juger il s’agit d’une extension de
l’ontologie mathématique appuyée sur la “théorie des catégories”, qui inclut en elle la
théorie des ensembles comme un cas particulier et limité décrivant un univers logique
possible parmi d’autres.
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L’ontologie en situation
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En symboles: (∃x)p(x) c’est-à dire «il existe un x qui a la propriété p». C’est le début
formel d’une ontologie quelconque : ce n’est pas de l’absolutisme mais il faut quand même
un engagement sur ce qui existe et sur ce qui n’existe pas.
10
Cfr. infra, p.9.
11
“Exprimable” plutôt qu’“étant”, car c’est un concept plus inclusif : il comprend les étants
concrets (objets) ainsi que les abstraits (comme les propriétés), les idéels (comme les
nombres) et les imaginaires (comme Madame Bovary).
12
Le compte-pour-un est «le système de conditions à travers lesquelles le multiple se laisse
reconnaître comme multiple» (Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.37). Badiou le
définit aussi comme une opération. Mais qui est, concrètement, l’opérateur? C’est l’un des
mystères de la philosophie de Badiou, et de son exclusion des dispositifs perceptifs et
cognitifs du discours ontologique.
13
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.11.
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Edoardo Acotto – L’ontologie du monde perdu
14
Rudolph Carnap, Le dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage,
1932 dans Soulez A. éd., Manifeste du cercle de Vienne et autres écrits, Paris, PUF, 1985,
p.170.
15
C’est-à-dire en tant que signe, et non pas en tant que chose.
16
C’est-à-dire en tant que denotatum, en tant que chose à laquelle on se réfère.
17
Dans l’approche de Badiou à L’être-en-tant-qu’être on assiste à une sorte de réinvention de
la question du Tractatus logico-philosophicus: on ne peut pas dire le sens de L’être mais
seulement le montrer à travers sa marque singulière, son ”nom propre”. Comme, pour le
Wittgenstein du Tractatus, le sens n’est pas dicible, mais il se montre, pour Badiou le sens
de L’être se montre dans les signes mathématiques: la méta-ontologie de L’être et
l’événement aurait le but de montrer que le sens de ce qui est formalisé en mathématique, le
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L’ontologie en situation
4. L’Un et le rien
Dans L’être et l’événement deux pseudo-arguments sont invoqués en
support de la thèse que 1 serait le nom propre de l’être.
a) «Il n’y a pas d’un» : Badiou argumente que l’unité et l’identité de
chaque étant n’est qu’un effet ontologique de ce qu’il appelle le compte-
pour-un:
il n’est cependant pas question de céder sur ce que Lacan épingle
au symbolique comme son principe: il y a de l’un. (...) Ce qu’il
faut énoncer c’est que l’un, qui n’est pas, existe seulement
comme opération. Ou encore : il n’y a pas d’un, il n’y a que le
compte-pour-un. [...] Il convient de prendre tout à fait au
sérieux que «un» soit un nombre. Et, sauf à pythagoriser, il n’y
a pas de lieu de poser que l’être, en tant qu’être, soit nombre.18
«L’un n’est pas» et «il n’y a pas d’un» ne sont pas des propositions
douées de sens: “un”, en tant que substantif, est un nom de nombre naturel,
et la grammaire (au sens de Wittgenstein) d’un nom de nombre ne supporte
pas une prédication d’existence si ce n’est à l’intérieur d’une ontologie
pythagoricienne, explicitement refusée par Badiou. A propos de ce genre de
problèmes syntaxiques, Carnap proposait d’adopter une “théorie des types”
dans une langue artificielle correcte afin d’éliminer d’emblée la possibilité de
former des “simili-énoncés” comme «César est un nombre premier».19
b) Le deuxième argument vise le néant. Badiou soutient la dicibilité d’un
certain type de rien. Réellement il n’y a pas du néant, mais il y en a au
niveau formel, car le néant est désigné par une forme mathématique:
sens de l’ontologie même, ne peut pas être questionné, renonçant sciemment à dire ce qu’on
ne peut pas dire. Mais pourquoi bien ne pourrait-on pas dire ce sens? Wittgenstein ne nous
a-t-il pas enseigné que s’il n’y a pas de réponse possible (le sens de L’être est...) il n’y a
même pas de question énigmatique (quel est le sens de L’être)?
On pourrait d’ailleurs suggérer que selon Badiou l’ensemble vide est sa propre marque. Mais
alors comment serait il possible d’avoir un signe “de rien”, exemple unique et privilégié de
ce qui ne serait qu’un signe-vide (L’être-en-tant-qu’être)? Mais l’ensemble vide n’est pas u n
objet ontologique mystérieux: il est défini formellement par la théorie des ensembles, i l
tombe sous le concept théorique d’“ensemble sans éléments”, dont le paradoxe logique et
métaphysique est seulement apparent. Nous remercions Peter Hallward pour nous avoir posé
des objections dans le sens du rapprochement Badiou-Wittgenstein, et pour nous avoir fait
découvrir le très beau texte de Badiou, « Silence, solipsisme, sainteté. L’antiphilosophie de
Wittgenstein », paru sur la revue de psychanalyse Barca!.
18
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.31-32.
19
Rudolph Carnap, op. cit., p. 163-164.
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20
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.66-67.
21
Cela n’est pas le propre de la philosophie, car la philosophie n’est pas la discipline des
non-sens.
22
Rudolph Carnap, op. cit., p.166. la forme logique mentionnée serait justement du genre:
¬∃x(p1, ... , pn)
23
Nous ne nous engageons pas dans la distinction linguistique entre “rien” et “néant”, les
traitant comme synonymes.
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L’ontologie en situation
Le “donc” n’indique pas du tout une déduction valide: que la théorie des
ensembles permette la transcription des mathématiques dans le langage
ensembliste n’implique aucunement que les mathématiques “expriment
l’être”, sauf à poser que ce qu’on appelle depuis Aristote l’être-en-tant-
30
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.10.
31
Ibid. p.9.
32
Ibid. p.13.
33
Ibid., p.12.
34
Ibid., p.22.
35
Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, Paris, Éditions du Seuil, 1998, p.119.
36
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.12.
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Il nous semble que l’idée d’une pensée qui procède exclusivement par des
termes non-définis soit complètement imaginaire (d’autant plus que Badiou
définit plusieurs termes).
37
Ibid., p. 32.
38
Il est vrai que Badiou considère les philosophes analytiques comme des sophistes ou des
scolastiques, cas de figure de ce que Deleuze et Guattari ont appelé un personnage
conceptuel négatif: le sophiste contemporain.
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L’ontologie en situation
Une ontologie qui enquête « les types d’objets et leurs structures, les
propriétés, les événements, les procédures et les relations dans toute partie
de la réalité » contraint à se procurer une doctrine du sensible.42
39
B. Smith, Ontology and Information Systems. Beaucoup d’écrits de Smith (y inclus celui
ci), Mulligan, Simon, Varzi sont publiés sur le site de l’Université de Buffalo.
40
Achille Varzi, Ontologia e metafisica, dans D’Agostini F. e Vassallo N. ed. Storia della
filosofia analitica, Torino, Einaudi 2002, pp.157-193.
41
K. Mulligan, Métaphysique et ontologie, dans Engel P., Précis de philosophie analytique,
Paris, PUF, 2000.
42
Cette critique avait déjà été formulée par Eric Alliez, De l’impossibilité de l a
phénoménologie, Paris, Vrin, 1995, p.86-87. « ... ne serions-nous pas, malgré tout en train de
vérifier que la différence de l’ontologie à la mathématique, sinon la possibilité d’une
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ontologie non mathématique requise et suspendue par la décision initiale d’une fondation
soustractive («en direction du point du réel où l’axiomatique mathématique elle-même
défaille» comme l’écrit F. Wahl), exige, pour prendre effet, la mise au jour d’une ontologie
matérielle doublée d’une phénoménologie conceptuelle (ou phénoménologie d u
concept)?...».
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43
Alain Badiou, L’être et l’événement, op. cit., p.312.
44
D’ailleurs il méprise ouvertement, dans l’introduction à L’être et l’événement, p. ... «les
ferraillements à la Prigogyne».
45
Sur le “transcendantal” (re-mathématisé selon la Théorie mathématicienne des Topoi)
Badiou annonce qu’il s’expliquera largement dans Logiques des mondes, Éditions du Seuil,
Paris, 2006.
46
Slavoj Zizek The Ticklish Subject. The Absent Centre of Political Ontology, 2000, Slavoj
Zizek. (Tr. it. Il soggetto scabroso, Milano, Raffaello Cortina Editore, 2003).
96
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2) D’ailleurs Badiou doit avoir au moins une théorie sur les propriétés de
la pensée, car il la dit “unique”:
Il est à mon sens erroné de dire que deux orientations différentes
prescrivent deux mathématiques différentes, soit deux pensées
différentes. C’est à l’intérieur d’une pensée unique que
s’affrontent les orientations.47
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52
Ibid., ibid..
53
Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, op. cit. p.52.
54
Nous pensons pas que cette question ne soit pas naïve. Elle n’appartient certes pas au
style propre de Badiou, mais nous croyons que le propre de la philosophie soit une
transgression intentionnelle des styles des autres.
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Edoardo Acotto – L’ontologie du monde perdu
Conclusion.
La dernière parole parménidienne de Badiou selon laquelle l’être est le
même que la pensée nous laisse soupçonner que le discours badiousien est en
train de devenir de plus en plus clos, et qu’à sa mise entre parenthèses du
monde ontique s’ajoute désormais la suspension volontaire d’un concept et
d’un sens transmissibles de la pensée (comme de la philosophie).
Nous avons voulu parcourir quelques lieux de l’ouvrage très riche et
complexe de notre philosophe. Nous savons que notre reconstruction de ce
système de pensée n’a pas beaucoup de chances pour ne pas déplaire aux
interprètes plus proches de Badiou, parmi lesquels nous avons été quelque
temps, sans doute de façon inadéquate. Pourtant il nous semblait important
de faire voir qu’en dépit de plusieurs éléments intéressants, à notre avis, de
cette philosophie, l’architecture globale reste gravement affaiblie par une
fondation inconsistante d’origine ouvertement lacanienne.
D’après Robert Nozick56 les systèmes philosophiques peuvent ressembler
soit à une tour à la fondation mince et friable (on construit sur les intuitions
philosophiques initiales comme si tout devait être déduit du Principe), soit à
un temple grec comme le Parthénon, dont les colonnes sont les différentes
intuitions sur lesquelles on bâtit une architrave de propositions
philosophiques qui peuvent rester valables et intéressantes même après
l’écroulement de certaines parties du temple. Des propositions de quelque
façon déliées de la prétendue fondation.
55
Alain Badiou, Court traité d’ontologie transitoire, op. cit., p. 50.
56
Robert Nozick, The Examined Life, 1989.
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57
Nous avons entendu cette affirmation pendant sa leçon magistrale en l’honneur de
J.F.Lyotard. C’est l’une de ses affirmations les plus claires, honnêtes et importantes que
nous lui avons jamais entendu prononcer. Il entendait s’opposer (toujours en lacanien) à la
phénoménologie husserlienne pour laquelle le réel serait un horizon, ou une ligne.
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