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LE DÉBAT SUR LA MODERNITÉ :

LA RATIONALITÉ - UNIVERSELLE ET
PLURIELLE ?
Une contribution au débat entre modernes universalistes
et p o s t - m o d e r n e s contextualistes

Gunnar SKIRBEKK
(Traduction française : Jean-Luc GAUTERO)

Avant-propos
Le sujet de cet article est la Modernité. Une perspective
pour l'aborder consiste à traiter de ce que nous pouvons
appeler la rationalisation intellectuelle de la modernité. En
apparence, cette rationalisation nous conduit à un
scepticisme post-métaphysique quant à la possibilité de
justifier les normes universelles de base 1, et elle débouche
sur une différenciation des disciplines scientifiques qui
rend difficile une vue unifiée des réalités. Cette
rationalisation perspectiviste et sceptique à l'égard d'elle-

1
. D'un point de vue philosophique, c'est une remarque nietzschéenne ; d'un
point de vue politique et existentiel, elle s'enracine paradigmatiquement dans
les expériences de crise liées au régime nazi. Cette expérience d'une crise
profonde n'est pas seulement une expérience allemande, mais une
expérience de la crise de la modernité. À ce titre il importe de la prendre au
sérieux, et il ne suffit pas à cet égard de répéter : « Je suis un Américain »,
ou quelque chose de semblable (cf. Richard Rorty). Cette crise devrait être
prise au sérieux en tant que problème intellectuel et politique de la
modernité, et c'est précisément la motivation sous-jacente de Karl-Otto Apel
et de Jürgen Habermas. Leur pragmatique universelle n'est rien moins qu'un
essai de surmonter le scepticisme et le nihilisme modernes, théoriquement et
dans la réalité. Ceux qui ne reconnaissent pas ce défi verront difficilement
l'intérêt d'essayer de fournir une justification pragmatico-universelle tant des
normes universelles de base que de la rationalité communicationnelle.

Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmesiècle »


Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

même constitue un défi moderne, non au sens où elle serait


reconnue par tout le monde dans les sociétés
contemporaines, mais en tant qu'elle se traduit par un
malaise sous-jacent, qu'il faudrait prendre au sérieux et qui
influence d'une manière ou d'une autre l'esprit moderne.
Nous touchons là certainement à des questions subtiles. Je
n'essaierai pas de les développer ici, car je me propose
plutôt de prendre pour point de départ cette vision de la
modernité comme mélange de rationalisation, de
différenciation et de scepticisme.
Il convient de commencer par quelques remarques
préliminaires : dans la philosophie moderne, après le
« tournant pragmatico-linguistique », certains penseurs 2
ont considéré que la raison était liée à des contextes
linguistiques ou pratiques donnés, tandis que d'autres 3 ont
conçu la raison discursive comme liée aux prétentions à la
validité universelle et aux idées implicites de confirmation
par un consensus idéal au moyen de la discussion dans des
situations de parole idéale ; ces derniers s'appuient aussi
sur des théories de la socialisation, de la communication, de
la modernité et de la législation moderne 4. Dans cet article,
on abordera les questions de l'universalité face à la
contextualité suivant la perspective d'une version du
tournant pragmatico-linguistique conçue au moyen d'une
critique mutuelle de la pragmatique universelle (Apel,
Habermas) et de la praxéologie contextuelle (le dernier
Wittgenstein) : on cherchera à clarifier les concepts au
moyen d'analyses de cas, pour la plupart sous la forme
d'expériences de pensée, souvent sous la forme

2
. Tels que Ludwig Wittgenstein et Richard Rorty.
3
. Tels que Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas.
4
. Comme le fait Habermas.

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Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

d'arguments par l'absurde, y compris des absurdités


provenant d'autocontradictions performatives. Ces
arguments par l'absurde orientés vers l'étude de cas seront
discutés en liaison avec un choix d'arguments
transcendantaux tirés de la pragmatique universelle 5.
J'argumente ici en faveur d'un gradualisme mélioriste et du
pluralisme épistémologique, en soutenant l'idée
d'obligations enracinées pragmatiquement, obligations à
l'égard d'arguments meilleurs, donc à l'égard de la vérité,
et je soutiens ainsi un universalisme épistémologique ; mais
je ne m'appuie pas sur les très fortes prétentions
contre factuelles d'idéaux de vérité pragmatiquement
enracinés et inévitables en tant que consentements derniers
dans des situations idéales de communication 6. En bref,
l'argumentation se fait en faveur de l'idée de raisons
immanentes à l'acte de parole, qui entraînent l'obligation
d'arguments encore meilleurs, c'est-à-dire en faveur de
l'idée de raisons situées qui transcendent les limitations
contextuelles contingentes et acquièrent en conséquence
une force universelle. En ce sens, la position défendue est
une position tierce, entre les modernes universalistes et les
postmodernes contextualistes, c'est-à-dire une idée de la
raison discursive moderne comme valide et contraignante
universellement, et située de manière plurielle et
contextuelle.
Pour commencer, je présenterai quelques commentaires
sur certains aspects du débat public à propos de la
modernité (A), puis je me concentrerai sur la discussion à

5
. Comme chez Apel.
6
. Voir les affirmations de Karl-Otto Apel discutées plus loin dans cet
article. Pour un avis critique, voir Gunnar Skirbekk, « La rationalité
discursive, universelle et contextuelle », dans Une Praxéologie de la
modernité, Paris. L'Harmattan, 1999.

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propos de la rationalité, dans la perspective de la


pragmatique philosophique (B).
• A - Il y a eu de larges discussions, entre autres en
philosophie et en sociologie, sur la meilleure façon de
comprendre et d'expliquer la modernité. Mais ce terme,
« modernité », est aussi utilisé dans les médias et dans la
rhétorique politique, non seulement de manière négative,
comme chez les critiques postmodernes, mais aussi de
manière positive, comme chez les sociaux-démocrates
européens, qui plaident pour une modernisation des
institutions et des valeurs — par exemple dans un article à
destination du public signé par Tony Blair et GSchröder,
dans lequel le terme « moderne » et ses formes
linguistiques dérivées sont utilisés 25 fois en 17 pages 7
(dans la version allemande) — sans aucun essai de
définition ou de mise en relation de l'emploi qui en est fait
avec les discussions mentionnées ci-dessus. Quand on lit
de tels écrits à la gloire de la modernité publiés par ces
hommes politiques, on éprouve l'impression que la
modernisation y est avant tout comprise comme
dérégulation et privatisation, c'est-à-dire comme un
développement plus poussé du marché et de ses
mécanismes sociaux, et un affaiblissement de l'appareil
d'état et du secteur public — afin, entre autres, de réduire
ce qui est perçu comme des coûts sociaux trop élevés pour
être compétitifs. Mais tandis que les discussions
philosophiques et sociologiques sur la modernité se
caractérisent par un riche répertoire de concepts élaborés
par diverses perspectives académiques, il est frappant que
ces politiciens partisans de la modernisation aient tendance
à opérer avec des notions presque toutes empruntées à une

7
. En plus de l'emploi fréquent du mot « nouveau » et de ses formes
dérivées.

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seule discipline, l'économie — une discipline, conviendrait-


il d'ajouter, dont les modèles conceptuels entretiennent une
relation problématique à ce que nous avons l'habitude
d'appeler le monde socio-historique (par exemple, ce que
l'on peut dire empiriquement de la motivation humaine).
Ces nouvelles rhétoriques de la modernisation semblent
renforcer une tendance générale ces temps-ci, qui consiste à
concevoir implicitement une seule perspective conceptuelle,
à peu de choses près celle du néo-libéralisme, comme la
façon appropriée de comprendre les caractéristiques
majeures des sociétés modernes. Avec la chute de l'Union
Soviétique, le langage politique dominant est devenu dans
une large mesure celui des droits de l'homme, de
l'économie de marché et de la démocratie pluraliste :
institutionnellement, l'histoire est parvenue à sa fin. Les
idéologies sont mortes, à la fois en tant qu'aspirations
utopiques et critiques de fond. Les discussions culturelles
se poursuivent (comme les querelles postmodernes, les
politiques identitaires, et ce que l'on a appelé science war,
la guerre de la science), et le processus de mondialisation,
conduit par les nouvelles technologies et par les forces du
marché, entraîne un développement permanent et vigoureux
— mais tout cela prend place dans les mêmes institutions
modernes et dans la même rationalité moderne. La querelle
des anciens et des modernes 8 (1688-1697) a apparemment
été réglée une fois pour toutes, en faveur de la modernité —
dans ce sens du terme.
Cette conception du monde et ce langage modernes ont
acquis une force considérable en ce début de siècle :
comment quiconque pourrait-il sérieusement s'opposer au
développement inévitable vers la modernisation, aux

8
. En français dans le texte (NdT).

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nécessaires institutions modernes et à la rationalité


moderne ? Pour le dire brièvement : la critique marxiste des
institutions capitalistes, la critique existentialiste de la
réification, la critique postmoderne, ou la protestation des
traditionalistes religieux et culturels — toutes sont
fondamentalement marginalisées, et la nouvelle rhétorique
est dans une large mesure devenue notre seconde nature :
ce nouveau discours est séduisant, envahissant et
simplificateur, et il est donc difficile de s'y opposer et d'y
résister. — « Enfin, beaucoup de choses ne se sont-elles
pas améliorées, de nombreuses façons — alors quel est le
problème ? » —. Toutefois, une large part de cette critique
n'a toujours pas perdu de sa validité : la question du
déséquilibre entre les institutions, la perte des liens sociaux
et du sens de la vie, les problèmes pour garantir un
développement durable, respectueux à la fois de la nature et
de la reproduction socioculturelle, les problèmes du
dénuement et de la misère, les risques de régression et de
crises fatales, le besoin d'une raison collective et d'une
démocratie délibérative. Ces interrogations soulevées par la
critique restent à coup sûr aussi importantes et pressantes
qu'elles ne l'ont jamais été auparavant.
Ce n'est donc pas qu'en théorie qu'est intéressant le
débat sur la modernité. Aussi la participation à la
discussion publique sur la modernité dans les médias et
dans la politique devrait-elle constituer une responsabilité
particulière pour les intellectuels des différentes disciplines,
avec différentes expériences de vies — ceux qui explorent
en même temps ces questions professionnellement, chacun
au sein de sa propre discipline.
Afin de nous en sortir avec la modernité, nous avons
besoin d'une discussion multidisciplinaire réflexive. La
philosophie seule ne fera pas l'affaire. La sociologie seule
non plus. On a besoin de diverses disciplines, au sein
d'une culture intellectuelle éclairée par des réflexions qui
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proviennent de la philosophie des sciences (y compris les


sciences humaines). Ce n'est que de cette façon que nous
pouvons espérer éviter de comprendre la modernité de
manière trop étroite et superficielle. Ce n'est que de cette
façon que nous pouvons avoir bon espoir d'être capables
de nous en sortir à la fois avec les différenciations qui
s'opèrent parmi les institutions et avec la question des
différentes formes de validité, dont la validité des questions
morales de base.
Ayant dit ceci, je me trouve déjà plongé dans l'important
débat quant à la nature de la modernité et de la rationalité
moderne — qu'elle soit une ou multiple, instrumentale ou
communicationnelle, stratégique ou argumentative, qu'elle
soit contextuelle ou universelle. Je me trouve dans l'un des
débats sur la modernité, un débat centré sur la rationalité.
Certes, on ne peut tout dire d'un seul coup ; et
l'interdisciplinarité est un projet collectif de longue haleine.
Par conséquent, j'essaierai ici simplement de dire quelque
chose sur la rationalité, dans une perspective particulière :
mon approche est celle de la pragmatique philosophique 9,

9
. Ou pas tout à fait : ma première publication, à la fin des années cinquante.
sous le titre Nihilisme ? (Oslo. Tanum. 1958[*]), soulevait la question de la
signification et des fondements normatifs de la vie humaine. Son contexte
historique était l'expérience contemporaine de la crise (en termes
philosophiques : le problème du mal), son style celui de l'existentialisme de
l'après seconde guerre mondiale, et son problème épistémique celui d'un
scepticisme moderne, sceptique à l'égard de lui-même. (D'après le schème
du développement de Kohlberg, dans l'interprétation qu'en donnent Apel et
Habermas : stade 4.5 — en bref, une position proche d'une position
nietzschéenne. Ou plutôt : « La conclusion est un nouveau point de départ »
— une conclusion qui m'a en partie mené vers Heidegger, et en partie vers
la philosophie analytique). En bref, mon point de départ était celui de la
crise, épistémologique et normative. L'approche analytique est venue plus
tard. [*] Op. cit. trad. anglaise, Bergen, Presses de l'Université de Bergen.
1972 ; 2ème édition de cette traduction anglaise. Bergen, SVT Press, 1998.

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élaborée par une discussion de la praxéologie contextualiste


et de la pragmatique universelle l0 ; elle conduit à une notion
pragmatique de la rationalité, qui comporte des
conséquences pour nos conceptions de la modernité et de
l'identité morale.
Avant d'attaquer cette argumentation, encore une
remarque introductive : dans la mesure où non seulement
nos théories sont contextuelles, mais où nous-mêmes
sommes situés historiquement, culturellement,
institutionnellement et existentiellement, il est aussi utile de
réfléchir à la diversité des situations personnelles parmi les
intellectuels, parmi les professionnels de la philosophie et
de la sociologie. Par exemple, non seulement il y a une
différence entre la Chine et l'Occident, entre les États-Unis
et l'Union Européenne, mais il y en a une aussi entre
l'Allemagne et la France, entre la Suède et la Finlande. Un
rappel : dans ses jeunes années, le philosophe sceptique
Arne Naess avait l'habitude de se promener en demandant
aux gens ce qu'ils considéraient comme certain. Les
réponses étaient loin d'être triviales. Il y en avait qui
mentionnaient les certitudes du monde vécu ou les
expériences sensibles, mais quelques-uns répondaient en
mentionnant des expériences limites et des crises
profondes. C'est ce qu'ils considéraient comme vraiment
certain — par exemple, ein verlorener Krieg, avoir perdu la
guerre. Étrange ? Certainement pas. Que l'on ait gagné ou
perdu, l'expérience de la guerre, ou l'absence de cette
expérience, crée une différence — comme celle qu'il y a
entre la Suède et la Finlande, l'Allemagne et la France, les
Etats-Unis et l'Europe. Il est dangereux de généraliser, et il

l0
. Cf. Gunnar Skirbekk, Une Praxéologie de la modernité, Paris,
L'Harmattan. 1999. Pour le mot « praxéologie ». voir aussi (en anglais :
« praxeology ») Encyclopedia of Philosophy, Londres, Routledge, 1998.

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est pareillement dangereux de négliger ces faits. L'histoire


est difficile, pour les intellectuels également — elle les
influence par les expériences directes qu'ils vivent, et aussi,
indirectement, au moyen des modes culturelles et des
changements institutionnels dans leurs sociétés
particulières. Ainsi n'y a-t-il pas seulement entre nous des
différences académiques, disciplinaires. L'histoire elle
aussi, avec diverses formes institutionnelles et culturelles,
crée une différence. On ne peut donc toujours tenir pour
acquis la force de persuasion des arguments et l'intérêt que
présente l'argumentation — exemple : l'opposition entre
Jürgen Habermas et Richard Rorty (l'expérience de la
guerre et l'absence de cette expérience — eine erlebte
Krise, et la question innocente : « Pourquoi faut-il une
justification morale ? »). La raison argumentative est ainsi
chose délicate ; la communication rationnelle et la
compréhension mutuelle sont des buts précieux. Ce
caractère situé est une part de notre faillibilité et du fait que
nous ne puissions voir le monde que selon un registre de
perspectives assez restreint. Il ne faudrait pas le négliger.
Il ne faudrait pas non plus négliger le problème du mal.
Le mal n'est pas une caractéristique qui ne s'applique qu'à
l'Autre (à l'Autre « diabolique », pour ainsi dire) 11. Mais
en dépit de notre caractère situé, il y a une rationalité
pragmatiquement universelle ; et, en dépit de tout réalisme
moral comme de tout scepticisme moral, il y a dans la
mesure où nous sommes des individus socialisés une
identité morale pragmatiquement enracinée.

11
. Qu'il s'agisse des Serbes, des communistes, des fascistes, des capitalistes
ou des phallocrates.

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On peut voir ces remarques sur notre caractère situé et


notre finitude comme les « confessions d'un rationaliste
post-sceptique ».
• B - Il conviendrait d'ajouter une remarque
méthodologique.
Il y a diverses façons de faire de la philosophie. Il y a
diverses façons d'exprimer des idées en essayant d'être
correctement compris d'un public donné, ou en essayant de
le convaincre de changer d'avis. Nous revenons sur des
descriptions, nous attirons l'attention, nous donnons des
raisons — et en essayant de présenter des raisons
convaincantes, nous devons prendre en compte des
arguments contraires, et nous sommes alors déjà, au moins
virtuellement, dans une situation de discussion avec des co-
participants et avec leurs points de vue.
En essayant de s'assurer que les idées que l'on exprime
sont bien comprises, on peut essayer de décrire sa propre
position et le paysage philosophique tel qu'on le perçoit de
ce point de vue. Toutefois, une façon de décrire où l'on se
situe consiste à raconter comment on en est arrivé là —
d'où l'on vient, et pourquoi. Ce type de récit présente
l'avantage d'éclairer non seulement la position que nous
occupons en acte, mais aussi la direction de notre pensée.
Faire de la philosophie exige certainement diverses
activités, telles que lire, écrire, écouter et parler l2, et il y a
des processus d'apprentissage et des expériences
authentiquement philosophiques. Toutefois, acquérir de
telles expériences et traverser de tels processus prend du
temps. Cela prend du temps de bien s'accoutumer à

l2
. Cela implique aussi de voyager, ce qui dans un sens pertinent
philosophiquement peut ouvrir à des rencontres créatrices avec des penseurs
d'autres traditions philosophiques et de formation différente.

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certaines distinctions philosophiques, par exemple en


bioéthique, et aussi d'acquérir la maîtrise d'une discussion
critique autour de ces distinctions. Ces activités sont des
processus de formation qui augmentent notre sensibilité à
ces concepts et à ces cas — mais de tels processus
d'apprentissage sont de gros consommateurs de temps.
Dans cet article, j'essaierai d'éclairer mon point de vue
en présentant une sorte de récit des expériences
philosophiques qui m'ont conduit là où j'en suis. C'en est
une version courte et simplifiée, et reconstruite
rétrospectivement. Je peux espérer, dans le meilleur des
cas, me faire un peu mieux comprendre ; une
compréhension plus profonde demanderait un long
processus d'apprentissage mutuel relatif aux concepts et
aux cas étudiés. Mon récit ne représente que quelques pas,
les premiers, dans un tel processus de discussion, et rien de
plus.
Première étape
La reconstruction que constitue mon récit commence ici
par la philosophie analytique classique — puisque, pour
moi, la manière analytique de faire de la philosophie s'est
révélée utile pour les raisons suivantes 13 :
a) Les discussions sur les erreurs de catégorie (telles
que « sept est vert ») et les incohérences contextuelles
(telles que : « Le roi de France est chauve ») mettent en
évidence une troisième catégorie épistémologique,
différente de celle de la vérité ou de la fausseté empiriques
et de celle de l'analycité formelle, positive ou négative.
b) Cette troisième catégorie semble indiquer des
conditions nécessaires de sens, plus précisément des

13
. Pour ce qui suit, voir Gunnar Skirbekk, ibid. (infra note 10).

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conditions préalables conceptuelles de sens cognitif, en


termes d'énoncés vrais ou faux. En négligeant ou en violant
de telles conditions préalables, comme dans le cas des
erreurs de catégorie et des incohérences contextuelles, nous
terminons avec de l'incompréhensible ou de l'absurde l4.
Ceci ouvre la voie à des « arguments transcendantaux »
sous la forme d'arguments informels de reductio ad
absurdum, ou arguments par l'absurde : en négligeant ou
en enfreignant une telle condition préalable, on obtient une
absurdité, et en réfléchissant sur cette dernière, nous
pouvons prendre conscience du rôle de la condition
préalable négligée ou enfreinte, c'est-à-dire de son statut de
nécessité pour le sens. Ce n'est pas un argument
transcendantal au sens kantien traditionnel. Ce sont des
arguments transcendantaux au sein d'une philosophie
linguistique, pas d'une philosophie de la conscience.
Commençant avec quelque chose de donné (ou plutôt avec
une description de quelque chose de donné), les nécessités
constitutives que montrent ces arguments restent relatives à
ce point de départ. Dans une perspective sémantique, cette
remarque ouvre la voie à un discours sur « le cadre et le
contenu », la nature constitutive de ces conditions
préalables étant alors interprétée comme dépendant d'une
conception de la relation donnée cadre-contenu, et donc
comme contingente au sens philosophique du mot.
c) Quelle que soit l'interprétation du statut épistémique
de ces conditions préalables, la manière analytique de les
étudier nous fait prendre conscience d'une pluralité de
« pannes ». Par exemple, l'énoncé : « Mon chien sait
compter jusqu'à dix » pourrait aussi bien être vrai que faux,
alors que l'énoncé : « Mon chien sait compter jusqu'à mille

14
. Comme dans les exemples ci-dessus.

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onze » est à coup sûr empiriquement faux, dans le monde


que nous connaissons. De même, l'énoncé : « Mon chien
est naturellement vert » est empiriquement faux dans le
monde que nous connaissons, alors que l'énoncé : « Mon
chien lit couramment le journal » serait probablement plutôt
perçu comme insensé, pas seulement comme
empiriquement faux — et plus encore pour l'énoncé :
« Mon chien a un doctorat de philosophie » : cela ne sert à
rien d'étudier empiriquement cette affirmation afin de
s'informer. Cet énoncé est à ce point impossible
empiriquement qu'il sera très probablement perçu comme
absurde. Mais il n'est pas absurde au point que nous ne
puissions réaliser un dessin animé à propos d'un chien qui
fasse toutes sortes de choses, non seulement qui lise le
journal, mais aussi qui obtienne légitimement un doctorat
— dans des films du type de ceux de Walt Disney, cela se
passe tout le temps. Si l'on dit d'un cas comme celui-ci
qu'il est absurde, il faudrait au moins ajouter que de tels cas
sont pensables, au sens que l'on vient d'indiquer. Il y a
toutefois des énoncés qui sont absurdes au sens où ils sont
impensables, par exemple : « Mon chien est le premier jour
de mai ». Dans ce cas, il n'y a pas moyen de faire un dessin
animé, pas même pour les productions Disney.
L'important est maintenant de voir que ces cas nous
montrent une pluralité de « faussetés », et même une
transition graduelle de la fausseté empirique à l'absurdité
pure et simple : on part de faussetés empiriques qu'on
examine empiriquement, on passe à des faussetés
empiriques tellement invraisemblables qu'un examen
empirique n'a guère de sens, puis à des absurdités qui sont,
malgré tout, pensables, pour finir par des énoncés
strictement inintelligibles. Telle est la conclusion provisoire
de la première étape.

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Deuxième étape
Avec le tournant pragmatique, la dichotomie sémantique
du cadre et du contenu est (pour ainsi dire) dépassée en
faveur d'une analyse des traits constitutifs d'un acte. On
effectue des analyses des actes de parole. Les élèves du
dernier Wittgenstein méritent ici notre intérêt : on peut en
prendre pour exemple Jakob Meløe et sa praxéologie 15. Sa
manière de travailler en philosophie se caractérise par des
analyses détaillées et soigneuses portant sur les traits
constitutifs d'un choix d'exemples d'actions simples —
constitutifs en ce sens qu'une action donnée aurait été
impossible sans eux.
Ainsi, ce qui est perçu comme constitutif d'un type
d'activités, ce n'est pas la totalité du corps de l'agent, tel
qu'il est réellement, mais les parties et les aptitudes qui sont
exigées afin de faire ce que fait l'agent dans un acte
particulier, par exemple forger un fer à cheval. Ces parties
et ces aptitudes représentent le corps nécessaire pour cet
acte même ; sans elles, ce type d'acte aurait été
impossible l6. De même, les idées exigées pour que l'agent
fasse ce qu'il fait représentent les idées constitutives de
l'acte : l'agent sait ce qu'il a à faire afin de faire ce qu'il fait.
Et les objets dont on a besoin pour cet acte représentent les
objets constitutifs de l'acte l7. Il y a donc des nécessités

15
. Cf. Jakob Meløe, « The Agent and His World », dans Praxeology, sous
la direction de Gunnar Skirbekk, Oslo, Universitetsforlaget, 1983, pp. 13-
29 ; voir aussi pp. 70-80 et pp. 89-93.
16
. Pour reprendre les termes de Jakob Meløe : elles représentent le corps
« tautologique » de ce type d'activité.
17
. On pourrait ainsi voir ce type de philosophie analytique tournée vers
l'acte comme une phénoménologie, non pas une phénoménologie du type
qui parle de façon réflexive de toutes les conditions préalables nécessaires à
entreprendre une analyse phénoménologique, souvent sans le faire vraiment
in concreto, mais une phénoménologie en ce sens que les traits constitutifs
des actes, avec les agents et les objets, y sont soigneusement décrits.
Dans la praxéologie de Meløe, il y a une remarque critique contre le

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pragmatiques (constitutives d'un acte), pas seulement des


faits empiriques et des décisions sémantiques, pas
seulement de la contingence et des nécessités purement
logiques.
Il s'agit donc d'analyses philosophiques qui indiquent
des facteurs constitutifs de nos actes, d'analyses
soigneuses d'exemples d'actes choisis, et, en ce sens,
d'analyses « transcendantales » : par une via negativa, par
la négation d'un facteur, nous voyons à l'aide de la
réflexion la nature constitutive du facteur nié. Il s'agit donc
d'un emploi philosophique des cas traités, et pas seulement
d'un emploi pédagogique 18.
Mais quelques-unes de ces nécessités constitutives des
actes sont pour ainsi dire des nécessités contingentes — en
ce sens par exemple que nous pourrions dire que la
constitution de notre corps aurait pu être différente de ce
qu'elle est ; mais étant donné ce qu'elle est, certains traits
corporels particuliers sont constitutifs d'actes particuliers.
En ce sens, ils sont nécessaires pour tel ou tel type d'action,
même s'il est d'une certaine façon contingent, dans une

« possibilisme » de Arne Naess dans les années 50 (Cf. Naess dans


Philosophy Beyond Borders, sous la direction de Ragnar Fjelland et al.,
Bergen, SVT Press, 1998, pp. 32-51) : tandis que Naess soutenait à l'époque
qu'il y a différentes « conceptions totales » possibles sans qu'aucun
fondement rationnel ne permette de procéder parmi elles à un choix rationnel
(voir le débat ultérieur autour des paradigmes de Kuhn), et que le monde
vécu est trop imprécis pour permettre des analyses philosophiques, Meløe
essayait de montrer que les activités du monde vécu présentent des traits
constitutifs : tout n'est pas que possibilisme, décisionnisme et contingence.
(Voir la conception que Rorty a de la contingence, publiée ultérieurement :
Contingency, Irony and Solidarity, Cambridge University Presse, Cambridge
Mass., 1989 ; tr. fr. Contingence, ironie et solidarité, Paris, Armand Colin,
1993).
18
. Voir la description par Meløe du cueilleur de myrtilles dans son paysage,
dans son essai : « The Agent and His World », repris dans : Ragnar Fjelland
et al., Philosophy Beyond Borders, Bergen. SVT Press, 1997, pp. 77-92.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

perspective évolutionniste, que nous ayons le corps que


nous avons — mais pas absolument contingent, si nous
devons être « nous » l9.
C'est une approche pragmatique, pas seulement une
approche sémantique. Elle est tournée vers l'étude
soigneuse de cas et, par réflexion sur elle-même, elle est
critique aussi de son propre usage du langage, évitant ainsi
les « grands mots » qui ne sont pas situés par le contexte
ou par le discours. Mais on peut objecter à l'encontre de
cette praxéologie que son caractère réflexif reste souvent
implicite, et que son scepticisme à l'égard des grands mots
et des théories creuses l'a souvent conduite à du mépris
pour la philosophie en tant qu'activité digne d'analyse, et à
un choix d'exemples trop étroitement attaché au simple
artisanat, et ainsi trop éloigné du monde moderne.
Troisième étape
Les activités scientifiques et discursives sont des
exemples d'activités modernes. Elles sont situées
institutionnellement et réglementées normativement, à
savoir par les normes méthodologiques de la recherche
scientifique et de la discussion argumentative. Ceci ne veut
pas dire qu'il n'y ait aucun problème à indiquer ces
normes, ni qu'elles soient toujours respectées. Mais il y a
des raisons de prétendre que de telles normes sont
constitutives de ces activités, et l'on pourrait donc aussi
appliquer à de telles activités des analyses tournées vers
l'étude de cas.

19
. Sur les possibilités qu'offrent les biotechnologies de « reconstruire »
l'homme (et d'en faire un « surhomme »), voir : Lee M. Silver, Remaking
Eden : cloning and beyond in a brave new world, Londres. Phoenix Press,
1999.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

C'est ce qu'a fait Knut Erik Tranøy, en se concentrant


sur ce qu'il appelle « actes cognitifs de base » 20. Il fait une
distinction entre deux familles d'actes cognitifs de base, qui
sont bien sûr étroitement liées : celle de l'« acquisition »
des prétentions à la vérité, où quelqu'un « accepte, refuse,
ou suspend son jugement », et celle de la
« communication », où quelqu'un « affirme, nie, ou reste
silencieux ». Pour le dire simplement, la première sorte se
concentre sur les relations individu-argument, la seconde
sur les relations interindividuelles. Puisque ces analyses
sont elles-mêmes des activités argumentatives, il y a ici un
élément autoréférentiel, qui indique leur caractère
pragmatico-transcendantal 21.
Voici quelques-uns des cas discutés par Tranøy 22 :

20
. Cf. Knut Erik Tranøy, « Norms of Inquiry : Methodologies as Normative
Systems », repris dans : Ragnar Fjelland et al., Philosophy Beyond Borders.
Bergen, SVT Press, 1997, pp. 93-103.
21
. De telles analyses soigneuses tournées vers l'étude des cas peuvent nous
aider à détailler l'interaction entre la nature morale et la nature constitutive
des diverses normes, ce qui est une question qui présente un intérêt
philosophique particulier. Voir plus loin ce qui est dit de l'interaction entre
règles méthodologiques, où certaines sont principalement constitutives, sans
statut moral, et où d'autres ont aussi un statut moral. Dans l'autre sens, cf.
Karl-Heinz Ilting. « Der naturalistische Fehlschluss bei Kant », dans
Grundfragen der praktischen Philosophie, Francfort, Suhrkamp, 1994.
22
. Un candidat possible pour tenir la place de p est « 2+2=4 » (un autre,
faux, est « 2+2=3 »). Ce sont bien sûr des cas particuliers (dans le premier
cas, p est clairement vrai, dans le second, il est clairement faux). Ces cas
illustrent bien que nous sommes contraints d'accepter ce que nous percevons
comme vrai, mais ce ne sont pas de très bons exemples pour illustrer que
nous ne devrions pas mentir. (Que pourrait bien être une situation dans
laquelle il serait raisonnable de conférer un sens à prétendre que
« 2+2=3 » ?). Dans la plupart des cas, nous n'éprouvons pas une telle
certitude ; voir sur ce point les propres commentaires de Knut Erik Tranøy :
« Pragmatik der Forschung. Methodologien als normative Systeme », dans
Die pragmatische Wende, sous la direction de Dietrich Böhler et al.,
Francfort, Suhrkamp, 1986, pp. 36-54. Il faudrait mener d'autres analyses à

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

1) « Il n'est pas permis d'accepter p si l'on sait que p est


faux ».
2) « Il est obligatoire de refuser p si l'on sait que p est
faux ».
3) « Il est obligatoire d'accepter p si l'on sait que p est
vrai ».
4) « Il n'est pas permis d'affirmer p à moins que l'on ait
une preuve de p ».
Ces exemples sont formulés dans un langage juridique.
Tranøy suggère qu'un langage moral ferait l'affaire. Il
suggère aussi que le statut épistémique de ces normes est
celui de conditions constitutives, puisque nous pouvons
argumenter en usant d'arguments par l'absurde : la
négation de n'importe laquelle de ces normes implique une
absurdité.
Quel est au juste ce statut épistémique ? De tels
exemples peuvent être analysés et discutés de près afin de
mieux le déterminer. Mais il nous faut dans ce récit
procéder d'une manière plus abrupte : à l'examen des trois
premiers cas (de la famille de l'« acquisition »), on pourrait
soutenir que, dès lors que l'on sait que p est vrai, ces
normes sont contraignantes pour toute personne saine
d'esprit. Une personne saine d'esprit et rationnelle qui se
rend compte que « 2+2=4 » doit obligatoirement l'accepter
et ne peut le refuser. Cela semble être une nécessité,
constitutive de ce qu'est une personne. Si par conséquent
quelqu'un enfreint une quelconque de ces normes, alors
que l'on sait que p est vrai, nous dirions probablement qu'il
souffre de troubles mentaux ; nous percevrions cela comme

propos de ces cas (plus réalistes). Je pense toutefois qu'à ce stade, les
remarques que je formule sont tenables — mais bien sûr cette affirmation est
ouverte aux arguments contraires, liés aux analyses de ces cas.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

un problème mental plutôt que comme un problème moral


(ou juridique).
Mais ces cas dont la validité est certaine ne sont que des
cas limites (Grenzfälle). Comme exemples de tels cas
limites, on trouve les déductions logiques (quand il n'y a
pas d'erreur logique), les perceptions simples (en l'absence
de toute illusion), quelques certitudes de la vie quotidienne
(comme celle de la finitude de la vie), et — ajoutons-le —
quelques arguments philosophiques liés aux contradictions
performatives. Mais le plus souvent nous n'avons que des
opinions plus ou moins bien établies, des opinions que l'on
doit examiner au moyen d'une argumentation
communicationnelle ; la famille de l'« acquisition » est alors
ainsi liée à celle de la « communication » : ce que nous
acceptons comme vrai dans ces cas (qui ne sont pas des cas
limites) nous est donné par la communication et
l'argumentation. Nous avons par conséquent le principe
bien connu de la force de l'argument meilleur, principe qui
joue un rôle constitutif pour l'argumentation. Tranøy écrit :
Nous blâmons une personne qui ne veut pas accepter ( ou qui
le refuse ) quand il v a des arguments pertinents en faveur de
p. 23
Dans ces cas, la norme constitutive a indéniablement le
statut épistémique de norme morale. En même temps, il y a
aussi, on l'a déjà indiqué, certains cas (les cas limites) dans
lesquels le « il faut » (« on doit obligatoirement ») apparaît
avant tout constitutif, et assez peu moral.
Quand nous examinons le dernier exemple, de la famille
de la « communication », le tableau est différent. Il est

23
. Voir Knut Erik Tranøy. « Pragmatik der Forschung. Methodologie als
normative Systeme », dans Die pragmatische Wende, sous la direction de
Dietrich Böhler et al., Francfort. Suhrkamp. 1986. pp. 36-54 ; citation p. 43.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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possible de mentir, c'est-à-dire de soutenir aux autres ce


que l'on tient pour faux, en un sens où il n'est pas possible
de se mentir à soi-même 24. Pour cette raison, les normes de
la famille de la « communication » relèvent davantage d'un
statut moral : les enfreindre est blâmable, et non pas
insensé. Mais sont-elles constitutives ? Une réponse
affirmative exige une argumentation plus développée que
dans les premiers exemples.
(1) Nous pouvons ici argumenter en parlant de notre
dépendance mutuelle, du commerce de la vérité (trade of
truth) : nous sommes tous faillibles et finis, et ne pouvons
aucunement contrôler par nous-mêmes toutes les
prétentions à la vérité ; nous avons donc besoin les uns des
autres pour une connaissance de seconde main. Une
communauté scientifique ou discursive exige donc ces
normes de confiance mutuelle. Non qu'elles ne soient
enfreintes ou violées ça et là, mais elles sont nécessaires
pour cette forme de recherche en tant que normes
constitutives de la confiance.
(2) Cependant nous pouvons également argumenter
dans les termes de la pragmatique universelle, qui exige
l'acquisition d'une compétence communicationnelle : on a
besoin d'une confiance mutuelle — ce qui, à nouveau, ne
revient pas à nier le fait empirique qu'en de nombreux cas
les gens se comportent d'une manière indigne de confiance.
Les deux approches précédentes [( 1 ) et (2)] développent
toute une argumentation en faveur de la nature constitutive
de ces normes de la famille de la « communication ».

24
. Mais il y a des cas limites de « se mentir à soi-même », voir par exemple
ceux discutés par Jon Elster dans « Belief, Bias and Ideology », dans
Rationality and Relativism, sous la direction de Martin Hollis et Steven
Lukes, Oxford, Blackwell, pp. 123-148.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

Trois remarques méritent d'être formulées :


a) La discussion de tels cas renvoie à des questions
philosophiques majeures, à savoir celles des relations entre
le constitutif et le normatif (le moral).
b) La façon de faire de la philosophie consiste en
analyses de cas soigneuses, afin de voir et de montrer —
des analyses soigneuses qui respectent les nuances
(Comme le dit un proverbe : « Le Diable se cache dans les
détails »).
c) En effectuant ces analyses des divers cas, nous
pouvons voir que le statut épistémique ne reste pas toujours
identique d'un cas au suivant : nous avons indiqué que l'on
pouvait dire que les quatre exemples comportent tous des
« normes constitutives », mais afin de montrer leur nature
constitutive nous devons, quand il s'agit des cas limites
(relativement à p), argumenter sur le dernier exemple plus
longuement que sur les trois premiers, et nous pouvons
plus facilement appeler « morales » les normes de ce
dernier exemple que celles des trois premiers. S'il en est
ainsi, cela illustre qu'il y a pour ces normes constitutives
des statuts épistémiques variés, et indique que certaines
peuvent être appelées morales en un sens où d'autres ne le
peuvent pas. Ces deux points sont philosophiquement
importants : une diversité épistémique au sein du
raisonnement transcendantal, et une différence graduelle par
rapport à l'élément moral mis en jeu dans ces normes
constitutives — deux points qui suggèrent des réponses
radicales à la question de l'unité de la raison
transcendantale et à la question souvent débattue de la
manière dont des traits constitutifs peuvent aussi être des
normes moralement contraignantes. Ces réponses sont
rendues possibles par la « modestie » de notre méthode :
scepticisme à l'égard des grands discours philosophiques,
du travail abstrait mené à l'aide de grands concepts et de

45
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
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grandes prises de positions, et confiance en l'analyse


soigneuse de cas divers.
Quatrième étape
Apel et Habermas sont des philosophes qui ont conçu le
« tournant pragmatico-linguistique » comme changement de
position et comme processus d'apprentissage, mais fort peu
comme changement de la manière de faire de la
philosophie ; sur ce dernier point (la nouvelle manière de
faire de la philosophie), il y a plus à apprendre des
praxéologues wittgensteiniens que d'Apel et de Habermas.
Mais tous deux (Apel et Habermas) ont pris part à une
élaboration de grande valeur de la théorie des actes de
parole, élaboration qui les a conduits à une pragmatique
universelle, quoiqu'ils aient terminé avec des conceptions
quelque peu différentes de celle-ci.
Habermas conçoit son travail propre comme un travail
de reconstruction. Il n'essaie pas d'élaborer des arguments
par l'absurde, et il pense que les arguments
transcendantaux de Apel, qui s'appuient sur des
autocontradictions performatives, n'ont qu'une validité
limitée, restreinte à l'activité argumentative elle-même,
dépourvue d'une force suffisante pour les autres formes de
discours et de communication. Quoi que puisse impliquer
cette controverse, Apel et Habermas soutiennent tous deux
la conception suivant laquelle on peut établir une
pragmatique universelle : une théorie des prétentions à la
validité immanentes aux actes de parole (intelligibilité,
vérité, justesse et sincérité), deux de ces prétentions à la
validité (la vérité et la justesse) pouvant être confirmées par
l'argumentation, pour peu que l'on se trouve dans des
conditions de parole idéales, qui semblent indiquer qu'un
consensus idéal est une garantie de vérité et de justesse.
Mais Habermas a toujours rencontré de plus grandes
difficultés que Apel avec les dernières de ces prétentions,

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

et, en partie pour cette raison, il a ressenti le besoin de


soutenir sa version faible de la pragmatique universelle à
l'aide d'autres théories, telles que celles de la socialisation
et du développement moral 25, celles de la modernisation
culturelle et de la rationalité communicationnelle 26, et celles
de l'impact normatif de l'institution juridique dans les
sociétés modernes.
Ce qui reste insatisfaisant chez Habermas, en dépit de
tous ses impressionnants projets théoriques, est le manque
de la clarté conceptuelle qu'apporteraient des analyses
tournées vers l'étude de cas. Malgré tout son scepticisme à
l'égard des théories philosophiques traditionnelles et de
leurs positions, il conserve fondamentalement confiance en
son propre travail, mené à l'aide de concepts vastes et
vagues. Les analyses tournées vers l'étude de cas, y
compris sur des arguments par l'absurde, ne font pas partie
de sa pratique philosophique.
Apel travaille de façon similaire, mais avec sa
pragmatique transcendantale. Nous nous intéresserons à lui
dans la prochaine partie. Mais nous ferons d'abord une
remarque à propos de Habermas : puisqu'il doute que la
méthode qu'emploie Apel pour élaborer une pragmatique
transcendantale permette de le faire avec succès, et puisque
qu'il ne voit pas de manière praxéologique d'améliorer le
projet de Apel, il procède avec des ambitions
philosophiques restreintes, et il s'appuie en partie, comme
indiqué ci-dessus, sur le soutien que lui fournissent
d'autres théories sociales et juridiques, et en partie sur
l'emploi de dichotomies conceptuelles qui lui servent à
éviter le relativisme épistémique, par-dessus tout le

25
. En utilisant par exemple Lawrence Kohlberg.
26
. En développant les travaux de Max Weber. et d'autres.

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Noesisn°5« Formes et crises de la rationalité au XXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

relativisme à propos des normes morales de base. Il a donc


travaillé avec des dichotomies rigides entre l'Homme et la
Nature, la justification et l'application, les normes et les
valeurs — des dichotomies qui se révèlent problématiques
quand on les analyse soigneusement. Dans la mesure même
où l'approche de Apel, qui prend au sérieux les arguments
par l'absurde, peut s'améliorer et se renforcer par des
analyses pluralistes tournées vers l'étude de cas, celle de
Habermas aurait pu s'améliorer et se dégager de son
abstraction conceptuelle et de ses dichotomies rigides.
Cette remarque nous conduit à la partie suivante, sur la
notion de rationalité pragmatique, au moyen d'une version
améliorée du projet de Apel, améliorée par une critique
mutuelle avec une manière praxéologique de faire de la
philosophie, inspirée du dernier Wittgenstein. Pour soutenir
cette affirmation, nous nous appuyons sur les processus
d'apprentissage décrits au cours des diverses étapes de ce
rapide récit : de la philosophie analytique classique [1], en
passant par la praxéologie wittgensteinienne [2] et les actes
cognitifs de base dans la philosophie des recherches
scientifiques et des discussions argumentatives [3], jusqu'à
une version améliorée de la pragmatique
transcendantale [4]).
Cinquième étape
Apel est dans une large mesure un faillibiliste et un
défenseur des « rationalités multiples » 27. Il est en même
temps un ardent défenseur du raisonnement pragmatico-
transcendantal en tant que « justification ultime »
(Letztbegründung). En ce sens, il est certainement un
fondationnaliste et un porte-parole de l'unicité et de

27
. Cf. Karl-Otto Apel et Matthias Kettner (sous la direction de), Die eine
Vernunft und die vielen Rationalitäten, Francfort. Suhrkamp, 1996.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

l'inévitabilité de la raison discursive et performative : nous


devons éviter les autocontradictions performatives.
Il est important de voir que le raisonnement de Apel
n'est pas déductif, mais pragmatiquement autoréférentiel.
C'est précisément ce que négligent ceux qui soulèvent à
son encontre l'argument suivant lequel il se heurte au
trilemme de Münchhausen de la régression à l'infini, du
cercle vicieux ou du décisionnisme 28. En fait, Apel
argumente longuement par la via negativa d'arguments par
l'absurde, plus précisément d'arguments par
l'autocontradiction performative. Il désigne les
autocontradictions performatives comme strictement
dépourvues de sens (sinnlos) et à l'aide de cette idée il
essaie de formuler les principes ou les normes qui sont
violés, et qui sont ainsi des conditions préalables
pragmatiques du sens.
Toutefois, Apel semble supposer qu'il n'y a qu'une
sorte d'absurdité (Sinnlosigkeit) et donc que les conditions
préalables établies performativement ont un seul et même
statut épistémique, celui de l'inévitabilité stricte
(Nichthintergehbarkeit). Mais comment le savons-nous ? Je
répondrais que ce n'est qu'en regardant soigneusement les
divers cas d'absurdité performative, pour voir si ces
derniers sont identiques ou s'ils présentent des différences.
Cela veut dire qu'il ne faudrait pas seulement concevoir
le tournant pragmatico-linguistique comme un changement
de position — quittant une philosophie de la conscience
pour une approche pragmatico-linguistique —, mais aussi
comme un changement dans la manière de faire de la
philosophie : plus tournée vers l'étude de cas et plus
autocritique quant à l'adéquation de ses propres concepts

28
. Voir la critique formulée par des popperiens tels que Hans Albert.

49
Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

théoriques 29.
Je fais l'hypothèse qu'en choisissant cette approche
nous pouvons voir qu'il y a pour ainsi dire une certaine
pluralité de l'absurdité. Mais dans ce récit, nous ne
pouvons pas discuter cette hypothèse suffisamment en
profondeur. Nous allons toutefois mentionner certains des
cas traités par Apel lui-même afin d'indiquer comment il
aurait fallu faire ce travail 30 :
1) « J'affirme par cet énoncé que je n'existe pas ».
2) « Je vous affirme par cet énoncé que vous n'existez
pas ».
3) « Je soutiens, comme prétention sur laquelle peut
s'effectuer un consensus [als konsensfähig] la proposition
suivant laquelle nous devrions par principe remplacer
comme but de la discussion le consensus par le
désaccord ».
Nous négligeons ici les cas des prétentions à la validité
inhérentes aux actes de parole 3l. Nous nous restreignons à
ces trois énoncés, pour conclure par quelques remarques
provisoires sur la question de l'opposition entre l'unité et la

29
. En ce sens, plus herméneutique, en comprenant l'herméneutique comme
une réflexion critique sur le langage en usage.
30
. Cas tirés par exemple de Karl-Otto Apel. « Fallibilismus, Konsenstheorie
der Wahrheit und Letzlbegründung », dans : Philosophie und Begründung,
sous la direction de Wolfgang Kuhlmann, Francfort, Suhrkamp, 1987,
pp. 116-211. Voir de Matthias Kettner : « Ansatz zu einer Taxonomie
performativer Selbstwidersprüche », dans : Transzendentalpragmatik, sous la
direction de Andréas Dorschel et al., Francfort, Suhrkamp, 1993, pp. 187-
211, en particulier note 10, pp. 196-197. Kettner montre à juste titre la
bizarrerie des cas/formulations chez Apel, et le manque d'analyse soigneuse
de ces cas par Apel.
31
. Voir Gunnar Skirbekk, 1999, ch. III, « Pragmatisme et pragmatique.
Prétentions à la validité et arguments dans une perspective mélioriste ».

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
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Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

pluralité des arguments qui s'appuient sur des


autocontradictions performatives.
Premier point : dans tous ces cas, les prétentions
pragmatiques sont énoncées explicitement et incorporées à
la formulation linguistique. Ainsi les contradictions
performatives se voient plus facilement, ce qui pourrait être
un avantage, mais en même temps elles reçoivent une forme
sémantique, ce qui rend moins net le statut performatif 32.
Second point : il y a des ambiguïtés conceptuelles. Par
exemple, dans la formulation : « Je vous affirme par cet
énoncé que vous n'existez pas », le mot « vous » est
ambigu. Il peut renvoyer à une personne concrète, capable
de comprendre ce que l'on dit. Mais il y a aussi de
nombreuses situations dans lesquelles le « vous » n'est pas
une personne présente et capable de communiquer. Pensez
à la possibilité de se rapprocher graduellement du nouveau
né ou de celui qui est mort depuis peu ; dans ces cas aussi
on peut utiliser un « vous » (un « toi »). Peut-être le mot
« vous » est-il ajouté dans « Je vous affirme » afin de
« vous » définir comme une personne présente avec qui
l'on peut communiquer verbalement. Mais dans ce cas
aussi l'énoncé est ambigu, et cette ambiguïté porte sur la
question de l'unité ou de la pluralité des absurdités créées
par les deux premiers énoncés.
Pour élucider cette ambiguïté, il peut être utile de
rappeler la distinction entre (i) les cas limites de la famille
de l'« acquisition » et (ii) les cas de cette famille qui sont
liés à la famille de la « communication » : on peut concevoir
le premier énoncé comme un exemple d'un « il faut » (d'un

32
. Cette critique ne constitue pas un rejet radical de la sémantique (voir
l'utilité pédagogique des manuels de sémantique empirique de Arne
Naess !). Mais il est à ce sujet important de souligner la différence entre une
approche pragmatique et une approche sémantique.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmesiècle »
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Gunnar Skirbekk

« on doit obligatoirement ») au sens constitutif de la famille


de l'« acquisition », car la propre existence de la personne
qui parle représente une vérité que cette personne doit
obligatoirement accepter. Mais l'existence présente de
« vous », d'autrui comme personne, n'est pas
incontournable dans le même sens, même si nous acceptons
que l'aptitude à utiliser les pronoms personnels appartient à
notre compétence communicationnelle (telle que l'établit la
pragmatique transcendantale). L'affirmation que « vous »
existez comme personne, qu'autrui existe comme personne,
dépend d'arguments supplémentaires.
Conclusion : les absurdités de ces deux énoncés ne sont
pas identiques. Par conséquent, les conditions constitutives
de l'intelligibilité qu'établissent ces contradictions
pragmatiques ne sont pas non plus épistémiquement
identiques. Si cette argumentation se tient, il y a pluralité au
sein de la justification pragmatico-transcendantale.
Le dernier énoncé, sur le consensus comme but de la
discussion, est théoriquement plus compliqué encore que
les deux premiers. Nous pouvons dire, nous opposant sur
ce point à Apel, que le rôle de l'argument le meilleur
suffirait, et que le terme consensus ne convient pas ici, car
il est ambigu, et certaines interprétations raisonnables que
l'on peut en donner le rendent philosophiquement
difficile 33. Bref, il ne s'agit pas ou bien de consensus ou
bien de désaccord comme but de la discussion — ce que
suggère ce troisième énoncé. Il faut par conséquent se
demander la meilleure façon pour la pragmatique
transcendantale d'interpréter le terme de consensus.

33
. Voir Harald Grimen, « Consensus and Normative Validity », Inquiry,
1997, pp. 219-227 ; et Albrecht Wellmer, « Der Streit um die Wahrheit »,
dans Die Renaissance des Pragmatismus, sous la direction de Mike
Sandbothe, Francfort, Velbrück Verlag, 2000. pp. 253-269.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité auXXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

Remarque d'ensemble : l'absence de mise en situation


rend difficile de nous en sortir avec les ambiguïtés des mots
utilisés. On pourrait répondre que ces cas sont censés être
des cas idéalisés : les points importants de la pragmatique
universelle se situent parmi les compétences pragmatiques
profondes. Mais il faut alors montrer par des analyses
soigneuses comment concevoir la relation entre le niveau
profond et le niveau du quotidien — des analyses
soigneuses, par exemple, d'arguments par l'absurde.
Les deux questions qui suivent sont décisives à cet
égard: qu'est-ce qu'un concept? Où sont les concepts?
Car si l'on choisit de commencer avec des concepts de haut
niveau, rattachés à des positions théoriques, on rencontre le
problème de la manière de les appliquer à des situations
concrètes où sont accomplis de véritables actes de parole.
La variété des emplois du langage dans les actes de parole
réels peut alors apparaître comme « seulement empirique »,
et donc ne pas être prise au sérieux au niveau
philosophique. Ceci est toutefois exactement la manière de
philosopher tournée vers les positions que j'ai mise en
doute, au profit d'une manière de philosopher plus tournée
vers l'étude de cas et conceptuellement autocritique : quand
les concepts sont perçus comme inhérents à nos pratiques
philosophiques, ils ne sont pas alors quelque chose que
nous possédons grâce à une position théorique, mais
quelque chose que nous devons élaborer à partir des
pratiques dans lesquelles nous sommes impliqués 34.
Ce sont certainement des problèmes difficiles. Les
perspectives et les positions théoriques sont importantes
pour les concepts que nous utilisons afin de nous en sortir

34
. Voir Kjell S. Johannessen, « Rule Following, Intransitive Understanding,
and Tacit Knowledge », dans Philosophy Beyond Borders, sous la direction
de Ragnar Fjelland et al., Bergen, SVT Press, 1997, pp. 205-227.

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXèmesiècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Gunnar Skirbekk

avec le monde et d'essayer de voir les choses correctement.


La diversité de nos usages des concepts ne devrait pourtant
pas être supprimée ni dépassée par des schèmes
conceptuels tirés d'une position théorique. Mon argument
consiste à souligner le besoin de prêter attention en
philosophie aux usages réels et pluriels des concepts dans
diverses sortes de situations. En bref, je mets en garde
contre une confiance exagérée en la supériorité de nos
propres concepts explicites dépendants de la théorie.
La prétention suivant laquelle il n'y aurait qu'une seule
sorte d'absurdité, et suivant laquelle, donc, le statut
épistémique des conditions préalables établies par des
arguments par l'absurde serait toujours identique est ici
mise en question — comme l'est ainsi l'opinion qui
voudrait que toutes les autocontradictions performatives
soient en un même sens strictement impossibles, et que
toutes les conditions préalables pragmatiques soient en un
même sens strictement nécessaires.
Dans la mesure où cette argumentation est tenable, elle
ne veut pas dire que le raisonnement pragmatico-
transcendantal est fautif. Elle veut dire que cette sorte de
raisonnement est moins « unitaire » et davantage
« plurielle ». On pourrait même dire que cette
argumentation renforce le projet pragmatico-transcendantal
puisque l'on traite avec plus de soin certains des arguments
contraires par cette méthode pluraliste tournée vers l'étude
de cas. S'il en est ainsi, nous avons certaines réponses
intéressantes à la question de la justification tant des
normes de base que de la compétence et de la rationalité
communicationnelles.
Sixième étape
Il est temps de conclure : dans ce récit qui a reconstruit
les processus d'apprentissage conduisant à une idée d'une
rationalité moderne conçue pragmatiquement, notre point de

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Noesis n°5 « Formes et crises de la rationalité au XXème siècle »
Tome 1 : “Philosophie”
Le Débat sur la modernité : la rationalité - universelle et plurielle ?

départ se situait au sein de la philosophie analytique


classique : nous avons prêté attention à ses vertus
argumentatives, en mettant particulièrement l'accent sur les
arguments par l'absurde comme manière authentiquement
philosophique de faire des analyses conceptuelles, qui
permettait en même temps de montrer une pluralité et même
une certaine gradualité dans l'interaction entre fausseté
empirique et absurdités établies philosophiquement (1).
Dans les analyses tournées vers l'étude de cas des actes
humains de base, entreprises par les disciples du dernier
Wittgenstein (les praxéologues), c'est — en tant que façon
d'opérer le tournant pragmatico-linguistique — à la
dimension pragmatique que l'on prête attention afin de
montrer les facteurs constitutifs du sens de ces différents
actes, et pas principalement à la sémantique (2). Afin de se
concentrer sur des cas modernes, et pas spécialement sur
des actes simples venant de l'artisanat, nous sommes
passés à l'analyse pragmatique des normes constitutives de
la recherche scientifique ou de la discussion argumentative ;
cette analyse nous a montré l'interaction graduelle entre
certaines de ces normes, dont la nature est principalement
constitutive, et d'autres normes, qui sont en plus morales
par nature (3). En poursuivant la réflexion sur la nature des
conditions préalables pragmatiques, nous avons abordé les
tentatives de Apel et de Habermas pour établir une
conception pragmatique des actes de parole et de la
communication. Les prétentions à la validité inhérentes aux
actes de parole ont pour ces deux auteurs une importance
cruciale. Pour éviter certains des arguments soulevés à
rencontre de la version stricte de la pragmatique
transcendantale telle qu'elle se trouve chez Apel, Habermas
a élaboré diverses approches théoriques. Cependant, en
laissant de côté l'argumentation transcendantale, il a essayé
d'éviter le relativisme en insistant sur diverses sortes de
dichotomies. Mais ses dichotomies, sa théorisation de haut

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Gunnar Skirbekk

niveau en rapport avec les sciences sociales et sa négligence


relative à l'égard des arguments philosophiques qui
pourraient soutenir son idée normative de la rationalité et de
la communication — tout ceci est l'objet de critiques
virulentes, et ces critiques impliquent que l'approche de
Apel représente toujours un défi pour Habermas (4).
Toutefois, pour renforcer sa philosophie, Apel devrait
prêter plus d'attention à une manière de faire de la
philosophie conceptuellement autocritique et tournée vers
l'étude de cas ; ainsi faudrait-il changer sa philosophie
quelque peu essentialiste et monolithique au profit d'une
manière de faire de la philosophie et de concevoir des idées
philosophiques qui soit davantage plurielle et plus
souple (5).
Telles sont les étapes principales de ce récit abrupt.
Afin d'indiquer comment on peut mettre cette
conclusion en relation avec les débats en cours non
seulement sur la rationalité mais encore sur la modernité en
général, avec, par exemple, la controverse qui oppose
modernes universalistes et post-modernes contextualistes,
quelques remarques sont nécessaires.
Je suppose en quelque sorte que la raison, conçue
pragmatiquement, est une et universellement contraignante,
qu'elle est commune à tous et inévitable pour tous. Mais
ses voies sont faillibles, et il y a pluralité de perspectives et
peu de synthèse, et toujours une attraction vers le meilleur,
ou du moins une force qui nous pousse à éviter ce que l'on
peut montrer être moins bien établi. En ce sens, notre raison
commune et contraignante semble indiquer un
« méliorisme » dynamique, nourri par la « puissance du
négatif », le dépassement des faiblesses et des manques
épistémiques, plutôt que par un idéal de la réponse finale
unique.
Pour des raisons performativement autoréférentielles,
nous sommes contraints par l'argument meilleur, et par la
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recherche continuelle de celui qui est encore meilleur. En


tant qu'êtres finis, ayant besoin des autres, pour notre
socialisation au moyen des rôles que nous jouons (au
moyen de notre role-taking) comme pour notre recherche
d'arguments meilleurs, nous sommes en plus obligés
d'essayer de faire participer les autres à nos discussions et
de les reconnaître comme rationnels et faillibles, et comme
vulnérables en un sens moralement pertinent, à la fois dans
leur corps et dans leur identité sociale 35.
Ces conditions préalables pragmatico-transcendantales
de l'usage discursif et collectif de la raison impliquent une
identité moderne particulière : réflexive et décentrée,
puisque nous nous rendons compte de notre faillibilité et de
notre impossibilité à voir le monde autrement que selon un
registre de perspectives assez restreint, mais aussi, en
même temps, ferme et souple — ferme pour bien nous en
tenir à l'argument pour le moment meilleur, résister à la
tentation et à la pression sociales, et souple pour changer
quand les arguments nous apparaissent autrement que nous
les avions perçus jusqu'alors. Il y a aussi à cet égard une
reconnaissance égalitaire mutuelle : en tant qu'individus
faillibles, nous sommes fondamentalement égaux, dans
notre raison, dans notre finitude, et dans notre vulnérabilité.

35
. J'ai soutenu que l'existence d'un corps biologique, avec sa vulnérabilité.
est une condition préalable de participation à une discussion pratique, à
cause de la nécessité de jouer un rôle. Les robots, je l'affirme, ne peuvent
être des co-participants à une discussion pratique, puisqu'ils ne sont pas
vulnérables au sens qui serait moralement pertinent. On doit être un « sujet
moral » avec un corps biologique humanoïde pour être un « participant à une
discussion pratique » (qui présuppose un échange mutuel de rôle). Sur ces
questions, voir Gunnar Skirbekk. « Verantwortung — wem gegenüber ? »,
article présenté lors des journées Hans Jonas de Berlin, le 14 juillet 2000.
Voir aussi Onora O'Neill. « Scope : agents and subjects : who counts ? »,
dans Towards Justice and Virtue. Cambridge. Cambridge University Press,
1996. p. 91-121.

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Mais il y a aussi ceux qui sont moralement vulnérables


sans être à ce jour des personnes. En bioéthique, dans les
réflexions sur les générations futures, sur les possibilités
des biotechnologies, et dans notre façon de traiter les autres
êtres sensibles, nous devrions étendre notre capacité à jouer
un rôle (notre capacité pour le role-taking), nous devrions
dans nos discussions pratiques donner à ces êtres une
« représentation par un avocat » équitable. Il y a ici
gradualité quant à la nature de la prise de rôle formatrice de
notre identité : elle part des personnes et, passant par
l'humanité, elle s'étend jusqu'aux autres êtres sensibles.
Qu'ai-je fait, jusqu'ici ? J'ai raconté une histoire, pour
vous montrer où je me trouve et comment j'en suis arrivé
là : le lieu, le paysage et le chemin — topos et odos, comme
le disaient les Grecs — ; et meth-odos indique la voie par
laquelle on avance.
Tout au long, à chaque étape, il reste encore du travail à
accomplir. Développer la rationalité à l'époque moderne,
une rationalité justifiée pragmatiquement et obligatoire,
située et tournée vers l'étude de cas, guidée par un
méliorisme critique dirigé contre les raccourcis
idéologiques d'une modernité soumise au marché, aux
médias et à la domination d'un petit nombre de disciplines
scientifiques, c'est là me semble-t-il une tâche urgente,
notre tâche, un travail de Sisyphe — au-delà de l'optimisme
et du pessimisme, mais avec la conscience de qui nous
sommes, sans savoir pourquoi nous sommes là — ni où et
quand ce travail finira. Et comme nous le rappelle Camus :
il faut imaginer Sisyphe heureux 36.

36
. En français dans le texte (NdT).

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