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Le modèle ludique | Francine Ferland
1. Le jeu et l’enfant
p. 15-37
Texte intégral
Le jeu et le jouet sont aussi nécessaires à l’enfant
que l’air ou la nourriture.
Vial, 1981
C’est sur la base du jeu que s’édifie
toute l’existence expérientielle de l’homme.
Winnicott, 1975
Le développement de l’enfant à travers le
jeu
5 Pour tenter de clarifier ce que le jeu apporte à l’expérience de
vie de l’enfant, nous analyserons ce qu’un enfant est
susceptible d’expérimenter en jouant. Divers thèmes souvent
associés au jeu seront successivement abordés : le plaisir, la
découverte, la maîtrise, la créativité et l’expression de soi.
Jeu et plaisir
6 Quand on pense « jeu », la première caractéristique qui nous
vient à l’esprit est fort probablement l’aspect plaisant de
cette activité. Avec raison d’ailleurs, puisque le plaisir est une
composante essentielle du jeu. Sans le plaisir, le jeu n’existe
pas. Cette caractéristique est l’une des seules qui fassent
l’unanimité dans les différentes théories tentant de cerner le
phénomène du jeu. Comme l’affirme Epstein-Zau (1996), le
plaisir est le moteur de toute action ludique, alors que le
déplaisir entraîne d’emblée une autocensure de l’exploration
et freine l’activité de l’enfant. Parce que le plaisir est présent
dans le jeu, l’enfant se trouve incité à poursuivre son activité
et même à y mettre davantage d’effort.
7 Selon Ellis (1973), ce plaisir associé au jeu tire sa source de
certaines caractéristiques propres à la situation ludique : la
nouveauté, l’incertitude et le défi, défi qui doit cependant
être considéré comme surmontable par l’enfant. Attiré par la
nouveauté, l’enfant découvre grâce au jeu le plaisir de braver
l’incertitude et de relever le défi. Dans le jeu, tout peut
arriver puisque rien n’est réglé à l’avance ; la curiosité est
éveillée et entraîne l’enfant vers la découverte du plaisir
intrinsèque du jeu.
Jeu et découverte
Le jeu n’est pas un rêve, il est apprentissage du monde, de
l’autre et de la relation (...). C’est en jouant qu’il faut entrer
dans la vie.
Caffari-Viallon, 1988
Jeu et maîtrise de la réalité
12 Jouer, c’est aussi maîtriser la réalité. En effet, dans son jeu
l’enfant jette un pont entre le familier et l’inconnu : il
apprivoise graduellement la réalité. Erikson écrit : « Le jeu
de l’enfant est la forme infantile de la capacité humaine
d’expérimenter en créant des situations-modèles et de
maîtriser la réalité en expérimentant et en prévoyant »
(1982, p. 149).
13 En jouant, l’enfant comprend qu’il peut influer sur son
environnement (Missuana et Pollock, 1991). Seul maître à
bord, il a le pouvoir de décider : il est autosuffisant. L’enfant
expérimente alors un sentiment de maîtrise (Bundy, 1993 ;
Lewis, 1993).
14 N’ayant pas de procédure propre ni de règles rigides à suivre,
chacune de ses tentatives de jeu est valable. L’enfant peut
décider de faire tomber la tour de cubes, de faire dormir la
poupée, de recommencer sans fin le même casse-tête : il
choisit lui-même le thème de sa conduite ludique et oriente
le déroulement de son jeu. Il décide également du début et de
la fin. Il est le maître d’œuvre de son jeu, dont il n’attend
aucun résultat précis ; à vrai dire, ce qui fait le jeu, c’est le
processus, non le résultat (Bundy, 1997 ; Wood, 1997).
15 L’enfant peut prendre des initiatives hasardeuses, prendre
même le risque d’échouer puisque ce n’est qu’un jeu. En
jouant, l’enfant apprend également à solutionner les
problèmes au fur et à mesure qu’ils surgissent.
16 L’initiative de l’action étant laissée tout entière à l’enfant, le
jeu influe sur son estime de soi (Lewis, 1993).
Jeu et créativité
C’est en jouant et seulement en jouant que l’individu, enfant
ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa
personnalité tout entière.
Winnicott, 1975
Jeu et expression
23 Même sans utiliser les mots, l’enfant peut communiquer ses
sentiments, tant positifs que négatifs. Jeter un objet par
terre, sourire à un personnage, déchirer un dessin, présenter
un objet à un partenaire, provoquer un accident, voilà autant
de gestes que l’enfant peut utiliser pour communiquer ce
qu’il ressent. Le jeu est en quelque sorte le langage primaire
de l’enfant ou, comme le fait remarquer Herzog (1990), le
langage de l’action. Si l’enfant, par son jeu, parle à l’autre et
lui parle de lui (Soulayrol et Catheline-Antipoff, 1984), il
nous parle aussi de l’autre.
En jouant, l’enfant expérimente des sentiments de plaisir et
de maîtrise il découvre le monde qui l’entoure ; il crée et
s’exprime.
24 Nul besoin de surstimuler l’enfant normal, de l’inciter à faire
des apprentissages précoces. Le jeu, voie royale de
l’apprentissage de l’enfant, y pourvoira de la façon la plus
naturelle qui soit. La figure 1 présente une synthèse des
fonctions du jeu et de ses effets sur l’enfant.
***
25 On a vu quelles sont les grandes fonctions du jeu. Mais que
stimule et sollicite le jeu chez l’enfant ? Pour répondre à cette
question, nous utiliserons un outil de travail fondamental en
ergothérapie, soit l’analyse d’activité.
26 Imaginons deux enfants qui jouent avec une étable, des
animaux, des personnages et un tracteur. Voyons ce qui se
passe lorsque les enfants manipulent ces objets et leur
donnent vie2.
FIGURE 1. Les fonctions du jeu et ses effets sur l’enfant
Analyse d’une activité de jeu
27 Composante sensorielle. Par leur seule présence, ces
objets apportent à ces enfants une stimulation sensorielle :
ces animaux et ces personnages, ils ont envie de les regarder,
de les toucher et de les prendre en mains. En les manipulant,
ils enregistrent les caractéristiques sensorielles des objets
(formes, couleurs, taille, texture, douceur, etc.), ce qui
contribue à développer leur perception. Ils voient bien que le
métal du tracteur est froid et doux, alors que ses pneus sont
rugueux et ronds. Grâce à leur perception des dimensions et
des formes, ils sauront évaluer si tel ou tel personnage a la
taille qu’il faut pour s’asseoir sur le tracteur ou si celui-ci
peut pénétrer dans l’étable. Leur audition sera aussi stimulée
si les enfants se parlent, s’ils racontent une histoire à partir
du matériel de jeu ou si l’un d’entre eux reproduit le bruit du
moteur du tracteur. De plus, ils s’apercevront que faire
rouler le tracteur sur le plancher de bois produit un bruit, ce
qui n’est pas le cas sur un tapis.
28 Cette activité procure donc aux enfants une stimulation
visuelle, tactile et auditive, qui leur permet, entre autres, de
développer leur perception des formes et des dimensions et
leur discrimination auditive.
29 Composante motrice. En saisissant les objets, l’enfant
utilise sa motricité fine. Il doit adapter sa façon de saisir les
objets à leurs formes : préhension à pleine main d’un
personnage (préhension palmaire), préhension du tracteur
entre le pouce, l’index et le majeur (préhension tridigitale),
saisie entre le pouce et l’index du loquet dont on se sert pour
ouvrir la porte de l’étable (pince pouce-index). L’enfant doit
aussi planifier ses gestes en séquence ; par exemple, saisir
l’objet, le diriger vers tel endroit, puis le relâcher. Pour ce
faire, la coordination œil-main est requise. Cette capacité à
coordonner les gestes de la main et les mouvements des yeux
permet à l’enfant non seulement de diriger les objets vers un
endroit précis, mais aussi d’insérer un objet dans un espace
restreint, par exemple d’asseoir un personnage sur le siège
du tracteur.
30 Le plus souvent, l’enfant joue avec ce matériel en position
assise. S’il veut saisir un personnage placé loin devant lui ou
sur le côté, il doit pouvoir se protéger des chutes, par
exemple en tendant les bras vers l’avant ou les côtés : il
utilise alors des réactions de protection. Parfois, un simple
changement de posture lui permettra de garder son
équilibre ; ainsi, en se penchant vers l’avant pour saisir
l’objet, il pourra lever la tête pour compenser le déplacement
du centre de gravité et éviter ainsi la chute.
31 Donc, dans ce jeu, les enfants pratiquent divers modes de
préhension, coordonnent des mouvements fins et
développent leurs réactions de protection en position assise.
32 Composante cognitive. Malgré des muscles qui
fonctionneraient très bien, nos deux enfants auraient peu de
plaisir à jouer avec ce matériel s’ils ne mettaient pas à profit
leurs habiletés cognitives, soit les habiletés qui leur
permettent de comprendre leur environnement et de
développer leur pensée. Il y a bien sûr la connaissance même
des pièces de jeu : ainsi, grâce à son camarade ou à un
adulte, l’enfant apprend ce que c’est qu’un cochon ou un
mouton et à les différencier l’un de l’autre, que l’étable est la
maison des animaux et quel cri est propre à chaque animal.
Il se rend compte qu’il y a des animaux à quatre pattes et
d’autres à deux pattes, comme la poule. Sa compréhension
du fonctionnement des objets lui permet aussi de les utiliser
adéquatement ; ainsi, le tracteur peut rouler puisqu’il a des
roues et on peut fermer la porte de l’étable grâce au loquet.
Dans ce jeu, l’enfant expérimente le concept de la relation de
cause à effet, anticipant ce que ses gestes peuvent provoquer.
Par exemple, il verra que le petit mouton déposé sur le toit
de l’étable qui est en pente ne pourra rester en place et que
vraisemblablement il tombera. Il peut également « jouer »
avec le concept de permanence de l’objet, à savoir qu’un
objet continue à exister même s’il ne le voit plus. Ainsi,
quand l’enfant s’amuse à faire disparaître le petit chien dans
l’étable puis à aller le chercher, il expérimente ce concept. Il
aura aussi l’occasion de résoudre des problèmes : par
exemple, comment fait-on tenir plusieurs animaux sur le
tracteur ? Les enfants s’amuseront à faire semblant, entre
autres en prêtant vie aux objets : la vache se promène dans le
champ et le chien la suit. Ils en arriveront à imaginer un
véritable scénario. Ils peuvent aussi faire preuve d’humour,
prêtant des intentions farfelues aux animaux : la vache veut
faire un tour de tracteur...
33 Dans ce jeu, les enfants acquièrent diverses connaissances,
ils donnent vie aux objets et laissent libre cours à leur
imagination.
34 Composante affective. Comme ce sont les enfants qui
décident du scénario et qui attribuent des rôles aux
personnages, leur spontanéité et leur sens de l’initiative sont
mis à contribution : ils peuvent en éprouver un sentiment de
maîtrise. Ils expérimentent aussi le plaisir d’agir ; si ce n’est
pas le cas, ils abandonneront rapidement ce jeu qui n’en
serait plus un pour eux. Le fait de partager l’activité avec un
camarade peut toutefois comporter quelques frustrations,
par exemple si l’un des deux s’empare de l’animal convoité
par l’autre. Ils apprendront alors à composer avec la
frustration. Non seulement les enfants décident-ils ce que
veulent faire les personnages, mais ils peuvent aussi leur
prêter des sentiments et, ce faisant, exprimer des émotions :
le fermier est en colère, le mouton est triste. Avec un tel
matériel de jeu, les enfants peuvent interrompre leur activité
quand ils le désirent. Ils ne sont pas tenus de la poursuivre
pendant une durée déterminée, comme quand il s’agit de
terminer un casse-tête ou de construire quelque chose. Ils
n’ont pas non plus à attendre longtemps pour voir le résultat
de ce qu’ils font. Sitôt décidé, le geste est posé et les enfants
peuvent en retirer une satisfaction immédiate.
35 Initiative, expression de soi, réaction à la frustration et
plaisir immédiat sont quelques-unes des dimensions
affectives de cette activité.
36 Composante sociale. L’enfant pourrait s’amuser seul avec
ce matériel de jeu. Toutefois, le fait d’être deux donnera aux
enfants l’occasion de partager le matériel de jeu, de
communiquer leurs idées, de tenir compte de l’opinion de
l’autre, d’attendre leur tour pour manipuler l’unique
tracteur. Ils devront donc développer leurs habiletés de
relation à l’autre pour que le jeu soit agréable. Ensemble, ils
pourront aussi collaborer à l’élaboration d’une histoire ou
d’un scénario de jeu où chacun tiendra un rôle précis.
37 Cette activité de jeu permet donc aussi à l’enfant d’entrer en
rapport avec les autres.
38 Cette analyse démontre clairement qu’observer un enfant au
jeu permet de savoir quelles sont ses habiletés dans les
différentes sphères de son développement. De fait, le jeu
témoigne de ce qu’est l’enfant. L’enfant qui joue a recours à
ses habiletés et attributs propres, qui influent sur sa façon de
jouer et qui sont, à leur tour, stimulés et modifiés par
l’expérience de jeu. Voilà pourquoi plus l’enfant joue, plus il
devient habile.
39 Voyons maintenant comment se développe le jeu chez
l’enfant. Quelles sont les conditions préalables à l’apparition
du jeu, les grandes étapes et caractéristiques du
comportement ludique en cours de développement ?
le développement du jeu chez l’enfant
40 Pour que l’enfant puisse jouer, certaines conditions doivent
être remplies ; entre autres, il faut que ses besoins
fondamentaux soient satisfaits. En effet, il est peu probable
qu’un enfant soit disposé à jouer s’il n’a pas mangé ou dormi,
ou encore s’il se sent anxieux ou craintif. Si l’on se réfère à la
hiérarchie des besoins de Maslow (1979), les besoins
physiologiques, de sécurité et d’amour doivent d’abord être
satisfaits pour que l’enfant ait envie de découvrir et
d’explorer et qu’il soit en mesure de satisfaire ses besoins
d’estime et ses besoins cognitifs.
41 Par ailleurs, il convient de distinguer l’activité exploratoire
du comportement ludique, tel que l’illustre le tableau 1.
Préalables à l’activité ludique
42 Selon Pomerleau et Malcuit (1983), dans un premier temps
l’enfant diminue son activité motrice, puis tourne son regard
vers le stimulus. Cette réponse d’orientation l’amène à une
attention sélective. Dans un deuxième temps, l’enfant entre
en contact avec l’objet et le manipule ; selon ces auteurs,
cette exploration tactile permet à l’enfant de découvrir les
caractéristiques des objets (mou, dur, bruyant, doux,
rugueux). Ultérieurement, il pourra se servir de ces
connaissances pour développer un répertoire de jeu qui lui
soit propre. L’attention sélective, le contact et la
manipulation représentent donc des étapes préalables au
développement d’un comportement ludique.
TABLEAU 1. Préalables au comportement ludique
Le développement séquentiel du jeu
46 Le développement séquentiel du jeu a été étudié par de
nombreux auteurs et placé dans diverses perspectives
théoriques ; le tableau 2 offre un bref aperçu de ces travaux.
TABLEAU 2. Développement séquentiel du jeu
Toucher, regarder,
018 mois à la sentir, goûter, écouter,
Mobile, hochet, tableau d’activités, jouets
découverte de se déplacer (en
musicaux, jouets qui flottent, jouets à mordre, à
son corps et rampant, à quatre
faire rouler, à manipuler, à empiler, à tirer, jeu de
de son pattes, en marchant),
coucou, livre cartonné, jeu avec un adulte
environnement manipuler, répéter,
explorer, imiter
Répéter, explorer+*, Jeu de cubes, ballon, tricycle, jeu
imiter+, acquérir le d’encastrement, instrument de musique, papier
18 mois 3 sens de la propriété, et crayons de cire, pâte à modeler, cassetête,
ans le grand faire semblant, être tableau noir, jouets à chevaucher, jeux
explorateur avec d’autres enfants, extérieurs (balançoire, glissoire), matériel
commencer à servant à imiter et à faire semblant (téléphone,
partager, à s’affirmer poupée, camion, établi de menuisier)
Tricycle, papiers, crayons, ciseaux, livres
d’histoires, marionnettes, déguisements, maison
3 6 ans l’âge Imaginer+, se
de poupée, jouets miniatures (trousse médicale,
du jeu par déguiser, dessiner,
autos, service de vaisselle), magnétophone, jeu
excellence socialiser, collaborer
de quilles, comptines, jeux de société simples
(serpents et échelles, jeu de dames)
« jouer, c’est magique »
68 Comme le jeu occupe une si grande place dans la vie de
l’enfant et qu’il influe à ce point sur son développement, il
n’est pas étonnant que le ministère de la Famille et de
l’Enfance du Québec ait retenu pour les centres de la petite
enfance un programme éducatif favorisant le développement
global des enfants, programme appelé « Jouer, c’est
magique ». On y considère que le jeu « constitue un moyen
privilégié d’interaction et d’évolution pour l’enfant. Il est un
puissant levier d’apprentissage avec lequel l’enfant acquiert
des connaissances tout en développant ses capacités à
raisonner, créer et résoudre les problèmes. [...] Jouer, c’est
une expérience essentiellement agréable à travers laquelle
l’enfant se développe globalement » (Gariépy, 1998, p. 6).
69 « Jouer, c’est magique » s’inspire d’un programme américain
qui a fait l’objet d’une étude longitudinale rigoureuse. Cette
étude a démontré que les enfants qui avaient participé à ce
projet ont obtenu par la suite de meilleurs résultats scolaires
durant les premières années du primaire et qu’ils ont
bénéficié d’un développement plus positif de l’estime de soi.
L’évaluation en sol québécois est actuellement en cours et les
données préliminaires laissent présager des résultats tout
aussi prometteurs.
vers une définition du jeu
70 Il peut paraître étonnant qu’en dépit des nombreuses
recherches sur le jeu la définition même de ce phénomène
n’ait pas encore fait l’unanimité chez les chercheurs.
Conceptualiser le jeu à travers une définition qui le délimite
et le concrétise s’avère périlleux. Universel, ce phénomène
est connu de tous, mais dès qu’on tente de le cerner avec des
mots ou d’en donner une explication théorique, on le
dénature : ce qu’on arrive à expliquer n’est déjà plus le jeu.
Chance écrit : « Le jeu, c’est comme l’amour ; tout le monde
sait ce que c’est, mais personne ne peut le définir » (1979,
p. 1).
71 Prenons le cas de deux enfants engagés dans une même
activité de jeu, par exemple dans un carré de sable. Ils posent
tous deux les mêmes gestes, remplissant de sable un seau,
traçant des chemins avec une petite auto, faisant disparaître
leurs mains dans le sable pour les faire réapparaître. À
l’observation, on pourrait conclure que ces deux enfants
jouent puisqu’ils s’adonnent librement à une activité, sans
but imposé, utilisant du matériel de jeu. Pourtant, il est
possible que l’un de ces enfants n’ait pas du tout l’impression
de jouer, qu’il n’éprouve aucun plaisir. L’action seule ne
saurait par conséquent définir le jeu, pas plus d’ailleurs que
la seule présence de matériel de jeu.
72 « Il n’y a pas de matériel qui soit en lui-même et par lui-
même ludique... ce qui fait le “jouet”, c’est le jeu du joueur »
(Henriot, 1989, p. 100). Jouer implique, au-delà des gestes et
du matériel, un état d’esprit particulier, une prédisposition
interne. On se rapproche alors de l’essence du jeu qui
procède, selon Chandler (1997), du cœur, du corps et de
l’esprit du joueur. Le jeu ne se ramène donc pas à un
comportement, mais bien davantage à une attitude
subjective (Henriot, 1976). Cette conception est d’ailleurs
celle de Parham et Fazio, qui définissent le jeu comme « une
attitude ou un mode d’expérience qui implique une
motivation intrinsèque » (Parham et Fazio, 1997, p. 251).
Pour Bundy (1993), sans attitude ludique (playfulness),
toute activité, même de jeu, devient travail.
73 Ainsi, l’observateur, n’étant témoin que de ce que fait
l’enfant et de la présence du matériel de jeu, ne peut que
présumer qu’il joue puisque le seul à le savoir, c’est l’enfant
lui-même.
74 On peut alors imaginer, à l’inverse de l’exemple précédent,
un enfant qui s’adonne à une activité paraissant à un
observateur répétitive et ennuyeuse ; l’expression faciale de
l’enfant peut témoigner davantage d’un effort déployé que
d’un plaisir ressenti. On en conclurait que ce n’est pas du jeu,
alors que l’enfant, lui, pourrait parler de cette activité comme
d’un jeu.
75 Jouer ne saurait donc être défini exclusivement par le faire,
mais doit aussi englober l’être, soit l’attitude qui sous-tend
l’action. Mais qu’est-ce qu’une attitude ludique ? Différents
éléments la caractérisent. Selon Lieberman (1977), on
retrouve dans le concept de playfulness la spontanéité
physique, sociale et cognitive, un certain sens de l’humour et
du plaisir. Ces divers éléments, Barnett (1990) les associe à
une attitude de jeu. Bundy (1997) retient, quant à elle, le
sentiment de maîtrise, l’habileté à suspendre la réalité et la
motivation intrinsèque comme critères pour déterminer s’il y
a attitude de jeu ; elle y ajoute le framing, soit l’habileté de
l’enfant à donner des indices sociaux à ses partenaires et à
lire les leurs pour rester dans le cadre du jeu.
76 Henriot (1976), pour sa part, caractérise cette attitude
subjective par l’incertitude, l’indétermination,
l’imprévisibilité et l’illusion. Ces éléments sont susceptibles
de susciter chez l’enfant la curiosité, une sensation de plaisir,
un sentiment de liberté d’action et l’envie d’agir, ce qui peut
l’inciter à explorer, à faire des tentatives, à prendre des
risques, à laisser émerger son imagination et à utiliser son
sens de l’humour.
77 Avoir une attitude ludique, c’est en quelque sorte ne pas se
prendre au sérieux et ne pas prendre au sérieux la situation.
Selon Lieberman (1977), l’attitude ludique peut devenir un
trait de personnalité qui se manifestera dans la vie adulte, ce
que confirme l’étude de Barnett (1990). On peut concevoir
alors qu’un adulte, témoignant d’une pensée positive
prônant l’importance de relativiser les événements, de
toujours tenter de dégager les éléments positifs de toute
situation problématique, visant en somme à développer une
appréhension positive de la vie, aurait un état d’esprit proche
d’une attitude ludique. D’ailleurs, Étienne (1982), dans sa
réflexion sur le jeu et ses recommencements à l’âge adulte,
associe à l’esprit ludique la capacité de dédramatiser les
situations difficiles et de se distancier des problèmes.
78 On peut donc définir le jeu de la façon suivante :
Le jeu est une attitude subjective où plaisir, curiosité, sens de
l’humour et spontanéité se côtoient ; cette attitude se traduit
par une conduite choisie librement et dont on n’attend aucun
rendement spécifique.
Bibliographie
références
BARNETT, L.A. (1990). Playfulness: Definition, design and
measurement. Play and Culture, 3, 319-336.
FERLAND, F.(2002). Et si on jouait ? Le jeu de la naissance à
six ans. Montréal : Éditions de l’Hôpital SainteJustine.
GARIÉPY, L. (1998). Programme favorisant le développement
global des enfants (t. 1). Québec : Gouvernement du Québec.
PIAGET, J. (1976). La formation du symbole chez l’enfant (6e
éd.). Paris : Delachaux et Niestlé.
Notes
1. Pour des informations plus complètes sur le jeu chez l’enfant normal,
le lecteur est invité à lire Ferland, F. (2002). Et si on jouait ? Le jeu de la
naissance à six ans. Montréal : Éditions de l’Hôpital Sainte-Justine.
2. L’analyse de cette activité est tirée de Ferland, F. (2002). Et si on
jouait ? Le jeu de la naissance à six ans. Montréal : Éditions de l’Hôpital
Sainte-Justine. p. 27-31.
Référence électronique du chapitre
FERLAND, Francine. 1. Le jeu et l’enfant In : Le modèle ludique : Le jeu,
l'enfant ayant une déficience physique et l'ergothérapie [en ligne].
Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2003 (généré le 28
décembre 2018). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pum/13819>. ISBN : 9791036503917.
Référence électronique du livre
FERLAND, Francine. Le modèle ludique : Le jeu, l'enfant ayant une
déficience physique et l'ergothérapie. Nouvelle édition [en ligne].
Montréal : Presses de l’Université de Montréal, 2003 (généré le 28
décembre 2018). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/pum/13812>. ISBN : 9791036503917.
DOI : 10.4000/books.pum.13812.
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