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Pascal Engel
Michel Foucault, Le discours philosophique, Edition Orazio Irrera et Daniel
Lorenzini dirigée par François Ewald, Paris Gallimard-Seuil-EHESS , 307 p.
2023, 24€, isbn 978 2 131 853 1
Parmi les inédits de Michel Foucault parus ces dernières années, Le
discours philosophique est le plus étonnant : entièrement rédigé en 1966, il
expose, comme Foucault ne l’a jamais fait ensuite, sa conception de la
philosophie et du développement de cette discipline. On y retrouve tous les
thèmes de Les Mots et les choses, et de L’Archéologie du savoir, et il éclaire
rétrospectivement tout le projet foucaldien d’une archive de tous les discours et
de leur ordre. Mais ce projet, que Foucault ici décrit dans son style flamboyant,
n’est-il pas un rêve ?
Le projet de Foucault s’appuie sur la notion, assez mystérieuse parce qu’il n’en
donne pas les critères, de « discours » et parce qu’elle est supposée répondre à
un « ordre du discours» et à des « modes de discours» sans cesse invoqués mais
dont les règles ne sont pas explicitées (Foucault en dira plus, mais toujours avec
son sens inimitable de l’ellipse, dans L’archéologie du savoir)1. Foucault
caractérise la philosophie comme « opérateur sur les discours » – et en cela il est
autant fonctionnaliste que structuraliste, même si ces mots n’apparaissent pas -
ni par une définition, sans doute impossible, ni par un telos , mais par quatre
« fonctions »: la fonction de justification du discours par une théorie du
dévoilement ou de la manifestation, de l’interprétation par une théorie de
l’origine ou du sens, de la critique à travers une théorie de l’apparence ou de
l’inconscient, et du commentaire à travers une théorie de l’origine de
l’encyclopédie ou de la recollection.
On voit se dessiner dans Le discours philosophique des catégories historico-
interprétatives assez floues mais suggestives: celle d’épistémè (non utilisée ici)
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Voir « Comment lire l’Archéologie du savoir de Michel Foucault », Les études philosophiques,3,2015
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qu’il préfèrera à celle de Weltanschauung que lui suggère Raymond Aron, celle
de « nappe discursive », qui préfigure plus ou moins celle de »formation
discursive », et qu’il préfère ici à celle de « système de pensée » qu’il utilisera
pourtant dans l’intitulé de sa chaire au Collège de France. Il refuse aussi bien les
catégories de l’histoire des idées que la conception très internaliste de la
philosophie de Martial Guéroult comme incarnée dans des systèmes
philosophiques énonçant chacun leur propre vérité. Foucault au contraire tient le
discours philosophique comme confronté sans cesse à son « dehors », aussi bien
celui des autres discours et de l’époque qui lui prescrit ses conditions, que ce
qu’il appelle, à la suite de Blanchot « la pensée du dehors ».
Après avoir décrit le contexte qui conduit chez Hegel à l’annonce de
l’achèvement de la philosophie, plongée d’abord dans l’Esprit Objectif, puis
chez Nietzsche de sa fin irrémédiable, Foucault envisage la situation présente :
que faire une fois ce constat passé ? Foucault esquisse alors son programme
d’une « archive-discours », la philosophie devenant « science des discours », qui
en détermine le socle, les points de croisement et de dispersion. Il essaiera de le
formuler dans L’archéologie du savoir, mais le moins que l’on puisse dire est
qu’il reste ici, malgré le brio et le glissando des formulations, plutôt flou. Quand
il nous dit que l’on peut « déduire les dispositions générales d’une philosophie
de son mode de discours » (p.93) ; que sont ces modes et ces dispositions ? Que
sont les « nappes » sur lesquelles ils se « distribuent » ? Quelles en sont
les « règles de formation » ? Viennent-elles d’une sorte d’axiomatique
silencieuse du savoir ou des structures sociales et historiques, des formes de
pratiques et d’institutions ? En 1966 Foucault privilégie la première voie, mais
plus tard il privilégiera la seconde. On a plutôt l’impression d’un rêve de
bibliothèque de Babel que de l’énoncé d’une méthode, que d’ailleurs Foucault
s’est toujours défendu de proposer.
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Pour ne prendre qu’un exemple, ils ont raison de voir dans le refus par Foucault d’une définiEon de la
philosophie comme « pure architecture de concepts » une allusion possible à Guéroult, mais on ne voit pas
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Tout au long de ce qu’il est difficile s’appeler des analyses, tant son texte est
plutôt une sorte de récit, Foucault s’appuie sur quelques présuppositions, qu’il
répète sans jamais les interroger, comme si elles étaient à prendre ou à laisser.
Elles n’ont pourtant rien d’évident. J’en vois au moins trois.
Tout d’abord, Foucault a toujours dit que la vérité, avec la question du sujet,
était au centre de son travail. Mais quand il la définit comme la source et le but
du discours philosophique, il en reprend la définition heideggerienne comme
manifestation et dévoilement. Ce choix oriente toutes ses analyses. Mais
pourquoi devrait-on l’accepter ? Tout au long de son livre, Foucault donne à la
vérité philosophique un statut unique et un peu fantasmagorique. Mais pourquoi
la vérité philosophique serait-elle si spéciale ? Il y a d’autres définitions de la
vérité. Pourquoi sa sanction devrait-elle être la certitude et l’évidence au sens
cartésien ? Pourquoi pas la preuve empirique comme chez Locke, ou
démonstrative comme chez Leibniz ? Pour Foucault, comme pour Nietzsche, la
volonté de vérité est à la source de la vérité même (cf Leçons sur la volonté de
savoir, cours du Collège de France, Gallimard-Seuil-EHESS, 2011). Comme
Foucault le rend clair dans L’ordre du discours, cela revient à contester le
partage du vrai et du faux. On a souvent vu ce que cela donnait quand on prend
ce slogan à la lettre.
Ensuite, devons-nous accepter l’idée que le discours philosophique se
construit sur, et a comme objet, le maintenant et le présent ? Là aussi, c’est une
prémisse heideggerienne : toute la métaphysique, de Platon à Husserl est
métaphysique de la présence. Le « maintenant », même quand il est celui du
cogito, n’est ni éternel ni nécessaire : il est contingent. Le discours
philosophique l’est aussi : soumis aux lieux, au temps, et à l’actuel. Quand
Foucault nous dit (p.51) que « le discours philosophique ne cherche pas dire des
vérités sur l’espace, le temps, le langage, mais à montrer comment la vérité du
temps, de l’espace peut venir jusqu’à nous et se révéler à travers l’ici, l’à présent
et le langage singulier du discours » est-on obligé de le suivre ?
pourquoi , comme ils le disent p. 124-125, Foucault aurait associé le nom de Jules Vuillemin à celui-ci, ni
comment il aurait pu faire allusion en 1966 à sa classificaEon des systèmes, que Vuillemin ne publia que dans
les années 1980.
Les éditeurs des manuscrits de Foucault ont aussi tendance à supposer un peu trop facilement qu’il avait
vraiment lu les philosophes analyEques, Russell, WiUgenstein et le Cercle de Vienne. Il les réduit à des clichés. Il
est faux que pour « les posiEvistes logiques le monde se réduit à un ensemble d’énoncés »(p.198).En 1966,
Foucault a sûrement lu AusEn, mais pas Searle (p.206) dont les Speech Acts sont paru en 1969.
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penser Z ». Mais qu’est-ce qui autorise ces découpages ? Pourquoi tel discours
serait-il paradigmatique, et pas tel autre ? Pourquoi par exemple Descartes
serait-il plus important que Locke ? Son style de pensée pourrait être caractérisé
comme hegeliano-nietzschéen : de Hegel, sur lequel il rédigea sous la direction
de Jean Hyppolite son mémoire d’études supérieures, il tient le style de l’histoire
spéculative, par lequel on désigne tel épisode de la culture et de la pensée
comme incarnant un courant, une idée, et de Nietzsche le souci généalogique et
la critique radicale. Les deux en fait s’opposent : Hegel suppose qu’il y a une
nécessité des idées dans l’histoire, Nietzsche qu’elles sont des accidents
contingents.
Ces analyses se dessinent dans un espace post-kantien et post heideggerien.
Mais pourquoi serions-nous tenus d’accepter que la métaphysique a disparu avec
Kant, que la philosophie s’est achevée avec Hegel, et qu’elle a définitivement
rendu l’âme avec Nietzsche ? Qu’il ne peut plus y avoir de théorie de la
justification des connaissances, d’ontologie, ni d’éthique théorique et que toutes
les entreprises qui portent ces noms ne sont que des résurgences vaines et un peu
ridicules de ces questions disparues ? La ritournelle de la fin de la
philosophie est articulée ici avec brio, mais devons-nous y croire ? Aujourd’hui,
la fascination du « maintenant » philosophique est toujours là : d’un côté les
philosophes se sont livrés à des archéologies diverses - du sujet, de l’ordre
juridique par exemple - de l’autre ils se sont livrés, de plus en plus et quasiment
unanimement, à des exercices de sociologie de la vie quotidienne ou de ce que
Maurice Clavel appelait du « journalisme transcendantal » qui n’ont plus à voir
que très lointainement avec les concepts classiques de la philosophie. Sommes-
nous condamnés au « présent qui est l’ontologie critique de nous-mêmes » dont
parlait Foucault dans « Qu’est-ce que les Lumières ? » (Œuvres II, 2015,
p.1397). Il a eu au moins le mérite d’avoir essayé de proposer une autre option :
cette théorie inchoative de « l’archive » et de la philosophie comme « discours
sur les discours ». Mais ce rêve théorique, il ne le réalisa jamais.
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