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L’interrogation philosophique
Collection dirigée
par Michel Meyer
Professeur à l’Université libre de Bruxelles
Chaïm Perelman
(1912-2012)
De la nouvelle rhétorique
à la logique juridique
Sous la direction de
Benoît Frydman et Michel Meyer
PRESSES UNIVERSITAIRES
DE FRANCE
isbn 972-2-13-059364-5
issn 1159-6120
Dépôt légal – 1re édition : 2012, mai
© Presses Universitaires de France, 2012
6, avenue Reille, 75014 Paris
Présentation des auteurs
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Chaïm Perelman
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Présentation des auteurs
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Introduction
Michel Meyer
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Michel Meyer
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Les enjeux du « déraisonnable » :
rhétorique de la persuasion
et rhétorique du dissensus
Ruth Amossy
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Ruth Amossy
1 . Q U ’ E S T- C E Q U E L E R A I S O N N A B L E ?
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Les enjeux du « déraisonnable »
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entre les principes abstraits, qui font l’objet d’un consensus, et les inter-
prétations qu’appelle leur application dans des cas particuliers, il pose
que le déraisonnable, ou ce qui apparaît comme socialement inaccep-
table, met des bornes au pouvoir d’appréciation et à la latitude donnée
aux interprétations (ibid. : 15). Il en résulte que si le raisonnable sur un
sujet controversé peut être l’apanage de partis opposés, le déraisonna-
ble fait au contraire l’objet d’un consensus (dans une société donnée
s’entend). Il suppose en effet que tout le monde s’accorde sur la limite
à ne pas franchir, et définit de la même façon ce qui est inique ou inap-
proprié. Si plusieurs positions sont socialement acceptables et prêtent à
controverse, les positions déraisonnables sautent en revanche aux yeux et
sont reconnues comme telles par tous. On se situe dès lors sur le plan de
l’évidence, étant bien entendu que ce qui paraît évident à une époque
ou dans une culture donnée ne l’est pas nécessairement à une autre.
Notons que la difficulté sur laquelle on achoppe en investiguant le
déraisonnable comme ce qui est socialement inacceptable est en rela-
tion directe avec une problématique intrinsèque à la notion de doxa.
L’exemple que donne à plusieurs reprises Perelman, celui de l’inscrip-
tion des femmes au barreau en Belgique, le montre bien : ce qui parais-
sait déraisonnable en 1888, au point qu’on n’avait pas jugé nécessaire
d’insérer dans la loi une clause stipulant que les femmes étaient exclues
du service de la justice, s’est complètement transformé : une loi du
7 avril 1922 a autorisé les femmes à prêter le serment d’avocat, et c’est
aujourd’hui leur exclusion du barreau qui paraîtrait déraisonnable. La
désignation de déraisonnable pour qualifier un état de fait ou les consé-
quences découlant d’une décision ou de l’application d’une loi ne pose
pas problème tant que l’on considère qu’elle fait l’unanimité dans une
société et une époque donnée. La Belgique de 1888 s’entend sur ce
qui est déraisonnable concernant l’inscription au barreau, celle de 2011
s’entend également sur ce point ; que les situations se soient inversées
avec le temps (ce qui était inacceptable à l’époque est devenu la norme
aujourd’hui) ne change rien au fait que le déraisonnable est reconnu
comme tel par l’ensemble de la communauté.
À ce point, cependant, s’élève une première difficulté, liée à la
nature même de la doxa, ou ensemble des opinions, croyances, valeurs
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3 . L E D É R A I S O N N A B L E DA N S L A S P H È R E P U B L I Q U E
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L’une met en avant l’égalité des sexes, l’autre la liberté individuelle. L’une
se préoccupe de ce qu’il advient du statut des femmes dans l’espace pu-
blic, l’autre de ce qu’il advient de la liberté de choix et la liberté du culte.
C’est aussi l’interprétation des principes qui diffèrent : à la défense de la
laïcité qui préserve la place publique des exhibitions voyantes d’appar-
tenance religieuse s’oppose une définition de la laïcité comme régime
qui donne à chacun le droit de pratiquer individuellement sa religion
comme il l’entend.
Mais la confrontation des positions se complexifie ici en raison de
clivages d’ordre idéologique et politique. Ainsi, par exemple, la défense
des libertés recoupe aussi celle des minorités musulmanes : les opposants
considèrent que la proposition de loi traduit une véritable islamopho-
bie. De ce point de vue, l’interdiction de la burqa est présentée comme
une brimade exclusivement réservée à une population défavorisée en
France ; c’est une mesure supplémentaire contre les musulmans qui
peuplent les cités. Il n’est pas jusqu’à certaines organisations féministes
qui ne dénoncent une instrumentalisation de la défense des droits de la
femme. Le débat se politise plus encore lorsque le gouvernement de
droite est accusé d’enfourcher un cheval de bataille qui permet de s’en
prendre aux immigrés et de complaire aux électeurs xénophobes. Là où
certains craignent un recul de la laïcité et une islamisation à outrance,
d’autres dénoncent ainsi les abus d’un pouvoir autoritaire qui renforce
les tensions identitaires et les discriminations sociales contre les musul-
mans de France. « La décision du Gouvernement d’aller de l’avant avec
cette interdiction est le signe clair qu’il se dirige vers un régime auto-
ritaire et en dehors de la légalité », lit-on dans un article polémique du
World Socialist Website1.
Dans cette perspective, c’est le sens même du recours à la législa-
tion qui est mis en cause. Les opposants font tout d’abord valoir que
le nombre des femmes qui portent le voile intégral est minime (le
service d’information général du ministère de l’Intérieur en dénom-
bre 367 le 30 juillet 2009, un autre rapport confidentiel parle de 2000),
1. Voir http://wsws.org/francais/News/2010/jul2010/burq-j13.shtml
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Bibliographie
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Les enjeux du « déraisonnable »
– « The Rational and the Reasonable », The New Rhetoric and the
Humanities. Essays on Rhetoric and its Applications, Dordrecht, Reidel,
1979, p. 117-123.
– Le Raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridi-
que, Paris, Librairie générale de droit et de jurisprudence, 1984.
– Éthique et Droit, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles,
1990.
Taguieff Pierre-André, « Analyse du discours et nouvelle rhétorique »,
Hermès, 8.9, 1990, p. 261-287.
Warnick Barbara, « The Rational and the Reasonable in the aig Bonus
Controversy », Argumentation and Advocacy, 46, 2, 2009.
Wintgens Luc G, « Rhetorics, Reasonableness and Ethics an Essay on
Perelman », G. Haarscher (dir.), Chaïm Perelman et la pensée contempo-
raine, Bruxelles, Bruylant, 1993, p. 343-356.
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La notion d’arsenal argumentatif :
l’inventivité rhétorique dans l’histoire
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en tel ou tel milieu, dans telle ou telle « sodalité » politique par exemple1
comme sagaces et convaincants alors même qu’ils seront tenus pour fai-
bles, sophistiques, « aberrants » comme on dit de nos jours, en d’autres
cultures, d’autres milieux et d’autres temps.
On ne peut avoir n’importe quelle idée, croyance, opinion, entre-
tenir n’importe quel « programme de vérité »2 à n’importe quelle épo-
que et en toute liberté méditative et créative. À chaque époque, l’offre
est limitée à un faisceau restreint de paradigmes « quasi logiques », de
moyens de preuve et de présupposés topiques. Les « esprits audacieux »
d’une époque le sont encore à la manière de leur temps. L’historien
dispose de mots en -able et -ible pour dire la limitation et l’enferme-
ment cognitif de tout moment historique : le connaissable, le pensable,
l’argumentable, le croyable, le dicible – avec leurs mutation et succes-
sion imprévisibles. L’historien des idées est confronté constamment à
l’obsolescence du convaincant et du raisonnable. Le passé est un vaste
cimetière d’« idées mortes » produites par des gens disparus, idées qui
furent pourtant tenues, jadis ou naguère, pour convaincantes, démon-
trées, acquises, aussi bien qu’importantes, mobilisatrices, etc. Les idées
dont l’historien fait l’histoire sont des idées qui ont été reçues pour
crédibles, pour bien fondées, pour « solides », et qui, au moment où
on les étudie, sont dévaluées ou en voie de l’être. Des idées aussi
tenues pour belles ou nobles et devenues suspectes a posteriori (ainsi de
l’« idée » communiste). Des idées en leur temps convaincantes, struc-
turantes, devenues inanes et stériles. Des idées mortes ou languissantes
au moment où l’historien s’en empare, des idées qui ne sont plus « que
des mots », Abolis bibelots d’inanités sonores !3 Si on perçoit, inscrite au
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2 . L O G I Q U E S, O U T I L L AG E M E N TA L ,
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1. On verra aussi l’éloge d’Augustin Cochin par Régis Debray, Manifestes médiolo-
giques, Paris, Gallimard, 1994, p. 127.
2. Augustin Cochin, L’Esprit du jacobinisme, Préface de Jean Baechler, Paris, puf,
1979 (reprise partielle de l’éd. de 1922), p. 39.
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3. L A NOT IO N D’INTRADUISIBILIT É
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« The one thing we cannot do with the Summa of St. Thomas is to meet
its arguments on their own ground. We can neither assent to them nor
refute them… Its conclusions seem to us neither true or false, but only
irrelevant. »1
On pourrait évidemment apporter dans ce contexte de rétrospection
historique d’autres exemples en abondance : le droit divin des rois par
exemple a été soutenu par des siècles d’argumentations subtiles théologico-
juridiques. Ce n’est pas encore un coup que je ne suis « pas d’accord »
avec ces juristes de jadis, c’est que je suis confronté à une autre manière
de penser, « aberrante », pour employer pour une fois à bon droit cet
adjectif galvaudé, de ses présupposés jusqu’à ses conclusions. Il en va de
même, pour évoquer maintenant des objets discursifs non du lointain
passé mais de la fin du xixe siècle sur lesquels il m’est arrivé de tra-
vailler, de l’argumentation soutenant la nosographie de l’hystérie selon
l’école de Charcot, ou de la mission historique du prolétariat, ou de la
Zusammenbruchstheorie, thèse marxiste de l’effondrement fatal à court
terme du mode de production capitaliste, ou encore de la quête du
Missing Link, le « chaînon manquant » en paléontologie humaine. Ce
qui doit intéresser et retenir l’historien, à mon sens, ce n’est pas tant
l’idée centrale, pas tant la thèse, sans doute dévaluée, c’est très précisé-
ment ce qui la soutenait : les raisonnements persuasifs, les faits allégués,
confrontés et interprétés, qui étaient tissus autour d’elle2.
L’imputation d’irrationalité est bien trop facilement appliquée au
passé cognitif. L’alchimie, l’astrologie, la géomancie, la phrénologie
sont des sciences dévaluées dont les présupposés et les démarches sont
fréquemment jugés « irrationnels » de bout en bout. Mais « de leur
temps », il me faut bien avouer qu’ils ne l’étaient pas du tout et pour de
1. Ibid., p. 12.
2. Historicité de l’évidence. Exemple classique de l’effet d’évidence : les juristes
anglais ont souvenir que le Juge en chef Hale en 1676 a doctement formulé un mémo-
rable raisonnement qui nous fait sourire de façon grinçante (alors que les juristes rai-
sonnent toujours parfaitement comme lui) qui tire preuve du présupposé d’existence
juridique : « Il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre elles. »
L’évidence s’exprime en effet souvent dans un présupposé mis hors de doute. On ne
peut imaginer toute une législation portant sur quelque chose de chimérique. C’est
évident ! C’est du moins bien raisonné.
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4 . « A R S E N AU X » A R G U M E N TAT I F S E T L O N G U E D U R É E
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1. Je renvoie aussi à Michael Walzer, Company of Critics, Social Criticism and Political
Commitment in the 20th Century, New York, Basic Books, 1988, tr. fr. La Critique sociale
au XXe siècle : solitude et solidarité, Paris, Métailié, 1995.
2. Gnose et millénarisme : deux concepts pour le XXe siècle ; suivi de Modernité et sécula-
risation, Montréal, Discours social, 2008. Les Grands Récits militants des XIXe et XXe siècles :
religions de l’humanité et sciences de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2000. Le Marxisme dans les
Grands récits. Essai d’analyse du discours, Paris, L’Harmattan et Québec, Presses de l’Uni-
versité Laval, 2005. Dialogues de sourds, Paris, Mille et une nuits, 2008.
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peut plus durer et sur son remplacement inévitable et prochain par une
société juste et bonne, paradigme dont le pouvoir persuasif et mobili-
sateur a été immense et qui continue à hanter vaille que vaille, près de
deux siècles plus tard, en ayant perdu ses fondements, sa relative cohé-
sion et ce qui fit sa force d’évidence, toute critique sociale possible. Ces
doctrines se déploient en un parcours immuable d’une critique à une solu-
tion, du mal constaté au remède définitif. Rien n’est plus scandalisant
que de faire voir les maux du présent du point de vue d’un avenir assuré
d’où ils auront été éradiqués. Aux temps romantiques, ce procédé a été
présenté comme la bonne méthode de critique sociale, « l’exposition
élémentaire d’une doctrine sociale sérieuse se présente naturellement
sous deux faces, enseignait Victor Considerant : la critique de la société
ancienne et le développement des institutions nouvelles. Il convient
de connaître le mal pour déterminer le remède »1. Considerant, le
leader des fouriéristes, enchaînait avec aisance : « Construisons donc
par la pensée [....] une société dans laquelle les causes sociales du mal
n’existeraient pas »2. Et l’ayant construite, travaillons à la faire advenir
et à détruire la scélérate société actuelle qui choque le cœur comme
la raison. Or, cette manière de raisonner que Considerant pour sa
part qualifiait avantageusement de « Science sociale » va apparaître
comme un pur délire dans le camp des économistes (J.-Baptiste Say,
Frédéric Bastiat…) et des penseurs libéraux et conservateurs de la
Monarchie de Juillet. Les socialistes n’avaient pas simplement tort, aux
yeux de ces notables, ils se plaçaient avec leurs insanes théories en
dehors de l’argumentable. C’est à cette coupure cognitive entre raison
immanente et Principe espérance que je consacre les livres dont j’ai fait
état. Le discours de la folie va accompagner à partir de 1848 l’histoire
des idées socialistes. Louis Veuillot porte la main à ses tempes : « Ils
sont fous ! Fous ! », gémit-il3. Le socialisme fait voir surtout, expli-
quent les gens rassis sous la Deuxième République, la diversité de ses
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Tout le mal vient, partout, de ce que la société est mal organisée ; et le vice
principal de l’organisation sociale et politique partout, c’est que cette organi-
sation a pour principe l’individualisme ou l’égoïsme. (…) Le remède est donc dans
le principe contraire, dans le Communisme, ou dans l’intérêt commun et public,
c’est-à-dire dans la Communauté3.
1. Vilfredo Pareto, Les Systèmes socialistes, Paris, Giard & Brière, 1902-1903, 2 vol.,
rééd. Genève, Droz, 1965, II, p. 101.
2. Ibid., p. 261.
3. Étienne Cabet, Prospectus. Grande émigration au Texas en Amérique pour réaliser la
Communauté d’Icarie. Paris, [1849], p. 1.
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deux partis, comme il n’y a que deux esprits : l’esprit de vie et l’esprit de
mort. » Avec l’affaire Dreyfus, plus que jamais, la sociomachie a perçu
la société française comme l’affrontement de deux « foules » en lutte,
celles des scélérats et des élus – bien entendu l’autre camp avait tout
loisir d’inverser cette axiologie avantageuse :
À la tête de l’une d’elles [l’antidreyfusarde] opéraient une poignée de
scélérats qui poussaient leurs séides aux crimes les plus exécrables ; à la tête
de l’autre se plaçaient des penseurs, des hommes de bien et quelques vrais
héros qui assumèrent la charge de découvrir les infamies perpétrées par leurs
adversaires1.
1. André Lorulot, Alfred Naquet, Le Socialisme marxiste, Éd. société nouvelle, 1911,
p. 18.
2. Urbain Gohier, L’Armée contre la nation, Paris, Revue blanche, 1899, VII.
3. Cours de philosophie positive, Paris, Société positiviste, 1893, IV, p. 10.
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comme cette logique pense), est daté des origines mêmes des grands
affrontements idéologiques modernes : le livre éminemment « contre-
révolutionnaire » de l’Abbé Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du
jacobinisme, paru en 17981. Dans son « Discours préliminaire », l’abbé
présentait ainsi le malheur des temps et son explication :
Sous le nom désastreux de Jacobins, une secte a paru dans les premiers jours
de la Révolution Françoise, enseignant que les hommes sont tous égaux et
libres. […] Qu’est-ce donc que ces hommes sortis, pour ainsi dire, tout-à-coup
des entrailles de la Terre, avec leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs
projets, tous leurs moyens et toute la résolution de leur férocité ?2
Après avoir démontré que la Révolution avait été ourdie de bout
en bout par les sociétés secrètes illuministes, il concluait : « Tout le mal
qu’elle a fait, elle devait le faire ; tous ses forfaits et toutes ses atrocités
ne sont qu’une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes. »
L’absurdité des principes se reflétait tout simplement dans l’atrocité des
moyens. Pas d’« effet pervers » chez l’Abbé Barruel, la Révolution avait
été parfaitement cohérente avec elle-même et l’Abbé prouve ou confirme
alors par ses atrocités la monstruosité de ses principes.
Quatre-vingts ans plus tard, nous retrouvons cette manière de rai-
sonner dans une idéologie émergente propre au monde catholique sous
la Troisième République anticléricale. Celle de la croisade contre les
francs-maçons. La dénonciation des Loges se centre sur le mythe du
Complot scélérat et tout puissant. La maçonnerie forme, révèle à ses
ouailles monseigneur Fava en frémissant, « une société vaste comme
l’Univers dont les membres nombreux à l’infini occupent tous les rangs
de la société, … une association dont la tête se cache comme celle du
serpent tandis que ses longs anneaux se déroulent au loin à tous les yeux ;
… par la conscience du mal qu’elle fait et qu’elle veut faire encore et tou-
jours, cette association est visiblement marquée du signe de la haine »3.
C’est apparemment ce qu’il fallait aux catholiques, pour expliquer le
malheur des temps et les reculs de l’Église, une explication totale et la
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conspiration ourdie par une secte entourée de ténèbres (ou plutôt par un
chef d’orchestre invisible qui la dirigeait) était cette explication – que
valide Léon XIII dans une encyclique : « Son action peut seule expli-
quer la marche de la Révolution et les événements contemporains. »1
« Est-ce une illusion de voir l’action des Loges dans tout le détail de nos
révolutions et de nos bouleversements politiques ? » Non certes ! Elles
règnent en maîtresses souveraines sur la France2. Mais il n’y a pas que la
France. Le Vatican convoque en 1896 le congrès de Trente qui répond
abondamment et positivement à la question : « Y a-t-il une organisation
internationale des francs-maçons sous un chef suprême dont le pouvoir a
une influence sur toute l’action politique sur le globe ? »3 Les progrès du
socialisme en Europe en étaient la preuve. L’idéologie antimaçonnique
forme ainsi une historiosophie, une « explication » de l’histoire en cours
qui répond point par point aux historiosophies progressistes et socialistes.
Les maçons sont les descendants de ce groupe de criminels qui ont pré-
paré et perpétré la Révolution française et qui, depuis 1789, poursuivent
obstinément leur tâche de perdition. La maçonnerie agit à travers le
siècle, elle a renversé les trônes, elle veut encore renverser les autels, elle
veut éradiquer la foi. Elle veut l’anéantissement complet du catholicisme,
elle est depuis l’origine et demeure « une conspiration […] pour démolir
les mœurs », « un complot ourdi d’avance, [pour] pervertir, corrompre
les peuples […] par l’imagerie pornographique, par la création de mau-
vais lieux, par la multiplication de débits d’alcool »4. Quant aux progrès
du socialisme, la conspiration maçonnique permet de les expliquer tout
aussi clairement : « l’Internationale n’est qu’une branche détachée ou
non de la franc-maçonnerie qui elle-même a été organisée par la juiverie
pour bouleverser les nations chrétiennes. »5
1. Étienne Cartier, Lumière et ténèbres, Paris, Letouzey & Ané, 1888, p. 34.
2. Les Maçons juifs et l’avenir, ou la Tolérance moderne, Louvain, Fonteyn, 1884, p. 3.
3. Actes du Ier congrès antimaçonnique international, 26-30 septembre 1896, Rome,
Tournai, Desclée, 1897-1899, 2 vol. in 4o.
4. La Franc-maçonnerie démasquée, II, p. 108.
5. J.-F. Debauge, La Vermine : francs-maçons, révolutionnaires, libres-penseurs, juifs, poli-
ticiens, Paris, 1890, p. 9.
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– soit celles que je décrète telles, soit celles admises être telles par tout
le monde de nos jours – sont fondées sur autre chose que des raisons
et des arguments, sur des « états d’âme » collectifs, sur de l’irrationnel
inculqué, sur des « forces » sociales qui s’imposent à la conscience de
l’individu, est une idée intuitive. Rien ne relève plus de l’intuition spon-
tanée que la tendance à étiqueter « croyance irrationnelle », « illusion »,
« besoin inconscient », « influence du milieu », « mise en condition » les
idées que je ne partage pas ; je me débarrasse ainsi à bon compte de la
nécessité de comprendre pourquoi et dans quelle mesure elles avaient
ou elles ont, ailleurs et pour d’autres, du sens et de la crédibilité. Contre
cette tendance « humaine, trop humaine » à décréter les autres déraison-
nables, j’évoquerai le fameux Principle of Charity du logicien américain
Donald Davidson : je dois commencer par considérer mon interlocuteur
ou le groupe que j’étudie comme rationnels et honnêtes, abritant dans
des esprits de bonne volonté et de bonne foi des convictions qui sont
pour eux vraisemblables et fondées ; il ne m’est permis de déclarer une
attitude ou un raisonnement irrationnels ou absurdes que lorsque j’ai
épuisé toute possibilité d’interprétation raisonnable, ce que Davidson
appelle les « cas désespérés »1. Comprendre et donner à comprendre les
raisons de se persuader et les raisonnements des hommes du passé est la
seule façon de leur rendre justice : tel est le devoir d’état de l’historien.
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Perelman et la redécouverte
de la fonction argumentative des figures du discours
1. Le passage précise que les tropes comme les figures s’éloignent « a recta et simplici
ratione » ; Quintilien, Institution oratoire, t. 4, trad. C. V. Ouizille, Paris, Panckoucke,
1832, L. IX, chap. 1, p. 168.
2. Sylviane Léoni, « Une redécouverte restreinte : la rhétorique française du
xviiie siècle », Dix-huitième siècle, 30, 1998, p. 181.
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1. « In summa, sic maxime judex credit figuris, si nos putat nolle dicere » ; Quintilien,
Institution oratoire, op. cit., L. IX, chap. 2, p. 240-241.
2. « Plurimum tamen ad commendationem facit, sive in conciliandis agentis moribus, sive ad
promerendum actioni favorem, sive ad levandum varietate fastidium, sive ad quaedam vel decentius
indicanda, vel tutius » ; ibid., L. IX, chap. 1, p. 179-181.
3. « Orationis autem ipsius, tamquam armorum, est vel ad usum comminatio et quasi
petitio, vel ad venustatem ipsa tractatio » ; ibid., L. IX, chap. 1, p. 186-187. Sur les dif-
férents sens d’ornatus, voir, entre autres, Christian Plantin, « Un lieu pour les figures
dans la théorie de l’argumentation », Argumentation et analyse du discours, 2, 2009,
§ 20-21 [http://aad.revues.org/215 ; document consulté en ligne le 10 décembre
2011].
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Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative
1. « Nunquam vera species ab utilitate dividitur » ; ibid., L. VIII, chap. 3, p. 40-41. Sur
cette thèse, voir Cicéron, De l’orateur, trad. Henri Bornecque et Edmond Courbaud,
Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guillaume Budé », 1971 [1930], L. III, XLV et XLVI,
178 et 179, p. 72-73 : « Sed ut in plerisque rebus incredibiliter hoc natura est ipsa fabricata,
sic in oratione, ut ea, quae maximam utilitatem in se continerent, plurimum eadem haberent
uel dignitatis uel saepe etiam uenustatis » (« Mais il en est du discours comme de presque
toutes les choses ; la nature, d’elle-même, par un phénomène merveilleux, a voulu que
les choses les plus utiles offrissent en même temps le plus de majesté ou souvent même
de grâce »).
2. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle
rhétorique, préface de Michel Meyer, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles,
5e édition, 1988 [1958], p. 229.
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quel point cette œuvre est « décisive » dans la mesure où, justement, elle
reprend à Aristote l’idée d’une rhétorique « centrée […] sur le convain-
cre plus que sur le bien-parler »1. Mentionnons également Ruth Amossy,
qui rappelle à son tour que si, chez les Anciens, la rhétorique « était une
théorie de la parole efficace », les Modernes en avaient fait trop souvent
« un art de bien-dire » réduit « à un arsenal de figures », l’apport essentiel
du Traité de l’argumentation consistant à faire renaître « la grande tradition
aristotélicienne en remettant à l’honneur un art de persuader fondé sur
la centralité de l’auditoire et des topiques »2. Dans tous les cas, Perelman
aurait eu l’immense mérite de redonner à la réflexion rhétorique la per-
tinence théorique et la vitalité inventive qui avaient été les siennes dans
l’Antiquité, attitude générale dont l’une des conséquences particulières
les plus fructueuses tient à l’idée de renouveler, sur cette base, la discus-
sion autour des figures du discours. En ce sens, la critique du point de
vue taxinomique qu’avait adopté l’approche stylistique conduit moins
Perelman à la découverte de la dimension argumentative des figures
qu’à leur redécouverte, la rhétorique antique représentant assurément un
moment privilégié dans l’histoire des conceptions qui, on l’a vu avec
Quintilien, font des tours oratoires non seulement des ornements, mais
encore des armes auxquelles recourt l’entreprise de persuasion.
Suivant cette perspective, aux « grands auteurs » qui, tels « Aristote,
Cicéron et Quintilien, ont consacré à la rhétorique, comme art de
persuader, des ouvrages remarquables » auraient donc succédé, à l’épo-
que moderne, ce que Perelman appelle une « rhétorique classique »
qui, elle, se serait « bornée à l’étude des figures de style », comme en
témoigneraient les traités de Dumarsais (Des tropes) et de Fontanier (Les
Figures du discours), devenus « les ouvrages de rhétorique les plus connus
en France au xviiie et au xixe siècles »3. À l’évidence, cette thèse aura
eu l’immense avantage d’inciter la recherche contemporaine à poser
le problème des figures du discours par-delà l’approche stylistique et
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Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative
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lumière d’un contexte où, comme l’écrit Balthasar Gibert dans ses
Jugemens des savans sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique (1718), la
connaissance des figures « sert autant à rendre le discours figuré, que
le discours figuré sert lui-même à persuader »1. C’est qu’à l’ordi-
naire des manuels répondent bien souvent, et en particulier chez les
rhéteurs jésuites, diverses entreprises dont la portée spéculative est
infiniment plus vaste, comme le montrent, à partir du xviie siècle,
les théoriciens espagnols et italiens du conceptisme puis, au seuil
du siècle des Lumières en France, Dominique Bouhours2. Dans un
ouvrage comme La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, ce
dernier cherche ainsi à unir l’enthymème, instrument de la démons-
tration logique, à la figure, qui est la marque du procédé oratoire, au
profit d’une théorie de « ce que les Italiens appellent vivezze d’in-
gegno, et les Espagnols agudezas […] et le comte de Thesauro […]
enthymèmes figurez »3. Déporté du seul domaine de l’invention,
l’argument ne devient persuasif, suivant cette perspective, que du
moment où il se fait ingénieux à la faveur de figures qui, en retour,
cessent d’être du seul ressort de l’élocution. De même, un autre
jésuite français, Louis-Bertrand Castel, n’écrit-il pas, dans un numéro
d’octobre 1733 du Journal de Trévoux, que « ce qu’on appelle chez
les poëtes ou chez les orateurs, métaphores, comparaisons, allégorie,
figure, un philosophe […] l’appelle analogie, proportion, rapport »,
1. Balthasar Gibert, « Soare », Jugemens des savans sur les auteurs qui ont traité de la
rhétorique, avec un précis de la doctrine de ces auteurs, t. 2, Paris, J. Estienne, 1713-1719,
p. 401.
2. Sur ces questions, voir, entre autres, Mercedes Blanco, « Théories et pratiques
de la pointe baroque », Littératures classiques, 36, 1999, p. 233-251, de même que son
excellent ouvrage, Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe,
Genève, Éditions Slatkine, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », série 3,
t. 27, 1992.
3. Dominique Bouhours, S. J., La Manière de bien penser dans les ouvrages d’es-
prit, Paris, Florentin Delaulne, 1705 [1687] ; facsimilé, avec introduction et notes
de Suzanne Guellouz, Toulouse, université de Toulouse-Le-Mirail, 1988, p. 15. Sur
la question de l’enthymème figuré, appelé encore « syllogisme poétique » chez les
Italiens, voir Emanuele Tesauro, S. J., L’Idée de la parfaite devise, [c. 1629] ; Paris,
Les Belles Lettres, coll. « Le corps éloquent », 1992, de même que la préface de
Florence Vuilleumier et de Pierre Laurens à la traduction française de ce texte et, en
particulier, les p. 60 sq.
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L’ E N S E I G N E M E N T J É S U I T E
D E L’ A R S O R ATO R I A AU X V I I I e S I È C L E :
LA TRIADE DES FIGURAE AD DOCENDUM,
A D D E L E C TA N D U M E T A D M OV E N D U M
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[…] tamen […] de sententiarum figuris priore loco dicemus [Il existe donc deux
catégories de figures : les unes sont des figures de mots ou de diction qui re-
lèvent du matériau et, pour ainsi dire, du corps du discours ; les autres sont
des figures de pensées qui s’attachent à la forme et, en quelque sorte, à l’esprit
du discours. Même si la plupart des auteurs ont l’habitude de traiter en pre-
mier lieu des figures de mots, […] nous commencerons néanmoins par les
figures de pensées]1.
1. Charles Porée, S. J., Ars rhetorices, op. cit., p. 39-40 (je traduis).
2. Le manuscrit du cours ordonne de la sorte l’étude des tropes et des figures du
discours qui, tous, paraissent à la suite de considérations sur la période (ibid., p. 3-38)
dans la section Tractatus secundus de figuris (ibid., p. 39-130) :
Sectio prima. De figuris sententiarum (p. 40-130)
Caput I: Figuræ sententiarum ad docendum idoneæ (p. 41-88) :
anteoccupatio, communicatio, compensatio, concessio, correctio, gradatio,
interpretatio, interrogatio, licentia, prætermissio, subjectio, sustentatio.
Caput II: Figuræ ad movendum idoneæ (p. 89-112) :
apostrophe, comminatio, deprecatio, dubitatio, exclamatio, prosopopæia.
Caput III: Figuræ ad delectandum idoneæ (p. 113-130) :
allegoria et metaphora, antithesis, comparatio, hyperbole, hypothiposis, iro-
nia, repetitio.
3. Ibid., p. 40 (je traduis).
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Sur cette base, Batteux évoque tour à tour les « figures piquantes »
(p. 108-118), puis les « figures touchantes » (p. 118-123), bipartition qui,
à la triade néolatine, fournit un équivalent français d’autant plus mani-
feste que les premières correspondent généralement à celles que regrou-
paient les figuræ ad docendum et ad delectandum, et les secondes, bien sûr,
à celles que rassemblaient les figuræ ad movendum. Au reste, on pourra
juger de l’influence qu’a exercée cette typologie à la lecture du Cours
abrégé de rhétorique à l’usage du collège de Montréal, manuel scolaire qui,
1. Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, selon les principes les plus solides de
la rhétorique sacrée et profane, Paris, D. Thierry, 1689, p. 301.
2. Charles Batteux, Principes de la littérature, t. IV, Paris, Desaint et Saillant, 1754,
p. 108.
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L’argumentation comme lien social
Philippe Breton
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1 . T H È O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N
E T RÔ L E D E S AU D I T O I R E S
1. Giovanni Della Casa, Galatée, Quai Voltaire, Paris, 1988, Traduction par
Alain Pons, p. 74.
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L’argumentation comme lien social
2 . L A Q U E S T I O N D E L’ AU D I T O I R E
1. Voir la critique que j’en ai faite dans Breton Philippe, La Parole manipulée, Paris,
La Découverte, 1997 (prix 1998 de Philosophie morale et politique de l’Académie
française des sciences morales et politiques).
2. Platon, Phèdre, gf-Flammarion, 1997, 177b.
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Philippe Breton
a de genres d’âme. Or, il y en a tel ou tel nombre de telle et telle qualité ; par
suite, les hommes ont telle ou telle personnalité. Une fois ces distinctions faites,
on passe aux discours : les genres en sont de tel et tel nombre, et chacun a tel
et tel caractère. Dès lors tels hommes, sous l’action de tels discours et en vertu
de cette cause-ci se laisseront facilement persuader de telles choses, alors que
tels autres hommes, pour cette même raison, ne se laisseront pas facilement
persuader1.
3 . P E R E L M A N E T L E S TAT U T D E L’ AU D I T O I R E
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4 . L’ AC C O R D AV E C L’ AU D I T O I R E
C O M M E DY N A M I Q U E D E L’ AC T E A R G U M E N TAT I F
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5 . L A M I S E E N Œ U V R E D E L’ A R G U M E N TAT I V I T É
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Le droit est Janus.
Dualité rhétorique entre coexistence et conflit1
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Puisse ce discours, dans un temps où les portes du temple de Janus vont être
fermées, contribuer à ce qu’elles ne soient ouvertes de longtemps, en inspi-
rant assez le goût de la négociation pour que l’on apprenne à faire réussir par
cette voie permise les desseins justes et raisonnables que l’on expose
quelquefois trop légèrement aux hasards de la guerre. Et puisse l’éclat
inséparable de la pratique des grands talents succéder à la gloire des armes et
soutenir les lauriers qu’elles ont moissonnés.
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1 . D E L A C O E X I S T E N C E AU C O N F L I T
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Le droit est Janus
Le droit d’une paix commune, tout latent qu’il est, n’en demeure
pas moins premier et fondamental par rapport à toute forme saillante
du droit. Il renvoie à la coutume des relations inscrites dans le temps,
à la norme qui s’est sagement construite de génération en génération.
Perelman écrivait :
La source la moins contestée des normes morales et juridiques est la cou-
tume. En effet, dès qu’un arrangement social a été admis, explicitement ou le
plus souvent implicitement, que l’on s’y conforme pendant un temps suffisant,
qu’il est devenu coutumier ou traditionnel, on trouve normal et juste de s’y
tenir et injuste de s’en écarter1.
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ses détails, pas même les juristes les plus avertis. Cette formule qui n’a
pas plus de sens littéral qu’une formule telle que « Nul n’est censé igno-
rer la médecine » est toutefois opératoire en droit latent. En gros, par
souci pour leur société propre et par habitude de se comporter comme
les autres proches de soi, les êtres humains finissent par généraliser le
principe de respect des réponses juridiques usuelles, quelles qu’elles
soient, même s’ils ignorent une bonne partie des réponses en vigueur.
Pourtant, l’universalité, en tout cas la grande généralité, ne devrait valoir
en toute rigueur, philosophiquement, que pour ce noyau juridique que
l’on évoquait, et qui constitue comme un contrat social auquel nous
nous sentons liés.
Ce contrat, nous ne l’avons pas signé ; mais nous en exécutons
les termes. Et dans un État de droit, si nous élisons des représentants,
c’est parce que ceux-ci agissent comme mandataires des membres de la
société pour compléter ce contrat social au quotidien à travers les lois, les
réponses juridiques générales, qui dans un bon nombre de cas viennent
grossir le rang des normes mises en œuvre par les gens. Les juges sont
là pour assurer que ce droit des gens, ce contrat social, n’est pas violé et
pour rappeler aux gens leur droit.
Allons plus loin. À côté des règles juridiques de cœur et des règles
impératives d’ordre public, que les gens s’imposent à eux-mêmes, direc-
tement ou par l’entremise de leurs élus, les êtres humains se sont résolus
à répéter les réponses des bonnes pratiques, y compris dans leurs rela-
tions les plus simples, notamment à deux. Par exemple, ils ont intério-
risé que s’ils se mettent « en société », c’est-à-dire s’ils entrent dans une
relation contractuelle à deux ou plusieurs, leurs engagements récipro-
ques devront être tenus et qu’ils ne pourront sortir du contrat les liant
par consentement mutuel que par un nouveau contrat de dissentiment
mutuel.
Les rapports juridiques, des plus fondamentaux aux plus relatifs,
constitués de réponses souvent automatiques à de nombreux problèmes,
construisent un corpus de réponses dont la finalité est la coexistence
pacifique des êtres humains. Ils tissent un réseau complexe où le droit
est souvent présent, sans que les individus s’en rendent même compte.
Ce droit des gens, marqué par l’absence apparente de problèmes, de
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Le droit est Janus
juridicité même, se fait ici sans se dire, comme une histoire sans histoire.
Il n’y a rien à déclarer, à raconter, comme si le droit était absent, en
creux, en embuscade, prêt à advenir, s’il le fallait, mais aussi à s’effacer
au profit de la normalité et de la sécurité du connu et du répété. Dans
cet enchevêtrement de relations humaines au quotidien, on aperçoit à
peine la vie du droit comme si « de rien » n’était.
Ce droit des gens occupe la plupart du « temps juridique », comme
la bonne santé le temps du corps. Les personnes paient leurs achats à
la caisse, et, à échéance, leur loyer au bailleur et leur prêt au banquier.
Les commerçants délivrent les biens et services qui leur sont comman-
dés ; les biens livrés fonctionnent. Les patrons paient leurs salariés, leur
octroient leurs semaines de congé et en retour, les salariés se rendent à
leur travail, s’acquittent de leurs obligations professionnelles. Les voisins
respectent leur propriété réciproque. Les conducteurs s’arrêtent au feu
rouge et appliquent les règles de priorité. Les administrés paient leurs
impôts ; les administrations mettent en œuvre les politiques attendues
d’elles et les services y afférents. Les États sont en bon voisinage les uns
avec les autres. En gros, de multiples interactions juridiques opèrent au
quotidien comme des routines sans anicroche, bien rodées. Quand tout
se passe pour le mieux dans les rapports humains, le droit se résume à
une série d’actions pacifiques, et tout semble fonctionner « sans » pro-
blème, comme dans un état d’équilibre stable. C’est le droit comme mer
d’huile.
Il n’est pas exact de considérer que dans toutes ces instances, il n’y
a pas de problème, car on constate par la liste qui précède que de nom-
breux problèmes, plus ou moins complexes, donnent lieu à des réponses
coutumières, relevant de cadres juridiques précis. Les problèmes ont leurs
réponses connues des personnes et ces dernières reproduisent les routines
de résolution quasiment indéfiniment, comme l’habitus à la Bourdieu1,
faisant du droit à l’instant t une copie assez proche de ce qui s’est passé
à l’instant « t - 1 » et prédisant ce qui se déroulera à l’instant « t + 1 »
dans une logique d’impensé juridique, ou d’à peine pensée. Cette
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Il suffit parfois d’un grain de sable pour que la belle mécanique que
nous venons de décrire dans son bon fonctionnement, avec des personnes
quasiment automates, s’encrasse et montre les soubresauts empêchant
aux aiguilles de tourner en rond. Il nous faut parler de ce grain de sable
et l’explorer tout autant que la belle mécanique. C’est la seconde face
du droit à aborder. Ici, les gens passent souvent d’anges à démons, de
l’utopie un peu trop paradisiaque de la coexistence pacifique, trop belle
pour durer, à la réalité du conflit à endurer. Si le droit premier des gens
est le substrat, l’infrastructure, la partie massive immergée de l’iceberg
juridique, nous nous tournons maintenant vers la partie émergée, la
superstructure qui est la plus visible à l’œil nu, celle où les rapports entre
les gens se détraquent. Ce droit « second » est celui qui « vit en surface »,
s’expose. Ici, le problème est émergent, flagrant. Il s’est produit un tour-
nant, un déclic où je me dis, où l’on se dit, que le droit a pris possession
des lieux de manière consciente.
Comment me dis-je qu’il y a du droit ? Quand tout allait bien, le
droit se traduisait dans l’action et la répétition inconscientes de réponses
automatiques, comme ma main sur l’interrupteur pour éclairer la pièce.
Pour reprendre Meyer1, ces réponses étaient apocritiques ; il s’agissait de
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bon, mais l’autre et le sort s’acharnent sur lui. Il veut qu’on s’identifie à
son malheur ; qu’on lui trouve l’étoffe du grand homme, une patience
à toute épreuve et une capacité de pâtir hors du commun.
Par contraste, la rhétorisation propre au demandeur opère de
manière négative vis-à-vis de la personne (c)ommettante, responsa-
ble des méfaits. Cette dernière est sous-évaluée, elle perd son statut
d’égale ; elle est décrite comme inférieure aux autres ; elle est tournée
en dérision, ainsi que sa tentative de nuire. Son complot est heureuse-
ment éventé et dénoncé. Ses réponses sont problématisées à outrance et
deviennent l’exemple à ne pas suivre. Ce qu’elle a fait est ridicule ; elle
est ridiculisée, elle en devient ridicule, chosifiée, réifiée. Par un nouveau
déplacement à l’inverse cette fois du sujet vers l’objet, elle devient le
problème, ce qu’il faut dépasser et résoudre. Il s’agit de créer un écart
maximal pour que nul ne puisse s’identifier à cette personne, la problé-
matiser par une rhétorique dissociative. Surtout que nul n’imite cette
« sous-personne ». On reconnaît ici les ressorts de la comédie.
En situation de conflit, il n’est pas rare que la rhétorisation décrite
anime les deux parties. En effet, souvent les faits sont complexes et
de multiples interactions ont mené de défection en défection. Par
exemple, si le locataire n’a pas payé son loyer, peut-être est-ce parce
que le bailleur n’avait pas fait réparer un robinet défectueux ? Ce der-
nier manquement est monté en épingle par le locataire pour justifier
son exception d’inexécution, l’absence de paiement. Le bailleur répond
que le remplacement d’un robinet coûte bien moins cher que la somme
correspondant au loyer non payé et qu’il s’agit là d’une rétorsion non
proportionnée. On le voit, d’accusation en excuse, de demande insa-
tisfaite à une autre, d’une prophétie autoréalisatrice à l’autre, chaque
partie s’érige en victime – supérieure en statut – et installe l’autre au
bas de l’échelle – faisant de lui un inférieur. Les observateurs extérieurs
au conflit lui trouvent des relents à la fois comiques et pathétiques. Les
parties sont parfois les seules à ne pas entrevoir que leur rhétorisation
opère de manière similaire, en miroir, par mimétisme comme le souligne
Girard.
Le conflit dans l’esprit de chaque partie sert souvent de trame à une
tragi-comédie où chaque je se place en état de supériorité comme héros
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Le droit est Janus
à imiter par rapport à l’autre qui incarne l’antihéros dont il faut se dis-
tancier. Les je sont souvent incapables de se sortir eux-mêmes de l’état
de dramatisation dans lequel ils sont plongés et on comprend pourquoi
les professionnels du droit entrent souvent en scène à ce moment. Il
reste que les gens ont parfois assez de ressort pour se sortir de ce guêpier
eux-mêmes.
2. DU CONFLIT À LA COEXISTENCE
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conflits dont elle a la charge. C’est moins le conflit entre personnes qui
pose problème ici que le conflit que génère une réponse conservatrice
répétée qui lui est apportée, alors qu’un mouvement, un changement
des lois est appelé à intervenir (de lege ferenda). Les juges peuvent faire
évoluer les réponses juridiques de manière incrémentale ; en ce sens ;
ils ne sont pas que les bouches de la loi. En revanche, ils ne peuvent
pas sans risque opérer de saut paradigmatique où ils contreviendraient
à cela même qu’ils sont censés protéger. Ils ne sauraient se substituer à
l’autorité législative. Donc le changement de paradigme, de réponses
générales à appliquer à des problèmes particuliers, s’il est nécessaire, ne
peut émaner que du législateur.
La conscience générale d’un problème lié à une norme ne peut être
traitée qu’au sein des assemblées législatives dont le rôle est d’exprimer
par le mandat que leurs élus ont reçu des gens, des électeurs, ce qui
doit changer dans les réponses d’un système juridique. La rhétorique du
futur, comme la nomme justement Aristote, opposera tel élu à tel autre
sur la bonne réponse à apporter au problème soulevé. Certains argueront
que les réponses qui existent doivent être maintenues ; d’autres qu’elles
doivent évoluer. Une nouvelle réponse générale fera l’objet d’un projet
ou d’une proposition de loi. Elle contiendra en introduction l’exposé des
motifs et ensuite une série d’articles qui sont autant de réponses particu-
lières proposées à telle ou telle circonstance de fait future et qui seront
questionnés, dans un débat rhétorique entre les partisans de telle vue ou
de telle autre. Ces réponses seront contestées ou nuancées, confirmées,
abandonnées ou amendées. En gros, les députés et sénateurs se retrou-
veront comme les avocats de la défense et de l’accusation à argumenter
en faveur des thèses qui leur paraissent le plus adéquates. À un moment,
comme au procès, il faudra trancher sur la réponse générale – l’intérêt
d’adopter telle loi – et sur les réponses particulières – l’intérêt de telle ou
telle disposition. Ici, c’est le vote qui déterminera l’issue éminemment
politique du débat.
La majorité l’emportera pour l’instant, la loi entrera en vigueur ; sera
appliquée par les juges. Ces réponses seront considérées plus ou moins
adéquates dans leur application réelle par rapport au souci de coexis-
tence. Si elles répondent aux défis pour lesquelles elles ont été élaborées,
126
Le droit est Janus
Le droit qui part des gens revient aux gens. Leurs pratiques confir-
ment son fondement de manière latente, dans la généralité des cas. Leurs
conflits sont autant d’indices saillants de la possibilité dans certains cas de
la non-pertinence de telle ou telle réponse juridique. À chaque fois que
la négociation ou la médiation opère par une rhétorique de coopéra-
tion, elle conforte le pouvoir des gens sur le maintien et le renforcement
du fondement de coexistence. Si les gens échouent dans leur résolution
de leurs conflits, les professionnels du droit entrent en scène :
Les juristes, dont le rôle est de maintenir et de faire fonctionner un ordre
social stable, en réduisant le nombre de conflits, en cherchant à les régler paci-
fiquement, ont imaginé des institutions et des règles de procédure, donnant
à certains le pouvoir de légiférer, à d’autres le pouvoir de gouverner, enfin à
d’autres, la compétence de juger et de dire le droit1.
1. Ibidem, p. 228.
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Bibliographie
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Raison et passion en argumentation
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1 . R A I S O N S A N S PA S S I O N N ’ E S T Q U E RU I N E D E L’ Â M E
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1. Rhétorique, 1356a10.
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Raison et passion en argumentation
3 . Q U I E S T O R AT E U R ?
L’orateur est celui qui parle, écrit, se débat avec une question qu’on
lui pose et qu’il se pose. C’est un questionneur à qui il est demandé de
répondre. Il sait ou il ne sait pas. Mais il peut faire semblant. Souvent,
il fait les deux, d’où le désaccord. Il cherche à être fiable, crédible, à
manifester son autorité à répondre, à être la réponse. Tout son caractère
d’orateur, son ethos, est dans cette autorité qu’il doit manifester pour
faire cesser les questions infinies qu’on pourrait lui poser et opposer à
chaque réponse. Le médecin sait, l’avocat sait, l’institutrice sait, et donc
les questions s’arrêtent avec les réponses, car on leur fait confiance (en
général). L’ethos de l’orateur est de pouvoir répondre, et s’il est un bon
orateur, c’est que son ethos le caractérise comme bon. Il répond comme
il convient. D’où le mot éthique, qui vient de ethos : l’éthique dit ce
qui est bien et écarte ce qui est mal, le médecin, par son savoir, met en
œuvre son ethos de médecin. Il juge bien, donc il soigne bien. L’avocat
aussi juge bien, pour défendre bien. Quant à l’homme de la rue, il
répond bien s’il est éthique, car on n’accorde aucune confiance à celui
que l’on sait mauvais, malveillant ou envieux. Il peut nous plaire, mais
ne doit jamais pouvoir nous convaincre.
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Michel Meyer
On a mal conçu le langage jusqu’ici. Or, il est clair que si l’on parle
ou écrit, c’est parce qu’on a une question en tête. On s’efforce d’en
proposer la solution ou, à défaut, si on ne l’a pas, de la soumettre à
autrui pour qu’il la résolve. Si quelqu’un me demande « Pouvez-vous
me passer le sel ? », je ne vais pas répondre « Oui », mais lui donner la
salière, car il m’a communiqué son problème pour que j’y réponde en
effectuant ce qu’il me demande. Si quelqu’un dit à son chef de ser-
vice, « Chef, vous êtes honnête », il est peu probable que ce dernier
apprécie le « compliment », car si on dit cela, c’est que la question
se pose. On voit bien que toute proposition, tout jugement, est en
réalité une réponse, et si la question n’est pas énoncée, parce que ce
n’est pas le but de la résolution et n’en fait pas partie, cette question
n’en est pas moins là, présente, de façon sous-jacente et implicite.
De même, si je dis « Napoléon a gagné la bataille d’Austerlitz », c’est
qu’à un moment donné, la question a dû se poser. Sinon, qui irait
dire cela de but en blanc à quelqu’un, hors de tout contexte ? Cette
phrase est donc bien une réponse, et on le voit clairement à l’aide
de l’analyse grammaticale. Napoléon, c’est un être qui…, comme
gagner une bataille, c’est un quoi, et Austerlitz, un où. Tous ces termes
sont au fond des condensés de multiples réponses à des questions qui
ne se posent plus, mais qu’un interlocuteur qui ne les comprendrait
pas pourrait réactiver et demander « Mais qui est Napoléon ? » Où est
Austerlitz ? Que s’y est-il passé ? Le logos sert à différencier ce qui est
en question et ce qui ne l’est pas, comme l’argumentation est ce qui
permet d’utiliser l’un pour résoudre l’autre. Un bon juge, on le sait,
doit, dans son enquête, pouvoir justifier qui a fait quoi, où, comment et
pourquoi.
138
Raison et passion en argumentation
5 . L A G R A M M A I R E D U PAT H O S
O U L E S R É P O N S E S D E L’ AU D I T O I R E
L’auditoire est le récepteur du discours, celui qui réagit avec ses émo-
tions, voire ses passions, aux questions soulevées, et qui peut s’emporter,
s’indigner, se taire ou être content et joyeux. C’est pour cela qu’on
l’appelle pathos. Ses réponses sont multiples. Ne peut-on en dessiner la
grammaire ? Ce serait plus qu’une grammaire des passions, infinies et
variées, mais une grammaire des réponses possibles, par-delà les conte-
nus et les manifestations émotionnelles qui les entourent. On aurait alors
trouvé une rationalité du pathos qu’on prédit toujours comme impossi-
ble ou hors champ.
Un auditoire, quel qu’il soit, peut répondre de multiples manières à
un discours, donc sur une question qui lui est soumise. Du moins dans le
contenu, car dans la forme, on le sait depuis les Topiques d’Aristote, il n’y
a que quatre schèmes possibles. Ils sont centrés autour de quatre types
de réponses. L’identité, de répétition, de confirmation pour l’intérêt de la
question ou de l’accord sur la réponse, la différence qui traduit l’opposi-
tion, et entre les deux, on trouve l’ajout et la modification. Certes, ce sont
là des modalités de réponse explicite, car le silence peut venir également
ponctuer le désintérêt, l’approbation comme le désaccord. D’où son
ambivalence. Ces quatre opérations sont cruciales, car elles définissent le
type d’arguments généralement utilisé. On argumente pour s’opposer,
mais pas seulement. Ce serait réducteur de ramener la rhétorique à ce
qu’Aristote appelait la dialectique. On s’efforce aussi, par l’argumen-
tation, de justifier une position, une réponse, qu’on estime adéquate à
la question. On peut aussi argumenter pour justifier qu’on se pose une
question particulière. Bref, argumenter n’est pas forcément attaquer ou
s’opposer.
On a ainsi quatre grandes classes de stratégie argumentatives. La
première se focalise sur l’identité des termes, des concepts, sur
la répétition qui formalise l’accord – mais c’est l’aspect subjectif qui
est alors souligné –, comme lorsqu’on joue sur les mots en changeant
leur sens pour se préserver de l’attaque si on est l’orateur. Si je dis
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Michel Meyer
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Raison et passion en argumentation
C’est cela que voulait dire le premier orateur et que tient à préciser
son interlocuteur. On peut voir dans cette réponse de l’interlocuteur
non une modification de précision mais un ajout, indiquant par là que
le locuteur pense à autre chose comme réponse, alors que le locuteur
n’y voit qu’une simple modification de précision. L’interlocuteur peut
souligner qu’il y voit un ajout.
2’. « Oui, pour lui permettre de racheter les dettes souveraines ».
Le « pour » signifie que le renforcement de la bce n’incluait pas, pour
l’interlocuteur, ce pouvoir-là, spécifique. On ajoute à l’idée première
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Michel Meyer
6 . L A G R A M M A I R E R H É TO R I Q U E
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Raison et passion en argumentation
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Raison et passion en argumentation
plume » certes, mais littéralement, il n’est pas un stylo, pas plus que
Richard n’est un animal. En fait, en termes de structure, x est y et pas
y, donc il y a alternative, problème, résolution par une nouvelle phrase
qui va littéraliser la figure : Richard est courageux, car les lions le sont,
Victor Hugo est un grand écrivain, car une grande plume dénote une
telle écriture. Le problème « x est y et non-y » est clairement exprimé.
Un trope est une expression-problème qui fait l’économie de la réponse
(littérale) suggérée, puisque c’est une réponse figurative de cette autre
réponse, avec la question correspondante qu’elle avale comme résolue.
Est-ce que Hugo est un grand écrivain ? Est-ce que Richard est cou-
rageux ? La réponse à ces questions est en quelque sorte contenue dans
les termes du propos, car ils renvoient à d’autres réponses qui font partie
des lieux communs que nous partageons. Du coup, les tropes sont des
réponses problématologiques, car en tant que réponses, elles permettent
de faire l’économie des réponses qu’on recherche, en laissant le soin
à l’auditoire de les inférer par lui-même. Elles sont implicitement là,
suggérées si on le préfère, plutôt qu’à découvrir expressément par une
littéralité nouvelle.
On a l’habitude de sélectionner quatre grands tropes depuis Vico,
la métaphore et l’ironie (« C’est malin » pour dire le contraire) pour
l’identité et la différence, la métonymie et la synecdoque pour ce qui
est entre les deux. Elles correspondent aux quatre opérations dont on
a parlé. On les retrouve d’ailleurs dans les figures de son, dans les figu-
res grammaticales et donc également dans les tropes. Kenneth Burke
les appelait des master-tropes. L’ironie assure la négation en rhétorique,
comme la métaphore, l’identité. Entre les deux, on a la synecdoque,
qui généralise, tandis que la métonymie réduit le sujet à l’un de ses
prédicats essentiels (« Hugo est une grande plume » avant tout). La
métonymie est dans la modification, tandis que la synecdoque cor-
respond à un ajout. On modifie la réponse par un autre point de vue
sur la question, tandis que l’ajout l’éclaire davantage. La synecdoque,
elle, est un ajout, une généralisation, une extension. Ainsi, la phrase
« Le Français aime le vin » est une façon d’étendre aux Français en
général, ce que l’on observe chez beaucoup. C’est une réponse très
problématique sur la question, mais elle se présente comme un ajout
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La hiérarchie des valeurs
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Questions au départ très statut revenu pouvoir
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Raison et passion en argumentation
Sur le plan du pathos, la différence est celle des autres entre eux, la
valeur suprême est alors celle du lien des générations entre elles. De
l’horizontalité, on est passé à la verticalité. Celle-ci est essentielle
à la famille, et le respect familial est essentiel dans toute société,
comme l’est du même coup la différence entre parents-enfants.
D’où la prohibition de l’inceste. Le logos, le « il », c’est l’ordre du
monde voulu et expliqué par les dieux, c’est la différence sexuelle
comme argument en tant qu’elle va être source de toute unité
future (2 + 2 = 1, telle est l’équation de la continuité, puisqu’un
enfant naît d’une mère et d’un père). Cet ordre du monde est
souvent brutal, violent, il peut résulter d’un viol, d’un enlève-
ment, du moins est-ce ce que rapporte plus d’un mythe. Le logos
est cet ordre désordonné, où il faut agir différemment des dieux
pour créer une société véritablement humaine et civilisée. C’est
le monde du travail, avec sa division sexuelle comme division du
travail. Ensuite, c’est le monde de la lutte avec la nature, et pas
seulement ce qui explique sa création ou sa composition maté-
rielle. Tout ceci est même repris dans l’idée chrétienne, qui ignore
la création du monde par accouplement, puisque c’est Dieu qui
l’a fait, mais qui alloue son jardin à un couple qui cette fois encore
engendre, par son vice certes, l’ensemble de l’humanité, obligeant
les hommes, expulsés du jardin d’Eden, de travailler dans le monde
pour y survivre.
Nous parlions du pathos, où là, l’altérité s’impose avant tout
dans les différences inviolables entre parents et enfants. C’est la
famille. Le respect pour les Anciens qu’il faut aider et auxquels
il faut se soumettre est la morale confucéenne, chère à la Chine.
La famille est l’unité de base du monde chinois, comme le village
sera celui de l’Inde, avec ses métiers qui viennent s’agréger au fil
du temps en corporations fermées, puis en castes, lesquelles sont
spécifiques à la morale hindoue du recyclage des êtres dans l’ordre
du logos.
Quel est le propre de cette première ligne ? Elle traduit les
valeurs fondatrices des sociétés, malgré les différences de pré-
valence accordées ici ou là à l’ethos, au pathos ou au logos. Une
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Michel Meyer
société plus individuelle met l’accent sur l’ethos, le soi, mais l’im-
portance de la famille est tout aussi réelle dans nos sociétés, mais
différemment, ne fût-ce qu’économiquement. C’est la différence
de base entre nos sociétés occidentales et le monde social chinois,
par exemple. Mais dans tous les cas, le respect de ses parents est un
argument très fort, et parce que très puissant, il est peu débattu.
Quand il l’est, le débat est vif : pensons aussi à ceux sur la vie et
la mort, au travers de celui de l’avortement et de l’euthanasie, cela
donne lieu à des oppositions passionnées et parfois violentes. Ces
trois éléments de cette première ligne donnent lieu à des argu-
ments très forts, et si on peut dire que telle mesure met en danger
la vie des gens, l’ordre social ou les familles, on a une force argu-
mentative incomparable.
Deuxième ligne : le collectif décroît légèrement, la part de
l’individuel augmente, mais comme cela concerne tout le monde
à parts égales, c’est encore le collectif qui prime. Une société qui
se respecte accorde beaucoup de poids à la santé de ses membres, à
l’âge, aux soins du corps. Ce sont des adossements à la conviction,
parce qu’ils symbolisent les biens physiques auxquels personne
ne toucherait sans porter atteinte aux valeurs de tous, et qui font
le groupe. Les biens économiques, si durement gagnés sont tout
aussi valorisés (avec le droit de la propriété) et bien sûr les biens
politiques incarnés dans les normes en vigueur dans le groupe, qui
ainsi définit ses exigences et ses droits symboliques, rituels, reli-
gieux, comme ses règles impératives de fonctionnement.
Troisième ligne : l’individu prend davantage d’importance. Il
va se doter de diverses finalités, de divers objectifs. Le travail, l’ac-
tivité économique lui donne des fins dans ce monde (logos), le
symbolique, le salut personnel relèvent eux de l’ethos, définissant
ce qu’il attend, de la vie, de son travail, des autres. Et puisque
normes sociales il y a, le pathos devient alors l’effort à les mettre
en place, à les défendre, à en faire des lois, ou même, à définir
un ordre politique qui en reconnaisse la validité. Ces fins, que
permet la société, qu’elle encourage même, constituent de puis-
sants arguments, difficiles à opposer. La croyance de chacun, les
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Raison et passion en argumentation
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Raison et passion en argumentation
8 . L E S VA L E U R S E T L E S F I G U R E S
9 . L E S VA L E U R S E T L E S PA S S I O N S
Le rôle des valeurs est d’offrir une mesure dans la résolution des
questions. L’adhésion à celle-ci n’est pas que rationnelle. Certes,
les valeurs servent souvent de prémisses en argumentation, et de
« conclusion », pour autant qu’il y en ait, en rhétorique, mais la
réaction subjective aux unes comme à l’autre ne se fait pas sans que
pèse, de manière variable, la subjectivité. Le poids de celle-ci n’est
pas arbitraire pour autant. La distance entre les êtres accroît la part
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Michel Meyer
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Raison et passion en argumentation
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Rhétorique et philosophie :
Perelman et la philosophie analytique
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Henrique Jales Ribeiro
1 . U N E A P P RO C H E P O S T M O D E R N E :
L A P H I L O S O P H I E E T L E S F O N DAT I O N S
D E L A T H É O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N
1. C. Perelman, The New Rhetoric and the Humanities: Essays on Rhetoric and Its
Applications, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1979, p. 117-123.
162
Rhétorique et philosophie
1. Les livres de Perelman nous montrent qu’il était, dès le début de sa philo-
sophie, en dialogue, d’une façon critique, avec le mouvement analytique dans son
ensemble, notamment avec Frege, Russell, Ayer, Austin, Ryle, Strawson, Quine
et Wittgenstein. Il a eu, d’ailleurs, l’opportunité de se rencontrer personnellement
avec quelques-uns de ces philosophes, comme Ayer, Ryle et Quine. Un exemple
de ces rencontres est le colloque « La philosophie analytique », réalisé en 1958 à
Royaumont. Voir J. Wahl et al., La philosophie analytique, Cahiers de Royaumont,
Paris, Les Éditions de Minuit.
163
Henrique Jales Ribeiro
1. Voir, dans ce sens, l’« Introduction » au Traité. Perelman souligne : « Notre traité
ne s’occupera que des moyens discursifs d’obtenir l’adhésion des esprits : seule la techni-
que utilisant le langage pour persuader et pour convaincre sera examinée par la suite. »
Et il ajoute : « toute action visant à obtenir l’adhésion tombe hors du champ de l’argu-
mentation, dans la mesure où aucun usage du langage ne vient l’appuyer ou l’interpré-
ter » (C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique,
Paris, Éd. Presses universitaires de France, 1958, p. 10-11).
2. Idem, ibidem, p. 11 sq. S. Toulmin, dans la même année de la publication du Traité,
a soutenu aussi cette thèse fondamentale dans le livre The Uses of Argument (Cambridge,
Cambridge University Press, 1958). Comme Perelman, il a vu dans la rhétorique les
fondations de la philosophie de manière général.Voir S. Toulmin, Knowing and Acting:
an Invitation to Philosophy, New York, Macmillan Publishing Co., 1976.
3. Sur la psychologie, voir Traité de l’argumentation, p. 12 sq. Sur la sociologie,
voir « Les cadres sociaux de l’argumentation », in C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles,
Éditions de Bruxelles, 1989, p. 359-381.
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Rhétorique et philosophie
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Rhétorique et philosophie
« argumentation » ne sont mentionnés nulle part par A. P. Martinich and D. Sosa (eds.),
A Companion to Analytic Philosophy, Malden, Massachusetts, Blackwell Publishers,
2001.
1. Rhétoriques, p. 383-393.
2. Ibid., p. 325-329.
173
Henrique Jales Ribeiro
ce dernier concept par cette philosophie). Il n’en est rien, pour deux
raisons essentielles. D’une part, lorsque le Traité de l’argumentation a été
écrit, le mouvement analytique, avec Wittgenstein, Ryle et l’« English
ordinary language philosophy », avait définitivement abandonné l’idée
que la logique formelle puisse, en quelque sorte, servir de cadre pour
la recherche en matière de philosophie du langage, sous prétexte que
le langage naturel « est en ordre, tel qu’il est », qu’il ne s’agit donc pas de le
corriger, et que ce qui importe, fondamentalement, c’est de compren-
dre ses divers usages en contexte1. De ce point de vue, quelques philo-
sophes analytiques, tels que Ryle, parlaient d’une autre logique, au-delà
de la logique formelle, une « logique informelle » qui serait plus appro-
priée à la compréhension de ce qui arrive lorsque nous usons le langage
en contexte2. Perelman, nous l’avons vu, souscrirait, à sa façon, dans le
cadre de la nouvelle rhétorique, toutes ces conclusions. Cette rhétorique
développe aussi, dans une certaine mesure, une « analyse philosophique »
du langage, mais pas dans le sens positiviste où il s’agirait de le corriger,
ou dans celui de quelques auteurs de l’« English ordinary language phi-
losophy », où nous chercherions les « règles logiques » impliquées dans
l’usage du langage naturel3. D’autre part, l’élargissement perelmanien du
concept de logique (et de rhétorique) aux « moyens de preuve » ou de
démonstration, permet à la nouvelle rhétorique de couvrir une bonne
partie du problème métaphilosophique des fondements de la logique
formelle elle-même, comme celui qui a été posé par Quine à propos du
positivisme logique, au moment du livre de Perelman Rhétorique et philo-
sophie, dans « Deux dogmes de l’empirisme ». La critique que Perelman
fait à la logique formelle concerne surtout ses fondations (à la lumière de
la perspective supérieure de la rhétorique), et pas simplement ses applications
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Rhétorique et philosophie
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Rhétorique et philosophie
2 . L E S F O N DAT I O N S D E L A P H I L O S O P H I E :
L A P H I L O S O P H I E C O M M E R H É TO R I Q U E
E T A R G U M E N TAT I O N
1. Cf. J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Éd. de Minuit,
Paris, 1979. Si on réduit la postmodernité au positionnement du problème des fon-
dations, concluant hâtivement que la modernité et la quête de l’universel ont été
complètement abandonnées, la nouvelle rhétorique n’est pas postmoderne. De ce point
de vue, on pourrait même être tenté de l’interpréter aujourd’hui, à tort, comme une
approche « classique » et « dépassée » de la philosophie. Toutefois, si on comprend la
postmodernité, dans son sens large, comme le contexte des solutions, en général, à ce
problème et, en particulier, de celles qui cherchent à concilier la prémisse fondamentale
de l’universalité de la philosophie avec les contributions apportées par l’impact de la
problématique de l’holisme, alors on peut affirmer que la nouvelle rhétorique est clai-
rement postmoderne.
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Rhétorique et philosophie
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Rhétorique et philosophie
1. Idem, ibid., p. 5 : « Certain sorts of theoretical disputes, such as those that we are
to consider, are to be settled not by any internal corroboration of those positions, but
by an arbitration of a different kind […] Our concern is not with competitions but with
litigations between lines of thoughts, where what is at stake is not which shall win and
which shall lose a race, but what are their rights and obligations vis-à-vis one another,
and vis-à-vis also all other plaintiff and defendant positions. »
2. Idem, ibid., p. 9.
3. Voir la critique que Perelman adresse à Ryle, de ce point de vue, dans The New
Rhetortic and the Humanities, p. 31-32.
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1. Dans le Traité, p. 41, les auteurs affirment : « Les philosophes prétendent tou-
jours s’adresser à un pareil auditoire, non pas parce qu’ils espèrent obtenir le consente-
ment effectif de tous les hommes – ils savent très bien que, seule, une petite minorité
aura jamais l’occasion de connaître leurs écrits – mais parce qu’ils croient que tous ceux
qui comprendront leurs raisons ne pourront qu’adhérer à leurs conclusions. L’accord d’un
auditoire universel n’est donc pas une question de fait, mais de droit. »
2. Rhétoriques, p. 83.
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Rhétorique et philosophie
1. Voir ibid., p. 145 sq., 180 sq., 319 sq., 401 sq.
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3. EN GUISE DE CONCLUSION :
P E R E L M A N AU J O U R D ’ H U I
1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet en « Perelman and Toulmin as Philosophers:
On the Inalienable Connection between Philosophy, Rhetoric and Argumentation »,
in H. J. Ribeiro (ed.), Rhetoric and Argumentation in the Beginning of the XXIst Century,
Coimbra, Coimbra University Press, 2009, p. 34 sq.
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Rhétorique et philosophie
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
Pierre Brunet
189
Pierre Brunet
1. Cf. H. Kelsen (1979), Théorie générale des normes, trad. franç. O. Beaud et
F. Malkani, Paris, puf, 1996, chap. 61 : « Y a-t-il une logique spécifiquement juridi-
que ? » (p. 357 sq.). On pourrait ajouter : Réponse : non.
2. P. Foriers, De l’état de nécessité en droit pénal, Bruxelles, Bruylant, 1951, cité par
Ch. Perelman, Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique,
Paris, lgdj, 1984, p. 30.
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
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Pierre Brunet
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
s’y attarde pas. On peut le regretter, car il aurait vu que Kelsen n’est pas
le légaliste qu’il voit en lui et, mieux encore, qu’il lui arrive d’imaginer
que les tribunaux posent des normes morales « non positives ».
En effet, Kelsen critique la « théorie des lacunes » défendue par la
doctrine classique et n’admet ni lacune authentique – axiologique1 – ni
lacune technique et semble marteler que, toujours, l’ordre juridique
est applicable. Mais, ce faisant, il n’affirme pour autant pas que « la loi
est la loi » comme le lui impute Perelman. En quoi consiste la théorie
des lacunes que défendent les juristes auxquels s’attaque Kelsen ? Elle
affirme qu’en l’absence d’une norme générale se rapportant à un cas
concret le droit en vigueur n’est pas applicable et que le tribunal devra
créer la norme générale. Or, objecte Kelsen, raisonner ainsi c’est nier le
fait que « lorsque l’ordre juridique n’établit pas l’obligation d’un indi-
vidu d’adopter une certaine conduite, il permet la conduite contraire »2.
Dès lors, s’il n’est pas possible d’appliquer une norme déterminée, il
demeure possible d’appliquer l’ordre juridique. Mieux encore, selon
Kelsen, la doctrine classique fait un usage très partial de la qualification
de lacune et, plutôt que de considérer qu’il y a lacune à chaque fois
qu’une norme générale manque, elle tend à considérer qu’il y a une
lacune à chaque fois que l’organe d’application du droit repousse l’ap-
plication du droit en vigueur au motif qu’il n’y a pas de norme générale,
autrement dit, selon l’analyse que fait Kelsen, lorsque le juge refuse de
se servir de la norme alternative selon laquelle si une conduite n’est pas
interdite, elle est permise.
La conception que Kelsen se fait de la complétude de l’ordre juridi-
que est donc descriptive et formelle et non prescriptive et substantielle.
Et c’est précisément parce qu’elle est descriptive qu’elle est susceptible
d’être vérifiée et, in fine, être qualifiée de vraie ou de fausse. On a
d’ailleurs pu chercher à montrer qu’elle était fausse3. Mais même fausse,
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Pierre Brunet
Argomentare, Milan, Giuffrè, 2011, p. 128 sq. ; M. Troper, « Sur le “dogme“ de la com-
plétude et la théorie de la norme générale exclusive », réimp. ds Le Droit et la nécessité,
Paris puf, 2011, p. 19 sq.
1. Cf. Kelsen, op. cit., 1996, chap. 31 et la note 84 dans laquelle Kelsen répond à
l’objection de Perelman selon laquelle le système juridique ne peut être complet, car
tous les cas ne sont pas prévisibles. V. aussi Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité
de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Bruylant, 2e éd., 1970, p. 176.
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
1. H. Kelsen, op. cit., 1962, p. 326 pour qui des conflits d’intérêts sont possibles si
deux comportements non interdits (et donc permis) sont possibles en même temps mais
contradictoires.
2. H. Kelsen, op. cit., 1962, p. 327. V. aussi Théorie générale des normes, op. cit., 1996,
p. 307.
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Pierre Brunet
1. On ne peut se défaire, dès lors, de l’idée que le positivisme tel que Perelman
le voit se retrouve chez de nombreux auteurs américains aujourd’hui, en grande partie
sous l’influence de Dworkin.
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
2 . P E R E L M A N, L E R A I S O N N E M E N T
J U R I D I Q U E E T L Í I N T E R P R É TAT I O N
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Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
ajustement mutuel entre les croyances générales des juges, les attentes de
la société, les précédents judiciaires, les réactions du législateur et leurs
jugements particuliers.
Perelman ne nous aide guère pour autant, car on ne trouve chez
lui aucun élément nous permettant de vérifier le caractère raisonnable
ou acceptable d’une décision. Faudrait-il considérer qu’une décision
de justice est jugée par une communauté comme déraisonnable parce
qu’elle suscite une révolte ? Parce qu’elle n’est pas respectée ?
Parce qu’elle donne lieu à une loi qui la contredit ? Ou bien, en l’ab-
sence de tels indices, doit-on considérer que l’appréciation en termes
de « raisonnable » n’est pas une explication des raisons pour lesquelles
une décision a été prise mais une justification de ce qu’on devait la
prendre ? Il est à peine nécessaire de dire qu’on pencherait volon-
tiers pour cette solution-là. En d’autres termes, une décision n’est pas
raisonnable parce qu’elle est conforme à des valeurs sociales et tient
compte de ces valeurs, mais on dit qu’elle est raisonnable pour expri-
mer son adhésion à cette décision. Il ressort de là qu’une « décision
raisonnable » n’existe pas en dehors d’un système de valeurs et que la
description d’une décision comme raisonnable n’en est pas une : elle
ne décrit aucune qualité qui soit intrinsèque à la décision en question
mais exprime un jugement de valeur qui peut servir de fondement à
une norme : « cette décision est raisonnable, donc on doit s’y confor-
mer » revient à dire qu’on doit se conformer à cette décision. De
même que dire du prix d’un objet qu’il est raisonnable est une autre
façon de dire qu’on est (ou qu’on serait) prêt à le payer, dire d’une
décision qu’elle est raisonnable est une autre façon de dire qu’on est
ou qu’on serait prêt à s’y conformer. Mais ce faisant, on ne dit encore
rien sur le contenu même de la décision. Au fond, on se contente de
dire ce que serait pour nous le « bon juge ».
On peut aussi être surpris de ce que Perelman n’ait pas cherché à
construire une théorie de l’interprétation juridique. Non qu’il n’en ait
pas une. Mais elle ne nous est pas présentée. Quelle serait cette théorie ?
Si l’on devait utiliser la distinction que Kelsen a tant promue entre inter-
prétation comme connaissance et interprétation comme volonté, sans
doute que Perelman tendrait à y échapper ou s’y soustraire.
199
Pierre Brunet
1. Le raisonnable…, p. 103.
2. Ch. Perelman, Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1979, 2e éd.,
p. 162 § 87 : « Puisque tout litige implique un désaccord, une controverse, le rôle du
juge est de trouver une solution qui soit raisonnable, acceptable, c’est-à-dire ni subjec-
tive ni arbitraire. » On pourrait multiplier les citations.
200
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation
1. On peut aussi remarquer sans perfidie aucune que, d’un livre à un article et d’un
article à l’autre, Perelman reprend les mêmes exemples.
2. Cf. R. Posner, How Judges Think, Cambridge, Harvard University Press, 2008,
p. 7-8 qui donne une définition du légalisme à laquelle Perelman aurait sans aucun
doute souscrit : « For Legalists, the Law is an Autonomous Domain of Knowledge and
Technique » ; v. aussi R. Posner, Overcoming Law, Cambridge, Harvard University Press,
1995, p. 17.
3. On pense notamment à la ferveur avec laquelle il cite la phrase de François Gorphe :
« Toutes les fois que les conséquences de règles strictes paraissent dépasser la mesure, on
essaie de les écarter en faisant appel à des principes plus justes », in Les décisions de justice.
Étude psychologique et judiciaire, Paris, puf, 1951, p. 38, citée par Ch. Perelman, Logique
juridique, p. 168, § 91.
201
Pierre Brunet
par l’expression « à moins que » est encore une règle1. Mais cette même
thèse est très contestable, précisément au nom du formalisme en tant
que ce dernier garantit une forme de séparation des pouvoirs de dire le
droit2. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et que l’analyse de l’interpréta-
tion par Perelman néglige complètement : quand bien même on consta-
terait que par bonté d’âme, les juges assouplissent les règles écrites pour
les « vider de leur venin », on ne pourrait passer sous silence que cette
« interprétation » consiste en l’exercice d’un pouvoir de dire ce que le
bien commande de faire. Aussi morale soit l’inspiration de ce pouvoir,
il demeure, juridiquement parlant, un pouvoir. Admettre que les juges
l’exercent afin d’atténuer les effets d’une règle ne peut être justifié qu’au
nom de la morale. Et sauf à présupposer, une objectivité morale, on ne
peut exclure que le pire arrive. On comprend mieux alors que Perelman
ait tout simplement tenu à cet a priori moral dont on parlait, lequel n’est
que l’expression d’un objectivisme éthique en l’absence duquel sa théo-
rie de l’interprétation juridique, qui est fondamentalement une théorie
morale, s’effondre3.
1. « A rule that ends with the Word “unless…” is still a rule », H.L.A. Hart, The
Concept of Law, Oxford, Clarendon, 2nd éd., 1994, p. 139.
2. F. Schauer, « A Critical Guide to Vehicles in the Park », New York University Law
Review, vol. 83, 2008, p. 1129.
3. À ce stade, on est alors fortement tenté de rapprocher les thèses de Perelman de
celles de Dworkin ainsi que de la thèse générale selon laquelle le droit fournit des raisons
d’agir. Malheureusement, l’espace manque pour développer ce point.
202
L’émergence d’un ordre juridique mondial :
pathologie ou métamorphose ?1
Mireille Delmas-Marty
203
Mireille Delmas-Marty
204
L’émergence d’un ordre juridique mondial
Il atteint aussi les normes juridiques (au sens large, incluant contenu
et mise en application). Ce phénomène, que les travaux de Perelman
contribuent à éclairer de façon prémonitoire, a parfois été présenté
comme une pathologie, le droit international « malade de ses nor-
mes »1 ; à tel point qu’il « devient de plus en plus malaisé de déterminer
non seulement de quoi est fait une norme, mais aussi qui elle oblige et
envers qui »2.
À première vue, les symptômes pathologiques se sont plutôt
aggravés :
– la prolifération normative conduit à la fragmentation des normes
(verticale, entre niveau national, régional, mondial, et horizontale,
entre les secteurs quasi autonomes du droit international tels que
droit du commerce, des investissements, des Droits de l’homme, du
droit pénal, et du droit de l’environnement, etc.) ;
– la diversification des acteurs entraîne la dilution des responsabilités
(entre États et organisations internationales, entreprises transnatio-
nales, organisations non gouvernementales et experts) ;
– enfin, l’accélération du mouvement aboutit à l’instabilité dans le
temps et l’idée que la forme normative « cristallise la force à un
moment donné et fixe pour un temps le jeu des forces »3 est remise
en cause par des réformes quasi permanentes.
En somme, fragmentation des normes, dilution des responsabilités,
et instabilité dans le temps marqueraient l’émergence d’une normativité
juridique mondiale qui entraîne une dé/formation au sens littéral (dé/
formalisation) de l’ordre juridique.
Pourtant, certains événements ont envoyé des signes plus positifs
en dépit de leur ambiguïté, du « printemps arabe » au vote du Conseil
de sécurité sur la Lybie et à l’arrestation de l’ancien président de Côte-
d’Ivoire, Gbagbo ; de l’accord partiel sur le changement climatique à
205
Mireille Delmas-Marty
Durban à l’accord sur le projet d’un nouveau traité entre pays de la zone
euro.
C’est un encouragement à lancer une hypothèse un peu moins pes-
simiste : le désordre apparent pourrait annoncer un renouvellement et
la dé/formation serait la première phase d’une métamorphose (trans/
formation au sens littéral) vers un ordre juridique encore virtuel : de la
fragmentation à l’harmonisation, nous irions vers un ordre à contenu
variable et à plusieurs vitesses ; de la dilution au partage des responsa-
bilités, vers un ordre « coresponsable » ; de l’instabilité à l’anticipation,
vers un ordre évolutif.
1 . D E L A F R AG M E N TAT I O N À L’ H A R M O N I S AT I O N :
V E R S U N O R D R E À C O N T E N U VA R I A B L E
ET À PLUSIEURS VITESSES ?
206
L’émergence d’un ordre juridique mondial
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Mireille Delmas-Marty
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L’émergence d’un ordre juridique mondial
209
Mireille Delmas-Marty
210
L’émergence d’un ordre juridique mondial
2 . D E L A D I L U T I O N AU PA RTAG E D E S R E S P O N S A B I L I T É S :
VERS UN ORDRE « CORESPONSABLE » ?
211
Mireille Delmas-Marty
1. John Ruggie, Guiding Principles for the Implementation of the un: Protect,
Respect and Remedy.
212
L’émergence d’un ordre juridique mondial
1. Doe v. Unocal, 27 F Supp 2d 1174 (cd Cal 1998), us District Court for the
Central District of California.
2. us Court of Appeal for the 2nd Circuit, Kiobel v. Royal Dutch Petroleum, 17 sep-
tembre 2010.
213
Mireille Delmas-Marty
3 . D E L’ I N S TA B I L I T É À L’ A N T I C I PAT I O N :
V E R S U N O R D R E É VO L U T I F ?
214
L’émergence d’un ordre juridique mondial
reste lent, régi par les procédures démocratiques »1. L’instabilité est ainsi
renforcée par l’inflation législative (la course aux normes), car les défis
de la science contemporaine appellent toujours de nouvelles normes
pour empêcher les dérives, corriger les abus, imposer des limites aux
activités dangereuses. Et quand les dangers sont potentiellement graves
et irréversibles, la réaction devient prévention, voire précaution.
Or, cette transformation est venue du droit international dont l’ins-
tabilité est renforcée depuis qu’il intègre très largement ce rôle de pré-
vention qui va des risques en matière de sécurité environnementale et
sanitaire (principe de précaution) aux menaces (terrorisme et défense
préventive, massacres et devoir protéger les populations, cf. résolution
du Conseil de sécurité de 2011 Lybie). Avec la prévention, l’instabilité
pourrait se métamorphoser en anticipation : bien compris, le principe
de précaution n’est pas un prétexte à l’immobilisme mais une incitation
à la recherche (pour mieux évaluer les risques) et en ce sens principe
d’anticipation. De même, avec la terminologie nouvelle introduisant la
durée (développement « durable », paix « durable ») ou plus directement
l’avenir (générations « futures »).
L’entrée des « générations futures » dans l’ordre mondial (au som-
met de Rio puis dans la Déclaration universelle de l’Unesco en 2005
(sur la bioéthique et les Droits de l’homme) est particulièrement
significative, car elle réintroduit la chaîne entre générations actuelles
et futures, proches ou lointaines, appelées ou non à se rencontrer.
Quand il s’agit de générations lointaines, il faut sans doute parler non
pas de droits, mais de devoirs, car nous sommes engagés sans récipro-
cité, sans doute parce que nous sommes les seuls êtres aptes à penser
survie de l’humanité et l’équilibre de la biosphère. Mais cette absence
de réciprocité pourrait conduire à un engagement illimité. D’où le
dilemme : d’une part négliger les effets de décisions qui engagent
l’équilibre de la biosphère est inacceptable, mais d’autre part, dans sa
forme absolue, le devoir d’anticiper procède d’une vision insensée qui
ignore la finitude humaine.
215
Mireille Delmas-Marty
En somme, l’idée d’un ordre « évolutif » doit être admise, mais seu-
lement à certaines conditions.
D’abord orienter l’évolution : il est nécessaire pour éviter l’arbi-
traire d’indiquer au juge la direction de l’anticipation. C’est ainsi que le
préambule de la cesdh donne pour objectif au Conseil de l’Europe la
sauvegarde « et le développement » des Droits de l’homme. La direction
est parfois double : ainsi, le développement « durable » tend à la fois à
favoriser l’économie et l’environnement. Et l’orientation inclut parfois
le rythme : d’où l’importance des agendas comme celui du protocole
de Kyoto.
Limiter l’anticipation : est tout aussi nécessaire, car l’effet paradoxal
des sociétés sécuritaires est d’appeler des contraintes toujours plus intru-
sives et finalement de générer une insécurité juridique qui menace les
libertés. Ainsi, s’agissant des générations futures, l’évaluation du préju-
dice peut se déployer sur des périodes allant, par ex. pour le nucléaire,
de 30 ans (déchets à vie courte) à 10 000 (déchets à vie longue). Aussi
faut-il mieux évaluer les risques et préciser les indicateurs qui com-
mandent le seuil de tolérance. Car la tolérance sera indispensable pour
sortir de la culture de la peur et retrouver un équilibre entre sécurité et
libertés.
Mais il est difficile d’oublier Hans Jonas. Hanté par les dérives qu’il
associe à ce qu’il nomme « l’utopisme marxiste dans son alliance étroite
avec la technique », le philosophe en viendra à opposer « Le Principe
Responsabilité » au « Principe Espérance » d’Ernst Bloch. Certes son « heu-
ristique de la peur » ne vise pas l’angoisse pour soi-même : en dépistant
les dangers, il entend lancer un appel au « courage, d’assumer la respon-
sabilité » à l’égard des générations futures1. Mais la peur ne remplace pas
l’espérance, « ouverte aux séductions », disait Platon dans le Timée, mais
il reconnaissait dans Les lois qu’elle est nécessaire à l’exercice de la raison
et la recherche de vérité.
216
L’émergence d’un ordre juridique mondial
217
Le modèle perelmanien au regard
des méthodes d’enseignement du droit
Marie-Anne Frison-Roche
1 . L A C R I T I Q U E T R A N S P O S A B L E D ’ U N S AVO I R
U N I L AT É R A L E M E N T T R A N S M I S
219
Marie-Anne Frison-Roche
220
Le modèle perelmanien
cela est très dangereux. Nous verrons que ce même danger existe dans
un enseignement du droit qui serait pareillement clos sur lui-même1.
En second lieu, Perelman reproche au syllogisme juridique d’être
faux. En effet, et l’on ne sait plus alors si l’on doit ou non s’en réjouir,
les juges le plus souvent ne raisonnent pas sans considérer la dimension
juste de ce qu’ils décident, le contexte social, etc.
221
Marie-Anne Frison-Roche
1. V. infra, p. 223 s.
222
Le modèle perelmanien
la partie qui perd son procès ou l’étudiant qui est noté, a pourtant son
rôle à jouer dans l’exercice de l’office de celui qui exerce le pouvoir, le
pouvoir d’enseigner comme le pouvoir de juger. En effet, dans les deux
cas, juger et enseigner sont des « offices »1, c’est-à-dire des pouvoirs que
ne sont conférés par la loi à des personnes que pour mieux permettre
à celles-ci d’exercer des devoirs, rendre la justice pour le juge, faire des
étudiants des personnes sensibles à la justice et aptes à exercer un art
pratique, pour le professeur.
Ces reproches d’unilatéralisme que Perelman adresse à l’ordre juridi-
que dans sa production des règles particulières à travers les jugements, ne
peut-on les formuler d’une façon analogue à propos de l’enseignement
du droit ?
2 . L A T R A N S P O S I T I O N N É G AT I V E E T P O S I T I V E
DES THÉORIES DE PERELMAN
AU X M É T H O D E S D ’ E N S E I G N E M E N T D U D RO I T
223
Marie-Anne Frison-Roche
études de droit, ils évoquent le fait que le droit serait enseigné comme
le sont des matières dans les lycées.
En effet, dans une conception traditionnelle, le professeur s’identifie
comme une personne essentiellement supérieure aux autres individus
que sont les étudiants, puisque le premier est titulaire de diplômes élevés
et les seconds non. On connaît l’obsession française pour l’obtention de
l’agrégation d’université.
À partir de là, le professeur, protégé par une présomption irréfra-
gable de détention d’un savoir définitif, est face à son savoir, comme le
juge traditionnel est face à la loi. Dans son pur dialogue avec le droit,
il monologue dans l’amphithéâtre, les étudiants n’ayant rien à dire,
puisqu’ils ne connaissent pas la matière juridique et qu’une connaissance
non juridique (une connaissance morale, factuelle, sociale, personnelle,
etc.) n’a pas de pertinence.
Ainsi, dans une conception close du droit lui-même, le droit ne
comprenant que le droit, dans un système continental qui identifie lui-
même le droit à la loi, le droit étant donc contenu tout entier dans la
loi, dans des cercles qui sont des successifs rétrécissements, le professeur
expose unilatéralement le droit technique face à des étudiants réunis en
masse dans des amphis, cet entassement n’étant pas vraiment domma-
geable puisqu’ils demeurent passifs.
De la même façon que dans la théorie procédurale classique, le
temps de la procédure est distingué nettement du jugement, les deux
n’appartenant pas au même continuum, le débat appartenant à la procé-
dure, alors que le jugement demeure un exercice solitaire du juge, dans
l’ordre de l’enseignement, la prise de parole par un étudiant peut avoir
plusieurs statuts.
Dans une relation de pouvoir, l’étudiant peut n’avoir à prendre la
parole que d’une façon soumise pour démontrer qu’il a « bien appris
son cours ». Cela rapproche le professeur du juge, au sens le plus plat
du terme, c’est-à-dire comme contrôleur. Dans cette conception tra-
ditionnelle, l’étudiant qui prend la parole, c’est-à-dire qui interrompt
un professeur pour le contredire en argumentant pour faire valoir son
propre point de vue, ne peut avoir raison puisqu’il n’est pas professeur.
L’étudiant perturbe l’enseignement.
224
Le modèle perelmanien
225
Marie-Anne Frison-Roche
souvenir que le plus efficace des juristes, dans la rédaction des lois, à
savoir le doyen Carbonnier, consacra autant de textes à la sociologie du
droit qu’à son œuvre législative, mêlant non seulement les deux savoirs1,
mais encore concevant le législateur lui-même comme un pédagogue,
c’est-à-dire un professeur. Ainsi, nous y revenons, si le professeur doit
faire comprendre le droit aux étudiants, le droit doit se faire compren-
dre, faute de quoi il n’arrive pas au statut de « droit positif ». Le principe
constitutionnel français d’« accessibilité de la loi »2 traduit en droit juris-
prudentiel cette idée d’un droit positif qui n’est aujourd’hui valide que
s’il arrive à se faire comprendre.
Ainsi, la vertu du professeur, sa prouesse, c’est-à-dire se faire com-
prendre de tous, n’est pas périphérique, elle se déplace vers le cœur du
système juridique.
Cette évolution récente des systèmes juridiques donne plus de poids
à l’observation suivante. En effet, dès l’instant que l’on veut bien admet-
tre que l’université a pour fonction, non seulement de former deux ou
trois érudits qui seront quelques années plus tard professeurs à leur tour,
mais encore et principalement des personnes travaillant sur le marché
du droit, il faut que leur soit enseigné le droit dans les interactions que
celui-ci entretient avec les multiples réalités qui l’entourent.
Si l’on veut bien admettre cela, parce qu’il relève de l’office des pro-
fesseurs de préparer les étudiants à leur métier de juriste et que ceux-ci
aient le moins possible à réapprendre ce que ces métiers sont, il faut
donc que les enseignements ne soient pas purement techniques.
Or, les étudiants ont eux-mêmes des connaissances, parce qu’ils ont
antérieurement étudié l’histoire, la philosophie, parfois fait des études
par ailleurs ou en parallèle, etc. Dès lors, même s’ils ne connaissent pas
le droit, ils sont en mesure de le discuter d’un autre point de vue. Il
convient que le professeur leur donne la parole. Il convient d’autant
plus qu’il le fasse, qu’il n’est pas acquis que le professeur de droit ait
1. Essais sur les lois, 2e éd., Répertoire du notariat Defrénois, Paris, 1995, 334 p.,
spéc. Les phénomènes d’internormativité, p. 287-306.
2. Marie-Anne Frison-Roche, William Baranes, « Le principe constitutionnel de
l’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », D. 2000, p. 253-267.
226
Le modèle perelmanien
227
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles
Benoît Frydman
229
Benoît Frydman
lui-même avaient été formés au droit par des membres de cette école.
Nous verrons comment ils en ont prolongé le programme en en renou-
velant les outils et les méthodes grâce à l’innovation décisive du para-
digme argumentatif. D’autre part, on verra comment les nouveaux
concepts développés par Perelman et ses amis au cours des années 1960
ont été très rapidement, en quelques années à peine, intégrés par des
relais efficaces dans la pratique judiciaire pour opérer des changements
profonds et durables dans le contenu même du droit, la manière de
trancher les litiges et plus largement la fonction du juge dans une société
démocratique.
230
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles
231
Benoît Frydman
pure du droit de Kelsen en prend acte et, écartant toute référence aux
jugements de valeur dans le domaine de la science du droit, détermine
la validité d’une norme exclusivement par référence aux conditions assi-
gnées par le système qui la produit et auquel elle appartient.
Ce positivisme auquel s’attaque Perelman est en réalité bien plus
profondément ancré dans l’histoire des idées. Il puise ses racines au
fondement de la philosophie du droit moderne et coïncide pour ainsi
dire avec elle. Cette philosophie consiste en définitive en deux propo-
sitions fondamentales, toutes deux attaquées par Perelman. La première
qu’il n’y a de connaissances scientifiques (et philosophiques) valides que
celles qui procèdent de l’observation et d’un raisonnement conforme à
l’idéal de la logique et des mathématiques. Lorsqu’il ne fait pas remon-
ter cette emprise des mathématiques sur la philosophie à Platon lui-
même, Perelman en stigmatise l’origine dans la pensée rationaliste des
Modernes et son modèle géométrique1. La seconde, qui se trouve déjà
tout entière dans la philosophie de Hobbes, que la loi est un comman-
dement et qu’elle exprime la volonté arbitraire d’un souverain ou de
celui de ses subordonnés, notamment le juge, à qui le souverain délègue
le pouvoir de préciser sa volonté et de la faire exécuter2. Perelman récuse
ces deux propositions, dont le normativisme ne fournit finalement, à ses
yeux, que la version actualisée et dont les événements du xxe siècle ont
montré à quelle impasse elles conduisaient la philosophie et le droit.
Pour dépasser cet échec et repartir sur d’autres bases, Perelman
fait retour vers les Anciens, non seulement la philosophie d’Aristote,
mais aussi d’autres sources comme le montre Stefan Goltzberg3. Il n’est
d’ailleurs pas le seul, loin de là, à participer de cette réaction antimoderne
de la philosophie du droit après le choc de la Seconde Guerre mondiale.
232
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles
1. On pourrait citer pratiquement ici tous les travaux de M. Villey. Voyez notam-
ment : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, 2e édition, Dalloz, 1962 ; La Formation de
la pensée juridique moderne, Montchrétien, 1975 ; puf, coll. « Quadrige », 2003 et Critique
de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1985.
2. E. Cattin, B. Frydman, L. Jaffro et A. Petit, Leo Strauss : art d’écrire, politique,
philosophie, Vrin, 2001.
3. Voyez notamment sur cette question, B. Frydman, Le Sens des lois. Histoire de
l’interprétation et de la raison juridiques, lgdj-Bruylant, 3e éd., 2011, no 306 et s. et l’in-
téressant débat qui avait opposé Gadamer au juriste Emilio Betti, dont on trouvera les
références dans Le Sens des lois.
233
Benoît Frydman
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Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles
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2 . D E L A T H É O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N
À L A P R AT I Q U E J U D I C I A I R E :
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1. Ch. Perelman dir., Les Antinomies en droit, Travaux du cnrl, Bruylant, 1965.
2. D. Kennedy, « The Turn to Interpretation », 58 Southern California Law Review
(1985), p. 251-275.
3. Ch. Perelman, « L’interprétation juridique », Archives de Philosophie du
droit, t. XVII, 1972, p. 29-37, repris dans Éthique et droit, § 5, p. 742 sq. – P. Foriers
« L’interprétation juridique, ses méthodes et l’activité du juge », repris dans La Pensée
juridique de Paul Foriers, vol. II, page 709 sq.
4. M. Van de Kerchove (dir.), L’interprétation en droit. Approche pluridisciplinaire,
Pub. fusl, 1978. – M. Van Hoecke, De interpretatievrijheid van de rechter, Kluwer, 1979.
– F. Ost et M. Van de Kerchove, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en
droit, Bruylant, 1989.
244
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles
245
Benoît Frydman
1. Sans doute vaudrait-il la peine d’étudier le rôle qu’a joué l’organisation des mou-
vements de résistance pendant la guerre dans la constitution de cet « esprit d’équipe ».
On sait que l’Université libre de Bruxelles, entrée en résistance contre l’occupant, est la
seule en Belgique à avoir fermé ses portes pendant toute la durée de la guerre. Perelman
et sa femme, entrés dans la clandestinité, jouèrent un rôle important dans la résistance,
en particulier dans le réseau de protection des « enfants cachés », tandis que Ganshof,
parti à Londres avec le Gouvernement en exil, allait être chargé de diriger l’épuration
après la guerre.
2. Voyez sur cette question le beau livre de Louis Menand, The Metaphysical Club:
A Story of Ideas in America (Farrar, Straus and Giroux, 2001). Le mouvement réaliste sera
néanmoins moins structuré et plus diffus que l’École de Bruxelles.
246
Les sources perelmaniennes
entre Athènes, Rome et Jérusalem
Stefan Goltzberg
247
Stefan Goltzberg
248
Les sources perelmaniennes
1. « La logique juridique est liée à l’idée que l’on se fait du droit et s’adapte
à celle-ci. C’est la raison pour laquelle une réflexion sur l’évolution du droit sem-
ble un préalable indispensable à l’examen des techniques de raisonnement propres à
cette discipline, et que les juristes qualifient traditionnellement de logique juridique »
(Perelman 1976 : 5.)
249
Stefan Goltzberg
250
Les sources perelmaniennes
il est interdit au juge d’interpréter une loi qui est claire. Mais d’après
Perelman, une loi n’est pas claire ou obscure en soi. Au contraire, elle
sera dite claire par la partie qui souhaite l’application de la loi telle quelle
et obscure par la partie qui invite le juge à interpréter la disposition
légale. L’approche de Perelman est ici typiquement pragmatique.
Afin de surmonter ces deux inconvénients – l’impossibilité d’une
loi injuste et la difficulté de la notion de loi claire – le droit continental
a mis au point un premier dispositif, le référé législatif, en 1790. Par ce
procédé, les tribunaux « s’adresseront au corps législatif toutes les fois
qu’ils croiront nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une
nouvelle » (cité par Perelman 1984 : 41-42). Ce référé législatif a donné
lieu à un embouteillage administratif et fut remplacé par l’article 4 du
Code Napoléon en 1804. Celui-ci consacrait l’obligation faite au juge
de juger. Le juge commettra un déni de justice s’il refuse de juger sous
prétexte du silence, de l’obscurité ou d’une insuffisance de la loi. Il est
utile de remarquer que cet article 4 ne prétend pas affirmer une vérité
selon laquelle la loi serait complète (jamais silencieuse), toujours claire
et suffisante en tant que telle ; cet article régit simplement le compor-
tement du juge et, paradoxalement, lui interdit de motiver une absence
de jugement par une faille de la loi. Enfin, il est une autre tolérance faite
au juge, celle de juger par l’esprit de la loi plutôt que par la lettre, au cas
où celle-ci conduirait à des conséquences inacceptables.
Le droit juif est, comme le droit continental, un droit doctrinal et
non pas un droit jurisprudentiel comme le droit de common law1. Les
docteurs sont les interprètes d’une loi perçue comme reçue de Dieu,
lequel est également à la source de la morale. Cette loi est pérenne, n’est
pas censée subir, essentiellement, l’épreuve du temps. La Tora stipule :
« Vous n’ajouterez rien à la chose que je vous commande et vous n’en
retrancherez rien » (Deutéronome 4 : 2, cité par Perelman 1984 : 35.)
Ici, la loi s’offre comme complète et intemporelle. Il s’agit d’une loi
ne varietur, ce qui constitue son inconvénient. En effet, dans l’esprit de
Perelman, le droit talmudique, sous-tendu par l’interdit d’y retrancher
251
Stefan Goltzberg
ou d’y ajouter quoi que ce soit, souffre d’une incapacité à s’adapter aux
situations nouvelles. Le droit juif a mis au point plusieurs techniques
afin d’assouplir la rigidité de la loi divine. En premier lieu, la distinction
entre la loi écrite et la loi orale permet d’affirmer que la loi orale a été
transmise en même temps que la loi écrite. Ainsi, de nombreuses inter-
prétations qui passeraient pour des innovations – donc des altérations –
de la loi divine sont assignées à la loi orale. En outre, le droit juif a mis
au point diverses fictions et techniques d’interprétations. Parmi les listes
de règles herméneutiques, on peut citer celle de Rabbi Ishmaël, qui
reprend 13 règles d’interprétation (dont la première est le raisonnement
a fortiori). Ces règles d’interprétation font l’objet, dans le Talmud et la
littérature posttalmudique, d’une élaboration savante rarement égalée
dans l’histoire des systèmes juridiques. Enfin, parmi les principes per-
mettant d’éviter le danger qui guette ce système juridique – le danger
d’une loi qui ne changerait pas – apparaît le principe d’après lequel, dans
certaines conditions, la loi du pays fait office de loi pour les justiciables
du droit juif (Perelman 1984 : 38).
Nous l’avons vu, ces trois ontologies couvrent des réalités multiples,
même si des points de convergences sont à relever. On peut citer parmi
eux le fait que le droit continental et le droit juif sont des droits savants,
par opposition au droit de common law, qui est jurisprudentiel (bien que
l’ontologie du droit de common law fait du juge le découvreur et non le
créateur du droit). En outre, on peut distinguer ces trois ontologies dans
leur rapport à l’édiction de nouvelles lois. Dans le droit de common law,
la source législative est une source à laquelle il n’est fait recours qu’en
cas d’échec du processus de découverte de la loi par le juge. Plus précisé-
ment, on y sollicite l’intervention du législateur lorsque la jurisprudence
donne lieu à des conséquences inacceptables et qu’elle ne parvient pas à
infléchir l’orientation de la pratique judiciaire. Le droit continental, au
contraire, voit dans la loi la source par excellence sinon unique de la loi,
laquelle peut changer : il est prévu dans cette ontologie que le législateur
puisse abroger des lois et en édicter de nouvelles. En d’autres termes, le
législateur continental n’est pas tenu par le verset du Deutéronome qui
interdisait de modifier la loi. Le droit juif, à son tour, voit dans ce verset
un frein à l’abrogation et à l’ajout de toute loi.
252
Les sources perelmaniennes
253
Stefan Goltzberg
Lors d’un débat sur les conditions dans lesquelles un four peut être uti-
lisé, tout en restant rituellement pur, la grande majorité des interprètes se sont
opposés à l’avis du Rabbin Eliézer qui prétendait, à l’encontre de ses adversai-
res, exprimer la volonté authentique de Dieu. Pour prouver qu’il avait raison,
il invoque Dieu, pour qu’il manifeste son approbation au moyen de divers
miracles, qui ne manquent pas de se produire. Comme l’assemblée ne semblait
pas convaincue par les miracles, il prend Dieu à témoin, et une voix céleste
se fait entendre qui soutient le point de vue du Rabbin Eliézer. Là-dessus, le
R. Josué, porte-parole de la majorité, citant le verset du Deutéronome, XXX,
254
Les sources perelmaniennes
Cette histoire, issue du traité du Talmud Baba Metzia 59a est cou-
ramment rapportée (Silberg et Ben Porath 1961 : 310 ; Stone 1965 : 27 ;
Frydman 2007 : 106-107, Steinsaltz 1988 : 134-149). Elle met l’accent sur
le caractère humain de la controverse juridique, et remet en question la
validité d’une opinion fidèle à la parole divine mais qui serait minoritaire
ou qui ne se prêterait pas aux règles de la controverse entre pairs. En outre,
Perelman signale le caractère particulier de l’argumentation talmudique. Il
va jusqu’à parler d’une « déformation » du sens du verset biblique :
Le commentaire, qui abandonne entièrement aux interprètes le pouvoir
de décider du sens de la loi est d’autant plus caractéristique que le passage, qui
fait état du rôle de la majorité, déforme sciemment le texte biblique, lequel dit
exactement le contraire : « Tu ne suivras point la masse pour mal faire et tu ne
déposeras pas, dans un procès pour dévier, pour faire pencher la balance dans le
sens du grand nombre ». (Perelman 1976 : 153.)
1. À vrai dire, Perelman semble citer de mémoire, car le verset ne parle pas de la
Tora explicitement mais dit « Elle », ce qui pourrait renvoyer à la Tora citée plus haut ou
encore à Mitsva (commandement), qui est le dernier mot féminin cité avant le pronom
« elle ».
255
Stefan Goltzberg
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Les sources perelmaniennes
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Stefan Goltzberg
détour des critiques que Vico avait émises à l’endroit du droit naturel
moderne. L’auteur de Topik und Jurisprudenz souhaite renouer avec
cette philosophie topique prémoderne.
À l’inverse de la lecture viehwegienne de l’histoire du droit,
Raoul van Caenegem trouve dans le droit romain médiéval le terreau
qui a fécondé tout le droit naturel moderne. Selon lui, la ligne de par-
tage se fait donc plus tôt, à l’orée du xiie siècle, au moment où les juris-
tes entament l’étude d’un droit qui se veut désormais savant.
258
Les sources perelmaniennes
259
Stefan Goltzberg
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Vérité et logos dans la perspective
de la rhétorique judiciaire.
Contributions perelmaniennes
à la culture juridique du troisième millénaire
Maurizio Manzin
261
Maurizio Manzin
Hitler avaient empli les cimetières d’Eurasie sans qu’une action d’inter-
position efficace du droit comme valeur n’eût pu en enrayer l’ascension.
Au contraire, les lois semblaient avoir été jusqu’à fournir un instrument
de neutralité à la folle logique du Befehl ist Befehl. Cependant que le
court-circuitage juridique du procès de Nuremberg risquait d’être vu
comme une réitération du triomphe de l’autorité (et dès lors, de la force
des puissances sorties vainqueurs) sur le droit dans son expression la plus
connue, l’expression positiviste légaliste1.
En juriste qu’il était, Perelman avait plus que d’autres cette faculté
de méditer sur les conséquences périlleuses de cette tentative carté-
sienne extrême de formalisation de la civilis sapientia du droit. Une
démarche poursuivie tant au détour des longs méandres de la validité
normative indiqués par Hans Kelsen qu’au moyen du rigorisme logi-
ciste des néoempirismes viennois et anglo-saxon (lesquels avaient pour-
tant influencé les premières réflexions perelmaniennes sur la justice)2.
Quels étaient en effet, à bien y regarder, les éléments constitutifs du
panorama de la philosophie et de la théorie du droit qui s’ouvraient
à lui ? D’un côté affleurait, en alternative au légalisme le plus strict, le
confinement de la réflexion au plan linguistique, proposé – et bien que
largement remanié par la suite – par Wittgenstein dans son Tractatus
logico-philosophicus, à savoir une éviction radicale du raisonnement sur
les valeurs du champ de la certitude. De l’autre, la rationalité empirique
a posteriori pratiquée par la sociologie et le réalisme juridique scandi-
nave et américain, ou mieux un renoncement déclaré à toute forme
de recherche d’un fondement logique aux décisions dans les domaines
262
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
1. Pour une analyse critique concise, mais efficace de cette perspective cf. F. Cavalla,
« La concezione empiristica della giurisprudenza. Rilettura di un’opera di Alf Ross »,
Rivista di diritto civile, 5, 1976, p. 528-549.
2. On trouvera une synthèse de la transition du formalisme méthodologique kelsé-
nien aux premières approches postpositivistes dans la perspective d’une refondation rhé-
torique de la logique juridique dans M. Manzin, Rhetorical vs. Syllogistic Models of Legal
Reasoning: the Italian Experience, in F.H. Van Eemeren & Al., Proceedings of the 7th Conference
on Argumentation of the International Society for the Study of Argumentation, Amsterdam,
29 Juin-2 Juillet, 2010, Amsterdam, Rozenberg / Sic Sat, 2011, p. 1165-1174.
263
Maurizio Manzin
1. Pour une lecture critique du débat postpositiviste sur le droit dans la jurispru-
dence anglo-saxonne cf. M. Manzin, La verità retorica del diritto, in D. Patterson, Diritto e
verità, tr. it., Milan, Giuffrè, 2010, p. IX-LI.
2. Aujourd’hui, Michel Meyer, l’élève de Perelman, reprend et approfondit sa
position sur la crise du rationalisme moderne. L’issue, face à la sensation d’égarement
provoquée par la crise de la rationalité scientifique, est, d’après Meyer, une refondation
problématologique de la philosophie, de la science même et du langage (cf. M. Meyer,
De la problématologie. Philosophie, science et langage, tr. it., Parme, Pratiche, 1991).
3. Il est communément admis que le mérite d’avoir restauré, avec « éclat » et
« dignité scientifique », le crédit du modèle classique de la rhétorique revient à Perelman
et à ses principaux ouvrages d’argumentation (cf. par ex. B. Mortara Garavelli, Manuale
di retorica, Milan, Bompiani, 2010, p. 7). Sur le degré d’acceptation de ce modèle, voir
les observations critiques de F. Cavalla, s.v. Topica giuridica, in Enciclopedia del diritto,
Milan, Giuffrè, 1992, surtout p. 737-738 et plus récemment, G. Damele, « Aristotele
e Perelman: retorica antica e “nuova retorica” », Rivista di Filosofia, XCIX, 1, 2008,
p. 105-114.
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
2 . S E P T I N T U I T I O N S P O U R L A C U LT U R E J U R I D I Q U E
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
1. Cf. R. Dworkin, I diritti presi sul serio, tr. it., Bologne, Il Mulino, 1982.
2. Cf. C. Perelman, La Justice, tr. it., Turin, Giappichelli, 1959, mais surtout
l’ouvrage suivant Justice et Raison, op. cit.
3. Francesco Cavalla, partant d’une étude du Contra Academicos de saint Augustin
(Aug., contra ac. 2, 9. 22), a démontré que la position dogmatique (pour laquelle il existe
une vérité péremptoire) et la position radicalement sceptique (pour laquelle il n’existe pas
de vérité péremptoire) constituent deux alternatives spéculaires par rapport auxquelles
la seule médiation possible est celle qui est opérée par la dialectique, à savoir la vérité,
pour elle-même indéniable, qui fait l’objet d’une recherche rationnelle et dialogique
constante. Cf. de manière diffuse F. Cavalla, Scientia, sapientia ed esperienza sociale, 2 vol.,
Padoue, Cedam, 1974, ainsi que La prospettiva processuale del diritto, Padoue, Cedam,
1991, p. 16-20. Sur ce point, voir aussi nos réflexions in M. Manzin, Ordine politico e
verità in Sant’Agostino. Riflessioni sulla crisi della scienza moderna, Padoue, Cedam, 1998.
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Maurizio Manzin
« déductive », tandis que la valeur, en tant que telle, n’est pas considérée
comme une espèce de « principe premier » doté d’autoévidence1.
La deuxième intuition, qui doit être lue avec la première, s’inté-
resse à la capacité rationnelle à se tourner, d’un point de vue dialectique,
vers les valeurs. En ayant exclu le caractère dogmatique, et dès lors
volontariste, des valeurs, Perelman en admet explicitement la nature
rationnelle, puisque les valeurs appartiennent au logos et qu’en tant que
telles elles peuvent être recherchées au moyen de processus mentaux
et discursifs régulés par des critères suscitant en général l’approbation
des interlocuteurs (tels que la cohérence, la vérification empirique, la
correspondance aux fins, l’autorité, etc. etc.). Si la formalisation paraît
en effet tout à fait inappropriée lorsqu’il s’agit de rechercher des valeurs
dans le droit et au moyen du droit, puisqu’elle exclut ex professo, cela
ne suppose pas pour autant l’absence de toute forme de rationalité en
mesure de les identifier, sauf à nier l’existence même de toute forme
rationnelle autre que les formes carnapiennes de cohérence des axiomes
et de vérification expérimentale (une telle négation aurait toutefois une
saveur inévitablement dogmatique)2. La conviction perelmanienne de
la rationalité du rapport entre droit et valeur indique un axe de recher-
che qui exclut le scepticisme, si par ce terme, on entend l’attitude de ceux
qui considèrent que la raison est incapable de formuler des jugements
dotés de vérité, autrement dit irréfutables du point de vue logique,
sur les questions inhérentes aux valeurs. Et parce qu’une telle attitude
caractérise ceux qui assimilent tout discours sur la valeur à un simple
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Maurizio Manzin
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
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Maurizio Manzin
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
dispose pas d’axiomes, qui correspondraient aux lois dans une vision
formalistico-normativiste, i. e. d’éléments déjà constitués et clairs d’un
point de vue sémantique dont il ne serait que la bouche. Au contraire,
les parties soumettent au juge une série d’argumentations fondées
sur des opinions qui concernent tant le droit que le fait et attendent
son évaluation quant à la décision. La logique applicable au juge-
ment est donc de type argumentatif et enthymématique – il ne s’agit
pas d’une « subsomption » simple et automatique du cas d’espèce à
la norme générale – irréductible aux canons de la déduction syllo-
gistique. Dans ce cas, l’intuition de Perelman indique une direction
de recherche vers les formes de raisonnement permettant au mieux
au juge ou, dans certains degrés et systèmes judiciaires, au jury de
procéder à une série de contrôles sur l’approbativité des discours des
parties1. Une intuition de toute première importance d’un point de
vue de la légitimation, puisqu’elle implique un modèle processuel
dialogique (et donc de préférence isonomique)2, où la justification de
la décision peut faire abstraction des arguments débattus, plutôt qu’un
à ce droit consistant à persuader et à convaincre et qui avaient écrit des ouvrages intitulés
Rhétorique, Dialectique et Topique. Cette découverte n’est pas dépourvue d’intérêt pour la
logique juridique, étant donné que, si le raisonnement du juge doit précisément s’effor-
cer d’aboutir à des solutions équitables, raisonnables et acceptables, indépendamment de
leur conformité à des normes juridiques positives, il est essentiel de pouvoir répondre à
la question : “Par quels procédés intellectuels le juge arrive-t-il à considérer telle déci-
sion comme équitable, raisonnable ou acceptable, alors que précisément il a affaire à des
notions éminemment controversées ?” […] En l’absence de techniques unanimement
admises, il convient donc de recourir aux raisonnements dialectiques et rhétoriques qui
s’imposent pour établir un accord sur des valeurs et leur application dans le domaine
juridique, où cette décision fait l’objet d’une controverse ».
1. C. Perelman, Logique juridique, op. cit., p. 204-264 : 264 : « La logique juridique,
et plus spécialement la logique judiciaire, que nous avons cherchée de tirer de l’analyse
du raisonnement des juristes et plus particulièrement de celui des Cours de cassation se
présente, en conclusion, non comme une logique formelle, mais comme une argumen-
tation dépendant de la manière dont les législateurs et les juges conçoivent leur mission
et de l’idée qu’ils ont du droit et de son fonctionnement dans la société ».
2. Sur les concepts d’« ordre isonomique » et « asymétrique », voir surtout
A. Giuliani, Il concetto di prova. Contributo alla logica giuridica, Milan, Giuffrè, 1971, ainsi
que s.v. Teoria dell’argomentazione, in Enciclopedia del diritto, XXV, Milan, Giuffrè, 1975,
p. 13-34. Sur la transition entre les deux types d’ordre, voir D. Velo Dalbrenta, Nemo
inauditus damnari potest. Storia, metamorfosi, limiti del principio del contraddittorio nel pro-
cesso penale, in M. Manzin, F. Puppo (de), Audiatur et altera pars, op. cit., p. 114-157.
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Maurizio Manzin
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
1. Sur ce dernier point, voir S. Fuselli, « “In principio era l’emozione”. Per una
lettura della teoria di A. Damasio », Verifiche, 1-3, 2011, p. 23-60 (surtout § 7 suiv. où
il analyse les lógoi éunyloi décrits dans le De anima d’Aristote). Dans son essai sur la rhé-
torique, Michel Meyer a mis en évidence la connectivité, déjà indiquée par Aristote et
consistant dans le rapport entre le locuteur (ethos) et un interlocuteur (pathos) au moyen
d’un langage (logos). Cf. M. Meyer, La Rhétorique, Bologne, Il Mulino, 1997, surtout le
premier chapitre.
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3 . L E S L I M I T E S D E L’ É P I S T É M O L O G I E P E R E L M A N I E N N E
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Maurizio Manzin
qui prévaut (en d’autres termes, sa logique serait plus une « dialectique-
rhétorique » qu’une « rhétorique-dialectique), et cela expliquerait la
négligence, voire la défiance, qu’il manifeste à l’égard des implications
esthétiques de la rhétorique, des implications qui ne troublent aucu-
nement Platon ni Aristote ni l’ensemble des disciples de la tradition
libérale des arts.
La deuxième catégorie de critiques perelmaniennes nous semble
plus grave, dès lors qu’elles sont à proprement parler d’ordre épistémo-
logique. Si nous devions en effet assumer jusqu’au bout cette accen-
tuation dialectique des procédés argumentatifs, nous devrions nous
attendre à ce que Perelman propose un modèle normatif de rationalité,
autant que le sont le modèle cartésien ou, si l’on préfère, le modèle
carnapien, à savoir des modèles « forts » dans lesquels la recherche de
la vérité use de preuves tirées de la cohérence formelle des déductions
ou de la vérification empirique des observations. En revanche, si d’une
part Perelman craint l’irrationalisme d’une rhétorique esthétique, de
l’autre, il hésite à considérer les procédés argumentatifs comme géné-
rateurs de vérité. Tout cela s’affirme avec une singulière évidence
dans la Troisième partie de son Traité, où la « minorité cognitive »
de la néorhétorique émerge de la même dénomination des groupes
d’arguments, quasi logiques, basés sur la structure du réel et sur les raisons
qui fondent une telle structure1. L’étroite analogie avec la connaissance
scientifique, qui demeure la pierre de touche de chaque forme de
savoir ainsi que l’unique garante de ce qui est logique et réel, ne peut
nous échapper. L’argumentation aurait donc pour Perelman un sim-
ple caractère mimétique. Ainsi, plus elle « s’assimilera » aux déductions
formelles et aux vérifications expérimentales, plus ses résultats susci-
teront l’approbation de l’auditoire, lequel, puisqu’il est « universel »,
logique juridique, voir surtout F. Cavalla, « Della possibilità di fondare la logica giudi-
ziaria sulla struttura del principio di non contraddizione. Saggio introduttivo », Verifiche,
1, 1983, p. 5-38; « A proposito della ricerca della verità nel processo », Verifiche, 4, 1984,
p. 469-514; Il controllo razionale tra logica, dialettica e retorica, in M. Basciu (de), Diritto
penale, controllo di razionalità e garanzie del cittadino. Actes du XXe congrès national de la Société
italienne de philosophie juridique et politique, Padoue, Cedam, 1998, p. 21-53.
1. Cf. Traité, op. cit., p. 202.
280
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
peut se laisser plus aisément convaincre par des discours rappelant des
vérités scientifiques, qui sont, d’un point de vue cartésien, acquises
depuis toujours et pour toujours. Ce privilège implicite accordé aux
critères carnapiens de vérité révèle chez Perelman une résistance à
dépasser le rationalisme de la modernité, mais également le scientisme
positiviste et mesure la distance qui le sépare de la conception aristo-
télicienne, selon laquelle « l’être se dit de multiples manières »1 et non
pas uniquement de manières apodictique et empirico-expérimentale.
Comme nous allons bientôt le voir, nous croyons, quant à nous, que
ces forces autonomes et non mimétiques du logos peuvent se libérer
également dans le champ du raisonnement juridique. Cela requiert
pourtant une réorientation de la gnoséologie argumentative et une
lecture aléthique, qui supprimerait toute entrave à la capacité qu’a la
vérité de se révéler sous des traits non usuels et surtout tout préjugé
antimétaphysique.
La troisième catégorie, portant sur les résidus psychosociologi-
ques éventuellement présents dans la théorie perelmanienne, dépend
de cette « carence aléthique » de la néorhétorique. Si les seules véri-
tés pouvant être prouvées s’obtiennent en effet grâce à des procédés
scientifiques, que reste-t-il aux arts du discours, si ce n’est cette seule
possibilité d’obtenir l’adhésion de l’auditoire à des opinions préci-
ses, comme si il s’agissait de descriptions recueillies par une approche
axiomatique ou expérimentale. Le résultat acquis, la « persuasion »,
n’aurait naturellement pas le « contenu » des vérités scientifiques,
mais en posséderait la « forme », autrement dit l’auditoire semblerait
convaincu de ces opinions comme si quelqu’un lui avait soumis une
preuve véritable. Perelman affirme que ce fait est imputable précisé-
ment à la nature mimétique des procédés argumentatifs par rapport
au modèle « fort » de la science et pas à une opération d’hypnose
psychologique. Le médium de l’action de persuasion serait donc la
raison et non l’émotion, mais une raison plus « faible » que la rai-
son authentiquement scientifique, un bien-fondé, une justesse. Une
281
Maurizio Manzin
raison sans vérité, mais non sans une apparence de vérité1. Voilà
pourquoi Perelman recourt au concept aristotélicien d’eikos (« vrai-
semblance »), i. e. quelque chose qui a la « forme » du vrai et qui,
en tant que tel, génère la persuasion. Si l’on distingue à présent au
sens radical vrai/vraisemblable, à savoir vérité (aletheia) et opinion
(doxa), comme semble l’avoir fait Platon lui-même dans ses dialogues
de jeunesse, l’on finit inévitablement par prêter le flanc aux détrac-
teurs de la rhétorique, qui la taxent irrémédiablement de duperie.
Le terme « vraisemblance » posséderait, dans ce cas, une acception
négative : une chose semble être une vérité, mais ne l’est pas2. Il ne
reste dès lors comme affectus de l’auditoire qu’un simple état psycho-
logique. Si, en revanche, l’on accordait une « gradation » à la vérité,
cet étroit dualisme vrai/faux en sortirait affaibli, comme dans Le
Sophiste de Platon précisément, où l’on admet qu’une chose peut,
dans une certaine mesure, être et ne pas être en même temps (ce qui
serait la nature même de la doxa, un savoir particulier en attente de
vérification). En somme, le logos agirait tantôt en se montrant tantôt
en se cachant, selon l’étymologie même du mot aletheia. De ce point
de vue, la « vraisemblance » ne serait pas synonyme de mensonge,
mais uniquement une manière particulière de « dire l’être », qui ren-
voie à une méthodologie différente de la méthodologie scientifi-
que. La rhétorique userait en conséquence d’une persuasion qui ne
trompe pas l’auditoire, puisqu’elle reste à sa façon rationnellement
contrôlable, de la même manière que le sont, à leur façon, les pro-
cédés apodictiques et dialectiques. La rhétorique assurerait donc sa
vérité, qui, à l’instar des autres démonstrations logiques, reste fon-
dée sur la non-contradiction. La différence résiderait dans la nature
du contexte, du langage et des prémisses : le syllogisme apodictique
282
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
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4 . L A P U I S S A N C E D E L’ A P P RO C H E R H É TO R I Q U E D U D RO I T :
M ÉTHO DO LOG IE, DÉO NTOLO GIE, EST H ÉT IQUE
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Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
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Maurizio Manzin
1. Sur ce thème, cf. rec. M. Ronco, « Sulla separazione del ruolo del giudice
dal ruolo del pubblico ministero », Archivio penale, 2, 2011 (n.s.), p. 321-329, dis-
ponible également en ligne à l’url <http://www.archiviopenale.it/joomla/index.
php?option=com_content&view=article&id=109&Itemid=62>.
2. Sur la formation rhétorique de l’avocat, cf. M. Manzin, La formazione dei for-
matori: come si insegna nel « ginnasio forense », in P. Moro (de), Educazione forense.
Sul metodo della didattica giuridica, Trieste, eut, 2011, p. 23-34; P. Moro (de), Scrittura
forense. Manuale di redazione del parere motivato e dell’atto giudiziale, Turin, Utet,
2008; P. Moro (de), La responsabilità contrattuale. Atti giudiziari commentati, Milan,
Giuffrè, 2010.
286
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire
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Maurizio Manzin
lien entre vérité et beauté, si présent chez les auteurs classiques1. Dans les
limites du champ de l’argumentation aussi, il est utile de rappeler que
la préparation d’artifices esthétiques répond, en premier lieu, à des exi-
gences concrètes d’« aménagement d’un environnement » dans lequel
les interlocuteurs peuvent exprimer pacifiquement2 leurs raisons et
où les symboles de la liturgie institutionnelle sont là pour préserver la
mémoire du fondement rendant possible la recherche de la vérité.
Si aujourd’hui, ces perspectives, permettant d’élargir le panorama de
la théorie et de la pratique du droit, mais aussi d’offrir des réponses nou-
velles aux exigences contemporaines, rencontrent moins de résistances et
l’intérêt d’un nombre croissant de chercheurs potentiellement intéressés,
le mérite en revient également à l’œuvre pionnière de Chaïm Perelman,
qui, en ces années encore largement dominées par l’empirisme logique
et le formalisme normativiste, sut exprimer une rupture avec les doc-
trines de l’âge moderne, nous invitant ainsi à tourner, à nouveau, notre
regard vers les racines classiques de notre culture.
288
Conclusion
La postérité de Perelman
Benoît Frydman
289
Benoît Frydman
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Collection « L’interrogation philosophique »
291
Composé par JOUVE
1, rue du Docteur-Sauvé – 53101 Mayenne
860010L – Dépôt légal : mai 2012