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Lucia Saudelli*
Amour et santé dans le Banquet de Platon :
la notion d’harmonie
https://doi.org/10.1515/elen-2019-0001
Abstract: The structure as well as the themes of the Symposium suggest that
Eryximachus’ speech plays a fundamental role in the dialogue. The problem
is that what he says in praise of love is far from clear and continues to be a
subject of debate. The aim of our article is to re-examine this speech to
clarify its meaning and determine its contribution to Plato’s theory of love.
First, we will analyse the text of the Symposium, then we will investigate its
medical back-ground, and finally we will evaluate its philosophical impact.
We will argue that Eryximachus’ speech, which draws inspiration from the
Hippocratic Collection and the Pre-Socratic thought, is based on the concept
of ‘harmony’: a balanced and organised unity of opposites. According to
Eryximachus, love – conceived of as harmony – is the key to the health and
the virtue of human beings, as well as to the cosmic order and justice.
Thereby the specificity of Eryximachus’ speech will become clear: Plato tries
to combine science and morality by proposing, among other things, some
considerations on bioethics.
Introduction
Dans son Banquet, Platon met en scène un véritable symposion grec, à
savoir la fin d’un repas festif où les convives boivent du vin et prennent
la parole à tour de rôle. Ce dialogue, vivant et érudit, porte sur l’amour : à
la fois sur le dieu Éros (« Amour ») et sur l’amour érotique, c’est-à-dire sur
un être divin et sur un sentiment humain, mais aussi sur l’objet de l’amour,
la beauté. On peut clairement distinguer dans le Banquet plusieurs discours
présentés par des personnages différents – ayant chacun son caractère et
son style propres : Phèdre, Pausanias, Eryximaque, Aristophane, Agathon et
Le discours d’Eryximaque
Eryximaque est un médecin, fils d’Acoumène, lui aussi médecin et ami de
Socrate,20 qui fait montre de ses compétences médicales pendant tout le dialogue.
Tout d’abord, il invite à boire avec modération en rappelant les dangers de l’ivresse
(176d), puis il suggère trois méthodes pour faire cesser le hoquet (185d–e) ; enfin et
surtout, il explique la nature et le rôle de la médecine au début de son éloge sur
l’amour. Dans le prologue de son discours, Eryximaque rebondit sur le propos
précédent, celui de Pausanias, selon qui, comme nous l’enseigne la mythologie
grecque, il existe deux dieux appelés Eros : un Eros « céleste » ou noble et un Eros
« vulgaire », c’est-à-dire populaire.21 Eryximaque annonce alors que cette distinc-
tion entre deux types d’amour s’applique non seulement aux hommes qui aiment
de beaux hommes, mais aussi aux animaux et aux plantes qui désirent d’autres
vivants : d’une manière générale, toutes choses aiment, c’est-à-dire recherchent,
toute sorte d’autres choses (Banquet 186a).
Afin de montrer que l’amour est à la base non seulement des êtres naturels
mais aussi des activités humaines, Eryximaque présente une série d’arguments,
dont le premier est consacré à l’art médical. Cet argument a pour point de départ
le corps humain et son « double amour » (διπλοῦς Ἔρως) (186b). En considérant
l’amour comme la recherche de l’« autre » (ἕτερον), c’est-à-dire comme le désir
de ce qui est différent, Eryximaque raisonne de la façon suivante : « ce qui est
sain » se distingue de « ce qui est malade » (τὸ … ὑγιὲς … τὸ νοσοῦν) ; or, le
dissemblable aime le dissemblable ; donc le sain et le malade, qui sont
différents, aiment des choses différentes (ibid.).22 Ainsi, l’amour du corps sain
se distingue de l’amour du corps malade, dans les deux sens du génitif τοῦ
σώματος : subjectif et objectif. Selon Eryximaque, l’amour est double car le
corps-sujet de l’amour est double (l’individu aimant est sain ou malade), tout
comme le corps-objet de l’amour (la chose aimée est saine ou malsaine). En
20 Sur Acoumène voir Pl. Symp. 176b, 198a, Prt. 315c, Phdr. 227a, 268a, 269a ; Xen. Mem. III 13, 2.
21 Selon Pausanias, de même qu’il y a une Aphrodite « céleste », née du seul sperme d’Ouranos
répandu dans la mer (Hes. Theog. 178–206), et une Aphrodite « vulgaire », fille de Zeus et de la
déesse Dioné (Hom. Il. V 370), il y a aussi un Eros « céleste », qui porte sur les individus de sexe
masculin, sur les âmes de ces individus et sur la façon de s’unir à eux, et un Eros « vulgaire »,
qui porte tant sur les femmes que sur les hommes, sur les corps humains et sur l’acte sexuel. En
s’appuyant sur la mythologie grecque et sur certaines pratiques rituelles, Pausanias se sert de
cette dualité de l’amour pour répondre à la question de savoir si un garçon aimé doit accorder
ses faveurs à des amants. En justifiant la coutume attique, il profère alors un jugement moral :
c’est une chose belle et bonne, pour un jeune homme, de s’adonner à l’amour « céleste », mais
il est laid et mauvais d’aimer ses amants d’un amour « vulgaire ».
22 Konstan and Young-Bruehl (1982) 40.
23 Voir Lysis (215e), où Platon affirme que les termes les plus opposés sont le plus amis entre
eux car l’un éprouve le désir de l’autre : le sec de l’humide, le froid du chaud, l’aigu du grave, le
vide du plein, et vice versa. Dans le Timée (88d–89a), la santé est le résultat de l’amitié entre les
éléments ; dans le Philèbe (26a), la juste combinaison des éléments engendre l’état de santé.
projet de vie. Alors que dans le corps malade elles s’aiment elles-mêmes, dans
le corps sain elles s’aiment mutuellement.24 Le chaud, par exemple, commence à
aimer le froid, ce qui l’empêche de dépasser les limites du raisonnable, c’est-à-
dire de devenir trop chaud, et de garder une modération convenable pour rester
assez chaud. C’est ainsi, selon Eryximaque, que la médecine assure le « bon »
amour dans le corps et pour le corps, en préservant l’équilibre de ses divers
constituants.
Après avoir conclu que la médecine est un art entièrement gouverné par
l’amour, Eryximaque affirme que l’on pourrait dire la même chose des autres arts
(187a) : de la gymnastique et de l’agriculture,25 par exemple, mais surtout de la
musique. Celle-ci se fonde en effet sur l’amour, c’est-à-dire sur l’harmonisation
d’éléments contraires. Le médecin commence ce deuxième argument avec une
citation d’Héraclite : « l’un – en effet, dit-il –, divergeant, converge avec lui-
même », « comme dans l’harmonie d’un arc et d’une lyre » (τὸ ἓν γάρ φησι
“διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι”, “ὥσπερ ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας.”)
(ibid.). Eryximaque explique alors que, pour Héraclite, l’« harmonie » (ἁρμονία) est
une « consonance » (συμφωνία) (187b) de sons dissonants. En critiquant le philo-
sophe pour avoir fait coexister accord et désaccord, le médecin définit l’harmonie
comme une sorte d’« accord » (ὁμολογία) (ibid.) entre des éléments qui étaient
auparavant en désaccord : les sons, d’abord opposés, s’accordent par la suite, dit-
il (187c). On remarquera le parallèle établi par le médecin : tout comme la médecine
produit la « concorde » entre le froid et le chaud ou entre le sec et l’humide, la
musique, elle, produit « l’accord » entre l’aigu et le grave ou entre le rapide et le lent.
Il faut préciser que, ce qu’Eryximaque entend par musique, c’est d’une manière
générale l’art des Muses, art qui consiste à combiner plusieurs éléments dans une
bonne séquence. Selon Platon, en effet, la musique comprend non seulement les
compositions instrumentales, mais aussi les compositions poétiques : elle concerne,
d’une part, l’harmonie et le rythme, et d’autre part, les paroles. Dans la République,
Socrate examine la théorie grecque classique de l’harmonie, qui distinguait plu-
sieurs harmonies, c’est-à-dire plusieurs façons d’organiser les sons musicaux, dans
le but d’en mesurer la convenance au modèle moral choisi pour la cité idéale (398c).
Les modes harmoniques dits « violent » et « volontaire » (dorien et phrygien) sont
les seuls acceptés car ils imitent l’ardeur virile et le choix pondéré ; ils conviennent
donc aux dispositions guerrières et aux dispositions réflexives (399c) des enfants
destinés à devenir les philosophes-rois de la cité juste. Dans ce contexte, l’homme
parfaitement cultivé s’adonne à la musique, qui est associée à l’amour « droit » ou
26 Sur la conception platonicienne de l’harmonie, l’on consultera Moutsopoulos (1989) 321 sqq.
27 Le premier problème est l’affirmation d’Eryximaque selon laquelle il n’y a pas de double amour à
ce stade dans la musique (187c), alors que la médecine se caractérisait dès le début par deux
amours. Le double amour n’apparaît que lorsque la musique « entre en rapport avec les hommes »
(πρὸς τοὺς ἀνθρώπους), car c’est l’homme qui produit ou reproduit la musique, lorsqu’il compose
une mélodie ou chante une chanson (187d), en réglant les notes ou en ajustant les tons pour que la
séquence musicale soit parfaitement harmonieuse. L’erreur est humaine, cependant : l’homme peut
se tromper et altérer la séquence, par exemple, en jouant un morceau avec son instrument. On peut
donc penser que, ce que Platon veut dire par là, c’est qu’il y a de mauvais musiciens, comme il y a de
mauvais médecins. Il faudrait, selon le philosophe, s’instruire et s’exercer pour devenir un « bon
musicien » et pour rendre bons musiciens les autres ; un bon musicien accordera enfin ses faveurs
aux bons musiciens. Quant au deuxième problème, Eryximaque affirme que le « mauvais » amour,
ici assimilé à la Muse Polymnie (implicitement reliée à Aphrodite Pandemos), doit être offert avec
prudence en musique (187e), alors qu’il fallait le traiter radicalement en médecine. Autrement dit, il
faut doser avec parcimonie le mauvais amour car, dans la perspective musicale, c’est le résultat
final et global qui compte. Le but est d’éviter le « désordre » (ἀκολασία) de l’ensemble (ibid.), c’est-
à-dire le déséquilibre ou le dérèglement psychologique de l’individu. Une interprétation possible
consisterait à dire que, tout comme dans une symphonie, une fausse note ne peut pas compromet-
tre la beauté de la mélodie, de même, chez un individu, un plaisir isolé ne doit pas dérégler son âme
bien réglée. Tout comme le bon médecin limite les plaisirs gastronomiques, dangereux pour la
santé (187e), le bon musicien limite les plaisirs esthétiques, en leur empêchant de devenir nuisibles.
28 Selon Platon, l’âme est une composition d’éléments contraires combinés mutuellement dans
la bonne mesure. Voir Phd. 92a, Ti. 35a sqq., Phlb. 56a.
29 Sur la médecine cosmologique, on consultera Candiotto (2015).
30 Pour la cosmologie dialogique, nous renvoyons à Marino (2016).
aussi bien le microcosme que le macrocosme peuvent être considérés comme des
harmonies, à savoir comme des ensembles, équilibrés et ordonnés, d’éléments
contraires (187e–188a).
Le troisième argument d’Eryximaque, consacré à l’astronomie, présente
justement une analogie entre l’homme et l’univers : cette analogie se fonde sur
les deux types d’amour dont ils font preuve. Selon le médecin, chaque fois que
les qualités des éléments matériels qui composent le corps de l’homme ainsi que
le corps du monde, « le chaud et le froid, le sec et l’humide » (τά τε θερμὰ καὶ τὰ
ψυχρὰ καὶ ξηρὰ καὶ ὑγρά), contractent les unes pour les autres un « amour bien
réglé » (κοσμίου … ἔρωτος), « une harmonie c’est-à-dire un mélange savant »
(ἁρμονίαν καὶ κρᾶσιν σώφρονα), elles apportent la santé aux hommes, aux
animaux et aux plantes (188a). En revanche, si c’est l’« amour accompagné de
démesure » (ὁ μετὰ τῆς ὕβρεως Ἔρως) qui prédomine, des maladies frapperont
tous les vivants (188b). Cette situation représente le pire scénario possible, pour
Eryximaque : c’est le « dérèglement » (ἀκοσμία) du cosmos tout entier (ibid.).
Cela se produit, par exemple, lorsque le chaud satisfait ses appétits au détriment
du froid : il devient alors insatiable et augmente de manière disproportionnée,
en causant sècheresse, désertification, etc. Selon Eryximaque, l’astronomie, qui
est la science des phénomènes célestes, ne fait qu’étudier le fonctionnement de
ces deux amours cosmiques : le « bon » amour, celui qui instaure l’ordre juste, et
le mauvais amour, responsable du désordre, de l’injustice.
Soulignons que l’univers, en tant qu’organisme vivant, est ici décrit en
termes anthropomorphes. L’adjectif « bien réglé » (κόσμιος)31 a d’ailleurs un
double sens, physique et éthique : le « bon » amour apporte au monde, d’une
part, la santé et la beauté et, d’autre part, de la vertu et une certaine valeur. Il
s’agit, comme chez l’homme, d’une double harmonie, à savoir d’un équilibre
matériel et d’un ordre spirituel, de la bonne disposition de ses parties et de sa
« bonne disposition » morale. On peut mettre ce passage en relation avec le
Timée, où Platon nous décrit la genèse de l’univers entier et de l’être humain. En
parlant du monde, il affirme que le corps de celui-ci a été constitué à partir de
quatre éléments matériels, combinés selon une proportion géométrique bien
précise : les rapports instaurés par cette proportion lui apportent la cohésion
(32c). L’âme de l’univers, quant à elle, a été constituée à partir d’un mélange de
trois ingrédients, a été divisée en parties et recomposée dans un seul tout
suivant des proportions bien déterminées (37a). C’est pourquoi, selon Platon,
aussi bien le corps que l’âme du monde se caractérisent par la mesure : par une
structure mathématique qui est synonyme d’exactitude et de régularité, de jus-
tesse et de justice.
L’arrière-plan médical
Les commentateurs du Banquet se sont évidemment interrogés sur les sources
du discours d’Eryximaque.36 Ils l’ont rapproché, en l’occurrence, de la
médecine hippocratique qui propose de replacer l’homme dans son environ-
nement car l’organisme humain est constitué des mêmes substances et est
sujet aux mêmes lois que le monde physique.37 Cette vision cosmique, héritée
de la philosophie, fait dépendre la santé de l’individu des zones
géographiques, des saisons de l’année, des changements météorologiques
et d’autres facteurs naturels. Le parallèle le plus proche qui a été signalé
est le traité hippocratique Du régime, et plus précisément le livre I, dont la
théorie générale et l’association des thèmes semblent correspondre à ceux
d’Eryximaque.38
Tout d’abord, dans ce traité, le corps de tout animal est présenté comme un
composé de « deux éléments, différents par leur vertu mais complémentaires
dans leur action : le feu … et l’eau (πυρὸς … καὶ ὕδατος) », car l’un meut et
l’autre nourrit. Ces deux éléments contraires se caractérisent à leur tour par des
qualités contraires : « le feu, par le chaud et le sec, alors que l’eau, par le froid et
l’humide » (τῷ μὲν πυρὶ τὸ θερμὸν καὶ τὸ ξηρὸν, τῷ δὲ ὕδατι τὸ ψυχρὸν καὶ τὸ
ὑγρόν) (I, 3–4). Chaque élément tient aussi de l’autre une qualité : le feu tient
l’humide de l’eau et l’eau tient le sec du feu ; ainsi, les éléments ne restent
jamais figés dans leur état mais changent toujours.39
35 Selon Vegetti (1966) 12, Eryximaque est un médecin éclectique curieux de physiologia.
36 Voir, en particulier, Edelstein (1945) 92, qui signale l’écrit hippocratique De l’ancienne
médecine, où il est question de « remplissage » (πλήρωσις) et d’« évacuation » (κένωσις), les
tendances du corps qu’il faut considérer pour déterminer son état de santé ou de maladie. Plus
récemment, Craik (2001) ajoute De natura hominis 7, 9 et De flatibus I qui pouvaient circuler
dans l’Athènes de Platon.
37 Longrigg (1993) 84, 99.
38 Konstan and Young-Bruehl (1982) 42–43.
39 Cette théorie des éléments et de leurs qualités contraires semble être l’apanage de la
médecine italique que Platon a peut-être connue lors de ses voyages en Sicile. Selon Alcméon
de Crotone, médecin pythagoricien, la santé résulte de l’équilibre, c’est-à-dire de l’égale
répartition des puissances contraires qui constituent le corps de l’homme : humide, sec,
chaud, froid, amer, doux. La maladie, en revanche, est causée par la prédominance de
l’une d’entre elles (24 B 4 DK). Pour le médecin Philistion de Locres, chacun des quatre
éléments possède sa qualité propre : le feu, le chaud, l’eau, l’humide, etc., comme le précise
Lloyd (1991) 62.
40 Tout ce passage est influencé par la théorie pythagoricienne de la musique. Voir, sur ce
point, Joly (1967) 111–114.
41 Edelstein (1945) 90, remarque, à juste titre, que le traité hippocratique intitulé Sur l’art
reflète également le milieu dans lequel les discussions entre les représentants d’arts différents
ont eu lieu. Ici un médecin parle pour la médecine : il répond aux objections des adversaires et
met en difficulté ses interlocuteurs ; il connaît les problèmes des autres arts et utilise la
philosophie pour fonder ses propos, comme Eryximaque dans le Banquet.
imite la nature humaine en ce qu’il met en relation les contraires entre eux en
produisant une harmonie.
Or tous ces arguments, sur les éléments et sur l’harmonie, dans le corps et
dans l’âme de l’homme, à propos de l’univers et des arts, se retrouvent dans le
discours d’Eryximaque sur l’amour. Il semblerait donc que l’ensemble des doc-
trines hippocratiques exposées dans le traité Du régime constitue l’arrière-plan
du passage médical du Banquet de Platon. Comme cela a été remarqué,42 il s’agit
d’une tradition médicale inspirée d’une pensée philosophique, et plus
précisément de la philosophie d’Héraclite. Non seulement le langage employé
par l’auteur hippocratique est héraclitéen, mais aussi les contenus de sa théorie
le sont. Héraclite semble en effet avoir influencé ce traité, ainsi que d’autres
écrits médicaux proches de celui-ci,43 et par conséquent une partie du Banquet.
D’après Eryximaque, aussi bien l’équilibre de l’homme que l’ordre du
monde dérivent de l’« amour », c’est-à-dire de l’harmonie établie entre les
contraires chaud et froid, sec et humide (Symp. 186d, 188a). L’auteur hippocra-
tique, qui en est la source, précise que le feu est chaud et sec et l’eau, froide et
humide (Dia. I 3–4), mais aussi que les éléments échangent leurs qualités et se
transforment les uns en les autres. Selon Héraclite, qui est la source de la source,
le feu est l’élément primordial de l’univers : il se transforme tout d’abord en eau,
puis en terre, ensuite en toute autre chose (22 B 31a, 31b DK) de manière
régulière. Le monde est un feu qui s’allume et s’éteint selon des mesures
(μέτρα) déterminées (22 B 30 DK). Ces transformations sont continuelles et
réversibles : chaque contraire se change sans cesse en son contraire : les choses
froides se réchauffent et les choses chaudes se refroidissent, les humides
deviennent sèches et les sèches, humides (22 B 126 DK).
Il ne faudrait pas en conclure, cependant, que Platon utilise exclusive-
ment une tradition hippocratique imprégnée d’héraclitisme. Lorsqu’il le juge
nécessaire, il a recours à Héraclite de manière ouverte et explicite. L’auteur
du traité Du régime affirme, par exemple, que « toutes choses sont conver-
gentes, étant divergentes » (σύμφορα πάντα, διάφορα ἐόντα) (Dia. I 11), alors
qu’Eryximaque cite Héraclite : « l’un, divergeant, converge avec lui-même »
(τὸ ἓν … διαφερόμενον αὐτὸ αὑτῷ συμφέρεσθαι), en faisant référence à son
texte sur « l’harmonie de l’arc et de la lyre » (ἁρμονίαν τόξου τε καὶ λύρας)
(Symp. 187a). Il nous appartient maintenant de montrer quelles sont les
implications philosophiques de ce recours, direct et indirect, à la philosophie
héraclitéenne.
La portée philosophique
Les spécialistes du Banquet44 ont reconnu, derrière la citation d’Eryximaque, le
fragment 51 DK d’Héraclite (9.Her.D49 Laks-Most).45 Il nous est restitué, dans sa
forme la plus littérale, par la Réfutation de toutes les hérésies attribuée à
Hyppolite de Rome (IX 9, 2) : « ils ne comprennent pas comment, divergeant,
il s’accorde : harmonie renversée, comme d’un arc et d’une lyre » (οὐ ξυνιᾶσιν
ὅκως διαφερόμενον ἑωυτῶι ὁμολογέει· παλίντροπος ἁρμονίη ὅκωσπερ τόξου καὶ
λύρης). Héraclite, en dénonçant l’ignorance humaine, nous livre ici sa concep-
tion de l’harmonie : c’est une connexion de deux extrêmes, comme le montrent
les exemples de l’arc et de la lyre. Ces deux instruments à cordes symbolisent
non seulement la conjonction de deux parties, mais aussi la tension entre deux
pôles.46 Si l’on considère l’instrument comme un tout, on y découvre en effet un
ajointement et un équilibre : le premier est l’assemblage d’objets différents, de la
corde centrale et des bras du cadre, le second est l’opposition de forces contrai-
res, celle de la corde qui est tendue vers l’extérieur, et celle des bras qui sont
tendus vers l’intérieur. Ainsi, l’harmonie est une connexion à la fois statique et
dynamique : c’est la conjonction qui demeure dans l’instrument et la tension qui
va et vient d’un bout à l’autre de celui-ci.47
L’arc et la lyre constituent la double métaphore qu’Héraclite emploie, entre
autres, pour expliquer sa théorie de l’unité des contraires. Toute chose, selon le
philosophe, se caractérise par cette harmonie : toute chose « converge » avec
soi-même et « diverge » de soi-même,48 dit-il, c’est-à-dire se rassemble et se
disperse, s’approche et s’écarte, mais la plupart des gens ne le savent pas. Les
hommes ordinaires, selon Héraclite, s’arrêtent aux apparences des choses : ils
voient les contraires de manière superficielle et ne saisissent pas leur unité
profonde ; en d’autres termes, ils perçoivent le conflit49 des éléments et ne
conçoivent pas leur harmonie. La mission d’Héraclite est donc de révéler que
« l’harmonie » invisible est supérieure à celle qui est visible (22 B 54 DK).50 Pour
exacte : Héraclite les considère comme équivalentes et, par conséquent, comme
équitables.
Selon toute probabilité, donc, l’harmonie n’est qu’un synonyme de ce
qu’Héraclite appelle le logos (λόγος) : la « raison » des choses, c’est-à-dire l’essence
véritable de ce qui existe, et le « discours » sur les choses,57 celui du philosophe
qui les décrit, mais aussi la « mesure » de toutes choses, leur changement constant
et réglé.58 Nous pensons en effet que, chez Héraclite, l’arc et la lyre ne constituent
pas seulement un exemple concret, illustrant sa théorie de l’unité des contraires, et
un modèle de composition littéraire, qui repose sur des chiasmes, des antithèses et
d’autres figures d’inversion sémantique, syntaxique ou morphologique ; c’est aussi
le symbole d’un univers aux transformations analogues et mutuelles, à savoir
d’une justice cosmique.
Platon, en citant de manière approximative le fragment d’Héraclite sur l’arc
et sur la lyre, mais en employant un langage absolument héraclitéen,59 met dans
la bouche d’Eryximaque la théorie selon laquelle « l’unité » (τὸ ἕν) (187a–b) de
l’harmonie résulte d’une dualité voire d’une pluralité de sons. Le médecin
critique Héraclite, qui ne s’est pas exprimé de manière heureuse en disant que
l’harmonie consiste en une contrariété : selon Eryximaque, en effet, la conso-
nance est postérieure et résulte d’une dissonance antérieure. Si donc Héraclite
conçoit l’harmonie en termes de simultanéité parfaite, Eryximaque, lui, introduit
la succession chronologique. La cause en est sans doute son argument sur l’art
musical : en tant que savoir-faire humain, la musique est un procédé qui, à
partir d’un désaccord initial, produit finalement un accord.
L’ironie de Platon se dévoile en ce moment précis : Eryximaque corrige le
discours d’Héraclite, mais il se fonde sur sa pensée. En outre, le médecin
reproche au philosophe de commettre une erreur, alors que c’est lui qui se
trompe. Pour les besoins de sa cause, en effet, Eryximaque néglige pour ainsi
dire l’arc et se concentre sur la lyre : l’harmonie dont il parle ici est l’harmonie
musicale, car c’est la musique qui réalise l’accord parfait entre les sons aigu et
grave, rapide et lent (187b). Dans la suite du texte, en revanche, il sera question
d’harmonie cosmique, synonyme de justice universelle, concept typiquement
présocratique60 : Eryximaque dira alors que l’astronomie est la science du
mélange savant des principes chaud et froid, sec et humide (188a). Pour passer
de l’accord entre les sons musicaux contraires au mélange des qualités contrai-
res des éléments, le médecin exploite la polysémie du concept présocratique
d’harmonie.
Eryximaque se sert, en particulier, de la théorie d’Héraclite, qu’il compare à
celle d’Empédocle, comme le suggère un passage du Sophiste (242d). Le per-
sonnage de l’Etranger y affirme que certaines « Muses ioniennes et siciliennes »
ont expliqué l’origine de toutes choses en disant que « l’être » (τὸ ὄν) est à la
fois multiple et un, car il est divisé par la haine et rassemblé par l’amitié. Ce
texte fait implicitement référence aux deux philosophes présocratiques qui
incarnent respectivement les Muses les plus « tendues », celles d’Ionie, et les
Muses les plus « relâchées », celles de Sicile. Selon Héraclite, tout « en diver-
geant … converge toujours » (διαφερόμενον … ἀεὶ συμφέρεται) (22A10 DK, 9.Her.
R31 Laks-Most), alors que, pour Empédocle, il est tantôt un et ami grâce à
Aphrodite, tantôt multiple et ennemi à cause d’une certaine Discorde (243a).
Le terme « toujours » (ἀεί) est important dans ce contexte : la conception
attribuée à Héraclite est la coexistence des dissonances particulières à l’intérieur
de la consonance universelle, c’est-à-dire la synchronie de l’accord et du
désaccord dans la structure cosmique. Empédocle est en revanche considéré
comme le tenant de l’alternance des deux états cosmiques, à savoir de la
diachronie. Le parallèle avec le Sophiste révèle donc que les paroles
d’Héraclite, comme celles d’Empédocle, ne se réfèrent pas exclusivement à la
musique, et que Platon le sait, contrairement à Eryximaque : les applications
microcosmiques et macrocosmiques de l’harmonie héraclitéenne et de l’amitié
empédocléenne échappent au médecin, mais non au philosophe.61 C’est
tétracordes disjoints (séparés par un ton disjonctif) forment la consonance parfaite de l’octave.
Pour une étude de l’harmonie chez Philolaos, voir Serra (2003) 53 sqq.
62 À ce sujet, Guthrie (1974), ainsi que Colvin (2007) et Flaksman (2015).
63 Voir Bollack (1965) 117–119 et Zafiropulo (1953) 126–148, puis O’Brien (1997) 381–385 et
Rashed (2018) 33–83.
64 Kahn (1979) 196, 325.
excellence ou l’amour proprement dit. Cet amour est plus un processus qu’un
résultat : c’est l’harmonisation des contraires qui constituent toute chose.
Conclusions
Cette étude montre que le discours d’Eryximaque a un sens philosophique et
apporte une contribution importante à la théorie de l’amour du Banquet. Il
permet en effet à Platon de dépasser la dualité des divinités de l’Amour qui a
été soutenue pas Pausanias et conduit à saisir le caractère unifiant du sentiment
de l’amour dont parlera Aristophane. En s’inspirant de la médecine hippocra-
tique, mais aussi et surtout de la pensée présocratique, Eryximaque fonde son
éloge de l’amour sur la notion d’« harmonie » : une unité, équilibrée et
ordonnée, d’éléments contraires. On pourrait d’ailleurs lire tout le Banquet à la
lumière de la doctrine de l’unification, partielle ou complète, évidente ou
problématique, de contraires,65 étant donné les multiples sections et les divers
motifs qui s’opposent et se répondent, c’est-à-dire les nombreux couples de
conceptions antinomiques et d’expressions antithétiques qui le constituent.66
Selon nous, Eryximaque propose une seule idée de l’amour qui repose sur
deux aspects fondamentaux. Premièrement, du point de vue quantitatif, l’amour
ajuste ce qui se trouve en « haut » par rapport à ce qui se trouve en « bas » de
l’échelle ontologique de la réalité : il combine et concilie les contraires.
Considéré comme harmonie, l’amour est soit le mélange tempéré de qualités
élémentaires,67 par exemple du froid et du chaud, soit l’accord symphonique de
sons musicaux, comme le grave et l’aigu. Il consiste donc à contrebalancer des
degrés de température ou de fréquence situés sur des points opposés du même
axe vertical. Deuxièmement, du point de vue qualitatif, l’amour peut tendre vers
le « bas » ou vers le « haut », au sens moral du terme : il peut se dépraver ou, au
contraire, se sublimer. Ce que l’on appelle amour, c’est le désir de quelqu’un
pour quelqu’un d’autre ainsi que l’amitié entre deux individus, l’attraction
physique mais aussi le lien affectif, l’acte sexuel de deux corps qui s’unissent
et surtout l’entente spirituelle de deux âmes qui se comprennent.
En d’autres termes, selon la perspective quantitative, c’est-à-dire numérique,
l’amour est une unité qui contient la dualité. Selon la perspective qualitative ou
axiologique, l’amour est une liaison qui dépasse la copulation. Mais ces deux
perspectives se rejoignent si l’on considère l’amour comme ce qui détermine
l’organisation harmonieuse de toutes choses et ce qui permet à tout individu de
vivre en harmonie avec les dieux (188d). Socrate, en rapportant le discours de
Diotime, complétera le propos d’Eryximaque en disant que l’amour assure
également les relations que les hommes entretiennent entre eux, relations qui
conduisent à la procréation (206b), c’est-à-dire à l’accouchement physique de
beaux enfants, mais surtout à l’accouchement métaphorique de beaux discours.
Il importe de souligner que la fin du discours d’Eryximaque présente une
référence au bien qui nous fait sortir du cadre physicaliste et présocratique. Le
médecin affirme en effet que l’amour, en accomplissant des « choses bonnes »,
lorsqu’il implique justice et tempérance, montre sa puissance immense et nous
procure un bonheur parfait (ibid.). Socrate, via Diotime, reviendra sur le rapport
entre amour et bien pour dire que les êtres humains aiment posséder « ce qui est
bon » (206a, 207a). Si donc Eryximaque, pour sa part, insiste sur les activités, ou
sur les arts, qui sont régies par l’amour, à savoir sur la pratique du bien, Socrate,
lui, s’intéresse à l’acquisition et à la sauvegarde du bien.
La spécificité du propos d’Eryximaque devient alors évidente : Platon
s’efforce ici de conjuguer science et morale. Nous savons d’ailleurs qu’il
attribue à la médecine une place moyenne, mais tout à fait honorable, dans
la hiérarchie des arts.68 Nous savons aussi et surtout que Platon se sert de la
médecine pour élaborer sa doctrine éthique : il considère l’art médical, qui se
soucie du bien du corps et procure la santé, comme propédeutique à l’activité
philosophique, qui assure le bien de l’âme et conduit à la vertu.69 Dans les
dialogues platoniciens, en effet, le rapport entre médecin et patient anticipe
la relation entre philosophe et disciple70 ; c’est pourquoi, d’ailleurs, le
médecin idéal doit acquérir une haute formation morale, c’est-à-dire philoso-
phique.71 Le discours d’Eryximaque dans le Banquet montre, nous semble-t-il,
que le contraire est tout aussi vrai : Platon injecte ses principes éthiques dans
cette présentation de la médecine.72
Eryximaque nous permet alors de comprendre, d’une part, que la philoso-
phie de Platon se veut un dépassement de celle des Présocratiques et, d’autre
68 Joly (1961).
69 Voir, en particulier, Pl. Resp. IV 444d–e, mais aussi Cri. 47d–e, Grg. 477b–c et Leg. X 906c.
70 Chrm. 156b–e, Plt. 299b, Leg. IX 857c–d. Rappelons que, chez Platon, le politicien, le
législateur et le juge remplacent parfois le philosophe : ils aident les citoyens à acquérir la
vertu, comme le médecin aide le malade à recouvrer la santé.
71 Thivel (2004) 103 et McPherran (2006) 80.
72 Schuhl (1960).
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73 Le « mauvais » médecin possède une connaissance livresque, donne souvent les mêmes
recettes et travaille toujours dans son intérêt personnel. Voir Pl. Phdr. 269a sqq., Chrm. 156d,
Resp. III 405c–408d, Leg. IV 720 sqq.
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