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DE CORPS ET DE TEXTES.

LA DANSE DES DRAMATURGES-METTEURS EN


SCÈNE, DE HEINER MÜLLER À RENÉ POLLESCH ET FALK RICHTER

Daniel Soulié

Association pour la connaissance de l'Allemagne d'aujourd'hui | « Allemagne


d'aujourd'hui »
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2017/2 N° 220 | pages 141 à 153
ISSN 0002-5712
ISBN 9782757417430
DOI 10.3917/all.220.0141
Article disponible en ligne à l'adresse :
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De corps et de textes. La danse des
dramaturges-metteurs en scène, de Heiner
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Müller à René Pollesch et Falk Richter
Daniel Soulié*

Interrogé sur sa relation avec le Tanztheater de Pina Bausch, Heiner Müller se


déclare en 1990 à la fois « prodigieusement impressionné » et « perturbé » par ce
qu’il a découvert. Il se pâme devant « des représentations qui [ont] une structure de
tragédie, ce que l’on trouve rarement au théâtre »1. Son trouble de dramaturge réside
– c’est ainsi qu’il l’explique alors – dans l’immédiateté d’une émotion sans texte.
L’Allemagne, dès la fin des années 1920, invente le concept de Tanztheater pour
désigner une forme neuve, absolue, prête d’abord à faire armes égales avec le
Musiktheater, puis à supplanter toutes les autres formes d’expression théâtrale dont
elle se veut la quintessence – c’est ce que laissent entendre Laban, Jooss, Wigman
ou Gert lorsqu’ils théorisent l’avenir de la danse. Il suffit aujourd’hui de constater la
propension des scènes allemandes à faire dialoguer les genres, au sein des fameux
Dreispartenhäuser, pour comprendre les distinctions fondamentales qui subsistent
entre théâtre dansé contemporain, opéra et théâtre parlé. Mais on y trouve aussi
affirmés le parallélisme de leur évolution esthétique, et leur porosité aux influences
réciproques. Plus que jamais, le texte et le récit intime servent de point de départ à
la matière chorégraphique ; inversement, la matière textuelle et à plus forte raison la
mise en scène sont conçues comme un corps malléable.
D’une relative mise à distance du Tanztheater souvent perçu comme un objet indéfi-
nissable et qui ne chercherait surtout pas à se définir, ou cloisonné par l’image réduc-
trice d’une danse à la théâtralité exacerbée, on est aujourd’hui parvenu, au sein du
théâtre allemand, à une multiplicité de formes hybrides qui, toutes à leur façon, font
une place à la chorégraphie contemporaine et à la danse. Les bouleversements esthé-
tiques du Regietheater, ainsi que l’émulation d’institutions comme la Schaubühne de
Berlin n’y sont pas étrangers. Pour nous intéresser à certaines de ces formes, les plus
écrites, et à leurs supports textuels, nous privilégions des auteurs qui aient aussi mis
en scène leurs textes, tant leur travail se rapproche d’une démarche chorégraphique,
mais en dressant un pont entre deux générations. Depuis Heiner Müller, en son temps,

* Ancien danseur, doctorant en littérature comparée à l’université Paris-Sorbonne, enseigne l’allemand à l’univer-
sité de Lorraine (Nancy).
1. « Le théâtre s’engendre au point d’intersection entre angoisse et géométrie », entretien avec Alain Neddam,
1989, traduit de l’allemand par J.-L. Besson et J. Jourdheuil, consultable sur : alain.neddam.info
142 Daniel Soulié

ce sont plus récemment René Pollesch à la Volksbühne de Berlin et Falk Richter, qui
tendent, à des degrés divers, vers l’intégration du geste et du mouvement dans leur
processus créatif, jusqu’à y convier la danse, posant ainsi la question des limites du
texte. Car, s’il est vrai que le mouvement chorégraphié donne à « voir » une double-
voix intérieure – celle du danseur à laquelle se superpose celle de son chorégraphe
–, et qu’un danseur devient ainsi une superposition de voix poétiques, on peut se
demander ce qui motive un auteur-metteur en scène, dont on suppose qu’il concentre
son attention sur le sens (sa construction et sa déconstruction) et sur l’intention des
mots, à intégrer dans son texte une voix supplémentaire, plus intime et potentiellement
encombrante, au travers d’une dimension corporelle. Cette approche semble nous
dire quelque chose de l’influence de la danse contemporaine sur l’écriture et le jeu
théâtral.
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La matière textuelle de l’intime
Heiner Müller a beau avoir explicitement demandé de ne pas surévaluer l’influence
d’Antonin Artaud sur son œuvre, on ne peut dénier à ce dernier, chantre de l’abolition
des frontières entre vie et théâtre, un rôle non négligeable au regard des multiples réfé-
rences qui ponctuent les textes du dramaturge allemand, notamment Hamlet-machine
(1977). Au-delà d’une figure d’identification, celle du poète maudit, Artaud est surtout,
pour une génération d’auteurs et metteurs en scène dans les années soixante, un inspi-
rateur montrant des formes alternatives à celles, toujours plus inopérantes, du ratio-
nalisme. À la nuance près que Müller, s’il valide la fin de la théâtralité traditionnelle,
n’est pas uniquement un metteur en scène comme Grotowski ou Brook. Il est auteur
et, en tant que tel, s’arrange avec une contrainte : construire malgré tout des oeuvres
dramatiques. Il ne cherchera jamais à éliminer le mot, du moins pas au sens propre.
Jonathan Kalb, dans son essai sur le dramaturge allemand2, montre les efforts de ce
défenseur de la Révolution pour aboutir à une fusion originale entre Brecht et Artaud.
Passé le temps des polémiques qu’engendre son positionnement, Müller semble tran-
cher, vers la fin de sa vie, en faveur d’une vision de l’art moins politique :
Sorti de sa naïveté, on acquiert la force d’affirmer l’imaginaire en tant que réalité,
en tant qu’une composante de la réalité… on ne cesse de faire la chasse aux rêves,
en poursuivant la même liberté qu’en rêve, tout en s’attachant à des lambeaux de
réalité3.

Comme le montre le succès de son « anti-chef d’œuvre » de 1977 qui lui apporte
la reconnaissance au sein de l’institution traditionnelle (bourgeoise) du théâtre, il
travaille à une œuvre « indomptable » qui lui permette d’instiller dans le théâtre, selon
Kalb reprenant Artaud, ses propres éléments de cruauté.
Aussi inflige-t-il à ses « personnages » une violente crise identitaire. Car, si le but
est d’interpeller collectivement le public, le théâtre politique de Müller passe par le
destin individuel :
La confrontation avec le pouvoir, c’est pour moi l’histoire en tant qu’expérience
personnelle4.
2. Jonathan Kalb, The theater of Heiner Müller, New York, Limelight Edition, 2001, p. 105-126.
3. Je traduis H. Müller cité par J. Kalb, op. cit., p. 10.
4. H. Müller cité par Jean-Pierre Morel, « Heiner Müller, vingt ans après », dans La Main hâtive des révolutions,
Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001, p. 124.
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 143

La photographie de l’auteur déchirée par l’interprète d’Hamlet, dans la quatrième


partie du texte, montre à quel point Müller s’attaque à la représentation, à travers la
destruction d’une iconographie de l’imitation. Il cherche à dépersonnaliser la figure
théâtrale. Le rôle attribué aux « actes de parole », conçus dans leur aspect performatif,
et la technique du collage, dont il n’est certes pas l’inventeur mais qui se généralise
alors, tant dans le théâtre que dans la danse-théâtre, visent à contourner toute illusion
de continuité et d’intégrité. Dans Hamlet-machine, Müller désamorce la fonction tradi-
tionnelle du dialogue. Il ne s’efforce pas de raconter une histoire, mais laisse défiler
une série d’images assénées, brouillées, superposées où, comme dans un rêve, la
description subjective vaut action. Son personnage laisse derrière lui un passé anéanti
et, confronté aux figures shakespeariennes, fait face à l’inutilité de ses actions. Le
drame lié à la perte de la personnalité est tout entier exprimé dans les premières
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phrases de la pièce :
J’étais Hamlet. Je me tenais sur le rivage et je parlais avec le ressac BLABLA, dans
le dos les ruines de l’Europe5.

Il n’est pas précisé qui s’exprime pour endosser ces propos inauguraux de
l’« Album de famille » – une réminiscence de l’auteur lui-même ? Retenons le terme
« endosser », car la pression exercée par le texte sur les spectateurs, qui vise à les
charger d’un «  poids  » trop lourd pour eux, est l’une des stratégies d’écriture de
Müller : il cherche à « mettre tellement de choses sur le dos des gens6 qu’ils ne sachent
pas ce qu’ils doivent prendre d’abord ». Les spectateurs doivent être mentalement et
physiquement submergés par le texte. Dans Wolokolamsker Chaussee7 (1988), un
fonctionnaire est identifié à son bureau jusqu’à se confondre avec lui. Au cours du
monologue, il envisage son avenir en se déclarant prêt à « se mettre debout à quatre
pattes ». Comme s’il s’agissait de confronter l’action humaine, l’idée que l’Homme se
fait de son action révolutionnaire, avec « des figures (espace, temps, corps, sexe) qui
[la] déplacent, [la] contrarient ou [la] remettent en cause »8. Müller pointe du doigt
le bavardage quotidien de nos sociétés qui, selon lui, rend les mots inoffensifs. Pina
Bausch mettait en exergue les gestes quotidiens pour révéler leur nature. Comme il
n’adopte pas pour lui-même la possibilité de faire du théâtre sans mots, l’enjeu est de
« trouver une possibilité de donner corps au mot »9. Il se réfère alors à Hölderlin et
convoque les auteurs grecs pour affirmer que le mot « est un fait » – de la même façon
que, dans le Tanztheater, le geste est devenu un fait, et la présence un acte.
Revenons à Hamlet-machine, où se cristallise d’emblée une vision démembrée du
corps humain, quand le «  je  » donne son père en pâture à une horde socialiste
d’« affamés ». Le commentaire transgressif « Viande qui se ressemble s’assemble »10
donne du nécrologue d’Hamlet une version cannibale aux accents freudiens, comme
pour avilir le père. S’ouvre alors une fête dionysiaque célébrant la fin du mythe et des
5. Heiner Müller, Hamlet-machine, traduit de l’allemand par Jean Jourdheuil et Heinz Schwarzinger, Paris,
Éditions de Minuit, 1979, p. 69.
6. « den Leuten so viel aufzupacken », extraits d’un entretien d’Heiner Müller avec Horst Laube (1975), dans
Jean-Pierre Morel, L’Hydre et l’ascenseur, Belval, Circé, 1996, p. 200.
7. Heiner Müller, Die Schlacht. Wolokolamsker Chaussee. Zwei Stücke, Frankfurt am Main, Verlag der Autoren,
1988, p. 27-75.
8. J.-P. Morel, op. cit., p. 34.
9. Entretien avec Alain Neddam, op. cit.
10. En allemand, « Fleisch und Fleisch gesellt sich gern », détournement du proverbe « Gleich und Gleich gesellt
sich gern ». H. Müller, Hamlet-machine, op. cit., p. 69.
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hiérarchies établies. On ne peut croire que les « pensées pleines de sang » de l’inter-
prète d’Hamlet et sa hargne le laisseront indemne. Tous les personnages sont d’ailleurs
dans des postures d’échec, à commencer par Ophélie qui apparaît dans une attitude
suicidaire, « la tête dans la cuisinière à gaz »11, et dont l’évocation des parties intimes
du corps n’évoque qu’isolement et décrépitude. C’est aussi le cas de l’interprète qui
baisse son masque et déclare échouer à être Hamlet, avouant que « [son] drame n’a
plus lieu »12.
Nous avons affaire à une écriture de l’organique où le corps apparaît comme le
dernier refuge troublé, le seul point d’identification, jusqu’à l’absurde :
Je me retire dans mes entrailles. Je prends place dans ma merde, mon sang13.

L’image du souffleur qui pourrit dans son trou marque l’inutilité d’une parole
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théâtrale datée et fait une nouvelle fois écho à Artaud pour qui elle n’était « plus le
véhicule, mais le point de suture de la pensée ». Il est peu de dire que Müller confronte
à une écriture de la violence. Dans le rapprochement que Jean-Pierre Morel établit
entre le dramaturge allemand et Jean Genet, appuyé par l’admiration du premier pour
le second, on trouve les traces d’une blessure convertie en littérature :
J’ai eu une enfance minoritaire. Et cette frustration produit un imaginaire de violence
analogue14.

Ce qui frappe, c’est une telle identification à la violence, ressentie dans la chair :
« Mes rôles sont salive et crachoir couteau et plaie dent et gorge cou et corde »15,
déclare l’interprète d’Hamlet. Nous sommes bien ici au cœur d’un laboratoire de la
cruauté.
Quarante ans après l’écriture d’Hamlet-machine, René Pollesch, dans son passage
d’un « théâtre dialogué » à un « théâtre physique et concret » (Artaud) s’attache à
révéler une forme bridée de l’intime en privant le texte de ses mécanismes classiques.
Christian Klein affirme que le corps chez Pollesch «  perd toute existence en tant
qu’espace intime  »16. Les corps gauches des acteurs existent en tant que présence
défaillante ou empêchée, une sorte de non-présence exhibée, soit dans l’exposition
du corps, soit dans sa transformation kafkaïenne en machine humaine sous les combi-
naisons et justaucorps grotesques. Les acteurs n’incarnent pas plus des personnages
– leur psychologie n’est pas caractérisée dans un processus – que de véritables sujets
autonomes. Ils sont mus par un texte qui leur laisse à peine le temps de respirer.
Sachant que les acteurs créent collectivement ce texte lors des répétitions pour la
pièce, on peut aller jusqu’à penser qu’ils en sont en retour comme dé-possédés au
moment de la représentation, que la mécanique du texte l’emporte même sur toute
forme d’identification17. Là réside la violence  : ils ont finalement intégré la logique
11. H. Müller, op. cit., p. 72.
12. Op. cit., p. 75.
13. Op. cit., p. 79.
14. Heiner Müller, « La littérature va plus vite que la théorie », Entretien à Paris (1983) in Erreurs choisies, Paris,
L’Arche, 1991, p. 132-133.
15. H. Müller, Hamlet-machine, op. cit., p. 77.
16. Christian Klein, « “Aber offline bin Ich zuhause” : l’exterritorialité de l’intime dans le théâtre de René Pollesch »,
dans Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
17. Pollesch a longtemps refusé que soient publiés et diffusés ses textes, pour lutter contre une logique d’exploi-
tation, et parce que, à l’instar de Pina Bausch avec les rôles-titres de ses pièces majeures, il ne conçoit
pas une existence du texte en dehors du groupe qui l’a créé. Voir  : Emmanuel Béhague, «  Dissolution ou
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 145

du système, à laquelle ils sacrifient toutes leurs forces. Désorienté, le sujet parlant ne
semble plus occupé qu’à se débattre physiquement et verbalement, dépassé par les
normes d’un univers auquel il n’a d’autre choix que de se conformer. Son jeu n’est
alors plus qu’une diction, un « discours » d’où s’échappent des cris. Pollesch lui-même
voit dans ces cris « l’expression audible d’un mal-être, d’une colère, de l’acceptation
et tout à la fois d’un désespoir »18. Le corps, à ce stade, est donc devenu un porte-
voix, une marionnette – comme les corps suspendus des danseurs qui descendent
des cintres au début de Personne ne se trouve beau (Keiner findet sich schön, 2015).
L’actrice-personnage de Sophie au début de Fantasma (2008) déplore de ne pouvoir
vivre d’expériences que dans l’imaginaire. L’intimité partagée n’est possible que dans
le cadre de la fiction théâtrale :
Sans manuscrit, nos corps ne se rencontreraient pas19.
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La logique interne du travail de Pollesch, comme le montre Klein, débouche toujours
sur un moment tragique pour l’individu, qui fait face à l’absurdité de sa vie. La perte
de sens est aussi une perte de la conscience dans des rapports humains désormais
conçus uniquement à l’aune des paradigmes politiques, économiques et sociaux,
auxquels même les artistes n’échappent pas. C’est l’aveu de Hermann, qui admet la
contradiction, estimant que « seul ce qui est mortel prend chair ».20 Pollesch, non sans
dérision, dénonce l’amour comme un seul fantasme factice, donc irréalisable. Dans
Personne ne se trouve beau, l’acteur s’exclame longuement « reviens ! » ou « tu étais
si belle » sur le thème musical de West Side Story. Dans Love/No Love (2015), après
la disparition de l’amour, Pollesch fait dire au personnage qu’il n’a « plus d’endroit à
[lui]. Voilà le problème ».
Cette nostalgie, à laquelle se greffe l’incommunicabilité, est centrale chez Falk
Richter, comme au cœur de sa pièce For the disconnected Child (2013) où elle
s’exprime de façon obsessionnelle et urgente :
EST-CE QUE TU M’AIMES JUSTE MOI MOI TEL QUE JE SUIS TEL QUE JE SUIS
VRAIMENT PROFONDÉMENT À L’INTÉRIEUR DE MOI-MÊME […] EST-CE QUE TU
M’AIMES21 ?

Les personnages sont, bien plus que pour Pollesch, des figures d’identification, tant
leurs préoccupations sont ancrées dans un quotidien proche du réel. Les décors sont
des intérieurs stylisés, avatars de nos vies citadines. Les êtres, de jeunes bourgeois
égocentriques, se situent au croisement d’une colère et d’un « strip-tease de l’âme ».
En proie au manque de véritable chaleur humaine, confrontés à l’échec inexplicable
de leurs tentatives et à leur refus de s’enfermer dans des relations aliénantes, ils sont
démunis face à l’absence d’un « autre corps » – évocation récurrente dans l’écriture

permanence ? », dans Didier Plassard (Éd.), Mises en scène d’Allemagne(s), Paris, CNRS éditions, 2013,
p. 354.
18. « … lautstarke[s] Äussern von Unbehagen, Zorn, Einsicht und gleichzeitig Verzweiflung » dans Theater der
Zeit 2000/12, p. 63.
19. « Unsere Körper würden sich gar nicht begegnen ohne ein Manuskript », René Pollesch, Fantasma, dans Kill
Your Darlings, Stücke, Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2014.
20. « Denn nur was sterblich ist, bekommt einen Körper », R. Pollesch, op. cit.
21. « LIEBST DU MICH NUR MICH MICH ALS MICH SO WIE ICH BIN SO WIE ICH WIRKLICH TIEF IN MEINEM
INNEREN BIN […], LIEBST DU MICH », Falk Richter, For the disconnected child, dans SMALL TOWN BOY
und andere Stücke, Berlin, Theater der Zeit, 2015, p. 50.
146 Daniel Soulié

par « modules de texte »22 de Richter. Alors qu’ils semblent aspirer à la normalité, tout
les sépare ; ils se sentent « dépassés par les choses »23. Le rapprochement des corps
laisse entrevoir un salut éphémère dans la quête de sens. Car l’absence cruelle de
subjectivité du texte s’impose aux êtres. Si tout est écrit d’avance, les mots dictent leur
vie aux individus :
Il dit quelque chose parce que c’était dans le script, MAIS CELA N’AVAIT
ABSOLUMENT RIEN À VOIR AVEC LUI, NI AVEC SA VIE24.

Les trois dramaturges ont en commun une préoccupation : celle de l’unité préten-
due des corps de théâtre, abimée par la mécanique d’un texte dévoilant leur superche-
rie, leur incapacité à être au monde autrement qu’en tant que « machines » sociales.
Comme s’ils peinaient à se mettre physiquement en adéquation avec un texte extérieur
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à eux. Les procédés de cette écriture mettent en évidence des stéréotypes attachants,
mais délétères. Dans l’humain, ils font surgir l’impasse de l’inhumain. Si le texte n’offre
aucune voie de sortie, il devient nécessaire de recourir à d’autres médiums. Comme
Heiner Müller, il faut confronter le théâtre « à une nouvelle réalité matérielle, l’oblige[r]
à revoir ses moyens et techniques et à en forger d’autres »25. Il s’agit donc de croire
en l’invention d’une nouvelle dimension poétique – l’union parfaite de la poétique et
de la poïétique, située entre intuition et composition.

Pour un théâtre des formes et des sens


À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, les dramaturges repensent et dissocient
les éléments constitutifs de la mise en scène (espace, texte, etc.), puis les combinent
pour créer de nouvelles corrélations. On songe au travail de Klaus Michael Grüber,
à son rapport singulier à la voix, conçue comme un élément physique et musical.
Témoins d’une « impossible fusion de la lettre avec le corps », les acteurs y étaient
forcés, selon Helga Finter, « à exhiber comme émotion le point où le corps et la parole
touchent leur limite »26. S’affirme alors ce que Hans-Thiel Lehman, dans Le théâtre post-
dramatique, désigne de la façon suivante :
[…] la qualité événementielle de la présence, la sémiotique propre aux corps, à la
gestuelle et aux mouvements des acteurs, les composantes structurelles et formelles
de la langue comme champ de sonorité, les qualités iconographiques du visuel
au-delà de l’illustration, le déroulement musical et rythmique avec sa temporalité
propre, etc.27

Comme Artaud, Heiner Müller formule le vœu d’un théâtre où la poésie n’est plus
nécessairement liée au verbe, mais où elle procède de tous les langages du corps. Le
dramaturge n’est pas seulement attiré par la mise en espace du corps, mais il scelle

22. Je désigne ainsi le principe de réutilisation du matériau textuel pour différentes pièces.
23. F. Richter, op. cit., p. 60.
24. « Er sagt etwas, weil es so im Skript stand, ABER ES HATTE ABSOLUT NICHTS MIT IHM UND SEINEM LEBEN
ZU TUN », Falk Richter, Zwei Uhr nachts, dans SMALL TOWN BOY…, op. cit., p. 216.
25. Heiner Müller, « Six points à propos de l’opéra », cité par Florence Baillet, Heiner Müller, Paris, Belin, 2003,
p. 39.
26. Helga Finter, « Klaus Michael Grüber et l’éthique de la parole : un espace pour la voix de l’autre », dans D.
Plassard (Éd.), Mises en scène d’Allemagne(s), op. cit., p. 171.
27. Dans sa version française : Hans-Thies Lehmann, Le théâtre post-dramatique, Paris, L’Arche éditeur, 2002,
p. 47.
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 147

l’abandon du rationnel au profit d’un théâtre des sens, propre à rendre le texte de
nouveau opérant :
Nous devons bien être au clair sur ce qui, en rapport avec l’art, est politique. Ce
ne peuvent pas être simplement les contenus. […] Donc, il s’agit de la manière de
traiter le sujet, il s’agit de la forme, et pas du contenu28.

Deux représentants du théâtre visuel, Robert Wilson et Gilles Maheu, ne s’y


trompent pas quand, en 1987, ils insufflent à leurs mises en scène de Hamlet-machine
une sensualité que le texte ne laisse pas supposer : le premier, en créant une sorte de
ballet mécanique au sein d’une maison de poupée à géométrie variable où la beauté
contraste avec une impression de vide et d’interchangeabilité  ; le second, avec la
danse tournoyante d’une Ophélie qui affirme la suprématie de la féminité vis-à-vis
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de l’homme. Heiner Müller lui-même, dans sa mise en scène au Deutsches Theater en
1990, impose une gestuelle spécifique, au ralenti, laissant tant de blancs entre les
mots que le fil paraît se perdre. En jouant sur le temps et sur la lumière29, sur les répéti-
tions, il transforme les acteurs en automates et crée un « ballet de spectres » contraints
de s’impliquer physiquement dans leur jeu. Par ce traitement quasi-chorégraphique, il
dénonce « l’écart entre les discours et la réalité concrète »30.
Hamlet-machine, conçu comme la succession de mouvements dans une parti-
tion musicale, offre dans le « Scherzo » un passage inscrit dans les didascalies, où
l’expression non verbale occupe une place palliative par rapport au verbe : Horatio
entame une danse macabre avec Hamlet, grossièrement travesti, qui s’achève dans
une étreinte figée. Cette scène pourrait n’être qu’un outil supplémentaire de la distan-
ciation, au même titre que les masques des acteurs ôtés au troisième tableau. Mais la
danse est ici d’une autre nature : elle incarne sa nature propre. Il s’agit bien d’abord
d’un moment créatif qui se situe entre les lignes de l’écriture, dans la zone grise
des mots, et entre les rires sarcastiques. Elle est, pour citer Renata Plaice, « ce qui
échappe à toute théorie, mais qui réside justement dans le littéraire »31. Dans le carac-
tère performatif de l’acte, c’est un événement qui n’a pour référence que lui-même ;
dans son caractère incontrôlable et dynamique – « La danse devient plus rapide et
plus sauvage »32 –, il est jeu à l’état pur. Horatio y est d’ailleurs une non-personne,
un «  ange sans visage  ». C’est le corps seul qui est célébré dans son potentiel de
jeu. L’échange des identités et des sexes illustre un moment de transgression qui n’a
guère de conséquence sur l’action, preuve qu’il ne recherche d’autre objectif qu’une
monstration dérangeante. Ce qui importe ici, ce n’est plus le sens, mais la dynamique
des sens et, à travers elle, celle de la pensée. On a évidemment perçu le travail de
Müller comme une œuvre politique, parfois au sens exclusif. Il faut insister davantage
sur son caractère poétique et philosophique. Robert Wilson, qui l’a souvent mis en
scène, considère son texte comme un corps à contempler et à diriger dans l’espace
au même titre que des acteurs. Il entend « produire des expériences avec des corps

28. Heiner Müller, Gesammelte Irrtümer 2, Interviews und Gespräche, Frankfurt am Main, 2/1996, S. 13.
29. Seuls les décors étaient éclairés, et non les acteurs.
30. « Quand l’actualité fait irruption dans le jeu : mettre en scène au moment de la Wende », dans D. Plassard
(Éd.), Mises en scène d’Allemagne(s), op. cit., p. 264.
31. Renata Plaice, Spielformen der Literatur, 2010, Würzburg, Königshausen und Neumann, p. 132.
32. H. Müller, Hamlet-machine, op. cit., p. 74.
148 Daniel Soulié

dans des espaces »33 pour interagir avec les mots de Müller. Car, comme des corps
en mouvement, ces textes doivent rester imprévisibles :
Peut-être que nos corps bougent plus vite que nos pensées34.

Pour lui, qu’il s’agisse de Quartett ou de Hamlet-machine, les pièces de Müller


pourraient d’ailleurs n’être qu’un monologue35. De fait, celui qui, en 1981, avait
qualifié l’univers de Bausch d’«  autre théâtre de la liberté  » initie le parcours des
dramaturges contemporains vers un théâtre des formes libérées, propre à trouver des
issues, une séparation individuelle. Or, cela convient à la fois aux catégories danse
et théâtre, qui ont alors en commun d’être des théâtres de la discontinuité. Bien sûr,
discontinuité ne veut pas dire amoncellement systématique d’éléments disparates.
Le théâtre de René Pollesch ne se caractérise pas par sa débauche de moyens.
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Ce qui frappe dans plusieurs mises en scène (Kill your Darlings, 2012, Keiner findet
sich schön et Volksbühnen-Diskurse, 2016), c’est la présence d’éléments chorégra-
phiques, mais aussi d’un véritable corps de ballet. Cet élément fort brouille l’esthé-
tique du spectacle. Formellement, la présence et l’énergie du chœur des danseurs,
leurs déplacements réglés en tenues uniformes contrastent avec le désordre corporel
de l’acteur. D’ailleurs, tout est inversé : le jargon théorique est dit comme un poème
d’amour, quand les textes émotionnels prennent un tour réflexif. À l’avalanche des
mots s’opposent des enchainements ordonnés et planifiés de mouvements. Mais de
quelle nature sont-ils  ? Il ne s’agit pas d’un théâtre-danse expressif, ni d’un accom-
pagnement illustratif. Ces mouvements inspirés de la danse moderne, de la comédie
musicale ou du sport ont l’apparence lisse de la perfection ; la danse-paillettes y est
une parodie de Tanztheater – une action pour l’action, dénuée de sens36. Elle occupe
la fonction de signes non-verbaux qui isolent le texte, alors que la mise en scène
s’occupe de former une organisation d’ensemble.
Pour l’auteur et metteur en scène Falk Richter, la danse acquiert parfois un rang
équivalent à celui du texte, puisque c’est associé à deux chorégraphes, Anouk van Dijk
et Nir de Volff, qu’il crée ses mises en scènes chorégraphiques. Dans son univers où
tout n’est que copie et accumulation de références, c’est une voix jusque-là inaudible
qui monte :
Quelque chose NE VEUT PLUS.
Quelque chose EN lui se fait de plus en plus fort37.

Dans Trust (2012), une scène de danse furieusement énergétique (lui - elle - elle
et lui en parallèle - elle et lui en duo) succède à une parodie de cours de théâtre où
les participants ne peuvent répondre à l’injonction qui leur est faite d’« aboyer » leur
colère. Leur duo terminé, les danseurs s’approchent du micro et aboient, sans retenue.
La danse a libéré une énergie contenue jusqu’à la frustration. Il s’agit de redonner aux
personnages un moyen esthétique de s’exprimer, même par procuration – l’action des
danseurs à côté de celle des acteurs. Comme si la danse réprimée refaisait surface :
33. Voir  : http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Quartett-2260/ensavoirplus/. On songe ici égale-
ment au Living Theater.
34. Id.
35. Id.
36. Cette utilisation des danseurs au milieu du spectacle évoque certains travaux de Christoph Marthaler.
37. « Irgendetwas WILL NICHT MEHR. Irgendetwas IN ihm wird lauter und lauter », F. Richter, Zwei Uhr nachts,
dans SMALL TOWN BOY…, op. cit., p. 215.
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 149

QUI EST CET HOMME  ? […] À ÉCOUTER DE LA MUSIQUE À PLEIN VOLUME


SUR SES ÉCOUTEURS et quoi ? À danser, danser, je ne distingue pas tout à fait,
étrange, prudent, comme quelqu’un qui n’aurait pas dansé depuis des années38.

Loin d’être une forme d’escapisme, la danse permet de retrouver un état de


conscience. Alternés avec le texte, les mouvements semblent rechercher l’abandon,
la violence ; ils interrogent les genres, la sexualité et les blocages humains. Dans le
monologue de Trust, le personnage féminin est manipulé dans les airs sans ménage-
ment, tout en égrainant à son compagnon consterné une litanie de décisions absurdes,
avant de lui annoncer son départ. Pour l’auteur d’IVRESSE (RAUSCH, 2012), le
rapport aux mots est ambivalent. Son double s’adresse au public au début de la pièce
pour dire son désir d’écrire « sans sujet », de « [s]’expédier dans un autre monde par
l’écriture ». De fait, l’irruption de la danse constitue chez lui un effacement du texte au
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profit du pur événementiel de la présence. Un recours logique au regard de son obses-
sion du silence – « Stille », « Ruhe », « Schweigen », comme des leitmotive – dans un
espace saturé de paroles. On ne saurait nier, du reste, l’aspect cinématographique
de son théâtre, attesté par le mélange d’images, de bande sonore, d’espaces, et de
situations dramatiques ou comiques extraites du réel.
On peut ainsi se demander si remonter le fil de la forme, au théâtre, c’est admettre,
comme l’expliquait Jean-Pierre Morel, qu’elle supplante les thèmes, devançant à leur
tour les opinions nées d’une expérience. De la provocation de la langue naissait avec
Müller l’inconfort du public, ébranlé par la tension entre des êtres de sang, c’est-à-dire
mortels, déchirés et en conflit d’une part, et les réalisations d’un programme politique
qui promettait « l’enchantement de l’avenir » d’autre part. Quel chemin parcouru au
regard des pièces de Falk Richter, pour lequel l’opinion semble souvent première,
et où la forme cherche une issue dans les digressions, ruptures et prolongements
musicaux et dansés ? Tandis que, chez Müller, le corps est tel un champ de bataille
dont il s’agit en permanence d’arracher les traces du plaisir (Ophélie, Premier amour),
chez Falk Richter, le corps est un lieu de réappropriation, comme si l’on pouvait, par le
geste, mieux articuler son désir, en rendre l’expression plus exacte, moins contrainte,
en la débarrassant des scories des mots, de la colère et de la frustration.
On peut en déduire un statut renouvelé de la forme au théâtre. Une forme qui, au
lieu de résider essentiellement dans les mots, cherche ailleurs un gage d’intensité. Le
texte étant conçu comme parcellaire, fragmenté, voire incomplet, la danse assume-t-
elle le rôle de remplir les blancs en suggérant ce qui ne veut être dit ? Ce serait ignorer
l’analogie entre écriture et danse, qui représente un domaine d’étude à part entière.
Non seulement les mouvements du corps suivent ceux de la pensée, mais l’inverse est
aussi vrai. Jusqu’à rapprocher le geste de l’écrivain de celui d’un danseur. Dans le
dispositif, elle tend à occuper une fonction épiphanique.

La résilience et l’espoir ?
Müller concevait le théâtre comme étant au « point d’intersection entre l’angoisse
et la géométrie »39. La danse allemande pour sa part, depuis le Tanztheater, et même

38. « WER IST DIESER MANN ? […] HÖRT ÜBER KOPFHÖRER GANZ LAUT MUSIK und was ? Tanzt, tanzt, ich
kann es nicht genau erkennen, seltsam, vorsichtig, wie jemand, der schon seit Jahren nicht mehr getanzt hat »,
F. Richter, Zwei Uhr nachts, op. cit., p. 213.
39. Entretien avec Alain Neddam, op. cit.
150 Daniel Soulié

l’Ausdruckstanz, a pris le parti de révéler au jour les angoisses humaines. Elle ne


les résout pas nécessairement par une géométrie des corps, comme on pourrait le
croire. Elle les inscrit dans son temps spécifique, fait de grossissements, de répétitions,
d’accélérations, comme pour les conjurer. Müller a cherché à instaurer une dialectique
du progrès, d’un pas en avant de l’histoire (Fort-Schritt) auquel nous serions condam-
nés. Le passage du temps est une tempête qui nous pousse en avant, non plus comme
chez Benjamin pour nous éloigner toujours plus de nos idéaux, mais dans l’espoir
d’un avenir meilleur. Dans sa lettre à Reiner Steinweg du 4  janvier 1977, il parle
d’un « défaitisme constructif »40. Susann Neuenfeldt nous rappelle qu’on le compare
souvent, depuis sa mort, à un danseur macabre, « danseur avec la mort et danseur
avec les morts »41 – la « nature morte » de la RDA, ce « pays des morts », ou encore
Médée qui assassine ses enfants. Sur le plan personnel, se combinent selon elle la
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danse avec son double « face de poule » (« Hühnergesicht »)42, et celle avec la mala-
die. Parler d’une « danse », c’est marquer l’ambiguïté d’une posture entre lutte et jeu,
destruction et réinvention.
L’angoisse qui hante les deux générations de dramaturges allemands n’est pas
sans rapport avec l’histoire de l’Allemagne en Europe. À chacun ses obsessions : pour
Müller, dans le prolongement de l’après-guerre, ce sont le communisme et l’après-
révolution ; pour Pollesch, le « monopole de la pensée économique et la marchandisa-
tion de tous les secteurs de l’existence »43 ; Richter se lance dans des diatribes contre
l’Europe en crise et l’incurie des puissants, la technologie, une société contemporaine
qui impose sa logique de compétition, dans une paranoïa vis-à-vis d’un « système »
global. Ses pièces sont bardées de références interculturelles et sociologiques, comme
Fassbinder ou Heiner Müller dont il met d’ailleurs la première phrase de Hamlet-
machine en exergue de sa pièce Safe Places (2016). La peur latente et le malaise à
être, qui est un malaise à être ensemble, y sont omniprésents. Richter lutte frontalement
contre l’aveuglement, la passivité, l’adhésion à des idéologies extrêmes ou brutales.
Quand l’idéalisme juvénile distillé par la pop-culture n’opère plus, il s’épuise tant dans
la réthorique que le mouvement paraît tenir un rôle cathartique.
Tandis que leur théâtre politique de l’après 1989 tente la juxtaposition de plusieurs
modes esthétiques, les moments comiques dont usent Pollesch et Richter sont la preuve
d’une vitalité quelque peu amère. À ce qui n’est pas (l’harmonie des sexes), ce qui
n’est plus (une foi en un projet commun, l’espoir de contourner la fatalité de l’histoire),
succède ce qui peut encore avoir lieu entre les individus, comme un refuge. Prenons
en exemple la scène d’abandon à la fin de SMALL TOWN BOY (2014), mis en scène
par son auteur. Deux hommes sont au corps à corps. Luttent-ils l’un contre l’autre ? Se
soutiennent-ils pour éviter de chuter ? Leur dynamique brute, toute en déséquilibres, et
leurs trajectoires dans l’espace, sont dérivées de contact improvisation et du théâtre
physique. Dans ce rapprochement entre la danse et le théâtre parlé qui conduit à
l’« agglomération de signes », sont célébrés les corps perdants, les corps défaillants,
leur vulnérabilité, mais finalement les corps authentiques, charnels, encore capables

40. « Brief an Reiner Steinweg » dans Heiner Müller, Mauser, Berlin, Rotbuch Verlag, 1984, S. 85.
41. Voir : http://www.polar-zeitschrift.de/polar_10.php?id=479.
42. Dans Herzkranzgefäß, Theatertod ou Fremder Blick, publiés après 1989, Müller se met en scène lui-même
comme étant déjà mort.
43. E. Béhague, « Dissolution ou permanence ? », dans D. Plassard (Éd.), Mises en scène d’Allemagne(s), op. cit.,
p. 354.
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 151

de réconfort, de pas de côté, d’auto-dérision ou d’orgueil. Ce que l’on voit poindre,


c’est une expression de l’altérité que la danse est à même de révéler.
L’utilisation que Pollesch fait du mouvement, nous l’avons vu, est toutefois diffé-
rente. L’emploi très formel des corps dansants propose un contre-pied esthétique à la
fois comique et terrifiant. La danse ici n’est pas la révélation, ni le charnel, elle est
encore moins une faille temporelle pour un possible meilleur. Elle est amas de signes
établis, elle est le temps historique qui s’écoule cruellement. Les danseurs y ont l’air
d’anges manipulant leur proie (l’acteur) comme un pantin inadapté et sans volonté
propre. Si la structure semble mouvante, c’est que le texte n’est « pas censé être un
bilan »44, qu’il a encore quelque chose à découvrir.
On est alors partagé entre la lecture d’une chorégraphie contemporaine qui,
lorsqu’elle fait intrusion dans la mise en scène, mettrait en échec les efforts du discours
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pour recomposer un monde, et celle de la danse comme un signe de résilience. À
moins qu’elle ne désigne purement et simplement l’aporie de la parole, la dérision
de nos corps contemporains, en servant de contrepoint au texte. Comme le texte
s’adresse à un spectateur qui ne sait pas écouter (il se borne à entendre, il faut donc
le déstabiliser pour le mobiliser), la danse est là pour un public qui ne saurait pas voir
(il s’échine à regarder et souvent ne voit rien). Le corps dansant agit autant comme un
révélateur que comme une alternative, une option à saisir pour retrouver une identité,
un sens à l’histoire personnelle et collective.

Vers la chorégraphie d’un texte


Pina Bausch donnait à ses danseurs des tâches de réflexion sur des mots. Cette
méthode de travail structurante trouve une variété de prolongements chez de
nombreux chorégraphes contemporains, pour aboutir parfois à un théâtre physique
documentaire. Pour n’en citer que quelques exemples  : Christoph Winkler avec
Baader  : Chorégraphie d’une radicalisation (Choreographie einer Radikalisierung,
2011), qui s’inscrit dans la trilogie Böse Körper, « corps méchants » donc, comme si
cette catégorie morale pouvait s’appliquer au corps. Dans UNmenschenrecht (2016),
Martin Stiefermann fait dire à son performer des articles de la Déclaration univer-
selle des droits de l’homme, fragmentés et mixés en direct. Citons Jo Fabian, qui a
développé un système quasi-alphabétique pour convertir le texte en danse, sans pour
autant négliger sa posture ironique vis-à-vis de l’histoire allemande récente. T.D. Finck
von Finckenstein, formé à l’Université des Arts de Folkwang, transforme dans 4.48
Psychose (2014) un texte en musique du corps en équipant les acteurs de capteurs.
Transdisciplinaire par essence, la chorégraphie est parvenue à générer des esthé-
tiques nouvelles favorisant les discours et les échanges, et à montrer d’autres voies
vers le spectacle total.
Tandis qu’elle se mettait à raconter le réel, le théâtre parlé s’est mis à le suggérer
dans une langue plus aride pour aller vers un « théâtre du texte dit »45. La déconstruc-
tion de la forme dramatique et l’abandon d’une vision philologique du théâtre donnent
lieu à des réalisations assimilables au «  théâtre énergétique  » (Lyotard), où «  des
forces, des intensités, des pulsions dans leur présence »46 se substituent à l’articulation
44. Diedrich Diederichsen, dans son éloge à René Pollesch lors de la remise du prix Else-Lasker-Schüler 2012,
dans R. Pollesch, Kill Your Darlings, op. cit., p. 7-14.
45. E. Béhague, « Dissolution ou permanence ? », op. cit., p. 360.
46. H.-T. Lehmann, Le théâtre post-dramatique, op. cit., p. 52.
152 Daniel Soulié

logique du réel. Les repères ne sont pas stables, l’acteur ou performer est un être
fugitif, non garant du sens. Dès lors, on s’intéresse moins aux énoncés qu’à l’énoncia-
tion ; le spectateur, que la performance théâtrale provoque à écouter/voir, est appelé
à être un « structurateur ».
Quand Heiner Müller faisait de tout son texte une matière organique mouvante,
René Pollesch et Falk Richter utilisent le mouvement comme un contrepoids au texte, un
miroir déformant à la fois dans et hors le jeu – l’un en recherchant l’« unité », l’autre
procédant plutôt par « dissolution »47 de l’économie générale du spectacle. Si l’on sait
depuis longtemps que la danse est un objet poétique, on peut admettre qu’elle soit
aussi littéraire. Si le « temps du texte » que Müller appelait de ses vœux est advenu au
théâtre, ce temps ouvre un espace possible pour la danse contemporaine, maîtresse
des énergies, des images et des corps.
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Bien sûr, on ne saurait réduire les enjeux de tous ces échanges à une lutte entre
la logique du corps et celle des textes  : les approches expérimentales de groupes
comme le theaterkombinat48, de chorégraphes singulières comme Wanda Golonka
au Schauspiel de Francfort, continuent de pointer la rigidité du cadre institutionnel en
questionnant les limites des pratiques théâtrales, et en proposant d’autres modèles.
L’articulation entre écriture, interprètes et scène interroge aussi le statut de l’auteur
dramatique, davantage impliqué, et celui d’un matériau textuel de moins en moins
dissociable de sa forme scénique.
Laurent Chétouane, formé en études théâtrales en France et à la mise en scène en
Allemagne, s’est d’abord illustré par son travail sur les classiques allemands. C’est par
l’univers de Heiner Müller, on ne saurait s’en étonner, qu’il réalise sa première œuvre
chorégraphique, Paysage sous surveillance (Bildbeschreibung zu Heiner Müller,
2007). Il la conçoit comme une étude sur le corps actant, la présence et la voix, et entre-
prend de « faire danser le texte ». Nombreux sont à ce jour ses travaux qui abordent
la notion d’« ouverture » et tentent de « renouer l’Émotion et l’Intellectualité »49. Müller
demeure une source d’inspiration pour de nombreux artistes transdisciplinaires, dont
on pourrait dire qu’ils détournent son œuvre pour en faire des « arguments » choré-
graphiques50 – Wilfried Wendling avec Müller Machines (2012) à la croisée entre le
théâtre et la poésie, ou Alessia Trevisiani et son Leipziger Tanztheater, qui aborde la
question de l’identité avec L’homme dans l’ascenseur (Der Mann im Fahrstuhl, 2014).
Dans ce cas, ce ne sont plus des bribes de textes qui servent d’appui à la chorégra-
phie, mais un support littéraire à part entière. Dans une certaine mesure, la danse de
scène contemporaine, émancipée de certaines contraintes de représentation, se met
à la recherche de nouveaux supports textuels, non plus pour en faire un livret choré-
graphique au sens traditionnel du terme, mais pour (enfin) donner un corps au texte.

Bibliographie
Baillet, Florence, Heiner Müller, Paris, Belin, 2003.
Kalb, Jonathan, The theater of Heiner Müller, New York, Limelight Edition, 2001.

47. E. Béhague, « Dissolution ou permanence », op. cit., p. 340-361. Le point de vue d’Emmanuel Béhague est
contestable ; au vu des dernières mises en scène, on pourrait aussi bien inverser l’analyse.
48. Fondé à Berlin en 1996 et reformé à Vienne depuis 1999.
49. L. Chétouane dans sa présentation de 15 Variations autour de l’ouvert (2014).
50. On est tenté d’appliquer l’expression anglo-saxonne physical theater à ces théâtres des fusions.
De corps et de textes. La danse des dramaturges-metteurs en scène 153

Klein, Christian, « “Aber offline bin Ich zuhause” : l’exterritorialité de l’intime dans le théâtre
de René Pollesch », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, mise en ligne janvier 2011.
Lehmann, Hans-Thies, Le théâtre post-dramatique, Paris, L’Arche éditeur, 2002.
Morel, Jean-Pierre, « Heiner Müller, vingt ans après » in La Main hâtive des révolutions,
Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2001.
Morel, Jean-Pierre, L’Hydre et l’ascenseur, Belval, Circé, 1996.
Müller, Heiner, Erreurs choisies, Paris, L’Arche, 1991.
Müller, Heiner, Gesammelte Irrtümer  2, Interviews und Gespräche, Frankfurt am Main,
2/1996.
Müller, Heiner, Hamlet-machine, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
Müller, Heiner, Mauser, Berlin, Rotbuch Verlag, 1984.
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Müller, Heiner, Die Schlacht. Wolokolamsker Chaussee. Zwei Stücke, Frankfurt am Main,
Verlag der Autoren, 1988.
Plaice, Renata, Spielformen der Literatur, Würzburg, Königshausen und Neumann, 2010.
Plassard, Didier (Éd.), Mises en scène d’Allemagne(s), Paris, CNRS éditions, 2013.
Pollesch, René, Kill Your Darlings, Stücke, Hamburg, Rowohlt Taschenbuch Verlag, 2014.
Richter, Falk, SMALL TOWN BOY und andere Stücke, Berlin, Theater der Zeit, 2015.

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