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Revue Philosophique de Louvain

La contemplation (θεωρία) humaine selon Aristote


John Dudley

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Dudley John. La contemplation (θεωρία) humaine selon Aristote. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome
80, n°47, 1982. pp. 387-413;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1982.6196

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1982_num_80_47_6196

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Résumé
Le présent article examine la signification de la contemplation humaine (θεωρία) chez Aristote. Il en
résulte que le terme comporte trois significations: la signification originale de «regarder», la
signification la plus fréquente d'« observation, examen, étude», et la signification restreinte de
l'exercice ou de l'usage de connaissances déjà possédées. L'objet le plus élevé de la contemplation
est cantonné premièrement, par la hiérarchie des sciences, au domaine de la métaphysique. Il
apparaît alors que tant dans EN que dans EE Dieu est l'objet propre de la contemplation la plus
élevée. On distingue la contemplation et la vie de contemplation. La contemplation consiste à examiner
toutes les sciences en vue d'élever l'intellect à Dieu le plus possible, aussi bien qu'à observer les
activités de ses bons amis en vue d'améliorer sa propre activité morale, laquelle à son tour facilite la
contemplation. La contemplation fut l'activité principale du Lycée, et les œuvres d' Aristote sont des
modèles de la θεωρία dans la vie contemplative. Finalement on tente de montrer que Dieu est la cause
finale de la contemplation et du bonheur les plus élevés pour l'homme (cf. όμοίωσις θεώ de Platon).

Abstract
Abstract. — The present article examines the meaning of human contemplation (θεωρία) in Aristotle.
The term is found to have three meanings, the original meaning of «beholding», the most frequent
meaning «observation, examination, study», and the restricted meaning of the exercise or use of
knowledge already possessed. The highest object of contemplation is limited firstly by the hierarchy of
sciences to the domaine of metaphysics. It is then seen that both in NE and in EE God is the proper
object of the highest contemplation. Contemplation and the life of contemplation are distinguished.
Contemplation consists in examining all the sciences with a view to raising the mind to God as much as
possible, as well as in the observation of the activities of one's good friends with a view to improving
one's moral activity, which in turn promotes contemplation. Contemplation was the chief activity of the
Lyceum, and Aristotle's works are models of the θεωρία of the contemplative life. Finally, an attempt is
made to show that God is the final cause of man's highest contemplation and happiness (cf. Plato's
όμοίωσις θεώ ).
La contemplation (Gecopia) humaine
selon Aristote 1

L'Éthique à Nicomaque (EN) et YÉthique à Eudème (EE) sont


communément considérées comme étant au nombre des traités éthiques
les plus importants de tous les temps. Ces textes envisagent la vie
contemplative (BecopnxiKÔç pioç) comme la vie la plus élevée pour
l'homme. Il est intéressant de remarquer que même aujourd'hui les
exégètes, loin d'être unanimes sur le sens à accorder à cette vie
contemplative, proposent encore une variété considérable
d'interprétations, souvent avec peu d'appuis textuels. La raison de ces divergences est
sans doute qu'Aristote ne donne nulle part une description de la vie
quotidienne du contemplatif2.
Les interprétations les plus courantes de la Gecopia excluent Dieu3.
Joachim par contre paraît soutenir que l'homme est Dieu quand il
contemple4. D'autres exégètes, se rendant compte de la diversité d'inter-

1 Le présent article est dédié à la mémoire du Professeur S. Mansion (f 1981), envers


qui l'A. a un grand devoir de reconnaissance. Pour l'élaboration de certains points de cet
article, l'A. se permet de renvoyer à son livre Gott und ©eoopta bei Aristoteles, Die
metaphysische Grundlage der Nikomachischen Ethik, Berne, Peter Lang, 1981.
2 Une explication de cette lacune apparente se trouve ci-dessous p. 406.
3 Ainsi J.A. Stewart, Notes on the Nicomachean Ethics of Aristotle, Oxford, 1892,
Vol. I, p. 5, écrit que le bonheur «even when realised in the performance of moral actions,
is Oecopia, or contemplation of the eternal». J. Burnet, The Ethics of Aristotle, London,
1900, p. 2, parle de la vie de Gwopia comme étant «the life of the spectator, the artistic,
scientific or religious life». Il maintient (ib., p. xxm) que la fin de la science de la Beopia.
«lies in conformity to reality, and this conformity is truth. When we have reached this, we
have reached the completion (xéXoq) of the science, and there is nothing beyond it for us to
attain». G. Verbeke, L'idéal de la perfection humaine chez Aristote et l'évolution de sa
noétique, dans Fontes Ambfosiani 1951 (25) (Miscellanea Giovanni Galbiati), p. 87, écrit
que «l'homme est orienté vers le monde qui l'environne et il atteint son plus haut degré de
perfection s'il parvient à connaître les causes profondes de l'univers». C.J. de Vogel,
Aristotele e l'idéale délia vita contemplativa, dans Giornale di Metafisica 1961 (16), p. 456 et
E. Berti, Profilo di Aristotele, Rome, 1979, pp. 52, 55 traduisent le GecopTi-cucôç pioç par
la «recherche scientifique».
* Aristotle, The Nicomachean Ethics, a comm. by the late H. H. Joachim, ed. by D.A.
Rees, Oxford, 1962, pp. 294-5. Ainsi le comprend H. Seidl, Der Begriff des Intellekts
(vovç) bei Aristoteles, im philosophischen Zusammenhang seiner Hauptschriften, (Mono-
graphien zur philosophischen Forschung, 80), Meisenheim am Glan, 1971, p. 169.
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prétations de la Gecopia, soutiennent qu'Aristote ne voulait ou ne pouvait


pas décrire ce qu'était l'activité idéale de l'homme5. Les divergences
extrêmes d'opinion, même parmi les exégètes récents, au sujet de la vie
idéale de la Gecopia chez Aristote rendent nécessaire une discussion
détaillée de la question sur la base des données disparates qui se trouvent
dans les œuvres du Stagirite6. Selon la formule du Philosophe, «nous ne
devons pas manquer d'observer combien de résultats impossibles ou
paradoxaux se présentent à ceux qui maintiennent d'autres opinions [se.
que les nôtres], et quelles sont les opinions des penseurs plus subtiles, et
quelles sont les opinions qui sont accompagnées par le moins de
difficultés»7.

1 . La signification originale de Gecopia

La signification originale de Gecopia est celle de «regarder»8. On


note particulièrement la signification de «regarder» (Gecopia) au théâtre
ou à la fête religieuse. Dans Protrep. Aristote compare la contemplation
de l'univers à celle d'un spectateur au spectacle9. Cette signification se
trouve également dans EN. Aristote dit que l'homme magnifique (ô
u£YaÀ.O7tpe7tf|ç) «à dépense égale produira une œuvre d'art plus
magnifiquement. Car une possession et une œuvre d'art n'ont pas la même
excellence : en matière de possession, la chose qui vaut le plus est la plus
honorée, tel l'or, tandis qu'à l'égard de l'œuvre d'art, c'est le grand et
le noble (car le fait de regarder (t) Gecopia) une telle chose soulève
l'admiration, et ce qui est magnifique soulève l'admiration)»10.
5 Voir ci-dessous p. 406.
6 Cf. M.-D. Philippe, Nature de l'acte de contemplation philosophique dans la
perspective des principes d Aristote, dans Revue thomiste 1949 (49), p. 525: «Bien que la
pensée du Philosophe ne soit pas explicite sur ce point, puisque lui-même n'a pas défini, à
proprement parler, l'acte de contemplation, il est légitime de préciser, à l'aide des principes
et des explications qu'il a donnés sur la nature de la connaissance, ce que doit être dans sa
philosophie cette réalité si parfaite et si éminente qu'est l'acte de contemplation de la
sagesse».
7 Met. A (xii), x, 1075 a 25-27.
8 Cf. R.A. Gauthier et J.-Y. Jolif, Aristote, L'Éthique à Nicomaque, Louvain-
Paris, 1970, ».Vol.
'spectateur' Une II,description
p. 848: «Leduthéôros
sens original
n'auraitdedonc
Geœpéco
été primitivement
est donnée par
rienGauthier-Jolif,
d'autre que le
ibid., pp. 848-850.
9 Protrep. B 44; cf. B 19 During.
10 EN IV, H, 10, 1122 b 13-18. F. Dirlmeier, Aristoteles, Werke, in deutscher
Ubersetzung, herausgegeben von Ernst Grumach, Band 6, Nikomachische Ethik, Berlin,
1960, p. 368 commente le passage ci-dessus: «So gebraucht zum Beispiel auch Isokrates
Oecopia vom Betrachten mit den Augen (Mikkola 78); also nicht im Sinne von Platons
geistiger Schau, sondera traditionell. Eine bekannte Eigentùmlichkeit des Griechischen ist
es, dass 'theoria' das Anschauen eines Festes und das Fest selbst bedeuten kann».
La contemplation humaine selon Aristote 389

Dans le passage ci-dessus Becopia a ainsi la signification oculaire de


«regarder» 1 1. Cette signification originale du terme se rapproche
étroitement de sa signification restreinte.

2. La signification restreinte de Beoopia

La contemplation (Becopia) au sens technique ou restreint signifie


l'utilisation de la connaissance (èniGxf\^ir\) qu'on possède déjà. Cette
signification restreinte apparaît dans le passage suivant de la discussion
de la maîtrise de soi dans EE VI (= EN VII)12: «Mais puisque nous
utilisons le terme 'savoir' en deux sens (car tant de l'homme qui possède
la connaissance mais qui ne l'emploie pas que de celui qui l'utilise on dit
qu'ils savent), il fera une différence si, quand un homme fait ce qu'il ne
devrait pas, il a la connaissance mais ne l'exerce pas (uf| BecopoOvxa), ou
s'il l'exerce (Becopoùvra) ; car cette dernière situation paraît étrange, mais
pas s'il n'exerce pas sa connaissance (ufi Becopcôv)»13. La signification
restreinte de Becopia apparaît encore dans le passage suivant de Phys.
VIII : «Celui qui apprend les sciences est dans un autre état de
potentialité que celui qui les possède déjà, mais ne les exerce pas. Mais toujours
quand ce qui peut produire et ce qui peut subir arrivent ensemble, le
possible devient en acte, par exemple, celui qui apprend, d'une chose
potentielle devient en puissance autre chose (car celui qui possède la
connaissance d'une science, sans l'exercer [\ù\ Becopcov], connaît en un
certain sens la science potentiellement, mais pas dans le même sens
qu'avant de l'apprendre). Et quand il est dans cet état, si rien ne
l'empêche, il exerce activement sa connaissance (Becopeî); autrement, il
sera dans l'état contradictoire de ne pas savoir» 14.

11 Voir aussi Poet. IV, 5, 1448 b 16.


12 A. Kenny, The Aristotelian Ethics, A study of the relationship between the
Eudemian and Nicomachean Ethics of Aristotle, Oxford, 1978, a montré que les livres
communs appartiennent en premier lieu à YEE.
13 ££VI(= EN VII), m, 5, 1146b31-35:àU'èJtei5ix©çXèYouevxôèniaTaaeai
(kcù yàp ô ëxcov uèv oô xpcouevoç 5è Tfj èjruTTfiuT) Kai ô xprôuevoç X.éyeTai entataaGai),
ôioiaei tô êxovta uèv uf| Gecopoùvra 5è kcù tô Geœpoûvra â uf| ôeî TcpâtTeiv [toû éxovra
Kai OecopoOvra] • toùxo yàp ôoicet Seivôv, àXX" oùk ei uf| Geœpœv.
14 Phys. VIII, iv, 6, 255 a 33-255 b 5 : ëoti ôè Sovâuei âUcoç ô uavOàvcov èniaTfiucov
kcù ô sxcov f^ÔTi Kai ut| evepyoiv. àei S', ôtav âua tô jioit)tikôv kcù tô naOîiTiKÔv ©aiv,
yiyveTai èvepyeiç tô Suvcxtôv, oiov tô uavGâvov èic ôuvctuei ôvroç êTepov yiyveTai
Sovâuei (ô yàp ëxcov è7uaTf|UT|v uri Qetoptov ôè 5uvânei èariv è7ttaTf|u©v Ttcoç, àXX.' oùx côç
Kai npiv naOeïv), ôtov ô' oirctoç ëxn, èàv ti uf) kcoXûi], èvepyeî Kai Oecopeî, fj ëaTai èv t^
àvrwpâoei Kai êv àyvoia.
390 John Dudley

De nombreux passages confirment cette signification de Oecopia


comme étant l'exercice d'£7u<xcf|ur|, c'est-à-dire du savoir qu'on possède
déjà15. Cette utilisation de la connaissance est accompagnée par la
reconnaissance (àvayvcopiÇeiv) de principes avec lesquels on est déjà
familier16. La Gecopia est l'opposé de l'état habituel (e£,iç) de savoir.
L'état habituel est potentiellement l'exercice actif de l'êTuaifiuri, qui
constitue la Gecopia.
Le terme Gecopéco est fréquemment mis en contraste avec le terme
(xavGàvco, et en conséquence un examen de ce dernier servira à illustrer la
signification de Gecopia. Le terme uavGàveiv a deux significations17.
D'abord, par l'activité de uavGâveiv, un homme passe de l'ignorance à
la connaissance (êmcmiuri), c'est-à-dire acquiert le savoir, À,au[3àveiv
è7r.i<xr.f)ur|v18. L'ë^iç de Yzk\gtx\\v(\ non-actualisée, qui en résulte,
constitue la première entéléchie. Ensuite, un homme passe de Yini(5xr\\ix\
acquise mais non actualisée à rè7u<xr.f)UT| actualisée par l'activité de la
Gecopia, puisque la Gecopia au sens restreint est l'utilisation
(l'actualisation) de l'èTUcrcriuri qu'on possède déjà19. L'acte de contemplation est
la seconde entéléchie20. Par l'activité de la Gecopia on peut aussi, à un
autre niveau, comprendre (uavGâveiv)21. La seconde signification de
uavGàveiv est ainsi «comprendre» par l'utilisation de connaissances22.

15 De An. II, I, 2, 412 a 9-1 1 ; II, i, 5, 412 a 22-23; II, v, 4-6, 417 a 21 - 417 b 28; De
Mem. I,449b20-24; De Gen. An. II, i, 735 a 9-1 1 ; Met. 0 (IX), vi, 1048 a 34-35; vm, 1050a
12-14; Met. A (XII), vu, 1072 b 22-23; Prob. XIX, 5, 918 a 7-8. Cf. W.D. Ross, Aristotle's
Physics, A revised Text with Introduction and Commentary, Oxford, 1966, pp. 695-6.
Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ... Vol. II, p. 605 écrivent: «Contempler
(théôrein) est le terme technique pour désigner la science en acte par opposition à la science
simplement possédée, ou science en puissance».
16 Prob. XIX, 5, 918 a 8.
17 Soph. El. IV, 165 b 32-34: tô yàp uavOàveiv ôucbvuuov, tô te Çoviévai xpœuevov
ttj è7u<xcf|urj kcù tô A.au|3âvEiv èntaifiuriv.
18 Soph. El. IV, 165 b 34; De An. II, v, 5, 417 b 12-13; Prob. XIX, 5, 918 a 7. Cf. Gen.
et Corr. I, m, 318 a 34-35; 319 a 9-10.
19 Voir Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ... Vol. II, p. 855, qui concluent
que le sens technique de Oeœpia, «c'est 'regarder' actuellement une vérité qu'on a déjà
apprise et que déjà on sait».
20 De An. II, i, 2, 412 a 9-11 : tô 8' eïôoç èvreXèxeva, kcù toùto Si%©ç, tô uèv œç
èjucmîuri, tô 8' cbç tô Oecopeîv. De An. II, i, 5, 412 a 22-23; De An. II, v, 4-5, 417 a 30 - 417
b 2. Sur le sens d'entéléchie cf. L. Couloubaritsis, L'Avènement de la Science Physique.
Essai sur la «Physique» d'Aristote, Bruxelles, 1980, pp. 274-281.
21 Comme exemple de cette compréhension par la Gecopia, Aristote donne le cas d'un
homme qui connaît l'usage des lettres et qui comprend en mettant cette connaissance en
pratique {De An. II, v, 4-6, 417 a 24 - 417 b 2, 417 b 19; Soph. El. IV, 165 b 30-32).
22 EE V ( = EN VI), x, 3, 1 143 a 1 2-1 3 : tô uavôâveiv A-éyeTai aovievai, ôtov xpfjtcu
Tfj è7turrf|urj ; Soph. El. IV, 165 b 33: tô te Çuviévat xpwuevov xfj ènvoTf)urj. Pour
La contemplation humaine selon Aristote 391

La contemplation (Gecopia) au sens restreint ne s'oppose donc pas à


la seconde signification de uavGàveiv, mais plutôt à uavGdveiv au
premier sens, qui signifie «apprendre»23. Cette opposition de uavGàvco
et de Gecopéco ressort, par exemple, du passage suivant où Aristote discute
le plaisir dans EE VI (= EN VII): «Ni la prudence ni aucun autre état
habituel (ëÇiç) ne sont empêchés par leurs propres plaisirs, mais par des
plaisirs étrangers; les plaisirs qui proviennent du fait de contempler et
d'apprendre nous feront contempler et apprendre davantage»24.
Ainsi y a-t-il une distinction entre apprendre et faire usage de son
è7ticTf|UT|. Mais dans la pratique de la vie journalière un homme passe
constamment du uavGàvew au Gecopeîv. Les philosophes ((pi>.ôao(poi)
aiment beaucoup apprendre (uavGàveiv)25. Tout ce qui peut être connu
scientifiquement doit s'apprendre (tô èTuaxrjTÔv uaGr|TÔv)26. En mettant
son tn\.cxr\\ix\ en pratique, on peut comprendre, tandis qu'en apprenant
on obtient des sujets pour la Gecopia. Ainsi dans la pratique les activités
de Gecopia et de uavGàveiv tendent à converger. C'est pour cette raison
qu'il existe aussi un sens non-technique ou moins restreint de Gecopia.
Dans sa subdivision de la partie rationnelle de l'âme (tô X,ôyov
ëxov) dans EE V (= EN VI) en deux facultés appelées tô è7UCTTr|uoviKÔv
et tô XoyiaTiKÔv, Aristote attribue à la première la contemplation des
matières dont les premiers principes sont invariables, et à la seconde la
contemplation des matières qui peuvent varier27. Ainsi la contemplation
est possible dans le cas de sujets qui n'admettent pas rèrcumuiTi,
puisque leurs premiers principes peuvent varier. L'explication consiste
tout simplement en ce que dans l'activité intellectuelle on peut tantôt
(a) apprendre, tantôt (b) se servir de matières avec des premiers principes
variables, tantôt encore (c) se servir de matières avec des premiers

uavOâveiv comme synonyme de Çuvtévai qui signifie «comprendre», voir EE V ( = EN VI),


x, 3, 1 143 a 17-18: A-éyouev yàp tô uavOâveiv auvtévai noXXàKiç; Top. VIII, vi, 160 a 18-
22; Phys. I, m, 187 a 8.
23 Prob. XIX, 5, 918 a 6: r) cm <tô Gwopevv uàM.ov> fjôù <fj> tô navOâveiv (texte:
H. Bonitz, Aristotelische Studien, Hildesheim, 1969 [réimp.], p. 299); De Sensu IV, 441 b
22-23; De. Mem. I, 449 b 21. Tant uavôâveiv que 8ecopeïv sont, bien sûr, intellectuels et
s'opposent donc à l'activité morale. Cf. EN I, IX, 1-4, 1099 b'9-20: ua0T|TÔv f) èGiaTÔv fj kcù
âX-Xcoç 7to)ç àcncnTÔv ... ôi' àpeTfiv icai Tiva uâOriaiv f\ 5lgkt\o\.v ... ôiâ tivoç ua9f)aecoç koù
érciueXeiaç

24 EE

26
27 Poet.V
VIIV,
(=
(=4,
EN
EN1448
VI),
VII),
bI,m,
13:
xil,
5-6,
3,uavOàvetv
5,1139
1139
1153
ba 25-26.
a3-15.
20-23.
... toÏç (piXoaôcpoiç flôi
392 John Dudley

principes invariables28, et tantôt enfin (d) considérer ou étudier


la connaissance qu'on possède déjà. Par exemple, Aristote dit que
le (piX,ouaOf)ç (et non le qnkôaocpoç) exerce sa Siàvoia sur des
9ecopf]uaxa29.
C'est ainsi que Gecopeïv s'emploie le plus souvent dans le sens non
restreint suivant: le verbe Gecopeïv signifie «observer», «examiner»,
«étudier» et Gecopia signifie «observation», «examen», «étude»30. On
peut noter que, même utilisé en un sens non-restreint, Gecopéco veut dire
encore connaître actuellement. Comme l'on verra, la Gecopia idéale de
l'homme ne diffère d'aucune autre Gecopia par son activité, mais
seulement par son objet, à savoir Dieu.
Le terme Gecopia s'utilise ainsi chez Aristote dans trois sens
connexes, mais distincts. La signification originale qui veut dire
«regarder» et le sens restreint du terme sont moins fréquents. Au sens restreint
Aristote définit la Gecopia comme voulant dire l'exercice ou l'utilisation
de la connaissance (è7iicrcf|ur|) qu'on possède déjà. Finalement, Gecopia
s'emploie le plus souvent au sens non-restreint d'« observation»,
«examen», «étude».
On a vu quelle est la nature de la contemplation en tant qu'activité.
Telle est la signification horizontale de la Gecopia. Reste à voir quelle est
la nature de la contemplation sur l'échelle verticale, dans le domaine des
objets de la Gecopia, dans la hiérarchie des sciences.

3. L'objet de la contemplation la plus élevée se trouve dans le domaine de


la métaphysique

La contemplation est évidemment une activité qui porte sur des


objets. Chez Aristote, l'objet vers lequel l'homme dirige son intellect est
important en ce qu'il possède une connotation éthique31. Les sciences

28 Dans le cas de (b) A devrait être fait parce que A est un moyen envers C et C est la
fin (le devenir tant de A que de C est contingent). Dans le cas de (c) A est un moyen envers
C, parce que A est toujours B et B est toujours C (pas de contingence). Cf. EE V ( = EN
VI), v, 3, 1140 a 31 - 1140 b 3.
29 EN X, IV, 10, 1175 a 14-15. Cf. Protrep. Fr. 11 Ross (= B 17, B 20 During):
Oùkoûv ei yeyôvauev, 8fjA.ov on koù èauèv ëveica toù (ppovfjaai ti icai uaOeïv. icataâç âpa
Katâ ye toùrov tôv X.ôyov IluGayôpaç eïpn.KEV ©ç èni tô yvcovai te icai Gecopfjaai nâç
&v8p<ortoç Ô7tô toù OeoC auvÉatTiicev.
30 Cf. e.g. ££V(= EN \l),m,2, 1139 b 22; IV, 4, 1140 a 11-12; v, 5, 1140 b 9-10;
vu, 4, 1 141 a 25; £# X, ix, 23, 1181 b 15-23; Pol. VII, H, 2, 1324 a 19-20 itoA.micfi 9ecopia;
APo I, 33, 89 b 9 fjGiicfi Oaopia; Bonitz, Index ... 328 a - 329 b.
91 C'est ainsi qu'il importe pour Dieu de ne pas contempler un objet inférieur à
lui-même — cf. Met. A (XII), ix, 1074 b 32-33.
La contemplation humaine selon Aristote 393

inférieures portent sur des biens inférieurs. La poursuite de la sagesse


(qn^o-aocpia) consiste à monter dans la hiérarchie des sciences, des
objets inférieurs aux causes les plus élevées et au bien suprême32. La
contemplation au sens large est le chemin ou l'acte de la philosophie33.
Ainsi, pour arriver à l'objet suprême de la Gecopia, il s'agit de parcourir
le chemin de la sagesse, dont la possession est le but recherché par le sage.
Tout comme la Gecopia, les termes aoqria et (piÀoaocpia, possèdent
chez Aristote tant une signification restreinte qu'une signification
non-restreinte. Au sens restreint la ao(pia est l'état achevé de la sagesse,
c'est-à-dire de la connaissance de l'objet le plus élevé, dont la quXooxxpia
est l'état premier, c'est-à-dire la poursuite de cette connaissance34. Cette
distinction technique se trouve une fois dans EN35. Dans leurs sens
non-restreints la aoqria et la cpiXoaocpia signifient plus largement
«investigation», ou «science» et «sagesse» en général56. L'explication
de cette signification non-restreinte ressemble à celle de la signification
non-restreinte de Gecopia. Dans la pratique l'homme ne reste pas dans
l'état du «savoir» le plus élevé, mais apprend, c'est-à-dire poursuit
continuellement la vérité37.
La philosophie (cpiAxxrocpia) au sens restreint, c'est-à-dire la
poursuite de la connaissance de l'objet le plus élevé, consiste à monter dans
la hiérarchie des sciences, premièrement vers les trois sciences suivantes :
les mathématiques, la physique et la théologie (en ordre d'importance

32 Cf. EN I, m, 1094 a 1-26; Protrep. B 33-35 During.


33 EN X, vil, 1-4, 1177 a 12-34; IX, 13, 1179 a 22-32.
3* En ce qui concerne la traduction de aocpict et qu^oaoqûa, on notera d'abord que
c'est un mauvais principe de traduire deux mots par le même terme. R.A. Gauthier, La
Morale d Aristote, Paris, 19733, pp. 103-4 voudrait le faire cependant, parce qu'il maintient
qu'on traduirait mieux la acxpia par «philosophie» que par «sagesse» à cause des
implications morales du terme «sagesse» en français, qui sont absentes de la croqua
aristotélicienne. Mais L. Couloubaritsis, Sophia et Philosophia chez Aristote dans Annales
de l'Institut de Philosophie 1978 (10), pp. 7-38 a montré l'importance d'observer les deux
parties de la quXo-croqûa, «amour de la sagesse», «poursuite de la sagesse», qui se distingue
clairement de l'état parfait de la sagesse. L'on traduira quÀ.ocroqûa alors par «philosophie»
et ooqûa par «sagesse», tout en tenant présents à l'esprit leurs sens spécifiquement
aristotéliciens et en notant que la Getopia doit se comprendre à chacun de ces deux niveaux
— la Oetopia qui signifie «étude» au niveau de la quXoaoqûa et la Oecopia qui signifie
contemplation de l'objet le plus élevé au niveau de la croqua.
35 EN X, vu, 3, 1 177 a 22-27. Voir Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ... Vol.
II, p. 880 ad Mil a 26-27.
36 Par ex. EN X, IX, 22, 1181 b 15; Pol. Ill, vu, 1, 1282 b 23; Met. A (XII), vm, 1074
b 11; Meteor. II, i, 353 b 6.
37 Cf. W.F.R. Hardie, Aristotle's Ethical Theory, Oxford, 19802, p. 344.
394 John Dudley

croissant38), qui toutes sont les activités spéculatives (9ecopr|TiKai) de


l'intellect, qui s'opposent aux ôidvoiai pratiques et productrices39. La
physique s'occupe d'objets qui existent séparément, mais qui ne sont pas
immuables ; certaines branches des mathématiques s'occupent de choses
qui sont immuables, bien que probablement non-séparables, présentes
dans la matière. Mais la science première s'occupe d'objets tant sépara-
bles qu'immuables40. Cependant, de ces trois sciences, seule la théologie
ou science première (plus tard la métaphysique41) est la philosophie au
sens le plus exact42, puisqu'elle seule poursuit l'objet le plus élevé.
La science de la Première Substance et en conséquence des premiers
principes tombe dans Met. dans le domaine de la philosophie (c'est-à-
dire, de la philosophie au sens le plus exact du mot, à savoir la
philosophie première43. Pareillement, dans Y Éthique, la sagesse est la
science des êtres les plus honorés: «Ainsi la sagesse (aocpia) doit être la
raison intuitive (voùç) et la connaissance scientifique (è7ucm)ur|) — la
connaissance scientifique des objets les plus honorables qui a pour ainsi

38 Voir W.D. Ross, Aristotle's Metaphysics, A Revised Text with Introduction and
Commentary, 2 Vols., Oxford, 1953, Vol. I, p. 353. La physique a un statut plus élevé que
les mathématiques. La physique serait la science la plus élevée, si la première philosophie (la
métaphysique) ne lui ôtait pas la première place. Cf. Met. E (VI), I, 1026 a 27-29; Met. K
(XI), vu, 1064 b 9-11. Dans Met. K (XI), vu, 1064 b 2-3 les sciences spéculatives sont
données dans l'ordre suivant : la physique, les mathématiques, la théologie. Mais cette liste
ne représente pas l'opinion d'Aristote sur l'ordre de valeur de ces sciences. Cependant on
peut noter que c'était ce dernier ordre qui fut adopté au Moyen Age comme étant l'ordre de
leur valeur.
39 Met. E (VI), i, 1026 a 18-19 (cf. EE V (= EN VI), vm, 6, 1142 a 17-18); Met. E
(VI), i, 1025 b 25 EE V (= EN VI), H, 3, 1139 a 27-28. Parmi les ôuzvoun pratiques se
trouvent les sciences éthiques et politiques (les moyens envers le bonheur humain). Aristote
dit que la aocpia ne les considère pas (EE V [= EN VI], xn, 1, 1 143 b 19-20), et elles sont
ainsi exclues de la sagesse au sens restreint.
40 Met. E(VI), i, 1026 a 13-16.
41 On ne soulèvera pas ici la question de savoir quel est l'objet de la métaphysique et
si la théologie (8eoA.oyiKf|) s'identifie avec la métaphysique ou philosophie première
(npcoxTi (piXoao(pia).
42 Met. T (IV), m, 1005 b 1-2; E (VI), i, 1026 a 13-16, 23-32; K (XI), iv, 1061 b 19-
33; cf. Phys. I, ix, 192 a 35-36; II, n, 194 b 14-15; De Cad. I, vm, 277 b 10. La philosophie
physique ((puaucfi <piXoao(pia) (De Longaevitate I, 464 b 33; Part. An. II, vil, 653 a 9) n'est
que la seconde philosophie, Ôeoiépa (piXocrocpia (Met. Z (VII), xi, 1037 a 15). Aristote
appelle la physique la «seconde philosophie», parce que son domaine n'est pas celui des
objets les plus élèves (qui appartiennent au domaine de la première philosophie/la
métaphysique). La physique est une poursuite de la sagesse, mais pas au sens le plus formel,
puisque strictement la poursuite de la sagesse (cpiXoaocpia) signifie la poursuite de la
connaissance des objets les plus élevés.
43 Met. r (IV), m, 1005 a 35.
La contemplation humaine selon Aristote 395

dire reçu son achèvement»44. «A partir de ce qui a été dit il est clair que
la sagesse (philosophique) est tant la connaissance scientifique que la
compréhension intuitive des objets les plus honorables en nature»45.
Ainsi la philosophie au sens restreint consiste en la poursuite de la
connaissance de l'objet le plus élevé. La contemplation (Gecopia) est l'acte
de la philosophie. La poursuite de l'objet le plus élevé conduit, comme on
a vu, dans le domaine de la métaphysique. En conséquence, la sagesse et
la contemplation qui est source du bonheur suprême de l'homme, ont
aussi leur objet dans le domaine de la métaphysique46.
Au moyen de la hiérarchie des sciences, l'activité suprême de
l'homme a été ainsi restreinte, en ce qui concerne son objet le plus élevé, à
la science suprême, qui est la philosophie première ou la métaphysique.
Mais à l'intérieur de la métaphysique il existe aussi une hiérarchie
d'objets, et l'on verra que la contemplation suprême de l'homme est la
contemplation de l'objet le plus élevé de la métaphysique, à savoir Dieu.

4. L'objet propre de la contemplation est Dieu

II est clair que l'objet le plus élevé de la Métaphysique est Dieu.


Revenant maintenant du domaine scientifique de Met. vers Y Éthique, on
peut se demander si l'objet suprême de la métaphysique n'aura pas une
importance dans la philosophie pratique. Étant donné que l'activité
idéale d'Aristote est intellectuelle, ne serait-il pas étrange que l'objet
suprême de la science la plus élevée n'ait pas d'importance éthique?
Cependant, un nombre considérable d'exégètes ont négligé ou rejeté Dieu
comme étant l'objet suprême de la contemplation. Cette doctrine d'une
importance vitale pour la compréhension de Y Éthique est néanmoins bien
fondée dans le texte. On examinera d'abord EN et puis EE.
Plusieurs passages dans EN suggèrent que la Gecopia qui est la source

44 EE\ (= EN VI), vil, 3, 1 141 a 18-20: &ox* ein âv f| aocpia voCç Kai è
ôaJiep Ke(paXf)v ëxouaa &ciarf|HTi trôv TiuicoTâtcov. Cf. Gauthier-Jolif, L'Éthique à
Nicomaque ... Vol. II, pp. 491-2. ta xv^miaxa sont, bien sûr, les êtres supérieurs à
l'homme.
45 EE\(= EN VI), vu, 5, 1 141 b 2-3 : èK 8f| ràv eipT|uëvcov ôfjkov ôti r\ ao(pia èaù
Kai è7tiaTf||iTi Kai voûç xrôv tiuicotôtcov tfj (pûaei.
46 Pierre Defourny, L'activité de contemplation dans les Morales d'Aristote, dans
Bulletin de l'Institut historique belge de Rome, 1937 (18), pp. 96-7 écrit: «... la science
établissant l'homme dans l'eudémonie semble être la branche de la connaissance théorique
qui a Dieu et tout ce qui se rapporte à lui comme objet et que les traités métaphysiques
appellent philosophie première ou théologie». Cf. Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque
... Vol. II, pp. 852-3.
396 John Dudley

du bonheur parfait a Dieu pour objet. Premièrement, Aristote dit que


aîaOr|aiç, Siàvoia et Gecopia sont dans leur meilleur état quand elles sont
dirigées vers les meilleurs de leur objets et que cette activité est la plus
parfaite et la plus agréable47. Mais le meilleur objet de la Gecopia ne peut
être que Dieu.
Deuxièmement, Aristote dit que l'activité de l'intellect (qui est la
6ecopia) constitue le bonheur parfait quand il agit selon ràpexf| qui lui
est propre48. Mais il est logique que l'intellect, qui est immatériel,
devrait, quand il agit selon l'excellence qui lui est propre, avoir comme
objet l'immatériel et l'objet immatériel le plus excellent, à savoir Dieu49.
Finalement, Aristote affirme que l'activité de l'homme est plus
parfaite quand elle est la plus proche de l'activité de Dieu. Il expose que
la Gecopia est la seule activité qui puisse être attribuée à Dieu et il
conclut: «En conséquence l'activité de Dieu, qui excelle en béatitude,
serait contemplative; et des activités humaines, donc, celle qui est la plus
apparentée à celle-ci la plus grande source de bonheur. Une autre preuve
est que les autres animaux ne participent pas au bonheur, étant
complètement privés d'une telle activité. Car toute la vie des dieux est
bienheureuse, et celle des hommes dans la mesure où ils ont une certaine
ressemblance à une telle activité. Mais aucun des autres animaux n'est
heureux, puisque d'aucune façon ils ne participent à la
contemplation»50. L'activité de Dieu consiste en la contemplation de Dieu. Alors
il s'ensuit que l'activité parfaite de l'homme, comme imitation de
l'activité de Dieu, consiste en la contemplation de Dieu. Ainsi dans EN
l'objet propre de la contemplation est Dieu.
Dans EE l'identification de l'objet propre de la contemplation
dépend de l'interprétation de ô Geôç dans la conclusion de EE VIII.
L'interprétation de ô Geôç dans ce passage est en effet d'une importance
fondamentale pour l'interprétation du système moral entier d'Aristote.
Si l'on interprète ô Geôç comme signifiant l'intellect de l'homme, alors la
conclusion de EE sera une exhortation à cultiver son intellect. Par
contre, si ô Geôç signifie le Dieu de Met. A (XII), alors la conclusion de

47 EN X, IV, 5, 1174 b 14-23; voir argument similaire X, iv, 7, 1174 b 26-31.


48 ENX,\n, 1, 1177 a 12-17.
49 Cf. Gauthier, La Morale ... p. 122 : «... l'activité de contemplation est parfaite si
l'intellect d'où elle procède est parfait, et l'intellect est parfait qui possède sa vertu propre ...
et s'unit à son objet le plus haut — Dieu». Cf. Met. A (XII), vu, 1072 b 18-19: fj ôè vônaiç
f^ KaQ" auxfjv toû tcaG' auto àpiatou, kcù f\ uâ^icrra too \iakiaxa. Cf. aussi supra notes (44)
et (45).
î0 EN X, Vin, 7-8, 1178 b 21-28. Il s'agit ici d'un passage dialectique.
La contemplation humaine selon Aristote 397

EE sera une exhortation à orienter sa vie tout entière au service du Dieu


de la Métaphysique.
Dans cette conclusion Defourny expose la relation des termes
psychologiques et des comparaisons médicales comme suit51 :
La partie irrationnelle de l'âme: xô àpxôuevov = ce auquel la
(ppôvr|aiç commande.
La partie rationnelle de l'âme: tô âpxov = îaxpiKf| = (ppôvr|mç.
La partie suprême de l'âme: uyieia = tô 9ea>pT|TiKÔv = ô Geôç.
Son exposé corrige celui de von Arnim52. Cependant deux éléments
dans le tableau ci-dessus sont inexacts. Premièrement, tô âpxov dans EE
VIII, iii, 15, 1249 b 9-15 se réfère à toute la partie rationnelle de l'âme,
non seulement à cppôvnaiç. Deuxièmement, tô 6ea)pT|TiKÔv et ô Geôç ne
sont pas identiques. Defourny maintient que: «Par rapport aux activités
moins élevées la faculté de contemplation (9e(opr|TiKÔv), la connaissance
de Dieu (Geœpia toô Geoù) et l'objet de la contemplation (ô Geôç) se
confondent dans la perspective d'une même fin» 53. Il estime que cette fin
n'est pas la contemplation (au sens de l'adoration) et le service de Dieu,
mais la «science du divin»54. Defourny est amené à cette conclusion
parce qu'il maintient erronément qu'en 1249 b 13-15 «Dieu (ô Geôç) est
brusquement substitué au GecopriTiKÔv.» De même Dirlmeier55 concluf
que ô Geôç (1249 b 14) est identique à tô GecoprjTiKÔv (1249 b 13). Pour
Dirlmeier, cependant, ce deuxième «Dieu» est le voùç humain, un Dieu
immanent, le «Dieu en nous», qu'il interprète au sens d'un dieu de la
religion populaire56, qui est clairement distingué du Dieu métaphysique
de Met. A (XII).

51 Defourny,
52 Hans von Arnim,
L'activité
Die de
dreicontemplation
aristotelischen...Ethiken,
p. 93. Akademie der Wissenschaften
in Wien. Philosophisch-historische Klasse. Sitzungsberichte 202, Bd. 2. Abhandlung,
Wicn-Leipzig, 1924, p. 67 sq.; Das Ethische in Aristoteles' Topik. Sitzungsberichte 205,
Bd. 4, 1927, p. 35 sq.; Eudemische Ethik und Metaphysik. Sitzungsberichte 207, Bd. 5,
1928,p. 25 sq.
53 Defourny, L'activité de contemplation ... p. 92.
54 Pour des auteurs qui pour EN tirent la même conclusion à l'égard de l'activité
idéale de l'homme que Defourny pour EN et EE, voir infra p. 409, n. 119.
55 F. Dirlmeier, Aristoteles, Werke, in deutscher Vbersetzung, herausgegeben von
Ernst Grumach, Band 7, Eudemische Ethik, Berlin, 1962, p. 499, suivi de Ingemar
During, Aristoteles, Darstellung und Interpretation seines Denkens, Heidelberg, 1966,
pp. 451-4; Hans Joachim Kramer, Grundfragen der aristotelischen Théologie, dans
Théologie und Philosophie 1969 (44), pp. 374-5; Gunther Bien, Die Grundlegung der
politischen Philosophie bei Aristoteles, Munich, 1973, p. 1 57 ; Artur von Fraostein, Studien
zur Ethik des Aristoteles, Amsterdam, 1974, pp. 386-90.
56 Dirlmeier, Eudemische Ethik ... p. 502.
398 John Dudley

L'interprétation de Dirlmeier (et par conséquent celle de Defourny)


fut rejetée de façon décisive au Ve Symposium Aristotelicum sur EE en
196957. Contre Dirlmeier, il faut d'abord indiquer qu'il n'y a aucune
raison pour maintenir que Dieu est un substitut ou un équivalent du
08copr|TiKÔv. Dieu est l'objet du 9ecopr|TiKÔv, non pas son substitut58.
Deuxièmement, le contexte immédiat s'oppose à l'interprétation de
Dirlmeier, surtout l'affirmation que Dieu n'a besoin de rien59. Dirlmeier
écrit: «Zweitens entsteht der Widerspruch, dass dieser Gott [se. le Dieu
de Met. A (XII)] nichts braucht, aber doch Geparceia bekommen soil»60.
Mais le fait que l'homme devrait servir Dieu n'implique pas que Dieu ait
besoin de service61.
Troisièmement, il n'y a pas de passage parallèle chez Aristote où
l'intellect est appelé un dieu62. Dans Protrep. B 108-1 10 Diiring, Aristote
cite Euripide: «L'intellect est le dieu en nous». Mais il apparaît
clairement qu'il utilise un langage métaphorique dans ce passage63. Le
passage Pol. Ill, xi, 4, 1287 a 28-32 est parallèle à EN I, vi, 3, 1096 a

57 Enrico Berti, Multiplicité et unité du Bien selon EE 1 8, p. 183; W.J. Verdenius,


Human reason and God in the Eudemian Ethics, pp. 288-297; C.J. Rowe, The meaning of
(ppôvnaiç in the Eudemian Ethics, pp. 86-7; G. Verbeke, La critique des Idées dans
l'Éthique Eudémienne, p. 1 54, n. 77 ; dans Untersuchungen zur Eudemischen Ethik, Akten des
5. Symposium Aristotelicum, herausgegeben von Paul Moraux und Dieter Harlfinger,
Berlin, 1971. Dirlmeier est réfuté aussi par Olof Gigon, Zwei Jnterpretationen zur
Eudemischen Ethik des Aristoteles, dans Museum Helveticum 1969 (26), pp. 214-5; Théo
Gerard Sinnige, Cosmic religion in Aristotle, dans Greek, Roman and Byzantine Studies,
1973 (14), pp. 23-4. Tous ces auteurs soutiennent l'interprétation traditionelle et naturelle
de ô 6eôç qui est celle de Werner Jaeger, Aristoteles, Grundlegung einer Geschichte semer
Entwicklung, Zweite verânderte Auflage, Berlin, 1955, p. 253; W.D. Ross, Aristotle,
Londres, 19495, p. 234; Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ... Vol. II, pp. 561-3;
Troy Organ, Randall's Interpretation of Aristotle's Unmoved Mover, dans Philosophical
Quarterly 1962 (12) p. 304; Hardie, Aristotle's Ethical Theory, p. 341.
58 Voir infra p. 400 n. 75. Cf. Gigon, ibid., p. 214: «AuBerdem kommt es sicherlich
vor, daB Aristoteles sich iiber den Gegenstand des Oeœpeîv und voeîv des Menschen nicht
nâher âuBert. Hier aber wird dieser Gegenstand mit aller Deutlichkeit genannt: ô Geôç».
59 Rowe, ibid., p. 86; Berti, ibid., p. 183; Verbeke, ibid., p. 154; Gigon, ibid.,
p. 214.
60 Dirlmeier, Eudemische Ethik ... p. 499.
61 Cf. Gigon, ibid., pp. 214-5 : «Schon die Diskussion des platonischen Euthyphron
12E-15B zeigt, wie sehr es der philosophischen Ûberlegung daran liegt, die Oepaiteia 8ewv
fur eine Dienstbarkeit in Anspruch zu nehmen, die sich gerade nicht in irgendwelchen
Leistungen fur die Gottheit manifestiert, sondern in der Huldigung, wie sie der Gottheit als
einem xiuiov zukommt (vgl. EN 1101 b 18 ff.), und damit auch in jenem gottgemàBen
Handeln, in dem sich der Mensch als uetéxcov Geioo tivôç erweist und dadurch als befahigt,
eine Eudaimonie zu erlangen, die derjenigen Gottes àhnlich ist (vgl. 1217 a 22-29)».
62 Cf. Verdenius, ibid., pp. 289-90; Rowe, ibid., p. 86.
63 Cf. Verdenius, ibid., p. 289; Gigon, ibid., p. 214.
La contemplation humaine selon Aristote 399

24-25 et EE I, vm, 7, 1217 b 31 et ne prouve nullement que le voùç de


l'homme est appelé un dieu. Verdenius écrit contre Dirlmeier de façon
convaincante: «It is significant that in EE VII 14, 1248 a 26 ff. Ar. speaks
of God as moving the universe but of to èv fjuîv Geîov, and not of ô èv
fjuîv 6eôç64.» Dirlmeier maintient avec raison que Plat. Resp. 589 a-592a
eut une influence majeure sur la conclusion de EE65. Mais ici encore
Platon, comme Aristote, n'appelle pas le voOç en l'homme ô Geôç, mais
tô Geîov (589 d, 590 d) et tô OeiÔTaiov (589 e).
Quatrièmement, Dirlmeier maintient que l'ordre Geparceueiv-
Gecopeîv est plus naturel si ô Geôç est le voCç humain: «... selbst-
verstândlich ist die Pflege der Denkkraft die Voraussetzung fur den
Blick auf den All-Gott ...»66. Mais Verdenius interprète correctement :
«Ar. uses a popular phrase (Geôv Geparceûeiv) and adds his own
definition (explanatory Kai) [1249 b 20] »67.
Il s'ensuit que ô Geôç dans la conclusion de EE n'est pas le voùç
humain, mais l'objet de la contemplation. L'interprétation de Dirlmeier
est particulièrement dangereuse, à cause de l'importance de la doctrine en
question et à cause de la grande influence du commentaire de Dirlmeier,
surtout en Allemagne68.
Rowe et Gigon proposent une autre interprétation de la psychologie
de la conclusion de EE69. Ils maintiennent que tô Gecopr|TiKÔv signifie
l'ensemble de la partie rationnelle de l'âme (= tô âpxov), qu'ils tiennent
pour indivisée. Ils veulent que la (ppôvncnç soit l'àpeTf| de cette partie
rationnelle unitaire de l'âme (= icrcpiicf)). Ils prennent 6yieia comme
l'équivalent du «règne de dieu». Mais cette interprétation est
indéfendable, puisque apxr|v (1249 b 11) est dite divisée en deux et ne peut être
divisée en Dieu (ou le règne de dieu) et le GecopnTiKÔv. En outre
l'interprétation de Rowe et de Gigon, comme l'on verra au paragraphe
suivant, est incompatible avec la psychologie de EE II et de tout autre
traité d'Aristote. Dans EE II la partie rationnelle de l'âme (tô Xôyov
é^ov ou le voûç) n'est pas unitaire, mais divisée en deux parties70. Il n'est
pas possible que la (ppôvnaiç soit la vertu de ces deux parties. Ainsi une
solution plus ample de ce problème psychologique s'impose.

6* Verdenius, ibid., pp. 290-1.


65 Dirlmeier, Eudemische Ethik ... p. 503.
66 Dirlmeier, Eudemische Ethik ... p. 504.
67 Verdenius, ibid., p. 294. Cf. aussi Verbeke, ibid., p. 154.
68 Voir supra n. 55.
69 Rowe, ibid., pp. 86-7; Gigon, ibid., pp. 213-4.
70 Cf. infra n. 74.
400 John Dudley

Selon la psychologie de EE, l'âme a deux parties qui ont part à la


raison (koyoç), dont l'une par nature a la capacité de commander, l'autre
d'obéir71. Nous devrions prendre en considération la partie irrationnelle
de l'âme le moins possible et vivre selon la partie qui commande72. La
division de la partie rationnelle de l'âme (tô Àôyov ë%ov ou le vouç) en un
TtpaKiiKÔv (X,oyiaxiKÔv) et un GecopnTtKOv (èTuaxriuoviKÔv), comme
dans Pol. 73, se trouve aussi dans EE7*. La fonction du GecopnTiKOv est la
contemplation de Dieu75. Or Dieu ne commande pas, mais est la fin en
vue de laquelle la sagesse pratique ((ppôvnmç) commande76. Ainsi
(ppôvncnç (non pas le GecopnxiKÔv) est la vertu du rcpaKTiKÔv, la
subdivision de la partie rationnelle de l'âme (tô Xôyov e/ov) qui
commande la partie irrationnelle (tô c&oyov).
Les deux subdivisions de la partie de l'âme qui commande sont
comparables l'une à la science médicale et l'autre à la santé77. La
sagesse pratique ((ppôvnaiç) est l'équivalent de la science médicale et le
GecopnTiKÔv (avec son but, la Geœpia de Dieu) l'équivalent de la santé78.
71 EE II, i, 15, 1219 b 28-31. La vertu (àpetfi) de la partie de l'âme qui commande est
le groupe des vertus intellectuelles (8iavoT|Tiicai), qui sont appelées collectivement la vertu
intellectuelle (ôiavoT|Tucf) âpexf)). La vertu (àpexf|) de la partie de l'âme qui est sujette et
irrationnelle (tô âA.oyov), quoique capable de suivre la partie rationnelle (tô A.ôyov ëxov),
est le groupe des vertus morales, qui prises ensemble constituent la vertu morale (fjOiKf]
dpETf)). Cf. EE II, 1, 19-20, 1220 a 5-1 1 ; EN X, vm, 2, 1 178 a 16: f) toû tîOouç àpeTf| ; EN X,
vin, 1, 1178 a 9: ô [se. pioç] Korea tt|v âAAnv àpeTf|v.
72 EE VIII, m, 17, 1249 b 21-23; EE VIII, m, 14, 1249 b 6-9.
73 Pol. VII, xiii, 6-7, 1333 a 16-30.
7* EE II, iv, 1, 1221 b 30: nepi toû ttcoç êxei [= tô GeoopriTiKÔv] et Jtepi yevéaecoç =
[tô TtpaKTiKÔv]. Cf. von Fragstein, Studien ... p. 217. Voir aussi EE V (= EN VI), I, 5-6,
1 139 a 5-15. Dans EE VIII, le TtpaicTucôv n'est pas mentionné explicitement. Mais il ne peut
y avoir un 6eœpT|TiKÔv sans un rcpaKTiicôv, puisque le 8ea)pT|TiKÔv est ici clairement distinct
de la (ppôvnaiç (EE VIII, m, 15, 1249 b 13-15). Voir supra p. 399. Depuis que Kenny, The
Aristotelian Ethics ... a montré que les livres communs appartiennent en premier lieu à EE
(voir supra n. 12), on sait que (ppôvriaiç dans EE VIII ne peut avoir une autre signification
que dans EE V (= EN VI). C'est d'ailleur le résultat auquel Defourny, L'activité de
contemplation ... pp. 93-4 était parvenu. Celui-ci écrit contre l'interprétation de <ppôvnaiç
dans la conclusion de EE par Jaeger (Aristoteles ... pp. 249-253): «l'interprétation de la
finale [se. de EE] que nous avons suffisamment établie, témoigne au contraire d'une
conception de la (ppôvnaiç correspondant exactement ... à la (ppôvnaiç de la Morale
nicomachéenne : sa subordination, et non son identification, au OecopriTiKÔv est nettement
indiquée».
7î EE VIII, m, 16, 1249 b 17 tt)v toù 8eoû Oecopiav; 1249 b 20 tôv 0eôv ... Oeœpeîv.
Voir supra pp. 397-399.
76 EE VIII, m, 15, 1249 b 13-15 : où yàp èrciTaicTucôç âpxcov ô Geôç, àM.' ou ëveica r\
(ppôvT|aiç èTtiTÔTTei. Cf. infra n. 89.
77 EE VIII, m, 15, 1249 b 9-13.
78 EE VIII, m, 15, 1249 b 13-16. Pour la contemplation comme but de la sagesse
pratique cf. infra n. 89.
La contemplation humaine selon Aristote 401

Mais l'homme vit en vue de la santé et non pas en vue de la science


médicale79. Ainsi la vie selon la partie rationnelle de l'âme (tô ^ôyov
êxov) qui a en vue l'exercice du 9ecopr|TiKÔv, est la meilleure et la plus
heureuse pour l'homme.
On peut donc conclure que la relation des termes psychologiques et
des comparaisons médicales à la fin de EE est la suivante :
La partie irrationnelle de l'âme (tô â^oyov: EE VIII, i, 5, 1246 b 13)
= tô àpxôuevov {EE VIII, i, 4, 1246 b 12; EE VIII, m, 15, 1249 b 10) =
ce à quoi la (ppovrjaic commande.
La partie rationnelle de l'âme = tô ap/ov {EE VIII, i, 4, 1246 b 1 1,
EE VIII, m, 15, 1249 b 10), qui est divisée en deux parties:
1) tô koyiaTiKÔv {EE VIII, i, 5, 1246 b 19), la faculté dont la
(ppôvTiaiç {EE VIII, i, 5-7, 1246 b 23, 34-35; EE VIII, m, 15,
1249 b 14) est la vertu (= rcepi yevéaeœç dans EE II, iv, 1,
1221 b 30 — cf. supra note (74) : (ppôvr)<Tiç = îaTpiKf).
2) tô OecopnTiKÔv {EE VIII, m, 15, 1249 b 13) = uyieia
(= nepi toO tic5ç exei dans EE II, iv, 1, 1221 b 30 — cf. supra
note (74)).
La vertu du 0ecopr|TiKÔv est la contemplation (Gecopia) du Dieu
métaphysique de Met. A (XII).
Il est clair que la conclusion de EE est hautement elliptique.
Néanmoins les données sont telles qu'aucune simplification de la
psychologie et aucune réduction de l'entière importance métaphysique du
passage ne sont possibles.
Puisque EE s'accorde avec EN pour dire que l'objet propre de la
contemplation est Dieu80, il n'est pas nécessaire de recourir à la
conjecture de von Arnim81 qui voudrait qu'un scribe chrétien aurait
changé voûç en Oeôç, èvepyeïv en Geparceuetv parmi d'autres
changements dans EE VIII, m, 16.
Ainsi a-t-on vu que l'activité la plus élevée de l'homme selon
Aristote est la contemplation de Dieu. D'où l'activité suprême de
l'homme ressemble à celle de Dieu, qui consiste à se contempler lui-
même. Avant d'examiner plus loin la ressemblance entre l'activité idéale
de l'homme et l'activité de Dieu, il est nécessaire cependant de se faire
d'abord une idée plus claire de la vie idéale de l'homme dans la pratique.

79 EE VIII, m, 15, 1249 b 12-13.


80 Cf. Defourny, L'activité de contemplation ... p. 101 : «De part et d'autre [ se.
dans EN et EE] Aristote n'a en vue que la seule ôscopia xoû 9eoû».
81 H. von Arnim, Die drei aristotelischen Ethiken ... pp. 67-71.
402 John Dudley

5. La vie contemplative et la contemplation de Dieu

II est raisonnable de supposer que l'idéal éthique d'Aristote n'est pas


purement théorique, mais qu'Aristote voulait qu'il fût mis en pratique82.
Cet idéal éthique, Aristote l'appelle le 0ecopr|TiKÔç pioç. Il est clair que
l'activité idéale pour l'homme est la 0ecopia, et on a vu que l'objet propre
de la contemplation est Dieu. Mais personne ne peut contempler Dieu
sans interruption jour et nuit. Premièrement, il y a d'autres actions
nécessaires dans la vie, et si Aristote voulait que son |3ïoç idéal soit mis en
pratique, il a dû penser à celles-ci. Il ressort cependant de Y Éthique
qu'Aristote, outre la contemplation, a considéré les autres aspects de
la vie contemplative. Quand Aristote parle dans YÉthique du fait que
l'homme dort83 et qu'il s'amuse84, cela montre qu'il a pensé à ces aspects
de la vie et que finalement la vie idéale est une vraie vie conçue comme
possible et réalisable. L'homme idéal dormira et s'amusera, de même
que tous les autres hommes, et il agira selon la vertu morale85 quand
il a besoin d'accomplir des actions autres que la contemplation. Le
BecopnTiKÔç pioç ne signifie donc pas l'exercice d'une seule activité, mais
toute une manière pratique de vivre, y compris dormir, s'amuser et toutes
les autres actions nécessaires dans la vie, aussi bien que l'activité
contemplative, qui est la partie la plus importante du 9eoûpr|TiKÔç (Moç
qui le caractérise. Il faut donc distinguer la signification de la Gecopta de
celle du 0ecopr|TiKÔç (3ioç.
Puisque tant la contemplation que la vertu morale sont incluses dans
la vie contemplative, il y a en premier lieu une certaine juxtaposition de
ces éléments dans une seule vie86. Il existe cependant une relation plus
étroite entre la contemplation et la vertu morale. Par la vertu morale, un
homme acquiert une maîtrise de soi, qui est un avantage pour contempler
le plus possible87. Par la contemplation un homme est entraîné à
contempler davantage88, et il fera ainsi tout le reste dans sa vie (y

82 ENX,IX, 1, 1179 a 35 - b 2.
83 ENl, vin, 9, 1099 a 1.
84 EN X, vi, 6, 1176 b 34- 1177 a 1.
85 ENX, vin, 6, 1178b 5-6.
86 Cf. Dirlmeier, Nikomachische Ethik ... p. 593: «Auch der 'Weise' verwirklicht
ethische Tugend, nur daB es ihm (das ist immer eine verschwindend kleine Minderzahl)
gegeben ist, nàher an Gott heranzukommen als den ubrigen wertvollen Menschen».
87 EN I, xiii, 15-17, 1102 b 13-28; EN IX, vin, 8, 1169 a 15-18.
88 EE VI (= EN VII), xii, 5, 1153 a 20-23; EN X, vu, 4, 1177 a 33-34: ôacp ...
\iàXKo\.
La contemplation humaine selon Aristote 403

compris les actions morales) pour vivre selon son intellect89, c'est-à-dire
pour contempler le plus possible.
A part le temps requis pour les autres actions nécessaires dans la vie,
l'homme idéal consacre tout son temps à la contemplation. Mais tant
qu'il aimerait pouvoir le faire, il ne peut pas toujours contempler Dieu.
Toute contemplation n'est pas contemplation de Dieu. Comme on l'a
vu, il existe un sens large et moins spécialisé de 0ea>pia, qui signifie
«observer, examiner, étudier». La contemplation de Dieu est la forme la
plus élevée de la Gecopia et la aocpia. Mais dans la vie, comme on l'a
signalé, il est nécessaire à un moment de s'engager dans le uavGàveiv
et la cpi?ioaocpia pour pouvoir à un autre moment s'engager dans la
Gecopia et la aocpia les plus élevées. L'homme doit considérer Dieu par le
moyen de l'étude des causes et ainsi parvenir aux différents aspects sous
lesquels Dieu peut être vu en éthique, en cosmologie90, en physique, en
métaphysique91. Aristote écrit: «Nous considérons premièrement donc
que le sage connaît toutes choses autant que possible, quoiqu'il n'ait pas
une connaissance de chacune dans le détail»92. Ainsi le sage étudie
toutes les sciences.
La Gecopia, l'acte de la cpiX,oaocpia, consiste alors dans l'étude de
toutes les sciences. Mais comme Dieu est l'objet suprême et donc propre
de la contemplation, le but de toute contemplation directement ou
indirectement est de s'élever vers Dieu, qu'on parvient à contempler de
temps en temps et qu'on peut alors «regarder», jusqu'à ce que l'état
parfait de contemplation cesse, comme il le doit93. Dans cet état

89 EN X, vu, 8, 1177 b 33-34: nàvza noieïv Ttpôç xô Çfjv kotô tô Kpâxurxov xcov èv
amâ>. L'action morale vertueuse (rcpâÇiç) est un but en soi pour le sujet agissant: cf EE V
(=£JVVI),v,4, 1140b6-7;££V(=£ATVI),ii,5, 1139a 35 — 1139b4;£JVX,vi, 3, 1176
b 6-9; Met. 0 (IX), vi, 7, 1048 b 21-22; MM I, xxxiv, 10, 1197 a 8-13. Vue cependant
comme une partie de la totalité de la vie contemplative, TtpôÇiç a un but en dehors d'elle-
même: elle est pour la contemplation et le bonheur parfait; cf. EN X, vu, 5, 1 177 b 2-4; De
Cael. II, xii, 292 b 3-4; EN I, vil, 8, 1097 b 20-21 ; EN I, xn, 8, 1 102 a 2-3; EN III, m, 15,
1 1 12 b 33; EN III, vil, 6, 1 1 15 b 23-24; EN I, vu, 4-5, 1097 a 30 — b 6. Voir mon livre Gott
und 0£(opia ... pp. 206-7.
90 Pour une liste de passages indiquant le rôle de la cosmologie dans la
contemplation, cf. Trond Berg Eriksen, Bios Theoretikos, Notes on Aristotle's Ethica Nicomachea
X, 6-8, Oslo, 1976, pp. 84-5.
91 Cf. Defourny, L'activité de contemplation ... p. 92: «Ici [se. dans l'££],
comme dans la Morale à Nicomaque, c'est la science du divin qui se trouve au sommet
de la hiérarchie des activités humaines: c'est à son épanouissement que toutes doivent
travailler».
92 Met. A (I), H, 982 a 8-10: ÛJtoXauPâvouev 5f| jtpânov uèv èniaxaaOai rcâvxa tôv
aoepôv cbç èvôéxexai, uf) Ka0' êkcktxov êxovxa èJtiaxriuTiv aùxrôv.
93 Cf. Hardie, Aristotle's Ethical Theory, p. 344: «... knowing is not a way of
404 John Dudley

l'homme s'approche de la condition de Dieu. C'est ainsi qu'Aristote


écrit à propos de Dieu: «II est vie, telle que la meilleure dont nous
jouissons pendant un temps court»94. Mais il dit aussi que la condition
permanente de Dieu est meilleure que même le meilleur état que l'homme
puisse atteindre95. La ressemblance entre l'activité suprême de l'homme
et celle de Dieu ne doit donc pas être exagérée96.
Le bonheur pour l'homme, comme Aristote l'exprime, ne consiste
pas simplement dans la Oecopia, mais dans une certaine sorte de
ôecopia97. Cette Oecopia est celle qui vise à s'élever vers Dieu.
En ce qui concerne la quantité de biens externes dont son homme
idéal aura besoin, Aristote conclut qu'une quantité modérée (uéxpia)
favorise le plus l'action selon la vertu morale98. L'activité de
contemplation elle-même ne requiert pas de biens externes, dont on peut
presque dire qu'ils l'empêchent99. Aristote ne dit pas explicitement
pourquoi. Cela peut être à cause du temps nécessaire pour administrer
ses biens100, qui est du temps perdu pour la Oecopia. Il est cependant
plus vraisemblable que ce soit parce qu'un certain attachement à ses
biens empêche la liberté de l'esprit101. Le Stagirite dit que les activités
de l'homme sont aiguisées, prolongées et améliorées par leurs propres
plaisirs et empêchées par les plaisirs provenant d'autres activités102.
D'où le plaisir qui découle de la possession et de l'usage de biens externes
s'oppose à la contemplation.
Ainsi a-t-on vu que la contemplation est considérée par Aristote non
pas comme l'ensemble du OecùprçTiKÔç (3ioç, mais comme la partie la plus

passing time. It is reasonable to suppose that the philosopher, when he has enjoyed the
pleasant surprise of coming to know, will be ready to move on to the next question».
94 Met. A (XII), vu, 1072 b 14-15.
95 Met. A (XII), vu, 1072 b 24-26: ei oùv oOrœç eu éxsi, éç rjueîç tcote, ô Oeôç àei,
OaouaaTÔv • eî 5è nakXov, êtt Oauuaaubxepov. êxev ôè ©Se.
96 Cf. Gauthier, La Morale ... p. 112. La contemplation «... n'est-elle chez nous,
même dans ses moments privilégiés, qu'un pâle reflet de ce qu'elle est en Dieu». Dans EN
X, vin, 8, 1 178 b 27 Aristote dit que seulement un ôuoiwuâ tv est possible entre l'activité de
Dieu et celle de l'homme idéal.
97 EN X, vin, 7, 1178 b 7-8: 0E(opiïriKf| tic èvépyeia; 1178 b 32 Gecopia tic.
98 EN X, vin, 9-10, 1179 a 1-9.
99 ENX, vin, 6, 1178b 3-5.
100 II est mauvais qu'un homme ne s'occupe pas de ses biens (EN X, vi, 3, 1 176 b
10-11).
101 Cette raison est donnée par Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ...Vol. II,
p. 70: Aristippe «oubliait qu'en fait l'homme, au lieu de se servir de sa richesse, se laisse
asservir par elle: Aristote est plus psychologue».
102 ENX,\, 5, 1175 b 13-15.
La contemplation humaine selon Aristote 405

importante, d'où elle tire son nom. La vie idéale d'Aristote n'est pas
simplement un vague idéal, mais un mode concret de vie à mettre en
pratique. Par le biais d'un examen d'un autre aspect de la contemplation,
à savoir l'autosuffisance, il sera possible de voir encore plus clairement la
pratique de la contemplation telle qu'Aristote l'a envisagée.

6. L'autosuffisance et la pratique de la contemplation

Aristote écrit que la Gecopia de la vie idéale est l'activité la plus


autosuffisante103. Alors que personne ne peut passer tout son temps
seul, plus l'homme est sage plus il pourra le faire104. Le ao(pôç préfère
être seul plutôt qu'en compagnie d'autres105, puisque son intellect est
rempli de sujets de contemplation (GecopfiuaTa).
Mais le Stagirite dit aussi que c'est un véritable avantage pour
l'homme qui exécute la Gecopia de la vie idéale s'il a des collaborateurs
(auvepyoi)106. Il est clair cependant qu'on ne peut pas être aidé par des
collaborateurs à contempler Dieu. Ainsi surgit la question: comment des
collaborateurs sont-ils utiles à l'homme idéal? Sans doute les
collaborateurs, par leurs actions et leurs conversations107, fournissaient-ils le
maître-contemplateur de sujets de contemplation — non pas la
contemplation au sens étroit dont le seul objet est Dieu, mais au sens large, où
l'homme idéal examine toutes les sciences, tout en visant à s'élever vers
la contemplation de Dieu.
De plus, les collaborateurs qui aident le aocpôç à mieux contempler
peuvent être identifiés avec les bons amis du sage108. Aristote écrit:
«Si ... nous sommes plus capables de contempler nos prochains que
nous-mêmes et leurs actions que les nôtres, et si les actions d'hommes
vertueux qui sont des amis sont agréables aux bons (car elles possèdent
toutes les deux qualités agréables par nature), l'homme suprêmement
heureux aura donc besoin de tels amis, puisqu'il préfère contempler des

103 ENX, vil, 4, 1177 a 27 -b 1.


104 ENX, vu, 4, 1177 a 32-34.
105 EN IX, iv, 5, lh66a23-27.
106 EN X, vil, 4, 1 177 a 34; EE VII, xn, 14-15, 1245 b 2-9. Bien, Die Grundlegung ...
p. 145 écrit sur le premier de ces passages du Stagirite qu'il constitue «einen fur seine
Théorie des Menschen wichtigen Zusatz».
107 Hardie, Aristotle's Ethical Theory, p. 355 entend que les «collaborateurs»
(auvepyoi) feraient de la recherche pour le «penseur» (le maître-contemplateur). Cf.
Burnet, The Ethics ... p. 462.
108 Ainsi Dirlmeier, Nikomachische Ethik ... p. 590. Cf. EN VIII, v, 3, 1 157 b 20-
22; EN VIII, vi, 4, 1158 a 22; EN IX, ix, 3, 1169 b 16-17; EN IX, ix, 5, 1170 a 5-6.
406 John Dudley

actions honnêtes qui sont aussi les siennes; mais telles sont celles de
l'homme bon qui est un ami»109.
Cette Gecopia de ses prochains implique ainsi clairement
l'observation oculaire de leurs actions (qui est certainement une forme de
uavGdveiv) aussi bien que la considération mentale de ces actions110.
Puisque Aristote parle de l'homme idéal qui la plupart du temps
contemple seul, mais qui aura des collaborateurs dont la tâche est de
lui fournir des objets de contemplation, et puisque cette activité de
contemplation ne comporte pas seulement un aspect purement
intellectuel, mais aussi un élément moral (comme les collaborateurs sont des
amis et que l'homme idéal observe leurs actions en vue de l'amélioration
de ses propres actions morales), le tableau présenté par Aristote ne peut
guère provenir d'un autre mode de vie que celui de l'Académie et du
Lycée 111.
Certains exégètes ont remarqué qu'Aristote ne donne nulle part un
exposé clair de la nature de sa vie contemplative idéale. Ainsi trouve-t-on
le phénomène apparemment étrange que les Éthiques défendent une
activité qui n'est nulle part définie ni décrite de façon claire. Léonard
suggère qu'Aristote n'a pas décrit la contemplation parce qu'il voulait
maintenir secrètes ses expériences intimes ou parce qu'il était incapable
d'exprimer avec précision la nature mystérieuse de la contemplation ou
parce qu'il n'avait pas formulé le problème clairement pour lui-même 1 1 2.
Ces suggestions sont peu probables. Eriksen écrit en plus que la nature de
la contemplation idéale d'Aristote «was hardly clearer to his
contemporaries»113. Mais il semble bien plus probable que la Gecopia était en fait
l'activité de l'Académie et plus tard du Lycée. C'est pour cette raison
qu'Aristote dans ses traités éthiques ne donne pas de détails sur la vie
contemplative. Le style de vie dans l'Académie et dans le Lycée était
tellement connu des élèves d'Aristote qu'il ne lui était pas nécessaire d'en

109 £7VIX, IX, 5, 1169 b 33— 1170 a 4.


110 Cf. aussi MM II, xv, 5-8, 1213 a 7-26.
111 Cf. Gauthier-Jolif, L'Éthique à Nicomaque ... Vol. II, pp. 882-3. Aussi bien à
Assos qu'à Athènes Aristote disposait d'une équipe de collaborateurs. Cf. Felix Grayeff,
Aristotle and his School, An Inquiry into the History of the Peripatos, with a Commentary on
Metaphysics Z, H, A and 0, London, 1974, pp. 30 et 37.
112 J. Léonard, Le bonheur chez Aristote (Académie royale de Belgique. Classe des
lettres et des sciences morales et politiques, t. 44, fasc. I), Bruxelles, 1948, p. 148. Cf.
Eriksen, Bios Theoretikos ... p. 89: «Aristotle has no clear-cut concept of theôria, and he
cannot describe the activity which he invites us to share in».
113 Eriksen, Bios Theoretikos ... p. 82.
La contemplation humaine selon Aristote 407

donner un exposé plus long dans les traités qui nous sont parvenus. Dans
la section suivante on examinera la pratique par Aristote lui-même de ce
mode de vie, tel qu'il est reflété dans ses œuvres.

7. La pratique de la Oecopia chez Aristote

On est tenté de supposer qu'Aristote a véritablement vécu selon


la description de la vie idéale qu'il donne114. Mais il a été observé
qu'une grande partie des œuvres du Stagirite est consacrée aux sciences
pratiques et productrices ainsi qu'à la logique, et une partie relativement
restreinte à la théologie et aux autres sciences théoriques. Ainsi il existe
apparemment un conflit entre le mode de vie d'Aristote et sa théorie
du bonheur115. Il semblerait que c'est uniquement par l'interprétation
donnée ci-dessus qu'on peut réconcilier les œuvres d'Aristote avec ce
qu'il dit à propos de la vie idéale de Gecopia. Aristote examinait toute
branche scientifique, mais montait toujours des choses individuelles aux
causes plus élevées. Il revenait ainsi régulièrement à la cause finale, le
Premier Moteur. Ainsi remarque-t-on dans les œuvres d'Aristote un
nombre relativement élevé de références à Dieu, particulièrement dans
ses traités logiques et biologiques. Les œuvres d'Aristote seraient ainsi
des modèles de la Becopia de la vie idéale.
Philopon a remarqué cet aspect intéressant des œuvres d'Aristote:
«Comme il a l'habitude de faire dans tous les traités physiques, — à la fin
des traités, à savoir de s'élever aux causes éloignées des choses physiques,
— ainsi fait-il ici aussi. Car dans la Physique, à la fin, pendant qu'il
discute le mouvement et qu'il cherche la cause du mouvement, il s'est
élevé à la première cause et principe du mouvement, et il dit qu'il est
nécessaire que ce qui meut le premier soit immobile; car si cela aussi
devait être mû, même les choses qui sont mues ne resteraient pas dans

114 Gauthier, La Morale ... pp. 113-4 utilise aussi l'argument de la vie d'Aristote
pour prouver la nature de la vie idéale. L'argument de la vie d'Aristote est aussi important
que bien fondé. Eriksen, Bios Theoretikos ... p. 141 écrit: «EN X, 6-8 is among other
things an apologia pro vita sua». Cf. Grayeff, Aristotle and his school ... p. 13, qui parle
d'«... Aristotle, whose work appears as the very embodiment of contemplative thought and
disinterested learning».
115 Cf. Hardie, Aristotle's Ethical Theory, pp. 337-8 : «It is implied that a man is in
the fullest sense happy only when he is meditating, in an experience coloured perhaps by
religious emotions, on theological or astronomical propositions and their proofs. But
Aristotle presumably regarded himself as addicted to theory, and there were stretches of his
career in which it appears on the evidence that he was more engaged in the study of fish, to
say nothing of men, than in that of theology».
408 John Dudley

l'état d'être mues; de sorte que si les choses en mouvement continuel


existent, il est nécessaire que ce qui les meut soit immobile. Puis, ayant
loué ceci parce qu'il est incorporel, éternel et tout-puissant, il dit:
'D'un tel premier principe dépend donc le ciel et l'univers'. Car le
parfait philosophe naturel, ayant expliqué les causes physiques, doit
aussi s'élever aux causes absolues et ne pas rester dans les premières.
Il a fait ceci aussi dans le De Generatione et Corruptione116». Il est
aussi particulièrement évident par la conclusion des œuvres éthiques
qu'Aristote a élevé son intellect à Dieu. Ce n'est pas par hasard que
EE VIII, EE VI ( = EN VII) (la conclusion des livres communs) et EN X
(si l'on exclut EN X, ix) se terminent par des remarques sur Dieu.
Compte tenu de la nature de la contemplation décrite ci-dessus, il
est facile de comprendre la valeur qu'Aristote attribue à la «seconde
philosophie». Dans une comparaison de la connaissance des objets non
engendrés, impérissables et éternels avec les objets sujets à la génération
et à la corruption, il écrit: «Car les premiers, même si nous les saisissons
faiblement, néanmoins, par la valeur d'une connaissance que nous avons
d'eux, ils sont plus plaisants que toutes les choses proches, tout comme
une vue partielle et rapide de personnes que nous aimons est plus
plaisante que la vue exacte d'autres objets, aussi nombreux et grands
soient-ils. Mais en ce qui concerne les derniers, comme nous les
connaissons mieux et en connaissons plus, ils ont l'avantage en ce qui
concerne la connaissance scientifique. De plus, à cause de leur plus
grande proximité par rapport à nous et à cause de leur plus grande
affinité avec notre nature, une compensation est obtenue dans une
certaine mesure par rapport à la science des êtres divins»117.
La Gecopia de la vie contemplative comprend les deux groupes
d'objets. Les objets impérissables par leur valeur pour nous et par
l'amour que nous leur portons dépassent les objets engendrés et
périssables. Ceux-ci ont l'avantage pour la connaissance scientifique, mais la
connaissance scientifique procède des choses connues aux causes plus
élevées118.
Ainsi donc Aristote étudia toutes les sciences, mais s'éleva aux
causes plus élevées et finalement à la contemplation de Dieu aussi
souvent que possible. Telle est la Gecopia idéale, autant dans la pratique
d'Aristote lui-même que dans la description qu'il donne de la vie idéale.
Reste à voir l'importance de Dieu pour la vie idéale.
116 Ioannes Philoponus, In de An., p. 20, 1. 31 — p. 21, 1. 7.
117 Part. An. I, v, 644 b 31 — 645 a 4.
118 Cf. Part. An. I, i, 639 b 26-30.
La contemplation humaine selon Aristote 409

8. L'importance de Dieu pour la vie idéale d Aristote

La question qui se posera dans cette section est celle de savoir si


Dieu peut être l'objet le plus élevé de la contemplation humaine et en
même temps n'avoir aucune influence sur la vie de l'homme. C'est la
position qu'ont adoptée certains exégètes importants : tout en acceptant
que Dieu dans la conclusion de EE est le Premier Moteur de Met. A
(XII), ils nient que le Dieu métaphysique ait une importance quelconque
pour YÉthique sauf comme objet utile au perfectionnement de la
contemplation de l'homme; mais si un autre objet pouvait remplacer
Dieu pour perfectionner cette contemplation, il serait tout aussi bon119.
Cette position paraîtrait être un relativisme extrême. Sur la base de ce qui
précède on tâchera de montrer qu'un tel point de vue est inconséquent.
La recherche aristotélicienne a montré que la nature de Dieu et celle
de l'intellect humain sont immatérielles. De cette nature suit leur activité
qui est contemplative: Dieu se contemple lui-même et l'homme idéal
contemple autant que possible, et il exécute toutes les autres actions
de sa vie directement ou indirectement afin de contempler120. Dieu est
suprêmement heureux121 et son bonheur découle de son activité de
contemplation122. En ce qui concerne l'homme, Aristote dit
fréquemment que le bonheur est une activité (èvépyeia)123. La question des
sources et des conditions du bonheur humain ne doit pas être traitée ici.
Il est bien établi que la source du bonheur suprême pour l'homme est la
contemplation124. La contemplation est parfaite quand elle a Dieu pour
objet, comme on l'a vu ci-dessus. Le bonheur parfait résulte ainsi, tant
dans le cas de Dieu que chez l'homme, de l'activité de contemplation.
Mais le bonheur de l'homme n'est pas aussi parfait que celui de Dieu,

119 Cf. Gauthier -Jolif, L 'Éthique à Nicomaque . . . Vol. II, p. 856 : « Dieu n'intervient,
pour ainsi dire [ !], qu'indirectement, parce qu'au regard de l'homme, il faut bien un objet, et
un objet proportionné à sa nature, qui est divine (1177 a 15-16; b 28, 30). En ce sens, la
contemplation aristotélicienne ne saurait être que strictement intellectuelle : son ambition
est d'achever le sujet qu'est l'intellect, non de le dépasser pour atteindre, au-delà de lui, un
objet transcendant». G. Verbeke, L'idéal ... p. 79 écrit: «nous ne verrons nulle part que
Dieu est considéré comme le bien suprême pour l'homme et que c'est par une union à lui
que se réalise pleinement l'idéal de la perfection humaine. La fin ultime, préconisée par
Aristote, n'a rien de transcendant: c'est une fin purement 'humaniste', ne dépassant
aucunement l'horizon de la réalité humaine».
120 Cf. supra p. 403 n. 89.
121 EN X, vin, 7, 1178 b 8-9, 21-28; £#I, xil, 4, H01 b 21-27; Pol. VII, i, 5, 1323 b
21-26; EE I, vil, 2, 1217 a 21-24; EE VII, xn, 16, 1245 b 15-19.
122 Voir le raisonnement d'Aristote dans EN X, vin, 7-8, 1 178 b 7-10, 21-27.
123 EN I, vu, 15, 1098 a 16-18 et passim; EE II, I, 7-9, 1219 a 27-39.
124 EN X, vil, 9, 1178 a 5-8; EN X, vin, 7-8, 1178 b 7-32.
410 John Dudley

puisque l'homme ne peut atteindre qu'une ressemblance de l'activité de


Dieu, la source de la béatitude divine125.
De là il suit que l'existence de Dieu détermine la nature de la vie
idéale de l'homme. L'homme idéal, dont la partie la plus élevée —
l'intellect — ressemble à Dieu en nature, cherche à imiter l'activité de
Dieu autant que possible, et ainsi atteindre autant que possible le
bonheur divin. Comme c'est par la cpiX,o-ao(pia ou amour de la sagesse
que l'homme atteint le haut point de son activité, à savoir la
contemplation de Dieu, Dieu cause la contemplation de lui-même par attraction.
Dieu serait donc la cause finale de l'activité de l'homme idéal. Dans EN
Aristote exprime cette doctrine implicitement quand il écrit: «Car toute
la vie des dieux est bienheureuse, et celle des hommes, autant qu'ils ont
une similitude avec une telle activité126». Ce serait par un
rapprochement avec la vie de Dieu que l'homme atteindrait son plus grand
bonheur. Ce rapprochement ne peut guère être envisagé sans l'attraction
de la bonté de Dieu. Dans EE VIII, dans la discussion de la fortune, la
doctrine est exprimée très clairement: «Ce qui est recherché est ceci:
quelle est l'origine du mouvement dans l'âme? La réponse est claire: de
la même manière que dans l'univers, là [se. dans l'âme] aussi, Dieu
meut tout»127. Puisque Dieu meut l'univers comme cause finale, il meut
l'âme de l'homme de la même manière. Ensuite, Aristote dit dans la
conclusion de EE: «Car Dieu n'est pas un souverain au sens de
commander, mais il est la fin en vue de laquelle la sagesse pratique
((ppôvT]CTiç) commande»128. Dieu est une fin pour l'homme, parce que
son activité est le modèle pour l'activité suprême de l'homme. L'homme
idéal contemple autant que possible, et la (ppôvriaiç commande en vue de
favoriser l'activité suprême. C'est ainsi que Dieu est la cause finale de
l'activité de l'homme. La bonté de Dieu, qui n'est autre que sa causalité
finale pour les êtres doués d'intellect, n'est d'ailleurs nullement laissée
dans l'ombre dans les œuvres éthiques129.

126
125 EN X, vin,
vin, 8, 11178
178 bb 25-27.
25-27. Cf.
Danssupra
ce passage
p. 404. Aristote parle d'une pluralité de
dieux parce que son argument, qui est dialectique, prend son point de départ dans des
opinions populaires. Il veut dire que la vie de l'homme est heureuse dans la mesure où elle
ressemble à celle de Dieu. Cf. Dirlmeier, Nikomachische Ethik ... p. 596; J. Vanier, Le
bonheur, principe et fin de la morale aristotélicienne, Paris/Bruges, 1965, pp. 373-4. Cf. EE
VII, xii, 1-2, 1244 b 1-11 ; Pol. VII, i, 5, 1323 b 21-26; Pol. VII, m, 5-6, 1325 b 14-30; EE VI
(= EN VII), I, 1-3, 1145 a 18-29; Protrep. B 50 During; Plat. Tht. 176 a-b et passim.
127 EE VIII, H, 21, 1248 a 24-26 (Texte Susemihl).
128 EE VIII, m, 15, 1249 b 13-15.
129 EN I, vi, 3, 1096 a 23-24; EN VIII, vu, 6, 1 159 a 5-7; EN VIII, xn, 5, 1 162 a 4-5;
La contemplation humaine selon Aristote 41 1

En outre Aristote mentionne en passant l'amour pour Dieu de


l'homme idéal 13°. Les passages en question ne peuvent être examinés ici.
Mais si Aristote ne traite pas ce sujet pour soi, cela n'est pas surprenant,
comme il ne consacre que très peu de place à l'ensemble de son traitement
de l'activité idéale de l'homme. On a vu que le peu de place consacré à
cette activité idéale pourrait bien s'expliquer par le fait qu'elle était trop
évidente et trop connue. La même chose est vraie de l'amour de l'homme
pour Dieu. Imiter l'activité de Dieu en contemplant le plus possible,
comment pourrait-on mieux manifester son amour de Dieu?
Si Dieu est la cause finale de l'activité de l'homme idéal, il s'ensuit
que Dieu est le fondement de la vie idéale de l'homme et que l'homme est
un être inférieur et subordonné à Dieu, de qui il dépend pour sa vie idéale
et son bonheur. Il résulterait que l'homme idéal serait en harmonie avec
les différentes parties de l'univers, puisque celles-ci sont orientées vers
Dieu. Mais l'homme, étant inférieur aux étoiles131, n'est pas ce qu'il y a
de meilleur dans l'univers ; il est un être intermédiaire — une partie de la
hiérarchie allant des êtres vivants les plus simples jusqu'aux corps
célestes 132 — dont le bonheur consiste à s'allier au mouvement cosmique
général vers Dieu. Ce mouvement est un effort continuel, malgré lequel
l'homme, comme les corps célestes, ne parvient pas à s'approcher de
Dieu133. Le cas de l'homme diffère cependant de celui des étoiles en ce
que peu d'hommes sont mus par la causalité finale. L'homme idéal du
Stagirite est rare à cause des nombreuses conditions qu'il faut remplir
pour atteindre la vie idéale et aussi à cause du libre arbitre de l'homme
qui lui permet de choisir ou non sa meilleure vie134. Même la pratique

£JVIX,IV, 4, 1166 a 21-22; ££I, vin, 7, 1217 b 25-33; EE VI (= £7VVII), i, 2, 1145 a 25-
26;££VI (= EN VII), xiv, 8, 1154 b 24-31 ; EE VII, xn, 16, 1245 b 16-18.
130 EE VII, m, 4, 1238 b 27-30 (texte Susemihl et Dirlmeier); EE VII, IV, 5, 1239 a
17-19; EN VIII, xn, 5, 1162 a 4-5 — la phrase kcù àvOpobnoiç itpôç Geoûç est d'une
importance considérable du moment qu'on se rend compte qu'il s'agit d'un passage
dialectique et que l'élément de venté dans «les dieux» qui sont bons et supérieurs à
l'homme est nécessairement le Dieu de la Métaphysique; Rhet. II, xvn, 1391 a 33 — 1391 b
3; cf. aussi Part. An. I, v, 644 b 31 — 645 a 4 cité supra p. 408.
131 EE\{= EN VI), vu, 4, 1 141 a 34 — b 2; vu, 3, 1 141 a 21-22. Cf. Phys. II, IV, 196
a 24-35; De Cad. II, vm, 290 a 31-32.
132 Cf. S. Mansion, Les positions maîtresses de la philosophie a"Aristote, dans
Aristote et Saint Thomas d'Aquin, Journées d'études internationales, Louvain-Paris, 1957,
p. 68.
133 Cf. De Cael. II, xn, 292 b 19-25.
134 Cf. Verdenius, Human reason and God ... p. 293: «... according to Aristotle it
depends on man himself whether he will choose God as his principle of action or not. He
even goes so far as to say that a good obtained by human efforts is more divine than what is
412 John Dudley

de la vertu morale est peu fréquente : comme MM le dit succinctement,


arcàviov tô cnrooôaïov135. Il est d'autant plus rare qu'un homme mène
la vie contemplative et qu'il se soumette pleinement à l'influence de la
causalité finale de Dieu.

Conclusion

Le but du présent travail était de voir, sur la base des diverses


indications dans l'œuvre d'Aristote, la signification de la contemplation
(Gecopia) humaine. Les significations de Oecopia en tant qu'activité furent
d'abord étudiées. Ensuite l'examen des objets de la Oecopia permit
d'établir que l'objet le plus élevé est Dieu. La contemplation de Dieu
apparut comme devant être située dans la totalité de la vie idéale.
L'enquête sur les multiples aspects de cette vie montra qu'Aristote
décrivait dans son Éthique une vie idéale qui pour lui était une réalité et
une unité. Ensuite il apparut que le fait qu'Aristote veut que Dieu,
comme principe éminemment bon, soit l'objet parfait de la
contemplation, et que cette contemplation constitue l'aspiration de la philosophie,
implique la causalité finale de l'activité suprême de l'homme. Si Dieu est
cause finale de cette activité suprême, il l'est aussi du bonheur suprême
qui en découle. D'ailleurs, la vie idéale de l'homme aristotélicien ne
consisterait pas alors dans un développement égoïste de l'intellect136,
mais plutôt, comme Aristote le souligne, dans le fait de servir Dieu137.
Car Dieu est le fondement de la vie idéale de l'homme, puisqu'il est le
modèle sur lequel celle-ci est fondée et la source de son activité et de
son bonheur les plus élevés. Finalement, cette interprétation peut
s'harmoniser avec la célèbre doctrine platonicienne de Tôuoicoaiç
06© 138, s'accordant par là même avec celle d'un nombre croissant
d'exégètes qui réduisent la distance entre Aristote et son maître.

Katholieke Universiteit Nijmegen, John A. Dudley.


Tournooiveld,
Nijmegen,
Pays-Bas.

due to fortune». (EEl, m, 6, 1215 a 15-19; EN I, ix, 4-5, 1099 b 18-21 ; MM\, IX, 7-10, 1 187
a 5-23).
135 MM I, rx, 6, 1 187 a 4. Cf. EN I, I, 3, 1095 b 19-20.
136 Comme le prétend, par exemple, W.D. Ross, Aristotle, p. 230.
137 Voir ci-dessus pp. 397-401.
138 Platon, Théétète 176 a-b: 8iô koù rceipàcrôm xpf| èv0év8e eicetae tpeûyeiv ôti
TâxiaTa. <puyfj Se ôuouoaiç 0e(p kotô tô ôuvatôv. Cf. Platon, Resp. 540 a-b; Tim. 90 b-c;
Leg. 716 c-d; Resp. 383 c, 500 c-d.
La contemplation humaine selon Ar is to te 413

Résumé. — Le présent article examine la signification de la


contemplation humaine (Gecopia) chez Aristote. Il en résulte que le terme
comporte trois significations: la signification originale de «regarder», la
signification la plus fréquente d'« observation, examen, étude», et la
signification restreinte de l'exercice ou de l'usage de connaissances déjà
possédées. L'objet le plus élevé de la contemplation est cantonné
premièrement, par la hiérarchie des sciences, au domaine de la
métaphysique. Il apparaît alors que tant dans EN que dans EE Dieu est
l'objet propre de la contemplation la plus élevée. On distingue la
contemplation et la vie de contemplation. La contemplation consiste à
examiner toutes les sciences en vue d'élever l'intellect à Dieu le plus
possible, aussi bien qu'à observer les activités de ses bons amis en vue
d'améliorer sa propre activité morale, laquelle à son tour facilite la
contemplation. La contemplation fut l'activité principale du Lycée, et
les œuvres d' Aristote sont des modèles de la Gecopia dans la vie
contemplative. Finalement on tente de montrer que Dieu est la cause
finale de la contemplation et du bonheur les plus élevés pour l'homme
(cf. l'ôuouocnç Geô de Platon).

Abstract. — The present article examines the meaning of human


contemplation (Gecopia) in Aristotle. The term is found to have three
meanings, the original meaning of «beholding», the most frequent
meaning «observation, examination, study», and the restricted meaning
of the exercise or use of knowledge already possessed. The highest object
of contemplation is limited firstly by the hierarchy of sciences to the
domaine of metaphysics. It is then seen that both in NE and in EE God
is the proper object of the highest contemplation. Contemplation and
the life of contemplation are distinguished. Contemplation consists in
examining all the sciences with a view to raising the mind to God as
much as possible, as well as in the observation of the activities of one's
good friends with a view to improving one's moral activity, which in
turn promotes contemplation. Contemplation was the chief activity of
the Lyceum, and Aristotle's works are models of the Gecopia of the
contemplative life. Finally, an attempt is made to show that God is the
final cause of man's highest contemplation and happiness (cf. Plato's
ôuoicoCTiç Gerà).

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