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Chaïm Perelman

L’interrogation philosophique
Collection dirigée
par Michel Meyer
Professeur à l’Université libre de Bruxelles
Chaïm Perelman
(1912-2012)

De la nouvelle rhétorique
à la logique juridique

Sous la direction de
Benoît Frydman et Michel Meyer

PRESSES UNIVERSITAIRES
DE FRANCE
isbn 972-2-13-059364-5
issn 1159-6120
Dépôt légal – 1re édition : 2012, mai
© Presses Universitaires de France, 2012
6, avenue Reille, 75014 Paris
Présentation des auteurs

Ruth Amossy est professeur à l’université de Tel-Aviv. Elle est la


rédactrice en chef de la revue en ligne Argumentation et analyse du discours
et l’auteur de divers ouvrages sur le cliché et le stéréotype, sur l’argu-
mentation rhétorique (L’Argumentation dans le discours, 3e éd., 2010), et
sur l’ethos (La Présentation de soi, 2010).
Marc Angenot est un historien des idées et théoricien de la rhéto-
rique. Il est depuis 1967 professeur à l’université McGill de Montréal.
En 2008, il publie Dialogue de sourds, traité de rhétorique antilogique.
Marc André Bernier est titulaire de la chaire de recherche du Canada
en rhétorique et président de la Société internationale d’étude du dix-
huitième siècle (sieds/isecs. Ses travaux interrogent le roman libertin ou
encore l’écriture de l’histoire à la lumière de la tradition rhétorique. Il
a fait paraître récemment La Raison exaltée. Études sur De la littérature de
Madame de Staël (Québec, Presses de l’université Laval, 2011).
Philippe Breton est professeur des universités, docteur d’État en
sciences de l’information et de la communication. Il enseigne à l’univer-
sité de Strasbourg et anime des formations en l’argumentation à l’École
nationale d’administration (ena). Il est l’auteur de nombreux ouvrages
consacrés à la théorie et à la pratique de l’argumentation, notamment
Convaincre sans manipuler, aux Éditions La Découverte.
Pierre Brunet est professeur de droit public à l’université de Paris-
Ouest-Nanterre où il dirige l’umr cnrs 7074 (Centre de théorie et
analyse du droit) et membre junior de l’Institut universitaire de France

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Chaïm Perelman

(iuf). Il a notamment publié Vouloir pour la nation. Le concept de représen-


tation dans la théorie de l’État (Paris, lgdj-Bruylant, 2004, préf. Michel
Troper) et dirigé le volume Questions contemporaines de théorie analytique
du droit, Madrid, Marcial Pons, 2011.
Mireille Delmas-Marty est professeur honoraire au Collège de
France (chaire d’études juridiques comparatives et internationalisation
du droit) et membre de l’Académie des sciences morales et politiques.
Elle a publié de nombreux ouvrages sur l’internationalisation et la mon-
dialisation du droit, le droit comparé et la théorie du droit, parmi les-
quels Les Forces imaginantes du droit (Le Seuil, 2004-2011, 4 volumes
parus à ce jour).
Marie-Anne Frison-Roche est professeur des universités à
Sciences Po Paris. Ses travaux et ses enseignements portent sur le droit
économique, en particulier le droit de la régulation, mais aussi sur la
logique juridique, la philosophie du droit, ainsi que les rapports du droit
et de la littérature. Elle a publié une quinzaine d’ouvrages, dont le plus
récent Les 100 mots de la régulation (puf, coll. « Que sais-je ? », 2010).
Benoit Frydman est professeur à l’université libre de Bruxelles et
directeur du centre Perelman de philosophie du droit. Il est membre de
l’Académie royale des sciences et vice-président de l’Académie euro-
péenne de théorie du droit. Il a notamment publié Le Sens des lois. Histoire
de l’interprétation et de la raison juridique (lgdj-Bruylant, 3e éd., 2011).
Stefan Goltzberg, philosophe et linguiste de formation, a rédigé sa
thèse de doctorat sur la théorie de l’argumentation juridique au Centre
Perelman de Philosophie du Droit. Il prépare un ouvrage sur Perelman
et l’argumentation juridique.
Henrique Carlos Jules Ribeiro est professeur à la Faculté des
Lettres de l’université de Coimbra (Portugal). Il est l’éditeur de Rhetoric
and Argumentation in the Beginning of the XXIst Century (Coimbra University
Press, Coimbra, 2009).
Maurizio Manzin est professeur de philosophie du droit à la
Faculté de Droit de l’Université de Trente en Italie. Il a fondé et pré-
side le cermeg, Centre de recherche sur la méthodologie juridique. Il a
notamment publié Ordo Iuris. La nascita del pensiero sistematico (Milano,
Franco Angeli, 2008).

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Présentation des auteurs

Alain Lempereur est professeur titulaire de la Chaire Alan B. Slifka


à l’université de Brandeis et membre du comité exécutif du Programme
de négociation à la Harvard Law School. Il est philosophe et juriste des
Universités de Bruxelles et Harvard. Avec Jacques Salzer et Aurélien
Colson, il a également publié Méthode de négociation et Méthode de média-
tion, ouvrages traduits en plusieurs langues.
Michel Meyer est professeur de philosophie et de rhétorique à
l’Université de Bruxelles. Son nom est associé à une nouvelle philo-
sophie, la problématologie, qui est centrée sur le questionnement. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages sur les passions, le questionnement, ou
encore la rhétorique, traduits en plus d’une dizaine de langues, dont
Principia Rhetorica (Fayard, 2008 ; puf, 2010).

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Introduction

PERELMAN ET L’ÉCOLE DE BRUXELLES

Michel Meyer

Chaïm Perelman aurait eu 100 ans cette année. Né en 1912, il fit


ses études ainsi que toute sa carrière à l’Université libre de Bruxelles.
Elle aura été le lieu de cette grande révolution qui a été la sienne :
remettre la rhétorique et l’argumentation à l’honneur, après des
siècles d’effacement. En réalité, Perelman laisse derrière lui une
double orientation, la rhétorique, d’une part, comme il vient d’être
dit, mais aussi la philosophie du droit. Le droit avait, à ses yeux, la
fonction résolutoire qui faisait défaut à la philosophie en matière
d’éthique. Car l’argumentation est la science des conflits. C’est peut-
être pour cette raison que l’héritage direct de la pensée de Perelman
devait déboucher sur une vision du problématique comme tel. C’est
ce que j’ai appelé la problématologie. Elle intègre la rhétorique et l’argu-
mentation au sein d’une vision philosophique générale. Perelman a
soutenu cette approche dès son apparition (1977-1979). En philo-
sophie, le problématique est son propre objet, et l’argumentation en
est son usage intersubjectif. Aujourd’hui, l’École de Bruxelles conti-
nue de travailler en argumentation, mais en l’appliquant surtout à des
microsujets.
Ironie du sort, c’est l’inverse que l’on peut observer en philosophie
du droit, grâce aux travaux de Benoît Frydman, qui renouvellent cette
approche capitale de la pensée de Perelman. On ne peut que se réjouir

13
Michel Meyer

de l’impulsion qu’il a su donner au Centre Perelman de philosophie du


droit, ancré à l’Université libre de Bruxelles.
Comme on le sait, l’héritage direct de l’œuvre de Perelman s’est
amplement développé de par le monde. La rhétorique est partout à
l’honneur à l’heure actuelle, mais la réflexion sur le droit également. Elle
a profité de la judiciarisation de la société démocratique moderne pour
s’universaliser à son tour.
L’ouvrage qu’on va lire consacre cet héritage, tant en rhétorique
qu’en droit, en le prolongeant par des contributions originales.
Bruxelles, le 31 décembre 2011

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Les enjeux du « déraisonnable » :
rhétorique de la persuasion
et rhétorique du dissensus

Ruth Amossy

Les notions de « raisonnable » et de « déraisonnable » dont Chaim


Perleman a fait les piliers de la rhétorique et du droit ont maintes fois été
commentées, reprises et adaptées (Makau 1984, Laughlin & Hugues 1986,
Kamenka & Ehr-soon Tay 1993, Wintgens 1993, Gross & Dearin 2003,
Warnick 2009, pour ne citer que ceux-là). Il m’a semblé cependant
utile d’y revenir à la fois pour souligner leurs bénéfices et pour appro-
fondir les questions qu’elles ne manquent pas de susciter. Ces questions
s’avèrent d’autant plus prégnantes qu’elles touchent aussi bien à notre
compréhension de la démocratie contemporaine qu’à notre conception
de la rhétorique dans ses fonctions sociales.
C’est principalement la notion de déraisonnable, plus amplement
développée dans les travaux de Perelman sur le droit (Perelman 1984,
1990), que je voudrais reprendre ici. C’est qu’elle n’y figure pas seule-
ment le pendant du raisonnable : elle en est principalement la limite,
la frontière que des positions divergentes également raisonnables ne
peuvent dépasser, la ligne au-delà de laquelle aucune légitimité n’est
possible. Elle réintroduit de ce fait au cœur du pluralisme la possibilité
d’un accord qui doit faire l’unanimité. En effet, dans une société don-
née, le raisonnable selon Perelman peut revêtir des formes multiples
et légitimer des positions divergentes, alors que le déraisonnable serait

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Ruth Amossy

spontanément reconnu et censuré par tous. Cette capacité du juge, mais


aussi de l’ensemble des citoyens, à s’entendre sur ce qui est déraisonna-
ble, est censée délimiter l’espace dans lequel s’exerce le jugement.
Au-delà des frontières ainsi assignées au magistrat qui doit trancher
sur un cas particulier, la notion de déraisonnable n’est pas sans avoir
d’importantes répercussions sur l’ensemble de la rhétorique comme ges-
tion des affaires humaines. Elle devrait en effet empêcher les déborde-
ments qu’entraînerait toute infraction flagrante au bon sens partagé, et
permettre d’éliminer les options qui de façon évidente n’y souscrivent
pas. Aucun auditoire ne peut adhérer à une thèse qui apparaît clairement,
aux yeux de tous, comme déraisonnable. En d’autres termes, la notion
de déraisonnable (qui n’est pas travaillée dans La Nouvelle Rhétorique
mais qui est développée dans plusieurs articles rassemblés dans Éthique
et Droit), stipule que si diverses thèses peuvent remporter l’adhésion de
l’auditoire, aucun assentiment ne peut en revanche être donné à ce qui
apparaît en violation flagrante avec les règles du bon sens.
Toute problématisation de la notion de déraisonnable risque alors de
fissurer l’édifice rhétorique, c’est-à-dire de compromettre la capacité du
raisonnement partagé à assurer la bonne gestion des affaires humaines.
C’est ce chemin périlleux que je voudrais pourtant emprunter pour
approfondir, par ce biais, la nouvelle rhétorique de Perelman et les pos-
sibilités qu’elle nous ouvre jusque dans son réexamen critique. Il me
semble en effet que l’exploration de cette notion permet de mieux per-
cevoir les limites d’une rhétorique centrée sur l’accord. Elle souligne
ce faisant la nécessité d’une rhétorique du dissensus où la nature et les
fonctions du déraisonnable se trouveraient radicalement redéfinies.

1 . Q U ’ E S T- C E Q U E L E R A I S O N N A B L E ?

Un bref rappel s’impose à l’orée de cette réflexion. On sait que c’est


pour ne pas abandonner « les affaires humaines » à l’arbitraire que
Perelman établit une dissociation de la notion de raison, dans le sens
où il définit la technique de la dissociation dans sa Nouvelle Rhétorique

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Les enjeux du « déraisonnable »

(1970 [1958]). La dissociation, rappelons-le, porte sur des éléments


confondus dans une même notion, c’est-à-dire indûment associés là où
il conviendrait au contraire de les maintenir séparés. Dans ce sens, elle
entraîne un véritable remaniement des données conceptuelles qui peut
mener à une façon nouvelle de percevoir une situation ou de penser un
problème. En l’occurrence, Perelman distingue le rationnel du raison-
nable. En d’autres termes, il dissocie dans la raison deux aspects distincts
qu’une vision unitaire de la notion empêche de saisir dans leur diffé-
rence, pour en tirer des conclusions inédites visant à refonder tant la
philosophie du droit, que la réflexion sur la communication et l’action
sociales développée dans diverses disciplines des sciences de l’homme.
En un premier temps, la distinction s’appuie sur l’usage courant.
On voit bien, en effet, note Perelman dans « The Rational and the
Reasonable », qu’on peut dire d’une déduction logique qu’elle est ration-
nelle, mais pas qu’elle est raisonnable ; et si on peut qualifier un compro-
mis de raisonnable, on ne dira pas pour autant qu’il est rationnel. Dans
certains cas, le rationnel et le raisonnable peuvent même être en contra-
diction : la solution proposée pour régler un problème de société peut
être rationnelle sans être pour autant raisonnable (Perelman 1979 : 117).
Qu’est-ce donc qui différencie les deux notions ? Le rationnel cor-
respond, selon Perelman, à la raison mathématique. De l’ordre de la
démonstration scientifique, il consiste dans une inférence qui tire une
conclusion à partir de prémisses ; il repose sur « un système de pro-
positions nécessaires qui s’impose à tous les êtres raisonnables, et sur
lesquelles l’accord est inévitable » (1970 [1958] : 2). Le rationnel se révèle
dans un esprit singulier et s’il est universel, c’est qu’il est nécessaire ; il
ne laisse pas de place aux divergences, il doit faire l’accord sur la vérité
qui, par définition, est une. Il en ressort qu’il est en soi valable pour tous,
indépendamment des circonstances et des agents humains – il ne doit
rien à l’expérience ou au dialogue. Perelman parle dans la même veine
du « raisonnement théorique » qu’il oppose au « raisonnement prati-
que » (titre d’un article reproduit dans Éthique et Droit1) – et qui recoupe

1. « Le raisonnement pratique », originellement publié en 1966 dans La Philosophie


contemporaine, Firenze, La Nuova Italia, vol. 1, p. 168-176.

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Ruth Amossy

par ailleurs la définition de la « démonstration » dans son opposition à


l’argumentation. Le raisonnement théorique est celui qui « découle de
prémisses en fonction de règles d’inférence incontestées, indépendam-
ment de l’intervention de toute volonté humaine » (1990 : 333) :
Le fait que la conclusion découle des prémisses, d’une façon pour ainsi dire
impersonnelle, permet d’élaborer, dans le domaine du raisonnement théorique,
une logique de la démonstration purement formelle, et même d’utiliser, en
cette matière, des machines à calculer (ibid. : 335).

Dans cette perspective, le rationnel s’autorégule dans un processus


logique autosuffisant qui ne s’embarrasse pas des sujets qui le mettent en
pratique, et qui sépare la raison des autres facultés humaines. L’homme
purement rationnel serait « un être humain unilatéral fonctionnant méca-
niquement […] et insensible à la réaction de son milieu : il est l’opposé
de l’homme raisonnable », écrit Perelman dans « The Rational and the
Reasonable » (1979 : 118 ; je traduis). On comprend qu’un homme qui
laisserait de côté tout ce qui est affect, croyance, attachement aux valeurs
de la communauté serait « privé d’humanité » (ibid.). Selon Bertrand
Russell, auquel se réfère Perelman, ce serait purement et simplement un
monstre inhumain (ibid.). L’histoire de la Seconde Guerre mondiale en
avait fourni des exemples notoires auxquels Perelman devait être parti-
culièrement sensible.
Cette image de la rationalité pure montre qu’elle ne peut régir
le champ de la décision ou de l’action humaine, qui mettent en jeu
des valeurs et ne relèvent pas d’un processus logique dont les résultats
seraient contraignants. C’est à ce point qu’intervient le raisonnement
pratique, qui étend la notion de raison et permet de ne pas reverser dans
l’irrationnel et l’arbitraire tout ce qui ne relève pas de la démonstration
scientifique. Perelman écrit dans « Morale et libre examen »1 :
L’important, pour notre propos, est de noter que nous raisonnons égale-
ment quand nous discutons, quand nous délibérons, quand nous pesons le pour
et le contre. Quand nous critiquons et cherchons à justifier, nous appliquons

1. Originellement paru dans « Morale et libre examen », Revue de l’université de


Bruxelles, mai-juin 1966, p. 320-331.

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Les enjeux du « déraisonnable »

également nos facultés de raisonnement, et l’on peut concevoir une critique et


une justification rationnelles. Or, ces activités sont essentielles à la pratique,
et spécialement à la vie morale (1990 : 385-6).
Le raisonnement pratique, qui exerce nos facultés de réflexion et de
jugement sur des matières qui ne comportent pas de vérité ultime et
contraignante, vise au raisonnable dans le sens de ce qui est acceptable
dans un milieu donné – et, au-delà, ce qui devrait sembler acceptable à
tout homme de bon sens. La notion recoupe ainsi celle de vraisemblable
qui fonde la rhétorique, où l’art de persuader vise à entraîner l’adhésion
des esprits sur ce qui peut paraître plausible à l’auditoire sur une question
donnée. Centré sur le raisonnable, le raisonnement pratique ne se déploie
pas dans l’abstrait : il est tributaire d’agents humains pris dans un processus
de communication, qui exercent leur activité dans un contexte particulier,
en fonction des croyances et valeurs de leur milieu. C’est dire que le rai-
sonnable a partie liée avec le sens commun comme forme de connaissance
socialisée. Aussi est-il contingent et négociable à l’intérieur d’une commu-
nauté humaine, alors que le rationnel est nécessaire et valable en soi, en
tout temps et en tous lieux. La pensée de Perelman nous situe désormais
dans une logique de sujets, qui est aussi une logique des valeurs.
On voit l’importance d’une dissociation qui établit dans la notion
de raison une distinction de nature entre le raisonnement mathémati-
que et la démonstration scientifique purs, d’un côté, et le raisonnement
pratique fondé sur l’intersubjectivité et le lien social, de l’autre. Elle
permet de poser une conception de la rationalité qui couvre le domaine
de la « pensée non formalisée » (Perelman 1997 : 177), c’est-à-dire qui
dépasse ce que la Nouvelle rhétorique qualifie de « conception étriquée
de la raison » (1970 [1958] : 682), « une limitation indue et parfaite-
ment injustifiée du domaine où intervient notre faculté de raisonner et
de prouver » (ibid. : 4). La mise en valeur du raisonnable permet ainsi de
replacer sous le joug de la raison tout ce qui échappe au raisonnement
mathématique, à savoir l’ensemble des affaires humaines, le vaste champ
des décisions et des actions individuelles et collectives. Elle permet de
refonder la raison pratique en fondant la vie courante sur des raisonne-
ments qui prennent la forme d’argumentations, à savoir de discours qui
viennent fournir des raisons et des justifications à un choix donné dont

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Ruth Amossy

il importe de prouver aux autres (et/ou à soi-même) le bien-fondé.


Elle permet de prouver qu’une action est préférable à une autre, qu’une
valeur doit prévaloir sur une autre dans une situation donnée, selon des
procédures argumentatives destinées à susciter la décision de sujets appe-
lés à exercer leur liberté de jugement – la décision « dépend de celui qui
la prend, sans qu’elle découle de prémisses en fonction de règles d’infé-
rence incontestées, indépendamment de l’intervention de toute volonté
humaine » (Perelman 1990 : 333).
Cette conception, on l’a vu, s’enracine dans un credo : l’impossibilité
de poser une Vérité absolue dans l’espace des affaires humaines. Or, en
l’absence d’une vérité contraignante dans le champ du raisonnement pra-
tique, une pluralité d’opinions raisonnables est possible. « Il y a plusieurs
façons d’être raisonnable, et ce n’est pas parce qu’elles ne sont pas d’accord
sur une décision à prendre que deux personnes ne peuvent pas être, tou-
tes deux, raisonnables », écrit Perelman dans « Morale et libre examen »
(1990 : 388). Et d’ajouter dans « Autorité, idéologie et violence »1 : « rien
ne nous garantit, en matière pratique, l’existence d’une seule solution rai-
sonnable » (1990 : 400). « Désaccord et rationalité des décisions »2 souligne
que lorsqu’une décision doit être prise et une ligne de conduite adoptée,
des procédures doivent éventuellement être mises en place pour
trancher le conflit entre deux prises de position également raisonnables.
Mais cela ne signifie pas que l’attitude écartée par une pareille procédure doive
être disqualifiée et considérée comme déraisonnable. […] Quand, dans une
communauté politique, ou devant un tribunal, il faut choisir entre plusieurs
éventualités, également raisonnables, le critère de décision peut être reconnu
par tous, pour des considérations d’opportunité, sans impliquer le moins du
monde le caractère déraisonnable de la solution écartée (1990 : 427).

On est dans le règne du pluralisme, celui même qui caractérise les


démocraties contemporaines. C’est à ce point qu’intervient la notion de
« déraisonnable ».

1. « Autorité, idéologie et violence », publié originellement dans Les Annales de


l’Institut de philosophie de l’université de Bruxelles, 1969, p. 9-19.
2. « Désaccord et rationalité des décisions », publié originellement dans Archivio di
Filosopfia, 1966, p. 87-93.

22
Les enjeux du « déraisonnable »

2. LA NOTIO N DE « D ÉRAISO NNAB L E » SELO N P ERELM AN

Le déraisonnable est, en principe, l’envers du raisonnable – il dési-


gne ce qui n’est pas acceptable, plausible, dans une communauté don-
née. Perelman développe principalement cette notion dans sa réflexion
sur le droit : tout pouvoir sera censuré s’il s’exerce d’une façon déraison-
nable ; aucune décision du juge, fût-elle une application littérale de la
loi, ne peut être valide si elle entraîne des conséquences déraisonnables,
car ce qui est déraisonnable n’est pas de droit. Le déraisonnable peut être
qualifié de diverses manières :
comme abus de droit, comme excès ou détournement de pouvoir, comme
iniquité ou mauvaise foi, comme application ridicule ou inappropriée de dis-
positions légales, comme contraire aux principes généraux du droit communs à
tous les peuples civilisés. Peu importent les catégories juridiques invoquées. Ce
qui est essentiel, c’est que, dans un État de droit, dès qu’un pouvoir légitime ou
un droit quelconque est soumis au contrôle judiciaire, il pourra être censuré s’il
s’exerce d’une façon déraisonnable, donc inacceptable (1984 : 12).

Perelman insiste sur le fait que « le déraisonnable peut résulter du


ridicule ou de l’inapproprié, et pas seulement de l’inique et de l’iné-
quitable » (ibid. : 19). Il le caractérise globalement comme ce qui est
« socialement inacceptable », en marquant la relativité culturelle de ce
critère : « En effet, l’idée du déraisonnable […] ne peut pas être précisée
indépendamment du milieu et de ce que ce dernier considère comme
inacceptable » (ibid. : 19). Le déraisonnable comme socialement inac-
ceptable est donc bien l’envers du raisonnable – ce qui paraît plausible
et admissible aux yeux d’une communauté donnée.
La symétrie, cependant, n’est pas parfaite. En effet, le déraisonnable
n’est pas seulement le contraire du raisonnable, dont on a vu qu’il pou-
vait caractériser des réponses opposées à une même question. Il en est
aussi la limite. Il est le lieu où s’arrête la tolérance qu’impose le respect
du pluralisme. « Le raisonnable, note Perelman, ne renvoie pas à une
solution unique, mais implique une pluralité de solutions possibles ;
pourtant, il y a une limite à cette tolérance, et c’est le déraisonnable qui
n’est pas acceptable » (ibid. : 15). Insistant sur le fait qu’il faut distinguer

23
Ruth Amossy

entre les principes abstraits, qui font l’objet d’un consensus, et les inter-
prétations qu’appelle leur application dans des cas particuliers, il pose
que le déraisonnable, ou ce qui apparaît comme socialement inaccep-
table, met des bornes au pouvoir d’appréciation et à la latitude donnée
aux interprétations (ibid. : 15). Il en résulte que si le raisonnable sur un
sujet controversé peut être l’apanage de partis opposés, le déraisonna-
ble fait au contraire l’objet d’un consensus (dans une société donnée
s’entend). Il suppose en effet que tout le monde s’accorde sur la limite
à ne pas franchir, et définit de la même façon ce qui est inique ou inap-
proprié. Si plusieurs positions sont socialement acceptables et prêtent à
controverse, les positions déraisonnables sautent en revanche aux yeux et
sont reconnues comme telles par tous. On se situe dès lors sur le plan de
l’évidence, étant bien entendu que ce qui paraît évident à une époque
ou dans une culture donnée ne l’est pas nécessairement à une autre.
Notons que la difficulté sur laquelle on achoppe en investiguant le
déraisonnable comme ce qui est socialement inacceptable est en rela-
tion directe avec une problématique intrinsèque à la notion de doxa.
L’exemple que donne à plusieurs reprises Perelman, celui de l’inscrip-
tion des femmes au barreau en Belgique, le montre bien : ce qui parais-
sait déraisonnable en 1888, au point qu’on n’avait pas jugé nécessaire
d’insérer dans la loi une clause stipulant que les femmes étaient exclues
du service de la justice, s’est complètement transformé : une loi du
7 avril 1922 a autorisé les femmes à prêter le serment d’avocat, et c’est
aujourd’hui leur exclusion du barreau qui paraîtrait déraisonnable. La
désignation de déraisonnable pour qualifier un état de fait ou les consé-
quences découlant d’une décision ou de l’application d’une loi ne pose
pas problème tant que l’on considère qu’elle fait l’unanimité dans une
société et une époque donnée. La Belgique de 1888 s’entend sur ce
qui est déraisonnable concernant l’inscription au barreau, celle de 2011
s’entend également sur ce point ; que les situations se soient inversées
avec le temps (ce qui était inacceptable à l’époque est devenu la norme
aujourd’hui) ne change rien au fait que le déraisonnable est reconnu
comme tel par l’ensemble de la communauté.
À ce point, cependant, s’élève une première difficulté, liée à la
nature même de la doxa, ou ensemble des opinions, croyances, valeurs

24
Les enjeux du « déraisonnable »

d’une communauté donnée. Dans le cas mentionné, l’inégalité des sexes


est prise comme une évidence tellement flagrante, que toute infraction
à la règle ne peut mener qu’à des conséquences inappropriées et ridi-
cules. Or, la femme qui a fait des études de droit et demandé en 1888
à s’inscrire au barreau ne partageait manifestement pas la conception
du déraisonnable qui a guidé la sentence du tribunal. Elle considérait
au contraire comme déraisonnable que les membres des deux sexes ne
jouissent pas de l’égalité qui est à la base de la constitution ; elle en
déduisait qu’il était inadmissible que les femmes ne puissent à ce titre
bénéficier des mêmes droits que leurs collègues hommes. Qui plus est,
la contestation d’idées reçues confondues avec les évidences du sens
commun (l’incapacité des femmes à assumer des fonctions au tribunal)
montre non seulement que la conception du déraisonnable n’est pas
unanimement partagée dans un même pays à une même époque, mais
aussi que c’est précisément parce que certains ont eu le courage de se
placer du côté du déraisonnable et de braver les conventions qu’un pro-
grès a pu avoir lieu. Deux points s’imposent dès lors à notre réflexion :
l’obstacle que la notion de déraisonnable comme étalon de l’applica-
tion du droit et comme norme dans la gestion de la cité peut oppo-
ser à l’innovation et au progrès ; et la possibilité que deux conceptions
divergentes du déraisonnable coexistent dans la même société, avec les
conséquences que peut entraîner cette pluralité dans un système où le
déraisonnable doit faire le consensus pour tracer clairement les limites
du légitime et du possible.
On ne s’étendra pas sur le premier point, qui est traité par Perelman
lui-même dans « The Rational and the Reasonable », où il expose clai-
rement le problème dans une perspective générale qui dépasse l’exercice
du droit :

If the reasonable is tied to common opinion, to common sense, every


scientific and philosophical effort which would deviate, in the name of certain
principles –internal coherence, the spirit of the system, or whatever theory–
would be condemned in advance; every paradoxical novelty, every idea depar-
ting from the ordinary, but conforming to rational principles, would have to
be excluded. We would thus condemn, at the same time, the spirit of novelty,
all progress of thought –which is inadmissible (1979: 119).

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Ruth Amossy

Perelman propose en guise de solution une dialectique du raisonna-


ble et du rationnel, le second modifiant le premier en tentant d’instaurer
une plus grande cohérence et systématicité, le premier permettant de
revenir aux opinions communes quand il s’agit de trouver une voie face
à des systèmes concurrents (ibid. : 120). Pour être séduisante, la solution
n’en reste pas moins problématique, et la question de la novation ainsi
soulevée appelle sans doute de plus amples développements.
Mais l’essentiel pour nous est ici que le déraisonnable ne s’impose
pas toujours sous les mêmes dehors dans une même société, et qu’en ce
sens, il devient difficile de voir quelles sont les limites impérativement
assignées aux décisions du juge, à l’activité du législateur, aux choix du
citoyen. Perelman insiste sur le fait qu’en matière de droit ou de morale,
l’accord se fait généralement sur les principes, mais que c’est sur l’in-
terprétation qui guide l’application de ces principes que s’élèvent des
divergences. Dans « Scepticisme moral et philosophie morale1 », il note :
« En fait, les différents principes de la morale ne sont pas contestés par
les hommes qui appartiennent à des milieux de culture différents, mais
sont interprétés de façons diverses, ces essais d’interprétation n’étant
jamais définitifs » (1990 : 355). Il en résulte que c’est l’interprétation des
principes dans un contexte particulier qui fait problème ; c’est là que le
franchissement des limites qui fait basculer dans le déraisonnable trouve
son champ d’application privilégié. Que se passe-t-il dès lors lorsqu’il
s’avère que, même à partir d’un accord sur les principes, les solutions
divergentes sont considérées comme déraisonnables par chacune des
parties concernées, si bien que les limites à ne pas franchir sont elles-
mêmes au centre d’un débat houleux ? Le cas est fréquent, surtout pour
les questions où l’interprétation s’opère sur la base des diverses consi-
dérations culturelles, idéologiques et politiques qui divisent la société
de l’époque. Le jugement sur le déraisonnable ne repose pas alors sur
la reconnaissance commune et en quelque sorte spontanée d’une limite
infranchissable : il est à son tour pris dans une trame complexe de raisons
où l’idée même du socialement inadmissible devient un sujet de litige.

1. « Scepticisme moral et philosophie morale », publié originellement dans Morale


et Enseignement, 1962, fasc. IV, p. 12-21.

26
Les enjeux du « déraisonnable »

3 . L E D É R A I S O N N A B L E DA N S L A S P H È R E P U B L I Q U E
À L’ É P R E U V E D E L A L O I S U R L A B U R Q A

Examinons la question au croisement du juridique et du politique.


On ne s’intéressera pas ici, comme le fait Perelman, à l’application de
la loi par un juge au tribunal. On s’attachera plutôt à la promulgation
d’une loi nouvelle qui suscite des débats houleux sur la place publique.
Les questions de droit y sont nécessairement liées à des perspectives
idéologiques divergentes ; elles sont en prise sur des luttes de faction,
et permettent de reconsidérer à la lumière du politique la notion de
déraisonnable que Perelman explore surtout dans le domaine du droit et
de la morale. Dans la veine de l’exemple de Perelman sur l’inscription
des femmes au barreau, je choisirai un cas de figure lié aux femmes et
à la différence des sexes : la proposition de loi sur la Burqa en France
en 2009-2010. Il va de soi qu’il n’est pas ici question d’étudier cette
question dans toute son ampleur, mais seulement d’appuyer sur un cas
concret notre réflexion sur le déraisonnable.
Le 18 juin 2009, à l’initiative du maire de Vénisseux André Gérin
(pcf), 58 députés de toutes tendances signent et rendent publique une
proposition de résolution qui demande de créer une commission pour
étudier la question du port de la burqa, ou voile intégral islamique,
en France. La question déclenche aussitôt une vive polémique dans
les médias. Le 22 juin, le président de la République, Nicolas Sarkozy,
annonce qu’une commission présidée par André Gérin commencera
ses travaux, pour une durée de six mois, le 8 juillet 2009. Un projet
de loi est présenté en Conseil des ministres le 19 mai 2010 par la garde
des Sceaux, Michèle Alliot-Marie, et la loi est votée par l’Assemblée
nationale le 13 juillet à une majorité écrasante de 335 voix contre une.
Elle impose une interdiction totale du port du voile intégral en public,
soumise à une amende de 150 € et/ou à l’obligation d’assister à « un
stage de citoyenneté » pour inculquer « les valeurs républicaines ». Cette
interdiction concerne tous les lieux publics : la rue, les transports en
commun, les gares et aéroports, les plages ou les jardins publics, les salles
de cinéma et de théâtre, les commerces et les services publics (mairies,

27
Ruth Amossy

préfectures, hôpitaux, bureaux de poste, établissements scolaires, caisses


d’allocation familiale, etc.). S’y ajoute un délit, passible d’un an de pri-
son avec une amende et doublé s’il s’agit d’une mineure, de « dissimu-
lation forcée du visage » qui vise tout individu obligeant une femme à
porter le voile intégral.
La loi promulguée par l’Assemblée nationale vient sanctionner un
phénomène considéré comme socialement inadmissible – la présence
dans l’espace public français de femmes dont le corps et le visage sont
entièrement dissimulés à la mode islamiste qui règne en Afghanistan ou
au Pakistan. Sans doute chacun est-il autorisé dans un pays qui respecte
la liberté individuelle et la liberté de culte à se vêtir comme il l’entend.
Mais la latitude que ce respect des libertés individuelles donnerait de
dissimuler intégralement le corps de la femme apparaît dans ses consé-
quences comme déraisonnable – à la fois comme inappropriée dans un
pays progressif et laïque comme la France, et contraire à l’égalité des
sexes, c’est-à-dire inique. C’est ce qu’exprime Nicolas Sarkozy dans son
allocution télévisée du 24 mars 2010 :
Trop longtemps nous avons supporté les atteintes à la laïcité, à l’égalité de
l’homme et de la femme, les discriminations. Ce n’est plus supportable. Le voile
intégral est contraire à la dignité de la femme. La réponse, c’est l’interdiction du
voile intégral. Le gouvernement déposera un projet de loi d’interdiction conforme
aux principes généraux de notre droit.

Ainsi, la promulgation de la loi viendrait empêcher les conséquen-


ces socialement inadmissibles autorisées par une lacune de la législation.
Elle réprime un phénomène intolérable en interdisant de dépouiller en
public les femmes de leur identité pour les transformer en « “Belphégor”,
[…] sombres silhouettes fantomatiques et saisissantes dont la seule vision
fait bondir le cœur dans la poitrine », comme l’écrit Bénédicte Charles
dans l’hebdomadaire Marianne (18 juin 2009). En même temps que la
dignité de l’individu, la loi vient défendre le principe de l’égalité des
sexes bafoué par une coutume qui interdit aux femmes de se montrer en
dehors de chez elles à visage découvert pour ne pas éveiller la concupis-
cence des hommes. Comment l’espace public d’un pays laïc et évolué en
viendrait-il à ressembler à celui des pays où règne la règle obscurantiste

28
Les enjeux du « déraisonnable »

d’un islamisme fanatique ? Avec le port de la burqa dans les villes de


France, il semble qu’on ait atteint la limite au-delà de laquelle chacun est
censé reconnaître qu’on verse dans le déraisonnable. C’est ce que la pro-
position de loi et son adoption à la quasi-unanimité viennent corriger.
Pourtant, le projet de loi déclenche une vive polémique qui montre
que la notion du déraisonnable est loin d’être la chose la mieux parta-
gée. La position de ceux qui s’opposent à toute prohibition de la burqa
avance qu’il n’est ni légal ni socialement admissible d’entraver la liberté
individuelle qui donne à chacun le droit de se vêtir comme il l’entend ;
la burqa est ici assimilée à un vêtement comme un autre, ou à un vête-
ment traditionnel propre à une communauté – par exemple, la djellaba
que portent les hommes. Une pétition en ligne contre la proposition de
loi décrète que les signataires sont « convaincus que l’État laïc ne doit en
aucune manière intervenir et interférer dans les pratiques sociales indivi-
duelles, aussi choquantes puissent-elles paraître » (« Contre une nouvelle
loi islamophobe », 21-06-2009, http://jesigne.fr/contreunenouvelle-
loiislamophobe). Qui plus est, on ne peut interdire à personne de mettre
en pratique sa foi comme il l’entend. On rappelle ainsi que l’article 10
de la Déclaration des droits de l’homme stipule : « Nul ne doit être
inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur mani-
festation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi. » La Convention
européenne des droits de l’homme, dans l’article 9, « Liberté de pensée,
de conscience et de religion » renchérit : « Toute personne a droit à
la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la
liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collective-
ment, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques
et l’accomplissement des rites. » En bref, il irait là d’une interdiction qui
serait en dehors de la légalité, et dont la promulgation manifesterait un
véritable abus d’autorité. Dès lors, elle peut être qualifiée de déraisonna-
ble, car elle débouche sur des conséquences iniques, voire absurdes : une
législation en quelque sorte hors la loi, qui prétend réguler l’habillement
individuel et les pratiques religieuses des particuliers.
On voit que si les deux parties s’appuient toutes deux sur les grandes
valeurs républicaines, elles les hiérarchisent cependant différemment.

29
Ruth Amossy

L’une met en avant l’égalité des sexes, l’autre la liberté individuelle. L’une
se préoccupe de ce qu’il advient du statut des femmes dans l’espace pu-
blic, l’autre de ce qu’il advient de la liberté de choix et la liberté du culte.
C’est aussi l’interprétation des principes qui diffèrent : à la défense de la
laïcité qui préserve la place publique des exhibitions voyantes d’appar-
tenance religieuse s’oppose une définition de la laïcité comme régime
qui donne à chacun le droit de pratiquer individuellement sa religion
comme il l’entend.
Mais la confrontation des positions se complexifie ici en raison de
clivages d’ordre idéologique et politique. Ainsi, par exemple, la défense
des libertés recoupe aussi celle des minorités musulmanes : les opposants
considèrent que la proposition de loi traduit une véritable islamopho-
bie. De ce point de vue, l’interdiction de la burqa est présentée comme
une brimade exclusivement réservée à une population défavorisée en
France ; c’est une mesure supplémentaire contre les musulmans qui
peuplent les cités. Il n’est pas jusqu’à certaines organisations féministes
qui ne dénoncent une instrumentalisation de la défense des droits de la
femme. Le débat se politise plus encore lorsque le gouvernement de
droite est accusé d’enfourcher un cheval de bataille qui permet de s’en
prendre aux immigrés et de complaire aux électeurs xénophobes. Là où
certains craignent un recul de la laïcité et une islamisation à outrance,
d’autres dénoncent ainsi les abus d’un pouvoir autoritaire qui renforce
les tensions identitaires et les discriminations sociales contre les musul-
mans de France. « La décision du Gouvernement d’aller de l’avant avec
cette interdiction est le signe clair qu’il se dirige vers un régime auto-
ritaire et en dehors de la légalité », lit-on dans un article polémique du
World Socialist Website1.
Dans cette perspective, c’est le sens même du recours à la législa-
tion qui est mis en cause. Les opposants font tout d’abord valoir que
le nombre des femmes qui portent le voile intégral est minime (le
service d’information général du ministère de l’Intérieur en dénom-
bre 367 le 30 juillet 2009, un autre rapport confidentiel parle de 2000),

1. Voir http://wsws.org/francais/News/2010/jul2010/burq-j13.shtml

30
Les enjeux du « déraisonnable »

si bien que la promulgation d’une prohibition légale est disproportion-


née au mal. C’est cette mesure alors qui paraît déraisonnable – selon
Claude Bartolone, député socialiste de Seine-Saint-Denis, « par rapport
au nombre, moins de 400 cas sur 60 millions, une loi, un débat parle-
mentaire » serait comme « sortir un gros pilon pour écraser une mou-
che ». On ne promulgue pas une loi pour un phénomène marginal et
minoritaire qui fait figure d’exception à la règle et qui n’a aucun impact
réel sur la vie des Français. Légiférer en la matière serait donc à la fois
inapproprié et ridicule. Mais il y a plus. Là où les proposants récla-
ment une loi qui empêche les dérives de l’islamisme dans l’espace public
français, les opposants dénoncent les dérives de la droite qui entend
asseoir son pouvoir sur des interdictions au lieu de gérer les problèmes et
de chercher de véritables solutions. SOS Racisme, dénonçant le projet de
loi qui s’inscrit « dans un contexte de stigmatisation », reproche aux
responsables politiques de « ne pas lutter contre les logiques de ségré-
gation et de discrimination, créant ainsi un terreau favorable à un recul
de la crédibilité du discours républicain », et de « ne traiter certaines
populations qu’à travers le prisme de leur “appartenance” ethnique ou
religieuse, enjoignant ainsi des parties de la population à devoir faire
le jeu de la carte communautaire pour pouvoir exister dans le champ
citoyen ». Le texte recommande de lutter réellement contre les sectes
ou de briser les réseaux islamistes, plutôt que d’édicter des interdictions
vestimentaires. On peut en effet se demander si la promulgation d’une
loi sous forme de prohibition est une réponse adéquate au problème de
l’islamisation des cités, et s’il ne convient pas de pacifier celles-ci à l’aide
de mesures sociales centrées sur l’emploi, l’éducation, etc., susceptibles
de tirer la population de ses conditions difficiles et de l’intégrer plus har-
monieusement en l’empêchant de se réfugier dans le radicalisme.
Le projet de loi apparaît ici comme déraisonnable (il ne correspond
ni à la justice ni à la façon appropriée de mener la lutte sociale). Mais
il n’est pas seulement dénoncé comme le fruit d’un raisonnement spé-
cieux. Derrière l’absurdité de la mesure proposée, on peut trouver de
bonnes raisons, ou plutôt de mauvaises : celles que dictent l’hypocrisie
et la tentative de manipulation de dirigeants qui se réfugient derrière
un pseudo consensus sur l’intolérable. La dénonciation du déraisonnable

31
Ruth Amossy

serait un prétexte fallacieux qui ferait appel à l’opinion publique pour


mieux imposer des mesures de répression.
Pour juger de la légitimité et de l’opportunité de la proposition de
loi, il importe donc de comprendre ce qui s’y joue socialement et politi-
quement. Or, on le voit, les raisonnements et les justifications alléguées
varient selon la perspective idéologique et politique que l’on adopte. La
question est d’autant plus complexe que le clivage ne passe pas nécessai-
rement par la division droite/gauche, féministes/machistes, défenseurs
de la laïcité/tenants de la suprématie des valeurs religieuses, champions
de la tolérance/islamophobes. Les lignes de partage se redistribuent au
gré des justifications avancées, selon les valeurs qu’elles privilégient et
les limites qu’elles assignent au bon sens – limites au-delà desquelles elles
dénoncent l’inapproprié et le scandaleux, l’inique ou l’abus de pouvoir
qui sont par définition l’apanage de l’adversaire.
Ce cas de figure concret montre bien que le déraisonnable n’est pas le
résultat d’un jugement de valeur dérivant d’un bon sens également par-
tagé. Il est désigné comme tel à partir d’une vision du monde ancrée non
seulement dans des valeurs morales, mais aussi dans des convictions idéolo-
giques et politiques. La réintroduction du politique dans les considérations
de droit et de morale qui ont presque exclusivement guidé Perelman dans
sa réflexion sur le déraisonnable est en l’occurrence essentielle. Elle expli-
que pourquoi le déraisonnable n’est pas une limite clairement tracée par
le bon sens d’une époque, mais un point de dissension entre des factions
adverses qui se disputent le pouvoir ou entre des groupes qui défendent
des conceptions antagonistes de la bonne gestion des affaires publiques.

4 . D U D RO I T E T D E L A M O R A L E À L A P O L I T I Q U E :
L A N AT U R E E T L E RÔ L E D U D É R A I S O N N A B L E
DA N S L A S P H È R E P U B L I Q U E

En réintroduisant le politique, il faut bien sûr prendre en compte


que les divisions officielles et reconnues ne suffisent pas à détermi-
ner les positions pour et contre la loi : les arguments se redisposent au

32
Les enjeux du « déraisonnable »

gré de logiques diversifiées et complexes. Mais l’essentiel est ici que la


nécessaire pluralité des opinions dont parle Perelman ne produit pas seu-
lement des argumentations qui doivent faire l’accord sur le raisonnable
– ou qui aboutissent à plusieurs solutions raisonnables entre lesquelles les
dispositifs démocratiques doivent trancher. Cette pluralité repose bien
souvent sur la confrontation de positions antagonistes qui méconnaissent
obstinément la logique de l’autre et dénoncent dans son discours les
marques du déraisonnable. L’incapacité à se mettre d’accord sur les limi-
tes au-delà desquelles on verse dans l’abus, le socialement inadmissible,
l’inapproprié, voire le ridicule et l’absurde – et la propension à voir
dans les positions de l’adversaire le signe de la déraison sous-tendent de
nombreux débats contemporains et appellent à repenser la place et les
fonctions de la rhétorique.
En un premier temps, il importe, comme le suggère Taguieff,
de « surmonter le dialogisme angélique contemporain » qui « part
d’une méconnaissance du politique et d’une dimension essentielle de
l’interaction politique : le conflit » (Taguieff 1990 : 273). En d’autres
termes il faut réintroduire, dans les considérations sur la délibération et
l’argumentation dans la sphère démocratique, la nature conflictuelle du
politique comme lutte de pouvoir et choc des positions antagonistes.
C’est ce que fait une politologue comme Chantal Mouffe lorsqu’elle
retraduit la notion de pluralité des opinions au fondement d’une quête
du consensus, en termes de « pluralisme agonistique » (2000 : 9) qui
fait du conflit le moteur principal du dynamisme démocratique. Selon
elle, il faut distinguer entre les accords ponctuels qui s’établissent occa-
sionnellement, et l’omniprésence du conflit qui divise dans la sphère
démocratique des groupes dotés de visions du monde et d’intérêts
divergents (ibid. : 2000 : 7). Si la dimension d’antagonisme ne peut
être éliminée, c’est que le « nous » se constitue par rapport à un « ils »,
une extériorité constitutive ; l’antagonisme émerge quand la diffé-
rence est perçue comme un conflit avec un « eux » qui se pose contre
le « nous ». Dès lors, « conflict and division are inherent in politics
and […] there is no place where reconciliation could be definitely
achieved as the full actualization of the unity of “the people” » (ibid. :
16). Mouffe s’élève contre les modèles qui posent des sujets rationnels

33
Ruth Amossy

où l’individu est abstrait des relations sociales, des rapports de pouvoir


et de toutes les composantes linguistiques et culturelles qui permettent
l’agentivité (agency) (ibid. : 95). Elle dénonce la suprématie accordée à
un point de vue moral gouverné par la rationalité au sein de laquelle
un consensus peut et doit être atteint. Le pluralisme agonistique ne
tend pas à éliminer le choc des thèses antagonistes qui est le ressort
de la démocratie, mais à transformer la bataille entre ennemis en un
« agon », une lutte en forme de compétition réglée où chacun recon-
naît le droit de l’autre à défendre ses opinions.
Mouffe pose comme Perelman que les parties partent de grands
principes communs, et que c’est leur interprétation qui s’avère conflic-
tuelle. À ses yeux, cependant, il n’est pas possible de résoudre les
différends :

such disagreement is not one that could be resolved through deliberation


and rational discussion. Indeed, given the ineradicable pluralism of values, there
is no radical resolution of the conflict, hence its antagonistic dimension. This
does not mean, of course, that adversaries can never cease to disagree, but that
does not prove that antagonism has been eradicated. To accept the view of the
adversary is to accept a radical change in political identity. It is more a sort of
conversion than a process of rational persuasion (ibid. : 108).

Sans doute Perelman prend-il en compte les facteurs sociaux et


culturels qui caractérisent les partenaires du débat. Même dans sa théo-
rie de l’auditoire universel, il souligne que ce qui paraît raisonnable à
l’homme de raison dépend de ce qui apparaît comme tel à une période
et en un lieu déterminé. Mais sa vision de la relativité et de la pluralité
du raisonnable ne s’étend pas à une vision de la société où les rapports
de pouvoir, la divergence des intérêts et les dissensions idéologiques
profondes font du conflit et de l’agon le moteur de la démocratie.
Semblable déplacement a des répercussions importantes pour
la rhétorique. Celles-ci sont déjà annoncées dans les réflexions de
Fogelin (1985) sur les dissensions profondes. Elles sont amplement
développées chez Marc Angenot qui parle de coupures cognitives et
de dialogue de sourds. L’article séminal de Fogelin pose en effet qu’il
existe des dissensions ancrées dans des prémisses inconciliables, qui

34
Les enjeux du « déraisonnable »

échappent au traitement de la raison et de ce fait à l’argumentation.


Marc Angenot va beaucoup plus loin en parlant d’un dialogue de
sourds mettant aux prises des adversaires que des ruptures cognitives
empêchent de jamais s’entendre, si bien que chacun qualifie de pure
« folie » la logique de l’autre. Il pose ainsi des divergences de logiques
et de style rationnels (2008 : 9), voire des « logiques argumentatives
incompatibles » qui « ne relèvent pas de la même raison, de la même
rationalité argumentative (ibid. : 16). Angenot fonde ces constatations
sur l’étude de nombreux débats qui se sont déployés sur la place publi-
que sans que jamais un véritable accord ait été trouvé. Il en déduit
la nécessité de repenser la définition de la rhétorique comme art de
persuader et de s’interroger sur les modalités et les finalités d’une rhé-
torique axée sur l’agon.
Il faut alors, comme le suggère Taguieff dans un hommage à
Perelman, « reconnaître le polémique dans l’essence du politique »
(Taguieff 1990 : 273), et en tirer les conclusions qui s’imposent pour
la rhétorique. C’est parce que des groupes vivant dans un même
espace social trouvent déraisonnables (inadmissibles, absurdes, folles)
les positions des autres, qu’ils s’engagent dans des interactions sou-
vent violentes qui gèrent les dissensions profondes par l’usage agoni-
que du verbe. Or, on sait que Perelman, suivant une longue tradition
d’ailleurs largement répercutée par l’opinion publique, a condamné
la polémique, et en a contourné l’étude. Et en effet, la polémique
n’apparaît que furtivement dans les remarques de la nouvelle rhé-
torique sur le « débat », assimilé à la joute éristique, par opposition
à la « discussion », prise comme tentative de réel dialogue dans une
ouverture aux arguments de l’autre (1970 [1958] : 50). C’est dire que
Perelman a refusé de s’aventurer sur le terrain des visions antagonistes
du déraisonnable et des luttes verbales qu’elles déchaînent au-delà
de toute possibilité d’accord. C’est cette piste que certains tentent à
présent d’explorer, dans le prolongement immédiat mais aussi dans
un dépassement nécessaire de la nouvelle rhétorique, afin de fon-
der une rhétorique du dissensus attentive à la gestion du conflit et
aux fonctions sociales de la polémique dans la sphère démocratique
(Angenot 2008, Amossy 2010, 2011).

35
Ruth Amossy

Bibliographie

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36
Les enjeux du « déraisonnable »

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37
La notion d’arsenal argumentatif :
l’inventivité rhétorique dans l’histoire

Marc Angenot

1. LA RHÉ TORIQUE COMM E SCIENCE HISTO RIQUE,


VA R I A B I L I T É D E S F O R M E S E T M OY E N S D U P E R S UA S I F

J’aborde la rhétorique de l’argumentation comme l’étude de faits


historiques et sociaux. J’étudie la rhétorique non comme un intemporel
« art de persuader par le discours », mais comme une approche métho-
dologique à inscrire au cœur de l’histoire intellectuelle et culturelle. Une
histoire dialectique et rhétorique telle que je l’envisage serait l’étude de
la variation sociohistorique des types d’argumentations, des moyens
de preuve, des méthodes de persuasion. Rien en effet ne me semble plus
spécifique à des états de société, aux groupes sociaux, aux « familles »
idéologiques et aux « champs » professionnels, que l’argumentable qui y
prédomine. Une telle histoire du raisonnable et des enchaînements per-
suasifs acceptés et efficaces est à peine ébauchée, il en existe bien des
éléments sous un vocabulaire disparate chez divers historiens – ainsi que
je vais le rappeler dans un moment, – mais nulle synthèse.
Je donne dans une telle problématique à « rationnel », – ou si vous
voulez dans l’esprit de Perelman à « raisonnable », – un sens relatif, his-
toriciste : le terme se rapporte à l’ensemble des schémas persuasifs qui
ont été acceptés quelque part et en un temps donné ou qui sont acceptés

39
Marc Angenot

en tel ou tel milieu, dans telle ou telle « sodalité » politique par exemple1
comme sagaces et convaincants alors même qu’ils seront tenus pour fai-
bles, sophistiques, « aberrants » comme on dit de nos jours, en d’autres
cultures, d’autres milieux et d’autres temps.
On ne peut avoir n’importe quelle idée, croyance, opinion, entre-
tenir n’importe quel « programme de vérité »2 à n’importe quelle épo-
que et en toute liberté méditative et créative. À chaque époque, l’offre
est limitée à un faisceau restreint de paradigmes « quasi logiques », de
moyens de preuve et de présupposés topiques. Les « esprits audacieux »
d’une époque le sont encore à la manière de leur temps. L’historien
dispose de mots en -able et -ible pour dire la limitation et l’enferme-
ment cognitif de tout moment historique : le connaissable, le pensable,
l’argumentable, le croyable, le dicible – avec leurs mutation et succes-
sion imprévisibles. L’historien des idées est confronté constamment à
l’obsolescence du convaincant et du raisonnable. Le passé est un vaste
cimetière d’« idées mortes » produites par des gens disparus, idées qui
furent pourtant tenues, jadis ou naguère, pour convaincantes, démon-
trées, acquises, aussi bien qu’importantes, mobilisatrices, etc. Les idées
dont l’historien fait l’histoire sont des idées qui ont été reçues pour
crédibles, pour bien fondées, pour « solides », et qui, au moment où
on les étudie, sont dévaluées ou en voie de l’être. Des idées aussi
tenues pour belles ou nobles et devenues suspectes a posteriori (ainsi de
l’« idée » communiste). Des idées en leur temps convaincantes, struc-
turantes, devenues inanes et stériles. Des idées mortes ou languissantes
au moment où l’historien s’en empare, des idées qui ne sont plus « que
des mots », Abolis bibelots d’inanités sonores !3 Si on perçoit, inscrite au

1. Je me rapporte à la terminologie de Maxime Rodinson dans De Pythagore à


Lénine. Des activismes idéologiques, Paris, Fayard, 1993. – Eugène Dupréel avait introduit
de son côté le concept de « groupe à base de persuasion » : au contraire des commu-
nautés naturelles, comme une famille, un village, un quartier, le sociologue doit isoler
une catégorie très différente de communautés dont la cohésion est exclusivement idéo-
logique et donc rhétorique, comme sont les « familles » intellectuelles, les mouvements
politiques, les partis, les écoles littéraires et philosophiques.
2. Concept de Paul Veyne, Les Grecs ont-ils cru à leur mythe ?, Paris, Le Seuil, 1983.
3. L’historien avec son insistance à vouloir revenir sur les idées aujourd’hui délais-
sées et sur les grandes croyances dévaluées ne peut apparaître à l’homme-du-présent

40
La notion d’arsenal argumentatif

cœur de l’historiographie intellectuelle, cette variabilité et ces obso-


lescences, on peut déduire qu’il va être particulièrement révélateur
pour l’étude des sociétés, de leurs contradictions (et de leurs aveugle-
ments), d’étudier les formes du persuasif, les schémas de raisonnement
et les topoï qui s’y légitimaient, y circulaient, s’y concurrençaient, qui
« s’imposaient » puis se sont marginalisés et ont disparu.
Ainsi, contre la chimère fallacieuse d’une rhétorique intemporelle
et normative, colportée par les traités classiques et par les manuels
scolaires, je tiens qu’il faut avant tout prendre conscience des varia-
tions sociohistoriques du raisonnement-mis-en-discours et des diver-
ses et changeantes méthodes de persuasion. La rhétorique est alors
conçue tout à l’encontre des préoccupations normatives qu’on ren-
contre encore dans plusieurs travaux et qui cherchent à décréter, – du
reste, comme on s’en doute, différemment d’un manuel à l’autre,
– ce qui est, intemporellement et rationnellement, acceptable ou non.
On peut sans nul doute admettre l’universalité de la raison humaine,
axiome anthropologique qui n’engage guère concrètement, et se
poser le genre de questions dont je fais état qui portent, non sur la
pensée humaine dans son abstraction universelle, mais sur des faits
discursifs qui sont ipso facto sociaux et historiques. On ne parlera pas

que comme quelqu’un de déplacé, obsessionnellement occupé de questions oiseuses


et déplaisantes, la page étant tournée. Le regretté Tony Judt en fait le constat dans
son dernier livre mais invite pourtant l’historien à assumer son mandat à contre-
courant : « Il y a si longtemps qu’un “marxisme” assuré a cessé d’être le point de
référence idéologique conventionnel de la gauche intellectuelle qu’il est très difficile
de faire comprendre à la jeune génération ce qu’il représentait et pourquoi il susci-
tait des sentiments si passionnés, pour ou contre. Il ne manque pas de bonnes raisons
de vouer les dogmes défunts aux poubelles de l’Histoire, notamment quand ils ont
été responsables de tant de souffrances. Mais nous en payons le prix : les allégeances
du passé, et le passé lui-même, deviennent totalement incompréhensibles. Si nous
voulons comprendre le monde d’où nous sortons à peine, il nous faut nous rappeler
la force des idées. Et nous rappeler la remarquable emprise que l’idée marxiste, en
particulier, exerçait sur l’imagination du xxe siècle. Elle attira une bonne partie des
esprits les plus intéressants de l’époque, ne serait-ce qu’un temps : pour elle-même
ou parce que la faillite du libéralisme et le défi du fascisme n’offraient apparemment
pas de solution de rechange. » Reappraisals. Reflections on the Forgotten 20th Century.
New York, Penguin Press, 2008, tr. fr. Retour sur le XXe siècle, une histoire de la pensée
contemporaine, Paris, Héloïse d’Ormesson, 2010.

41
Marc Angenot

d’essences différentes, mais de choix marqués et de préférences secto-


rielles dignes d’attention dans les moyens d’enchaîner des « idées » en
discours en les rendant convaincantes.
Si la connaissance n’est pas un « miroir » de la nature ni le reflet
du réel dans l’esprit, si on a écarté ces vieilles idées métaphysiques,
alors il peut y avoir plusieurs façons, successives et/ou concurren-
tes, relativement « vraies » ou du moins opératoires, de connaître le
monde en raisonnant sur lui et en communiquant des arguments
pour soutenir une thèse. Or, souvent l’historien des idées s’ar-
rête avant tout à la thèse et ne voit pas que l’essentiel, en termes
d’historicité, ce sont les raisonnements par lesquels un humain du
passé invitait un auditoire déterminé à admettre pour crédible et à
« adopter » ladite thèse. Comprendre le sens d’une croyance pour
un acteur historique, c’est chercher à retrouver les raisons qu’il avait
de l’adopter et les arguments par lesquels il était prêt à la soutenir.
Analysant les discours argumentés de jadis et naguère, on pourra
remarquer ensuite que les raisonnements des uns convainquaient
« les leurs », mais apparaissaient choquants et sophistiques – non pas
pour nous qui n’avons pas directement « voix au chapitre » – mais,
en synchronie, pour d’autres groupes, d’autres milieux sociaux, et
on devra chercher à expliquer la divergence des démarches ratioci-
natrices et les situations d’incommunication qui ne pouvaient que se
former.
Ces raisons procurées et adoptées au cours de l’histoire ne sont pas
la Raison. Elles ont un contexte que l’on doit chercher à s’expliquer en
même temps qu’on les élucide. Les grands traumas collectifs, guerres,
ruines, défaites, déclenchent par exemple des vagues de pensée conspi-
ratoire et dénégatrice qui peuvent sembler « folles » à ceux qui, bien
tranquilles, ne vivent pas cette situation traumatisante, mais vagues qui
semblent suggérer que certaines logiques passionnelles forment des
réserves argumentatives disponibles en cas d’urgence et, d’une certaine
façon, pour raison garder.

42
La notion d’arsenal argumentatif

2 . L O G I Q U E S, O U T I L L AG E M E N TA L ,
D E N K U N G S A RT, S T Y L E O F T H O U G H T…

Toutes sortes de mots, de locutions, aucunement confrontés entre


eux, guère théorisés, visent à désigner chez divers historiens – sans
qu’aucun d’eux ne parvienne nettement à circonscrire l’essence, qui
est rhétorique, de ce qu’ils désignent – certaines prégnances, certaines
singularités dans les « tournures d’esprit », les manières de raisonner et
d’argumenter qui composent dans tout état de société un arsenal de
« démarches » disponibles ou, pour emprunter le sous-titre fameux
de Descartes, qui forment des façons idiosyncratiques de « conduire sa
raison et chercher la vérité ».
J’engloberais pour ma part sous le terme général de « logiques »
ce que d’autres ont nommé diversement – mais toujours en des ter-
mes mentalistes peu approfondis – Denkungsart, manières de penser,
« outillage mental », Styles of Thought (les politologues américains font
par exemple de ce qu’ils nomment le « style paranoïde », « a mode of
social thought » propre à certains secteurs radicaux us1), Gedachtenvormen
(chez Johan Huizinga), épistémè (quand le mot est déplacé de l’étude
des disciplines ésotériques à la doxa et aux discours publics). On a pu
parler encore d’un « esprit » – comme Augustin Cochin, exhumé par
François Furet, a caractérisé jadis l’« esprit du jacobinisme », esprit
« livresque » générateur de convictions spécifiques et inspirateur d’actions.
Augustin Cochin, fameux historien contre-révolutionnaire, avait pris
pour objet d’étude les « sociétés de pensée » d’avant 1789 ; il y avait
décrit l’efflorescence d’une logique nouvelle qu’il nomme « philoso-
phique » simplement, ou par anticipation, « jacobine » qui lui paraissait

1. George Marcus, Paranoia within Reason: a Casebook on Conspiracy as Explanation,


Chicago, University of Chicago Press, 1999, p. 1. Ce mot de paranoid est intégré au
lexique politologique depuis l’ouvrage classique de Richard Hofstadter, The Paranoid
Style in American Politics, 1965. Ce que le penseur décrivait dans ce livre fameux était
ce qu’il nommait un « style de pensée » assez répandu, marqué par des raisonnements
« exagérés », par l’esprit de suspicion et par des fantasmes conspiratoires (« conspiratorial
fantasies »).

43
Marc Angenot

à la fois singulière, foncièrement fallacieuse et logiquement porteuse de


futurs crimes, déduits et justifiés « abstraitement » par les Robespierre et
les hommes à doctrine de la Terreur1. Il voyait fleurir dans le petit per-
sonnel « philosophique » d’avant la Révolution une nouvelle « manière
de penser », applaudie en certains cercles, qui permet de tourner en tou-
tes circonstances le dos au réel et à l’expérience du monde, « le succès
désormais est à l’idée distincte, à celle qui se parle, non à l’idée féconde
qui se vérifie »2. Ce qui le retient est l’invention par lesdites Sociétés de
pensée de quelqu’un qui se nommera un jour Homo ideologicus, homme
nouveau apte à théoriser et spéculer inlassablement, à changer le monde
« sur papier », à débattre d’idées « pures » et entraîné à écarter de sa ligne
de mire le monde empirique, ses complexités et ses contraintes.
On rencontre aussi fréquemment l’expression de « mécanismes
mentaux » – ainsi le « manichéisme » dont je parle plus loin est volon-
tiers qualifié de « mécanisme mental » jugé propre à certaines « familles
d’esprit » particulièrement imbibées d’« idéologie » dans un des sens,
péjoratif, de ce mot. On trouve le même genre de mentalisme dans les
syntagmes composés sur « pensée ~ », comme « pensée conspiratoire »,
expression qui est bien attestée. – Je consacrerai aussi quelques lignes à
cette « pensée » et à ses multiples avatars dans l’histoire moderne un peu
plus loin.
L’énumération de termes divers dans les paragraphes qui précèdent
fait apparaître un vaste problème largement en friche. De quoi veut-on
parler avec de telles catégories intuitives qui, en réalité, portent sur
des prégnances argumentatives qui ont frappé tel et tel historien des
idées ? Peut-on périodiser ces catégories, les confronter, les situer dans
la « topographie » des cultures et des milieux sociaux et leur devenir ?
Peut-on en expliquer la genèse et la dynamique jusqu’à la dissolution ?
Pour remonter encore dans le passé de l’historiographie française,
la notion d’« outillage mental » conditionnant les idées d’une époque

1. On verra aussi l’éloge d’Augustin Cochin par Régis Debray, Manifestes médiolo-
giques, Paris, Gallimard, 1994, p. 127.
2. Augustin Cochin, L’Esprit du jacobinisme, Préface de Jean Baechler, Paris, puf,
1979 (reprise partielle de l’éd. de 1922), p. 39.

44
La notion d’arsenal argumentatif

était au cœur de la réflexion de Lucien Febvre dans les années 1940.


L’historien, rappelait-il, est toujours guetté par l’anachronisme psy-
chologique. Pour éviter ce défaut majeur, il lui faut non opérer
avec ses propres catégories « mentales » modernes, non projeter sur
son étude des préoccupations et des présupposés que les humains
du passé ne pouvaient concevoir, mais s’efforcer de reconstituer,
disait-il, l’« outillage mental » dont pouvaient disposer les hommes
et les femmes de l’époque qu’il étudie. Telle est la méthode et la
règle heuristique de Lucien Febvre dans ses études sur Luther, sur
Rabelais1, sur Marguerite de Navarre. L’« outillage mental » est non
pas un ensemble de conceptions et de « représentations » crédibles en
un temps donné, mais la gnoséologie sous-jacente à un état de civili-
sation et à sa production d’opinions et de doctrines. Une gnoséologie,
c’est-à-dire un ensemble de règles fondamentales qui décident de la
fonction cognitive des discours, qui modèlent les discours comme des
opérations cognitives et « convaincantes ».

3. L A NOT IO N D’INTRADUISIBILIT É
A R G U M E N TAT I V E C H E Z C A R L B E C K E R

Le grand historien américain d’avant la guerre Carl L. Becker a


pour sa part développé le concept, intéressant mais pas non plus limpide,
de « climats intellectuels », de « climats d’opinions » successifs scandant
l’histoire des idées et entre lesquels, unité de la raison humaine ou pas,

1. Lucien Febvre, Le Problème de l’incroyance au XVIe siècle. La Religion de Rabelais,


Paris, Albin Michel, 1942. Dans « un siècle qui veut croire », l’athéisme de Rabelais
supputé par plusieurs historiens littéraires est, conclut-il, une hypothèse impossible.
Rabelais est chrétien dans la mesure où il est immergé dans un monde chrétien où tou-
tes les idées, les « représentations », tous les actes de la vie quotidienne, prêchent à cha-
que instant pour la religion. Des objections à cette thèse viennent pourtant à l’esprit :
l’homme du xvie siècle est aussi, d’aventure, un lecteur des sceptiques et des matérialistes
antiques qui peuvent le conduire sur la voie du doute radical. Si Rabelais n’est pas athée
que dire d’Étienne Dolet ?

45
Marc Angenot

l’incompréhension est radicale1. Becker analyse pour illustrer la notion


un passage de Thomas d’Aquin sur le droit naturel et un développement
sur la monarchie chez Dante. Ce n’est pas que le lecteur moderne soit
en désaccord avec ces penseurs de jadis, qu’il pense autrement sur ces
sujets, à supposer qu’il en pense quelque chose, c’est qu’il se trouve, dit
Becker, devant une manière de raisonner et de persuader radicalement
autre, une manière que le moderne ne peut percevoir que, de bout en
bout, absurde et inintelligible. Il est placé devant « l’impossibilité nue
de penser comme cela », pour transposer Michel Foucault2. « Ce qui me
gène, écrit en substance Becker, est qu’on ne saurait écarter Dante ou
saint Thomas comme des gens peu intelligents. Si leur argumentation
nous est inintelligible, ce fait ne peut être attribué à un manque d’in-
telligence de leur part. » Qu’une argumentation appelle ou non l’assen-
timent dépend donc à son sens « du climat d’opinions dans lequel elle
baignait »3. Ce « climat » est défini comme un filtre imposant à Dante
et à saint Thomas « un usage particulier de l’intelligence et un type de
logique spécial ». Une telle définition reste obscure, mais Carl Becker
avait mis le doigt sur un fait intrigant, omniprésent et négligé. Il met-
tait dans ce « climat », la croyance littérale au récit de la Genèse et une
sorte de gnoséologie existentielle ad hoc, « l’existence étant conçue
par l’homme médiéval comme un drame cosmique composé par un
dramaturge suprême suivant une intrigue centrale et un plan ration-
nel ». Thomas d’Aquin ne peut ni nous persuader ni être réfuté ou
soumis à des objections par nous, conclut Carl Becker, car il est devenu
rationnellement intraduisible. Ce n’est pas même qu’on puisse déclarer ses
démonstrations discutables, fragiles ou spécieuses ; elles sont simplement
inintelligibles au regard de ce que nous considérons comme raisonnable.

1. « Climates of Opinion », dans The Heavenly City of the 18th-Century Philosophers,


New Haven, Yale University Press, 2004 (réédition). – Je pourrais me rapporter aussi à
un petit livre sur la variation historique de ce que l’auteur, fameux historien de l’Anti-
quité, nommait des « programmes de vérité » : on reviendra à l’essai de Paul Veyne, Les
Grecs ont-ils cru à leur mythe ? Paris, Le Seuil, 1983.
2. Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1992, p. 7.
3. Ma traduction de Carl Becker, The Heavenly City of the Eighteenth-Century
Philosophers, New Haven, London, Yale University Press, 1974, p. 5.

46
La notion d’arsenal argumentatif

« The one thing we cannot do with the Summa of St. Thomas is to meet
its arguments on their own ground. We can neither assent to them nor
refute them… Its conclusions seem to us neither true or false, but only
irrelevant. »1
On pourrait évidemment apporter dans ce contexte de rétrospection
historique d’autres exemples en abondance : le droit divin des rois par
exemple a été soutenu par des siècles d’argumentations subtiles théologico-
juridiques. Ce n’est pas encore un coup que je ne suis « pas d’accord »
avec ces juristes de jadis, c’est que je suis confronté à une autre manière
de penser, « aberrante », pour employer pour une fois à bon droit cet
adjectif galvaudé, de ses présupposés jusqu’à ses conclusions. Il en va de
même, pour évoquer maintenant des objets discursifs non du lointain
passé mais de la fin du xixe siècle sur lesquels il m’est arrivé de tra-
vailler, de l’argumentation soutenant la nosographie de l’hystérie selon
l’école de Charcot, ou de la mission historique du prolétariat, ou de la
Zusammenbruchstheorie, thèse marxiste de l’effondrement fatal à court
terme du mode de production capitaliste, ou encore de la quête du
Missing Link, le « chaînon manquant » en paléontologie humaine. Ce
qui doit intéresser et retenir l’historien, à mon sens, ce n’est pas tant
l’idée centrale, pas tant la thèse, sans doute dévaluée, c’est très précisé-
ment ce qui la soutenait : les raisonnements persuasifs, les faits allégués,
confrontés et interprétés, qui étaient tissus autour d’elle2.
L’imputation d’irrationalité est bien trop facilement appliquée au
passé cognitif. L’alchimie, l’astrologie, la géomancie, la phrénologie
sont des sciences dévaluées dont les présupposés et les démarches sont
fréquemment jugés « irrationnels » de bout en bout. Mais « de leur
temps », il me faut bien avouer qu’ils ne l’étaient pas du tout et pour de

1. Ibid., p. 12.
2. Historicité de l’évidence. Exemple classique de l’effet d’évidence : les juristes
anglais ont souvenir que le Juge en chef Hale en 1676 a doctement formulé un mémo-
rable raisonnement qui nous fait sourire de façon grinçante (alors que les juristes rai-
sonnent toujours parfaitement comme lui) qui tire preuve du présupposé d’existence
juridique : « Il faut bien qu’il y ait des sorcières puisqu’il y a des lois contre elles. »
L’évidence s’exprime en effet souvent dans un présupposé mis hors de doute. On ne
peut imaginer toute une législation portant sur quelque chose de chimérique. C’est
évident ! C’est du moins bien raisonné.

47
Marc Angenot

« bons esprits ». Que les raisonnements du passé ne nous semblent plus


rationnels ne permet pas de les écarter sans en scruter la « logique »,
car il n’est pas raisonnable de penser que le présent soit le juge ultime
du passé et il n’est pas indifférent de voir que, dans le passé, certaines
idées, certaines thèses aient découlé d’un effort soutenu de rationalisa-
tion et de démonstration, alors que ces raisonnements mêmes nous sont
devenus incompréhensibles. Je ne donne alors, ainsi que je le suggérais
en commençant, à « rationnel » qu’un sens historique : c’est l’ensemble
des schémas argumentatifs et des « démarches » persuasives qui ont été
acceptés quelque part et en un temps donné par des gens que la société
jugeait sagaces et raisonnables.
Les postulats de cohérence interne et de créativité en situation qui ser-
vaient traditionnellement à identifier des sujets pensants et discou-
rants ont été montrés par Michel Foucault comme problématiques et
fallacieux. Tel est son plus élémentaire, mais aussi son plus fondamen-
tal apport. La formation discursive est un système modélisant déter-
minant en moyenne durée un dicible local et un probable particulier,
de sorte que seules certaines thématisations peuvent s’y exprimer.
L’ensemble ainsi formé, insiste-t-il, n’est pas « plénitude et richesse
infinie »1, il est formé de contraintes avec une marge de variations
– c’est ce qu’on peut désigner comme établissant, à un moment donné
et en un secteur donné, le dicible et le pensable au-delà duquel on ne
peut apercevoir (sinon par anachronisme) le noch nicht Gesagtes, le
« pas-encore-dit »2. Les idées nouvelles ne sortent pas naturellement
de l’Observation et de la Réflexion. Il n’y a certes pas un mystérieux
Zeitgeist, un Esprit de l’époque qui imprégnerait tous les hommes,
mais il y a en tout temps des limites rigoureuses du pensable et du
raisonnable, limites invisibles, imperceptibles par la nature des choses
à ceux qui sont dedans. C’est cette limitation inhérente que Foucault
désignait comme la « rareté » discursive qui fait que tout n’est jamais
dit, ni dicible ni concevable – et que chaque ensemble discursif est
soumis à des contraintes limitatives et raréfactrices notamment en ce

1. L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 156.


2. En transposant cette fois Ernst Bloch !

48
La notion d’arsenal argumentatif

qui touche aux règles admissibles de passage d’une « idée », ou pour


parler plus rigoureusement d’une proposition, à une autre.

4 . « A R S E N AU X » A R G U M E N TAT I F S E T L O N G U E D U R É E

De ces deux constats, celui de la rareté limitative des préconstruits


et des schémas démonstratifs acceptables sous l’abondance superficielle
des occurrences, la masse des « textes », et celui de la spécificité et des
variations historiques de la preuve et du convaincant, je tire ce qui me
paraît devoir être le rôle éminent que peut jouer la rhétorique placée
au cœur de l’histoire intellectuelle et culturelle. L’analyse rhétorique
permet en effet de réduire la diversité chatoyante des « performances » et
des individualités qui se les approprient « en situation » à un court arsenal
de moyens argumentatifs récurrents. À un « Immerwiedergleich » (selon
l’expression de Walter Benjamin1) : l’analyse rhétorique fait apercevoir
en moyenne durée l’éternel retour du même. Et elle fait apercevoir ces
récurrences dans une périodicité a quo et ad quem dont il devient pos-
sible de fixer les limites. Elle permet ainsi de construire des idéaltypes
étayés par des tendances rhétoriques bien marquées en moyenne ou
longue durées. – Ceci, que j’applique à l’étude des idées du passé, vaut
mutatis mutandis du reste pour l’analyse de la doxa de notre époque. À
celui qui est immergé dans les discours de son époque, à vous et moi,
« les arbres, toujours, cachent la forêt ». À assister aux débats acharnés en
politique, aux confrontations d’esthétiques antipathiques l’une à l’autre,
à percevoir les spécialisations et les spécificités, les talents et les opinions
diverses, la rareté des répertoires rhétoriques et la pression de l’hégémo-
nie discursive restent cachées.
Le philosophe et historien de Harvard, Albert O. Hirschman a étu-
dié la « rhétorique réactionnaire », The Rhetoric of Reaction, et il en a

1. Appliquée aux thèmes et narrèmes du journal quotidien.

49
Marc Angenot

reconstruit l’idéaltype immuable, fait de trois grands schémas argumen-


tatifs, récurrents sur les deux siècles modernes1. Hirschman a ramené en
effet toute l’argumentation antiprogressiste pendant deux siècles, – de
Burke écrivant contre la Révolution française en en prophétisant les
échecs et les horreurs, à nos jours du côté de la droite américaine contre
les « liberals », leur féminisme, leur « discrimination positive » et leurs
programmes sociaux, – à trois formes seules d’objections adressées en
d’innombrables avatars, mais toujours coulés dans le même schéma, aux
réformateurs de tous les temps : Innocuity, Jeopardy, Perversity, ce sont les
arguments de l’innocuité, de la mise en péril et de l’effet pervers.
J’en rappelle schématiquement les définitions. 1. L’Innocuité. La
réforme proposée est vaine parce qu’elle ne changera pas la nature des
choses, que les choses reviendront, quoi qu’on fasse, à ce qu’elles sont de
nature. Vous ne pouvez pas changer le cours des astres, modifier le mou-
vement des saisons. 2. Perversity, l’effet pervers. La mesure destinée à faire
progresser la société ou à éliminer un mal supposé, la fera effectivement
bouger, prétend-on démontrer, mais ce sera dans le sens contraire à celui
espéré. 3. Jeopardy ou la Mise en péril. Il consiste à dire que la réforme
envisagée mettra en péril certains avantages acquis, qu’elle entraînera
des « coûts » auxquels le réformateur ne devrait pas vouloir consentir, et
ce, pour un résultat incertain. Ce topos relève de la logique gnomique
qui dit qu’Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras.
– L’argument de la pente fatale2. À mon sens, le paradigme ternaire
d’Albert Hirschman est incomplet et ne rend pas compte de toutes les
stratégies les plus récurrentes de toute argumentation antiprogressiste,
« réactionnaire » en ce sens précis. Le schéma manquant qui est en quel-
que sorte le plus « originel » est celui de la pente fatale : vous voulez
A (qui me déplaît, mais je me garde de vous le dire tout de go), vous
voulez peut-être B qui s’ensuit fatalement, mais vous ne voulez sûre-
ment pas C qui est aussi fatal à terme ; je vois, moi, cet enchaînement,

1. Albert Hirschman, The Rhetoric of Reaction, Cambridge ma, Harvard University


Press, 1991, tr. fr. Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard, 1991.
2. Voir une bonne monographie sur cet argument du Canadien Douglas Walton,
Slippery Slope Argument, Oxford, Clarendon Press, 1992.

50
La notion d’arsenal argumentatif

je vous le montre et je démontre que, puisque ni vous ni moi ne voulons


du résultat ultime C, il faut que vous renonciez à prôner A parce que
des conséquences automatiques entraînent vers C à moyen terme. C’est
l’argument de droite de nos jours contre les mariages « gays » ; vous
voulez que les homosexuels se marient, fort bien ; vous devez donc
vouloir qu’ils et elles adoptent des enfants, bien encore, du moins selon
vous ; qu’ils et elles élèvent les enfants dans la normalité de la vie homo-
sexuelle et son apologie. Ah ! Ici vous hésitez un peu : renoncez donc
à prôner la première étape d’un enchaînement fatal. La conséquence
ultime prédite est censée réconcilier dans le refus l’argumentateur réac-
tionnaire et son adversaire aveuglé.
Cet argument par enchaînement a servi dès 1848 à mettre en garde
le public bourgeois qui pouvait avoir des faiblesses pour les idées socia-
lisantes. On commence par critiquer la propriété, puis on attentera à la
famille et enfin on fera la guerre à Dieu ! Ou bien et surtout, en sens
inverse et en remontant au récent passé où on situait la première étape
qui entraînait vers un avenir fatal et désolant : les déistes du xviiie siècle
en niant la religion révélée ont pavé la voie aux communistes, destruc-
teurs de la propriété et de la famille. Voltaire et son hideux sourire
préparent Babeuf et les Égaux. La thèse réactionnaire, celle des contro-
versistes catholiques spécialement, est qu’il ne faut pas s’arrêter, qu’il est
impossible de s’arrêter en si mauvais chemin, mais qu’il faut revenir en
arrière toute, annuler la première étape de la glissade commencée vers la
désolation et revenir au Bien : « Hors de la religion révélée, il ne peut y
avoir que le joug de l’homme sur l’homme, dissolution de tous les liens
[…], anéantissement de tous les droits, de tous les devoirs »1. À cet égard,
ce schéma premier est le seul qui soit, par sa structure, réactionnaire : il
n’invite pas seulement à ne pas changer les choses, il démontre qu’il faut
retourner en arrière et corriger le présent et sa « mauvaise pente » au
nom du passé inconsidérément répudié. L’argument de l’enchaînement
ou de l’engrenage est fait pour conclure à une alternative, à un choix
sans intermédiaire entre le Bien intégral perdu et le Mal en progrès. Cet

1. Nicolas Deschamps, Un éclair avant la foudre, Avignon, Séguin aîné, 1848-1849,


p. 30 sq.

51
Marc Angenot

argument de la pente fatale, de l’engrenage a l’avantage de rappeler à


l’adversaire jobard qu’il ne domine pas tout l’enchaînement des consé-
quences probables des mesures « progressistes » qu’il prône. L’argument
est celui du perspicace à l’adresse de l’aveugle ou plutôt du myope. Et
justement parce que ce myope va se trouver désolé devant les résultats
déjà fâcheux de ses premières mesures, il sera entraîné à corriger ceux-ci
par d’autres mesures du même tonneau ; c’est dire qu’on lui prédit qu’il
va activement participer à la perversion par engrenage de son propre
projet, monstre qui le dévorera.
J’ai développé de mon côté cette idée d’un arsenal formé d’un nom-
bre fini d’arguments récurrents en moyenne durée dans ma Rhétorique
de l’antisocialisme, 1830-19141. J’étudie dans ce livre un siècle de polé-
miques et d’attaques contre le socialisme, de réfutation de ses doctri-
nes et de dénonciation de ses actions. La polémique antisocialiste a été
sans contredit, dans la modernité politique, parmi les plus soutenues,
les plus âpres, les plus opiniâtres. D’une génération à l’autre depuis la
Restauration, elle a mobilisé continûment une coalition de réfutateurs
de divers bords. Je m’étais proposé de faire apparaître cependant, dans
la durée historique, l’éternel retour d’un nombre fini de tactiques réfu-
tatives et accusatrices, de thèses et d’arguments, formant cet arsenal où
puisèrent les générations successives de polémistes. Dès qu’apparurent
les premières écoles qu’un néologisme (daté de 1832) allait désigner
comme « socialistes » – et si contradictoires entre eux que pouvaient être
les systèmes de Fourier, d’Owen, de saint Simon et autres « prophètes »
romantiques – une bonne partie de l’opinion s’est dressée contre des
doctrines et des programmes qui promettaient de mettre un terme aux
maux dont souffre la société, mais qu’elle a jugés absurdes, chimériques
aussi bien qu’impies, dangereux, scélérats, et dont des hordes d’essayistes
se sont employé à démontrer au public la fausseté et la nocivité.
Je me propose maintenant d’esquisser sans plus à titre d’illustration
quelques analyses tirées de mes recherches en histoire des idées politiques
et susceptibles de faire percevoir en contexte les deux caractères de rareté

1. Rhétorique de l’antisocialisme. Essai d’histoire discursive, 1830-1914, Québec, Presses


de l’Université Laval, 2004.

52
La notion d’arsenal argumentatif

et de singularité spécifique de logiques de raisonnement propres à certaines


traditions auxquelles s’est attaché vers 1840 le mot d’« Idéologies ». Je
commencerai par l’invention romantique de la critique sociale1.

5. LA LO G IQUE UTO PIQUE -GNO ST IQUE

J’ai cherché à décrire dans plusieurs de mes livres2, avec toute la


force persuasive qu’il a possédé, un mode structuré de raisonnement
qui traverse les deux siècles modernes et que j’ai qualifié d’« utopico-
gnostique » (je ne réexpliquerai pas ici faute de place ces deux termes
que j’ai cru à propos d’apparier), mode résolument contraire au « posi-
tivisme » empiriste, mais dont la force de conviction s’est appuyée
sur de « bonnes raisons ». L’articulation de la critique sociale et d’une
contre-proposition utopique (qui se présente comme une prévision
démontrée) est au cœur de mes analyses. Je me bornerai ici à synthéti-
ser la caractérisation d’ensemble.
On peut repérer à travers ces deux siècles depuis les temps roman-
tiques une certaine manière persistante d’argumenter la société comme
étant ce qui « va mal » et ce qui « ne peut plus durer », argumentation
qui débouche sur la promesse d’un Monde nouveau imminent que
j’identifie comme une des grandes logiques de la modernité. Cette logi-
que a évolué en un conflit permanent, insurmontable, avec les autres
axiomatiques de la connaissance discursive. On voit se constituer inté-
gralement dès le premier tiers du xixe siècle un enchaînement propre
de raisonnements sur une société « malade », sur un état social qui ne

1. Je renvoie aussi à Michael Walzer, Company of Critics, Social Criticism and Political
Commitment in the 20th Century, New York, Basic Books, 1988, tr. fr. La Critique sociale
au XXe siècle : solitude et solidarité, Paris, Métailié, 1995.
2. Gnose et millénarisme : deux concepts pour le XXe siècle ; suivi de Modernité et sécula-
risation, Montréal, Discours social, 2008. Les Grands Récits militants des XIXe et XXe siècles :
religions de l’humanité et sciences de l’histoire, Paris, L’Harmattan, 2000. Le Marxisme dans les
Grands récits. Essai d’analyse du discours, Paris, L’Harmattan et Québec, Presses de l’Uni-
versité Laval, 2005. Dialogues de sourds, Paris, Mille et une nuits, 2008.

53
Marc Angenot

peut plus durer et sur son remplacement inévitable et prochain par une
société juste et bonne, paradigme dont le pouvoir persuasif et mobili-
sateur a été immense et qui continue à hanter vaille que vaille, près de
deux siècles plus tard, en ayant perdu ses fondements, sa relative cohé-
sion et ce qui fit sa force d’évidence, toute critique sociale possible. Ces
doctrines se déploient en un parcours immuable d’une critique à une solu-
tion, du mal constaté au remède définitif. Rien n’est plus scandalisant
que de faire voir les maux du présent du point de vue d’un avenir assuré
d’où ils auront été éradiqués. Aux temps romantiques, ce procédé a été
présenté comme la bonne méthode de critique sociale, « l’exposition
élémentaire d’une doctrine sociale sérieuse se présente naturellement
sous deux faces, enseignait Victor Considerant : la critique de la société
ancienne et le développement des institutions nouvelles. Il convient
de connaître le mal pour déterminer le remède »1. Considerant, le
leader des fouriéristes, enchaînait avec aisance : « Construisons donc
par la pensée [....] une société dans laquelle les causes sociales du mal
n’existeraient pas »2. Et l’ayant construite, travaillons à la faire advenir
et à détruire la scélérate société actuelle qui choque le cœur comme
la raison. Or, cette manière de raisonner que Considerant pour sa
part qualifiait avantageusement de « Science sociale » va apparaître
comme un pur délire dans le camp des économistes (J.-Baptiste Say,
Frédéric Bastiat…) et des penseurs libéraux et conservateurs de la
Monarchie de Juillet. Les socialistes n’avaient pas simplement tort, aux
yeux de ces notables, ils se plaçaient avec leurs insanes théories en
dehors de l’argumentable. C’est à cette coupure cognitive entre raison
immanente et Principe espérance que je consacre les livres dont j’ai fait
état. Le discours de la folie va accompagner à partir de 1848 l’histoire
des idées socialistes. Louis Veuillot porte la main à ses tempes : « Ils
sont fous ! Fous ! », gémit-il3. Le socialisme fait voir surtout, expli-
quent les gens rassis sous la Deuxième République, la diversité de ses

1. Victor Considerant, Destinée sociale, Paris, Librairie phalanstérienne, 1847, t. I,


p. 29.
2. Idem.
3. Louis Veuillot, Le Lendemain de la victoire, Paris, J. Lecoffre, 1850, p. 67.

54
La notion d’arsenal argumentatif

catégories pathologiques : « Ce qu’on nomme les socialistes est un genre


immense de rêveurs, d’insensés et de malades, divisé en familles de saint
simoniens, de fouriéristes, de communistes, de babouvistes »…1 Le
Voyage en Icarie [d’Étienne Cabet] « pourrait passer pour l’œuvre d’un
fou »2. Pierre Leroux est un « cerveau abandonné sans ressource par les
médecins », c’est « le beau idéal de la folie »3. Pour Proudhon, le cas
était encore plus clair, citations à l’appui : « il faudrait l’envoyer dans
une maison de fous »4, etc.
La critique radicale du présent dans la modernité (postreligieuse)
s’est faite au nom d’un avenir prévu et assuré – et, de saint Simon aux
futurs « socialistes scientifiques », d’un avenir scientifiquement démontré
inévitable, ce qui ne pouvait qu’encourager ceux qui allaient assumer le
mandat reçu de cet avenir meilleur. « On ne peut définir le mot Progrès,
écrit encore Victor Considerant, et on n’acquiert le droit scientifique
de s’en servir qu’en répondant à ces deux questions : d’où vient la société
et où doit-elle conduire ? »5 Par choc en retour, la prévision extrapolée
des tendances du passé pour l’avenir peut venir servir à « expliquer » le
présent et indiquer avec certitude qu’y faire. Ici aussi pour les adversaires
des Grandes espérances on « tombait » dans le raisonnement circulaire.
Le raisonnement militant dénonce certains aspects du monde présent
et les montre irrévocablement condamnés à l’horizon d’un pas-encore,
d’un noch-nicht. Ce pas-encore est mué en tribunal du présent. « Liberté,
égalité, fraternité », ce n’est encore qu’une formule vide aujourd’hui, écrit
le romantique Pierre Leroux : « Son règne n’est pas encore venu mais il
viendra ; elle croît dans le présent pour l’avenir ; et comme c’est à elle à
qui l’avenir appartiendra, c’est elle déjà qui juge le présent. »6 Le com-
pagnon anarchiste Pierre Kropotkine le redira plus tard en confrontant

1. L’Antirouge. Almanach antisocialiste, anticommuniste, Caen, Hardel, 1852, p. 63.


2. Adolphe Chenu, Les Conspirateurs, les sociétés secrètes, la préfecture de police sous
Caussidière, Paris, Garnier frères, 1850, p. 27.
3. Charles de Bussy (pseud. Charles Marchal), Histoire et réfutation du socialisme
depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours, Paris, Delahays, 1859, p. 72.
4. L’Antirouge, Almanach antisocialiste, anticommuniste, op. cit., p. 44.
5. La Phalange, 1839, p. 576.
6. D’une religion nationale, ou du Culte, Boussac, Leroux, 1846, VI.

55
Marc Angenot

les théories anarchistes et socialistes, l’avenir démontré permet de juger


le présent, il sert donc en quelque sorte de boussole pour se guider dans
un temps obscur : « Chaque parti a ainsi sa conception de l’avenir. Il a
son idéal qui lui sert pour juger tous les faits se produisant dans la vie
politique et économique, ainsi que pour trouver les moyens d’action qui
lui sont propres »1. L’avenir garanti par la science guide le militant, il est
« ce qu’un phare est aux pilotes dans les mers : c’est la clarté qui accuse
les écueils, c’est le symbole de l’espérance »2.
La seule comparaison entre « l’état actuel de la société humaine avec
l’état qui devrait être et qui pourrait être dès demain, dès aujourd’hui »
si les hommes le voulaient, va conférer un mandat impératif éclatant à
qui a suivi le raisonnement jusqu’au bout3. C’est ce que les adversaires
de cette pensée jugeront en être le paralogisme central : le doctrinaire
projette dans l’avenir une conception idéale, extrapolée de l’indignation
que lui inspire le monde, puis il en tire une preuve par l’avenir, il fait
de cet avenir meilleur le juge du présent et démontre, par une suite de
pétitions de principe, que la société est non seulement malfaisante et
criminelle, mais aussi précaire et condamnée à disparaître. La critique
du présent se fonde alors sur une vision de demain, la raison critique se
fonde en une fiction, en une conjecture rationnelle. Que préférez-vous,
intimait la propagande de l’Internationale socialiste avant 1917 : le capi-
talisme, son exploitation, ses misères et ses ruines, ou le collectivisme, sa
justice égalitaire et son abondance planifiée ? Bonne question aux yeux
militants, la poser était y répondre… Les économistes libéraux qui ne
croyaient pas à ce contraste enchanteur ne faisaient que trahir la noirceur
de leur âme. L’alternative articule de façon oratoire, bien « classique-
ment » rhétorique justement, une Pars destruens empirique et une Pars
construens.

1. La Science moderne et l’Anarchie, Paris, Stock, 1913, p. 54.


2. Constantin Pecqueur, Théorie nouvelle d’économie sociale et politique, ou Étude sur
l’organisation des sociétés, Paris, Capelle, 1842, I.
3. Charles Pellarin, Allocutions d’un socialiste, Paris, Capelle, 1846, p. 11.

56
La notion d’arsenal argumentatif

6 . R A I S O N N E M E N T S A PAG O G I Q U E S,
« S O P H I S M E S » D E L’ E S P É R A N C E

Ce fut le scandale moral premier pour tous les essayistes du début


du siècle xix, de Joseph de Maistre à Proudhon inclusivement, celui de
la discordance entre le mérite et le sort. « Le bonheur des méchans, le
malheur des justes ! C’est le grand scandale de la raison humaine. »1 Tel
était le grand scandale pour Joseph de Maistre, mais le théocrate qu’il
était pouvait se soumettre humblement aux voies de la Providence et
persister à croire en un Dieu justicier. Ni Saint-Simon, ni Proudhon,
ni Colins, ni Pierre Leroux, ni les autres ne croient plus à une provi-
dence de cette sorte. Et pourtant, ils ne parviennent pas à se débarrasser
de l’idée que, sans justification des actions humaines, aucune pensée de
réforme sociale ne pourra trouver à se fonder. Car il faut se demander,
avant de disserter sur une meilleure et plus juste organisation sociale, si
le juste ici-bas n’est pas nécessairement un imbécile, et si « le fripon,
hypocrite et adroit, [ne] se trouve [pas] seul à raisonner juste » ?2 Voici
donc le scandale premier de la vie en société : on ne peut raisonner des-
sus qu’ab absurdo, ce qui revient à tirer de l’absurdité générale quelque
chose de « fondé en raison ».
Le raisonnement fondamental de Charles Fourier (et c’est pourquoi
le doctrinaire de l’attraction passionnée avait, à simple titre rhétorique,
besoin d’invoquer constamment « Dieu ») est typiquement apagogique :
comment supposer que « Dieu » ait voulu le malheur des hommes, qu’il
leur ait donné des passions pour accroître et perpétuer leurs misères, des
penchants en sachant que, quoi que nous fassions, ils nous conduiront à
notre malheur, qu’il se soit plu à créer des classes où les uns sont condam-
nés à l’indigence pour permettre aux autres d’être heureux. Ceci n’est
pas possible, « Dieu » n’a pas voulu cela, c’est donc à l’absurdité civilisée

1. Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Petersbourg, Genève, Slatkine, 1993, vol. I,


p. 89.
2. Jean-Guillaume-César-Alexandre-Hippolyte Bon de Colins, Science sociale, V,
Paris, Firmin-Didot frères, p. 313.

57
Marc Angenot

que nous devons le monde à l’envers où nous vivons… Tout Fourier


est ici : Comment supposer que « Dieu » ait voulu, de quelque façon
qu’ils s’organisent et cherchent à coexister, le malheur des hommes en
société ? Impossible à admettre, donc c’est la « Civilisation » qui est mal
organisée ; dans le futur monde sociétaire, de nos passions libérées naî-
tront le bonheur collectif et l’harmonie.

7. LA PENSÉE BINAIRE OU MANICHÉENNE

Il s’agit ici d’un phénomène élémentaire et beaucoup plus répandu,


polyvalent et métamorphique tout en étant susceptible de retenir néan-
moins l’attention dans la mesure où, comme tendance interprétative
mécanique et systématique, il n’est pourtant pas universel – et dans tout
état de société, spontané, « naturel » et convaincant pour les uns, il agace
d’autres esprits qui se veulent modérés et nuancés et détestent ceux qui
pensent « en blanc et noir ».
Vilfredo Pareto repère dans ses analyses, d’autant plus perspicaces
qu’hostiles, des écrits socialistes de 1900 l’omniprésence de la pensée
en « blanc et noir » et en fait l’amorce d’une sophistique socialiste qu’il
se met en devoir de décortiquer. Il met au cœur de sa critique des
Systèmes socialistes une manière de raisonner sur le social par alternatives
et antithèses. Cette « dialectique »-là, à son sentiment, est typiquement
aristotélicienne, mais elle n’est nullement hégelo-marxienne ! « L’erreur
de beaucoup de socialistes, écrit Pareto, c’est qu’ils raisonnent, sans
s’en apercevoir, par antithèses. Ayant démontré que d’une institution
actuelle dérivent des maux et des injustices, ils sautent à la conséquence
qu’il faut l’abolir et mettre à sa place une institution fondée sur le prin-
cipe diamétralement opposé. » Pareto décortique d’autres paralogismes
binaires chéris des réformateurs à travers les temps. « En général, les
réformateurs ont tendance à raisonner de la manière suivante. Ils suppo-
sent d’abord qu’il doit nécessairement y avoir un système pour obtenir
les heureux résultats qu’ils désirent ; ensuite, ils posent le dilemme : ce

58
La notion d’arsenal argumentatif

système doit être A ou B ; on démontre qu’il n’est pas B, il en résulte


qu’il est A. »1 Ainsi, « déclament » les socialistes, toute critique consé-
quente de la société bourgeoise doit conduire nécessairement à adhé-
rer à la solution collectiviste qui en est précisément l’inverse. Or, cette
façon de raisonner n’est pas nouvelle et Pareto n’a pas tort de la voir
fonctionner déjà chez Thomas More, – à la réserve près, ajouterais-je,
que l’humaniste anglais ne développait qu’une expérience mentale,
Denkexperiment, et non un programme positif. « Le raisonnement que
fait plus ou moins sciemment More, ainsi d’ailleurs que la plupart des
réformateurs, paraît être le suivant : A produit B, qui est nuisible, C est
le contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons disparaître
B et les maux qui affligent la société cesseront. »2 De fait au cœur des
Grands programmes de critique sociale modernes se rencontrent inévi-
tablement l’énoncé condensé du mal, le diagnostic de sa cause ultime, la
preuve de son caractère contingent et la prescription du remède tiré par
renversement du constat du mal, et prouvé a contrario. Ainsi, typique-
ment, dans le programme des communistes icariens vers 1848 :

Tout le mal vient, partout, de ce que la société est mal organisée ; et le vice
principal de l’organisation sociale et politique partout, c’est que cette organi-
sation a pour principe l’individualisme ou l’égoïsme. (…) Le remède est donc dans
le principe contraire, dans le Communisme, ou dans l’intérêt commun et public,
c’est-à-dire dans la Communauté3.

Le binarisme de la pensée s’applique éminemment au formatage


dogmatique des dilemmes de la conjoncture : « croître ou disparaître »,
« socialisme ou barbarie ». Les doctrinaires catholiques au xixe siècle
adoptent de leur côté volontiers le dilemme apocalyptique : ou la répu-
diation de l’erreur moderniste condamnée par le Syllabus, ou le retour
à la soumission des peuples à l’Église, « le salut par l’obéissance et par le

1. Vilfredo Pareto, Les Systèmes socialistes, Paris, Giard & Brière, 1902-1903, 2 vol.,
rééd. Genève, Droz, 1965, II, p. 101.
2. Ibid., p. 261.
3. Étienne Cabet, Prospectus. Grande émigration au Texas en Amérique pour réaliser la
Communauté d’Icarie. Paris, [1849], p. 1.

59
Marc Angenot

retour à l’obéissance ou la mort dans la révolte et par la révolte »1. Ceci


revient à dire : avec nous ou contre nous, il n’y a pas de troisième voie.
Pas de milieu ! Avec nous sans la moindre réserve, ou contre nous et
rangés alors, sachez-le, dans le camp du mal et de la mort ! « Socialisme
ou barbarie » : cette alternative dite « marxiste » du Dilemme histori-
que a été énoncée une première fois par Friedrich Engels et reprise
par le leader allemand Karl Kautsky argumentant le Programme socialiste.
La formule n’est ainsi qu’une variante des dilemmes prophétiques qui
abondent au xixe siècle : « il est impossible, écrivait le leader allemand
commentant la révision du Programme d’Erfurt de la Sozialdemokratie,
de demeurer plus longtemps en civilisation capitaliste. Il s’agit soit de
progresser jusqu’au socialisme soit de retomber dans la barbarie. »2 Un
effondrement total est toujours promis à la société qui ne choisira pas la
bonne voie : si le régime collectiviste ne triomphe pas bientôt, cet échec
amorcera le retour à l’état sauvage.
Le manichéisme s’étend aussi à l’action, tout programme ou projet
politique ayant pour effet de répartir les humains en alliés et en oppo-
sants, en élus et réprouvés, en défenseurs du droit et suppôts de l’ini-
quité. Le salut de la société ou la mort collective, la « foi » dans l’avenir
ou un monde irrémédiable s’enfonçant dans l’inhumanité, c’est au bout
du parcours, l’ultime argument qui légitime les militantismes de toutes
natures et exorcise le désespoir.
C’est une singularité française que cette partie « marchante » de la
classe dominante au xixe siècle qui, loin de faire front avec les conserva-
teurs et « modérés » contre les plèbes revendicatrices et menaçantes, n’a
cessé de se légitimer contre une autre partie d’elle-même en se référant
à une lutte grandiose entre le bien et le mal, « Dieu et le roi d’un côté ;
la République et l’Humanité de l’autre », ainsi qu’écrit Émile Littré,
doctrinaire du positivisme comtien3. Michelet proclamait avant lui cette
sociomachie en termes plus métaphysiques encore : « Il n’y a plus que

1. B. Daymonaz, Le Décalogue de la franc-maçonnerie, ou le triomphe de l’étendard naza-


réen, Paris, Saudax, 1889, p. 3-4.
2. Programme socialiste, p. 131 (Paris, 1910), programme d’Erfurt de 1892 révisé.
3. Émile Littré, Conservation, Révolution et Positivisme, Paris, Ladrange, 1852, p. 289.

60
La notion d’arsenal argumentatif

deux partis, comme il n’y a que deux esprits : l’esprit de vie et l’esprit de
mort. » Avec l’affaire Dreyfus, plus que jamais, la sociomachie a perçu
la société française comme l’affrontement de deux « foules » en lutte,
celles des scélérats et des élus – bien entendu l’autre camp avait tout
loisir d’inverser cette axiologie avantageuse :
À la tête de l’une d’elles [l’antidreyfusarde] opéraient une poignée de
scélérats qui poussaient leurs séides aux crimes les plus exécrables ; à la tête
de l’autre se plaçaient des penseurs, des hommes de bien et quelques vrais
héros qui assumèrent la charge de découvrir les infamies perpétrées par leurs
adversaires1.

Tout Grand récit narre la lutte entre deux principes, un bon et un


mauvais, il divise la société en deux camps ou plutôt, il montre que les
« lois de l’histoire » séparent ceux qui vont dans le sens de l’avenir et
ceux qui en entravent la marche – cadre de narration qu’il est éminem-
ment permis de qualifier à ce titre de vision manichéenne du social : « Il
y a plus de cent ans qu’elle dure, cette lutte, car il y a plus de cent ans
que la Révolution et la Contre-révolution sont aux prises avec des for-
tunes diverses », écriront par exemple les républicains de jadis2. Depuis
« trois siècles », exposait Auguste Comte de son côté, se poursuit une
« lutte générale […] pour la démolition de l’ancien système politique »3.
Cette lutte séculaire ne devait se terminer que par la victoire totale du
bon camp et par la capitulation des scélérats, les hommes de progrès ne
désarmeraient pas à moins.
Le manichéisme s’apprend, il suffit de se laisser dûment rééduquer :
l’intellectuel stalinien de la grande époque faisait la preuve du dur travail
accompli sur lui-même en écrivant certaines choses sans plus redouter
l’ironie de ceux de « sa classe ». Il lui fallait le confesser bien haut : « La
vérité est dans Marx, tout ce qui est antimarxiste est faux », « La calom-
nie est à droite, la vérité est à gauche »… Il y avait d’un côté le pou-
voir bourgeois et son antihumanisme hideux, de l’autre « l’humanisme

1. André Lorulot, Alfred Naquet, Le Socialisme marxiste, Éd. société nouvelle, 1911,
p. 18.
2. Urbain Gohier, L’Armée contre la nation, Paris, Revue blanche, 1899, VII.
3. Cours de philosophie positive, Paris, Société positiviste, 1893, IV, p. 10.

61
Marc Angenot

prolétarien de Marx, de Lénine, de Staline, vraiment humain, fondé sur


l’histoire de la science », etc. Au bout du compte, le discours militant
retrouve la conclusion pratique des antiques fanatismes et lui emprunte
ses mots auxquels il croit donner un sens moderne : « Hors de l’Interna-
tionale point de salut. [....] Tout ce qui n’est pas avec nous est contre
nous ! »1

8 . AU T R E E X E M P L E D E L O N G U E D U R É E :
L A P E N S É E C O N S P I R AT O I R E

La Conspiration, ce n’est pas un « thème » dans l’histoire de la culture


ni une « idée » ni une « idéologie » déterminée, mais précisément ce
que j’appelle une logique, à savoir un dispositif cognitif et herméneuti-
que, une manière de déchiffrer le monde qui a une histoire qu’on peut
suivre en temps réel dans la modernité occidentale. Sous leur forme la
plus odieuse, les explications conspiratoires fleurissent toujours, on ne
l’ignore pas, chez les négationnistes aujourd’hui. Arthur Butz dans The
Hoax of the 20th Century et Richard Harwood dans Did Six Millions
Really Die? qui « démontrent » que l’Holocauste n’a jamais eu lieu
offrent aussi en prime une explication conspiratoire : l’Holocauste est
un mensonge ourdi par les sionistes pour atteindre leur éternel plan de
domination mondiale et pervertir les esprits des Gentils2. Cette logique
conspiratoire qui jusque dans les années 1970 était plutôt l’apanage de
l’extrême droite fleurit désormais dans la « gauche » altermondialiste.
Dans ce contexte, l’affaire de l’historien rhétorique est, ce me semble,
d’éclairer ces sortes de phénomènes en en retraçant l’histoire et en en
dégageant la permanence « logique ». Or, ladite logique conspiratoire
remonte à un ouvrage précis qui, « comme par hasard » (pour parler

1. Bulletin de la Fédération jurassienne, 3.7.1875, 1.


2. Voir Michael Billig, Ideology & Opinions, Studies in Rhetorical Psychology, Newbury
Park ca, Sage, 1991, p. 109.

62
La notion d’arsenal argumentatif

comme cette logique pense), est daté des origines mêmes des grands
affrontements idéologiques modernes : le livre éminemment « contre-
révolutionnaire » de l’Abbé Barruel, Mémoires pour servir à l’histoire du
jacobinisme, paru en 17981. Dans son « Discours préliminaire », l’abbé
présentait ainsi le malheur des temps et son explication :
Sous le nom désastreux de Jacobins, une secte a paru dans les premiers jours
de la Révolution Françoise, enseignant que les hommes sont tous égaux et
libres. […] Qu’est-ce donc que ces hommes sortis, pour ainsi dire, tout-à-coup
des entrailles de la Terre, avec leurs dogmes et leurs foudres, avec tous leurs
projets, tous leurs moyens et toute la résolution de leur férocité ?2
Après avoir démontré que la Révolution avait été ourdie de bout
en bout par les sociétés secrètes illuministes, il concluait : « Tout le mal
qu’elle a fait, elle devait le faire ; tous ses forfaits et toutes ses atrocités
ne sont qu’une suite nécessaire de ses principes et de ses systèmes. »
L’absurdité des principes se reflétait tout simplement dans l’atrocité des
moyens. Pas d’« effet pervers » chez l’Abbé Barruel, la Révolution avait
été parfaitement cohérente avec elle-même et l’Abbé prouve ou confirme
alors par ses atrocités la monstruosité de ses principes.
Quatre-vingts ans plus tard, nous retrouvons cette manière de rai-
sonner dans une idéologie émergente propre au monde catholique sous
la Troisième République anticléricale. Celle de la croisade contre les
francs-maçons. La dénonciation des Loges se centre sur le mythe du
Complot scélérat et tout puissant. La maçonnerie forme, révèle à ses
ouailles monseigneur Fava en frémissant, « une société vaste comme
l’Univers dont les membres nombreux à l’infini occupent tous les rangs
de la société, … une association dont la tête se cache comme celle du
serpent tandis que ses longs anneaux se déroulent au loin à tous les yeux ;
… par la conscience du mal qu’elle fait et qu’elle veut faire encore et tou-
jours, cette association est visiblement marquée du signe de la haine »3.
C’est apparemment ce qu’il fallait aux catholiques, pour expliquer le
malheur des temps et les reculs de l’Église, une explication totale et la

1. Hambourg, Fauche, 1798-99, 5 vol.


2. Vol. I, 6.
3. La Franc-maçonnerie démasquée, I, 1884, p. 3.

63
Marc Angenot

conspiration ourdie par une secte entourée de ténèbres (ou plutôt par un
chef d’orchestre invisible qui la dirigeait) était cette explication – que
valide Léon XIII dans une encyclique : « Son action peut seule expli-
quer la marche de la Révolution et les événements contemporains. »1
« Est-ce une illusion de voir l’action des Loges dans tout le détail de nos
révolutions et de nos bouleversements politiques ? » Non certes ! Elles
règnent en maîtresses souveraines sur la France2. Mais il n’y a pas que la
France. Le Vatican convoque en 1896 le congrès de Trente qui répond
abondamment et positivement à la question : « Y a-t-il une organisation
internationale des francs-maçons sous un chef suprême dont le pouvoir a
une influence sur toute l’action politique sur le globe ? »3 Les progrès du
socialisme en Europe en étaient la preuve. L’idéologie antimaçonnique
forme ainsi une historiosophie, une « explication » de l’histoire en cours
qui répond point par point aux historiosophies progressistes et socialistes.
Les maçons sont les descendants de ce groupe de criminels qui ont pré-
paré et perpétré la Révolution française et qui, depuis 1789, poursuivent
obstinément leur tâche de perdition. La maçonnerie agit à travers le
siècle, elle a renversé les trônes, elle veut encore renverser les autels, elle
veut éradiquer la foi. Elle veut l’anéantissement complet du catholicisme,
elle est depuis l’origine et demeure « une conspiration […] pour démolir
les mœurs », « un complot ourdi d’avance, [pour] pervertir, corrompre
les peuples […] par l’imagerie pornographique, par la création de mau-
vais lieux, par la multiplication de débits d’alcool »4. Quant aux progrès
du socialisme, la conspiration maçonnique permet de les expliquer tout
aussi clairement : « l’Internationale n’est qu’une branche détachée ou
non de la franc-maçonnerie qui elle-même a été organisée par la juiverie
pour bouleverser les nations chrétiennes. »5

1. Étienne Cartier, Lumière et ténèbres, Paris, Letouzey & Ané, 1888, p. 34.
2. Les Maçons juifs et l’avenir, ou la Tolérance moderne, Louvain, Fonteyn, 1884, p. 3.
3. Actes du Ier congrès antimaçonnique international, 26-30 septembre 1896, Rome,
Tournai, Desclée, 1897-1899, 2 vol. in 4o.
4. La Franc-maçonnerie démasquée, II, p. 108.
5. J.-F. Debauge, La Vermine : francs-maçons, révolutionnaires, libres-penseurs, juifs, poli-
ticiens, Paris, 1890, p. 9.

64
La notion d’arsenal argumentatif

Dans ce cadre et à cette époque même, on constate que les accu-


sations antimaçonniques sont devenues identiques point pour point
aux accusations antijuives qui se développent en un secteur idéolo-
gique contigu. Tout y est : l’action délétère et ubiquitaire, les textes
secrets et criminels, les ambitions de domination universelle et même
les « crimes rituels » perpétrés dans les « arrière-loges » pour grands ini-
tiés. Presque tous les prédicats qui s’appliquent aux juifs, s’appliquent au
Grand Orient. Un nommé Kimon, dans sa Politique israélite démontrait
vers 1890 les Juifs derrière « l’empoisonnement alcoolique de la popu-
lation ». La Franc-Maçonnerie démasquée, revue catholique mensuelle,
démontre, elle, avec un grand luxe de preuves que l’alcoolisme résulte
d’un « complot maçonnique » qui travaille à la démoralisation des
masses1. Il ne fallait donc qu’un coup de pouce pour que les deux hermé-
neutiques, familières aux mêmes milieux, se confondent. Si les sociétés
secrètes expliquaient le malheur des temps, qu’est-ce qui expliquait en
effet les sociétés secrètes ? Monseigneur Meurin avait trouvé le premier
la réponse après de longues déductions numérologiques et cabalistiques :
« Ayant accaparé les trésors et le pouvoir civil de ce monde, le Juif fait
une guerre acharnée à l’Église de Jésus-Christ et à tous ceux qui refusent
de fléchir le genou devant lui et son Veau d’or. »2
D’emblée au cœur de l’argumentation antisémite – car l’antisémi-
tisme, je martèle à mon tour ma propre thèse, est d’abord une affaire
d’argumentation spéciale – s’inscrit la thèse, soutenue de centaines
d’exempla, de la malfaisance omniprésente, indice d’une conspiration
générale – et ce, vingt ans et plus avant que l’Okhrana tsariste ne pla-
gie et compile les fameux Protocoles des Sages de Sion3. L’antisémitisme,
montrent tous ses analystes, de Léon Poliakov à Zeev Sternhell et à
Pierre-André Taguieff, n’est pas seulement une idéologie (pas seulement
des contenus, une vision de la société, une doctrine de haine, des mots

1. Vol. 1889, II, p. 108-113.


2. Mgr. Léon Meurin, La Franc-maçonnerie, synagogue de Satan, Paris, Retaux, 1893,
p. 11.
3. P.-A. Taguieff, Les Protocoles des Sages de Sion, Paris, Berg International, 1992,
2 vol., rééd. revue et corrigée, Les Protocoles des Sages de Sion. Faux et usages d’un faux,
Paris, Berg/Fayard, 2004, 1 vol.

65
Marc Angenot

d’ordre), c’est une gnoséologie, une manière spéciale de diriger sa pen-


sée et de (se) persuader. Anxiogène, « paranoïde », conspiratoire donc,
cette manière de penser n’a pas été le propre des seuls antisémites ; elle
est proche dans son schéma général d’autres idéologies « obsidionales »
comme la peur et haine des Jésuites qui était plutôt « de gauche » sous
la Monarchie de Juillet, ou comme la croisade antimaçonnique dont je
viens de faire état.

9 . Q U E L Q U E S M O T S D E R É C A P I T U L AT I O N

Il résulte de cet exposé et de ces exemples esquissés une règle de


méthode. Plus exactement, un principe heuristique : celui de la fusion
nécessaire de la rhétorique, de l’analyse du discours et des lexiques, de
l’histoire des idées et des secteurs des sciences sociales et historiques qui
touchent aux idées, aux « représentations », aux discours et aux croyan-
ces. Aucune de ces disciplines ne peut subsister isolément des autres. Les
cloisonnements conventionnellement établis entre disciplines, « domai-
nes » et problématiques contigus sont désastreux pour la réflexion qui
s’interdit de prendre à bras-le-corps la question globale du raisonne-
ment mis en discours, la question du discours social comme procurant
et communiquant des « raisons » attachées à des convictions.
Il n’est pas de rhétorique, de théorie de l’argumentation qui puisse
subsister isolément, dans une autonomie heuristique absolue. L’analyse
argumentative est inséparable de l’ensemble des faits de discursivité,
comme elle est inséparable du dialogisme interdiscursif, de l’immersion
des textes dans le discours social du temps et comme elle l’est de toute
analyse herméneutique, c’est-à-dire celle de la constitution du texte
comme stratification de niveaux de sens « cachés ». Pas de rhétorique
sans topique, c’est-à-dire en termes modernes sans une histoire de la pro-
duction historico-sociale du probable, de l’opinable et du vraisemblable.
C’est dans la cooccurrence du descriptif, du narratif et de l’argumentatif
que s’enclenchent les mécanismes de déduction et d’induction mais aussi

66
La notion d’arsenal argumentatif

de l’abduction à l’origine de tout processus intellectuel puisqu’il s’agit


de « cadrer » des faits hétérogènes en une intelligibilité d’ordre nomo-
thétique, paradigmatique ou séquentielle. Enfin, la dialectique (au sens
d’Aristote) est dialogique : l’énonciateur-rhéteur se construit un desti-
nataire, mais aussi des adversaires, des témoins, des autorités, des objec-
teurs et des interlocuteurs. Tout débat d’idées suppose non un espace
vide où se construirait une démonstration, mais l’intervention dans un
discours social saturé et cacophonique, plein d’« idées à la mode », de
préjugés, de platitudes et de paradoxes, où tous les arguments possibles
sont déjà utilisés, marqués, interférés et parasités.
Remarque finale : la démarche que je prône, et que je conçois inté-
grée à l’histoire des idées et des idéologies, s’oppose frontalement au
paradigme holiste qui a dominé les sciences sociales et se maintient ici et
là. Dans ce paradigme, le sujet est engendré, avec ses idées et ses croyan-
ces, par des conditionnements sociaux (au sens le plus englobant de ce
mot). Les idées qu’il exprime qui reflètent la position matérielle qu’il
occupe et qui traduisent-dissimulent ses intérêts non moins concrets,
sont subies ; elles sont épiphénoménales. La structure de la société produit
la ou les diverses « consciences ». Nous aurions alors les croyances que
nous avons, non pour de plus ou moins bonnes raisons ni à la suite d’une
(auto-)persuasion consciente – car ces raisons sont illusoires, épiphénomé-
nales du moins dans leur prétendue rationalité – mais parce que des cau-
ses extérieures, non idéelles et hors de notre contrôle, nous déterminent
à les avoir ; la recherche consiste à atteindre et « dégager » ces causes.
Or, la propension à voir les humains comme mystifiés et conditionnés
par le milieu et au bout du compte comme des sujets illusoires, comme
des marionnettes ou des perroquets d’un social réduit à des besoins et
des intérêts aboutit à une anthropologie dogmatique, hautement arbitraire
et qui a des aspects arrogants. C’est votre inconscient, votre libido ou
votre surmoi, c’est votre détermination de classe ou de gender, c’est votre
habitus : ce ne sont pas plus des explications que le fameux « C’est votre
léthargie ! » du Légataire universel. Ce sont des explications qui n’ex-
pliquent rien et qui, du reste, redisent au bout du compte toujours la
même sorte de choses (comme le caricaturent les versions estudian-
tines du marxisme et du freudisme). L’idée que les croyances fausses

67
Marc Angenot

– soit celles que je décrète telles, soit celles admises être telles par tout
le monde de nos jours – sont fondées sur autre chose que des raisons
et des arguments, sur des « états d’âme » collectifs, sur de l’irrationnel
inculqué, sur des « forces » sociales qui s’imposent à la conscience de
l’individu, est une idée intuitive. Rien ne relève plus de l’intuition spon-
tanée que la tendance à étiqueter « croyance irrationnelle », « illusion »,
« besoin inconscient », « influence du milieu », « mise en condition » les
idées que je ne partage pas ; je me débarrasse ainsi à bon compte de la
nécessité de comprendre pourquoi et dans quelle mesure elles avaient
ou elles ont, ailleurs et pour d’autres, du sens et de la crédibilité. Contre
cette tendance « humaine, trop humaine » à décréter les autres déraison-
nables, j’évoquerai le fameux Principle of Charity du logicien américain
Donald Davidson : je dois commencer par considérer mon interlocuteur
ou le groupe que j’étudie comme rationnels et honnêtes, abritant dans
des esprits de bonne volonté et de bonne foi des convictions qui sont
pour eux vraisemblables et fondées ; il ne m’est permis de déclarer une
attitude ou un raisonnement irrationnels ou absurdes que lorsque j’ai
épuisé toute possibilité d’interprétation raisonnable, ce que Davidson
appelle les « cas désespérés »1. Comprendre et donner à comprendre les
raisons de se persuader et les raisonnements des hommes du passé est la
seule façon de leur rendre justice : tel est le devoir d’état de l’historien.

1. Davidson, Problems of Rationality. Oxford, Oxford University Press, Clarendon


Press, 2004, p. 169.

68
Perelman et la redécouverte
de la fonction argumentative des figures du discours

Marc André Bernier

Dans les livres VIII et IX de l’Institution oratoire, Quintilien proposait


de diviser le vaste domaine des « ornements du discours » (ornatus) en
tropes, figures de mots et figures de pensées. Chaque classe se définissait
en fonction d’un type particulier d’altération par rapport à un « langage
simple et direct », le trope (tropus) affectant le sens d’un seul mot, la
figure de mots (figura verborum) sa forme et la figure de pensées (figura
sententiarum) la tournure ordinaire et habituelle d’une phrase1. Si cette
tripartition offre l’avantage de fonder la théorie de la figure sur une
solide architecture taxinomique, promise par ailleurs à une immense
fortune, elle suppose néanmoins, comme le remarque avec justesse
Sylviane Léoni, « l’existence de deux codes de communication : l’un,
juste et vrai, qui aurait adhéré au réel avec transparence et l’autre, rhéto-
rique, qui, grâce aux figures, colorait ou habillait le référent dans un but
esthétique ou persuasif »2. Pareille typologie présume en effet qu’entre le
rhétorique et le vrai se glisse un écart, lequel devrait être envisagé comme
un trait constitutif du concept même de figure, appelé à désigner dès

1. Le passage précise que les tropes comme les figures s’éloignent « a recta et simplici
ratione » ; Quintilien, Institution oratoire, t. 4, trad. C. V. Ouizille, Paris, Panckoucke,
1832, L. IX, chap. 1, p. 168.
2. Sylviane Léoni, « Une redécouverte restreinte : la rhétorique française du
xviiie siècle », Dix-huitième siècle, 30, 1998, p. 181.

69
Marc André Bernier

lors un tour éloigné de la manière naturelle de dire les choses. Toutefois,


chez Quintilien, cette idée d’écart s’affirme partout comme ambiguë,
voire incertaine et problématique. Si, comme il le soutient, la nature
s’exprime simplement, la figure, elle, n’est pourtant efficace qu’à partir
du moment où elle se confond avec la simplicité même de mouvements
naturels et vrais, Quintilien déclarant ainsi qu’un « juge ne se laisse pren-
dre aux figures que là où il ne croit point en voir »1. Autrement dit,
comment concevoir la possibilité d’un écart stylistique dans un contexte
où celui-ci doit, à la fin, s’effacer au profit du naturel ou, du moins,
de l’apparence du naturel ? C’est précisément cette difficulté qui invite
Quintilien à considérer que l’usage des figures tient autant à leur fonc-
tion pragmatique et à leur efficace argumentative, qu’à la déviation arti-
ficieuse qu’elles introduiraient dans le discours. C’est, par exemple, ce
que suggère le livre IX de l’Institution oratoire en prétendant que les figures
sont « d’une grande recommandation, soit pour donner une idée avan-
tageuse de l’orateur, soit pour prévenir en faveur de la cause, soit pour
distraire l’auditoire par une agréable variété, soit enfin pour aborder cer-
tains détails avec plus de décence, et sans blesser personne »2. Au surplus,
le sens du mot latin ornatus ne se réduit jamais à une acception purement
ornementale, puisque ce terme sert également à désigner l’équipement
du soldat, comme l’atteste ce passage où, assure Quintilien, il en est des
ornements de l’éloquence « comme des armes qu’on revêt, soit pour
braver et en quelque sorte provoquer son ennemi, soit seulement à titre
de parure »3. Certes, cette alternative n’oblige en rien à choisir entre ces
deux partis, surtout dans un contexte où Quintilien fait toujours sienne

1. « In summa, sic maxime judex credit figuris, si nos putat nolle dicere » ; Quintilien,
Institution oratoire, op. cit., L. IX, chap. 2, p. 240-241.
2. « Plurimum tamen ad commendationem facit, sive in conciliandis agentis moribus, sive ad
promerendum actioni favorem, sive ad levandum varietate fastidium, sive ad quaedam vel decentius
indicanda, vel tutius » ; ibid., L. IX, chap. 1, p. 179-181.
3. « Orationis autem ipsius, tamquam armorum, est vel ad usum comminatio et quasi
petitio, vel ad venustatem ipsa tractatio » ; ibid., L. IX, chap. 1, p. 186-187. Sur les dif-
férents sens d’ornatus, voir, entre autres, Christian Plantin, « Un lieu pour les figures
dans la théorie de l’argumentation », Argumentation et analyse du discours, 2, 2009,
§ 20-21 [http://aad.revues.org/215 ; document consulté en ligne le 10 décembre
2011].

70
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

la thèse de Cicéron suivant laquelle « l’utilité est […] inséparable de la


vraie beauté »1. Il n’en demeure pas moins, pourtant, qu’en associant
la figure tantôt à un art de bien dire, tantôt à une technique argumen-
tative, l’Institution oratoire dessine non seulement les contours de deux
grandes orientations fonctionnelles, mais aussi ceux d’une difficulté
théorique fondamentale, inscrite depuis lors dans la tradition rhétorique
et destinée ensuite à se prolonger jusqu’à Chaïm Perelman.
De fait, c’est encore et toujours à la lumière d’une alternative conçue
dans ces termes que, dans leur Traité de l’argumentation (1958), Chaïm
Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca envisagent le problème général des
figures du discours :
Nous considérons une figure comme argumentative si, entraînant un chan-
gement de perspective, son emploi paraît normal par rapport à la nouvelle
situation suggérée. Si, en revanche, le discours n’entraîne pas l’adhésion de
l’auditeur à cette forme argumentative, la figure sera perçue comme ornement,
comme figure de style. Elle pourra susciter l’admiration, mais sur le plan esthé-
tique, ou comme témoignage de l’originalité de l’orateur2.

Souvent cité, ce passage célèbre met en parallèle deux conceptions


des figures du discours, la première insistant sur leur fonction argu-
mentative et la seconde sur leur valeur expressive, cette opposition se
trouvant renforcée, au demeurant, par l’usage de l’italique. La vocation
de ce parallèle, toutefois, n’est pas simplement descriptive ou didacti-
que. Sa portée est également théorique et polémique, dans la mesure
où Perelman entend surtout opposer de la sorte, comme le soulignait

1. « Nunquam vera species ab utilitate dividitur » ; ibid., L. VIII, chap. 3, p. 40-41. Sur
cette thèse, voir Cicéron, De l’orateur, trad. Henri Bornecque et Edmond Courbaud,
Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guillaume Budé », 1971 [1930], L. III, XLV et XLVI,
178 et 179, p. 72-73 : « Sed ut in plerisque rebus incredibiliter hoc natura est ipsa fabricata,
sic in oratione, ut ea, quae maximam utilitatem in se continerent, plurimum eadem haberent
uel dignitatis uel saepe etiam uenustatis » (« Mais il en est du discours comme de presque
toutes les choses ; la nature, d’elle-même, par un phénomène merveilleux, a voulu que
les choses les plus utiles offrissent en même temps le plus de majesté ou souvent même
de grâce »).
2. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation. La nouvelle
rhétorique, préface de Michel Meyer, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles,
5e édition, 1988 [1958], p. 229.

71
Marc André Bernier

récemment Marc Bonhomme, « la fonctionnalité forte des figures argu-


mentatives à la fonctionnalité faible des figures de style »1. C’est d’ailleurs
sur cette thèse essentielle qu’insiste Perelman lui-même lorsqu’il revient,
quelque vingt ans plus tard, sur ce même passage du Traité de l’argumen-
tation. Il rappelle alors à quel point l’étude des figures doit être inté-
grée à « une rhétorique conçue comme un art de persuader », pour
mieux dénoncer ensuite toute démarche qui, en les « examinant hors de
leur contexte, comme des fleurs desséchées dans un herbier », les prive
de leur « rôle dynamique » et les réduit dès lors à de simples « figures de
style », c’est-à-dire à des « ornements concernant seulement la forme
du discours »2. En même temps, cette opposition participe d’une his-
toire dramatique, celle d’un ars oratoria qui, chez les Anciens, alliait une
théorie du discours persuasif à l’exercice d’une parole citoyenne, mais
que les Modernes ont ensuite assimilé à un art de bien dire un peu vain,
celui d’orner les formes simples du discours par le secours « des figures
de style »3, provoquant de ce fait la nécrose d’une tradition avec laquelle
sa propre entreprise comptait dorénavant renouer.
C’est donc en regard de cette histoire que, chez Perelman, se for-
mulent à la fois l’ambition de renouveler la rhétorique à la faveur d’un
retour à l’ars oratoria des Anciens et le projet d’adosser la théorie de
la figure, par-delà l’obsession stylistique des Modernes, à cette redé-
couverte d’une rationalité oratoire, c’est-à-dire susceptible de mobili-
ser des arguments probables afin d’infléchir les opinions, d’agir sur les
volontés et de conduire à des prises de décision raisonnables. À ce titre,
la « Nouvelle rhétorique » que propose Perelman conçoit d’emblée ses
choix théoriques fondamentaux en fonction d’une histoire inscrite dans
la très longue durée, et sans doute est-ce l’un des aspects de sa démarche
dont la critique a le plus souvent souligné l’importance et l’originalité.
Dans Perelman et le renouveau de la rhétorique, Michel Meyer montre ainsi à

1. Marc Bonhomme, « De l’argumentativité des figures de rhétorique », Argu-


mentation et analyse du discours, 2, 2009, § 8 [http://aad.revues.org/215 ; document
consulté en ligne le 10 décembre 2011].
2. Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, Paris, Librairie
philosophique J. Vrin, 1997 [1977], p. 13.
3. Ibid., p. 10.

72
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

quel point cette œuvre est « décisive » dans la mesure où, justement, elle
reprend à Aristote l’idée d’une rhétorique « centrée […] sur le convain-
cre plus que sur le bien-parler »1. Mentionnons également Ruth Amossy,
qui rappelle à son tour que si, chez les Anciens, la rhétorique « était une
théorie de la parole efficace », les Modernes en avaient fait trop souvent
« un art de bien-dire » réduit « à un arsenal de figures », l’apport essentiel
du Traité de l’argumentation consistant à faire renaître « la grande tradition
aristotélicienne en remettant à l’honneur un art de persuader fondé sur
la centralité de l’auditoire et des topiques »2. Dans tous les cas, Perelman
aurait eu l’immense mérite de redonner à la réflexion rhétorique la per-
tinence théorique et la vitalité inventive qui avaient été les siennes dans
l’Antiquité, attitude générale dont l’une des conséquences particulières
les plus fructueuses tient à l’idée de renouveler, sur cette base, la discus-
sion autour des figures du discours. En ce sens, la critique du point de
vue taxinomique qu’avait adopté l’approche stylistique conduit moins
Perelman à la découverte de la dimension argumentative des figures
qu’à leur redécouverte, la rhétorique antique représentant assurément un
moment privilégié dans l’histoire des conceptions qui, on l’a vu avec
Quintilien, font des tours oratoires non seulement des ornements, mais
encore des armes auxquelles recourt l’entreprise de persuasion.
Suivant cette perspective, aux « grands auteurs » qui, tels « Aristote,
Cicéron et Quintilien, ont consacré à la rhétorique, comme art de
persuader, des ouvrages remarquables » auraient donc succédé, à l’épo-
que moderne, ce que Perelman appelle une « rhétorique classique »
qui, elle, se serait « bornée à l’étude des figures de style », comme en
témoigneraient les traités de Dumarsais (Des tropes) et de Fontanier (Les
Figures du discours), devenus « les ouvrages de rhétorique les plus connus
en France au xviiie et au xixe siècles »3. À l’évidence, cette thèse aura
eu l’immense avantage d’inciter la recherche contemporaine à poser
le problème des figures du discours par-delà l’approche stylistique et

1. Michel Meyer, Perelman et le renouveau de la rhétorique, Paris, Presses universitaires


de France, coll. « Débats philosophiques », 2004, p. 11.
2. Ruth Amossy, L’Argumentation dans le discours, Paris, Armand Colin, 2006, p. 1.
3. Chaïm Perelman, L’Empire rhétorique, op. cit., p. 10.

73
Marc André Bernier

d’ouvrir ainsi la voie à une heureuse redécouverte du statut argumen-


tatif des figures. Cependant, si le profit qu’a pu en tirer la renaissance
de la rhétorique dans la seconde moitié du xxe siècle me semble un fait
tout aussi remarquable qu’incontestable, l’extraordinaire développement
qu’a connu depuis lors notre connaissance de l’histoire de la rhétorique
invite, en même temps, à réévaluer le récit qu’en faisait jadis Perelman.
En regard des avancées de la recherche historique depuis une bonne
vingtaine d’années, il me semble même difficile de soutenir encore,
comme on pouvait toujours le faire dans les années 1970, la thèse sui-
vant laquelle l’époque moderne se caractériserait d’abord par l’efflores-
cence de rhétoriques figurales non argumentatives. Considérons, par
exemple, le cas de Pierre Fontanier, qu’évoque volontiers Perelman
et dont Gérard Genette se servira à son tour pour illustrer l’hypothèse
d’une « rhétorique restreinte »1 chez les Modernes. Bien loin d’incarner
l’esprit de ce que Perelman et Genette appellent la « rhétorique classi-
que », l’œuvre de Fontanier, comme l’a admirablement montré Jean-
Paul Sermain dans un ouvrage récent, procède d’abord d’une « tradition
grammaticale et lexicographique », plutôt que rhétorique, et participe
ensuite de l’avènement d’une stylistique qui, au xixe siècle, « naît de
l’abandon de la rhétorique et profite de ses dépouilles »2. Sans insister
ici sur le fait que Genette, en particulier, « a transformé Fontanier en
critique influent (alors que son audience au xixe siècle […] est restée
très faible) », retenons surtout la conclusion à laquelle parvient Sermain,
pour lequel toute une tradition critique a laissé « à tort entendre que
la rhétorique avait suivi ce chemin d’amaigrissement progressif dans les
faits, sans considérer ses développements si nombreux, et son actualité
même renouvelée au moment où Fontanier publie ses traités (avec un
succès mince) »3.

1. Voir Gérard Genette, « La rhétorique restreinte », Communications, 16, 1970,


p. 158-171.
2. Jean-Paul Sermain, « Introduction. Les silences de Gérard Genette et d’“Émile”
Fontanier », in Françoise Douay et Jean-Paul Sermain (dir.), Pierre « Émile » Fontanier.
La rhétorique ou les figures de la Révolution à la Restauration, Québec, Presses de l’université
Laval, « Les collections de la République des Lettres », 2007, p. 4-5.
3. Ibid., p. 1 et p. 11.

74
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

Aussi importe-t-il, dans ce contexte, de recueillir l’héritage de


Perelman en se réclamant d’abord de l’esprit de sa démarche, qui tient à
une alliance si féconde entre théorie de la figure argumentative et retour
aux sources de la tradition rhétorique, mais en élargissant désormais le
champ de ses perspectives historiques, de manière à y intégrer la « rhé-
torique classique ». De fait, bien loin de se réduire aux seuls noms de
Dumarsais ou de Fontanier, cette rhétorique correspond véritablement
à un nouvel « âge de l’éloquence »1, où les intuitions des Modernes se
formulent toujours au sein d’un dialogue ininterrompu avec l’ars ora-
toria des Anciens. Autrement dit, redécouvrir avec Perelman la valeur
argumentative des figures du discours offre un point de vue privilégié à
partir duquel il devient, de nos jours, aussi souhaitable qu’opportun de
relire l’ensemble de la tradition oratoire depuis la Renaissance jusqu’à
la Révolution.
Qu’on juge du profit qu’on peut tirer d’une telle entreprise
d’après un ouvrage tout à la fois humble et représentatif de la per-
manence de l’ars oratoria à l’âge classique. Il s’agit d’un traité ou,
pour mieux dire, d’un manuel à vocation pédagogique paru à Paris
en 1703, réédité en 1728 et intitulé De la rhétorique selon les préceptes
d’Aristote, de Cicéron et de Quintilien. Dans le livre premier consacré,
comme le veut la tradition, à l’inventio, l’auteur donne plusieurs
exemples et cite en particulier un poète qui, « voulant prouver l’in-
constance de l’homme, a dit : “Il veut, il ne veut pas, il accorde, il
refuse/[…] Et le même objet plaît, et déplaît à son tour” » ; et le
texte de conclure : « Ces exemples sont des argumens figurez. »2
Certes, avec l’évocation de ces « arguments figurés », le lecteur n’a
affaire qu’à une locution émaillant un commentaire destitué de toute
ambition théorique ; mais cette expression, il convient précisément
de la lire et de la comprendre dans toute sa banalité, c’est-à-dire à la

1. Sur l’importance de la rhétorique à l’époque de la première modernité, voir, bien


sûr, Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et « res literaria » de la Renaissance au
seuil de l’époque classique, Genève, Librairie Droz, 1980.
2. Breton, curé de Saint-Hippolyte à Paris, De la rhétorique selon les préceptes d’Aris-
tote, de Cicéron et de Quintilien, Paris, G. Dupuis, 1703, p. 17-18.

75
Marc André Bernier

lumière d’un contexte où, comme l’écrit Balthasar Gibert dans ses
Jugemens des savans sur les auteurs qui ont traité de la rhétorique (1718), la
connaissance des figures « sert autant à rendre le discours figuré, que
le discours figuré sert lui-même à persuader »1. C’est qu’à l’ordi-
naire des manuels répondent bien souvent, et en particulier chez les
rhéteurs jésuites, diverses entreprises dont la portée spéculative est
infiniment plus vaste, comme le montrent, à partir du xviie siècle,
les théoriciens espagnols et italiens du conceptisme puis, au seuil
du siècle des Lumières en France, Dominique Bouhours2. Dans un
ouvrage comme La Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, ce
dernier cherche ainsi à unir l’enthymème, instrument de la démons-
tration logique, à la figure, qui est la marque du procédé oratoire, au
profit d’une théorie de « ce que les Italiens appellent vivezze d’in-
gegno, et les Espagnols agudezas […] et le comte de Thesauro […]
enthymèmes figurez »3. Déporté du seul domaine de l’invention,
l’argument ne devient persuasif, suivant cette perspective, que du
moment où il se fait ingénieux à la faveur de figures qui, en retour,
cessent d’être du seul ressort de l’élocution. De même, un autre
jésuite français, Louis-Bertrand Castel, n’écrit-il pas, dans un numéro
d’octobre 1733 du Journal de Trévoux, que « ce qu’on appelle chez
les poëtes ou chez les orateurs, métaphores, comparaisons, allégorie,
figure, un philosophe […] l’appelle analogie, proportion, rapport »,

1. Balthasar Gibert, « Soare », Jugemens des savans sur les auteurs qui ont traité de la
rhétorique, avec un précis de la doctrine de ces auteurs, t. 2, Paris, J. Estienne, 1713-1719,
p. 401.
2. Sur ces questions, voir, entre autres, Mercedes Blanco, « Théories et pratiques
de la pointe baroque », Littératures classiques, 36, 1999, p. 233-251, de même que son
excellent ouvrage, Les Rhétoriques de la pointe. Baltasar Gracián et le conceptisme en Europe,
Genève, Éditions Slatkine, coll. « Bibliothèque littéraire de la Renaissance », série 3,
t. 27, 1992.
3. Dominique Bouhours, S. J., La Manière de bien penser dans les ouvrages d’es-
prit, Paris, Florentin Delaulne, 1705 [1687] ; facsimilé, avec introduction et notes
de Suzanne Guellouz, Toulouse, université de Toulouse-Le-Mirail, 1988, p. 15. Sur
la question de l’enthymème figuré, appelé encore « syllogisme poétique » chez les
Italiens, voir Emanuele Tesauro, S. J., L’Idée de la parfaite devise, [c. 1629] ; Paris,
Les Belles Lettres, coll. « Le corps éloquent », 1992, de même que la préface de
Florence Vuilleumier et de Pierre Laurens à la traduction française de ce texte et, en
particulier, les p. 60 sq.

76
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

tant et si bien qu’il faut en conclure que toutes « nos découvertes,


toutes nos vérités scientifiques ne sont que des vérités de rapport »
et que, par conséquent, « le sens figuré dégénère en sens propre, et
la figure en réalité »1 ?
Ces aperçus suffisent sans doute à faire pressentir la richesse de la
réflexion classique sur le statut argumentatif – et cognitif – des figures
du discours ; en empruntant des exemples à divers genres – manuel,
entretiens, article paru dans un périodique –, et quelques références à
l’Espagne et à l’Italie comme à la France, ils permettent également de
mieux mesurer l’immense étendue du territoire qu’il reste à parcourir,
étudier et cartographier. C’est pourquoi, dans le cadre restreint de cet
article, il ne m’est guère possible d’attirer l’attention sur davantage
qu’un seul aspect de cette tradition : celui de l’enseignement jésuite
de l’ars oratoria dans la France du xviiie siècle et le rôle considérable
qu’y joue la triade des figurae ad docendum, ad delectandum et ad moven-
dum, c’est-à-dire des figures destinées à instruire, à plaire et à toucher.
En regard d’une étude sur la fonction argumentative des figures dans
les rhétoriques classiques, cette triade offre, comme on le verra, un
double intérêt : d’une part, elle correspond à l’un des apports les plus
originaux et les plus méconnus de la pensée rhétorique au Siècle des
lumières ; d’autre part, il ne s’agit en rien d’un phénomène margi-
nal, dans la mesure où elle se retrouve au cœur d’un enseignement
dont les innovations représentent, comme l’a déjà souligné François de
Dainville, « un fait capital pour l’histoire de l’éducation comme pour
celle des lettres françaises »2.

1. Louis-Bertrand Castel, S. J., « Réflexions sur la nature et la source du sublime


dans le discours, sur le vrai philosophique du discours poëtique, et sur l’analogie qui est
la clef des découvertes », Journal de Trévoux ou Mémoires pour servir à l’histoire des sciences et
des arts, Trévoux, oct. 1733, art. 77, p. 1760.
2. François de Dainville, « L’évolution de l’enseignement de la rhétorique au
xviie siècle », XVIIe siècle, 80-81, 1968, p. 39.

77
Marc André Bernier

L’ E N S E I G N E M E N T J É S U I T E
D E L’ A R S O R ATO R I A AU X V I I I e S I È C L E :
LA TRIADE DES FIGURAE AD DOCENDUM,
A D D E L E C TA N D U M E T A D M OV E N D U M

Dans la plupart des rhétoriques jésuites du xviiie siècle destinées à


l’enseignement, ce qui frappe immédiatement le lecteur du xxie siècle
tient à l’espèce d’hégémonie que semble y exercer la catégorie que
Quintilien désignait sous le nom de « figure de pensées ». Ouvrons, par
exemple, une Rhetorica anonyme et manuscrite, dictée en classe en 1754
au collège jésuite de Québec1. Le Liber primus de elocutione y réduit toute
la question des figures et des tropes aux seules figures de pensées, caté-
gorie hégémonique qui se confond elle-même avec la rubrique des
figuræ ad delectandum, c’est-à-dire des « figures destinées à plaire ». La
division traditionnelle entre figures de pensées et figures de mots n’y
fait l’objet que d’une brève remarque préliminaire, laquelle est précédée
de cette observation fort significative : « Alias verborum figuras quæ sunt
alicuyus momenti inter figuras sententiarum delineabimus »2 (« Nous évoque-
rons, parmi les figures de pensées, les autres figures de mots qui sont de
quelque importance »). Pareille promotion d’une catégorie comme celle
des figurae sententiarum et, plus particulièrement, des figurae sententiarum
ad delectandum signalent une tendance que l’on observe tout aussi bien
en France à la même époque et qui, comme l’a montré Marc Fumaroli3,
prolonge une conception de l’éloquence assimilant l’art de penser à celui
des figures de pensées et, au final, à un art d’agréer et de plaire4. Sur ce

1. Rhetorica, Québec, Musée de la civilisation, fonds d’archives du séminaire


de Québec, M-89. Voici la mention figurant sur la page titre : « Chavion [rayé, ce
nom reste incertain] ; Rhetorique. Cette Rethorique a eté dictée a quebec en 1754.
Théophilantrie ». Ce manuscrit contient 184 feuillets dont la numérotation commence
après une première section consacrée à un « Traite des périodes françoises » et va jusqu’à
la p. 296.
2. Ibid., p. 50 (je traduis).
3. Voir Marc Fumaroli, L’Âge de l’éloquence, op. cit., p. 355 sq.
4. Voir, entre autres exemples, l’ouvrage déjà cité de Dominique Bouhours, La
Manière de bien penser dans les ouvrages d’esprit, que les critiques les plus sévères parmi

78
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

point, la Nouvelle-France est donc à l’école de l’Ancienne, les Jésuites


du collège de Québec suivant de très près les leçons de leurs collègues
parisiens, du moins si l’on en juge par un article de Sylvain Menant
consacré à la rhétorique de Voltaire, où il observe à son tour combien
le manuel de rhétorique en usage au collège Louis-le-Grand, le célèbre
Candidatus rhetoricae de Joseph de Jouvancy, mettait lui aussi « au premier
plan […] l’élocution […] et à l’intérieur de l’élocution les figures de
pensées dont nous avons vu, ajoutait-il, qu’elles constituent la trame
de la prose voltairienne »1. Mais si le Candidatus rhetoricae consacre l’es-
sentiel de son propos aux figures de pensées, il reste qu’il maintenait
encore la catégorie des figures de mots et des tropes2, alors que la tra-
dition manuscrite à laquelle appartiennent plusieurs rhetoricae jésuites
accentue bien autrement la tendance à l’hégémonie des figures de pen-
sées en cherchant même à y inclure l’ensemble des problèmes relatifs à
l’élocution et, par-delà, à la persuasion.
À cet égard, les cahiers où les élèves du xviiie siècle consignaient
leurs notes de cours apportent un témoignage d’autant plus précieux
que de semblables manuscrits échappent, comme l’a observé François de
Dainville, « aux censures préalables auxquelles étaient soumis les ouvra-
ges imprimés », livrant « avec plus de franchise les opinions des maî-
tres » et reflétant « avec plus d’exactitude l’enseignement effectivement
donné »3. C’est ce dont témoignent, par exemple, des notes prises à
l’occasion d’un cours professé en 1726 par le père jésuite Charles Porée
(1675-1741), qui est assurément l’une des plus grandes figures de la

ses contemporains condamnent justement au nom de cette confusion présumée entre


manière de bien penser et manière de bien dire, dont témoignerait jusqu’au titre
du livre ; sur ce point, voir le janséniste Andry de Boisregard, Sentimens de Cléarque
sur les Dialogues d’Eudoxe et de Philanthe et sur les Lettres à une dame de Province, Paris,
Laurent d’Houry, 1688, p. 15 sq.
1. Sylvain Menant, « La rhétorique dans le Portatif », Revue d’histoire littéraire de la
France, 2, 1995, p. 184.
2. Voir le plan du Candidatus rhetoricae, Paris, Barbou, 1725 : Caput II. De tropis
(p. 16-19) ; Caput III. De figuris: Articulus primus, de figuris verborum (p. 20-26) ; Articulus
secundus, de figuris sententiarum (p. 26-55).
3. François de Dainville, « L’évolution de l’enseignement de la rhétorique », art.
cit., p. 25.

79
Marc André Bernier

pensée rhétorique du xviiie siècle. Titulaire de la chaire de rhétori-


que au collège parisien Louis-le-Grand, il appartient, comme l’écrit
Voltaire, le plus connu sans doute de ses élèves1, à ce « petit nombre de
professeurs » célèbres « chez les gens du monde »2 ; mais allons lire le
cahier de l’un de ses disciples, dont le premier feuillet s’ouvre sur ces
remarques :
Cum in oratione scribenda tria debeat potissimum præstare orator, res invenire,
inventas disponere, et dispositas eloqui, ordo id postulare videbatur ut de inventione
primum, tum de dispositione, postremo loco de elocutione disceremus; verum quoniam
ita erudimus alumnos rhetoricæ ut et inveniendi et disponendi laborem in nos reci-
piamus, placuit de elocutione primum agere [Lorsqu’il lui faut écrire un discours,
l’orateur doit, pour l’essentiel, s’aviser de trois choses : trouver quoi dire,
ordonner ce qu’il a trouvé et rendre dans le discours ce qu’il a ordonné.
C’est là un ordre qui semble exiger que nous enseignions d’abord l’inven-
tion, puis la disposition et, en dernier lieu, l’élocution. Pourtant, puisque
nous formons des élèves de rhétorique et que nous prenons sur nous la tâche
propre à l’invention et à la disposition, il nous a semblé préférable de commencer
par l’élocution]3.

Cette orientation générale que Porée confère à son enseignement


signale un certain renversement des perspectives traditionnelles, alors
que s’estompe le prestige de l’inventio et, avec elle, de la topique et
du syllogisme, et qu’en revanche, l’importance accrue de l’elocutio en

1. Sur « l’admiration de Voltaire pour ses maîtres, l’abbé Gédoyn, le P. Porée, ou


pour le pédagogue Rollin », voir Emmanuel Bury, « Le goût de Voltaire », Littérature
et politesse. L’invention de l’honnête homme (1580-1750), Paris, Presses universitaires de
France, coll. « Perspectives littéraires », 1996, p. 207 sq. Voir aussi Joseph de la Servière,
qui rappelle que Porée, « pendant quarante ans, forma les fils des premières familles de
France » (Un professeur d’Ancien Régime, le père Charles Porée S. J. (1676-1741), thèse pré-
sentée à la faculté des lettres de l’université de Poitiers, Paris, Librairie H. Oudin, 1899,
p. vii). Sur le rôle du collège parisien Louis-le-Grand dans la formation des élites, voir
Guy Chaussinand-Nogaret, La Noblesse au XVIIIe siècle. De la féodalité aux Lumières, Paris,
Éditions Complexe, 1984 [1976], p. 98-99.
2. Voltaire, « Catalogue alphabétique de la plupart des écrivains français qui ont
paru dans le siècle de Louis XIV, pour servir à l’histoire littéraire de temps », Le Siècle de
Louis XIV, in Œuvres complètes de Voltaire, Paris, Garnier Frères, 1883, p. 584.
3. Charles Porée, S. J., Ars rhetorices. Dictata a reverendissimo patre Porée, societatis Jesu.
Scripta a Francisco Laplanche, rhetorices alumno, anno 1738, Paris, Bibliothèque Mazarine,
ms. 3826 ; je souligne. Dans ce cahier, l’inventio occupe 55 pages (p. 131-186) et l’elocu-
tio, les 130 premières, soit plus du double.

80
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

vient jusqu’à renverser l’Aristotelis ordo, c’est-à-dire l’ordre des matières


reçu jusqu’à ce jour1. Aussi un tel bouleversement ne se borne-t-il pas
à une simple inversion des parties de l’ars oratoria. Une fois affranchie
de la prééminence exercée par l’inventio, dont le xviiie siècle associe la
conception logique et topique à une scolastique considérée désormais
comme gothique2, l’elocutio ne saurait se réduire à un pur ornement de
l’invention oratoire. De fait, dès lors que le souci pour l’organisation
syllogistique d’arguments topiques cède la première place à la question
de la figure, la rhétorique ne devient pas pour autant « restreinte », car
il importe au même moment de faire également en sorte que l’elocutio
assume elle aussi la tâche fondamentale de toute rhétorique : celle de
persuader. C’est même en raison de cette intrication essentielle entre
les figures du discours et l’œuvre de la persuasion que Porée introduit,
comme on le verra, une sorte de révolution taxinomique.
Pour en mesurer la portée, rappelons la méthode qui, depuis
Quintilien et jusque dans les manuels jésuites encore en usage au
xviie siècle, incitait la plupart des rhéteurs à diviser l’immense domaine
des figures en tropes, figures de mots et figures de pensées, chaque classe
répondant, on l’a vu, à un type particulier d’écart par rapport à un « lan-
gage simple et direct »3. Il s’agit là de la pratique la plus généralement
admise et que semble d’abord suivre l’enseignement de Porée :
Sunt ergo duplicis generis figuræ, aliæ verborum seu dictionis, quæ pertinent ad
materiam et quasi corpus orationis, aliæ sententiarum quæ ad formam orationis et
veluti animum spectant. Et si autem plerique solent de figuris verborum prius dicere

1. Aristotelis ordo : l’expression désigne l’ordre canonique d’exposition des matiè-


res tel que l’avait fixé Aristote et où, à l’inventio, succèdent la dispositio, l’elocutio, l’actio
et la memoria. Elle se retrouve fréquemment, notamment sous la plume du jésuite
Dominique de Colonia qui, dans son De arte rhetorica libri quinque (Lyon, A. Molin,
1710, p. 114), adopte la même position que Porée.
2. Sur le statut de l’inventio au Siècle des lumières, je me permets de renvoyer
à Marc André Bernier, « Metamorphoses of the Inventio in Eighteenth-Century
France from Bernard Lamy to Jean-François Marmontel », Studia Rhetorica Upsaliensia,
« Metamorphoses of Rhetoric. Classical Rhetoric in the Eighteenth Century », Uppsala
(Suède), 2011, p. 25-43.
3. Voir note 1 ci-dessus. Pour le xviie siècle, voir, par exemple, Cyprien Soarez,
S. J., De arte rhetorica libri tres ex Aristotele, Cicerone et Quintiliano deprompti, Hispalis
[Séville], Alphonsus Escrivanus, 1569 [1562], L. III, 41 suiv. et L. III, 49 suiv.

81
Marc André Bernier

[…] tamen […] de sententiarum figuris priore loco dicemus [Il existe donc deux
catégories de figures : les unes sont des figures de mots ou de diction qui re-
lèvent du matériau et, pour ainsi dire, du corps du discours ; les autres sont
des figures de pensées qui s’attachent à la forme et, en quelque sorte, à l’esprit
du discours. Même si la plupart des auteurs ont l’habitude de traiter en pre-
mier lieu des figures de mots, […] nous commencerons néanmoins par les
figures de pensées]1.

« Nous commencerons néanmoins par les figures de pensées » : et


pour cause car, dans la suite du cours, elles seules seront considérées ou,
plutôt, elles seules qualifieront la totalité des figures comme des tropes2.
À ce titre, elles forment une entité originale, justiciable à son tour d’une
catégorisation nouvelle réglée sur ces principes :
Figuræ sententiarum in tres veluti classes distribui possunt, quæ triplici oratoris
muneri respondere possunt, nam cum docere, movere, delectare debeat orator, aliæ figuræ
ad docendum idoneæ sunt, ad movendum aliæ, quidam ad delectandum appositæ [Les
figures de pensées sont susceptibles d’être distribuées en quelque trois classes
répondant chacune aux trois fonctions de l’orateur. En effet, comme ce dernier
doit instruire, émouvoir et plaire, il est des figures propres à instruire, certaines
à émouvoir et d’autres à plaire]3.

Instruire, plaire et émouvoir : depuis Cicéron jusqu’à nos jours,


on le sait, le « catéchisme rhétorique […] nous apprend que la persua-
sion complète est obtenue par la conjonction » de ces « trois opérations
discursives », dans la mesure où « la voie intellectuelle ne suffit pas à

1. Charles Porée, S. J., Ars rhetorices, op. cit., p. 39-40 (je traduis).
2. Le manuscrit du cours ordonne de la sorte l’étude des tropes et des figures du
discours qui, tous, paraissent à la suite de considérations sur la période (ibid., p. 3-38)
dans la section Tractatus secundus de figuris (ibid., p. 39-130) :
Sectio prima. De figuris sententiarum (p. 40-130)
Caput I: Figuræ sententiarum ad docendum idoneæ (p. 41-88) :
anteoccupatio, communicatio, compensatio, concessio, correctio, gradatio,
interpretatio, interrogatio, licentia, prætermissio, subjectio, sustentatio.
Caput II: Figuræ ad movendum idoneæ (p. 89-112) :
apostrophe, comminatio, deprecatio, dubitatio, exclamatio, prosopopæia.
Caput III: Figuræ ad delectandum idoneæ (p. 113-130) :
allegoria et metaphora, antithesis, comparatio, hyperbole, hypothiposis, iro-
nia, repetitio.
3. Ibid., p. 40 (je traduis).

82
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

déclencher l’action »1. Certes, l’idée de déduire de ces trois fonctions


pragmatiques un principe de classification des figures n’était pas, chez
Porée, entièrement nouvelle. À ma connaissance, la triade des figuræ ad
docendum, ad delectandum et ad movendum apparaît pour la première fois
dans le cahier manuscrit d’un cours professé par le père jésuite Joseph de
Jouvancy au collège Louis-le-Grand en 16932. Mais chez ce dernier,
comme plus tard chez Dominique de Colonia3, ces catégories nouvelles
n’opèrent qu’au sein du système d’oppositions traditionnel entre tropes,
figures de pensées et figures de mots. Chez Porée, en revanche, elles
se substituent complètement à l’ancien système, de sorte que tous les
tropes et toutes les figures se trouvent redistribués selon une logique
régie non plus par le souci de différencier chaque tour suivant la nature
de l’écart qu’il introduirait, mais par les seules fonctions du discours
persuasif, c’est-à-dire suivant une perspective qui, comme le fera de
nos jours l’analyse argumentative, associe l’examen des figures à une
« capacité à agir sur l’auditoire » pour mieux opérer « des regroupements
qui ne correspondent pas aux divisions […] des traités de rhétorique »4
traditionnels.
Dans la France du siècle des Lumières, cette petite révolution taxi-
nomique qu’introduit la pédagogie jésuite mérite d’autant plus l’atten-
tion que, bien loin de se limiter à l’univers des collèges, les rhétoriques
néolatines qu’on y professe nourrissent toujours l’ensemble de la vie
intellectuelle, dans le contexte d’une culture qui, comme l’a déjà signalé
Bernard Beugnot, « était fondamentalement bilingue »5 pendant tout

1. Christian Plantin, L’Argumentation, Paris, Le Seuil, coll. « Mémo », 1996, p. 4 ;


cité par Ruth Amossy, L’Argumentation, op. cit., p. 180.
2. Voir Joseph de Jouvancy, S. J., Institutiones rhetorica, Paris, Bibliothèque Mazarine,
ms. 3819, p. 26-37. Les catégories ad docendum, ad delectandum et ad movendum dispa-
raissent en 1712 de son Candidatus rhetoricae (voir ci-dessus note 29), manuel scolaire
qui n’est d’ailleurs qu’une nouvelle version tirée du Novus candidatus rhetoricae (1661) de
François Pomey, ouvrage de référence pour l’enseignement de la rhétorique pendant
toute la seconde moitié du xviie siècle.
3. Voir Dominique de Colonia, De arte rhetorica, op. cit., p. 116-142.
4. Ruth Amossy, L’Argumentation, op. cit., p. 202.
5. Bernard Beugnot, Les Muses classiques. Essai de bibliographie rhétorique et poétique
(1610-1716), Paris, Klincksieck, coll. « Théorie et critique à l’âge classique », 1996,
p. 11.

83
Marc André Bernier

l’âge classique. Par exemple, à la promotion de catégories néolatines


comme celles de figuræ ad docendum, ad delectandum et ad movendum
correspond, au cours des mêmes années, une évolution parallèle dans
les rhétoriques françaises, comme en fait foi cette réflexion de l’abbé
Bretteville qui, en 1689, écrit que les « figures répondent aux deux prin-
cipaux devoirs de l’orateur, qui sont de persuader et de toucher »1. De
manière plus précise, dans les Principes de la littérature (1754), ouvrage de
l’abbé Charles Batteux dont l’influence devait être considérable jusqu’au
xixe siècle, on voit s’affirmer des catégories taxinomiques apparentées
à celles auxquelles recourent les rhetoricae néolatines destinées à l’ensei-
gnement. Ici, bien que la « Section troisième » consacrée à l’élocution
oratoire maintienne la distinction classique entre tropes, figures de mots
et figures de pensées, ce sont pourtant ces dernières auxquelles s’attar-
dent le plus longuement l’ouvrage – seize pages leur sont consacrées
sur un total de trente-trois. Surtout, les figures de pensées se définissent
désormais en fonction d’opérations intellectuelles et discursives étroite-
ment associées à l’œuvre de la persuasion, de sorte que,
Parmi les figures de pensées, on distingue celles qui piquent l’attention, et
celles qui touchent principalement le cœur. Je dis principalement ; parce que
pour toucher le cœur, il faut passer par l’esprit, et que pour réveiller l’esprit, il
faut qu’il ait un intérêt pour le cœur. Nous l’avons déjà dit : ces deux opérations
sont à la rigueur aussi inséparables que les deux facultés qui les produisent2.

Sur cette base, Batteux évoque tour à tour les « figures piquantes »
(p. 108-118), puis les « figures touchantes » (p. 118-123), bipartition qui,
à la triade néolatine, fournit un équivalent français d’autant plus mani-
feste que les premières correspondent généralement à celles que regrou-
paient les figuræ ad docendum et ad delectandum, et les secondes, bien sûr,
à celles que rassemblaient les figuræ ad movendum. Au reste, on pourra
juger de l’influence qu’a exercée cette typologie à la lecture du Cours
abrégé de rhétorique à l’usage du collège de Montréal, manuel scolaire qui,

1. Bretteville, L’Éloquence de la chaire et du barreau, selon les principes les plus solides de
la rhétorique sacrée et profane, Paris, D. Thierry, 1689, p. 301.
2. Charles Batteux, Principes de la littérature, t. IV, Paris, Desaint et Saillant, 1754,
p. 108.

84
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

en 1835, distingue toujours, « avec plusieurs rhéteurs, celles qui piquent


surtout l’attention, et celles qui touchent principalement le cœur », la
suite du texte traitant donc successivement des « figures piquantes », puis
des « figures touchantes »1.
Certes, les principes d’une typologie n’expriment souvent rien
d’autre qu’une vaine subtilité : aussi faut-il insister, pour conclure,
sur les obstacles théoriques réels que permettent de surmonter ces
quelques propositions tirées des rhétoriques classiques, dès lors
qu’on relit ces textes à la lumière des travaux de Perelman. C’est
ainsi qu’on se souvient sans doute de la vigueur avec laquelle celui-ci
refuse, dans le Traité de l’argumentation, « de séparer, dans le discours,
la forme du fond [et] d’étudier les structures et les figures de style
indépendamment du but qu’elles doivent remplir dans l’argumenta-
tion »2. Or ce refus entraîne surtout, comme il le souligne lui-même
un peu plus loin, une remise en cause de « l’une des distinctions
majeures, celle entre figures de pensées et figures de mots », laquelle
« a contribué à obscurcir toute la conception des figures de rhétori-
que »3. Pareille distinction convie, en effet, à une étude des figures où
le seul souci de marquer leurs traits pertinents en appelle forcément à
un concept abstrait d’écart et, de ce fait, favorise l’oubli de « la place
qu’elles occupent réellement dans le phénomène de la persuasion »4.
Suivant le même esprit, un article que Marc Bonhomme consacrait
récemment à l’argumentativité des figures de rhétorique conclut en
ces termes :
Tout ceci nous conduit à penser que, pour peu qu’elles entrent dans une
argumentation, la plupart des figures sont des procédés argumentatifs à part

1. [Antoine-Jacques Houdet], Cours abrégé de rhétorique à l’usage du Collège de


Montréal, Montréal, Leclère et Jones, 1835, p. 186 ; en italique dans le texte. Sur le pre-
mier manuscrit attestant de l’enseignement de la rhétorique par Houdet à Montréal, et
qui permet de lui attribuer ce Cours abrégé, voir un cahier de notes intitulé Rhétorique,
Montréal, Archives du Collège de Montréal, 1796, ms. 1796.
2. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, op. cit.,
art. 37, p. 192.
3. Ibid., art. 42, p. 231.
4. Id.

85
Marc André Bernier

entière, ce en quoi elles débordent le domaine de l’élocution pour celui de l’in-


vention. Selon cette version forte, on pourrait voir dans les figures des formes
condensées d’arguments. […]
En second lieu, l’argumentation par les figures participe nettement de
l’argumentation par séduction, […], fondée sur le court-circuitage de ses
procédures, la mise en exergue d’éclairages attractifs et la manipulation
des valeurs, par opposition à la logique rigoureuse de l’argumentation par
explication1.

Refus de distinguer les figures de pensées des figures de mots, mais


aussi d’élever des cloisons étanches entre inventio et elocutio, afin de
mieux affirmer le statut argumentatif des figures, qui forment autant
de quasi-arguments dont la potestas verbi tient à la séduction qu’elles
exercent : à la lumière de ces leçons, voilà, en somme, ce que la recher-
che actuelle peut prétendre retrouver dans les conceptions ambitieu-
ses de l’elocutio qu’illustraient déjà plusieurs rhétoriques classiques et,
notamment, l’enseignement jésuite. Bien que Modernes, ces rhéto-
riques n’avaient jamais rompu avec l’ars oratoria des Anciens, comme
l’atteste à l’évidence la triade des figurae ad docendum, ad delectandum
et ad movendum, dont l’inspiration cicéronienne n’offre qu’un exem-
ple de plus du rôle crucial que jouait l’orateur latin dans la culture
jésuite. Plus fondamentalement sans doute, un traité comme le De
oratore, dont le troisième livre prenait pour objet l’élocution, offrait le
modèle d’une conception générale de l’art de dire qui se refuse à toute
distinction de principe entre les res et les verba, c’est-à-dire entre le
« fond » du discours et les « mots »2. « L’éloquence est une3 », écrivait
Cicéron : elle est à la fois « art de bien dire et art de bien penser »4, et
c’est à ce titre qu’elle confère au discours une force d’enchantement
indissociable d’une alliance entre les agréments du discours et les argu-
ments que celui-ci met en œuvre. Une telle conception de l’ars dicendi

1. Marc Bonhomme, « De l’argumentativité des figures de rhétorique », art. cit.,


§ 43 et § 64.
2. Voir Cicéron, De l’orateur, op. cit., L. III, V, 19 : « [res et verba] seicunta esse non
possunt » (« [les choses et les mots] ne sauraient être séparés »).
3. Ibid., L. III, VI, 22 : « Una est enim [...] eloquentia ».
4. Ibid., L. III, XV, 56 : « cogitandi pronuntiandique ratio ».

86
Perelman et la redécouverte de la fonction argumentative

renfermait, de ce fait, une critique de la philosophie, du moins lorsque


celle-ci se réclame de la tradition inaugurée par Socrate, car
ce fut lui qui […] sépara l’art de bien penser et de bien dire [sapienterque
sentiendi et ornate dicendi scientiam], deux sciences qui, au fond, tiennent l’une à
l’autre. C’est d’alors que date cette séparation si importante entre, si j’ose dire,
la langue et l’esprit [linguae atque cordis], divorce vraiment absurde, inutile et
condamnable, qui fit en sorte que l’acquisition du savoir et de l’éloquence dût
s’en remettre à deux maîtres différents [ut alii nos sapere, alii dicere docerent]1.

Reconstituer l’unité perdue du dire et de la pensée constitue donc


la tâche essentielle que s’était assignée Cicéron, et c’est justement en
fonction de cette tradition oratoire qu’il importe de comprendre l’en-
seignement jésuite au Siècle des lumières. Présumer un lien intime
entre les figures du discours et l’entreprise de persuasion y rendait éga-
lement indiscernables les domaines de l’invention et de l’élocution, si
bien que, par-delà le cadre conceptuel de l’Aristotelis ordo, le destin de
tout argument, voire de toute idée, se trouvait déjà lié à une expression
linguistique déterminée, elle-même promise à instruire, à plaire ou à
émouvoir : autrement dit, à emporter l’adhésion sous les traits d’une
« figure piquante » ou « touchante ».

1. Ibid., L. III, XVI, 60-61.

87
L’argumentation comme lien social

Philippe Breton

Parmi les différentes approches que l’on peut faire de l’argumenta-


tion, l’une d’entre elles consiste à considérer l’argumentation comme
une action qui noue un orateur et un auditoire c’est-à-dire pleinement
comme une activité de communication. Dans cette perspective, on peut
décrire l’acte d’argumenter comme la tentative par cet orateur de faire
partager par l’auditoire l’opinion qu’il lui propose, grâce à des énoncés
qu’il met en forme d’une certaine façon, en fonction de la situation.
Dans ce sens, la description de l’argumentation en acte est celle du
lien social original et créatif qui se noue à cette occasion. Cette perspec-
tive entraîne la théorie de l’argumentation, sur un plan épistémologique,
du côté des sciences de la communication ou encore de l’anthropologie
sociale, plutôt que des sciences du langage par exemple, ou encore de la
logique formelle, sans bien sûr que ces différentes approches s’opposent
pour autant.
Le propos ici n’est pas d’enrôler Perelman dans ce débat, mais de
souligner, à partir de son apport essentiel à la rhétorique et à la théo-
rie de l’argumentation, que tout un versant de son œuvre penche du
côté d’une approche en termes de lien social entre l’orateur et son
auditoire.
Outre la définition de principe qu’il nous propose de l’argumenta-
tion, comme l’ensemble des « techniques discursives permettant de pro-
voquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on présente à

89
Philippe Breton

leur assentiment », Perelman accorde une certaine attention à repérer,


dans l’argumentation, ce qui relève de la prise en compte de l’audi-
toire. Argumenter, nous dit-il, c’est « adapter l’orateur, et son discours,
à l’auditoire ».
On ajoutera ici que c’est justement parce qu’elle est une adaptation
à l’auditoire, que l’argumentation est le lieu d’un lien social créatif, pro-
ducteur d’égalité, lieu d’élargissement des opinions et non pas lieu de
reproduction des idées admises. Lieu aussi de la pacification des mœurs,
au sens que donne Norbert Elias à ce terme, ou encore de la civilité,
mode de relation où, comme le dit de façon un peu radicale, en 1558,
dans son Galatée, l’humaniste Giovanni Della Casa : « Il convient au
contraire de faire de la volonté d’autrui son propre plaisir, quand il ne
s’ensuit ni dommage, et en cela se gouverner dans ses paroles et dans ses
actes plutôt selon l’avis et d’autrui que selon le sien propre1 ».
Techniquement, cette adaptation à l’auditoire passe par la recherche
d’un accord, non seulement comme but ultime de l’acte lui-même, en
tant qu’il porte sur l’opinion, mais à tous les stades de l’acte d’argumenta-
tion. La notion centrale sur laquelle on s’appuiera ici est, chez Perelman,
celle d’« accord préalable ». On rappellera à cette occasion que la recher-
che d’un accord est au cœur de toutes les théories de l’argumentation,
du moins de celles qui s’inspirent de l’ancienne rhétorique.

1 . T H È O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N
E T RÔ L E D E S AU D I T O I R E S

Avant d’examiner comment techniquement cette notion d’accord,


notamment d’accord préalable, soude la rhétorique et l’argumentation à la
problématique de la communication, il faut rappeler que l’argumentation,
dans la théorie classique, obéit à une double finalité, descriptive et nor-
mative, en quoi elle fait une large place aux auditoires.

1. Giovanni Della Casa, Galatée, Quai Voltaire, Paris, 1988, Traduction par
Alain Pons, p. 74.

90
L’argumentation comme lien social

La rhétorique est en effet une description raisonnée des pratiques


effectives d’argumentation qui sont observables à une époque donnée
en général dans l’espace public, quand il existe, c’est-à-dire l’espace judi-
caire, politique et épidictique (celui de ce que l’on appelle maintenant
les « débats de société »).
Cette dimension descriptive a aussi pour finalité la formation
des orateurs : avocats, hommes politiques, citoyens appelés à prendre des
responsabilités dans la cité, élites cultivées. La théorie rhétorique s’ap-
puie en général sur de nombreux exemples et d’« analyses de situation »
(comment un orateur s’y prend pour convaincre, quel raisonnement,
quelles figures utilise-t-il, quels résultats obtient-il avec quel auditoire).
La théorie s’appuie donc, à partir de ces descriptions des typologies de
situation et de figures, sur une connaissance serrée des auditoires dans
leur multiplicité et leur particularité. L’analyse rhétorique nous permet
d’apprendre ainsi beaucoup sur l’époque dans laquelle elle se déploie.
Ainsi, comme le remarque Perelman, « la culture propre de chaque audi-
toire transparaît-elle à travers les discours qui lui sont destinés, de telle
manière que c’est dans une large mesure de ces discours eux-mêmes
que nous nous croyons autorisés à tenir quelque information au sujet de
civilisations révolues »1.
La rhétorique a également une dimension normative, qui s’articule à
la question éthique mais également à la question de l’efficacité sur l’audi-
toire de la parole argumentative. On se souvient qu’Aristote débute sa rhé-
torique par un rappel éthique autour de la norme qui consiste à « ne pas
plaider en dehors de la cause » afin de ne pas « séduire les juges », conduite
qui, nous dit-il, est punie par la loi dans plusieurs villes grecques2. Ruine
de l’argumentation, ce comportement est, en quelque sorte solidaire-
ment, ruine de la démocratie car il permet l’irruption des démagogues et,
in fine, le retour de la tyrannie. Cicéron et Quintillien construiront quant
à eux une éthique de l’orateur autour de la nécessité de sa vertu.

1. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, la nouvelle


rhétorique, première édition, Presses universitaires de France, Paris, 1958, p. 27.
2. Aristote, Rhétorique, t. I, texte établi et traduit par Médéric Dufour, Paris, Les
Belles Lettres, Paris, 1967.

91
Philippe Breton

Il y aussi un autre type de normativité, plus technique, autour de la


question : comment fait-on pour être efficace, pour convaincre vrai-
ment, qu’est-ce qui est convaincant dans la manière de proposer mon
opinion, comme dit Perelman à l’« assentiment de l’auditoire » ? Dans
cet esprit, Aristote définissait la rhétorique comme « l’art de trouver ce
qu’un cas donné a de convainquant », définition qui nous renvoie elle
aussi à la question de l’auditoire. C’est le caractère convaincant d’un
argument pour un auditoire donné qui est l’aune de l’efficacité de l’acte
visant à convaincre, ce que l’on pourrait appeler son « argumentativité »,
plus ou moins forte ou intense.
On voit donc que cette conception de l’argumentation, comme
rapport à l’auditoire, nous permet d’échapper à une fausse alterna-
tive qui consiste à rapporter l’argumentativité soit exclusivement au
contenu du message, au logos : ce sont les figures de discours qui
seraient alors les principaux outils de la conviction, indépendam-
ment des auditoires, soit à un type de relation établie avec l’audi-
toire essentiellement sur le registre de l’ethos (la vertu de l’orateur
va être traduite en valeur de conviction) ou celui du pathos (l’ora-
teur mobilise uniquement, dans l’intérêt de sa cause, les passions de
l’auditoire).
Le premier terme de l’alternative tend à dériver vers une concep-
tion de l’argumentation qui la rabat uniquement sur la démonstration
logique ou encore l’enferme dans des considérations purement lan-
gagières, et le deuxième terme peut aboutir à ce que l’on considère
l’argumentation comme relevant exclusivement d’une dimension
purement relationnelle. L’un étant d’ailleurs une tentation savante,
que Perelman critique ainsi : « en examinant les figures hors de leur
contexte, comme des fleurs desséchées dans un herbier, on perd de
vue le rôle dynamique des figures : elles deviennent toutes des figures
de style »1 et l’autre une tentation populaire, lorsqu’elle est pervertie
par de pseudo-théories comme la pnl (« Programmation neurolin-
guistique ») qui réduit tout à la relation en excluant tout contenu de

1. Chaïm Perelman, 1988, L’Empire rhétorique, Paris, Vrin, p. 13.

92
L’argumentation comme lien social

pensée, et enseigne de ce fait la manipulation des affects en lieu et


place de l’argumentation1.
L’efficacité de l’argumentation dépend donc d’une situation où le mes-
sage argumentatif est construit en fonction de sa réception par l’auditoire, à
condition que l’on s’écarte du plaidoyer hors de la cause et du recours à la
séduction. Cette dernière condition est essentielle, sinon l’argumentation
glisse vers son contraire, la démagogie, la séduction, la manipulation. C’est
bien parce qu’il conçoit l’argumentation comme un rapport à l’auditoire,
avec tous les dangers que cela comporte, qu’Aristote déploie, avant même
d’évoquer les questions techniques, une limite normative.

2 . L A Q U E S T I O N D E L’ AU D I T O I R E

Comment dans les théories de l’argumentation pose-t-on le rôle de


l’auditoire ? On remarquera que la question de l’auditoire est présente
dès le début de la rhétorique, avant même Aristote.
Par exemple Socrate, dont on sait l’ambivalence qu’il entretient vis-à-
vis de la Rhétorique rappelle néanmoins que :
[l’] on restera incapable de manier le genre oratoire avec autant d’art que
sa nature le permet, que ce soit pour enseigner ou pour persuader [tant qu’on
n’aura pas] selon la même méthode analysé la nature de l’âme et découvert
l’espèce de discours qui correspond à chaque nature, on ne disposera et on n’or-
ganisera pas son discours en conséquence – (qu’)en offrant à une âme complexe
des discours complexes et qui correspond exactement à ce qu’elle demande2…

À ce point de vue normatif, il ajoute un point de vue descriptif :


puisque la puissance du discours se trouve être celle d’avoir une influence
sur les âmes, celui qui se propose de devenir orateur doit savoir combien il y

1. Voir la critique que j’en ai faite dans Breton Philippe, La Parole manipulée, Paris,
La Découverte, 1997 (prix 1998 de Philosophie morale et politique de l’Académie
française des sciences morales et politiques).
2. Platon, Phèdre, gf-Flammarion, 1997, 177b.

93
Philippe Breton

a de genres d’âme. Or, il y en a tel ou tel nombre de telle et telle qualité ; par
suite, les hommes ont telle ou telle personnalité. Une fois ces distinctions faites,
on passe aux discours : les genres en sont de tel et tel nombre, et chacun a tel
et tel caractère. Dès lors tels hommes, sous l’action de tels discours et en vertu
de cette cause-ci se laisseront facilement persuader de telles choses, alors que
tels autres hommes, pour cette même raison, ne se laisseront pas facilement
persuader1.

Aristote qui consacre une grande partie de sa Rhétorique à l’ana-


lyse des auditoires – et se trouve en quelque sorte fondateur à la fois
de la psychologie, de la sociologie et des théories de la réception –
pose clairement les fondements de la relation entre l’orateur et l’audi-
toire en indiquant que « l’auditeur, pour être unique, n’en est pas
moins un juge ; car celui qu’il s’agit de persuader est, en définition
absolue, un juge »2.
Dans la rhétorique ancienne, l’auditoire fait irruption sous la
forme de la question de la réception dès la phase de l’inventio, donc
de la conception de l’argument. Ce qu’à sa manière Perelman reprend
lorsqu’il déclare que :
[l’] on ne saurait décider, d’avance, si une structure déterminée doit être
considérée ou non comme figure, ni si elle jouera le rôle de figure argumen-
tative ou de figure de style ; tout au plus peut-on déceler un nombre de struc-
tures aptes à devenir figure … c’est le mouvement du discours, l’adhésion de
l’auditeur à la forme d’argumentation qu’elle favorise qui détermineront le
genre de discours auquel on a affaire3.

3 . P E R E L M A N E T L E S TAT U T D E L’ AU D I T O I R E

Perelman va faire une approche en quelque sorte concentrique de la


question de l’auditoire, en distinguant de proche en proche trois niveaux

1. Platon, Phèdre, oc, 272c.


2. Aristote, Rhétorique, oc, 1391 b.
3. Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation, la nouvelle
rhétorique, première édition, Paris, Presses universitaires de France, 1970, p. 229.

94
L’argumentation comme lien social

de sa prise en compte dans l’acte d’argumenter, d’abord la nécessité


d’une « communauté effective des esprits », ensuite la nécessité d’une
« bonne connaissance de l’auditoire », et enfin l’« adaptation de l’orateur
à l’auditoire ».
Perelman, lorsqu’il évoque la nécessité d’une communauté effective
des esprits, veut dire qu’il n’y a pas d’argumentation possible si tous
les partenaires n’acceptent pas de se placer dans une situation où l’on
va à la fois se mettre en position de convaincre mais aussi de se laisser
convaincre : « Écouter quelqu’un, c’est se montrer disposé à admettre
éventuellement son point de vue. » À y regarder de près c’est là une
condition sine qua non de la situation argumentative, de la symétrie fon-
damentale dans laquelle elle redispose les relations entre les hommes en
démocratie.
La nécessité d’une bonne connaissance de l’auditoire recouvre à la
fois les fonctions pratiques remplies par l’exorde (capter l’attention de
l’auditoire donc s’adresser parler à lui) mais surtout, plus en amont, celle
recouverte par la phase d’invention (partie du protocole rhétorique anti-
que (invention/disposition/élocution/mémorisation/action) où il s’agit
de connaître l’auditoire pour savoir quel genre de discours on va lui
appliquer. Cet auditoire-là est une construction de l’orateur.
Le troisième niveau d’approche de l’auditoire est celui de l’adapta-
tion du discours. Il faut entendre ici l’adaptation des arguments et non,
bien sûr de l’opinion elle-même (adapter l’opinion à l’auditoire sort
de l’épure de l’argumentation pour entrer dans celle de la manipula-
tion démagogique). Ce sont donc bien les arguments qui doivent être
construits en fonction de l’auditoire.
Perelman va décrire les modalités techniques de cette « adaptation à
l’auditoire » qui constitue le cœur de l’action argumentative en termes
de recherche d’accords à plusieurs niveaux : « cet accord porte tantôt sur
le contenu des prémisses explicites, tantôt sur les liaisons particulières
utilisées, tantôt sur la façon de se servir de ces liaisons ». Il va donc, dans
un premier temps parler, assez classiquement, des « prémisses » de l’ar-
gumentation et ensuite parler des liaisons c’est-à-dire des figures argu-
mentatives. On pourra certes trouver qu’il n’insiste pas assez sur le lien
entre les deux et que du coup son analyse des prémisses apparaît parfois

95
Philippe Breton

comme autonome par rapport à celle des figures argumentatives, même


s’il insiste par ailleurs sur la nécessité de l’« établissement d’une solidarité
entre les prémisses et les thèses que l’on s’efforce de faire admettre ».
Les prémisses sont le « point de départ de l’argumentation » car
« l’orateur ne peut choisir comme point de départ de son raisonnement
que des thèses admises par ceux auxquels il s’adresse ». Les prémisses
concernent soit des faits, de l’ordre du réel, soit des éléments de l’ordre
du préférable, comme les valeurs ou les lieux. Ce point est évidemment
essentiel car il caractérise la nature du raisonnement argumentatif, qui
n’est pas un raisonnement logique descendant (au sens cartésien) mais
bien un raisonnement « remontant » à partir de l’auditoire.

4 . L’ AC C O R D AV E C L’ AU D I T O I R E
C O M M E DY N A M I Q U E D E L’ AC T E A R G U M E N TAT I F

À partir de la théorie rhétorique telle qu’elle est enrichie par


Perelman dans sa « nouvelle rhétorique », on peut proposer une descrip-
tion de l’acte argumentatif en termes de communication, qui se recentre
autour de la prise en compte de l’auditoire.
Dans cette perspective, l’argumentation se présente comme un
mécanisme cognitif qui consiste pour un orateur à proposer – voire
à provoquer – un raisonnement dans l’esprit de l’auditoire. Parce que
c’est un raisonnement, et sous réserve qu’il ne soit pas tronqué (par des
sophismes ou des amalgames par exemple), il a la particularité de laisser
l’auditoire libre de l’emprunter, tout ou en partie.
Ce mécanisme n’est pas (contrairement à certaines représentations
communes de l’argumentation) seulement un mécanisme descendant de
l’orateur vers l’auditoire mais aussi un mécanisme remontant : il s’agit
de faire remonter l’auditoire de palier en palier, avec des niveaux de
décompression, vers la surface de l’opinion qu’on lui propose.
L’objectif de l’argumentation n’est-il pas un déplacement, un transfert
de l’opinion de l’orateur vers l’auditoire. Comme le disait le fondateur

96
L’argumentation comme lien social

des sciences de la communication en France, Robert Escarpit, la « com-


munication est un cas particulier du transport », à quoi on peut ajouter
que l’argumentation est bien, comme le dit joliment Michel Meyer, la
« négociation d’une distance ».

5 . L A M I S E E N Œ U V R E D E L’ A R G U M E N TAT I V I T É

L’argumentativité, c’est-à-dire l’efficacité argumentative de l’action,


va être garantie par le fait qu’à chaque étape de cette remontée de l’audi-
toire vers l’orateur, son accord doit être obtenu. Nous avons donc affaire
à une succession d’accords, le point de départ du raisonnement étant
une prémisse déjà admise par l’auditoire (d’où l’importance décisive de
la connaissance de l’auditoire).
C’est donc bien la nature du point de départ du raisonnement,
c’est-à-dire de la prémisse que l’auditoire partage a priori, avant
toute discussion, qui va déterminer le type de figure argumenta-
tive que l’on va utiliser. C’est donc à partir des prémisses qu’il faut
décrire une typologie des figures, c’est-à-dire des raisonnements qui
sont utilisés. À partir de là, on peut décrire l’acte d’argumentation
comme la succession chronologique de plusieurs séquences dont
l’objectif est de rapprocher progressivement l’auditoire de la thèse
qu’on lui soumet.
Dans un premier temps, l’orateur identifie et met en scène dans
la relation le point d’accord préalable qu’il a repéré dans l’auditoire.
L’art consiste ici à faire émerger dans la conscience de l’interlocuteur
cet accord préalable et à renforcer son adhésion à cet accord. Dans
un deuxième temps, l’orateur engage un mouvement d’extension de
la portée du point d’accord initial. C’est la figure utilisée (l’argument)
qui va être l’outil de cette extension. L’analogie, le cadrage, l’appel aux
valeurs sont les outils pratiques de cette extension de l’accord préalable,
qui va réduire de proche en proche la distance avec l’auditoire. Le troi-
sième temps est décisif, car c’est celui où l’orateur propose à l’auditoire

97
Philippe Breton

d’inclure l’opinion qu’il propose à son assentiment dans l’espace ainsi


ouvert à partir de l’accord préalable1.
C’est à ce moment précis que l’auditoire fait sien l’opinion de l’ora-
teur, moment magique s’il en est, où la distance initiale est – toujours
provisoirement – réduite à presque rien, et où le canal de communica-
tion par lequel les opinions circulent librement en société est ouvert le
plus largement possible.
En guise de conclusion on voit que cette manière de décrire l’acte
d’argumentation à partir de la notion d’accord préalable défendue par
Perelman réconcilie une approche en terme d’auditoire et une analyse
des figures. L’argumentation apparaît bien comme un acte de « com-
munication cognitive », et cette approche restitue au plus près la dyna-
mique de l’argumentation comme une dynamique de communication,
productrice et créatrice de lien social.

1. Ce mouvement de transport de l’opinion est bien visible dans l’exemple prin-


cept que nous donne Aristote à propos de sa critique du tirage au sort des jurés. Il
prend appui sur l’accord préalable dans l’opinion grecque, selon lequel les membres des
équipes sportives doivent être choisis en fonction de leurs compétences, puis élargit le
champ de l’accord grâce à l’analogie avec les « équipes » de jurés, (il ne faut pas tirer les
jurés au sort, pas plus qu’il ne faudrait tirer au sort les membres des équipes sportives)
et enfin propose à l’auditoire d’inclure son opinion dans l’accord obtenu de proche en
proche avec l’auditoire.

98
Le droit est Janus.
Dualité rhétorique entre coexistence et conflit1

Alain Lempereur

Puisse ce discours, dans un temps où les portes du temple de Janus vont être
fermées, contribuer à ce qu’elles ne soient ouvertes de longtemps, en inspi-
rant assez le goût de la négociation pour que l’on apprenne à faire réussir par
cette voie permise les desseins justes et raisonnables que l’on expose
quelquefois trop légèrement aux hasards de la guerre. Et puisse l’éclat
inséparable de la pratique des grands talents succéder à la gloire des armes et
soutenir les lauriers qu’elles ont moissonnés.

Antoine Pecquet, Discours sur l’art de négocier, 1737.

Que la guerre éclate et les portes du temple de Janus sont ouvertes,


advienne ce que pourra. Qu’enfin la paix intervienne et elles sont
fermées, si possible à jamais et l’existence reprend son cours normal.
Le droit épouse aussi cette dualité propre aux sociétés ; il est le lieu
de l’affrontement ou de l’apaisement. En effet, d’un côté, il sourd
dans sa forme saillante : il exprime alors le conflit, les problèmes entre
personnes, où tout se dérange entre elles et où le mouvement du droit
est alors de réarranger. De l’autre côté, à l’opposé, une fois le conflit
apaisé, les portes de Janus refermées, le droit adopte sa forme latente,
quasi assoupie ; il préside à la paix, à la coexistence entre êtres humains, à
la répétition coutumière des normes, aux situations où tout s’arrange,

1. Ce chapitre a été présenté sous forme de conférence à Beyrouth, le 21 décem-


bre 2011, à l’Université libanaise, à l’occasion d’une mission auprès de la filière fran-
cophone de droit, soutenue par le programme Égide du ministère français des Affaires
étrangères.

99
Alain Lempereur

faisant apparaître le droit dans sa finalité relationnelle. Ainsi tel Janus,


le droit nous présente deux faces : l’une visible, en surface, négative et
l’autre moins apparente, en profondeur, positive.
Le droit s’anime comme un moteur à deux temps, avec pour cha-
que temps une rhétorique dominante, respectivement de confronta-
tion ou de conciliation. La première accompagne le passage redouté
de la coexistence au conflit, alors que la seconde s’attellera à la réver-
sibilité souhaitée du conflit vers la coexistence et à son maintien en
zone apaisée. Quand le droit est vécu en paix avec ses interactions
sociales normales, les échanges s’y produisent entre gens de bonne
compagnie, avec la courtoisie et la conversation consacrant un « droit-
relation ». C’est le temps de la pleine santé juridique et s’y exprime
une modalité de rhétorique douce, rythmée par le rapprochement,
la latéralité et les identités réconciliées. Aux antipodes, le second lieu
du droit, marqué par le conflit, signe l’émergence de la pathologie,
littéralement d’un réveil du pathos, des passions souvent destructrices
entre les êtres humains. Une rhétorique dure se caractérise par la
confrontation et l’insistance sur les différences vécues comme divi-
sions, la dramatisation, la verticalité, la montée des droits subjectifs,
et, souvent, en fin de compte, l’intervention inévitable des autorités
du droit amenées à trancher.
Ce chapitre examinera ces deux temps du droit avec leurs rhétori-
ques respectives. Il les vivra, dans la première partie, dans le passage de
la coexistence au conflit, quand les portes de Janus s’ouvrent, et ensuite,
dans la seconde partie, quand le mouvement s’inverse, afin de refermer
les portes de Janus et de ramener la paix du droit.

1 . D E L A C O E X I S T E N C E AU C O N F L I T

Cette partie qui commencera par rendre compte du droit dans sa


forme paisible examinera ensuite l’émergence du conflit et les traits de
sa rhétorique de confrontation.

100
Le droit est Janus

Le droit premier des gens

Le droit d’une paix commune, tout latent qu’il est, n’en demeure
pas moins premier et fondamental par rapport à toute forme saillante
du droit. Il renvoie à la coutume des relations inscrites dans le temps,
à la norme qui s’est sagement construite de génération en génération.
Perelman écrivait :
La source la moins contestée des normes morales et juridiques est la cou-
tume. En effet, dès qu’un arrangement social a été admis, explicitement ou le
plus souvent implicitement, que l’on s’y conforme pendant un temps suffisant,
qu’il est devenu coutumier ou traditionnel, on trouve normal et juste de s’y
tenir et injuste de s’en écarter1.

Ce droit est constitué de lieux communs (topoi), de « règles plus ou


moins permanentes de la pensée juridique »2, comme « le juste vaut
mieux que l’injuste », « la paix mieux que la guerre », « la coexistence
mieux que le conflit », « la sécurité des rapports juridiques mieux que
leur incertitude », « le respect des contrats et leur exécution de bonne
foi mieux que leur violation et leur inexécution », etc.
Ce droit-là est-il naturel ? Émane-t-il des dieux ? Nul ne sait ni
ne peut le prouver. On ignore si ce droit en formation a inspiré les
grands écrits religieux, ou l’inverse. Ce droit-là est-il positif, éma-
nation de conventions humaines ? Sans aucun doute, de nombreux
acteurs du droit, dont les juges et législateurs, ont tenté de le déga-
ger ; de le clarifier ; de le codifier ; de l’interpréter. En tous les cas, ce
droit issu des bonnes pratiques est né des relations consolidées entre
les membres des sociétés successives. Les Romains l’avaient entrevu,
il englobe plus que le droit civil qui ne valait que pour les citoyens
romains3. Ses réponses s’appliquent à toutes les relations humaines et
doivent être respectées auprès de tous, y compris les esclaves ou les
peuples soumis, même durant les guerres. Ce droit si fondamental,

1. Perelman, Éthique et Droit, 2012, p. 191-2.


2. Ibidem, p. 365.
3. Ibidem, p. 195.

101
Alain Lempereur

les Romains l’ont justement appelé le jus gentium, littéralement le


droit des gens, de toutes les personnes humaines.
Ce droit est né des gens, et il est fait pour les gens, comme le pont
pour l’homme. Il se diffuse irréversiblement dans des espaces de plus en
plus larges, se globalisant, mais aussi les plus intimes, s’individualisant ;
il est ce droit intériorisé, connu de tous, même s’il est parfois violé par
certains. Ce droit-noyau est la conscience juridique des acteurs sociaux,
censée les guider dans l’action ; il correspond au jus cogens que nul ne
peut violer, parce qu’il protège l’existence de chacun et sa coexistence
avec les autres. Quels que soient les systèmes juridiques, il finit par les
pénétrer à la racine, par ne plus être attaché à quelque lieu ou époque
que ce soit ; c’est celui qui s’exprime dans les principes généraux du
droit, chers à Chaïm Perelman, mais aussi dans les grandes déclarations
des droits humains. Ces principes sont si importants que même s’ils
n’ont pas été édictés ou explicités par l’autorité du souverain naturel ou
positif de tel système juridique, ils se rattachent « de plein droit » aux
normes en vigueur et s’imposent à tous, dont les gouvernants.
Le droit est donc d’abord et avant tout le droit des gens, émanation
de leur sagesse immémoriale. Un passé d’interactions et d’apprentissage,
patiemment bâti par l’expérience, construit un présent de coexistence.
Mais ce droit-là, fondamental, général, n’est rien sans « reenactment »,
sans concrétisation continuelle dans l’action quotidienne au travers de
situations particulières. Ce droit fondamental s’est abstrait et a trouvé
son contour grâce à la généralisation d’instances particulières multiples
passées (dont il a fini par devenir l’expression). Par la suite, une fois qu’il
s’est abstrait, il se reproduit, presque à l’identique, indéfiniment, dans
de nouvelles instances, comme autant d’applications à des problèmes
similaires ; il se revit, se survit même, grâce à la multiplication de rap-
ports juridiques semblables, à leur répétition « sans problème » au point
qu’on ne sache plus trop si ce sont les gens qui font le droit ou le droit
qui inspire les comportements des gens. Les êtres humains, une fois
qu’ils ont créé du droit qui leur convient, le répètent à l’envi, comme
on fredonne un refrain qu’on aime bien et qu’on maîtrise désormais.
À chaque fois, on produit des preuves par l’exemple de ce droit, à l’instar
d’exemplums rhétoriques.

102
Le droit est Janus

Ce droit a cours parmi les gens, un peu comme on boit ou mange.


Bien entendu, de la même façon que les individus et sociétés, s’ils boi-
vent et mangent tous, ni ne mangent ni ne boivent les mêmes choses,
ce droit en dépit de son noyau s’ajuste aux conditions particulières des
temps et lieux. Le noyau demeure stable ; il étanche notre soif de droit ;
mais il s’habille de telle ou telle norme relative. Ces formes situées,
historiques, ces électrons libres gravitent désormais autour du noyau et
y deviennent attachés. Prenons pour illustration un contrat de leasing,
invention récente du droit des contrats. Il contient des caractéristiques
spécifiques, à l’instar d’une limonade qui comme boisson a sa formule
précise et unique, mais il est soumis aux règles générales des contrats et
par exemple à ces principes juridiques, ces lieux communs, que sont la
convention-loi et l’exécution de bonne foi.
Les formes culturelles du droit peuvent même s’opposer, tout en se
rattachant à une ligne directrice similaire de cœur. Ainsi, en Angleterre,
on roule à gauche, à l’inverse du continent européen. Il n’empêche
que si le choix de la droite ou de la gauche sur la route est arbitraire et
conventionnel, la nécessité de faire un choix et pour toute une popu-
lation de s’y tenir ensuite avec rigueur à un endroit précis est un impé-
ratif juridique. Une solution s’impose pour garantir la coexistence des
conducteurs sur la route et pour réduire le risque de survenance d’acci-
dents et donc de conflits, suite à la non-application de la norme cultu-
relle édictée.
Le fait que sur les routes anglaises, les personnes intègrent cette règle
de conduite à gauche et l’appliquent avec force de régularité, comme
d’autres normes, illustre un autre point. Les êtres humains ont élaboré
des réponses juridiques à des problèmes fondamentaux (le noyau du
droit) ; mais ce faisant, ils ont également développé le réflexe de respecter
la loi en général. La loi n’existe pas en tant que telle, mais c’est une
fiction au sens juridique désignant l’ensemble des réponses juridiques
culturelles, dans leurs aspects relatifs à un espace-temps particulier, en ce
compris des réponses parfois illégitimes et arbitraires.
Cette fiction se double d’un autre lieu commun : « Nul n’est censé
ignorer la loi. » Il s’agit d’une fiction plus forte encore à l’époque
contemporaine, car bien entendu personne ne connaît le droit dans tous

103
Alain Lempereur

ses détails, pas même les juristes les plus avertis. Cette formule qui n’a
pas plus de sens littéral qu’une formule telle que « Nul n’est censé igno-
rer la médecine » est toutefois opératoire en droit latent. En gros, par
souci pour leur société propre et par habitude de se comporter comme
les autres proches de soi, les êtres humains finissent par généraliser le
principe de respect des réponses juridiques usuelles, quelles qu’elles
soient, même s’ils ignorent une bonne partie des réponses en vigueur.
Pourtant, l’universalité, en tout cas la grande généralité, ne devrait valoir
en toute rigueur, philosophiquement, que pour ce noyau juridique que
l’on évoquait, et qui constitue comme un contrat social auquel nous
nous sentons liés.
Ce contrat, nous ne l’avons pas signé ; mais nous en exécutons
les termes. Et dans un État de droit, si nous élisons des représentants,
c’est parce que ceux-ci agissent comme mandataires des membres de la
société pour compléter ce contrat social au quotidien à travers les lois, les
réponses juridiques générales, qui dans un bon nombre de cas viennent
grossir le rang des normes mises en œuvre par les gens. Les juges sont
là pour assurer que ce droit des gens, ce contrat social, n’est pas violé et
pour rappeler aux gens leur droit.
Allons plus loin. À côté des règles juridiques de cœur et des règles
impératives d’ordre public, que les gens s’imposent à eux-mêmes, direc-
tement ou par l’entremise de leurs élus, les êtres humains se sont résolus
à répéter les réponses des bonnes pratiques, y compris dans leurs rela-
tions les plus simples, notamment à deux. Par exemple, ils ont intério-
risé que s’ils se mettent « en société », c’est-à-dire s’ils entrent dans une
relation contractuelle à deux ou plusieurs, leurs engagements récipro-
ques devront être tenus et qu’ils ne pourront sortir du contrat les liant
par consentement mutuel que par un nouveau contrat de dissentiment
mutuel.
Les rapports juridiques, des plus fondamentaux aux plus relatifs,
constitués de réponses souvent automatiques à de nombreux problèmes,
construisent un corpus de réponses dont la finalité est la coexistence
pacifique des êtres humains. Ils tissent un réseau complexe où le droit
est souvent présent, sans que les individus s’en rendent même compte.
Ce droit des gens, marqué par l’absence apparente de problèmes, de

104
Le droit est Janus

juridicité même, se fait ici sans se dire, comme une histoire sans histoire.
Il n’y a rien à déclarer, à raconter, comme si le droit était absent, en
creux, en embuscade, prêt à advenir, s’il le fallait, mais aussi à s’effacer
au profit de la normalité et de la sécurité du connu et du répété. Dans
cet enchevêtrement de relations humaines au quotidien, on aperçoit à
peine la vie du droit comme si « de rien » n’était.
Ce droit des gens occupe la plupart du « temps juridique », comme
la bonne santé le temps du corps. Les personnes paient leurs achats à
la caisse, et, à échéance, leur loyer au bailleur et leur prêt au banquier.
Les commerçants délivrent les biens et services qui leur sont comman-
dés ; les biens livrés fonctionnent. Les patrons paient leurs salariés, leur
octroient leurs semaines de congé et en retour, les salariés se rendent à
leur travail, s’acquittent de leurs obligations professionnelles. Les voisins
respectent leur propriété réciproque. Les conducteurs s’arrêtent au feu
rouge et appliquent les règles de priorité. Les administrés paient leurs
impôts ; les administrations mettent en œuvre les politiques attendues
d’elles et les services y afférents. Les États sont en bon voisinage les uns
avec les autres. En gros, de multiples interactions juridiques opèrent au
quotidien comme des routines sans anicroche, bien rodées. Quand tout
se passe pour le mieux dans les rapports humains, le droit se résume à
une série d’actions pacifiques, et tout semble fonctionner « sans » pro-
blème, comme dans un état d’équilibre stable. C’est le droit comme mer
d’huile.
Il n’est pas exact de considérer que dans toutes ces instances, il n’y
a pas de problème, car on constate par la liste qui précède que de nom-
breux problèmes, plus ou moins complexes, donnent lieu à des réponses
coutumières, relevant de cadres juridiques précis. Les problèmes ont leurs
réponses connues des personnes et ces dernières reproduisent les routines
de résolution quasiment indéfiniment, comme l’habitus à la Bourdieu1,
faisant du droit à l’instant t une copie assez proche de ce qui s’est passé
à l’instant « t - 1 » et prédisant ce qui se déroulera à l’instant « t + 1 »
dans une logique d’impensé juridique, ou d’à peine pensée. Cette

1. P. Bourdieu, Le Sens pratique, p. 88.

105
Alain Lempereur

logique de résolution, qui prend la forme d’une répétition inconsciente,


ressemble à ce qui se produit quand on arrive dans une pièce sombre
et connue et qu’on y allume la lumière, sans même songer à l’acte que
l’on pose, sans aucune conscience de soi en pratique. On fait, on ne
dit pas. Le droit est en majeure partie cette horloge qui égrène les heu-
res, une merveille mécanique d’actions répétées. Nous reviendrons sur
la rhétorique qui prévaut à tous ces échanges, dont beaucoup ne sont
même pas verbaux. Mais au préalable, tournons-nous vers les incidents
d’horlogerie.

Le conflit, saillance du droit

Il suffit parfois d’un grain de sable pour que la belle mécanique que
nous venons de décrire dans son bon fonctionnement, avec des personnes
quasiment automates, s’encrasse et montre les soubresauts empêchant
aux aiguilles de tourner en rond. Il nous faut parler de ce grain de sable
et l’explorer tout autant que la belle mécanique. C’est la seconde face
du droit à aborder. Ici, les gens passent souvent d’anges à démons, de
l’utopie un peu trop paradisiaque de la coexistence pacifique, trop belle
pour durer, à la réalité du conflit à endurer. Si le droit premier des gens
est le substrat, l’infrastructure, la partie massive immergée de l’iceberg
juridique, nous nous tournons maintenant vers la partie émergée, la
superstructure qui est la plus visible à l’œil nu, celle où les rapports entre
les gens se détraquent. Ce droit « second » est celui qui « vit en surface »,
s’expose. Ici, le problème est émergent, flagrant. Il s’est produit un tour-
nant, un déclic où je me dis, où l’on se dit, que le droit a pris possession
des lieux de manière consciente.
Comment me dis-je qu’il y a du droit ? Quand tout allait bien, le
droit se traduisait dans l’action et la répétition inconscientes de réponses
automatiques, comme ma main sur l’interrupteur pour éclairer la pièce.
Pour reprendre Meyer1, ces réponses étaient apocritiques ; il s’agissait de

1. Meyer, La Problématologie, p. 79.

106
Le droit est Janus

« réponses qui répondent ». Si soudain l’interrupteur ne déclenche


rien, j’ai un « problème de lumière » ; mon processus de pensée s’en-
clenche et je cherche les causes possibles du problème : s’agit-il d’une
ampoule usagée, ou pire d’une panne d’électricité dans la maison ?
Une fois que j’ai porté le bon diagnostic et que j’ai isolé la cause du pro-
blème, j’agirai. Par exemple, je changerai l’ampoule et dans la pire des
hypothèses, j’en appellerai à l’électricien qui viendra apporter sa réponse
d’expert et réparer la connexion. Nous verrons que l’émergence d’un
conflit et sa résolution présentent des similarités et des différences avec la
séquence de la situation décrite : conscience du problème, connaissance
de ses causes, examen des solutions possibles et enfin compétence dans
l’action de résolution, avec, le cas échéant, appel à expert.
Reprenons notre paragraphe de réponses automatiques et donnons
quelques exemples d’enrayement mécanique. Une personne part du
magasin sans payer ses achats à la caisse. Une autre ne règle pas son loyer
au bailleur ou ne rembourse pas son prêt au banquier. Un commerçant ne
livre pas le bien commandé ; ou un client est surpris par un bien défec-
tueux. Un patron ne paie pas son salarié, lui refuse systématiquement un
congé ; un salarié s’absente de son travail sans prévenir, ou fait preuve
de négligence dans l’exécution des tâches assignées. Un voisin plante un
arbre sur la propriété d’autrui. Un conducteur grille un feu rouge.
Un refus de priorité occasionne un accident de circulation. Un admi-
nistré ne déclare pas la totalité de ses revenus ; une administration refuse
de délivrer une allocation. Un État envahit le territoire de son voisin.
Première différence avec l’anecdote de l’interrupteur, où il y avait
une personne et une chose ; dans tous les cas de figure examinés, il y a
au moins deux personnes (individus ou entités) et au moins un événe-
ment qui se produit, une rupture dans la chaîne des causalités habituel-
les. Dans tous les cas cités, une personne singulière A (physique ou morale)
commet (ou omet) un acte qu’elle était censée ne pas faire (ou faire) et
ce faisant, elle cause un problème à une autre personne B (physique ou
morale). La personne qui s’attendait à une réponse apocritique, le fait
x, est confrontée à une réponse non-x ou y, littéralement le méfait, le
non-droit présumé. Cette réponse loin de répondre au problème sous-jacent
lui pose problème. Il s’agit d’une réponse problématologique, une réponse qui

107
Alain Lempereur

fait rebondir la problématicité, qui en l’espèce provoque un surgissement


juridique. Le droit est porté à la conscience.
Le fait non-x ou y reproché par B, portant sur une chose, est en
général directement associé et imputé à la personne (c)ommettante A ;
il y a déplacement de l’objet x au sujet A. On voit apparaître une seconde
différence par rapport à l’épisode de l’interrupteur. Les relations juridi-
ques qui, pour la plupart, supposent la réalisation d’éléments matériels
de fait, sont associées à des personnes à qui on demande implicitement ou
explicitement de faire x. La personne B surprise par la réponse problé-
matologique de l’autre déplacera donc sa demande de l’objet x à la per-
sonne A, dite responsable, littéralement en charge de la réponse, de devoir
répondre en relation avec mon droit à sa réponse. B devient le demandeur.
Dans l’histoire d’interrupteur, il me sera difficile de trouver un « respon-
sable », sauf à blâmer une personne qui aurait dû changer l’ampoule ou
la réparer antérieurement.
Le droit fait donc intervenir des problèmes dont les réponses sont
requises par un demandeur à un responsable, soit qu’elles s’exécutent
automatiquement comme réponses apocritiques (droit premier, latent) ;
soit qu’elles échouent, rendant ses réponses problématologiques et
ouvrant à un conflit potentiel (droit second, saillant). Toute personne A
en droit est donc toujours responsable à la fois « de x » et « auprès de B ».
Le conflit naît de la dissonance entre l’attente de x et la survenance d’un
non-x ou d’un y. On voit le lien avec la justice rétributive, qui revient à
rétablir x pour A, là où x a manqué en raison d’un comportement de
B. Le non-faire de x par A, sa réponse problématologique, provoque le
dire de B, sa demande, terme précisément repris en droit français pour
formaliser les attentes du demandeur en justice.

La rhétorisation juridique de la demande : du droit relation aux droits subjectifs

En situation à connotation juridique, la dissonance entre attente de


normalité (x) et réalité perçue comme déviante chez un acteur (non-x ou
y) crée une tension interne le transformant en demandeur. Ce trouble,
créateur de conflit, fait passer cette personne du champ de la conscience du

108
Le droit est Janus

problème au champ d’expression dans le langage, à sa diction, avant, le cas


échéant, de le faire passer dans le champ de la juridiction. Si auparavant
le droit était vécu dans une relation normale entre deux personnes, c’est-
à-dire sous la forme de routines d’exécution avec un réseau de droits et
d’obligations à peine perçus, le conflit comme émergence d’un problème
saillant s’accompagne souvent d’une rhétorisation, où l’acte objective-
ment absent est subjectivisé, où le je le prend personnellement. Cette rhéto-
risation repose sur le sentiment que mon droit n’a pas été respecté, que le
je ne peut pas laisser passer sans réagir. Je deviens passionné par ma cause,
comme le malade se soucie de sa pathologie. Il y a juridisation patente de
la situation, conflit entre personnes à propos d’un problème.
Il convient de noter le glissement du droit-relation en état de coexis-
tence au droit-individuation en état de conflit, du droit à mes droits. Le
paradoxe est que le droit qui est profondément relationnel et horizontal
par finalité, quand tout va bien entre personnes, devient aussi éminem-
ment personnel et vertical, quand les choses tournent au vinaigre. Il
est vertical dans la mesure où je m’érige en juge de l’autre, comme son
supérieur.
Pour saisir la rhétorisation à l’œuvre, qui transforme la perception
aussi bien de soi que de l’autre, faisons un détour par la Poétique d’Aris-
tote. S’il n’y a pas d’histoire à raconter quand tout se passe bien, parce
qu’on est entre égaux, il en va tout autrement quand soudain le conflit fait
rage. Dans chaque demandeur sommeille un narrateur, lequel se décrit
vite lui-même comme un modèle d’éthique, à qui un avenir radieux
était promis et qui est injustement victime de mauvaise fortune en raison
de l’action déplacée de mauvaises gens. Dès l’émergence du conflit, on
reconnaît en droit tous les ressorts qu’Aristote attribuait à la tragédie ; il y
a un fort potentiel de théâtralisation où assez naturellement, le deman-
deur se place au cœur du récit, s’attribue tous les traits positifs et tentera
d’inspirer la pitié à toute personne qui l’écoute, tout en suscitant si pos-
sible la colère à l’égard de l’autre. Le demandeur s’inscrit en supériorité
non seulement par rapport à l’autre personne, mais à toutes, qui auront à
connaître de sa plainte ; il se surévalue souvent, ainsi que la magnanimité
de ses actions et l’extension de sa peine ; il n’a commis aucune faute, il
est irréprochable, ses réponses sont par définition apocritiques ; il a tout

109
Alain Lempereur

bon, mais l’autre et le sort s’acharnent sur lui. Il veut qu’on s’identifie à
son malheur ; qu’on lui trouve l’étoffe du grand homme, une patience
à toute épreuve et une capacité de pâtir hors du commun.
Par contraste, la rhétorisation propre au demandeur opère de
manière négative vis-à-vis de la personne (c)ommettante, responsa-
ble des méfaits. Cette dernière est sous-évaluée, elle perd son statut
d’égale ; elle est décrite comme inférieure aux autres ; elle est tournée
en dérision, ainsi que sa tentative de nuire. Son complot est heureuse-
ment éventé et dénoncé. Ses réponses sont problématisées à outrance et
deviennent l’exemple à ne pas suivre. Ce qu’elle a fait est ridicule ; elle
est ridiculisée, elle en devient ridicule, chosifiée, réifiée. Par un nouveau
déplacement à l’inverse cette fois du sujet vers l’objet, elle devient le
problème, ce qu’il faut dépasser et résoudre. Il s’agit de créer un écart
maximal pour que nul ne puisse s’identifier à cette personne, la problé-
matiser par une rhétorique dissociative. Surtout que nul n’imite cette
« sous-personne ». On reconnaît ici les ressorts de la comédie.
En situation de conflit, il n’est pas rare que la rhétorisation décrite
anime les deux parties. En effet, souvent les faits sont complexes et
de multiples interactions ont mené de défection en défection. Par
exemple, si le locataire n’a pas payé son loyer, peut-être est-ce parce
que le bailleur n’avait pas fait réparer un robinet défectueux ? Ce der-
nier manquement est monté en épingle par le locataire pour justifier
son exception d’inexécution, l’absence de paiement. Le bailleur répond
que le remplacement d’un robinet coûte bien moins cher que la somme
correspondant au loyer non payé et qu’il s’agit là d’une rétorsion non
proportionnée. On le voit, d’accusation en excuse, de demande insa-
tisfaite à une autre, d’une prophétie autoréalisatrice à l’autre, chaque
partie s’érige en victime – supérieure en statut – et installe l’autre au
bas de l’échelle – faisant de lui un inférieur. Les observateurs extérieurs
au conflit lui trouvent des relents à la fois comiques et pathétiques. Les
parties sont parfois les seules à ne pas entrevoir que leur rhétorisation
opère de manière similaire, en miroir, par mimétisme comme le souligne
Girard.
Le conflit dans l’esprit de chaque partie sert souvent de trame à une
tragi-comédie où chaque je se place en état de supériorité comme héros

110
Le droit est Janus

à imiter par rapport à l’autre qui incarne l’antihéros dont il faut se dis-
tancier. Les je sont souvent incapables de se sortir eux-mêmes de l’état
de dramatisation dans lequel ils sont plongés et on comprend pourquoi
les professionnels du droit entrent souvent en scène à ce moment. Il
reste que les gens ont parfois assez de ressort pour se sortir de ce guêpier
eux-mêmes.

2. DU CONFLIT À LA COEXISTENCE

Si le conflit est né, il marque un écart par rapport au droit paisible


des gens et c’est la porte ouverte aux risques d’escalade, voire de vio-
lence. Cette porte ouverte doit être refermée comme celle du temple
de Janus. C’est ici que le droit dans sa forme saillante, saisi du problème,
mettra en œuvre des processus de réversibilité pour dépasser l’état de
guerre au plus vite, avec le moindre renfort possible de moyens, afin
de rétablir l’état de coexistence.

La négociation du conflit ou la rhétorisation à rebours

Il est difficile de se sortir d’un cycle de rhétorisation conflictuelle


où l’écart entre l’autre et soi risque de croître par un effet d’escalade.
Toutefois, la conscience juridique née du conflit et les passions qu’elle
déchaîne dans une rhétorique de confrontation peuvent aussi opérer à
rebours. Il n’y a pas de fatalité du conflit. De même que l’état de coexis-
tence et de stabilité antérieur peut être dérangé et donner naissance au
conflit et à sa rhétorique de confrontation, de même l’état de conflit et
d’instabilité peut être combattu par une démarche inverse d’apaisement.
Cette démarche suppose le recours délibéré à une rhétorique de rappro-
chement et de dédramatisation, et non plus celle d’affrontement et de
dramatisation dont les ressorts de verticalité viennent d’être explorés. Il
s’agit de tenter de négocier entre nous plutôt que de trancher en faveur

111
Alain Lempereur

d’un je contre un autre. Il s’agit de responsabiliser les deux parties plutôt


que de les laisser se (et nous) raconter des histoires.
Là où le conflit écarte et où le langage dans la foulée tend à dissocier
les parties l’une de l’autre, par l’invocation des droits subjectifs qui s’op-
posent et s’excluent mutuellement, le langage permet en conscience un
retournement. À tout moment, le choix pour une personne peut être de
suspendre sa logique interne de jugement, de ne pas diaboliser le passé
des méfaits récents, de ne pas recourir au genre judiciaire de la rhétori-
que qui démarque qui des deux a raison ou tort, mettant au pinacle l’un
et au pilori l’autre. Le choix est ici celui de s’engager dans une tenta-
tive de réversibilité vers l’état quo ante, à celui où les parties s’entendaient
l’une l’autre dans un rapport relationnel équilibré comme membres
d’une société.
L’objectif est ici de garder le droit des gens entre les mains des gens,
de rappeler qu’auparavant tout se passait bien, et que ce qui prime entre
deux êtres, c’est la relation paisible. Si un incident s’est produit entre deux
personnes, et s’il est pris à l’état de simple tension le plus en amont possible,
avant que la rhétorisation n’ait produit trop de dégâts, il est souvent
possible de remonter la pente encore douce par la négociation, qui cor-
respond au traitement conscient de demandes croisées. Si un bailleur et
un locataire ont plusieurs années de bons rapports, s’ils se remémorent
tous les bons souvenirs, s’ils se parlent civilement et explicitent leurs
demandes respectives, ils peuvent réussir à dépasser leurs malentendus par
le rétablissement d’une communication effective où écoute et parole
actives alternent, à expliciter les faits sans caricaturer, et donc à exa-
miner ensemble les pistes possibles de déproblématisation. La rhétorique
du rapprochement opère par la mobilisation de techniques intégratives,
où l’autre revient dans mon équation et où l’on recherche un équilibre
gagnant/gagnant. Si cette rhétorique est effective, elle permet aux per-
sonnes de résoudre elles-mêmes leur conflit plutôt que de dramatiser, et
donc d’éviter que la juridification bascule dans la judiciarisation.
Par la négociation, les parties remettent au cœur de leurs interactions
le principe de coexistence au fondement du droit et considèrent que la
détente entre personnes qui prévalait avant le conflit doit être restaurée
et vaut mieux que tout problème particulier monté en épingle. Comme

112
Le droit est Janus

la relation a été ébréchée par l’incident et le surgissement juridique sub-


séquent, c’est bien la relation qui doit faire l’objet d’attention première
particulière dans une rhétorique de rapprochement ; la négociation y
est reconnaissance des identités réciproques pour remettre du liant, après
quoi elle devient résolution de problèmes.
Dès que les personnes sont à nouveau reliées, leur logique d’accor-
dance suppose la mobilisation de toutes les ressources de créativité pour
identifier des solutions mutuellement satisfaisantes à leurs demandes.
Cette recherche de solutions amiables pour surmonter les différences
nées du conflit culmine dans l’accord des volontés que marque le contrat
et qui ratifie le retour à la coexistence dans le dire, la transaction. Une
fois que l’accord se traduit dans les faits par la réalisation de ses clauses,
par l’exécution, la coexistence rejoint le domaine des pratiques sociales
et range le conflit dans les mauvais souvenirs. La relation d’abord ; la
transaction ensuite ; l’exécution enfin.
Une rhétorique pacificatrice qu’une négociation responsable active
entre les gens vise à « réversibiliser » le conflit vers la coexistence. Elle
aligne les moyens du droit sur ses fins. Car si le droit, au fondement,
émane des personnes et vise à affiner leur coexistence, les modes de
résolution juridiques à privilégier devraient s’accorder avec cette fin.
Il est donc assez cohérent de favoriser une résolution négociée par les
gens de leur conflit et une rhétorique de coexistence pour y arriver. Si
une certaine harmonie est recherchée par le droit, les voies et moyens
du droit, les processus utilisés en priorité doivent s’efforcer d’accorder
les mélodies dissonantes.
Cette logique de primauté des personnes en droit, de leur créati-
vité et en définitive de leur volonté se retrouve dans les mécanismes
de médiation qui prolongent les approches de négociation intégrative et
consacre le fait que le droit doit rester le droit des gens, aussi longtemps
que possible. La médiation consacre le rôle d’un tiers dont l’objectif n’est
pas tant d’exprimer une solution, comme un parent entre deux enfants
en dispute, que de faciliter la négociation entre les parties. Sa mission est
de les responsabiliser ; de les dégager du sillon de leur histoire unilatérale
et de leur permettre d’accéder à la pluralité des histoires ; de cultiver le
terreau de la relation pour récolter ensemble les fruits d’une recherche

113
Alain Lempereur

conjointe de solutions. On compare souvent le médiateur facilitateur à


une sage-femme qui aide les parties à donner naissance elles-mêmes à la
solution. Là où elles se sentent impuissantes à résoudre leurs problèmes
et, dans une fuite en avant dramatique, en quelque sorte désappropriées
de leur affaire, le médiateur inverse le processus, les remet en puissance
de création du droit (logique d’empowerment), comme elles l’étaient
quand tout allait bien.
Au fond, la rhétorique de coexistence que favorise l’ensemble des
modes négociés de résolution des conflits ressemble à s’y méprendre à la
logique de négociation qui prévalait en l’absence de conflit saillant. En
effet, les parties qui veulent faire affaire ensemble et qui signent un contrat,
les partenaires sociaux qui s’efforcent de dégager un accord collectif, les
États qui concluent des traités peuvent le faire indépendamment de tout
conflit, dans un esprit de coopération, de projet, où la négociation inter-
vient entre partenaires et non entre adversaires. La négociation responsa-
ble, même en situation de conflits, s’inspire de cette logique partenariale
qui elle aussi crée du droit « positif » en permanence, en l’absence de
conflit ouvert. Ici, les intérêts divergents ne sont pas absents, mais ajustés.
Les différences sont vécues comme des complémentarités et débouchent
sur des synergies. Au fond, la négociation bien menée ne nie en aucun
cas les différences ; elle les valorise comme des atouts de la diversité et
non comme des sources de division.
On voit poindre une question de choix rhétorique fondamentale, en
négociation et au-delà. La négociation peut être envisagée soit comme
une guerre de positions dans laquelle une des parties doit l’emporter
à tout prix sur l’autre au terme d’échanges rhétoriques marqués par
la confrontation, soit comme une recherche en commun de solutions
auxquelles les deux parties adhèrent à la suite d’une conversation où
s’est déployée une rhétorique feutrée de rapprochement. Pour certains,
la différence entre les deux rhétoriques est celle entre un verre à moitié
vide ou à moitié plein. Or, le contraste est plus marqué et mérite plus
d’attention, car il distingue entre le poing brandi et la main tendue,
entre la violence du verbe et sa puissance de conciliation. Le choix de
la première branche de l’alternative rhétorique maintient l’ensemble des
interactions dans la confrontation, l’exclusion de l’autre et la primauté

114
Le droit est Janus

du je tout-puissant par la réclamation de ses droits. Au contraire, le choix


de la seconde branche et la volonté de s’y maintenir dans les échanges
consacrent une rhétorique comme instrument pacifique, inclusif, inté-
gratif et relationnel, en articulation pertinente et cohérente avec les fon-
dements du droit, où le je n’est pas tout.
Pourquoi faudrait-il polémiquer avec virulence comme la première
rhétorique y invite alors que l’objectif est de mettre fin à la polémique
elle-même, au conflit ? Plus le droit se rangera du côté des moyens de
coexistence et non de conflictualité, plus il se réalisera pleinement en
réduisant ses contradictions. Plus une rhétorique d’apaisement intervien-
dra tôt dans le conflit pour le traiter par des médecines douces ; voire le
préviendra par des mécanismes vaccinaux de consultation coopérative
en amont, plus les différences humaines seront les bienvenues et plus la
coexistence des identités multiples sera vécue comme une richesse que
consacre le droit et non comme un obstacle qui le gêne.
Pour l’ensemble des raisons précédentes, les acteurs du droit ont
intérêt à privilégier les modes négociés de règlement des conflits. Il n’en
reste pas moins que, dans des cas intraitables, la négociation est rendue
impossible ou n’aboutit pas. La négomanie que nous avons dénoncée par
ailleurs1 consisterait à prétendre que tout problème, tout conflit peut se
résoudre par la négociation, alors que les faits prouvent l’inverse. Ici, les
modes amiables ayant échoué, il est probable que les processus juridic-
tionnels soient sollicités. Le conflit devient alors l’apanage des profes-
sionnels du droit.

L’entrée en scène des avocats et d’une rhétorique mixte

Une fois qu’un conflit échappe à la maîtrise des protagonistes, que


même leur négociation directe a échoué, les premiers professionnels du
droit à en connaître sont souvent les avocats. Ils peuvent alors contribuer
aux deux faces du droit, en préférant soit une rhétorique judiciaire qui

1. Lempereur et Colson, Méthode de négociation, p. 36-38.

115
Alain Lempereur

poursuit le conflit en vue de sa résolution par une juridiction, soit une


rhétorique plus conciliatoire visant à dégager un accord transactionnel.
La participation des avocats à une rhétorique conciliatoire a souvent
été passée sous silence, alors qu’elle existe bel et bien. Une fois qu’ils
sont mis au courant des faits, les avocats sont souvent amenés à engager
une discussion avec l’autre partie souvent par l’entremise de son conseil.
Contrairement à une idée reçue, la plupart des affaires dont les avocats
sont saisis se règlent à l’amiable par cette négociation indirecte, mais la
tâche est rude. Chaque avocat est pris entre deux feux, son client et
l’autre camp ; et il lui faut éteindre les deux foyers pour arriver à une
solution transactionnelle. À ce propos, les avocats gagnent à incorporer
les techniques de négociation intégrative pour accroître leurs chances de
succès comme négociateurs ; mais, quels que soient les talents déployés,
leurs échanges seront souvent entachés de menaces réciproques de pour-
suivre l’affaire devant le tribunal. Les avocats agiront à la manière des
diplomates qui par d’intenses pourparlers tentent d’éviter le déclenche-
ment d’un conflit armé. Ils sont le dernier rempart avant le grand rituel
judiciaire. Leur rhétorique dans les phases de négociation conflictuelle
est donc à la fois conciliatoire et comminatoire. Elle entrouvre la porte
du temple de Janus. Le caractère mixte, ambivalent de leur rhétorique
se retrouvera jusque devant le juge.
Avant tout, les avocats sont des conseils, aidant leurs clients à détermi-
ner laquelle des voies, négociée ou juridictionnelle, promet la meilleure
issue. Leur conclusion peut être qu’« un tien vaut mieux que deux tu
l’auras » ou qu’« un mauvais compromis vaut mieux qu’un bon procès »,
poussant leur client à accepter la transaction dans ses imperfections et les
concessions fréquentes qu’elle implique pour assurer la coexistence et la
fin du conflit. Au contraire, les avocats peuvent reconnaître l’impossibi-
lité d’atteindre un accord satisfaisant et acter avec leur client la nécessité
de déplacer la rhétorique vers le prétoire et de passer de négociateur à
plaideur, avec pour mission d’influencer le juge par une argumentation
persuasive. À la fin, le client est roi et le procès est son ultime tentative
de se voir entendre raison, comme le canon était celui des souverains
– Louis XIV n’avait-il pas fait graver sur ses canons « Ultima ratio regis »,
le dernier argument du roi ?

116
Le droit est Janus

La rhétorique des avocats devant les tribunaux a été amplement


décrite par les philosophes classiques, grecs et romains. Quintilien insiste
sur le fait que durant un procès, tout tourne autour d’une quaestio :
Il n’est presque personne qui ne sache ce qui forme un procès (ce qu’ils
appellent « cause » ou « point fondamental »), ce qui est en question entre les
plaideurs, et ce sur quoi le juge doit décider, tous éléments qui reviennent au
même. Car ce qui est en question, c’est l’objet de la controverse et ce qui fait
l’objet de la décision du juge, c’est ce qui est en question1.

Aristote relate ainsi les mécanismes du genre judiciaire où sur une


même question deux thèses s’affrontent, celle de l’accusation et celle
de la défense. La dramatisation construite et mise en scène par le rituel
des tribunaux oppose en théorie deux personnages, en réalité plutôt
marginalisés (le demandeur et le défendeur), laissant le beau rôle à leurs
champions respectifs censés faire triompher leurs causes à la manière
de gladiateurs. Ces champions racontent deux histoires plausibles, deux
fictions juridiques où la nécessité de la vraisemblance l’emporte sur le
souci de la vérité.
Les personnes, qu’on appelle désormais les parties – comme si cha-
cune ne détenait qu’une part de la vérité – ont présenté leur version
des faits à leurs avocats respectifs. Les avocats s’approprient ces faits et
s’efforcent de les insérer dans une histoire juridique vraisemblable – qui
peut être vraie – et crédible – qui peut être crue. C’est là que se révè-
lent les talents d’équilibriste, voire de contorsionniste, dont fera preuve
l’avocat. Il doit réussir un double équilibre entre les faits et le droit ; et
entre son client et le juge.

Le premier équilibre entre les faits et le droit


Il faut s’imaginer chaque avocat s’obligeant à faire entrer « des
faits » venant de l’expérience – ceux de son client – dans des « formes
a priori » de l’arsenal juridique, des catégories de qualification exis-
tantes, quitte à malmener et les uns et les autres. Chaque avocat a le

1. Quintilien, Institutions oratoires, Livre III, 11, 24.

117
Alain Lempereur

devoir de proposer une réponse juridique qui subsume les premiers


aux secondes, au risque d’une cote mal taillée. En chaque juriste
sommeille un kantien de plus ou moins grand talent et bonne foi.
Les meilleurs avocats excellent dans cette capacité à construire une
argumentation persuasive fondée sur des prémisses vraisemblables en
fait et en droit. Les prémisses en amont figurent les faits de l’affaire
favorables au client qui sont subtilement sélectionnés ; leurs traits
avantageux sont grossis, pendant que d’autres points sont minimisés.
Cette reconstruction de la réalité, cette narration, est ensuite raccro-
chée en aval à un lieu commun familier au microcosme juridique
que l’on aura plus ou moins retravaillé si nécessaire pour qu’ils se
rattachent logiquement aux faits.
Dans leur joute oratoire, chacun des deux plaideurs poursuit et
amplifie même parfois la verticalité déjà rappelée avec, d’une part, une
problématisation de la thèse adverse, voire une diabolisation de l’autre
et de ses actions déviantes, à ne surtout pas imiter, et avec, d’autre part,
une déproblématisation de la thèse de son client présenté comme une
victime ou un héros à imiter.
Au terme de ce jeu social, se profilent deux syllogismes judiciaires
possibles, qui « comme par hasard » protègent chacun le client recruteur
et déboutent la « partie adverse ». Leur rôle semble d’habiller de formules
juridiques, de jargon, de références à des précédents et à des législations
leurs histoires pour qu’elles en paraissent plus légitimes, moins partiales.
Les lieux communs différents invoqués respectivement par chacun des
avocats – telle disposition de la loi pour l’un ; telle exception à cette
disposition pour l’autre – ne sont pas choisis parce qu’ils sont néces-
sairement meilleurs ; ils sont dits meilleurs parce qu’ils conviennent à
l’orientation donnée à l’argumentation.
On comprend pourquoi ces rhéteurs, rompus à ces prestations au
tribunal ou dans les assemblées, n’ont pas toujours été bien reçus par
les philosophes. Ainsi Platon leur reproche-t-il de transformer la thèse
la plus faible en thèse la plus forte, permettant à l’apparence plutôt qu’à
la vérité de l’emporter. Tout orateur cache selon lui un sophiste en
puissance.

118
Le droit est Janus

Un second équilibre entre le client et le juge

Les modes d’action de cette rhétorique à deux voix antinomiques,


« en miroir », ne sont pas simplement rationnels, ils sont aussi émotion-
nels ; il s’agit pour chaque avocat de susciter la pitié pour son client et
le rejet de l’autre à qui réserver la colère. Ce cocktail de raisons et de
passions vise à faire basculer le décisionnaire – juge ou jury – de son
côté, et donc son intime conviction. Tous les ressorts de cette rhétori-
que contradictoire sont préparatoires à cette décision.
Cette rhétorique manichéiste navigue souvent à des encablures d’une
coexistence, qui serait conçue comme proximité avec l’autre partie avec
qui on est en procès. Elle n’est en fait pas du tout destinée à l’autre partie
à l’affaire, et finalement assez peu à son propre client même. Elle vise
une coexistence générale dont le juge est le garant. Plus largement, à
l’exception des plaidoiries prononcées devant un jury populaire, la rhé-
torique des avocats n’est pas orientée vers les gens, mais vers l’autorité
judiciaire professionnelle appelée à trancher. L’avocat doit « se concilier
le juge », ce qui explique le choix d’une stratégie de déférence, voire
de connivence avec lui, plutôt que de rupture, même si cette dernière,
comme s’y est essayé Verges, est toujours possible. L’objectif central de
la rhétorique préparatoire d’un avocat est de mâcher le travail du juge ;
de lui tracer au crayon une argumentation qu’il puisse reprendre à son
compte sans trop de mal.
C’est là que l’avocat doit réussir un équilibre difficile entre son client
et le juge. Le défi est de défendre une thèse favorable à son client tout
en obtenant l’adhésion du juge, car il s’agit en même temps de résoudre
le problème posé par son client et au juge. Il faut donc une thèse ni trop
déviante ni trop conformiste, à bonne température donc, ni trop chaude
ni trop froide, comme on y reviendra. La tâche des plaideurs est malaisée
et tient souvent du coup de dés, car il n’est pas facile de placer le curseur
au bon endroit. Finalement, le paradoxe de la rhétorique des avocats,
c’est que derrière l’apparence de mouvement que l’écart entre les thèses
des parties accrédite, et que la procédure du contradictoire ritualise,
il y a de fait une nécessité de ne pas trop s’écarter des canons juridi-
ques, de les recombiner entre eux de façon certes originale, mais surtout

119
Alain Lempereur

acceptable, de dégager une solution élégante qui réussisse la « concorde


des canons discordants », donnant vie au sous-titre des Décrets de Gratien
– la Concordia Discordantium Canonum.
L’entrée en scène des avocats, d’agents capables de transmettre mon
histoire, de la traduire dans une rhétorique juridique qui plaise aux
juges, comporte donc des risques ; dont le plus important est que le
juge ne suive pas l’argumentation de l’avocat choisi.

La rhétorique résolutoire du juge ou le raisonnable


au service de la coexistence

En quoi consiste la rhétorique des juges, celle que Chaïm Perelman


a étudiée sa vie durant ? Elle exige des talents d’équilibrisme similaires à
ceux des avocats, mais le juge est tenu à une rigueur encore plus grande
dans sa rhétorique. Après avoir écouté les deux avocats, le juge rendra un
jugement qui s’imposera comme solution aux parties, lesquelles devront
la mettre en œuvre, quitte à « forcer » l’exécution. La rhétorique du juge
est donc résolutoire, voire quasiment réglementaire, au sens où elle règle le
problème. Pour cette raison, il importe d’augmenter les chances que la
solution retenue soit convaincante et non plus simplement persuasive,
qu’elle semble plus le fruit de la raison que de la passion, même si le
juge, comme tout être humain, demeure un être mu par les deux hémis-
phères du cerveau.

La recherche du raisonnable, équilibre des faits et du droit


Le juge proposera une lecture raisonnable et acceptable des faits et
du droit. Ce qui est « raisonnable » résulte d’un travail d’argumentation
le plus rigoureux possible. Ce n’est pas l’aboutissement d’une démons-
tration rationnelle avec des prémisses incontestables débouchant sur une
vérité tout aussi indiscutable, comme en science. C’est plutôt le résultat
d’un questionnement, comme mise en perspective des raisons, des jus-
tifications, des lieux communs, en vue de proposer une solution à un
problème, en l’espèce pour un juge une décision humaine.

120
Le droit est Janus

Cette notion de rhétorique du raisonnable se retrouve dans les plai-


doiries des avocats, mais sa présence est encore plus marquée dans les
décisions d’un juge. Pourquoi accorder une prime de raisonnable à la
rhétorique des juges par rapport à celle des avocats ? D’abord, le juge est
indépendant des parties et n’a a priori pas de thèse à défendre. Ensuite,
son action est encadrée par des garanties procédurales qui confortent
son impartialité.
À titre d’exemple, le juge doit écouter de manière séquencée les
approches contradictoires et préparatoires des avocats. Cette écoute per-
met un examen contradictoire et public des différentes versions des faits
et des dispositions légales qui pourraient s’appliquer. Ce questionnement
réciproque et dialectique de la défense et de l’accusation, dans lequel
chaque « locuteur offre à l’interrogation de l’autre ce qu’il tient a priori
comme solution »1, entraîne chez le juge une pesée des arguments pro et
contra, une appréciation souveraine du fond menant au jugement.
Ensuite, le juge ne peut se limiter à dire à l’un ou à l’autre qu’il
lui donne raison ; il doit motiver sa décision, c’est-à-dire élaborer une
argumentation expliquant l’aboutissant. Ce texte écrit, de nature rhé-
torique, puisqu’il propose une thèse plausible sur une question, devra
faire état d’une série d’arguments de fait et de droit (considérants). Il
emprunte aux argumentations de l’avocat de l’un et de l’autre, voire
aux décisions argumentées antécédentes d’autres juges (précédents) ou à
des dispositions des lois. Tous ces arguments conduisent « par ces motifs »
à tel jugement. Aux yeux du tribunal ou de la cour qui tranche, cette
décision paraît à un instant de l’histoire, dans un lieu précis, comme le
plus propre à assurer la coexistence, le renforcement du noyau juridique
de droit des gens et le respect des normes positives, judiciaires ou légis-
latives, reconnues dans ce système.
Mais les garanties pour un bon jugement n’enlèvent rien à la mis-
sion principale d’un juge, celle de devoir trancher. Le juge ne peut pas
ne pas résoudre le problème qui lui est déferré. C’est une obligation au
regard de l’article 4 du Code civil, que Perelman rappelle souvent : « Le

1. Meyer, Ibidem, p. 221.

121
Alain Lempereur

juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité ou


de l’insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de
déni de justice. » Le déni de justice en droit n’est pas de rendre une
décision injuste, mais de refuser de rendre la justice. Le juge doit indi-
quer par son jugement, la solution pour mettre un terme au conflit,
rétablir la coexistence particulière entre les justiciables concernés et la
coexistence générale que perturbe l’émergence de ce conflit pour l’en-
semble des gens.
On notera au passage la part de subjectivité inévitable de toute déci-
sion judiciaire ; car si elle découle d’une procédure avec moult garanties,
elle émane en définitive d’une ou plusieurs personnes, qui même si elles
s’efforcent de dire le droit de manière impartiale, ne pourront dans de
nombreux cas que s’inspirer de leur intime conviction pour ce faire.

La recherche de l’acceptable par rapport à la communauté juridique


Nous avons rappelé que l’avocat cherche par tous les moyens à
convaincre son auditoire, lequel en fin de compte est plutôt le juge qui
tranche que le client qu’il défend. Ce qui garantit aussi la qualité de la
rhétorique du juge cette fois, c’est qu’en dépit des apparences, elle est
aussi moins destinée aux parties qu’à un autre auditoire, celui des autres
juges, voire l’auditoire général que constituent les gens.
En effet, la décision d’un juge semble écrite pour les parties ; elle
propose une solution pour mettre fin à leur problème, à leur conflit. Le
droit, en tout cas dans sa forme saillante qui se saisit des conflits, vise à
rechercher une réponse juste, qui en finit avec le problème. L’espoir est
que la solution du juge, sa juri-diction, mette fin au conflit. Elle ramène
la coexistence (même forcée) auprès des parties qui retournent, à travers
l’exécution de la décision, dans le corps social en tant qu’acteurs à part
entière, « sans problème ».
C’est compter toutefois sans le questionnement d’une des parties
qui peut se sentir flouée par la solution du juge et la considérer non
comme apocritique, mais comme problématologique. Ce questionne-
ment est relayé par l’avocat susceptible d’interjeter appel. Le droit prévoit
ces mécanismes internes de questionnement pour garantir la meilleure

122
Le droit est Janus

solution possible. Toute contestation ou rebondissement de l’affaire sera


cette fois examiné en appel. La décision en second ressort, exprimée par
la rhétorique du juge d’appel, pourra le cas échéant elle aussi donner
lieu à un pourvoi en cassation, qui n’examinera plus les faits, mais seule-
ment le droit. La rhétorique du juge est donc insérée dans un système de
questionnement qui augmente les chances que la décision prise réponde
adéquatement au problème.
Le juge sachant que sa décision peut être questionnée en appel ou en
cassation, soigne encore davantage la qualité rhétorique de sa solution,
afin qu’elle apparaisse au plus grand nombre comme la solution. Le juge
s’efforce donc de proposer une lecture des faits et du droit qui ne soit
pas seulement raisonnable à ses yeux, mais aussi acceptable aux autres.
Cette deuxième notion concerne les parties bien entendu, mais surtout
l’auditoire qui sera éventuellement saisi en cas de contestation en appel
ou en cassation d’un jugement ou arrêt antérieur. On comprend pour-
quoi le juge, à l’instar de l’avocat, se montre extrêmement prudent dans
sa façon d’argumenter et de décider. Son intime conviction doit s’inté-
grer à la communauté juridique au sens restreint – celle des professionnels du
droit, à commencer par les avocats des parties et, le cas échéant, les juges
d’appel – et la motivation de sa décision doit la leur rendre acceptable.
La décision ne doit pas seulement paraître raisonnable au juge qui la
prend et l’écrit ; elle doit apparaître telle aux professionnels du droit qui
auront éventuellement à en connaître ; à la lire, voire à la contester. Elle
devra se montrer équilibrée et convaincante à l’égard de tout et de tous.
Perelman résumait le défi :
Transposons l’impératif catégorique de Kant dans le langage judiciaire.
On pourrait le formuler ainsi : « Tu dois te comporter comme si tu étais un
juge dont la ratio decidendi devait fournir un principe valable pour tous les
hommes. »1

Les Romains parlaient de jurisprudentia, insistant sur la nécessité de


prudence (πηρονεσισ) des juges, à l’image des Anglo-Saxons qui, par

1. Perelman, Ibidem, p. 237.

123
Alain Lempereur

métonymie, à travers le terme de jurisprudence, désignent souvent la phi-


losophie du droit, prenant la partie pour le tout.
Trop chaude et passionnée, la thèse d’un juge est trop caricatura-
lement favorable à une des parties et risque d’apparaître excessive à la
communauté juridique, laquelle pourra difficilement y adhérer, car elle
ne peut pas plus s’aventurer aux extrêmes que le premier juge, là où les
faits ne se laissent pas facilement subsumer aux réponses juridiques habi-
tuelles, partagées. Le juge de premier ressort en est conscient et il évite
une thèse qui favoriserait à outrance une des parties et qui risquerait
d’être réformée en appel.
Trop froide et raisonnée, la rhétorique d’un juge peut être trop
médiane, tomber à plat là où l’équité, la justice appliquée au cas par-
ticulier, justifierait peut-être un ajustement. Dans ce cas, elle risque
d’apparaître trop conservatrice à la communauté juridique. Le juge de
premier ressort en est conscient et voudra argumenter en faveur d’un
point d’équilibre, à distance calculée de la reproduction automatique
des précédents, déplaçant le curseur de la décision en raison des circons-
tances de l’affaire, évitant une approche trop timorée qui risquerait aussi
d’être réformée en appel.
De fait, la rhétorique du juge n’est pas simple et est tout aussi
soucieuse de son auditoire propre que l’était l’avocat. Le juge s’adresse
lui aussi à un auditoire particulier, la communauté des professionnels
du droit, que nous avons désignée comme la communauté juridique
pour faire court. Or, on le sait, certaines décisions connaissent un
retentissement qui dépasse le cadre des professionnels du droit et se
retrouvent commentées dans la presse et donc dans le grand public. Le
caractère convenable d’une décision de justice est donc ultimement lié
à son acceptabilité par les gens également, en dernier ressort. De cette
façon, les solutions des juges doivent être raisonnables et acceptables
aux yeux de la communauté juridique au sens large, celle qui juge si les
réponses juridiques, voire judiciaires, quelles qu’elles soient, assurent
une coexistence durable et proposent des voies susceptibles de la réta-
blir, quand un conflit la trouble. La boucle semble ainsi bouclée, car le
droit premier émane des gens et le droit second se doit d’être accep-
table à leurs yeux.

124
Le droit est Janus

Dans notre panorama des acteurs chargés de la restauration de la


coexistence en situation de conflit, il nous reste à examiner un dernier
professionnel du droit au rôle important, le législateur.

La rhétorique générale du législateur au service de la coexistence future

Nous avons examiné comment la résolution d’un conflit pouvait


rester entre les mains des gens, par la négociation directe ou la média-
tion, et déboucher, par une rhétorique à dominante conciliatoire, sur
une solution amiable ; et comment cette dernière pouvait aussi émer-
ger de l’intervention d’un avocat et de sa négociation indirecte, avec
le pouvoir ultime de décision demeurant chez les gens. Quand les
modes négociés des conflits ont échoué, la rhétorique des avocats se
repositionne par rapport au juge et par son caractère contradictoire
et préparatoire tente d’influencer au mieux la décision judiciaire. Le
juge élabore une argumentation à la fois raisonnable et acceptable dont
l’objectif est d’obtenir l’adhésion de la communauté juridique. Que se
passe-t-il toutefois si un juge, voire plusieurs rendent des décisions qui
bien que répondant aux problèmes posés par un examen scrupuleux
des faits et du droit existant, conviennent mal ? Quid si la délégation
externe du droit par les gens vers la communauté judiciaire aboutit à
une série de décisions inadéquates ? En gros, la rhétorique du passé,
qui à des faits applique des réponses juridiques « passées » (de lege lata),
est prise en défaut. C’est alors qu’il faut se tourner vers le législateur
et sa rhétorique du futur.
La nécessité d’en appeler au législateur vient de la constatation que
l’application des réponses juridiques habituelles, héritées de la tradition
ou de la coutume, est inadéquate, car elle dégage une, voire beaucoup
de décisions judiciaires qui finissent par être perçues par la commu-
nauté juridique au sens large, par les gens, de plus en plus comme en
désaccord avec la conception commune de la coexistence. Une somme
de résolutions particulières, au lieu de résoudre ce type de problème
ou de conflit, apparaît comme problématique ; fait rebondir le pro-
blème, questionne la capacité même du pouvoir judiciaire à résoudre les

125
Alain Lempereur

conflits dont elle a la charge. C’est moins le conflit entre personnes qui
pose problème ici que le conflit que génère une réponse conservatrice
répétée qui lui est apportée, alors qu’un mouvement, un changement
des lois est appelé à intervenir (de lege ferenda). Les juges peuvent faire
évoluer les réponses juridiques de manière incrémentale ; en ce sens ;
ils ne sont pas que les bouches de la loi. En revanche, ils ne peuvent
pas sans risque opérer de saut paradigmatique où ils contreviendraient
à cela même qu’ils sont censés protéger. Ils ne sauraient se substituer à
l’autorité législative. Donc le changement de paradigme, de réponses
générales à appliquer à des problèmes particuliers, s’il est nécessaire, ne
peut émaner que du législateur.
La conscience générale d’un problème lié à une norme ne peut être
traitée qu’au sein des assemblées législatives dont le rôle est d’exprimer
par le mandat que leurs élus ont reçu des gens, des électeurs, ce qui
doit changer dans les réponses d’un système juridique. La rhétorique du
futur, comme la nomme justement Aristote, opposera tel élu à tel autre
sur la bonne réponse à apporter au problème soulevé. Certains argueront
que les réponses qui existent doivent être maintenues ; d’autres qu’elles
doivent évoluer. Une nouvelle réponse générale fera l’objet d’un projet
ou d’une proposition de loi. Elle contiendra en introduction l’exposé des
motifs et ensuite une série d’articles qui sont autant de réponses particu-
lières proposées à telle ou telle circonstance de fait future et qui seront
questionnés, dans un débat rhétorique entre les partisans de telle vue ou
de telle autre. Ces réponses seront contestées ou nuancées, confirmées,
abandonnées ou amendées. En gros, les députés et sénateurs se retrou-
veront comme les avocats de la défense et de l’accusation à argumenter
en faveur des thèses qui leur paraissent le plus adéquates. À un moment,
comme au procès, il faudra trancher sur la réponse générale – l’intérêt
d’adopter telle loi – et sur les réponses particulières – l’intérêt de telle ou
telle disposition. Ici, c’est le vote qui déterminera l’issue éminemment
politique du débat.
La majorité l’emportera pour l’instant, la loi entrera en vigueur ; sera
appliquée par les juges. Ces réponses seront considérées plus ou moins
adéquates dans leur application réelle par rapport au souci de coexis-
tence. Si elles répondent aux défis pour lesquelles elles ont été élaborées,

126
Le droit est Janus

elles disparaitront du champ de la conscience pour faire l’objet d’une


application automatique en droit latent. Si en revanche leur pertinence
est remise en question, à travers les problèmes et conflits des gens et les
jugements rendus sur la base de telle loi par les cours et tribunaux, le
questionnement législatif pourra rebondir, voire faire l’objet de débat
en vue des prochaines élections, pour là encore, le cas échéant, à la suite
d’un renversement de majorité et à l’initiative d’un nouveau législateur,
faire basculer l’orientation des réponses générales édictées au sujet d’un
même problème.

Coexistence des gens et des professionnels du droit

Le droit qui part des gens revient aux gens. Leurs pratiques confir-
ment son fondement de manière latente, dans la généralité des cas. Leurs
conflits sont autant d’indices saillants de la possibilité dans certains cas de
la non-pertinence de telle ou telle réponse juridique. À chaque fois que
la négociation ou la médiation opère par une rhétorique de coopéra-
tion, elle conforte le pouvoir des gens sur le maintien et le renforcement
du fondement de coexistence. Si les gens échouent dans leur résolution
de leurs conflits, les professionnels du droit entrent en scène :
Les juristes, dont le rôle est de maintenir et de faire fonctionner un ordre
social stable, en réduisant le nombre de conflits, en cherchant à les régler paci-
fiquement, ont imaginé des institutions et des règles de procédure, donnant
à certains le pouvoir de légiférer, à d’autres le pouvoir de gouverner, enfin à
d’autres, la compétence de juger et de dire le droit1.

Les juges, à la suite des avocats, qui actionnent des rhétoriques


propres, avec leurs similarités et différences, sont délégués au suivi des
conflits ; ils préparent ou rappellent les réponses négligées, afin de réta-
blir la coexistence ; mais la nécessité de leur implication est aussi un
excellent indice de problèmes récurrents du droit. Leur intervention en
droit saillant qui est censée augmenter les chances de coexistence peut la

1. Ibidem, p. 228.

127
Alain Lempereur

mettre en péril, sans mauvaise intention, en laissant un droit inadéquat


se prolonger. C’est alors que l’intervention du législateur s’impose. Le
législateur est délégué par les gens à la modification générale de ce qu’il
peut y avoir de problématique dans le droit pour l’existence de chacun
et pour sa coexistence avec les autres. Il est le régulateur permanent du
mouvement du droit, à chaque fois que des réponses d’anciens législa-
teurs, traduites en réponses particulières par les juges, semblent ne plus
s’accorder avec le principe de coexistence, mais au contraire attiser les
conflits.
Les gens et les professionnels du droit coexistent avec des rôles parti-
culiers et des formes de discours visant à traiter les problèmes juridiques
posés. À chacune de leurs apparitions prédomine une forme de rhéto-
rique soit de conciliation, soit de confrontation, marquant une dualité
d’état. Le droit latent est souvent synonyme de coexistence et d’une
rhétorique du rapprochement, de l’identité partagée, où prédomine
l’absence de problème apparent et un droit conçu comme relation. Le
droit saillant indique au contraire l’émergence du conflit et d’une rhéto-
rique de l’affrontement accompagnant une problématicité marquée par
les différences entre personnes et entre droits subjectifs. Les questions
liées à ces deux états du droit, ainsi qu’au passage de la coexistence au
conflit et à la réversibilité en vue de l’apaisement, ont peut-être permis
elles aussi d’intégrer les formes de rhétorique mobilisées dans une théo-
rie du questionnement, de continuer à renouveler la philosophie du
droit en tant que telle à partir de la notion de problème et de compléter
un panorama problématologique du droit.

Bibliographie

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– Rhétorique, Le Livre de Poche, 1991.
Bourdieu Pierre, Le Sens pratique, Minuit, 1980.
Girard René, La Violence et le Sacré, Grasset, 1972.

128
Le droit est Janus

Lempereur Alain, « Problématologie du droit », L’Homme et la Rhétorique,


Méridiens, Klincksieck, 1990, p. 213-232.
– « Le droit est d’abord le droit des gens », C. Smets-Gary et M. Becker,
Médiation et techniques de négociation intégrative, Larcier, 2011.
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Meyer Michel, De la problématologie, Mardaga, 1986 ; Presses universitai-
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Meyer Michel et Lempereur Alain (dir.), Figures et conflits rhétoriques,
Éditions de l’Université de Bruxelles, 1990.
Perelman Chaïm et Olbrechts-Tyteca Lucie, Traité de l’argumentation.
La nouvelle rhétorique, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958,
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Quintilien, Institutions oratoires, Les Belles Lettres, t. II, l. II et III,
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129
Raison et passion en argumentation

Michel Meyer

1 . R A I S O N S A N S PA S S I O N N ’ E S T Q U E RU I N E D E L’ Â M E

Perelman, en réhabilitant la théorie de l’argumentation, dont il


faisait l’essentiel de sa « Nouvelle Rhétorique », a remis à l’honneur
l’apport d’Aristote en la matière. On a même pu parler d’un « néo-
aristotélisme ». Au vu des différences entre ces deux philosophies de
l’argumentation, peut-on faire de Perelman un aristotélicien moderne ?
Quelles sont ces différences ? La plus évidente est le rôle qu’ils recon-
naissent ou dénient aux passions. Chez Perelman, il n’y en a aucun,
alors qu’Aristote leur consacre tout le deuxième livre de sa Rhétorique.
En cela d’ailleurs, Aristote occupe une place quasi unique dans l’his-
toire de la rhétorique. Sans doute s’agissait-il, après lui, de rendre la
rhétorique plus rationnelle qu’elle ne l’était. À moins que les passions,
condamnées par Cicéron comme des « maladies de l’âme » (Tusculanes),
assimilées par le christianisme au péché originel, n’aient été considérées
comme indignes de la pensée philosophique. En tout cas, la théolo-
gie s’en emparera, avant que la psychologie ne s’en occupe exclusive-
ment. Quoi qu’il en soit, les passions vont sortir, fort curieusement,
du champ de l’argumentation, et ce ne sont pas les quelques pages de
Bernard Lamy sur le sujet qui vont changer le regard que la discipline
portera sur le rôle des passions.

131
Michel Meyer

C’est dommage, car elles y jouent un rôle essentiel. Opposer la


raison à la passion n’a plus guère de sens. Pour convaincre un audi-
toire, il importe de connaître ses états d’âme, ses humeurs, ses dis-
positions, et bien sûr, ses émotions, voire ses passions. Une femme
amoureuse ou un homme en colère ne sont pas forcément sensi-
bles aux mêmes arguments, et il est même rationnel d’agir en consé-
quence. Un auditoire neutre n’existe pas, au mieux, ignore-t-on dans
quel état d’esprit il se trouve, parce qu’on ne connaît pas cet auditoire,
comme en littérature par exemple, où l’auteur ne connaît pas ses lec-
teurs présents et surtout futurs.
Pourtant, à relire Aristote, on peut estimer que Perelman n’est pas
si éloigné de ses positions. Tous les deux ont une confiance aveugle
dans le logos qui serait persuasif par lui-même, comme si le caractère
convaincant d’un discours relevait de caractéristiques intrinsèques,
voire même formelles. Dans de telles circonstances, on ne pourrait
pas ne pas être convaincu par un bon argument, quel que soit son état
d’esprit au moment où on y est confronté. L’ambiguïté de la position
d’Aristote serait alors de vouloir malgré tout introduire les passions
et de leur assigner un rôle comme il le fait. Elle serait comme un
déflecteur du rationnel, dont il faudrait quand même tenir compte,
malgré la capacité interne du logos à convaincre. Certains verront dans
cette ambiguïté une réelle contradiction, celle qui consiste à réintro-
duire la stratégie, voire la manipulation, là où il ne devait y avoir que
de l’inférence, même non logique, au sens où la logique se veut une
inférence contraignante, et pas la rhétorique. En fait, Aristote est peut-
être plus cohérent qu’il n’y paraît. En tout cas, c’est ce que le prin-
cipe de charité nous conduit à affirmer. L’auditoire est bien traversé
par de multiples émotions qui peuvent altérer son jugement. C’est
d’ailleurs cette altération que recouvre le mot pathos à l’origine, terme
qui signifiera plus tard auditoire. Or, que soutient Aristote ? Que le rai-
sonnement rhétorique, s’il est bien conduit, est valide pour l’orateur,
l’ethos, comme pour le pathos, l’auditoire. Ses passions l’aident même à
voir clair, car les réponses qu’on lui offre ne peuvent provenir que de
questions passionnées. Malgré ses passions, l’auditoire va donner son
accord. « C’est par le discours lui-même que l’on persuade », répète

132
Raison et passion en argumentation

Aristote1, et c’est le discours rhétorique qui met l’auditoire dans tel ou


tel état d’esprit, modifiant même parfois son point de vue émotionnel
de départ. Ce changement passionnel (pathos) fait partie de la rhétori-
que comme effet exercé sur l’auditoire. Être un pathos, c’est se rendre
aux raisons invoquées et réagir émotionnellement à ce que conclut
ou suggère le discours. Il est convaincu également que la vérité pro-
posée est la bonne de par le discours qu’il choisit d’adopter : l’ethos
est ainsi « rendu » aux nécessités du discours au même titre que le
pathos. Qu’ensuite, sous l’effet de cette conviction, l’auditoire enrage,
envie, s’indigne, ou que sais-je encore, voilà un effet du discours, et
si l’orateur l’a mis en œuvre, c’est précisément parce qu’il est déjà
convaincu que c’est ce qu’il convient de répondre. Bref, le logos règne
en maître, ce qui pouvait faire dire à un Perelman ou l’autre, à la suite,
ainsi, d’Aristote : à quoi bon intégrer l’ethos et le pathos dans la rela-
tion rhétorique, puisque le logos régit leurs réactions, à l’un comme à
l’autre ?
J’ignore si j’ai réussi à sauver Aristote de sa position ambiguë que
l’on peut résumer ainsi : « j’introduis les deux composantes, l’ethos et le
pathos, alors que le logos tout puissant suffit, les subordonnant à la puis-
sance de conviction du logos ». Pourquoi faire appel à ce qui n’est pas
nécessaire ? Perelman, comme tant d’autres ont finalement répondu à
cette question : le logos doit pouvoir, seul, rendre compte de la persua-
sion. Celle-ci est-elle subjective, donc émotionnelle ou non ? Non, la
conviction résulte du discours lui-même et l’émotionnel en est comme
un accompagnement subjectif. Que penser d’une telle conclusion ?
Hume estimait que l’on ne pouvait pas passer du « is » au « ought », de
ce qui est à ce qui doit être. De même, il disait qu’on ne peut inférer
d’un discours rhétorique l’effet et l’impact passionnel qu’il aura réelle-
ment, car l’auditoire n’est ni passif (pathos) ni neutre. Il y a là comme
un saut impossible à accomplir qu’Aristote prétend couvrir. Une rhé-
torique sans ethos et sans pathos n’a guère de sens et pourtant, elle est la
conséquence d’une rhétorique centrée exclusivement sur le logos. C’est

1. Rhétorique, 1356a10.

133
Michel Meyer

le logos qui détermine ce que fait l’orateur pour convaincre l’auditoire.


Il est donc normal d’avoir surtout la « bonne » théorie du logos, et c’est
encore le logos qui provoque telle ou telle réponse de cet auditoire, afin
de pouvoir faire l’économie du pathos et de l’ethos, puisqu’il n’y a ni l’un
ni l’autre chez Perelman. Un raisonnement rhétorique bien conduit
aurait cette force de pouvoir emporter et l’adhésion de l’auditoire et
la stratégie de l’orateur. Pourquoi se fourvoyer à l’extérieur du logos,
quand ce dernier suffit à réaliser ce que l’on veut. C’est même nuisible,
selon Aristote, de s’appuyer sur l’ethos et le pathos si on veut faire de la
bonne rhétorique. Dans le premier cas, on est obligé à se fier à l’orateur
plutôt qu’au jugement, et dans l’autre situation, on est voué à influen-
cer ses juges par le recours à des éléments extérieurs au raisonnement
rhétorique.
Et pourtant, aucun discours n’a pu emporter une seule passion, pas
plus qu’un seul orateur n’a pu se faire oublier quand il s’agissait de
convaincre qui que ce soit. Et pourtant encore, ce modèle réducteur, où
le logos emporte tout, qui accorde tant de confiance à la raison, au nom
de sa propre certitude à être la source de toute certitude – ce qui est très
rhétorique – a beau avoir traversé les siècles jusqu’à Perelman, il est faux.
La rhétorique n’est pas que de l’argumentation, où le syllogisme est
tronqué, amputé de ses prémisses ou de sa conclusion suggérée, qu’on
demanderait à l’auditoire d’inférer, peu importe ce qu’il éprouverait par
ailleurs.

2. REDÉ FINISS ONS LA RHÉTORIQUE


E N I N T É G R A N T L’ O R AT E U R AV E C S E S VA L E U R S
E T L’ AU D I TO I R E AV E C S E S PA S S I O N S

La rhétorique n’est d’ailleurs pas simplement du raisonnement. Elle


est aussi discours animé et ému, emporté ou retenu, elle est également
poésie ou marketing, image d’Église qui veut convaincre et émouvoir
ou publicité qui veut vendre, et un politique, se vendre. Dès lors, la

134
Raison et passion en argumentation

rhétorique n’est pas qu’argumentation, et l’argumentation n’est pas non


plus que recherche d’un accord commun. Qui ne connaît quelqu’un
qui tient des raisonnements moins pour nous convaincre que pour s’ex-
primer et même se justifier aux yeux des autres ? L’accord, le consensus,
n’est qu’une part infime des buts de l’argumentation. Mais il est vrai
qu’il n’est pas négligeable : on discute souvent avec quelqu’un dans l’es-
poir de le convaincre, parfois de lui plaire, on veut en tout cas s’appro-
cher de lui et lui faire partager nos « vérités », nos valeurs, nos points
de vue. On recherche son accord, mais surtout, on a besoin qu’il nous
approuve, souvent pour retrouver une sérénité que la société soumise
à l’Histoire ne permet plus, jusque dans les plus petits villages des pays
les plus tranquilles. Le consensus à tout prix est un idéal qui vaut bien
la cohérence du Moi qui s’exprime et se justifie. Les deux, en tout cas,
relèvent de l’argumentation.
Argumentation, rhétorique, tout cela s’efface dans cette relation à
l’Autre, pour n’être plus que des techniques particulières, destinées
à négocier la distance qui nous sépare de lui. Flatteries et insultes sont
autant rhétoriques qu’un bon argument : elles servent à exprimer la dis-
tance avec notre interlocuteur, à lui signifier où il est, où nous sommes,
où nous pensons qu’il doit penser que nous sommes. Ainsi, un certain
consensus sera possible, où chacun saura où en est chacun sans se faire
d’illusions. Mais rien n’interdit de négocier la distance avec autrui, pour
qu’il s’en fasse, justement, des illusions. Après tout, c’est cela aussi le
jeu social. Faire de la rhétorique, comme monsieur Jourdain faisait de
la prose, c’est-à-dire sans le savoir, c’est négocier et pratiquer la distance
avec autrui pour que chacun sache à quoi s’en tenir, c’est manifester le
point de vue d’où l’on parle et où l’on est, pour faire savoir à quelle dis-
tance d’autrui on veut rester ou on veut aller. Mais c’est aussi peut-être
influencer l’Autre pour qu’il change d’avis : ainsi, séduire une femme
par notre rhétorique devrait pouvoir l’amener à repenser sa distance
avec nous. Le reste est affaire privée. Ce n’est pas comme le politique
qui veut qu’on se sente proche de lui. Ou le général, qui se rappelle
à nous par ses galons qu’il ne le sera jamais. La rhétorique, c’est aussi
l’affirmation d’une distance non négociable qui sert de base pour négo-
cier avec les points de vue des autres. On n’arrête pas de négocier : on

135
Michel Meyer

affirme sa position, on concède, on exclut, on recherche, on avance, on


recule, on fait des compromis ou on n’en fait pas, et c’est la lutte. Bref,
négocier, c’est se rapporter à autrui selon une certaine distance qu’il
s’agit de faire connaître, d’imposer ou au contraire de diminuer pour se
rapprocher de lui. La rhétorique sert à rendre acceptables tous ces points
de vue, elle est au service de la violence du social, violence qu’elle ne
remplace pas mais déplace, parce que, qu’on le veuille ou non, le social
régit les individus, en affectant tous les rapports humains.
La rhétorique est bien la négociation de la distance entre les indivi-
dus. Là aussi, il y a violence, car on est impliqué dans ce que l’on défend
comme dans ce que l’on concède. On se fait violence, et toute négocia-
tion est violente au départ, mais la forme qu’elle prend par le discours est
préférable à la violence physique, où plus rien ne se négocie, encore que
cette violence ait sa rhétorique propre, surtout quand il s’agit de l’utiliser
pour faire valoir un rapport humain, donc à nouveau une distance.
La rhétorique ne serait pas elle-même si elle n’était que négociation
de la distance entre les êtres. Encore faut-il qu’il y ait un enjeu, qui soit
éventuellement cette distance même. Mais même dans l’insulte ou la
flatterie, deux pôles rhétoriques extrêmes, il y a un autre enjeu que
la mise à distance ou le rapprochement. Il y a un intérêt. Celui-ci se joue
dans le discours tenu, le logos. Or, quand on parle de logos, on ne peut
utiliser le terme d’intérêt, car ce n’est pas une dimension de la rhétori-
que qui s’y joue, l’intérêt étant un enjeu externe. Il faut pouvoir traduire
l’enjeu, « l’intérêt », ce qui oppose, rassemble ou déplaît, mais aussi, qui
plaît. De quoi est-il question dans ces qui, ces quoi, dans la négociation
interpersonnelle, sinon, précisément, d’une question, d’un problème ?
Si rien n’était problématique, on n’aurait pas besoin de parler, mais si
tout l’était, on ne pourrait rien dire, sans que le discours ne se détruise
de soi-même. Il y a donc un savoir non problématique de ce qui fait
question. On ne débat jamais que de questions. Et si on est divisés, cela
tient au fait qu’on ne partage pas les mêmes réponses. Les questions
divisent, les questions rassemblent. Je suis heureux de savoir que mon
interlocuteur aime ce que j’aime, pense ce que je pense, éprouve ce
que j’éprouve. Et si j’ignore ce qu’il pense, aime et ressent, je ne vais,
pour ne pas lui déplaire, soulever aucune question litigieuse. Je vais dire

136
Raison et passion en argumentation

« Bonjour », m’inquiéter de sa santé, et même parler du temps qu’il fait,


le sujet neutre par excellence. Les questions abordées mesurent, en quel-
que sorte, la distance qui nous sépare, quitte à chacun d’en annuler toute
problématicité, en les rendant anodines, conviviales, non menaçantes.
La rhétorique sert aussi à cela, en dehors de tout accord, parfois inutile
ou superflu. Dois-je être d’accord quand je vais chez l’épicier, ou sim-
plement être poli, pour que la distance, et la transaction qui la définit,
ne pose pas problème ? La rhétorique n’est alors plus rien d’autre que
la négociation de la distance entre les individus sur une question donnée.
Celui qui s’adresse à l’autre, c’est l’ethos, celui qui en est l’interlocuteur,
le pathos, et la question dite ou impliquée, le logos.

3 . Q U I E S T O R AT E U R ?

L’orateur est celui qui parle, écrit, se débat avec une question qu’on
lui pose et qu’il se pose. C’est un questionneur à qui il est demandé de
répondre. Il sait ou il ne sait pas. Mais il peut faire semblant. Souvent,
il fait les deux, d’où le désaccord. Il cherche à être fiable, crédible, à
manifester son autorité à répondre, à être la réponse. Tout son caractère
d’orateur, son ethos, est dans cette autorité qu’il doit manifester pour
faire cesser les questions infinies qu’on pourrait lui poser et opposer à
chaque réponse. Le médecin sait, l’avocat sait, l’institutrice sait, et donc
les questions s’arrêtent avec les réponses, car on leur fait confiance (en
général). L’ethos de l’orateur est de pouvoir répondre, et s’il est un bon
orateur, c’est que son ethos le caractérise comme bon. Il répond comme
il convient. D’où le mot éthique, qui vient de ethos : l’éthique dit ce
qui est bien et écarte ce qui est mal, le médecin, par son savoir, met en
œuvre son ethos de médecin. Il juge bien, donc il soigne bien. L’avocat
aussi juge bien, pour défendre bien. Quant à l’homme de la rue, il
répond bien s’il est éthique, car on n’accorde aucune confiance à celui
que l’on sait mauvais, malveillant ou envieux. Il peut nous plaire, mais
ne doit jamais pouvoir nous convaincre.

137
Michel Meyer

4. LE LOGOS OU LE LIEU D’ÉCHANGE


DES QUESTIONS ET DES RÉPONSES

On a mal conçu le langage jusqu’ici. Or, il est clair que si l’on parle
ou écrit, c’est parce qu’on a une question en tête. On s’efforce d’en
proposer la solution ou, à défaut, si on ne l’a pas, de la soumettre à
autrui pour qu’il la résolve. Si quelqu’un me demande « Pouvez-vous
me passer le sel ? », je ne vais pas répondre « Oui », mais lui donner la
salière, car il m’a communiqué son problème pour que j’y réponde en
effectuant ce qu’il me demande. Si quelqu’un dit à son chef de ser-
vice, « Chef, vous êtes honnête », il est peu probable que ce dernier
apprécie le « compliment », car si on dit cela, c’est que la question
se pose. On voit bien que toute proposition, tout jugement, est en
réalité une réponse, et si la question n’est pas énoncée, parce que ce
n’est pas le but de la résolution et n’en fait pas partie, cette question
n’en est pas moins là, présente, de façon sous-jacente et implicite.
De même, si je dis « Napoléon a gagné la bataille d’Austerlitz », c’est
qu’à un moment donné, la question a dû se poser. Sinon, qui irait
dire cela de but en blanc à quelqu’un, hors de tout contexte ? Cette
phrase est donc bien une réponse, et on le voit clairement à l’aide
de l’analyse grammaticale. Napoléon, c’est un être qui…, comme
gagner une bataille, c’est un quoi, et Austerlitz, un où. Tous ces termes
sont au fond des condensés de multiples réponses à des questions qui
ne se posent plus, mais qu’un interlocuteur qui ne les comprendrait
pas pourrait réactiver et demander « Mais qui est Napoléon ? » Où est
Austerlitz ? Que s’y est-il passé ? Le logos sert à différencier ce qui est
en question et ce qui ne l’est pas, comme l’argumentation est ce qui
permet d’utiliser l’un pour résoudre l’autre. Un bon juge, on le sait,
doit, dans son enquête, pouvoir justifier qui a fait quoi, où, comment et
pourquoi.

138
Raison et passion en argumentation

5 . L A G R A M M A I R E D U PAT H O S
O U L E S R É P O N S E S D E L’ AU D I T O I R E

L’auditoire est le récepteur du discours, celui qui réagit avec ses émo-
tions, voire ses passions, aux questions soulevées, et qui peut s’emporter,
s’indigner, se taire ou être content et joyeux. C’est pour cela qu’on
l’appelle pathos. Ses réponses sont multiples. Ne peut-on en dessiner la
grammaire ? Ce serait plus qu’une grammaire des passions, infinies et
variées, mais une grammaire des réponses possibles, par-delà les conte-
nus et les manifestations émotionnelles qui les entourent. On aurait alors
trouvé une rationalité du pathos qu’on prédit toujours comme impossi-
ble ou hors champ.
Un auditoire, quel qu’il soit, peut répondre de multiples manières à
un discours, donc sur une question qui lui est soumise. Du moins dans le
contenu, car dans la forme, on le sait depuis les Topiques d’Aristote, il n’y
a que quatre schèmes possibles. Ils sont centrés autour de quatre types
de réponses. L’identité, de répétition, de confirmation pour l’intérêt de la
question ou de l’accord sur la réponse, la différence qui traduit l’opposi-
tion, et entre les deux, on trouve l’ajout et la modification. Certes, ce sont
là des modalités de réponse explicite, car le silence peut venir également
ponctuer le désintérêt, l’approbation comme le désaccord. D’où son
ambivalence. Ces quatre opérations sont cruciales, car elles définissent le
type d’arguments généralement utilisé. On argumente pour s’opposer,
mais pas seulement. Ce serait réducteur de ramener la rhétorique à ce
qu’Aristote appelait la dialectique. On s’efforce aussi, par l’argumen-
tation, de justifier une position, une réponse, qu’on estime adéquate à
la question. On peut aussi argumenter pour justifier qu’on se pose une
question particulière. Bref, argumenter n’est pas forcément attaquer ou
s’opposer.
On a ainsi quatre grandes classes de stratégie argumentatives. La
première se focalise sur l’identité des termes, des concepts, sur
la répétition qui formalise l’accord – mais c’est l’aspect subjectif qui
est alors souligné –, comme lorsqu’on joue sur les mots en changeant
leur sens pour se préserver de l’attaque si on est l’orateur. Si je dis

139
Michel Meyer

« la religion est synonyme de tolérance » et qu’on me rétorque que


l’Histoire démontre le contraire, je vais immuniser mon argument en
donnant au mot « religion » un sens qui le préserve de cette critique.
Par religion, je vais affirmer, par exemple, que c’est le lien entre les
hommes fondé sur la croyance, et comme le lien unit, je puis ima-
giner ainsi désarmer l’adversaire. Mais l’identité, c’est aussi redire en
d’autres termes, si je suis l’interlocuteur, ce qu’a énoncé l’orateur.
Autre exemple. « Il faudrait que la bce puisse intervenir sur les mar-
chés » peut être une assertion que je confirme en la répétant, « Oui,
ce serait bien qu’elle puisse acheter des obligations d’État », ce qui est
énoncer autrement ce que l’orateur voulait dire dès le départ. Et on
peut ainsi procéder au même raisonnement avec la modification, l’ajout
et l’opposition, en prenant aussi bien la place de l’orateur que celle de
l’interlocuteur, et en adoptant aussi bien la posture de l’ad rem que
celle de l’ad hominem. Là, on se porte sur la question, ici, sur la posture
que l’on prend.
Les notions d’ajout et de modification sont peut-être moins éviden-
tes à distinguer. On peut modifier une réponse, en la renforçant, par
exemple en procédant par un changement de sens des mots utilisés. Mais
on peut aussi la modifier en l’abandonnant pour une autre, que l’on
estime plus juste et plus « résistante » aux objections. Corrélativement,
on peut voir dans l’ajout deux choses différentes : l’ajout peut être une
précision supplémentaire, mieux adaptée à la question, et qui est comme
une étape avant la suppression, toujours pour renforcer sa position.
Seconde possibilité : on peut voir dans l’ajout, plus qu’une simple préci-
sion supplémentaire, avant modification, on peut la considérer comme
une réponse nouvelle, qui change la donne après une modification qui
a échoué. Bref, on peut voir l’axe identité-différence comme suit :

répétition ajout modification négation interlocuteur en désaccord


ou

répétition modification ajout suppression locuteur qui défend sa position

140
Raison et passion en argumentation

Il s’agit toujours de la même question. On voit bien que la pre-


mière ligne traduit une logique du désaccord, qui s’achève dans la
négation d’opposition, tandis que la seconde exprime la position de
quelqu’un qui fait tout pour conserver la position initiale sur la ques-
tion à laquelle il est confronté. Alors, faut-il mettre l’ajout avant la
modification, et les concevoir différemment ? Nous choisirons la pre-
mière hypothèse, car elle est plus conforme à celle du questionneur
originel, mais on peut prendre la seconde si on veut « coller » à la
stratégie d’un opposant. Question de définition. Donc, pour résumer,
la modification, c’est la même réponse, décomposée, reformulée, revi-
sitée, tandis que l’ajout, c’est une autre réponse destinée à soutenir et à
conforter la première, on est plus proche, néanmoins, de son abandon,
sinon on n’en produirait pas une autre. Enfin, la suppression ou néga-
tion épure la réponse pour faire face à une contradiction plus radicale
ou plus forte. On l’exprime. Du point de vue de l’interlocuteur qui
conteste, la négation est opposition, la modification de la réponse, un
changement, et l’ajout, une simple précision. Reprenons notre exem-
ple de la bce.
1. « Il faut renforcer le pouvoir de la Banque centrale européenne ».
2. « Oui, il faut lui permettre ainsi de racheter les dettes souverai-
nes, pour que les États continuent d’emprunter à un taux raisonnable
et constant ».

C’est cela que voulait dire le premier orateur et que tient à préciser
son interlocuteur. On peut voir dans cette réponse de l’interlocuteur
non une modification de précision mais un ajout, indiquant par là que
le locuteur pense à autre chose comme réponse, alors que le locuteur
n’y voit qu’une simple modification de précision. L’interlocuteur peut
souligner qu’il y voit un ajout.
2’. « Oui, pour lui permettre de racheter les dettes souveraines ».
Le « pour » signifie que le renforcement de la bce n’incluait pas, pour
l’interlocuteur, ce pouvoir-là, spécifique. On ajoute à l’idée première

141
Michel Meyer

une réponse qui la conforte en la détaillant. Maintenant, si l’interlocu-


teur répond :
3. « Il ne faut pas que la bce puisse émettre de la monnaie, à cause
de l’inflation que cela provoquerait, mais il faut surtout que les États
diminuent leurs dépenses ».
L’interlocuteur procède à ce qui est pour lui une modification de
la réponse qui tend, à la limite, vers la contradiction, alors que pour le
locuteur, c’est un ajout d’une réponse nouvelle. Pour l’interlocuteur en
désaccord, modifier la réponse, c’est en donner une autre.
En tout cas, ces quatre opérations ci-dessus sont les seules possibles
pour argumenter, que ce soit pour ou contre. Ce sont les curseurs sur
la ligne identité-différence, ou si l’on préfère, celle qui relie accord pur
au désaccord pur.
Ce qui est frappant est que le Groupe Mu, dans sa célèbre Rhétorique
générale (1970), a fait de ces quatre opérations les schèmes cardinaux des
figures de style, dont le catalogue est infini, d’où l’idée de trouver une
unité et une rationalité derrière la diversité, le fouillis même, pour-
rait-on dire, des figures de rhétorique.

6 . L A G R A M M A I R E R H É TO R I Q U E

Ici, on ne parle plus d’arguments, mais de figures. Leurs schèmes


respectifs ne sont pas si éloignés l’un de l’autre que cela, ils répondent en
fait à des logiques semblables. La raison à cela est simple : on peut pas-
ser d’un discours argumentatif à un discours rhétorique sans difficulté.
Si je dis à mon fils « Alexandre, il fait froid, prends donc ton manteau
d’hiver », j’ai donné un argument, le temps qu’il fait, pour mettre son
manteau contre le froid. Même chose si je dis en séance « Chers Amis,
il est une heure, passons à table », car l’heure qu’il est constitue dans nos
pays un bon argument pour déjeuner. Comme le fait qu’il fasse froid est
un argument pour mettre son manteau.

142
Raison et passion en argumentation

Mais on peut retraduire ces arguments rhétoriquement, où au lieu


de conclusion déduite, on présente les choses comme une équivalence
rhétorique, où un propos renvoie à un autre, parce qu’ils se présentent
comme équivalents sur le plan du discours : dire qu’il fait froid, c’est dire
avec d’autres mots qu’il faut mettre son manteau. De même, dire qu’il
est une heure, c’est implicitement indiquer que le moment est venu de
passer à table. C’est bien sûr une équivalence rhétorique, car figurative :
dire A, c’est dire B, peut donc se lire, A, donc B. Dans un cas, on choi-
sit une lecture rhétorique, où l’effet d’un discours est contenu dans un
autre, tandis que dans le second cas, on privilégie la lecture argumenta-
tive. Quand va-t-on choisir l’une plutôt que l’autre ?
Adopter une stratégie rhétorique plutôt qu’argumentative, malgré
une certaine équivalence de fond entre les deux, tient au fait que, dans
le premier cas, la question est « sous la table » et vouée à le rester par la
réponse qu’on en offre d’emblée. Dans le second cas, la question est
abordée comme telle, explicitement, comme au tribunal, aurait précisé
Perelman, où le pour et le contre sont clairement délimités. On dit que
la question est « sur la table ». Il n’y a pas de pour et de contre en rhé-
torique stricto sensu, où l’on traite la question à partir de ses réponses, la
présentant comme si elle ne se posait plus. D’où l’importance du style
et de la forme, d’où aussi la possibilité que la rhétorique soit purement
verbale (comme lorsqu’on dit « c’est de la rhétorique ! ») et relève d’une
manipulation langagière, comme si le fait d’aborder une question par ce
qui y répond suffisait en soi à la résoudre. Rhétorique et argumentation
sont donc deux façons équivalentes de traiter une question qui demeure
problématique et opter pour l’une ou l’autre, aborder la question par
le biais de la réponse ou s’attacher à la question comme telle, sauf si la
question est d’emblée explicitement posée, comme lors d’un procès.
L’alternative « pour ou contre » est sur la table, et il faudra donner des
arguments en faveur de chacune des réponses pour les justifier. Un cas
typique où l’on préfère argumenter, en dehors de contextes institu-
tionnels d’accusation et de défense juridiques ou démocratiques, c’est
lorsque la question est très problématique, en termes d’enjeux, de coûts,
de conséquences. D’ailleurs, cela finit souvent au tribunal. Mais pas for-
cément. Les débats très passionnés et très passionnels sont de cette nature

143
Michel Meyer

également. Les problèmes sont explicites, donc on doit les aborder de


front, et la rhétorique, qui les avalerait, serait vite dénoncée pour ce
qu’elle est, du verbiage.
Il n’empêche que, stratégie mise à part, à la forme argumentative
correspond une forme rhétorique équivalente. On le sent bien intui-
tivement. Par exemple, une métaphore est une figure de rhétorique,
et son pendant argumentatif est l’analogie. On pourrait multiplier les
exemples d’une telle correspondance. Mais procédons logiquement.
Selon la classification traditionnelle des figures, on a des figures de
langage et des figures de pensée. Les figures de langage opèrent sur
1. Le son
2. La construction de la phrase (figures grammaticales, où l’ordre est
inversé, par exemple)
3. L’impossibilité du littéral à signifier ce qu’il dit (tropes)
Voyons cela de plus près.
1) On peut jouer sur les mots. Cela va de l’onomatopée (« Aïe » pour
la douleur, « Oh » pour l’admiration), à l’humour verbal (« Avida Dollar »
comme anagramme de Salvador Dali, proposé par Eluard), aux jeux sur
les sons. Le célèbre vers d’Andromaque : « Pour qui sont ces serpents
qui sifflent sur nos têtes » où la sifflante exprime par le son la menace
du serpent qui sort sa langue qui siffle au vent pour mieux frapper ses
victimes.
2) On change cette fois non le son mais la phrase, dont la construc-
tion met en avant la problématicité de ce qu’un simple jeu sur les sons
n’aurait pas pu faire apparaître et partager. « Grand tu es, grand tu res-
teras » est une phrase typique de ce genre de mise en exergue de ce qui
fait problème, et qu’on présente comme ne le faisant plus, par ce choix
de grammaticalité.
3) Il reste, comme figures de langage, les tropes. Ce sont des figures
de langage assez particulières, car la lecture littérale en est impossible :
« Richard est un lion », mais il ne l’est pas, « Victor Hugo est une grande

144
Raison et passion en argumentation

plume » certes, mais littéralement, il n’est pas un stylo, pas plus que
Richard n’est un animal. En fait, en termes de structure, x est y et pas
y, donc il y a alternative, problème, résolution par une nouvelle phrase
qui va littéraliser la figure : Richard est courageux, car les lions le sont,
Victor Hugo est un grand écrivain, car une grande plume dénote une
telle écriture. Le problème « x est y et non-y » est clairement exprimé.
Un trope est une expression-problème qui fait l’économie de la réponse
(littérale) suggérée, puisque c’est une réponse figurative de cette autre
réponse, avec la question correspondante qu’elle avale comme résolue.
Est-ce que Hugo est un grand écrivain ? Est-ce que Richard est cou-
rageux ? La réponse à ces questions est en quelque sorte contenue dans
les termes du propos, car ils renvoient à d’autres réponses qui font partie
des lieux communs que nous partageons. Du coup, les tropes sont des
réponses problématologiques, car en tant que réponses, elles permettent
de faire l’économie des réponses qu’on recherche, en laissant le soin
à l’auditoire de les inférer par lui-même. Elles sont implicitement là,
suggérées si on le préfère, plutôt qu’à découvrir expressément par une
littéralité nouvelle.
On a l’habitude de sélectionner quatre grands tropes depuis Vico,
la métaphore et l’ironie (« C’est malin » pour dire le contraire) pour
l’identité et la différence, la métonymie et la synecdoque pour ce qui
est entre les deux. Elles correspondent aux quatre opérations dont on
a parlé. On les retrouve d’ailleurs dans les figures de son, dans les figu-
res grammaticales et donc également dans les tropes. Kenneth Burke
les appelait des master-tropes. L’ironie assure la négation en rhétorique,
comme la métaphore, l’identité. Entre les deux, on a la synecdoque,
qui généralise, tandis que la métonymie réduit le sujet à l’un de ses
prédicats essentiels (« Hugo est une grande plume » avant tout). La
métonymie est dans la modification, tandis que la synecdoque cor-
respond à un ajout. On modifie la réponse par un autre point de vue
sur la question, tandis que l’ajout l’éclaire davantage. La synecdoque,
elle, est un ajout, une généralisation, une extension. Ainsi, la phrase
« Le Français aime le vin » est une façon d’étendre aux Français en
général, ce que l’on observe chez beaucoup. C’est une réponse très
problématique sur la question, mais elle se présente comme un ajout

145
Michel Meyer

aux savoirs particuliers, au savoir sur le goût des particuliers. « Le sage


aime la vertu » est un autre exemple de synecdoque, car il s’y ajoute
de la vertu à la vertu, à tort ou à raison, car on reste dans le domaine
du problématique.
Après les tropes, penchons-nous sur les figures de pensée. Elles men-
tionnent toujours le problème comme résolu, comme on s’y attend en
rhétorique. La prétérition (« Je ne vous dirai pas… », mais on le dit),
la concession (« Je vous accorde que… mais »), la litote, qui atténue,
l’hyperbole, qui amplifie, toujours à des fins résolutoires, réelles ou non
d’ailleurs. On oppose, on exemplifie, on décrit, on compare, on sug-
gère, chaque fois pour « résoudre ». On est d’ailleurs ici aux limites qui
séparent la rhétorique et l’argumentation. Sans doute parce qu’il s’agit
d’évoquer une problématicité plus grande, plus difficile à évacuer rhéto-
riquement. Et c’est là que l’on voit bien la rationalité sous-jacente dans
la classification des figures rhétoriques : des figures de son aux figures de
pensée en passant par les tropes, la problématicité de ce qui est en question va en
croissant. Du conventionnel évident des figures de son à la mise en scène
de la question propre aux figures de pensée, on passe par les tropes qui
sont problématiques de par l’impossibilité d’une lecture littérale, laquelle
est l’expression, par une réponse, d’un problème qu’on ne mentionne
pas comme tel. Et à l’intérieur de chacun de ces quatre curseurs de
problématicité, on retrouve les quatre opérations sur le même, l’autre,
l’ajout et la modification (pour les tropes : la métaphore, l’ironie, et
entre les deux, la métonymie et la synecdoque). Dans les figures de pen-
sée, ces opérations s’expriment directement, puisqu’on dit le plus par le
moins, on affirme « j’ajouterai que… », ou « bien que je m’oppose » (ou
que je ne m’oppose pas..), etc.
On remarque aisément que le double paramétrage, problématicité
croissante et les quatre opérations rhétorico/argumentatives, fait en
sorte que l’on peut dire, par exemple, qu’à l’inférence (argumentative)
correspond, en tant qu’ajout, la synecdoque. Celle-ci condense pré-
misse et conclusion résolutoire en une seule réponse : « le fer est dans
la plaie » illustre par la cause, l’effet qu’elle produit. En revanche, à la
modification correspond la métonymie, qui souligne un point de vue
sur la question et qui, en argumentation, s’appellerait une requalification

146
Raison et passion en argumentation

ou une qualification. La problématicité croissante consacre l’identité qui


se fissure en différence oppositionnelle, en accord qui se mue en désac-
cord, et en rhétorique, par le recours à des figures d’où le problématique
est de moins en moins « avalé ».
Comme on le voit, les réponses de l’auditoire s’accordent, dans leur
formalisme schématique, avec les opérations argumentatives et rhéto-
riques. Il demeure la question du contenu des arguments comme des
figures, contenu qui repose sur les préférences, les valeurs, ce qui est
considéré comme positif et éventuellement, ce qui éveille le plaisir ou
l’accord.

7 . L E TA B L E AU D E S VA L E U R S

Comme le disait déjà Aristote dans sa Rhétorique (1358 b), il y a


trois types de rhétorique et d’argumentation, une qui se nourrit des
valeurs de l’ethos, l’autre, de celles du pathos, et enfin la dernière, qui
s’enracine dans le lien entre les deux, dans le monde commun qui lie
factuellement et objectivement les membres du groupe. Aristote résu-
mait cela en parlant du juste (ethos), du beau ou du convenable (logos)
et de l’intérêt ou de l’utile (pathos). Perelman a repris cette tripartition
sous une autre forme. Il y a d’abord les arguments fondés sur l’identité,
celle des notions (analyticité, contradiction, incompatibilité), des indi-
vidus (le ridicule, le sacrifice), qu’il appelle les arguments quasi logiques.
Le sacrifice comme le ridicule rétablissent une identité, en annulant
une différence, que l’on sacrifie dans le rire, ou qui se sacrifie, lorsque
l’orateur opte pour l’humilité, la distance, voire sa propre disparition. Si
on se sacrifie pour une cause, c’est qu’elle doit être juste (right). Tous les
arguments politiques et moraux qui prônent l’égalité s’appuient sur un
formalisme de l’égalité, qui les range dans les arguments quasi logiques.
En réalité, il s’agit bien plus que cela d’ethos, où orateur et identité, au
sens le plus large du terme, se mélangent. Ensuite, selon Perelman, il y
a les arguments basés sur la structure du réel, c’est-à-dire sur les relations de

147
Michel Meyer

causalité, de finalité, de motivation – et là on est dans le subjectif – et,


fort curieusement, de gaspillage, lequel est la contrepartie du sacrifice
(Traité, p. 377), car si on ne se sacrifie pas, il faut continuer l’action avec
la même détermination et dans le même sens, malgré les effets négatifs.
De là, Perelman en conclut qu’à côté des liens de succession, qui font
logos, car ce dernier est ordre et enchaînement (« Dieu est logos », dit
l’Évangile selon saint Jean), il y a la coexistence des liens objectifs. Une
personne est responsable des actes qu’elle pose. C’est un bon argument
que de s’en référer à elle pour expliquer et motiver. Elle modifie l’ordre
du monde ou plus exactement, l’ordre d’un monde. C’est là la source
des jugements de valeur. Prestige, autorité, crédibilité ne relèvent pas,
pour Perelman, de l’ethos mais du logos, car on n’est plus dans l’identité,
mais dans la causalité. Valoriser ou dévaluer quelqu’un va forcément
porter sur nos actes. On va juger un groupe comme on le fait pour une
personne. La hiérarchie des actes les uns par rapport aux autres « Cet
homme est fort, mais injuste » versus « Cet homme est injuste, mais
fort » va également relever d’une « logique objective ». Il reste alors le
règne du pathos. Pas d’émotion ici. Perelman demeure dans le champ du
rationnel et du raisonnable. Pour lui, on a affaire à des inférences que
l’auditoire est amené à faire sur base de ce qu’il a vu, entendu, observé,
rejeté ou approuvé. Il appelle cette troisième catégorie d’arguments « les
liaisons qui fondent la structure du réel ». L’exemple est significatif, mais
comme toutes les procédures inductives. Il est vrai que le condensé
offert par Aristote (le juste, le beau, l’utile) était un peu court. Il faut
être plus précis pour couvrir la richesse de l’argumentation. Certes,
l’orateur a le souci d’inspirer confiance, crédibilité, autorité et moralité
(souci de l’autre), pour convaincre ou plaire ; de même, son discours
vise à être percutant par la forme, argumentée s’il y a raisonnement,
stylisée et éloquente, s’il y a présentation rhétorique. Enfin, après le
logos, il y a le pathos, c’est-à-dire qu’il faut s’appuyer sur les émotions, les
croyances et les intérêts de l’auditoire pour lui plaire ou le convaincre.
Mais il y a plus que cela. Il y a les valeurs, et celles-ci recouvrent tout ce
qui vient d’être dit. Le discours sur les valeurs n’est pas sans discrédit. Il
vient de l’époque où, comme l’on parlait de la vertu avec le nez pincé,
on voulait défendre les canons de la bienséance et de l’ordre moral en

148
Raison et passion en argumentation

voie d’effritement. Comme slogan, le retour aux valeurs sonnait comme


un retour à la vertu. Vu comme cela, c’est-à-dire avec des normes en
tête, le discours sur les valeurs n’a guère de sens, et ce n’est pas ainsi que
nous le voyons ni devons l’utiliser.
Que sont alors les valeurs en rhétorique ? Il s’agit de ce sur quoi ou
en vue de quoi on argumente, mais les valeurs représentent aussi, ce que
l’on apprécie et estime (ou repousse). Rhétorique et argumentation se
mélangent encore une fois ici, sans qu’il soit possible ou nécessaire de
privilégier l’une ou l’autre de ces stratégies dans la négociation de la dis-
tance entre les êtres. Bien souvent, la rhétorique sert à conforter le sens
d’appartenance et de communauté entre les membres du groupe, sans
argument explicite, mais seulement en mettant en avant l’effet positif
de valeurs illustrées, exemplifiées, sanctifiées, rappelées ou simplement
évoquées. Le meilleur exemple, en dehors de la religion, est celui offert
par l’Empire romain1. L’art dans les villes et dans les maisons visait à ren-
forcer aux yeux des peuples multiples de l’Empire, la grandeur de Rome
et les valeurs de la romanitas en général. La majesté des colonnes comme
celle de Trajan ou de Marc-Aurèle, qui étalent les victoires impéria-
les aux yeux de tous, le caractère imposant des voûtes dans les arcs de
triomphe ou dans les thermes, comme ceux de Caracalla (216 ap. J.-C.),
ont clairement une fonction rhétorique, au sens de valorisation, donc de
référence aux valeurs.
Les valeurs, en rhétorique, ne sont pas des normes d’action, mais des
principes d’évaluation, de valorisation, où l’identité du groupe comme
de l’individu est mise en face des différences qu’il rejette. Celles-ci ne
lui plairont jamais (rhétorique), et il ne sera jamais d’accord avec qui
les défend (argumentation) ou les incarne. Les valeurs sont résolutoi-
res, elles opèrent comme des schèmes régulateurs de la distance qu’on
négocie sans cesse entre groupes et à l’intérieur des groupes. Elles sont
variables, et ne sont ni bonnes ni mauvaises en soi, elles sont, tout sim-
plement. Multiples, elles peuvent s’opposer, d’où les débats possibles.
Voyons cela de plus près.

1. Michel Meyer. Rome et la naissance de l’art européen, Paris, Arlea, 2007.

149
La hiérarchie des valeurs

Ethos (soi) Logos (le monde) Pathos (autrui)


Questions peu probléma- la vie la nature les liens familiaux
tiques, les réponses sont (les religions premières)
convenues et acceptées par
les biens physiques les biens économiques les biens politiques
le groupe (quand, avec le
(la santé, le respect de l’âge, le corps) (le respect des normes)
temps, elles font objet de
débat, les réactions sont les fins personnelles les fins externes les fins sociales
alors très vives : euthanasie, (le salut, l’espérance, la satisfaction (les intérêts (l’intérêt général,
croyances, religions, etc.) intellectuelle, éthique et esthétique) économiques) les personnes)
identité négociation différence
(tolérance, rejet)

150
Questions au départ très statut revenu pouvoir
Michel Meyer

problématiques, non (autorité) (sur les autres ou des autres)


convenues, préséance droits pouvoirs devoirs
de l’argumentation, car (liberté) (contraintes)
conflictualité accrue
désirs besoins demandes
(utilité)
vertus capacités passions
(honnêteté, justice, compétence) (efficacité)
opinions faits questions
(engagements, savoir) (les signes et les causes)
Raison et passion en argumentation

Première constatation, le tableau des valeurs ne dit pas quel-


les sont les bonnes valeurs ni les mauvaises. Les valeurs dont il est
question indiquent simplement quelles valeurs sont de bons argu-
ments et vont convaincre, faire adhérer et finalement, émouvoir
l’auditoire. Ce sont aussi les bases des éventuelles objections que
celui-ci peut formuler. La discrépance entre ethos et pathos sera bien
signe de distance entre l’orateur et son auditoire : ce qui est inscrit
dans l’ethos à chaque ligne doit correspondre corrélativement à ce
qui est stipulé dans le pathos, sinon il y a désaccord. Celui-ci devient
donc objectivable et précis. Prenons la ligne droits-devoirs : si ce
que j’entends moi, ethos, par droits à votre égard, pathos, ne corres-
pond pas à ce que vous-mêmes entendez par devoirs à mon
endroit, le conflit est inéluctable. Si l’observation de mes droits ne
vous contraint pas à les observer, et si vos droits ne sont pas donc
des devoirs pour moi de les respecter, on ne peut être d’accord.
La discussion s’engage d’abord, le tribunal vient ensuite. Ce qui
assure à ce tableau sa force, je le répète, n’est pas qu’il définisse,
comme on le faisait jadis, les « bonnes valeurs », le bien par oppo-
sition au mal, mais qu’il décrive comment, en tant que formes,
elles fonctionnent et régissent la distance entre les individus, voire
y apporte résolution négociée. En bref, il ne s’agit pas de dire quels
sont mes droits, ni quels sont vos devoirs – ce serait le retour à la
vision moralisatrice des valeurs –, mais de montrer comment l’ar-
gument des droits fonctionne, lorsque respecter des droits est une
valeur positive. Le philosophe a la même exigence en éthique,
lorsqu’il traite du bien et du mal. Il ne cherche pas à rendre plau-
sible et acceptable une certaine vision du bien et condamnable,
celle corrélative du mal. Il ne cherche pas à moraliser les rapports
humains pour que les hommes deviennent vertueux. Cette illu-
sion prescriptive qu’a eue le philosophe n’a pas cours ici. Il s’agit
plus modestement, mais aussi plus utilement, de spécifier ce qui
se passe quand les hommes agissent d’une certaine manière qu’ils
trouvent bien et ce qui se passe quand ils agissent mal. Parfois, c’est
bien de mentir, par exemple pour protéger une victime menacée
par l’armée d’un pouvoir totalitaire ; parfois, c’est mal, car cela

151
Michel Meyer

nuit aux rapports humains. Mais à quels rapports humains ? Bref,


le sentiment moral, variable, est la clé de la morale vécue, on en
a tous une idée aussi vague soit-elle, et le philosophe n’est pas là
pour corriger mais plus modestement pour comprendre comment
sont régis le bien et le mal, les acteurs le sachant explicitement ou
non, comme mesure des rapports humains.
Il en va de même pour les valeurs : on ne dira pas, en rhétori-
que, quels sont les droits qu’il faut respecter et les devoirs auxquels
il faut obéir, on dira simplement que dans toute société, il y a des
droits et des devoirs qui sont corrélés. Comment ? Ce n’est que
comme cela qu’un discours sur les valeurs, comme d’ailleurs un
discours sur l’éthique, est possible aujourd’hui.
Reprenons maintenant notre tableau des valeurs et lisons-le
ligne par ligne, colonne par colonne pour en dégager le méca-
nisme de la négociation de la distance entre les êtres.
Première ligne : Point de groupe sans valeurs fondatrices du
groupe. Ce sont des normes absolues qui le régissent, et elles sont
de nature collective. Ce sont des différences, et les valeurs cou-
vrent ici la façon dont les différences s’imposent comme nor-
mes d’identité pour chacun, alors que l’identité du groupe, parce
qu’identité, exclut tout ce qui est différent comme contraire. La
première des différences qui compte pour chaque ethos en tant
qu’ethos, en tant que soi, en tant qu’individu, est celle de la vie et
de la mort. La seconde est la religion qui sacralise, en l’opposant
au profane, les règles de vie qui s’imposent à tous et qui découlent
de la vision de la création du monde telle qu’elle est développée
par la religion du groupe. Souvent, cet ordre cosmique qui se
double, de par l’action des prêtres, par un ordre naturel, permet
son maintien, son re-engendrement sous l’effet des rites. L’ordre
du monde, surtout dans les religions polythéistes, est souvent une
création issue de l’accouplement, d’où la régulation des rapports
hommes-femmes, source de la procréation du monde, mais aussi
de la continuité de l’ordre social du groupe comme « monde ». Le
logos objective, codifie, impose, un tel genre de relation. Ce qui
explique que la sexualité soit régulée dans toute société (Foucault).

152
Raison et passion en argumentation

Sur le plan du pathos, la différence est celle des autres entre eux, la
valeur suprême est alors celle du lien des générations entre elles. De
l’horizontalité, on est passé à la verticalité. Celle-ci est essentielle
à la famille, et le respect familial est essentiel dans toute société,
comme l’est du même coup la différence entre parents-enfants.
D’où la prohibition de l’inceste. Le logos, le « il », c’est l’ordre du
monde voulu et expliqué par les dieux, c’est la différence sexuelle
comme argument en tant qu’elle va être source de toute unité
future (2 + 2 = 1, telle est l’équation de la continuité, puisqu’un
enfant naît d’une mère et d’un père). Cet ordre du monde est
souvent brutal, violent, il peut résulter d’un viol, d’un enlève-
ment, du moins est-ce ce que rapporte plus d’un mythe. Le logos
est cet ordre désordonné, où il faut agir différemment des dieux
pour créer une société véritablement humaine et civilisée. C’est
le monde du travail, avec sa division sexuelle comme division du
travail. Ensuite, c’est le monde de la lutte avec la nature, et pas
seulement ce qui explique sa création ou sa composition maté-
rielle. Tout ceci est même repris dans l’idée chrétienne, qui ignore
la création du monde par accouplement, puisque c’est Dieu qui
l’a fait, mais qui alloue son jardin à un couple qui cette fois encore
engendre, par son vice certes, l’ensemble de l’humanité, obligeant
les hommes, expulsés du jardin d’Eden, de travailler dans le monde
pour y survivre.
Nous parlions du pathos, où là, l’altérité s’impose avant tout
dans les différences inviolables entre parents et enfants. C’est la
famille. Le respect pour les Anciens qu’il faut aider et auxquels
il faut se soumettre est la morale confucéenne, chère à la Chine.
La famille est l’unité de base du monde chinois, comme le village
sera celui de l’Inde, avec ses métiers qui viennent s’agréger au fil
du temps en corporations fermées, puis en castes, lesquelles sont
spécifiques à la morale hindoue du recyclage des êtres dans l’ordre
du logos.
Quel est le propre de cette première ligne ? Elle traduit les
valeurs fondatrices des sociétés, malgré les différences de pré-
valence accordées ici ou là à l’ethos, au pathos ou au logos. Une

153
Michel Meyer

société plus individuelle met l’accent sur l’ethos, le soi, mais l’im-
portance de la famille est tout aussi réelle dans nos sociétés, mais
différemment, ne fût-ce qu’économiquement. C’est la différence
de base entre nos sociétés occidentales et le monde social chinois,
par exemple. Mais dans tous les cas, le respect de ses parents est un
argument très fort, et parce que très puissant, il est peu débattu.
Quand il l’est, le débat est vif : pensons aussi à ceux sur la vie et
la mort, au travers de celui de l’avortement et de l’euthanasie, cela
donne lieu à des oppositions passionnées et parfois violentes. Ces
trois éléments de cette première ligne donnent lieu à des argu-
ments très forts, et si on peut dire que telle mesure met en danger
la vie des gens, l’ordre social ou les familles, on a une force argu-
mentative incomparable.
Deuxième ligne : le collectif décroît légèrement, la part de
l’individuel augmente, mais comme cela concerne tout le monde
à parts égales, c’est encore le collectif qui prime. Une société qui
se respecte accorde beaucoup de poids à la santé de ses membres, à
l’âge, aux soins du corps. Ce sont des adossements à la conviction,
parce qu’ils symbolisent les biens physiques auxquels personne
ne toucherait sans porter atteinte aux valeurs de tous, et qui font
le groupe. Les biens économiques, si durement gagnés sont tout
aussi valorisés (avec le droit de la propriété) et bien sûr les biens
politiques incarnés dans les normes en vigueur dans le groupe, qui
ainsi définit ses exigences et ses droits symboliques, rituels, reli-
gieux, comme ses règles impératives de fonctionnement.
Troisième ligne : l’individu prend davantage d’importance. Il
va se doter de diverses finalités, de divers objectifs. Le travail, l’ac-
tivité économique lui donne des fins dans ce monde (logos), le
symbolique, le salut personnel relèvent eux de l’ethos, définissant
ce qu’il attend, de la vie, de son travail, des autres. Et puisque
normes sociales il y a, le pathos devient alors l’effort à les mettre
en place, à les défendre, à en faire des lois, ou même, à définir
un ordre politique qui en reconnaisse la validité. Ces fins, que
permet la société, qu’elle encourage même, constituent de puis-
sants arguments, difficiles à opposer. La croyance de chacun, les

154
Raison et passion en argumentation

buts existentiels, dans le respect des normes, sont des prémisses à


nombre de nos « syllogismes pratiques », qui justifient nos actes
quotidiens et leur donnent sens.
Quatrième ligne : c’est celle qui étonne. On voit bien jusqu’à
présent la lente individualisation des valeurs, au fur et à mesure
qu’on descend dans le tableau. Cette ligne se caractérise par la
rencontre – on peut même dire, l’indifférenciation – du collectif
et de l’individuel. C’est la rhétorique à l’œuvre qui est ici son
propre objet. C’est l’identité et la différence, la distance entre les
êtres, qui est valorisée comme argument. Tout ce qui fait l’iden-
tité, comme la nation, le moi, ce que l’on est en général, et aussi
ce qu’est autrui valent comme source d’arguments. L’identité et la
différence, c’est aussi l’individuel et le collectif, qui ont parts éga-
les, donc qu’il faut bien négocier et qui valent donc comme argu-
ment pour justifier bien des inférences. Mais c’est aussi l’identité
vide de celui qui s’exprime et qui n’a pour autorité que sa pré-
tention d’orateur à en avoir, contre-valorisée par ce que réclame
l’auditoire, en respect pour sa différence. L’intersubjectivité est
au cœur de cette quatrième ligne et à elle seule, elle vaut en tant
que source de valeurs dans la négociation. Mais l’autorité dont il
s’agit est celle de l’homme de bonne foi. Rien à voir, donc, avec
celle de la cinquième ligne. Lorsqu’un orateur dit « Je parle en
tant que médecin », c’est son statut qu’il invoque pour justifier
sa conclusion. En revanche, lorsqu’il dit « En tant que Français,
je dois pouvoir voter », on est à la quatrième ligne, car c’est à
son identité qu’il fait appel pour justifier sa conclusion. Statut,
revenu et pouvoir sont les trois paramètres de la classe sociale selon
Weber, qui n’aimait pas la confusion que faisait Marx entre ces
trois significations du concept de classe : place dans le processus
de production (logos, paramètre selon le revenu), la conscience de
classe (ethos, donc des statuts différents) et l’opposition liée à la
lutte des classes (pathos, les jeux de pouvoir). Utiliser l’argument
du revenu ou du statut, dans des joutes oratoires sur des mesures
sociales par exemple, est très pertinent, car ce sont des valeurs qui,
bien qu’individualisées, suscitent l’adhésion.

155
Michel Meyer

De la cinquième ligne à la neuvième, l’individualisation des


valeurs augmente clairement : entre mes droits et mes opinions,
en passant par mes désirs, le chemin est de plus en plus subjec-
tif, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas reconnu comme une
valeur et accepté comme argument. De même que les passions
d’autrui valent bien mes dons et vertus divers, ou que ce qui est
utile à autrui vaut autant comme argument que mes désirs. Mais
pas plus. Et c’est en cela que ce tableau est très significatif. Voyons
cela de plus près. Que remarquons-nous en premier lieu ? Lorsque
quelqu’un argumente, par exemple pour l’euthanasie ou pour
défendre ses intérêts, il remonte d’une ligne et parle en termes
généraux, plus abstraits : « c’est la dignité de la vie qui est en jeu »,
ou « mes intérêts sont ceux de tous ceux qui… », etc. On parle de
démocratie, de justice, de liberté, autant de notions floues desti-
nées à couvrir et à impliquer des cas particuliers qui sont la source
des lectures controversées. Bref, on remonte dans le tableau pour
trouver des prémisses à ce qui, plus bas, est ligne de conclusion.
Mon désir est-il d’aller voir un film d’horreur avec mon amie ?
Elle va répondre qu’elle n’aime pas cela, qu’elle veut voir autre
chose, mais pour se justifier, si elle le doit, elle va dire que mas-
sacrer des êtres vivants est contraire à ce qui lui plaît. Deuxième
constat : la contradiction argumentative se produit lorsque, sur une
même ligne, l’ethos et le pathos ne se recouvrent pas, et que la lec-
ture des deux n’a rien de complémentaire. Ainsi, mes droits, si vous
êtes d’accord, sont ce que vous devez respecter, et vos droits, ce sont
mes devoirs. S’il y a désaccord, les droits selon l’ethos et les devoirs
selon le pathos ne vont pas coïncider. Pour sortir du débat par un
argument, on remonte d’une ou de plusieurs lignes, on parlera
alors de la vie, de la société, de l’économie de façon plus géné-
rale et moins contradictoire, car ce n’est pas ce qui fait question.
Troisième constat : plus on se situe haut dans le tableau, moins les
valeurs sont problématiques, car plus elles sont collectives, donc
partagées. Certes, on peut les contester, mais le débat sera plus
violent, et même, à relire Shakespeare, tragique, puisqu’on ne
peut remonter indéfiniment sans tomber sur le point d’arrêt de la

156
Raison et passion en argumentation

première ligne. Pour débattre de ce genre de valeurs éminemment


abstraites, on a recours au concret. L’inverse de ce qui se passe au
bas du tableau. Celui-ci est plus problématique et plus conflictuel :
les opinions et les désirs sont plus individuels et susceptibles de ne
pas être partagés (c’est-à-dire source de désaccord) que des valeurs
collectives, abstraites.

8 . L E S VA L E U R S E T L E S F I G U R E S

Le tableau des valeurs ne sert pas qu’à argumenter. Il nourrit aussi


les figures telles qu’on les a définies : des métaphores, des métonymies,
des concessions, des exclamations, et que sais-je encore, toutes ces figu-
res étant destinées à illustrer comme non problématiques et plaisantes
les valeurs qui s’y jouent. Ce sont alors des images. Les distances entre
les domaines y sont comme abolies, au profit du discours qui en fait la
synthèse imagée : pour parler de son revenu, on dira gagner sa croûte,
de son travail, on parlera de gagne-pain. Derrière ces images, il n’y a pas
d’arguments, de prémisses ou de conclusions, mais un chemin qui brise
la distance entre les colonnes du tableau.

9 . L E S VA L E U R S E T L E S PA S S I O N S

Le rôle des valeurs est d’offrir une mesure dans la résolution des
questions. L’adhésion à celle-ci n’est pas que rationnelle. Certes,
les valeurs servent souvent de prémisses en argumentation, et de
« conclusion », pour autant qu’il y en ait, en rhétorique, mais la
réaction subjective aux unes comme à l’autre ne se fait pas sans que
pèse, de manière variable, la subjectivité. Le poids de celle-ci n’est
pas arbitraire pour autant. La distance entre les êtres accroît la part

157
Michel Meyer

de subjectivité, donc celle de l’émotionnel, dans le répondre. Quand


la distance est faible entre l’ethos et le pathos, le « pathos » au sens de
« passionnel » joue un rôle plus important. En revanche, quand la dis-
tance est grande, le jugement est plus serein et moins passionnel, sauf
si la problématicité de la question est très forte. Les valeurs ne sont
finalement pas autre chose que les moyens de négocier l’identité et
la différence, donc surtout les différences, modalisées par la distance,
toujours variable, qui sépare (ou non) les êtres. La passion, au fond,
c’est de la valeur affectée par la subjectivité, ce qui renvoie à une dis-
tance faible, tandis que la valeur, c’est la passion de laquelle on aurait
retranché cette subjectivité. Dire « J’aime ceci » ou « Je déteste cette
personne » sont deux façons de dire « Ceci est bien » et « Cette per-
sonne n’est vraiment pas bien », objectivant la passion pour en faire
un jugement sur la chose ou la personne même, alors que le constat
est tout personnel, quand on a l’occasion de voir qu’il est effectué
à courte distance. Derrière ce « j’aime » ou « je déteste » se cache
une valeur qui est purement subjectivée, comme derrière des valeurs
apparemment dépersonnalisées et objectives se profile une subjec-
tivité qui est refoulée. Les passions sont d’ailleurs des réponses à la
distance, puisqu’on va vers ce que l’on estime bien, et que l’on se
distancie de ce que l’on estime négatif. L’espoir nous pousse vers un
bien proche, le désespoir porte sur un bien plus éloigné, la crainte,
sur un mal qui s’approche, tandis que la résolution, sur un mal qu’on
peut encore éviter. Et ce sont là, on le sait depuis Cicéron et surtout
saint Thomas, les passions originaires dont toutes les autres découlent.
Le plaisir et la douleur ne sont pas des passions mais des éléments
qui la composent et qui sont d’autant plus physiques que la distance
est proche, et plus intellectualisés, comme contentement ou désagré-
ment, que leurs objets sont lointains ou abstraits.
Les passions, finalement, sont à la rhétorique ce que les valeurs sont
à l’argumentation. Quand on avale les questions, qu’on amplifie son
propos ou qu’on minimise la problématicité d’une question par un dis-
cours qui ainsi peut l’annuler, on est dans les figures de rhétorique, en
tout cas dans les opérations qui, on l’a vu, les régissent. Et on glisse sur
les alternatives qui demeurent.

158
Raison et passion en argumentation

En conclusion, la rhétorique au sens large, qui englobe la rhétorique


des figures et celle des arguments, ne peut faire fi de l’émotionnel, sur-
tout quand il ne s’agit pas de convaincre mais de toucher un auditoire.
À l’inverse de ce qui a été fait depuis Aristote, je défends l’idée qu’il
y a une « logique » des passions, qui est métaphorique, métonymique,
ironique, ou que sais-je encore, où on avale le problème, en stylisant sa
réponse. Ce processus est aussi rationnel que l’argumentation, qui l’est à
sa manière. On oublie trop que les valeurs sur lesquelles on argumente
sont des émotions que la distance entre les êtres a désubjectivisées.

159
Rhétorique et philosophie :
Perelman et la philosophie analytique

Henrique Jales Ribeiro

L’une des caractéristiques les plus notables de l’approche de


Perelman sur la rhétorique, dès ses premiers travaux, est sa posture
foncièrement philosophique. Perelman aborde la rhétorique du point
de vue du philosophe. Il n’y voit pas un domaine partiel ou particu-
lier de la philosophie ou un domaine interdisciplinaire, théorique-
ment neutre, où la contribution philosophique se diluerait parmi tant
d’autres, comme il est devenu malencontreusement tendance de l’en-
visager aujourd’hui, mais d’une manière que nous chercherons à cla-
rifier, comme l’objet ultime de la philosophie elle-même. Pour le dire
autrement, et avec Perelman, la rhétorique et l’argumentation nous
apparaissent contemporainement comme le paradigme même de la
rationalité ; la raison se présente comme étant, par définition, rhéto-
rique et argumentative. La philosophie fournit, à travers la rhétorique
(la « nouvelle rhétorique » de Perelman), les fondations de la connais-
sance et de l’action humaines comme un tout. Et ce, de manière
radicale. Mais, justement pour cette raison, elle doit aussi faire face
à la question de ses propres fondations, c’est-à-dire, s’interroger sur
la question de savoir comment elle-même doit être rhétoriquement
conçue et interprétée. Les deux problèmes sont inextricablement liés.
Nous allons le voir, en étudiant le rapport entre Perelman et la philo-
sophie analytique de son temps.

161
Henrique Jales Ribeiro

1 . U N E A P P RO C H E P O S T M O D E R N E :
L A P H I L O S O P H I E E T L E S F O N DAT I O N S
D E L A T H É O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N

Il s’agit, avec la rhétorique de Perelman, la « nouvelle rhétorique »,


de présenter une conception unifiée de la rationalité. Selon lui, nous
devenons conscients de ce nouveau rôle de la rhétorique à travers l’in-
terprétation de son histoire, depuis la Grèce antique jusqu’à nos jours,
qui est l’histoire de la bifurcation de la rationalité, telle qu’elle a été
conçue par Platon et Aristote entre, d’une part, le domaine du « ration-
nel » (l’apodictique, l’éternel, l’universel), avec lequel on identifierait
la connaissance proprement dite, et, d’autre part, le domaine du « rai-
sonnable » (le plausible, le contingent, le contextuel) ou celui de l’ac-
tion humaine en général, où a été confiné, pour la nouvelle rhétorique,
l’objet traditionnel de la rhétorique et de l’argumentation1. Ainsi, nous
rendons-nous compte que le rôle de la nouvelle rhétorique, contre l’as-
similation et la réduction du « raisonnable » au « rationnel », de la per-
suasion à la conviction, de l’action à la connaissance, est de chercher
une conception intermédiaire (ou à mi-chemin) entre les deux domai-
nes. Une conception intermédiaire qui, sans sacrifier complètement ce
qu’il y a d’universel dans la connaissance et, d’autre part, ce qu’il y aura
d’irrationnel dans l’action et l’argumentation, permettrait que l’une et
l’autre soient interprétées rhétoriquement.
Il s’agit de thèmes récurrents de l’historiographie de Perelman. Pour
lui, l’histoire de la rhétorique est l’histoire de la philosophie occidentale
elle-même. La pleine compréhension de l’idée selon laquelle, dès son
avènement, la nouvelle rhétorique ouvre des fondations inédites pour
la connaissance et l’action humaines, est étroitement associée à l’ex-
plication de l’échec des formes à travers lesquelles, avant Perelman et
en son temps même, la philosophie a cherché à établir ces fondations.
C’est notamment le cas de celles de la métaphysique et de l’ontologie,

1. C. Perelman, The New Rhetoric and the Humanities: Essays on Rhetoric and Its
Applications, Dordrecht, D. Reidel Publishing Company, 1979, p. 117-123.

162
Rhétorique et philosophie

qui caractérisent la pensée occidentale dans son ensemble, et de celle


de la théorie de la signification, provenant du mouvement analytique
et ses protagonistes les plus importants dans les années cinquante du
siècle dernier, comme Quine, Wittgenstein et la soi-disant « English
ordinary language philosophy ». Cette dernière approche du problème
des fondations de la philosophie, que Perelman a connu de très près1, est
particulièrement intéressante pour nous ici, car elle reprend la première
comme un tout, pour la critiquer et surmonter, en déclarant la fin ou
l’effondrement de la philosophie elle-même comme entreprise systéma-
tique, et en vidant, enfin, ce problème-là. En anticipant quelques-unes
de mes conclusions, je dirais que, comme pour la philosophie analyti-
que, la nouvelle rhétorique conduit, dans un certain sens, à l’idée de
la fin de la métaphysique et de l’ontologie. Mais Perelman n’en déduit
pas que la philosophie elle-même soit finie, bien au contraire, et moins
encore que nous nous trouvions impliqués dans une sorte de relativisme
philosophique (les « jeux du langage », l’« épistémologie naturalisée »,
etc.). Avec lui, la philosophie se présente comme ce qu’elle est de fait :
la rhétorique. Selon cette perspective très générale, la comparaison entre
les conceptions de la nouvelle rhétorique et celles de la philosophie ana-
lytique peut être pertinente et instructive et nous permettre de mieux
comprendre ce qui est en jeu, en particulier à l’égard de Perelman, dans
l’approche du problème des fondations de la philosophie.
On pourrait dire que Perelman et les philosophes analytiques de son
temps parlaient toujours, de manières différentes, des mêmes choses ou des mêmes
problèmes, mais qu’ils avaient des solutions différentes pour ces problèmes-là. Les
éventuels désaccords entre les deux champs seraient dûs au fait que l’on
n’ait pas clairement compris ce qui vient d’être dit. Pour Perelman, et pour

1. Les livres de Perelman nous montrent qu’il était, dès le début de sa philo-
sophie, en dialogue, d’une façon critique, avec le mouvement analytique dans son
ensemble, notamment avec Frege, Russell, Ayer, Austin, Ryle, Strawson, Quine
et Wittgenstein. Il a eu, d’ailleurs, l’opportunité de se rencontrer personnellement
avec quelques-uns de ces philosophes, comme Ayer, Ryle et Quine. Un exemple
de ces rencontres est le colloque « La philosophie analytique », réalisé en 1958 à
Royaumont. Voir J. Wahl et al., La philosophie analytique, Cahiers de Royaumont,
Paris, Les Éditions de Minuit.

163
Henrique Jales Ribeiro

ces philosophes, la philosophie du langage est au cœur de la philoso-


phie1. Quand nous parlons de « philosophie du langage », nous voulons
dire que, pour la nouvelle rhétorique, les problèmes traditionnels de la
philosophie ne doivent pas être mis en équation métaphysiquement,
épistémologiquement ou psychologiquement, mais qu’ils doivent être
compris et éventuellement résolus dans la perspective de nos usages
du langage naturel. Ce sont ces usages, en contexte (par exemple, les
contextes définis par le concept d’auditoire), qui constituent l’objet ou
la matière de la rhétorique2. Les problèmes de la philosophie sont, par
conséquent, des problèmes du langage et, fondamentalement, comme
nous le savons, des problèmes de la rhétorique et de l’argumentation.
Perelman le démontre bien, tout au long de ses ouvrages et autres
publications ; il le fait, en particulier, contre la tentative d’assimilation
de la rhétorique à la psychologie ou à la sociologie3. Certes, il n’a pas
mis l’accent sur ce rôle absolument central de la philosophie du lan-
gage avec la même véhémence des philosophes analytiques (c’est-à-dire
métaphilosophiquement), comme Wittgenstein et Quine, en particu-
lier, car, étant donnée la nature rhétorique de son approche de la phi-
losophie, il croyait qu’il n’était pas nécessaire de le faire. Pour lui aussi,
dans une certaine mesure, la question de savoir comment nous pou-
vons expliquer la signification dans le langage naturel peut être inter-
prétée comme un point de départ légitime et pertinent de la recherche

1. Voir, dans ce sens, l’« Introduction » au Traité. Perelman souligne : « Notre traité
ne s’occupera que des moyens discursifs d’obtenir l’adhésion des esprits : seule la techni-
que utilisant le langage pour persuader et pour convaincre sera examinée par la suite. »
Et il ajoute : « toute action visant à obtenir l’adhésion tombe hors du champ de l’argu-
mentation, dans la mesure où aucun usage du langage ne vient l’appuyer ou l’interpré-
ter » (C. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation : La nouvelle rhétorique,
Paris, Éd. Presses universitaires de France, 1958, p. 10-11).
2. Idem, ibidem, p. 11 sq. S. Toulmin, dans la même année de la publication du Traité,
a soutenu aussi cette thèse fondamentale dans le livre The Uses of Argument (Cambridge,
Cambridge University Press, 1958). Comme Perelman, il a vu dans la rhétorique les
fondations de la philosophie de manière général.Voir S. Toulmin, Knowing and Acting:
an Invitation to Philosophy, New York, Macmillan Publishing Co., 1976.
3. Sur la psychologie, voir Traité de l’argumentation, p. 12 sq. Sur la sociologie,
voir « Les cadres sociaux de l’argumentation », in C. Perelman, Rhétoriques, Bruxelles,
Éditions de Bruxelles, 1989, p. 359-381.

164
Rhétorique et philosophie

philosophique. Ce que la « nouvelle rhétorique » vient montrer, c’est


justement que la signification est, par excellence, son propre thème (ce
qui ne veut dire, en aucune façon, comme nous le verrons par la suite,
que Perelman ait défendu l’idée que la tâche de la nouvelle rhétorique
serait « l’analyse philosophique »). À cet égard, l’auteur du Traité de l’argu-
mentation est du côté des philosophes analytiques de sa génération
(en particulier, de Wittgenstein, de Quine et de l’« English ordinary
language philosophy ») contre la métaphysique traditionnelle. À titre
d’exemple, l’idée que la signification et, en particulier, la référence,
dans le langage naturel, puissent être expliquées par la relation entre
une image mentale et un objet qui lui correspondrait dans le monde –
que Wittgenstein a critiqué dans les Investigations philosophiques, et
Quine, dans plusieurs travaux, tels que « Le mythe de la signification »1,
a aussi contestée –, est complètement absente de la nouvelle rhétorique,
car, une fois de plus, pour Perelman, elles (signification et référence)
sont des matières de la rhétorique, et non pas de la métaphysique, de
la théorie de la connaissance ou de la psychologie. Mais, alors que
ces philosophes avaient conclu, par rapport au problème de l’holisme
en philosophie (sur lequel, nous tisserons quelques commentaires plus
loin), qu’il n’était pas possible de construire n’importe quelle théorie
ou entreprise systématique sur la signification, et, par conséquent, que
la philosophie, telle que nous la connaissons depuis la Grèce antique,
avait atteint son aboutissement, Perelman conclut de façon très diffé-
rente – voire plus prometteuse et actuelle : il est possible de construire
cette théorie en de nouveaux termes, si nous acceptons que la signifi-
cation n’existe que grâce à l’usage rhétorique du langage, et que, par
conséquent, les problèmes de signification sont fondamentalement des
problèmes de la rhétorique et de l’argumentation. Il y a signification
dans le langage naturel lorsque nous cherchons à persuader quelqu’un
(un auditoire) de quelque chose qui est argumentable, ou à justifier
par le biais d’une procédure donnée, linguistiquement interprétée, une
certaine croyance ou conviction. La théorie de la signification, de ce

1. J. Wahl et al., op. cit., p. 139-169.

165
Henrique Jales Ribeiro

point de vue, nous apparaît comme une théorie de la rhétorique et de


l’argumentation, c’est-à-dire, une théorie comme celle qui est présen-
tée et développée de façon systématique dans le Traité de l’argumenta-
tion. Mais justement, pour cette raison même, ce que les philosophes
analytiques comprenaient comme théorie de la signification, et qui
ignore complètement la notion d’argument ou d’argumentation, n’est
plus pertinent ou utile à Perelman et n’est nulle part présent dans ses
écrits.
Voici, en résumé, ce qu’il propose avec une bonne partie de sa
conception de la rhétorique, au moins quand elle est comparée à la phi-
losophie analytique, qui lui est contemporaine. Avoir une signification,
dans le contexte du langage naturel, veut dire être rhétoriquement argu-
mentable. (Ce qui, selon la nouvelle rhétorique, s’applique à tout ce qui
est susceptible d’être utilisé, par le langage, pour obtenir l’adhésion d’un
auditoire, n’importe lequel, y comprenant les questions qui sont dialec-
tiquement disputées par des agents rhétoriques et auditoires différents,
et les moyens de preuve respectifs. La rhétorique, de ce point de vue,
s’identifie non seulement avec la dialectique, mais aussi, comme le pos-
tule Perelman, avec une approche complètement nouvelle sur la problé-
matique de la logique.)1 La nouvelle rhétorique étend cette perspective
fondamentale de façon révolutionnaire à ce qui est sensé relever, pour la
métaphysique traditionnelle, des domaines (distincts et, d’une certaine
façon, opposés) de la connaissance et de l’action humaines. Celle-ci
(le « raisonnable ») ainsi que l’autre (le « rationnel ») n’existent que par
l’usage rhétorique et argumentatif du langage. En ce qui concerne
l’action (c’est à partir de là que, d’un point de vue systématique, la
nouvelle rhétorique commence), Perelman montre, avec une originalité
incontestable, comment interpréter rhétoriquement les problématiques
traditionnelles de l’éthique et de la morale : en particulier, comment la
personne en question dans ces domaines est une construction rhétori-
que dynamique et toujours en cours et non un être ou une substance
qui aurait, ab aeterno, un certain type de prédicats métaphysiquement

1. C. Perelman, L’Empire rhétorique : rhétorique et argumentation, Paris, Éd. Vrin,


1997, chap. ii, p. 15-25.

166
Rhétorique et philosophie

conçus1 ; « la persuasion, comme il le dit, surmontant la distinction entre


le « rationnel » et le « raisonnable », est action »2. En ce qui concerne, en
particulier, la connaissance et les sciences physiques et naturelles, l’élar-
gissement du concept de rhétorique aux « moyens de preuve » permet
à Perelman, en anticipant Kuhn et les études de nos contemporains sur
la rhétorique de la science3, de suggérer que les concepts épistémo-
logiques et métaphysiques traditionnels (comme l’« objectivité » et la
« prévision ») sont également des constructions rhétoriques intersubjec-
tives, faites au niveau institutionnel où la recherche scientifique se déve-
loppe4. Laissant de côté, pour l’instant, la logique formelle, sur laquelle
nous nous pencherons par la suite, Perelman suggère que les systèmes
axiomatiques-déductifs des sciences formelles, telles que la géométrie
peuvent également être interprétés à partir de cette perspective rhéto-
rique fondamentale5.
Dans ce contexte, ou à cette lumière, l’on comprend pourquoi
l’histoire de la rhétorique est indispensable à Perelman depuis ses pre-
miers travaux. En fait, comme nous avons commencé par l’affirmer, il
ne s’agit pas seulement d’histoire de la rhétorique, mais aussi, dans la
mesure où les problèmes de la rhétorique sont, par excellence, les pro-
blèmes de la philosophie, d’histoire de la philosophie. De ce point de
vue, nous devons lire cette histoire comme une reprise de la tradition
philosophique occidentale dans son ensemble, depuis Aristote, afin de
répondre au problème des fondations de la philosophie et de lui trouver
un nouveau sens. C’était ce que faisait Heidegger, plus ou moins à la
même époque que Perelman, et que certains auteurs liés au mouve-
ment analytique et au postmodernisme en philosophie, comme Rorty,

1. C. Perelman, « Acte et personne dans l’argumentation », in Rhétoriques, p. 256-


293.
2. Idem, ibid., p. 130.
3. Voir R. A. Harris (ed.), Rhetoric and Incomensurability, West Lafayette-Indiana,
Parlor Press, 2005, p. 17.
4. Traité de l’argumentation, p. 92-93. Voir, dans ce sens, l’article « Le rôle de la
décision dans la théorie de la connaissance » (1955), in Rhétoriques, p. 410-423 (par-
ticulièrement, p. 419 sq.) ; et C. Perelman, The New Rhetoric and the Humanities,
p. 101-106.
5. Traité de l’argumentation, p. 148 sq.

167
Henrique Jales Ribeiro

feront aussi. Comme ce dernier dans Philosophie et le miroir de la nature,


vingt ans après le Traité, Perelman relit l’histoire de la philosophie,
notamment à partir de Descartes et de Kant, pour montrer que le pro-
jet rationaliste, cartésien et kantien, des fondations de la connaissance
a été le leitmotiv du développement de la pensée philosophique et, dans
une certaine mesure, de notre civilisation, jusqu’à nos jours. Mais, pour
Perelman, ce dont il était question avec la modernité, sous prétexte de
ce projet-là, c’était d’approfondir la bifurcation de la rationalité prove-
nant de Platon et d’Aristote, à laquelle nous avons commencé par faire
allusion, entre le domaine du « rationnel » et celui du « raisonnable »,
en assimilant ou en réduisant complètement le deuxième au premier.
Effectivement, il s’agissait d’éluder la rhétorique et l’argumentation
comme objets de la philosophie, en contournant le problème de ses
véritables fondations. Le mouvement analytique avait, à son tour, mis
la théorie de la signification au cœur de la recherche philosophique ;
mais, selon Perelman, ceci n’a pas, une fois de plus, changé la situation.
Comme Rorty lui-même explicitement conclura, et l’auteur du Traité,
sans être complètement compris, l’avait déjà suggéré dans plusieurs
études depuis les années cinquante, à propos du positivisme logique,
cette théorie-là reprend, en substance, le projet cartésien et kantien des
fondations la connaissance1.
Au cœur de cette discordance fondamentale entre Perelman et la
philosophie analytique de son époque, se trouve en effet le problème
de l’holisme dans la philosophie du langage et, en particulier, dans la
théorie de la signification. Dans quelle mesure le langage a-t-il une
référence objective dans le monde, qui existe per se (ontologiquement),
indépendamment du langage lui-même, ou, comme le dit Quine, de
nos « schémas conceptuels » ? Quine, dans « Deux dogmes de l’empi-
risme », au début des années cinquante, et d’une façon plus décisive,
dix ans plus tard, dans « La relativité ontologique », a argumenté que la
supposition d’une telle indépendance, qui sous-tend la question carté-
sienne et kantienne des fondations de la connaissance, est une illusion

1. R. Rorty, Philosophy and the Mirror of Nature, Princeton-New Jersey, Princeton


University Press, 1979, p. 257 sq. Voir Rhétoriques, p. 418-419.

168
Rhétorique et philosophie

philosophique néfaste1. Si la signification est toujours relative au langage, ou


à nos schémas conceptuels, alors l’ontologie elle-même y est relative et à
chacun d’eux en particulier2. Ceci implique la conclusion funèbre
et dramatique, qu’il n’est, finalement, pas possible de construire une
théorie de la signification, que celle-ci est un mythe et que la philoso-
phie, comme entreprise systématique, n’a plus aucune viabilité, comme
l’on avait pensé depuis la Grèce antique3.
Une fois encore, comme il est arrivé en ce qui concerne le mouve-
ment analytique de son temps, Perelman n’était pas insensible au pro-
blème de l’holisme et à son importance cruciale pour le devenir de la
philosophie. (Si une telle connexion n’est pas suffisamment mise en
valeur, c’est, fondamentalement, parce que la signification et la portée
de la nouvelle rhétorique sont réduites à l’histoire de la rhétorique, pas à
l’histoire de la philosophie, et parce que l’on cherche à mettre Perelman
en dialogue avec le passé de celle-là et pas avec les problèmes philoso-
phiques de son temps.) Bien au contraire, la nouvelle rhétorique a une
solution totalement originale et unique pour ce problème, par contraste
et en opposition avec les solutions du mouvement analytique, comme
c’est le cas, notamment de celle du positivisme logique, lors de la pre-
mière étape de ce mouvement, et enfin celle de Quine (et en partie aussi
de Wittgenstein)4.
Tous les concepts fondamentaux de la nouvelle rhétorique sont
résolument holistes, en commençant par celui d’auditoire5. Et ils le sont
parce que la philosophie même du langage, qui sous-tend la conception

1. W. V. O. Quine, « Two Dogmas of Empiricism », in From a Logical Point of View:


Logico-Philosophical Essays, Cambridge, Massachusetts, Harvard University Press, 1994,
p. 20-46; idem, Relativité de l’ontologie et quelques autres essais, Paris, Éd. Aubier Montaigne,
trad. J. Largeault, 1977, p. 39-81.
2. Idem, ibid., p. 72.
3. Voir idem, ibid., chap. iii, « L’épistémologie devenue naturelle », p. 83-105.
4. Sur le problème de l’holisme chez Quine et Wittgenstein, voir R. B. Gibson,
« Quine, Wittgenstein and holism », in H.-J. Glock and R. L. Arrington (eds.),
Wittgenstein & Quine, London, Routledge, 1996, p. 80 sq.
5. Traité de l’argumentation, p. 25 sq., 40 sq. Voir à ce sujet la deuxième partie du
Traité, chapitre premier, p. 87 sq. ; et l’article « Les notions et l’argumentation », in
Rhétoriques, p. 123-150.

169
Henrique Jales Ribeiro

de Perelman de la rhétorique, est essentiellement holiste. L’idée de


Perelman c’est effectivement qu’il n’est de signification dans le langage
naturel que lorsque celui-ci est utilisé rhétoriquement dans n’importe
quel contexte ; non pas parce que le langage s’appliquerait à quelque
chose qui serait hors de lui, à un objet ou à une matière qui lui serait
extérieur, comme pourrions le penser selon Kant et le kantisme, mais
parce qu’il incorpore lui-même déjà, essentiellement, tout ce qui est censé être
sa référence1. De ce point de vue, on ne peut établir une frontière précise
entre les « faits » et leur « interprétation », ni métaphilosophiquement,
ni pragmatiquement. Le critère possible de l’holisme pourrait être :
il y a référence, d’objectivité, quand les parties impliquées dans une
discussion sont d’accord sur un point précis2. Mais, dans la mesure où
cet accord est toujours susceptible d’être mis en question, toute tenta-
tive de définir a priori les « faits » ou leur « interprétation » est vouée à
l’échec. Cela signifie, comme l’ont soutenu Wittgenstein et ses disci-
ples, que le langage naturel « est en ordre tel qu’il est » et que la tâche
du « philosophe du langage » n’est pas de le corriger ou de l’adapter
selon les moules d’un langage artificiel, comme le pensaient les positi-
vistes. Et aussi que, comme le conclura Quine, quand nous l’interpré-
tons de façon rigoureuse, l’idée même d’une théorie de la signification
en termes systématiques est également vouée à l’échec. Dans la mesure
où ce qui a été traditionnellement compris et considéré comme étant
des matières de la métaphysique et de l’ontologie tombe sous l’argu-
ment holiste de la nouvelle rhétorique – n’étant donc susceptible d’être
interprété, de façon conséquente, que par la théorie de la rhétorique

1. Dans le Traité, de ce point de vue, Perelman critique la distinction kantienne


entre persuader et convaincre, qui se fonde sur l’opposition subjectif-objectif. Voir
p. 37-38.
2. Rhétoriques, p. 65. Dans le Traité, Perelman affirme : « Là où une opinion exerce
une influence sur l’action, l’objectivité ne suffit plus, à moin d’entendre par là le point
de vue d’un groupe plus large qui englobe à la fois les adversaires et le « neutre ». Ce
dernier est apte à juger non comme neutre, auquel chacun peut reprocher d’ailleurs
sa neutralité au nom de principes communs de justice ou de droit, mais parce qu’il est
impartial : être impartial ce n’est pas être objectif, c’est faire partie d’un même groupe
que ceux que l’on juge, sans avoir pris préalablement parti pour aucun deux. » (Traité de
l’argumentation, p. 79.)

170
Rhétorique et philosophie

et de l’argumentation –, la théorie de la signification (selon une lecture


comme celle que Perelman fera, du moins implicitement, au début des
années cinquante) est totalement hors-scène.
Le positivisme logique avait d’abord offert une solution aux pro-
blèmes posés par l’holisme en matière de philosophie du langage avec
sa conception d’un langage artificiel, logico-mathématiquement conçu,
qui, d’une part, permettrait de rétablir un idéal de rigueur et de pré-
cision aliéné par le langage naturel, et, d’autre part, surgirait comme
l’encadrement fondamental d’intelligibilité des sciences physiques et
naturelles à la lumière du modèle axiomatique-déductif de l’explica-
tion1. Lorsque Perelman a écrit Rhétorique et philosophie et le Traité, il
s’agissait encore d’un projet qui inspirait les recherches de Carnap et
d’autres aux États-Unis. La conception positiviste à l’égard du langage
naturel, défendait qu’il n’était pas « en ordre », qu’il devait être corrigé
et, en ce qui concerne le langage idéal, qu’il pourrait constituer, comme
le dit Perelman, un nouveau paradigme de cette même rationalité
démonstrative, apodictique, que Descartes avait cherché à atteindre en
son temps à travers les « idées claires et distinctes »2. Perelman a critiqué
cette conception, qui est une fausse solution du problème de l’holisme,
montrant comment ce problème peut être interprété du point de vue
de la rhétorique3. Il suggère très tôt, en anticipant l’historiographie de
Rorty dans les années soixante-dix, que la conception de la logique for-
melle proposée par le mouvement analytique dans son ensemble, à partir
de Carnap, advient de ce projet rationaliste, d’inspiration cartésienne,
qui s’attachait à fournir les fondations pour la connaissance à travers une
base inébranlable et apparemment sans présuppositions, et, en même

1. Voir R. Carnap, Signification et nécessité : une recherche en sémantique et en logique


modale, Paris, Éd. Gallimard, trad. de F. Rivenc et P. de Rouilhan, 1997. Et aussi les textes
réunis à R. Carnap, Les fondements philosophiques de la physique, Paris, Éd. Armand Colin,
trad. de J.-M. Luccioni et A. Soulez, 1973.
2. Au début du Traité (p. 2-3), c’est le positivisme de son temps que Perelman a en
vue quand il parle du « raisonnement more geometrico », et du « logicien, s’inspirant de
l’idéal cartesian […] ». Voir, sur ce point, les articles « Évidence et preuve » (Rhétoriques,
p. 179-195, particulièrement, p. 183 sq.), et « Une théorie philosophique de l’argumen-
tation » (ibid., p. 242-256, particulièrement, p. 251-254).
3. Voir « Logique et rhétorique » (ibid., p. 64-107, particulièrement, p. 87 sq.).

171
Henrique Jales Ribeiro

temps, à évincer ce qu’il y aurait de contingent et problématique dans le


savoir et l’expérience humaine en général (le « raisonnable »). Comme
nous le verrons plus loin, cette interprétation va à la rencontre de l’in-
terprétation de Quine dans « Deux dogmes de l’empirisme ».
Le problème de la référence et de l’objectivité, en général, est donc
un problème de la rhétorique. C’est le renversement fondamental de
perspective, quant au critère de l’holisme, proposé par la nouvelle rhéto-
rique. En ce sens, Perelman ne défendrait pas le positionnement méta-
philosophique de la question de l’holisme par Quine dans « La relativité
ontologique », qui est largement kantien (la théorie ou les « schémas
conceptuels » d’une part, et le monde, de l’autre), ni, bien sûr, une fois
conclues les indéterminations de la traduction et de la référence, ses
conséquences philosophiques. Bien que cette question-là soit centrale,
il ne s’avérait pas nécessaire, pour lui, de le souligner. À la lumière de sa
pensée, l’on pourrait dire que Quine a abordé le problème de l’holisme
et de la signification par le côté du monde ou de la référence, non par
le côté du langage lui-même, c’est-à-dire, de la rhétorique et de l’argu-
mentation. Et qu’il est tout à fait indifférent à l’importance de celles-
ci. Mais ce n’est pas seulement son cas. En général, les philosophes
analytiques (du moins ceux qui, comme Quine, étaient contempo-
rains de l’auteur du Traité, tels que Ryle et Ayer) ignorent clairement
l’idée de Perelman selon laquelle la signification n’existe qu’à travers
la rhétorique et l’argumentation ; la simple idée que l’argumentation
puisse constituer une matière de recherche philosophique, systématique
ou pas, n’est pas présentée dans les livres ni dans les autres travaux qu’ils
ont publiés1. Ceci peut être un motif de surprise pour nous aujourd’hui,
mais il s’agit d’un fait incontestable.

1. La seule exception, serait probablement Ryle, qui, dans quelques-uns de ses


travaux, admet implicitement l’idée que l’argumentation a un intérêt philosophique.
Voir G. Ryle, « Dilemmas », in Dilemmas: the Tarner Lectures (1953), Cambridge, At
the University Press, 1956, p. 1-14. Nous allons nous occuper, dans la deuxième
partie de cet article, des vues de Ryle. – Il y a un sens, bien sûr, où l’argumentation
est importante pour la philosophie analytique : c’est celui d’après lequel cette phi-
losophie a des objectifs éthiques et politiques. Donc, il ne s’agit pas de rhétorique
ou de théorie de l’argumentation. Voir H.-J. Glock, What Is Analytic Philosophy?,
Cambridge, Cambridge University Press, 2008, p. 189 sq. Les mots « argument » ou

172
Rhétorique et philosophie

En soutenant que la signification n’existe dans le langage naturel qu’à


travers la rhétorique et l’argumentation, on ne veut bien sûr pas affirmer
que, pour Perelman, il n’y ait pas de monde ou de référence. Monde
et référence nous sont donnés de manière rhétorique, par la façon dont
nous argumentons. C’est donc dans le contexte de la rhétorique et de
l’argumentation que les problèmes traditionnels de la métaphysique et
de l’ontologie, de la psychologie et de l’épistémologie, dans la mesure
où ils ont encore un intérêt philosophique, doivent être compris et
replacés. C’est également dans ce cadre, celui des nouvelles fondations
philosophiques, que la question de l’interdisciplinarité philosophique
doit être repensée1. Il s’agit, alors, de reconsidérer les problèmes que
nous avons mentionnés, pour essayer d’expliquer leur signification pos-
sible à la lumière de la rhétorique, c’est-à-dire d’un discours où nous ne
parlons pas exactement sur le monde, mais sur la façon dont nous parlons
et argumentons à son sujet. D’autre part, contrairement à la philosophie
analytique, et à Quine et Wittgenstein en particulier, nous n’excluons, à
travers la rhétorique, ni la métaphysique ni l’ontologie, et nous en pré-
servons tout ce qu’il en est possible et intéressant à conserver2. Nous ne
tombons pas, non plus, dans le relativisme et ses conséquences funestes.
La philosophie, en tant qu’entreprise systématique, est toujours possi-
ble et nécessaire, récupérant et surmontant le desideratum qui, depuis la
Grèce antique, était à l’origine de sa destinée égarée jusqu’à nos jours :
constituer, comme nouvelle rhétorique, une conception unifiée de la
rationalité.
Malgré les parallélismes que nous avons mis en place jusqu’à présent,
on peut objecter que, quant à la logique formelle et à sa pertinence
pour la philosophie, la perspective de Perelman est diamétralement
opposée à celle de la philosophie analytique ; qu’elle est « conserva-
trice », voir même typiquement « continentale » (dans le sens donné à

« argumentation » ne sont mentionnés nulle part par A. P. Martinich and D. Sosa (eds.),
A Companion to Analytic Philosophy, Malden, Massachusetts, Blackwell Publishers,
2001.
1. Rhétoriques, p. 383-393.
2. Ibid., p. 325-329.

173
Henrique Jales Ribeiro

ce dernier concept par cette philosophie). Il n’en est rien, pour deux
raisons essentielles. D’une part, lorsque le Traité de l’argumentation a été
écrit, le mouvement analytique, avec Wittgenstein, Ryle et l’« English
ordinary language philosophy », avait définitivement abandonné l’idée
que la logique formelle puisse, en quelque sorte, servir de cadre pour
la recherche en matière de philosophie du langage, sous prétexte que
le langage naturel « est en ordre, tel qu’il est », qu’il ne s’agit donc pas de le
corriger, et que ce qui importe, fondamentalement, c’est de compren-
dre ses divers usages en contexte1. De ce point de vue, quelques philo-
sophes analytiques, tels que Ryle, parlaient d’une autre logique, au-delà
de la logique formelle, une « logique informelle » qui serait plus appro-
priée à la compréhension de ce qui arrive lorsque nous usons le langage
en contexte2. Perelman, nous l’avons vu, souscrirait, à sa façon, dans le
cadre de la nouvelle rhétorique, toutes ces conclusions. Cette rhétorique
développe aussi, dans une certaine mesure, une « analyse philosophique »
du langage, mais pas dans le sens positiviste où il s’agirait de le corriger,
ou dans celui de quelques auteurs de l’« English ordinary language phi-
losophy », où nous chercherions les « règles logiques » impliquées dans
l’usage du langage naturel3. D’autre part, l’élargissement perelmanien du
concept de logique (et de rhétorique) aux « moyens de preuve » ou de
démonstration, permet à la nouvelle rhétorique de couvrir une bonne
partie du problème métaphilosophique des fondements de la logique
formelle elle-même, comme celui qui a été posé par Quine à propos du
positivisme logique, au moment du livre de Perelman Rhétorique et philo-
sophie, dans « Deux dogmes de l’empirisme ». La critique que Perelman
fait à la logique formelle concerne surtout ses fondations (à la lumière de
la perspective supérieure de la rhétorique), et pas simplement ses applications

1. Voir J. O. Urmson, « L’histoire de l’analyse », in J. Wahl et al., op. cit., p. 11-22.


2. G. Ryle, « Formal and Informal Logic », in op. cit., p. 110-129.
3. A Urmson, qui parle de ces « règles logiques », Perelman adresse la question
suivante : « Nous savons tous que les juristes, par exemple, interprètent et analysent
également le langage. Mais ils ne diront pas, je crois, qu’ils cherchent à dégager les
règles logiques implicites dans l’usage du langage juridique. […] en quoi cette analyse
différera-t-elle de celle qui est normalement faite par des hommes qui interprètent des
termes dans l’exercice de leur profession ? » (J. Whal et al., op. cit., p. 33.)

174
Rhétorique et philosophie

(notamment l’application du concept de validité formelle au langage


naturel), même si elles sont importantes. Quand Quine conclut (dans le
texte mentionné), suite à la problématique de l’holisme que nous avons
étudiée auparavant, que le « synthétique » et, surtout, l’« analytique »
(que Perelman a particulièrement à l’esprit) sont des « dogmes », et que
la logique formelle dans son ensemble (et pas seulement la version qui
lui a été donnée par le positivisme logique) est incapable de garantir ses
propres fondations, c’est précisément sur ce plan métaphilosophique des
fondations de la logique qu’il développe ses réflexions1.
Perelman défend les conclusions du philosophe américain, peu
après leur publication : contre les prétentions de la logique formelle,
il est impossible de fonder la logique indépendamment ou en marge
des prémisses métaphysiques et ontologiques, comme celles qui pas-
sent dès le début par la théorie de la connaissance2. En adaptant ces
conclusions à son propre point de vue, il ajoute : dans la mesure où
cette logique est « insérée dans le processus général de la connaissance,
intégrée dans nos traditions philosophiques et scientifiques, et évolue
en fonction des problèmes qui s’y posent »3, ses fondations ont à voir
avec les fondations de la connaissance et l’action humaine en général ;
de la sorte, le concept de « preuve formelle », en particulier, n’acquiert
« sa vraie signification que dans les cadres plus généraux d’une théorie
da l’argumentation »4.
Il résulte de ces contributions absolument essentielles de la nou-
velle rhétorique pour la philosophie contemporaine que la question des
fondations de la connaissance et de l’action, qui a guidé le développe-
ment de la pensée philosophique jusqu’à l’émergence de la philosophie
analytique, comme la question de la théorie de la signification (qui a

1. Voir W. V. O. Quine, From a Logical Point of View, p. 42-46. Le texte de Quine


a été publié pour la première fois en 1953, c’est-à-dire, une année après le travail de
Perelman « Logique et rhétorique » (Rhétorique et philosophie : pour une théorie de l’ar-
gumentation en philosophie, Éd. Presses Universitaires de France, Paris, 1952, chap. i,
p. 1-43) où il développe l’idée que « sa préoccupation est de saisir l’aspect logique, au
sens très large du mot, des moyens mis en œuvre, à titre de preuve […] ».
2. Voir « Logique, langage et communication » (1958), Rhétoriques, p. 109-122.
3. Ibid., p. 120-121.
4. Ibid., p. 120.

175
Henrique Jales Ribeiro

monopolisé cette philosophie de Russell à Quine et Wittgenstein), ce


sont essentiellement des questions de la rhétorique et de l’argumenta-
tion. Telle est l’idée fondamentale de Perelman, l’intuition originelle à
laquelle il a cherché à donner une forme et un développement avec la
nouvelle rhétorique.
Nous sommes ainsi en mesure de mieux comprendre pourquoi la
nouvelle rhétorique a pu se présenter comme une théorie de la société
et de la relation d’homme avec celle-ci (et même pourquoi la philo-
sophie analytique a été un échec complet à ce sujet)1. Perelman, de ce
point de vue, relit l’histoire de la culture occidentale à la lumière de
l’histoire de la philosophie et du concept de « rationnel », en particu-
lier, et montre, contre les lectures traditionnelles, comment la nouvelle
rhétorique, qui a justement le « raisonnable » comme matrice, c’est-à-
dire, le plausible, l’argumentable, le contextuel, conduit à une éthique
sociale et politique avec les mêmes prédicats, ou à une « philosophie du
pluralisme »2. Comme nous l’avons mentionné au seuil de ce travail, il
suggère que, dans la mesure où il est possible d’interpréter le « ration-
nel » à la lumière du « raisonnable », ou de repenser rhétoriquement ses
catégories fondamentales (comme l’apodictique, l’universel, l’éternel)
à la lumière de ce dernier (c’est ce que lui-même fait à l’abri d’une
conception unifiée de la rationalité), la nouvelle rhétorique, en fait,
demeure à mi-chemin entre les deux. Ses conclusions, à cet égard, rejoi-
gnent celles d’autres auteurs qui n’ont pas soutenu l’holisme radical de
Quine, comme Popper et, en particulier, Toulmin3. Sans abandonner la

1. Les philosophes analytiques n’accepteraient pas cette affirmation. Voir


H.-J. Glock, op. cit., p. 179 sq.
2. Voir « The Philosophy of Pluralism and the New Rhetoric », in The New
Rhetoric and the Humanities, p. 62-72. Voir aussi « Authority, Ideology and Violence »,
ibid., p. 138-145. Confronter ces textes avec Traité de l’argumentation, p. 72 sq.
3. K. Popper, « The Myth of the Framework », in M. A. Notturno (ed.), The
Myth of the Framework: in Defense of Science and Rationality, New York, Routledge, 1994,
p. 33-64. (Ce texte a été publié pour la première fois en 1963.) Dans son dernier livre,
Toulmin reprend la problématique du « rationnel » versus le « raisonnable », du point
de vue de l’éthique et de la politique, à peu près dans les mêmes termes que Perelman
dans les articles cités ci-dessus (note 2). Voir S. Toulmin, Return to Reason, Cambridge,
Massachusetts, Harvard University Press, 2001, p. 204 sq.

176
Rhétorique et philosophie

recherche de l’universel, la nouvelle rhétorique accorde à l’irrationnel,


au contingent, tout ce qui est légitime et possible d’accorder afin que
la philosophie, à travers la rhétorique, demeure viable comme projet
systématique. On pourrait dire, donnant à l’expression une signification
peut-être différente de la courante, qu’elle est déjà, dans les années cin-
quante du siècle dernier, « postmoderne »1.

2 . L E S F O N DAT I O N S D E L A P H I L O S O P H I E :
L A P H I L O S O P H I E C O M M E R H É TO R I Q U E
E T A R G U M E N TAT I O N

Pour caractériser l’originalité de Perelman, il ne suffit pas de dire


que, avec la nouvelle rhétorique, on cherche à présenter et éclairer les
fondations d’une conception unifiée de la rationalité, du « rationnel » et
du « raisonnable ». La grande nouveauté de sa pensée est d’avoir posé le
problème des fondations du point de vue de la rhétorique elle-même.
La nouvelle rhétorique est, elle-même, rhétorique et argumentative, de
deux points de vue fondamentaux : d’une part, en tant qu’elle montre
comment les problèmes philosophiques, en général, doivent être com-
pris et réinterprétés comme, justement, des problèmes de la rhétorique
et de l’argumentation ; d’autre part, en tant que dans la philosophie
en général, y compris la nouvelle rhétorique, on cherche à persuader

1. Cf. J.-F. Lyotard, La Condition postmoderne. Rapport sur le savoir, Éd. de Minuit,
Paris, 1979. Si on réduit la postmodernité au positionnement du problème des fon-
dations, concluant hâtivement que la modernité et la quête de l’universel ont été
complètement abandonnées, la nouvelle rhétorique n’est pas postmoderne. De ce point
de vue, on pourrait même être tenté de l’interpréter aujourd’hui, à tort, comme une
approche « classique » et « dépassée » de la philosophie. Toutefois, si on comprend la
postmodernité, dans son sens large, comme le contexte des solutions, en général, à ce
problème et, en particulier, de celles qui cherchent à concilier la prémisse fondamentale
de l’universalité de la philosophie avec les contributions apportées par l’impact de la
problématique de l’holisme, alors on peut affirmer que la nouvelle rhétorique est clai-
rement postmoderne.

177
Henrique Jales Ribeiro

et à argumenter, c’est-à-dire que des procédures caractéristiquement


rhétoriques sont utilisées. C’est ce dernier aspect qui nous intéresse
particulièrement à présent. La nouvelle rhétorique ne pourrait pas déve-
lopper, de manière cohérente, sa tâche fondationale sans mener à bien
ce renversement de perspective fondamental : celui par lequel elle se
transforme en chantier ou en atelier de soi-même comme théorie de
l’argumentation. D’ailleurs, c’est par là qu’elle semble avoir commencé
à faire ses premiers pas, avec le livre de Rhétorique et philosophie. C’est
de ce point de vue plus vaste, celui des fondations de la philosophie à
travers la rhétorique, que la « nouvelle rhétorique » diffère clairement
d’autres rhétoriques, comme celle de H. W. Johnstone1.
Encore une fois, le contraste entre la nouvelle rhétorique et la phi-
losophie analytique est, à ce propos, éclairant. Commençons par le
premier aspect, qui concerne la nature rhétorique des problèmes philo-
sophiques. D’une certaine manière, nous l’avons vu, nous pouvons dire
que, pour Perelman, ainsi que pour la philosophie analytique qui lui
était contemporaine (Wittgenstein et l’« English ordinary language phi-
losophy », en particulier), les problèmes philosophiques sont des problè-
mes de langage, c’est-à-dire, des problèmes découlant de notre usage du
langage naturel en contexte. Dans cette perspective, l’analyse (ou la rhé-
torique) montre que, en général, ce sont des pseudo problèmes, c’est-à-
dire, ce ne sont pas des problèmes philosophiquement substantifs, qui
concerneraient des entités ou des matières existant en soi ou indépen-
damment du langage. Il s’ensuit que, pour la nouvelle rhétorique et, à
la fois, pour la philosophie analytique, ce ne sont pas des problèmes sur
le monde, mais sur la façon dont nous parlons du monde. Ce parallèle
peut, cependant, être trompeur. Pourquoi notre usage du langage natu-
rel nous mène-t-il, inévitablement, à soulever ces problèmes ? Pourquoi

1. Voir H. W. Johnstone, Jr., Philosophy and Argument, The Pensilvania State


University Press, Pensilvania, 1959 ; et « Philosophie et argumentation » (1960), in
Rhétoriques, p. 235-242. – À ce sujet, voir R. A. Cherwitz (ed.), Rhetoric and Philosophy,
Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum Associate Publishers ; et G. A. Hauser (ed.),
Philosophy and Rhetoric in Dialogue. Redrawing their Intellectual Landscape, The Pensilvania
State University, 2007. Regretablement, la rhétorique de Perelman est complètement
ignorée dans ce dernier livre.

178
Rhétorique et philosophie

sont-ils inévitables, voire même, dans un certain sens, insurmontables ?


Selon un point de vue comme celui de Perelman, les philosophes ana-
lytiques n’arrivent pas à répondre conséquemment à ces problèmes. Ils
partent de la présupposition que, finalement, il y a de vrais problèmes
philosophiques, et, comme leur fondement, de vraies entités ou matières
qui seraient leurs références dans le monde. Certains, comme Ryle, ont
précisément admis ce que je viens de dire. Mais cela signifie, en un sens,
réhabiliter, en de nouveaux termes, la vieille tradition philosophique
et le rationalisme cartésien et kantien qui ont orienté leur développe-
ment à partir de l’ère moderne. La théorie analytique de la signification
part de l’idée que, lorsque nous usons le langage en contexte, nous le
faisons pour signifier, c’est-à-dire, pour transmettre des informations et
des contenus à propos du monde, pas nécessairement pour communiquer,
interagir avec les autres, ce qui signifie, dès lors, persuader et argumen-
ter. La problématique de l’holisme, dans le langage naturel, a montré
que la signification et la référence sont toujours indéterminées, comme
Quine l’avait conclu et Wittgenstein, à son tour, le défend dans les
Investigations philosophiques. Cependant, pour la nouvelle rhétorique, ces
indéterminations ne se rapportent pas, à l’origine, à la relation entre le
langage et le monde, mais si aux intentions ou objectifs avec lesquelles
nous usons le langage pour communiquer. En fait, dire qu’il s’agit de
la relation langage-monde, c’est déjà fonder la théorie de la significa-
tion sur une présupposition essentiellement métaphysique. En d’autres
termes : les philosophes analytiques, contre leurs propres conclusions
en matière d’holisme, n’ont pu s’empêcher de souscrire l’idée matrice
de la philosophie du langage traditionnel, selon laquelle, en dernière
analyse, le langage est transparent par rapport au monde ; et que, par
conséquent, il peut y avoir signification indépendamment des stratégies
des agents impliqués dans une certaine communication. Une telle idée
semble justement être le principe directeur de la théorie analytique de
la signification.
Pour le dire autrement, en passant déjà au deuxième aspect de
la question des fondations de la philosophie à travers la rhétorique
(déjà mentionnée ci-dessus), la place où s’installe le philosophe ana-
lytique, lorsqu’il expose et réfléchit sur cette théorie, est la même

179
Henrique Jales Ribeiro

place de la raison éternelle et universelle qui a dominé la tradition


philosophique occidentale dans son ensemble, d’Aristote au ratio-
nalisme cartésien et kantien et à l’avènement de la logique formelle.
Il ne s’agit pas, simplement, du fait que la philosophie analytique,
pour la nouvelle rhétorique, ignore l’usage rhétorique et argumen-
tatif du langage en général, mais encore, et fondamentalement, du
fait qu’elle ne tient pas compte du problème de la justification de
son propre discours ou de ses propres fondations. En ce sens, l’idée
qu’il n’y a pas de rhétorique ni d’argumentation dans notre usage du
langage naturel, est étroitement liée à l’idée que, pour le philosophe
analytique aussi, il n’y a pas de rhétorique ni d’argumentation non
seulement dans la philosophie en général mais dans la philosophie
analytique elle-même.
À cet égard, comme je l’ai suggéré plus haut, l’étude des théories de
G. Ryle est instructive, car, contrairement aux philosophes analytiques
de son temps (Wittgenstein, surtout), il reconnaît, en un sens, l’impor-
tance de la rhétorique et de l’argumentation, mais finit par les sacrifier
complètement quand il s’agit de les expliquer. Dans certains textes publiés
dans les années cinquante, Ryle, fidèle à une attitude déjà consensuelle
au sein du mouvement analytique anglais, à cette époque, reconnaît les
limites de la logique formelle lorsque le problème est d’analyser, non
seulement l’usage du langage naturel en contexte, mais, en particulier,
le différend entre des parties opposées et en conflit sur des matières qui
occupent non seulement les philosophes ou les scientifiques, mais aussi,
par exemple, les tribunaux1. Pour l’étude de ces domaines, il suggère
une autre logique, la logique informelle, avec une méthodologie dif-
férente de la première. (C’est ce que Perelman défend de son propre
point de vue, plus ou moins à la même époque, dans Rhétorique et phi-
losophie). La raison en est que, dans ces champs, et de toute évidence, il
s’agit de rhétorique et d’argumentation et que la matière en litige n’est
déterminable que de manière intersubjective, c’est-à-dire qu’il s’agit
d’une chose différente de celle qui est impliquée dans la position de

1. G. Ryle, op. cit., p. 1 sq.

180
Rhétorique et philosophie

chaque partie, considérée individuellement1. Cette constatation devrait


le conduire à s’intéresser à la façon dont ces parties argumentent, à leurs
stratégies rhétoriques concernant les sujets en question, et des unes par
rapport aux autres, comme cela arrive, d’une certaine façon, dans les
tribunaux et la jurisprudence en général. C’est le seul moyen, dans une
perspective comme celle de Perelman, de comprendre vraiment la signi-
fication de ce que ces parties-là disent ou prétendent dire. Cependant,
Ryle abandonne clairement l’intérêt analytique de la problématique
de la rhétorique et de l’argumentation, en faisant appel, à cette fin et
comme justification, à une interprétation singulière de la théorie des
types de Russell, qu’il étend à la notion même des catégories d’Aris-
tote : ce qui se passe, généralement, dans les disputes en question, c’est
que les termes et les concepts qui sont utilisés par les différentes parties
se rapportent à différents types et catégories, voire même opposés entre
eux ; d’où la controverse. Par conséquent, l’analyse philosophique doit
précisément se dévouer à l’étude de ces catégories et pas à l’étude de
l’argumentation qui est utilisée2. À quelles catégories serait subordonnée
cette étude, considérée en soi, ou la propre analyse philosophique en
général ? Cette question n’a pas d’écho dans la pensée de Ryle. Pour la
« nouvelle rhétorique », il s’installe sur la même place intemporelle et
universelle où s’est installé Descartes, lorsqu’il a découvert le « cogito »,
et où s’est installé le rationalisme cartésien et kantien, en général3.
En revanche, comme nous avons commencé par le dire, la nouvelle
rhétorique place la rhétorique dans le chantier ou atelier de la rhétori-
que elle-même ; elle se met ainsi, elle-même, en question, conformé-
ment à ses prémisses de départ. Le concept d’auditoire et, en particulier,
d’auditoire universel, lorsque appliqué à la philosophie, a précisément

1. Idem, ibid., p. 5 : « Certain sorts of theoretical disputes, such as those that we are
to consider, are to be settled not by any internal corroboration of those positions, but
by an arbitration of a different kind […] Our concern is not with competitions but with
litigations between lines of thoughts, where what is at stake is not which shall win and
which shall lose a race, but what are their rights and obligations vis-à-vis one another,
and vis-à-vis also all other plaintiff and defendant positions. »
2. Idem, ibid., p. 9.
3. Voir la critique que Perelman adresse à Ryle, de ce point de vue, dans The New
Rhetortic and the Humanities, p. 31-32.

181
Henrique Jales Ribeiro

l’objectif de constituer une instance de légitimation, rhétoriquement argu-


mentable, du discours philosophique1. L’idée de Perelman n’est pas sim-
plement de répondre à la question : « À qui le philosophe s’adresse-t-il,
quand il écrit ses livres ou disserte et discute sur la philosophie ? », ce
qui constitue, en soi, une question de grand intérêt pour la rhétorique
et la philosophie. L’holisme de Perelman lui dit que ce qui est censé être
un auditoire, n’importe lequel, est une construction mentale de l’agent
rhétorique, c’est-à-dire, comme nous l’avons observé précédemment,
qu’il intègre et configure déjà, essentiellement, sa propre référence ou
objet, indépendamment de savoir si cet objet existe ou pas à son exté-
rieur. En ce sens, une conception de la signification et de la référence,
comme celle de la philosophie analytique, est manifestement incapable
d’expliquer le discours philosophique (ainsi que tout autre, qui puisse
concerner l’auditoire universel), parce qu’elle ne peut pas répondre à
la question qui cherche à savoir quelle est la référence de ce discours).
La configuration à laquelle nous nous référons peut être plus ou moins
complexe, mais, dans le cas de l’auditoire universel, elle se rapporte, en
général, à la façon dont notre discours se place face à ce qui est sensé être
son propre objet ou référence. Perelman fait remarquer :
« nous nous fabriquons un modèle de l’homme – incarnation de la raison,
de la science particulière qui nous préoccupe, ou de la philosophie – et que
nous cherchons à convaincre, et qui varie avec notre connaissance des autres
hommes, des autres civilisations, des autres systèmes de pensée, avec ce que
nous admettons être des faits indiscutables ou des vérités objectives »2.

L’auditoire universel, en philosophie, est, par conséquent, le labora-


toire de la raison et des conceptions que nous avons à son sujet, y com-
pris celle du « rationnel » et celle du « raisonnable ». Mais ce laboratoire
n’est pas un espace idéal et intemporel où le philosophe inscrit ses récits,

1. Dans le Traité, p. 41, les auteurs affirment : « Les philosophes prétendent tou-
jours s’adresser à un pareil auditoire, non pas parce qu’ils espèrent obtenir le consente-
ment effectif de tous les hommes – ils savent très bien que, seule, une petite minorité
aura jamais l’occasion de connaître leurs écrits – mais parce qu’ils croient que tous ceux
qui comprendront leurs raisons ne pourront qu’adhérer à leurs conclusions. L’accord d’un
auditoire universel n’est donc pas une question de fait, mais de droit. »
2. Rhétoriques, p. 83.

182
Rhétorique et philosophie

quels qu’ils soient. Nous pouvons l’inspecter et le critiquer, c’est-à-dire,


l’interpréter du point de vue de la rhétorique et de l’argumentation,
comme le fait la nouvelle rhétorique par rapport à l’histoire de la phi-
losophie et, en particulier, à la dissociation entre ces deux domaines
fondamentaux de la rationalité humaine. Et nous pouvons aussi, par
identique démarche, mettre cet auditoire au service d’une conception
unificatrice de la rationalité, suivant une conception totalement nou-
velle de l’homme et de sa relation avec la société. C’est à partir de cette
vision globale, comme nous l’avons dit, qu’un tel auditoire est l’ins-
tance privilégiée de légitimation de la philosophie elle-même, et pas
seulement, ou simplement, comme il était compris parfois, un concept
rhétorique.
À cette lumière, l’idée de Perelman suivant laquelle dans le discours
philosophique l’on argumente et l’on cherche à persuader, de telle sorte
que ce discours, comme tout autre, a ses propres stratégies de communi-
cation, par rapport à la façon dont ses concepts et notions sont abordés,
discutés et développés, et que, par conséquent, ces stratégies peuvent
être étudiées et examinées par la rhétorique1, acquiert une signification
qui dépasse celle, plus ou moins évidente, d’après laquelle la question
des fondations de la philosophie est une question de la rhétorique. Cette
question, en plus, est elle-même rhétorique, et n’est, donc, pas naïve ou
innocente, comme toute autre question. De ce point de vue, encore une
fois, la raison de Perelman est une raison postmoderne. Mais, contrai-
rement à d’autres façons et voies de la postmodernité, elle n’abandonne
pas entièrement la quête de l’« universel » comme encadrement de la
connaissance et de l’action humaines, et n’alimente pas, en principe,
d’animosité particulière contre elle (même s’il n’est pas possible de dire
la même chose par rapport à ce que Perelman entend par « apodictique »
et « éternel »). En d’autres termes, elle ne tombe pas dans le relativisme,
qui a dominé et domine encore une grande partie de la postmodernité.
Le concept d’auditoire universel, nous l’avons vu, prouve ce que nous
venons d’affirmer. Mais, plus généralement, la théorie de la rhétorique

1. Voir ibid., p. 145 sq., 180 sq., 319 sq., 401 sq.

183
Henrique Jales Ribeiro

et de l’argumentation, systématiquement conçue et développée dans le


Traité, est l’expression éloquente de la façon dont, après la mort annon-
cée de la philosophie (ou de la fin déclarée de la métaphysique et de
l’ontologie), celle-ci est toujours possible et est en bonne santé.

3. EN GUISE DE CONCLUSION :
P E R E L M A N AU J O U R D ’ H U I

Que la philosophie ait le rôle fondationnel que nous avons com-


menté, n’est pas évident du tout pour la rhétorique et la théorie de
l’argumentation contemporaines, bien au contraire. Ce qu’on appelle
aujourd’hui, communément, « théorie de l’argumentation » est censée
être une activité interdisciplinaire, poursuivie non seulement par les phi-
losophes, mais aussi par des linguistes, des sociologues, des juristes, etc.
Dans ce vaste ensemble, la philosophie apportera sa contribution, mais
elle ne peut pas prétendre légitimement que le champ de l’argumen-
tation soit, par excellence, philosophique et qu’elle devrait elle-même
lui fournir des fondations, car, en principe, ces fondations n’existent
pas1. La raison en est que, s’étant développées surtout après la « mort
de la philosophie » proclamée par de nombreux et différents volets de
la pensée philosophique dans la seconde moitié du xxe siècle, les théo-
ries contemporaines de l’argumentation, à quelques exceptions près, ont
abandonné la recherche de telles fondations. Ces théories ont été menées
à ce même relativisme qui semble caractériser, de manière générale, la
philosophie occidentale d’aujourd’hui. En ce sens, le rôle du philoso-
phe, sa contribution au champ interdisciplinaire de l’argumentation, est
simplement de fournir des compétences, parmi tant d’autres, sans aucun

1. Voir ce que nous avons dit à ce sujet en « Perelman and Toulmin as Philosophers:
On the Inalienable Connection between Philosophy, Rhetoric and Argumentation »,
in H. J. Ribeiro (ed.), Rhetoric and Argumentation in the Beginning of the XXIst Century,
Coimbra, Coimbra University Press, 2009, p. 34 sq.

184
Rhétorique et philosophie

statut particulier. Le « théoricien de l’argumentation » est justement celui


qui est censé être un technicien ou un spécialiste dans ce champ, quel
que soit son domaine professionnel ou sa formation d’origine. Et, pour
lui, il ne s’agit pas d’une approche sur la théorie de l’argumentation dans
son ensemble, mais, essentiellement sur son objet, à savoir, d’une théo-
rie de l’argument. La conséquence principale découlant de cette situa-
tion, c’est-à-dire, du manque de fondations philosophiques, est l’état
confus, voire anarchique, de la théorie de l’argumentation aujourd’hui,
soit quant à la définition des concepts systématiques et métasystéma-
tiques qui sous-tendent cette théorie (par exemple, ceux liés au statut
de la logique et ses relations avec l’argumentation), soit quant à ses diffé-
rentes applications, ou à la théorie de l’argument. Les différentes écoles
et courants donnent des réponses diverses, parfois incompatibles entre
soi, aux mêmes problèmes, en ce qui concerne un champ qui est censé
être transversal à tous les domaines du savoir et à ses applications.
C’est dans ce vaste contexte (ainsi le suggérons-nous) que nous
devons maintenant retrouver les problèmes de notre temps et reinterpré-
ter la « nouvelle rhétorique » de Perelman. Elle demeure une invitation
à ne pas renoncer à l’objectif de puiser dans la rhétorique et l’argumen-
tation les fondations de la philosophie, de manière générale.

185
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

Pierre Brunet

Dans un (comme toujours) remarquable article1, Bobbio a su mon-


trer que le cœur de l’opposition entre Kelsen et Perelman se situait dans
le refus par le second du dualisme radical et intransigeant défendu par le
premier. Ce dualisme conduisait Kelsen à séparer fait et valeur, raison et
pratique, connaissance et volonté et à rejeter l’idée même de raison pra-
tique comme le pur produit d’un rationalisme éthique incompatible avec
un relativisme des valeurs. Bref, la raison pratique, pour Kelsen, est un
oxymore. Comme l’expliquait fort bien Bobbio, c’est justement contre
ce dualisme que Perelman construit sa théorie, laquelle entend échapper
autant au droit naturel – pour qui le droit est raison – qu’au positivisme
– pour qui le droit est tout entier décision ou volonté : s’il reste une
place pour la raison pratique, elle se situe dans la sphère du raisonnable
où la raison ne se fait plus démonstrative mais « argumentative ».
L’opposition entre Kelsen et Perelman serait donc une opposition
d’ordre épistémologique. On sait que Kelsen ne se laissera nullement
convaincre par la théorie de Perelman et rejettera toute idée de logi-
que non formelle qui sonne à ses oreilles, autant que « raison pratique »

1. N. Bobbio, « Kelsen et Perelman », in G. Haarscher et L. Ingber (ed.), Justice


et argumentation. Essais à la mémoire de Ch. Perelman, Bruxelles, ed. de l’Univ., 1986,
p. 161-174 réimp. in Diritto e Potere, Saggi su Kelsen, Naples, esi, 1992, p. 161-174, trad.
franç. « Kelsen et Perelman », in Essais de théorie du droit, trad. franç. M. Guéret, Paris,
lgdj, 1998, p. 271-283 et Droits, no 33, 2001, p. 165 s., trad. Melcer.

189
Pierre Brunet

comme un oxymore : de même que la raison est théorique ou n’est pas,


de même la logique est formelle ou n’est pas1.
Bobbio souligne également que l’opposition entre Kelsen et Perelman
s’attache à la fonction de la science du droit : tandis que Kelsen entre
en contradiction avec lui-même en adoptant une métascience prescrip-
tive alors qu’il plaide pour une science purement descriptive, Perelman
apparaît plus pragmatique et réaliste en renonçant au dualisme raison/
volonté. En effet, tous les juristes tendent à prescrire, à mêler la raison
et la volonté, et finissent par guider les juges et les législateurs. Bref, le
juriste exerce un rôle social et non pas seulement scientifique.
Enfin, Bobbio montre avec une grande délicatesse qu’une erreur
de Perelman, ou disons un préjugé, le rapproche, négativement, plus
de Kelsen que Perelman ne le croyait lui-même. En effet, on sait que
Perelman proposait de parler de « droit naturel positif » empruntant cette
expression à Foriers2. Par cette expression, il entendait rendre compte
de ce que les juges sont capables, par leur interprétation, d’adapter le
droit aux valeurs de leur milieu. Perelman jugeait que cette expression
était très utile en ce qu’elle permettait de dépasser le droit naturel et le
droit positif : consacrées par les juges, ces valeurs ne sont pas des idéaux
qui existeraient indépendamment du droit ou seulement sous la forme
d’idéaux ; mais en tant qu’elles sont des valeurs, elles manifestent la
dimension sociale du droit que la Théorie Pure aurait, selon Perelman,
complètement négligée, allant jusqu’à faire du droit un système abstrait
et détaché du monde. Bobbio avait parfaitement raison selon moi de
considérer l’expression comme malheureuse. Il faisait remarquer que
Kelsen a toujours accepté la thèse que les juges créent du droit, qu’ils le
font en utilisant les sources qui leur chantent et que le droit créé par les
juges est du droit positif, quelle que soit la source à laquelle ils s’abreu-
vent. Mais on doit souligner que Perelman n’hésite pas à accorder aux

1. Cf. H. Kelsen (1979), Théorie générale des normes, trad. franç. O. Beaud et
F. Malkani, Paris, puf, 1996, chap. 61 : « Y a-t-il une logique spécifiquement juridi-
que ? » (p. 357 sq.). On pourrait ajouter : Réponse : non.
2. P. Foriers, De l’état de nécessité en droit pénal, Bruxelles, Bruylant, 1951, cité par
Ch. Perelman, Le raisonnable et le déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juridique,
Paris, lgdj, 1984, p. 30.

190
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

juges la fonction que le droit naturel a pu exercer dans le passé, à savoir


celle de « concilier le respect du droit avec celui de l’équité et de la justice,
d’en éliminer les conséquences déraisonnables, donc inacceptables »1.
Il pourrait paraître fort présomptueux d’ajouter quoi que ce soit à
une telle contribution. Il reste qu’elle peut encore aujourd’hui être pro-
longée par deux aspects : l’un porte sur le sens du mot « positivisme » tel
que l’emploie Perelman, l’autre, sur sa théorie de l’interprétation.

1. PERELMAN ET LE POSITIVISME JURIDIQUE

Selon Perelman, le positivisme juridique tend à se limiter, pour ce


qui est de ses représentants contemporains de Perelman, à Kelsen et,
pour ce qui est de sa doctrine, à l’idée que la « loi est la loi ». On ne
saurait souscrire à une telle présentation. Non par attachement atavique
à Kelsen mais plus simplement parce que, pour parler comme Perelman
lui-même, elle est par trop déraisonnable ou, mieux encore, arbitraire
voire erronée.
Pour le dire en termes simples, Perelman voit le positivisme sous le
seul angle du « positivisme idéologique » tel que l’a identifié Bobbio,
c’est-à-dire, une idéologie de la justice selon laquelle la loi positive
est érigée en critère d’évaluation du droit lui-même considéré comme
juste. Ce positivisme-là, ou ce sens là du mot positivisme, peut être
distingué de deux autres sens mis en relief par Bobbio : le positivisme
comme théorie du droit et le positivisme comme approche du droit.
Ces trois sens sont bien connus. Les relations entre eux ne sont pas
de l’ordre du nécessaire mais plutôt du contingent. Certes, un posi-
tiviste qui défend une théorie positiviste du droit – selon laquelle le
droit est un système clos et cohérent de règles posées par la loi, toutes
imputables à un législateur et qu’il suffit d’appliquer selon un processus

1. Ch. Perelman, Le Raisonnable…, op. cit., p. 33.

191
Pierre Brunet

déductif – pourrait être tenté de considérer que, puisqu’il n’y a de


source du droit que dans la loi, on « doit » résoudre tous les litiges à
l’aide du seul droit positif et donc de la loi. Mais on mesure combien
un tel raisonnement échappe en réalité au droit lui-même : soit parce
qu’il présuppose que le droit positif – et donc une loi elle-même –
contient la règle selon laquelle « on doit résoudre les litiges à l’aide du
seul droit positif » ; mais alors, il faudrait vérifier ce présupposé ; soit
parce qu’il déduit d’une description du droit une norme à laquelle
cette même description ne saurait apporter aucun fondement : si cette
déduction est rendue possible c’est parce que la description n’en est
pas une. Autrement dit, soit il est vrai que le système est complet parce
que les litiges sont tous susceptibles de trouver une solution grâce à une
application mécanique de la loi et la complétude du système est alors
descriptive, soit le système n’est complet qu’à la condition de résoudre
les litiges à l’aide des seules règles de ce même système, et alors cette
complétude est de l’ordre de la prescription : on verse ainsi dans l’idéo-
logie positiviste selon laquelle on « doit » s’en tenir au droit positif.
Que cette idéologie ait partie liée avec une théorie du droit positiviste
est historiquement peu contestable. Encore faudrait-il aussitôt ajouter
que cette doctrine de la complétude du droit est bien souvent le fait
de juristes qui se déclaraient eux-mêmes. Elle sonne davantage comme
une prise de position politique que comme la démonstration d’une
thèse susceptible d’être vérifiée de quelque façon.
Kelsen peut certes, en apparence, facilement être présenté comme un
représentant de cette théorie positiviste du droit dogmatique et rigide qui
voudrait que le droit positif – et seulement lui – soit applicable et qu’il
forme un système. Magnanime, Perelman reconnaît que la conception
du système juridique comme un système dynamique conduit Kelsen à
admettre que le juge a un pouvoir dont il use parfois pour substituer
aux règles positives d’autres règles qui correspondent à son idée de ce
qui est juste1. Perelman fait allusion à la théorie des lacunes. Mais il ne

1. Ch. Perelman, « À propos de l’idée d’un système de droit », in Le déraisonna-


ble…, p. 72 sq. Parmi ces règles, on trouve des principes généraux du droit ou encore ce
que Foriers appelait du « droit naturel positif ».

192
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

s’y attarde pas. On peut le regretter, car il aurait vu que Kelsen n’est pas
le légaliste qu’il voit en lui et, mieux encore, qu’il lui arrive d’imaginer
que les tribunaux posent des normes morales « non positives ».
En effet, Kelsen critique la « théorie des lacunes » défendue par la
doctrine classique et n’admet ni lacune authentique – axiologique1 – ni
lacune technique et semble marteler que, toujours, l’ordre juridique
est applicable. Mais, ce faisant, il n’affirme pour autant pas que « la loi
est la loi » comme le lui impute Perelman. En quoi consiste la théorie
des lacunes que défendent les juristes auxquels s’attaque Kelsen ? Elle
affirme qu’en l’absence d’une norme générale se rapportant à un cas
concret le droit en vigueur n’est pas applicable et que le tribunal devra
créer la norme générale. Or, objecte Kelsen, raisonner ainsi c’est nier le
fait que « lorsque l’ordre juridique n’établit pas l’obligation d’un indi-
vidu d’adopter une certaine conduite, il permet la conduite contraire »2.
Dès lors, s’il n’est pas possible d’appliquer une norme déterminée, il
demeure possible d’appliquer l’ordre juridique. Mieux encore, selon
Kelsen, la doctrine classique fait un usage très partial de la qualification
de lacune et, plutôt que de considérer qu’il y a lacune à chaque fois
qu’une norme générale manque, elle tend à considérer qu’il y a une
lacune à chaque fois que l’organe d’application du droit repousse l’ap-
plication du droit en vigueur au motif qu’il n’y a pas de norme générale,
autrement dit, selon l’analyse que fait Kelsen, lorsque le juge refuse de
se servir de la norme alternative selon laquelle si une conduite n’est pas
interdite, elle est permise.
La conception que Kelsen se fait de la complétude de l’ordre juridi-
que est donc descriptive et formelle et non prescriptive et substantielle.
Et c’est précisément parce qu’elle est descriptive qu’elle est susceptible
d’être vérifiée et, in fine, être qualifiée de vraie ou de fausse. On a
d’ailleurs pu chercher à montrer qu’elle était fausse3. Mais même fausse,

1. R. Guastini, Teoria e dogmatica delle fonti, 1998, Milan, Giuffrè, p. 124.


2. H. Kelsen (1960), Théorie pure du droit, trad. franç. Ch. Eisenmann, Paris,
Dalloz 1962, p. 330. On évidemment peut douter que ce soit un « fait ».
3. E. Bulygin, Il positivsimo giuridico, Milan, Giuffrè, 2007, p. 74 sq. pour qui
« tout ce qui est interdit est permis » est un énoncé susceptible d’être interprété soit
comme une description soit comme une prescription ; v. aussi R. Guastini, Interpretare e

193
Pierre Brunet

la conception de la complétude de l’ordre juridique ne revient nulle-


ment à dire que toute décision juridique est entièrement déterminée
par le droit, au sens matériel du terme, ni non plus que le juge doit faire
une application mécanique des normes, là encore eu égard au contenu
de ces normes, sans se préoccuper des conséquences éventuelles que la
décision peut avoir sur la situation individuelle.
On pourrait même être tenté d’y lire le contraire. L’approche de
Kelsen porte, on l’a dit, non sur le droit en tant que tel mais sur la
théorie des lacunes que développe la doctrine traditionnelle. Et ce que
Kelsen reproche à cette doctrine des lacunes, n’est pas tant de recon-
naître un pouvoir de création du droit aux juges que de fournir une
justification morale à ce pouvoir en construisant ladite théorie. On se
trouve ici face à une démarche typique de Kelsen qui cherche à mon-
trer qu’une description de l’ordre juridique peut parfaitement se passer
d’une théorie d’inspiration morale comme les juristes en élaborent bien
souvent. Cela le conduit peut-être à exagérer les mérites de l’ordre juri-
dique. Mais on peut douter que cela le conduise à soutenir une thèse
le rapprochant du positivisme idéologique tel que le lui impute ou le
lui reproche Perelman. Au contraire : comme Kelsen n’a eu de cesse de
l’expliquer, la clôture de l’ordre juridique ne procède nullement de ce
que le droit est érigé en morale mais est une thèse logique qui procède
de ce que les comportements libres le sont en vertu du droit, lequel peut
permettre positivement et négativement1.
En d’autres termes, Kelsen n’exige nullement que l’on fasse applica-
tion de la loi ou qu’on l’applique rigoureusement, aveuglément, méca-
niquement, même si elle est injuste ou même si elle tend à provoquer
des injustices. Il dit, plus simplement, que l’on ne sort jamais de l’ordre
juridique ou plutôt qu’il est finalement plus simple et plus juridique de

Argomentare, Milan, Giuffrè, 2011, p. 128 sq. ; M. Troper, « Sur le “dogme“ de la com-
plétude et la théorie de la norme générale exclusive », réimp. ds Le Droit et la nécessité,
Paris puf, 2011, p. 19 sq.
1. Cf. Kelsen, op. cit., 1996, chap. 31 et la note 84 dans laquelle Kelsen répond à
l’objection de Perelman selon laquelle le système juridique ne peut être complet, car
tous les cas ne sont pas prévisibles. V. aussi Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité
de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Bruylant, 2e éd., 1970, p. 176.

194
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

résoudre la difficulté que soulève la doctrine classique en reconnaissant


le fait – car pour lui c’est un fait – que toute norme permet positive-
ment et négativement et donc que tout ordre juridique contient, néces-
sairement ou logiquement, la norme selon laquelle tout ce qui n’est
pas interdit est permis. Selon lui, cette norme a le mérite de n’être pas
morale mais juridique parce qu’elle fait partie du système juridique. On
mesure ainsi que toute représentation du droit comme système n’est pas
nécessairement incompatible avec l’idée d’une certaine liberté de la part
de ceux qui doivent le mettre en œuvre non plus qu’avec un certain sens
de la justice. Mieux encore, toute idée de système ne s’accompagne pas
non plus de cette forme de légalisme que Perelman impute à Kelsen.
Par ailleurs, lorsqu’il examine rapidement la conception du système
dynamique, Perelman fait grief à Kelsen de renoncer à tout jugement de
valeur et juge qu’un tel renoncement l’empêche de dire quoi que ce soit
sur le contenu des normes. On peut cependant nuancer cette apprécia-
tion : certes, Kelsen ne fait pas la même analyse matérielle que Perelman
mais il est capable d’en faire une. Cependant, la divergence porte sur
le fait que Kelsen ne croit pas à l’objectivité de la morale que Perelman
défend bec et ongles. Ainsi, de son côté, Kelsen est parfaitement capable
de prendre en compte le contenu des normes. C’est ce qu’il fait lorsqu’il
envisage des conflits d’intérêts susceptibles de naître à l’occasion de la
mise en œuvre de deux permissions négatives incompatibles, car « aucun
ordre juridique ne peut prévenir tous les conflits d’intérêts » ni « ne peut
protéger tous les intérêts possibles »1.
Kelsen va même encore plus loin puisqu’il conçoit le cas dans lequel
l’ordre juridique habiliterait les tribunaux à créer une norme générale
lorsqu’ils constatent l’inexistence d’une norme générale applicable à
un cas d’espèce et estiment que « cette absence d’une norme géné-
rale est injuste, inéquitable, c’est-à-dire non satisfaisante »2. Comment

1. H. Kelsen, op. cit., 1962, p. 326 pour qui des conflits d’intérêts sont possibles si
deux comportements non interdits (et donc permis) sont possibles en même temps mais
contradictoires.
2. H. Kelsen, op. cit., 1962, p. 327. V. aussi Théorie générale des normes, op. cit., 1996,
p. 307.

195
Pierre Brunet

interpréter une telle habilitation ? Faut-il y voir l’introduction d’une


norme morale dans le système juridique de sorte que le système
manifesterait sa dépendance à la morale ? Faut-il considérer que le
droit autorise les juges à s’émanciper du droit lui-même en allant cher-
cher des normes morales pour pallier les éventuelles défaillances du
droit lui-même ? Nullement. Selon Kelsen, dans une telle situation
le droit se contente d’investir les tribunaux d’un pouvoir de créer des
normes individuelles positives en application de normes générales de
fond qui, elles, ne seront pas positives mais dont la création par les
tribunaux est autorisée par l’ordre juridique. Ce faisant, Kelsen affirme
que le jugement est une création du droit au même titre que la légis-
lation, mais il maintient que le juge ne crée que des normes particu-
lières, refusant d’admettre le réductionnisme réaliste qui tend à réduire
le droit à la volonté du juge et à penser que le droit consiste dans les
normes tant générales que particulières que posent les juges. Reste que,
contrairement à ce que Perelman a cru ou voulu croire, Kelsen n’a
jamais conçu l’ordre juridique comme un système susceptible de pro-
duire mécaniquement des décisions individuelles1.
En définitive, Kelsen est moins naïf que Perelman qui voit la
justice comme d’autres voient midi à leur porte. Mieux encore, en
enjoignant aux juges de toujours évaluer les conséquences de leurs
décisions en termes de justice, Perelman tend à se faire tout aussi
dogmatique que le positivisme légaliste : si faire le bien et réaliser
la justice est un dogme plus séduisant que celui d’appliquer la loi
mécaniquement, cela reste un dogme. Tout le problème de Perelman
est qu’il n’imagine jamais qu’un juge puisse ne faire le bien que de
quelques-uns.
C’est ce que révèle sa théorie de l’interprétation.

1. On ne peut se défaire, dès lors, de l’idée que le positivisme tel que Perelman
le voit se retrouve chez de nombreux auteurs américains aujourd’hui, en grande partie
sous l’influence de Dworkin.

196
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

2 . P E R E L M A N, L E R A I S O N N E M E N T
J U R I D I Q U E E T L Í I N T E R P R É TAT I O N

Quel théoricien du droit n’a jamais prétendu rendre compte du


droit effectif ou mieux encore, de la pratique juridique effective, des
modes réels de production du droit et de l’activité réelle des juristes, et
plus précisément des juges ? Pas plus que les juristes dont il critique la
démarche, Perelman n’échappe à la tentation de se réclamer de la des-
cription la plus vraie du mode de production du droit.
À cet égard, Perelman relève que le positivisme conduit certains à
faire une analyse de l’interprétation juridique plus positive encore que
le droit positif, ce dernier étant entendu au sens le plus strict et donc
confiné aux règles écrites1. Or, Perelman se fait fort de mettre en avant
que les choses ne se passent pas ainsi, que les juges ne s’en tiennent pas
au droit écrit mais substituent, quand ils le jugent nécessaires, une norme
générale de justice à des règles écrites ou du moins adaptent celle-ci aux
circonstances. En ce sens, ils apparaissent bel et bien comme capables de
soumettre le droit écrit, le droit positif, aux exigences de l’équité et se
préoccupent de rendre leurs décisions acceptables en tenant compte du
milieu social dans lequel ils interviennent, ce, sans arbitraire ni subjec-
tivité. Autrement dit, il n’y a de jugement juridique que celui raison-
nable2 et il n’y a de jugement raisonnable que celui qui concilie le droit
positif avec les valeurs communément partagées par les destinataires des
jugements juridiques.
On lui donnerait volontiers raison si sa description était vérifiable.
Mais l’est-elle ? Et mieux, est-ce même une description ? On peut
sérieusement en douter.
En effet, d’un côté, Perelman puise de nombreux exemples à la
source du droit positif mais aussi à celle du droit hébraïque ou du droit

1. Cf. Ch. Perelman, Le Raisonnable…, p. 101-102.


2. Ch. Perelman, Le Raisonnable…, p. 19 : « Tout droit, tout pouvoir légalement
protégé est accordé en vue d’une certaine finalité : le détenteur de ce droit a un pouvoir
d’appréciation quant à la manière dont il s’exerce. Mais aucun droit ne peut s’exercer
d’une façon déraisonnable, car ce qui est déraisonnable n’est pas de droit ».

197
Pierre Brunet

historique. Il fait ainsi la démonstration par l’exemple de ce que les juges


ne se contentent pas de déduire mécaniquement de textes généraux des
solutions individuelles mais soumettent les textes à des interprétations à
l’aide de techniques (interprétatives) propres au droit ou du moins aux
juristes en procédant ainsi à des choix. De l’autre, il ne se contente pas
de ces exemples : non seulement, il qualifie de « raisonnables » les solu-
tions auxquelles les juges parviennent mais encore il explique que les
juges doivent y parvenir, car les conséquences que ces juges déduisent
des textes de droit positif doivent être acceptables. De descriptif, le pro-
pos de Perelman se fait insensiblement mais explicitement normatif1.
Sans doute l’eut-il reconnu lui-même. Mais est-il possible de donner
une représentation normative de la production du droit et de soutenir,
dans le même temps, que l’on décrit la réalité de ce mode de produc-
tion ? Il y a là quelque chose de fondamentalement contradictoire.
Le moyen de surmonter la contradiction serait d’admettre que
Perelman entend décrire les « vraies normes » ou mieux encore « les
normes réelles » que suivent les juges – comme les réalistes américains
prétendaient le faire hier (et prétendent toujours le faire aujourd’hui)2.
On pourrait alors charitablement comprendre le propos de Perelman
comme la description de ce qu’une communauté d’individus retient
comme valeurs et normes. Ou plus modestement encore, Perelman
apporterait des preuves empiriques de ce que les juges ne sont ni des
machines ni les bouches de la loi mais des individus mettant en œuvre
des formes d’argumentation proches de ce que l’on appelle désormais
un « équilibre réflexif »3, équilibre qui, chez Perelman, consisterait en un

1. Le raisonnable…, p. 43 : « L’analyse de la pratique du droit nous prouve que la


théorie de sources du droit ne suffit pas à expliquer son fonctionnement parce que les
textes par eux-mêmes ne fournissent que rarement de solution univoque quant à la
manière de les appliquer. La solution trouvée devra tenir compte également des consé-
quences qui résultent de son application : il faut que la solution soit équitable, conforme
à l’intérêt général, raisonnable en un mot acceptable. »
2. Cf. K. Llewellyn, The Theory of Rules, ed. and introduction by F. Schauer,
Chicago, Chicago University Press, 2011, not. p. 21-27 et Chap. III.
3. Pour un usage de ce concept en théorie du droit, v. G. Maniaci, Razionalità ed
equilibrio riflessivo nell’argomentazione giudiziale, Turin, Giappichelli, 2008, not. la seconde
partie, p. 231 sq.

198
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

ajustement mutuel entre les croyances générales des juges, les attentes de
la société, les précédents judiciaires, les réactions du législateur et leurs
jugements particuliers.
Perelman ne nous aide guère pour autant, car on ne trouve chez
lui aucun élément nous permettant de vérifier le caractère raisonnable
ou acceptable d’une décision. Faudrait-il considérer qu’une décision
de justice est jugée par une communauté comme déraisonnable parce
qu’elle suscite une révolte ? Parce qu’elle n’est pas respectée ?
Parce qu’elle donne lieu à une loi qui la contredit ? Ou bien, en l’ab-
sence de tels indices, doit-on considérer que l’appréciation en termes
de « raisonnable » n’est pas une explication des raisons pour lesquelles
une décision a été prise mais une justification de ce qu’on devait la
prendre ? Il est à peine nécessaire de dire qu’on pencherait volon-
tiers pour cette solution-là. En d’autres termes, une décision n’est pas
raisonnable parce qu’elle est conforme à des valeurs sociales et tient
compte de ces valeurs, mais on dit qu’elle est raisonnable pour expri-
mer son adhésion à cette décision. Il ressort de là qu’une « décision
raisonnable » n’existe pas en dehors d’un système de valeurs et que la
description d’une décision comme raisonnable n’en est pas une : elle
ne décrit aucune qualité qui soit intrinsèque à la décision en question
mais exprime un jugement de valeur qui peut servir de fondement à
une norme : « cette décision est raisonnable, donc on doit s’y confor-
mer » revient à dire qu’on doit se conformer à cette décision. De
même que dire du prix d’un objet qu’il est raisonnable est une autre
façon de dire qu’on est (ou qu’on serait) prêt à le payer, dire d’une
décision qu’elle est raisonnable est une autre façon de dire qu’on est
ou qu’on serait prêt à s’y conformer. Mais ce faisant, on ne dit encore
rien sur le contenu même de la décision. Au fond, on se contente de
dire ce que serait pour nous le « bon juge ».
On peut aussi être surpris de ce que Perelman n’ait pas cherché à
construire une théorie de l’interprétation juridique. Non qu’il n’en ait
pas une. Mais elle ne nous est pas présentée. Quelle serait cette théorie ?
Si l’on devait utiliser la distinction que Kelsen a tant promue entre inter-
prétation comme connaissance et interprétation comme volonté, sans
doute que Perelman tendrait à y échapper ou s’y soustraire.

199
Pierre Brunet

En effet, chez lui, l’interprétation n’est pas subordonnée au sens clair


d’un texte – dont il admet volontiers la relativité – mais à la nécessité
d’adapter le texte à une situation de fait, autrement dit à l’assouplir afin
de « ne pas heurter l’équité » ou de ne pas en tirer des « conséquences
socialement inadmissibles »1. Les juges ont donc la liberté juridique de
décider d’assouplir les textes. Pour autant, leur volonté est limitée nous
dit Perelman, car ils sont soumis aux impératifs du raisonnable (et non
de la raison pratique à proprement parler) : il peuvent donc affirmer
leur volonté contre le texte mais leur décision ne sera jamais susceptible
d’être considérée comme subjective ou arbitraire, car ils doivent rendre
des décisions acceptables2.
Outre que la notion d’acceptabilité pose problème (on pourrait
ici penser aux discussions provoquées par les thèses de Hart), on doit
reconnaître que l’analyse par Perelman du pouvoir discrétionnaire
des juges et de sa limite est elle-même assez limitée, comme si les
exemples rapportés et les analyses qu’il en fait devaient être pris pour
argent comptant. On n’a guère d’autre solution d’ailleurs que celle de
faire crédit à Perelman de sa bonne foi. Mais comment alors analyser
le rôle des juges lors de périodes historiques troublées ? Comment
expliquer que les juges d’hier ait pu prendre tout un ensemble de
décisions que nous jugeons iniques aujourd’hui ? Par quel miracle se
sont-ils reconvertis à la recherche du raisonnable ? Serait-ce la force
du milieu ambiant au sein duquel ils évoluent ? Cela reviendrait alors
à dire que les juges se contentent de refléter l’esprit du temps auquel
ils se soumettent. Dans ces conditions, les limites de leur pouvoir dis-
crétionnaire ne seraient pas à chercher du côté des juges eux-mêmes
mais du côté de l’esprit du temps ou des institutions, comme si les
juges étaient ce que les institutions les font être. Et pourquoi pas ? On
peut aussi voir les choses autrement – savoir, d’abord, que les exemples

1. Le raisonnable…, p. 103.
2. Ch. Perelman, Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Paris, Dalloz, 1979, 2e éd.,
p. 162 § 87 : « Puisque tout litige implique un désaccord, une controverse, le rôle du
juge est de trouver une solution qui soit raisonnable, acceptable, c’est-à-dire ni subjec-
tive ni arbitraire. » On pourrait multiplier les citations.

200
Perelman, le positivisme juridique et l’interprétation

choisis par Perelman sont certes significatifs mais résultent eux-


mêmes d’un choix tant de sa part que de celle des nombreux juristes
auxquels il a si souvent fait appel1. On peut ensuite souligner que
Perelman parvient habilement à articuler une thèse que l’on pourrait
qualifier de réaliste ou du moins de « pragmatique » – les décisions
auxquelles parviennent les juges sont le produit de choix subjectifs
entre diverses interprétations possibles et diverses valeurs en conflit2 –
avec un a priori moral qu’il ne prend nullement la peine de vérifier et
qui le conduit à reprendre d’une main la subjectivité des juges qu’il
concède de l’autre : à peine a-t-il reconnu que les décisions sont sub-
jectives en tant qu’elles sont le fruit de leur volonté et non de règles
qui les déterminent à l’avance qu’il s’empresse d’atténuer la portée
de cette affirmation en montrant que tout un ensemble de facteurs (de
contraintes ?) les feront échapper à l’arbitraire : elles seront motivées,
elles devront être intégrées dans un ensemble jurisprudentiel, elles
feront l’objet d’un délibéré, elles devront convaincre les parties, les
juristes professionnels, les journalistes spécialisés…
L’assurance avec laquelle Perelman écarte tout risque d’arbitraire
nous conduit à nous demander si son analyse ne souffre pas d’une sorte
d’aporie. Comme si, à force de lutter contre le formalisme et son corol-
laire, le raisonnement déductif, il en venait à confondre les règles de
droit avec des règles empiriques toujours susceptibles d’être renversées
par d’autres règles empiriques agissant comme de « bonnes raisons »3.
On se souvient certes que pour Hart, une règle juridique qui se termine

1. On peut aussi remarquer sans perfidie aucune que, d’un livre à un article et d’un
article à l’autre, Perelman reprend les mêmes exemples.
2. Cf. R. Posner, How Judges Think, Cambridge, Harvard University Press, 2008,
p. 7-8 qui donne une définition du légalisme à laquelle Perelman aurait sans aucun
doute souscrit : « For Legalists, the Law is an Autonomous Domain of Knowledge and
Technique » ; v. aussi R. Posner, Overcoming Law, Cambridge, Harvard University Press,
1995, p. 17.
3. On pense notamment à la ferveur avec laquelle il cite la phrase de François Gorphe :
« Toutes les fois que les conséquences de règles strictes paraissent dépasser la mesure, on
essaie de les écarter en faisant appel à des principes plus justes », in Les décisions de justice.
Étude psychologique et judiciaire, Paris, puf, 1951, p. 38, citée par Ch. Perelman, Logique
juridique, p. 168, § 91.

201
Pierre Brunet

par l’expression « à moins que » est encore une règle1. Mais cette même
thèse est très contestable, précisément au nom du formalisme en tant
que ce dernier garantit une forme de séparation des pouvoirs de dire le
droit2. Car c’est bien de cela qu’il s’agit et que l’analyse de l’interpréta-
tion par Perelman néglige complètement : quand bien même on consta-
terait que par bonté d’âme, les juges assouplissent les règles écrites pour
les « vider de leur venin », on ne pourrait passer sous silence que cette
« interprétation » consiste en l’exercice d’un pouvoir de dire ce que le
bien commande de faire. Aussi morale soit l’inspiration de ce pouvoir,
il demeure, juridiquement parlant, un pouvoir. Admettre que les juges
l’exercent afin d’atténuer les effets d’une règle ne peut être justifié qu’au
nom de la morale. Et sauf à présupposer, une objectivité morale, on ne
peut exclure que le pire arrive. On comprend mieux alors que Perelman
ait tout simplement tenu à cet a priori moral dont on parlait, lequel n’est
que l’expression d’un objectivisme éthique en l’absence duquel sa théo-
rie de l’interprétation juridique, qui est fondamentalement une théorie
morale, s’effondre3.

1. « A rule that ends with the Word “unless…” is still a rule », H.L.A. Hart, The
Concept of Law, Oxford, Clarendon, 2nd éd., 1994, p. 139.
2. F. Schauer, « A Critical Guide to Vehicles in the Park », New York University Law
Review, vol. 83, 2008, p. 1129.
3. À ce stade, on est alors fortement tenté de rapprocher les thèses de Perelman de
celles de Dworkin ainsi que de la thèse générale selon laquelle le droit fournit des raisons
d’agir. Malheureusement, l’espace manque pour développer ce point.

202
L’émergence d’un ordre juridique mondial :
pathologie ou métamorphose ?1

Mireille Delmas-Marty

L’idée d’un ordre juridique mondial peut sembler incongrue tant


le spectacle qui s’offre à nous ressemble davantage à un immense
désordre qu’à un ordre, même émergent. On pourrait même dire que
l’année 2011 est une année où se sont accumulés les avis de tempête sur
la planète Terre.
D’abord, la barbarie humaine est loin d’avoir reculé. Le choc de l’après-
guerre, quand le monde découvrait que des nations dites civilisées avaient
commis « des actes de barbarie qui révoltent la conscience humaine »
(Préambule, Déclaration universelle des droits de l’homme, dudh, 1948),
a été renouvelé par les attentats du 11 septembre 2001, puis les réponses
guerrières qui ont suivi. Et l’année 2011, malgré les espoirs du « printemps
arabe », reste marquée par les massacres (Côte d’Ivoire, Lybie, Syrie…).
S’ajoute le réveil de la nature : la prise de conscience de l’impor-
tance de l’environnement et de la fragilité de la biosphère remonte à
plusieurs décennies (notamment au sommet de la Terre, Rio 1992, puis
à Kyoto 1997), mais après l’échec du sommet de Copenhague et le
semi-échec de Cancún, la catastrophe de Fukushima fait de 2011 une
année noire pour la nature.

1. Texte inspiré d’une communication inédite de l’auteur à l’Académie des scien-


ces morales et politiques, le 19 décembre 2011.

203
Mireille Delmas-Marty

Enfin, l’interminable crise économique et financière montre le ris-


que d’une dictature des marchés. Le dispositif financier global peut être
qualifié de « non-système » : qu’il s’agisse de la supervision des banques,
des assurances, des marchés financiers, du droit fiscal, du droit pénal,
du droit commercial, du droit de la faillite, ou même de l’organisation
judiciaire, la simple juxtaposition des systèmes normatifs nationaux est
impuissante à maîtriser des flux financiers qui circulent virtuellement, et
de plus en plus vite. Quant au commerce mondial, dix ans après le lan-
cement du cycle de Doha, l’omc est dans une impasse, et les États-Unis
jouent ouvertement la carte du commerce bilatéral et régional.
Faut-il s’étonner d’un tel désordre, alors que l’ordre juridique reste
attaché à l’État ? Faute d’État mondial (que personne ne souhaite, car il
marquerait sans doute l’hégémonie d’une superpuissance), l’ordre juri-
dique « mondial » n’existe pas.
Tel est en tout cas le diagnostic de Benoît Frydman, qui va jusqu’à
suggérer que le terme « droit global » ne désigne pas un état d’anomie,
« mais bien au contraire un état de “Pannomie” où les normes surgissent
de toutes parts, proclamées par autant de législateurs improvisés, publics
ou privés »1. La face politique d’un ordre institué et garanti par une
autorité souveraine « s’est dissociée de la face logique d’un ensemble
ordonné et complet de règles cohérentes », et il faut désormais « se pas-
ser de la notion d’Ordre juridique » pour penser ce droit global.
À moins qu’il s’agisse d’un ordre virtuel, au sens proposé par
Jean Baechler2 ? Le virtuel n’est pas impossible, mais son actualisation
est imprévisible et ne se réalise qu’à certaines conditions. Encore faut-il
savoir lesquelles. Le problème est qu’en cette période de transition, le
nouveau modèle d’ordre émerge à peine et l’on discerne mal ses formes,
tandis que l’ancien est déjà fortement ébranlé.
L’ébranlement n’atteint pas seulement l’État, affaibli dans sa souve-
raineté et concurrencé dans son monopole par l’apparition de nouveaux
acteurs (opérateurs économiques, acteurs civiques, experts scientifiques).

1. B. Frydman, « Comment penser le droit global ? » (2011) 25.


2. J. Baechler, « Qu’est-ce que le virtuel ? », Rentrée des cinq académies,
oct. 2011.

204
L’émergence d’un ordre juridique mondial

Il atteint aussi les normes juridiques (au sens large, incluant contenu
et mise en application). Ce phénomène, que les travaux de Perelman
contribuent à éclairer de façon prémonitoire, a parfois été présenté
comme une pathologie, le droit international « malade de ses nor-
mes »1 ; à tel point qu’il « devient de plus en plus malaisé de déterminer
non seulement de quoi est fait une norme, mais aussi qui elle oblige et
envers qui »2.
À première vue, les symptômes pathologiques se sont plutôt
aggravés :
– la prolifération normative conduit à la fragmentation des normes
(verticale, entre niveau national, régional, mondial, et horizontale,
entre les secteurs quasi autonomes du droit international tels que
droit du commerce, des investissements, des Droits de l’homme, du
droit pénal, et du droit de l’environnement, etc.) ;
– la diversification des acteurs entraîne la dilution des responsabilités
(entre États et organisations internationales, entreprises transnatio-
nales, organisations non gouvernementales et experts) ;
– enfin, l’accélération du mouvement aboutit à l’instabilité dans le
temps et l’idée que la forme normative « cristallise la force à un
moment donné et fixe pour un temps le jeu des forces »3 est remise
en cause par des réformes quasi permanentes.
En somme, fragmentation des normes, dilution des responsabilités,
et instabilité dans le temps marqueraient l’émergence d’une normativité
juridique mondiale qui entraîne une dé/formation au sens littéral (dé/
formalisation) de l’ordre juridique.
Pourtant, certains événements ont envoyé des signes plus positifs
en dépit de leur ambiguïté, du « printemps arabe » au vote du Conseil
de sécurité sur la Lybie et à l’arrestation de l’ancien président de Côte-
d’Ivoire, Gbagbo ; de l’accord partiel sur le changement climatique à

1. P. Weil, « Vers une normativité relative en droit international », in Écrits de droit


international, puf, 2000.
2. Ibid.
3. C. Thibierge, La Force normative. Naissance d’un concept, Bruylant, 2011.

205
Mireille Delmas-Marty

Durban à l’accord sur le projet d’un nouveau traité entre pays de la zone
euro.
C’est un encouragement à lancer une hypothèse un peu moins pes-
simiste : le désordre apparent pourrait annoncer un renouvellement et
la dé/formation serait la première phase d’une métamorphose (trans/
formation au sens littéral) vers un ordre juridique encore virtuel : de la
fragmentation à l’harmonisation, nous irions vers un ordre à contenu
variable et à plusieurs vitesses ; de la dilution au partage des responsa-
bilités, vers un ordre « coresponsable » ; de l’instabilité à l’anticipation,
vers un ordre évolutif.

1 . D E L A F R AG M E N TAT I O N À L’ H A R M O N I S AT I O N :
V E R S U N O R D R E À C O N T E N U VA R I A B L E
ET À PLUSIEURS VITESSES ?

La fragmentation, qui entraîne la disparité et la pluralité (pas le plu-


ralisme), est pathologique pour au moins deux raisons : l’impuissance
des contrôles et le relativisme des valeurs.
La fragmentation mène à l’impuissance quand les pratiques se glo-
balisent, alors que le droit reste au niveau national. On peut l’observer à
propos des marchés financiers. Avant la globalisation, l’ordre était carac-
térisé par une monnaie et des services bancaires locaux, des transactions
transfrontières lentes et coûteuses, des services financiers contrôlés loca-
lement et des impôts collectés à l’intérieur des frontières. Désormais, les
changes sont globalisés, les banques internationalisées, mais les régula-
teurs sont débordés et incapables de contrôler les opérations dès lors que
les frontières ne bloquent plus les transactions1.
Les réformes récentes n’ont que faiblement corrigé l’impuissance :
en Europe, la création de nouvelles autorités de surveillance (opérations

1. J. M. Wiener, « Globalization, “Terrorist, Finance, and Global Conflict: Time


for a White List?” », in Financing Terrorism, (dir.) M. PIeth, p. 5 sq.

206
L’émergence d’un ordre juridique mondial

bancaires, assurances et valeurs mobilières), et celle d’un comité euro-


péen du risque systémique, n’ont pas suffi ; de même aux États-Unis, où
la loi Dodd-Franck, malgré des avancées dans l’organisation internatio-
nale, a sans doute manqué l’occasion de la grande réforme structurelle
qui était attendue.
Mais la fragmentation mène aussi au relativisme en matière de
Droits de l’homme. Malgré la déclaration « universelle » (dudh), l’ab-
sence de cour mondiale des Droits de l’homme, même les droits dits
indérogeables, ou les crimes dits imprescriptibles, ne sont pas toujours
compris de façon uniforme. Par exemple, l’interdiction des traitements
inhumains n’englobe pas partout la peine de mort, les châtiments
corporels ou les mutilations sexuelles féminines ; et l’imprescripti-
bilité n’est pas partout transposée au niveau national : les crimes de
guerre restent prescriptibles en droit français et le crime contre l’hu-
manité fait l’objet de mesures de clémence dans certains pays comme
l’Afrique Sud ou le Brésil. Même la notion de jus cogens, définie dans
la convention de Vienne sur les traités comme une norme impérative
acceptée par tous, est peu utilisée, car la Cour internationale de jus-
tice en fait un usage prudent, l’admettant au mieux quand les États
sont d’accord.
Si les pratiques démontrent qu’un ordre mondial unifié n’est pas
toujours adapté à la diversité des situations et risque parfois d’être hégé-
monique, alors comment éviter la fragmentation ?
Peut-être par sa transformation en processus d’harmonisation,
c’est-à-dire de rapprochement autour de principes communs, mais suf-
fisamment flous pour intégrer le contexte national. Le flou facilite l’har-
monisation, car il permet de « contextualiser » l’ordre mondial en tenant
compte du contexte politique, économique, culturel et social de chaque
État. Mais à quelles conditions techniques et logiques ?
Quant aux techniques juridiques, quelques exemples illustrent le
processus d’harmonisation.
La technique la plus connue est la « marge nationale d’appré-
ciation » au nom de laquelle la Cour européenne des droits de
l’homme (cedh) renonce à appliquer de façon uniforme certaines
clauses limitant les Droits de l’homme comme celles autorisant les

207
Mireille Delmas-Marty

« restrictions nécessaires dans une société démocratique ou les déro-


gations temporaires au cas de circonstances exceptionnelles mena-
çant la survie État (guerre, attaque terroriste, etc.). Bel exemple des
« forces imaginantes du droit » : partant du caractère subsidiaire du
mécanisme de garantie collective institué par la cesdh (qui exige
l’épuisement des voies de recours internes), la cedh considère que
les États sont en principe mieux placés que le juge international
pour apprécier ces clauses restrictives ou dérogatoires qui sont en
pratique fondées sur la notion d’ordre public. C’est pourquoi elle a
imaginé ce dispositif qui préserve le droit des États à certaines diffé-
rences, à condition de ne pas dépasser un seuil de compatibilité dont
elle détermine le niveau.
Moins connue, la technique de l’« équivalence fonctionnelle » est
utilisée pour lutter contre la corruption internationale : comme le pré-
cise le Commentaire de la convention de l’ocde (1997) : la convention
n’exige « ni l’uniformité ni la modification des principes fondamentaux
du système juridique d’une partie », mais une « équivalence fonction-
nelle » entre les mesures prises par les parties pour sanctionner la cor-
ruption d’agents publics étrangers.
Inspirée par les méthodes du droit comparé, cette technique s’est
révélée assez souple et ferme pour concilier contexte national et besoins
d’un marché global.
Souple, car la convention contient des normes dont le degré de
précision est variable : la définition de la corruption active est suffisam-
ment précise pour entraîner une véritable unification (renvoyant aux
États la responsabilité de sanctionner le fonctionnaire corrompu, cor-
ruption passive) ; en revanche, pour les personnes morales, la conven-
tion laisse le choix entre une responsabilité pénale ou extrapénale, à
condition que les sanctions prévues soient « efficaces, proportionnées
et dissuasives » (la compatibilité a été admise, par ex., pour les sanctions
administratives du droit allemand, contrôlées par un juge, mais non
pour celles du droit japonais, laissées à l’appréciation discrétionnaire de
l’administration).
S’ajoute la fermeté, car un contrôle est exercé par le groupe de
travail chargé du suivi qui évalue la compatibilité du droit national

208
L’émergence d’un ordre juridique mondial

avec la convention, à partir du droit écrit et de la jurisprudence mais


aussi des pratiques professionnelles1.
La protection du climat offre l’exemple d’une 3e technique (conv.
Rio et protocole de Kyoto), celle des « responsabilités communes mais
différenciées » que l’on retrouve d’ailleurs à l’omc. En matière de cli-
mat, il ne s’agit pas seulement de normes à contenu variable, mais d’un
agenda à plusieurs vitesses : grande vitesse pour les pays industrialisés,
petite vitesse pour les autres. D’où la difficulté à trouver un accord post-
Kyoto. Lors de la conférence de Durban (déc. 2011), l’Union euro-
péenne a finalement accepté de prolonger l’agenda de cinq à huit ans
au-delà des limites posées à Kyoto (fin 2012). Du coup, tous les grands
pays émetteurs de gaz à effet de serre (y compris la Chine et les États-
Unis) ont accepté de s’inscrire dans un accord global qui devra être
élaboré pour 2015 et entrer vigueur en 2020. Le report des échéances
a permis de sauver le protocole de Kyoto, mais l’accord n’engage pas
les États au plan juridique ; il annonce seulement un futur traité et ne
dit rien sur les contrôles prévus dans le mécanisme d’observance du
protocole de Kyoto.
Or, le droit flou n’est compatible avec la sécurité juridique que si la
marge (dans l’espace ou le temps) est contrôlée par un organe interna-
tional (juge, comité de suivi, mécanisme d’observance). Encore faut-il,
si l’organe existe, éviter de remplacer l’arbitraire du juge national par
celui de l’organe international de contrôle, ce qui suppose des condi-
tions logiques.
Quant aux logiques juridiques, le principal défaut du processus
d’harmonisation est de donner beaucoup de pouvoirs au récepteur de la
norme floue quand il détermine l’ampleur de la marge. Il ne s’agit plus
de corriger les risques d’impuissance ou de relativisme engendrés par la
fragmentation des normes, mais d’éviter l’arbitraire d’une harmonisa-
tion qui remettrait en cause la sécurité juridique.

1. G. Aiolfi et M. Pieth, « How to Make a Convention Work: the oecd


Recommandation and Convention on Bribery as an Example of a New Horizon
in International Law », in Corruption, integrity and Law enforcement, Cyrille Finjaut,
Leo Huberts (eds.), Kluwer, 2002, p. 349-360.

209
Mireille Delmas-Marty

La réponse n’est donc pas de renoncer à tout formalisme, mais, à la


différence de la rhétorique « perelmanienne » de l’argumentation, d’uti-
liser un autre type de formalisme en complétant la logique formelle
binaire par des logiques non standards, comme celle des sous-ensembles
flous (fuzzy logic), logique de gradation qui assouplit l’obligation d’iden-
tité en obligation de proximité : un simple écart à la norme de référence
ne suffit pas pour être censuré, encore faut-il avoir dépassé le seuil de
compatibilité.
Il reste à savoir comment le juge détermine ce seuil qui com-
mande l’ampleur de la marge. Deux conditions permettent de réduire
le risque d’arbitraire : d’une part, la transparence dans la motivation
qui doit expliciter les indicateurs déterminant la marge et le seuil de
compatibilité (voir par ex. les critères indiqués par la cedh : « les cir-
constances, les demandes et le contexte », le but légitime invoqué par
l’État en faveur d’une limitation des Droits de l’homme et le critère
de la convergence ou divergence des droits nationaux) ; d’autre part,
la rigueur dans la mise en œuvre : les indicateurs doivent être non
seulement explicites, mais appliqués avec la même pondération d’un
cas à l’autre.
En ce sens, le flou n’est pas synonyme d’une absence de logique
mais tout au contraire, un appel au renforcement du cadre logique,
condition nécessaire pour que la fragmentation se métamorphose en
harmonisation sans imposer l’unification, contribuant ainsi à l’émer-
gence d’un ordre juridique à contenu variable (et le cas échéant à plu-
sieurs vitesses). Mais la métamorphose ne se limite pas à cet éloge du
flou1. Il reste à éviter que la dilution des responsabilités, qui accom-
pagne la fragmentation des normes et la diversification des acteurs,
n’aboutisse pas à une déresponsabilisation générale, mais à un partage
des responsabilités.

1. Voir Le Flou du droit, Préface 2e éd puf, 2004 ; Le Pluralisme ordonné, Le Seuil,


2006.

210
L’émergence d’un ordre juridique mondial

2 . D E L A D I L U T I O N AU PA RTAG E D E S R E S P O N S A B I L I T É S :
VERS UN ORDRE « CORESPONSABLE » ?

Un ordre mondial « coresponsable » supposerait que la détention


d’un pouvoir d’échelle globale (politique, économique, scientifique,
médiatique, religieux ou culturel) entraîne une responsabilité globale.
La simplicité apparente d’un tel principe ne doit pas faire illusion. En
pratique, la responsabilité se dilue à mesure que les acteurs se diver-
sifient : étatiques et interétatiques (organisations internationales) mais
aussi non étatiques (entreprises transnationales ou etn, experts inter-
nationaux et ong posant les uns et les autres le problème des conflits
d’intérêts), voire de simples individus auteurs de crimes relevant de la
justice internationale.
Le résultat est l’ineffectivité (quasi-impossibilité de sanctionner la
violation des normes mondiales). Même en se limitant aux deux catégo-
ries les plus souvent visées (États et etn), transformer la dilution en par-
tage des responsabilités (comme l’annonce un projet de charte élaboré
par le Conseil de l’Europe en 2011) suppose trois conditions.
D’abord une clarification terminologique, car les mots n’ont pas le
même sens en français et en anglais = responsability renvoie à responsabi-
lité morale, et responsabilité juridique se dit liability ; enfin, accountability
veut dire « expliquer et justifier sa conduite et le cas échéant en sup-
porter les conséquences ». Parfois comprise comme une alternative à la
responsabilité1, l’obligation de rendre compte a progressé pour tous les
acteurs (y compris organisations internationales et experts), en revanche
la responsabilité a surtout progressé pour les États, alors que le concept
de « responsabilité sociale de l’entreprise » (rse) semble privilégier une
responsabilité morale.
S’agissant des États, la responsabilité en droit international s’est très
tôt affranchie de la faute : il suffit d’un fait illicite, d’un dommage et
d’un lien de causalité. L’extension à une responsabilité sans dommage,

1. « L’accountability comme alternative à la responsabilité » in Droit, sciences, techni-


ques, quelles responsabilités ? Lexis Nexis, 2011, p. 523.

211
Mireille Delmas-Marty

pour fait internationalement illicite, soutenue par la Commission du


droit international, a été recommandée aux États par l’Assemblée géné-
rale des Nations unies, mais sans pour autant devenir un traité engageant
les États.
En revanche, la grande nouveauté est venue de la possibilité de mettre
en cause la responsabilité des États devant un juge international pour
violation des Droits de l’homme, mais elle est limitée aux cours régio-
nales. À l’échelle mondiale, on mentionnera la responsabilité pénale des
chefs d’État devant la cpi, mais elle reste très exceptionnelle (étant limitée
aux crimes limitativement énumérés par le statut) ; on peut ajouter la res-
ponsabilité devant l’organe d’appel de l’omc pour le droit du commerce,
et devant le Tribunal international du droit de la mer pour certaines
questions d’environnement et de pêche, mais l’Organisation mondiale
de l’environnement, comme celle des finances, reste à créer.
Quant aux etn, la notion de la responsabilité sociale de l’entreprise
(rse) repose sur des mécanismes multilatéraux, mais non coercitifs, d’ori-
gine tantôt privée (codes de conduite, principes élaborés en partenariat
avec des ong), tantôt publique (Principes directeurs de l’OCDE à l’intention
des entreprises multinationales 1976), Déclaration tripartite sur les entreprises
multi et la politique sociale de l’OIT 1977), ou mixte (Global Compact, lancé
par le secrétaire général de l’Onu en 2000). Il faut ajouter le rapport de
son représentant spécial sur les Droits de l’homme et les etn1, au sous-
titre prometteur « Protect, Respect and Remedy » (2010). Mais pour assu-
rer l’obligation des États de protéger les Droits de l’homme et celles des
entreprises de les respecter, le terme remedy reste trop vague pour garantir
un véritable partage des responsabilités.
Une nouvelle répartition des compétences est nécessaire entre juri-
dictions nationales et internationales pour résoudre la contradiction née
de la mondialisation : les etn sont organisées à l’échelle mondiale, leur
pouvoir économique dépasse celui de certains États et leur flexibilité
permet de jongler avec les droits nationaux et régionaux et d’élaborer
un droit qui leur est propre, la lex mercatoria ; or, leur responsabilité

1. John Ruggie, Guiding Principles for the Implementation of the un: Protect,
Respect and Remedy.

212
L’émergence d’un ordre juridique mondial

juridique est exclue devant le juge international des Droits de l’homme


et même devant les juridictions pénales internationales, car (à la diffé-
rence du tribunal de Nuremberg), la cpi peut seulement poursuivre des
individus et non des personnes morales.
En l’état actuel du droit international, à l’exception notable des liti-
ges États/investisseurs, soumis à l’arbitrage international, seuls États et
individus considérés comme des sujets de droit international, assujettis
aux conventions et juridictions internationales. Les etn peuvent faire
valoir leurs droits devant la cedh, mais leurs transgressions relèvent des
juridictions nationales.
Or, la compétence (civile ou pénale) des juridictions nationales est
peu efficace : les pays d’origine craignent de perdre leur compétitivité
sur le marché économique et sur le marché des droits, tandis que les pays
d’implantation craignent d’éloigner les investisseurs et sont au demeu-
rant mal équipés du point de vue judiciaire.
En pratique le droit américain est le principal instrument de la respon-
sabilité des etn à l’échelle mondiale dans les domaines où il prévoit une
compétence universelle. Dans le domaine des Droits de l’homme, l’Alien
Tort Statute (ats), adopté en 1789 et redécouvert dans les années 1980,
donne compétence aux juridictions fédérales américaines pour accorder
réparation civile au cas de violation du droit international (Law of Nations),
même commise à l’étranger, contre des étrangers. Elle vise les violations
les plus graves des Droits de l’homme (travail forcé, travail des enfants). À
partir de 1998 (Doe v. Unocal1), les recours contre les etn se sont multi-
pliés jusqu’à la décision Kiobel2 en 2010. Depuis, plusieurs cours d’appel
ont adopté des décisions divergentes : la Cour suprême devra trancher le
débat sur l’applicabilité aux personnes morales.
Dans le domaine financier, la loi Sarbanes-Oxley de 2002, sur les
informations données aux marchés financiers et les obligations des inter-
médiaires et auditors et des conseils d’administration, a créé des crimes

1. Doe v. Unocal, 27 F Supp 2d 1174 (cd Cal 1998), us District Court for the
Central District of California.
2. us Court of Appeal for the 2nd Circuit, Kiobel v. Royal Dutch Petroleum, 17 sep-
tembre 2010.

213
Mireille Delmas-Marty

lourdement punis (jusqu’à 20 ans si destruction, modification ou falsifi-


cation intentionnelle de registres dans les enquêtes fédérales ou en cas de
faillite, et 10 ans si destruction de traces d’audit) applicables à toutes les
entreprises cotées aux États-Unis ou soumises pour une raison quelcon-
que aux règlements de la Securities and Exchange Commision. De même,
la loi Dodd-Franck aura nécessairement des effets sur le développement
international.
À terme pourtant, la compétence universelle semble une mauvaise
solution : exercée par le pays le plus puissant, elle prépare un ordre
mondial hégémonique ; mais si le juge de n’importe quel pays peut
juger, selon son droit national, les violations commises n’importe où
dans le monde, elle annonce un vaste chaos. La meilleure solution serait
soit une juridiction internationale, soit une convention internationale
pour renforcer la compétence du pays origine (en encadrant la clause
arbitraire du forum non conveniens) et donner au pays d’implantation les
moyens de mener l’enquête et assurer l’exécution du jugement) tout en
favorisant les nouvelles formes d’action en justice.
De nouvelles formes d’action pour les victimes peuvent s’inspirer du
droit américain (les actions de groupe, class actions) ou français (action
civile des groupements, élargie par la jurisprudence récente, la Cour de
cassation permettant l’action de Transparency International à propos des
biens mal acquis par des chefs d’État africains). S’ajoute l’intervention
de tiers « amis de la cour » (procédure amicus curiae inspirée de la common
law).

3 . D E L’ I N S TA B I L I T É À L’ A N T I C I PAT I O N :
V E R S U N O R D R E É VO L U T I F ?

L’instabilité n’est pas propre à l’ordre juridique mondial. Certes


l’ordre national se rêve comme stable (pyramide), mais il est désormais
engagé dans une course de vitesse avec les nouvelles technologies : « le
temps technologique s’accélère sans cesse, tandis que le temps juridique

214
L’émergence d’un ordre juridique mondial

reste lent, régi par les procédures démocratiques »1. L’instabilité est ainsi
renforcée par l’inflation législative (la course aux normes), car les défis
de la science contemporaine appellent toujours de nouvelles normes
pour empêcher les dérives, corriger les abus, imposer des limites aux
activités dangereuses. Et quand les dangers sont potentiellement graves
et irréversibles, la réaction devient prévention, voire précaution.
Or, cette transformation est venue du droit international dont l’ins-
tabilité est renforcée depuis qu’il intègre très largement ce rôle de pré-
vention qui va des risques en matière de sécurité environnementale et
sanitaire (principe de précaution) aux menaces (terrorisme et défense
préventive, massacres et devoir protéger les populations, cf. résolution
du Conseil de sécurité de 2011 Lybie). Avec la prévention, l’instabilité
pourrait se métamorphoser en anticipation : bien compris, le principe
de précaution n’est pas un prétexte à l’immobilisme mais une incitation
à la recherche (pour mieux évaluer les risques) et en ce sens principe
d’anticipation. De même, avec la terminologie nouvelle introduisant la
durée (développement « durable », paix « durable ») ou plus directement
l’avenir (générations « futures »).
L’entrée des « générations futures » dans l’ordre mondial (au som-
met de Rio puis dans la Déclaration universelle de l’Unesco en 2005
(sur la bioéthique et les Droits de l’homme) est particulièrement
significative, car elle réintroduit la chaîne entre générations actuelles
et futures, proches ou lointaines, appelées ou non à se rencontrer.
Quand il s’agit de générations lointaines, il faut sans doute parler non
pas de droits, mais de devoirs, car nous sommes engagés sans récipro-
cité, sans doute parce que nous sommes les seuls êtres aptes à penser
survie de l’humanité et l’équilibre de la biosphère. Mais cette absence
de réciprocité pourrait conduire à un engagement illimité. D’où le
dilemme : d’une part négliger les effets de décisions qui engagent
l’équilibre de la biosphère est inacceptable, mais d’autre part, dans sa
forme absolue, le devoir d’anticiper procède d’une vision insensée qui
ignore la finitude humaine.

1. « Le profilage : entre technologies intrusives et droits fondamentaux », in Droit,


sciences, techniques, précité, p. 247.

215
Mireille Delmas-Marty

En somme, l’idée d’un ordre « évolutif » doit être admise, mais seu-
lement à certaines conditions.
D’abord orienter l’évolution : il est nécessaire pour éviter l’arbi-
traire d’indiquer au juge la direction de l’anticipation. C’est ainsi que le
préambule de la cesdh donne pour objectif au Conseil de l’Europe la
sauvegarde « et le développement » des Droits de l’homme. La direction
est parfois double : ainsi, le développement « durable » tend à la fois à
favoriser l’économie et l’environnement. Et l’orientation inclut parfois
le rythme : d’où l’importance des agendas comme celui du protocole
de Kyoto.
Limiter l’anticipation : est tout aussi nécessaire, car l’effet paradoxal
des sociétés sécuritaires est d’appeler des contraintes toujours plus intru-
sives et finalement de générer une insécurité juridique qui menace les
libertés. Ainsi, s’agissant des générations futures, l’évaluation du préju-
dice peut se déployer sur des périodes allant, par ex. pour le nucléaire,
de 30 ans (déchets à vie courte) à 10 000 (déchets à vie longue). Aussi
faut-il mieux évaluer les risques et préciser les indicateurs qui com-
mandent le seuil de tolérance. Car la tolérance sera indispensable pour
sortir de la culture de la peur et retrouver un équilibre entre sécurité et
libertés.
Mais il est difficile d’oublier Hans Jonas. Hanté par les dérives qu’il
associe à ce qu’il nomme « l’utopisme marxiste dans son alliance étroite
avec la technique », le philosophe en viendra à opposer « Le Principe
Responsabilité » au « Principe Espérance » d’Ernst Bloch. Certes son « heu-
ristique de la peur » ne vise pas l’angoisse pour soi-même : en dépistant
les dangers, il entend lancer un appel au « courage, d’assumer la respon-
sabilité » à l’égard des générations futures1. Mais la peur ne remplace pas
l’espérance, « ouverte aux séductions », disait Platon dans le Timée, mais
il reconnaissait dans Les lois qu’elle est nécessaire à l’exercice de la raison
et la recherche de vérité.

1. H. Jonas, Das Prinzip Verantwortung, Francfort 1979, Le Principe responsabilité,


Une éthique pour la civilisation technologique, Éd. du Cerf, 1990, 3e éd. Flammarion, 1995,
p. 16 et p. 424.

216
L’émergence d’un ordre juridique mondial

En conclusion, ne soyons pas nostalgiques d’un ordre juridique en


partie mythique, mais gardons à l’esprit ses enseignements pour corri-
ger les dérives au moment où l’ordre mondial s’oriente vers un ordre
à contenu variable et à plusieurs vitesses, « coresponsable » et évolutif.
C’est sans doute la condition pour que cette métamorphose de l’ordre
nous permette d’échapper à l’alternative entre la culture du surhomme
et celle de la catastrophe : en somme de réconcilier Hans Jonas et
Ernst Bloch, afin que la peur engendre la solidarité et que la responsa-
bilité s’ouvre à l’espérance.

217
Le modèle perelmanien au regard
des méthodes d’enseignement du droit

Marie-Anne Frison-Roche

1 . L A C R I T I Q U E T R A N S P O S A B L E D ’ U N S AVO I R
U N I L AT É R A L E M E N T T R A N S M I S

Dans tous ses travaux, Perelman a critiqué le syllogisme juridiction-


nel, soit parce qu’il est dangereux, soit parce qu’il est faux. Cela est
parfaitement transposable pour l’enseignement, lorsque le professeur
transmet un droit posé comme un préalable incontestable que l’étudiant
doit apprendre, ce qui est dangereux et ne correspond pas à la réalité
du droit.

La critique de Perelman du syllogisme juridique en tant qu’il est dangereux

Il continue d’être d’usage de présenter, y compris aux étudiants,


l’office du juge comme étant de prendre acte de la « majeure » préala-
blement posée, constituée par la loi, préexistante à la volonté juridic-
tionnelle, et, après avoir interprété la loi au besoin, si elle est obscure,
contradictoire ou lacunaire, le juge en fait l’application aux faits de la
cause, faits qui constituent la mineure du syllogisme. De cette applica-
tion résulte la conclusion.

219
Marie-Anne Frison-Roche

Le jugement est donc un exercice solitaire, par lequel le juge,


personnage savant1 – l’adage posant que La Cour connaît le droit –,
n’a pas besoin des parties aux procès, qui se contentent de lui four-
nir les éléments de la mineure du syllogisme, l’édifice des faits2, les
prétentions qu’elles construisent pouvant être juridiquement valides
alors même qu’aucune règle de droit n’est évoquée. Ainsi, le juge,
qui a l’apanage du droit et le connaît, est face à la loi et l’on peut
dire qu’il la déverse sur les faits pour exercer pleinement son office
de juger.
Cette présentation a été fortement et radicalement critiquée par
Perelman, tout d’abord parce qu’elle est dangereuse. En effet, dans
cette conception, les parties ne discutent pas la loi. Le juge ne le fait
pas davantage, puisque la loi lui préexiste, en ce qu’elle constitue la
majeure. Ainsi, la discussion, l’argumentation, ce sur quoi Perelman
consacra l’essentiel de son travail théorique3 appartient à la phase de la
procédure, mais celle-ci est antérieure au jugement, lequel est nette-
ment distingué du débat. Il n’y a pas de continuum entre la procédure
et jugement. Cela est d’autant plus vrai dans des procédures inquisi-
toires, dans lesquelles le débat et les argumentations des parties n’ont
guère de place.
Dès lors, les jugements sont formels, cela est consubstantiel au syl-
logisme, et la question de sa nature substantiellement juste ou non ne
se pose pas d’une façon nécessaire. En cela, les jugements syllogistiques
sont dangereux. Ils sont clos sur eux-mêmes, n’ont pas à faire de réfé-
rence à autre chose que la loi et les faits de l’espèce. Ainsi, la morale,
la vertu de justice, les mœurs, etc. leur sont exogènes. Pour Perelman,

1. Ce qui en quoi il se rapproche du professeur, qui se caractère par son érudition,


même si l’adage La Cour connaît le droit est une fiction qui exprime une règle procédu-
rale. V. ci-dessous.
2. L’expression d’« édifice des faits » a été utilisée par Henri Motulsky, dans la
description qu’il fît dans sa thèse de la façon dont la loi est « concrétisée » dans l’ordre
juridique, à travers l’application qu’en fait le juge par ses décisions : Principes d’une réa-
lisation méthodique du droit privé. La théorie des éléments générateurs des droits subjectifs, préf.
Paul Roubier, Paris, Sirey, 1948, 174 p. ; rééd. Paris, Dalloz, 2002.
3. Traité de l’argumentation, Bruxelles, 1959.

220
Le modèle perelmanien

cela est très dangereux. Nous verrons que ce même danger existe dans
un enseignement du droit qui serait pareillement clos sur lui-même1.
En second lieu, Perelman reproche au syllogisme juridique d’être
faux. En effet, et l’on ne sait plus alors si l’on doit ou non s’en réjouir,
les juges le plus souvent ne raisonnent pas sans considérer la dimension
juste de ce qu’ils décident, le contexte social, etc.

La critique de Perelman du syllogisme juridique en tant qu’il est faux

En réalité, dans un continuum entre le procès et le jugement, le


juge prend en considération ce que disent les parties, lesquelles s’ex-
priment aussi bien sur la loi que sur les faits et chacun sait que, dans
les écritures des parties, que les contentieux soient objectifs ou sub-
jectifs, que la procédure soit accusatoire ou inquisitoire, la loi est
discutée autant que les faits, chacune des parties présentant le droit
positif à l’avantage de sa prétention. De la même façon, les parties
mettent dans le débat non seulement les faits issus du cas particulier,
mais encore ceux qui l’excèdent, par exemple les implications sociales
ou économiques1.
Ce n’est qu’à ce stade de la rédaction du jugement, et non pas au
stade préalable de sa conception, que le juge adopte le syllogisme. Le syl-
logisme est ainsi au mieux une forme de rédaction et non pas une forme
de raisonnement, au mieux une façon d’entraîner la conviction de celui
à qui s’adresse le jugement et non pas une façon de l’engendrer. Ainsi, le
syllogisme relève de la rhétorique, au sens aristotélicien du terme.
C’est une tradition du système de droit continental que non seule-
ment de rédiger les jugements de cette manière, mais encore de présen-
ter le syllogisme comme la façon même dont la juridiction a raisonné.
De la même façon, le professeur traditionnel présente le droit comme

1. Marie-Anne Frison-Roche, « Légitimité, opportunité et efficacité de l’analyse


économique du procès civil », in Cohen Dany (dir.), Droit et Économie du procès civil, coll.
« Droit et Économie », Paris, lgdj, 2010, p. 3-22.

221
Marie-Anne Frison-Roche

l’application neutre et verticale de la loi à des cas1. On peut l’expliquer


par conformisme et par une volonté de respect feint de la figure d’un
juge qui n’est qu’agent d’application neutre de la loi, laquelle constitue,
au sens non plus simplement logique, mais au sens normatif du terme,
la « majeure » du système.
De la même façon, le positivisme qui frappe beaucoup d’universi-
taires, pour lesquels le droit se résume au droit, pour lesquels le droit
déjà ainsi tautologiquement étriqué se résume à ce qui est écrit dans le
texte des lois et des jugements, sans se soucier des « reins et des cœurs »
dont le droit ne doit pas se soucier, explique un enseignement du droit
comme une technique et non pas comme un art pratique.
Pour en rester pour l’instant au jugement, objet principal des travaux
de Perelman, ce goût continental pour la présentation syllogistique et
neutre, sans référence à ce qui n’est pas du droit, peut s’expliquer encore
par l’idée que le justiciable admettra peut-être plus aisément un juge-
ment dont la solution apparaît ainsi comme évidente, puisque aucune
autre ne pouvait être adoptée. La présentation verticale du syllogisme, sa
structure unilatérale, le suggère au lecteur.
Elle ne correspond pourtant pas à la démarche intellectuelle effec-
tive du juge, et Perelman montra qu’il fallait donner plus place à la
réalité, à savoir que l’argumentation est le socle même de la démarche
de celui qui juge, ce qui lui permet de prendre en considération ce que
soutiennent les parties, argumentation et dispute qui doivent se refléter
dans le jugement, ce qui permettra aux différents cercles d’auditoires
d’adhérer aux décisions de justice, parce que démonstration sera faite
que les différents points de vue auront été pris en considération.
Cela est parfaitement transposable dans les méthodes éducatives, car
les étudiants, comme les parties, peuvent avoir, de leur point de vue,
raison, même s’ils n’ont pas le pouvoir de décider.
L’association rousseauiste entre le fait d’avoir le pouvoir de déci-
der et le fait d’avoir raison mérite d’être combattue car cela n’est pas
rationnel. Au contraire, celui qui ne bénéficie pas du pouvoir, à savoir

1. V. infra, p. 223 s.

222
Le modèle perelmanien

la partie qui perd son procès ou l’étudiant qui est noté, a pourtant son
rôle à jouer dans l’exercice de l’office de celui qui exerce le pouvoir, le
pouvoir d’enseigner comme le pouvoir de juger. En effet, dans les deux
cas, juger et enseigner sont des « offices »1, c’est-à-dire des pouvoirs que
ne sont conférés par la loi à des personnes que pour mieux permettre
à celles-ci d’exercer des devoirs, rendre la justice pour le juge, faire des
étudiants des personnes sensibles à la justice et aptes à exercer un art
pratique, pour le professeur.
Ces reproches d’unilatéralisme que Perelman adresse à l’ordre juridi-
que dans sa production des règles particulières à travers les jugements, ne
peut-on les formuler d’une façon analogue à propos de l’enseignement
du droit ?

2 . L A T R A N S P O S I T I O N N É G AT I V E E T P O S I T I V E
DES THÉORIES DE PERELMAN
AU X M É T H O D E S D ’ E N S E I G N E M E N T D U D RO I T

En effet, si l’on reprend tout d’abord les critiques du syllogisme, rap-


pelées ci-dessous, elles sont transposables à l’enseignement du droit. À
cette transposition « négative », il faut ajouter une transposition « posi-
tive » des théories de Perelman, c’est-à-dire favoriser un enseignement
du droit par l’argumentation.

L’enseignement traditionnel du droit sous la forme syllogistique

Le droit relève de l’Enseignement supérieur et cela ne signifie pas


seulement que la transmission de son savoir s’opère après la fin des études
secondaires. Lorsque certains se plaignent d’une « secondarisation » des

1. Marie-Anne Frison-Roche, « Les offices du juge », in Jean Foyer, auteur et législa-


teur, Écrits en hommage à Jean Foyer, Paris, puf, p. 463-476.

223
Marie-Anne Frison-Roche

études de droit, ils évoquent le fait que le droit serait enseigné comme
le sont des matières dans les lycées.
En effet, dans une conception traditionnelle, le professeur s’identifie
comme une personne essentiellement supérieure aux autres individus
que sont les étudiants, puisque le premier est titulaire de diplômes élevés
et les seconds non. On connaît l’obsession française pour l’obtention de
l’agrégation d’université.
À partir de là, le professeur, protégé par une présomption irréfra-
gable de détention d’un savoir définitif, est face à son savoir, comme le
juge traditionnel est face à la loi. Dans son pur dialogue avec le droit,
il monologue dans l’amphithéâtre, les étudiants n’ayant rien à dire,
puisqu’ils ne connaissent pas la matière juridique et qu’une connaissance
non juridique (une connaissance morale, factuelle, sociale, personnelle,
etc.) n’a pas de pertinence.
Ainsi, dans une conception close du droit lui-même, le droit ne
comprenant que le droit, dans un système continental qui identifie lui-
même le droit à la loi, le droit étant donc contenu tout entier dans la
loi, dans des cercles qui sont des successifs rétrécissements, le professeur
expose unilatéralement le droit technique face à des étudiants réunis en
masse dans des amphis, cet entassement n’étant pas vraiment domma-
geable puisqu’ils demeurent passifs.
De la même façon que dans la théorie procédurale classique, le
temps de la procédure est distingué nettement du jugement, les deux
n’appartenant pas au même continuum, le débat appartenant à la procé-
dure, alors que le jugement demeure un exercice solitaire du juge, dans
l’ordre de l’enseignement, la prise de parole par un étudiant peut avoir
plusieurs statuts.
Dans une relation de pouvoir, l’étudiant peut n’avoir à prendre la
parole que d’une façon soumise pour démontrer qu’il a « bien appris
son cours ». Cela rapproche le professeur du juge, au sens le plus plat
du terme, c’est-à-dire comme contrôleur. Dans cette conception tra-
ditionnelle, l’étudiant qui prend la parole, c’est-à-dire qui interrompt
un professeur pour le contredire en argumentant pour faire valoir son
propre point de vue, ne peut avoir raison puisqu’il n’est pas professeur.
L’étudiant perturbe l’enseignement.

224
Le modèle perelmanien

Dans la logique de l’unilatéralité, dans la mesure où le professeur n’a


jamais tort, l’étudiant qui le contredit a de ce fait tort. Nous verrons
que dans une logique d’enseignement argumentative, la prise de parole
de l’étudiant cesse d’être un incident dans le cours de l’enseignement
pour en devenir partie intégrante. Cela est logique dans une rhéto-
rique, laquelle est construite sur la notion de prises de paroles qui se
confrontent.
L’analogie devient alors très forte du sein du premier schéma, celui
du juge qui exerce son office dans l’élaboration solitaire du jugement et du
professeur dans l’exercice de son cours technique, strictement juridi-
que et exposé à des étudiants dont le rôle ne peut être que transparent,
en attendant de « devenir grands », c’est-à-dire de sortir de l’université
pour apprendre comment le droit se déploie dans la vie, après l’avoir
appris dans les livres. Cela conduit de fait à le réapprendre.
Si, dans le second schéma, l’on transpose les conceptions que Perelman
développa pour l’art de faire des jugements justes, en neutralisant les
lois injustes, ce que cherche à faire tout juge, l’on peut considérer l’art
d’enseigner, c’est-à-dire l’art de faire naître chez l’étudiant le souci du
juste, par l’efficace maniement de l’instrument juridique, le droit étant
un art pratique, but que recherche tout professeur, Perelman est source
d’inspiration.

L’enseignement du droit conçu sur le modèle perelmanien

Il faut tout d’abord admettre que le droit dont il faut transmettre la


connaissance ne peut se réduire à la technique juridique. Cela n’est pas
affaire d’érudition1, mais une façon d’anticiper la façon dont le droit se
concrétise effectivement dans la réalité des choses, en interférence avec
l’économie, la psychologie, l’histoire, la sociologie, etc. Il suffit de se

1. Jacques Ellul, « Essai sur la signification philosophique des réformes actuelles de


l’Enseignement du droit », in La réforme des études de droit. Le droit naturel, Archives de
Philosophie du Droit, no 6, Paris, Sirey, 1961, p. 1-18.

225
Marie-Anne Frison-Roche

souvenir que le plus efficace des juristes, dans la rédaction des lois, à
savoir le doyen Carbonnier, consacra autant de textes à la sociologie du
droit qu’à son œuvre législative, mêlant non seulement les deux savoirs1,
mais encore concevant le législateur lui-même comme un pédagogue,
c’est-à-dire un professeur. Ainsi, nous y revenons, si le professeur doit
faire comprendre le droit aux étudiants, le droit doit se faire compren-
dre, faute de quoi il n’arrive pas au statut de « droit positif ». Le principe
constitutionnel français d’« accessibilité de la loi »2 traduit en droit juris-
prudentiel cette idée d’un droit positif qui n’est aujourd’hui valide que
s’il arrive à se faire comprendre.
Ainsi, la vertu du professeur, sa prouesse, c’est-à-dire se faire com-
prendre de tous, n’est pas périphérique, elle se déplace vers le cœur du
système juridique.
Cette évolution récente des systèmes juridiques donne plus de poids
à l’observation suivante. En effet, dès l’instant que l’on veut bien admet-
tre que l’université a pour fonction, non seulement de former deux ou
trois érudits qui seront quelques années plus tard professeurs à leur tour,
mais encore et principalement des personnes travaillant sur le marché
du droit, il faut que leur soit enseigné le droit dans les interactions que
celui-ci entretient avec les multiples réalités qui l’entourent.
Si l’on veut bien admettre cela, parce qu’il relève de l’office des pro-
fesseurs de préparer les étudiants à leur métier de juriste et que ceux-ci
aient le moins possible à réapprendre ce que ces métiers sont, il faut
donc que les enseignements ne soient pas purement techniques.
Or, les étudiants ont eux-mêmes des connaissances, parce qu’ils ont
antérieurement étudié l’histoire, la philosophie, parfois fait des études
par ailleurs ou en parallèle, etc. Dès lors, même s’ils ne connaissent pas
le droit, ils sont en mesure de le discuter d’un autre point de vue. Il
convient que le professeur leur donne la parole. Il convient d’autant
plus qu’il le fasse, qu’il n’est pas acquis que le professeur de droit ait

1. Essais sur les lois, 2e éd., Répertoire du notariat Defrénois, Paris, 1995, 334 p.,
spéc. Les phénomènes d’internormativité, p. 287-306.
2. Marie-Anne Frison-Roche, William Baranes, « Le principe constitutionnel de
l’accessibilité et d’intelligibilité de la loi », D. 2000, p. 253-267.

226
Le modèle perelmanien

nécessairement fait des études d’histoire, de philosophie, de sociologie,


etc. ; qu’il ait vécu dans des pays étrangers, etc. ; qu’il ait exercé divers
métiers, juridiques ou non, tout ce que les étudiants à l’inverse peuvent
avoir fait.
Ainsi, de leur point de vue, les étudiants peuvent avoir raison. C’est
pourquoi l’argumentation doit devenir la méthode d’enseignement même,
parce qu’elle agit sur les étudiants et non pas contre les étudiants. Le
professeur, qui admet la controverse et reconnaît que les étudiants peuvent
avoir raison de leur point de vue, ne s’affaiblit pas.
Il ouvre l’esprit des étudiants et les rend aptes à réagir aux règles
juridiques techniques qui seront adoptées ultérieurement à l’enseigne-
ment reçu. En effet, la vitesse d’obsolescence technique du droit rend
aujourd’hui inadéquat la transmission unilatérale d’un savoir formelle-
ment présenté.
L’art d’enseigner rejoint désormais l’art de juger. Les étudiants ont
un statut analogue à celui que Perelman donnait aux parties, les uns et
les autres constituant des « auditoires ».

227
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

Benoît Frydman

Pourquoi la théorie du droit constitue-t-elle, à l’instar du chocolat


et des gaufres, une « spécialité belge » et un « produit d’exportation »
particulièrement prisé ? Le mérite en revient certes en grande partie à
Chaïm Perelman et au renouveau que La Nouvelle Rhétorique a permis
de donner à la logique juridique et au-delà à la théorie et à la philoso-
phie du droit. Cette œuvre cependant Perelman ne l’a pas accomplie
seul. Pour mener à bien son œuvre sur l’argumentation juridique, il
organisera un véritable travail collectif avec ses collègues et amis juristes
de l’Université libre de Bruxelles, professeurs et praticiens, qu’il réunit
autour de lui à la section juridique du Centre national de recherches
logiques, puis au sein du Centre de philosophie du droit, qu’il fonde
avec ses collègues Paul Foriers et Henri Buch en 1967. Sans rien ôter à
l’originalité de la pensée de Perelman et à ses mérites, il faut reconnaître
que, dans sa dimension juridique, l’apport de La Nouvelle Rhétorique est
le produit d’une rencontre féconde et l’œuvre d’une équipe, que l’on a
pu judicieusement nommer « l’École de Bruxelles ».
Cette étude met en évidence deux éléments qui résultent directe-
ment de la rencontre de Perelman et des juristes de l’École de Bruxelles,
qui n’ont pas jusqu’à présent réellement retenu l’attention de la part
des commentateurs. D’une part, les liens méconnus de la logique juri-
dique de Perelman avec l’École de la libre recherche scientifique de
François Gény. Les juristes de l’Université libre de Bruxelles et Perelman

229
Benoît Frydman

lui-même avaient été formés au droit par des membres de cette école.
Nous verrons comment ils en ont prolongé le programme en en renou-
velant les outils et les méthodes grâce à l’innovation décisive du para-
digme argumentatif. D’autre part, on verra comment les nouveaux
concepts développés par Perelman et ses amis au cours des années 1960
ont été très rapidement, en quelques années à peine, intégrés par des
relais efficaces dans la pratique judiciaire pour opérer des changements
profonds et durables dans le contenu même du droit, la manière de
trancher les litiges et plus largement la fonction du juge dans une société
démocratique.

1. DE LA LIBRE RECHERCHE SCIENTIFIQUE


À L’ É C O L E D E B RU X E L L E S

Dans les années 1960, lorsque Perelman, après la publication du


Traité de l’argumentation1, se rapproche de ses collègues de la faculté de
droit de l’Université libre de Bruxelles et s’intéresse de plus près à la dis-
cipline juridique elle-même, le champ de la théorie du droit est dominé
par le positivisme normativiste, issu de la philosophie analytique, domi-
née par l’imposante stature de Hans Kelsen et aussi, dans le monde de
la Common Law, la figure alors montante de Herbert Hart. C’est donc
assez naturellement par rapport aux positions de ce courant, en par-
ticulier en réaction contre la théorie du caractère discrétionnaire des
décisions judiciaires (en anglais « no right answer theory »), que Perelman
va positionner sa théorie argumentative du droit2. Ce n’est pas notre

1. Ch. Perelman et L. Olbrechts-Tyteca, Traité de l’argumentation – La Nouvelle


Rhétorique, puf, 1958. Cette période illustre déjà le goût de Perelman pour le travail
en collaboration. Avant le Traité, Perelman et Mme Olbrechts-Tyteca avaient coécrit un
autre livre Rhétorique et philosophie : pour une théorie de l’argumentation en philosophie (puf,
1952) et pas moins de six articles.
2. Voyez à cet égard notamment la discussion par Perelman de l’exemple classique
de Hart « No Vehicles in the Park » dans Logique juridique. La Nouvelle Rhétorique, Dalloz,
2e éd., 1979, § 32, p. 53 sq.

230
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

objet de revenir ici sur ce débat1. On peut toutefois mesurer, au départ


de celui-ci, le déplacement que le mouvement de La Nouvelle Rhétorique
tente d’opérer, non sans succès d’ailleurs, au niveau de la logique juri-
dique et de la philosophie du droit. Tandis que le courant normativiste
s’intéresse surtout à la nature spécifique des normes juridiques, au sys-
tème de leur articulation et à la dynamique de leur production au sein
de l’appareil d’État, Perelman change la perspective. Il délaisse l’analyse
du système juridique pour l’étude des cas particuliers. Et, s’attachant à la
manière dont le juge décide des questions de droit soulevées à l’occasion
de ces cas qui lui sont soumis et surtout dont il motive sa décision, il fait
glisser la problématique de la philosophie du droit contemporaine du
législateur et du gouvernement vers le juge. Il contribue ainsi à restaurer
le juge dans la position de « point focal » du raisonnement juridique2.
Cependant, par-delà le débat avec Kelsen et accessoirement avec Hart,
c’est une polémique beaucoup plus fondamentale contre le positivisme juri-
dique que Perelman a engagée. Il combat les thèses du positivisme
logique, devenues pour lui insupportables après les horreurs du nazisme
et de la Seconde Guerre mondiale, suivant lesquelles les jugements de
valeur sont arbitraires au sens où ils n’énoncent que des préférences
subjectives entre lesquelles il est impossible de trancher rationnellement.
Il ne serait donc pas possible de dire qu’une thèse soit moralement plus
juste qu’une autre. Et il en va de même pour les questions et des déci-
sions juridiques. D’un point de vue scientifique, énoncer que telle loi
ou tel jugement est injuste ou scélérat n’aurait par conséquent tout sim-
plement aucun sens. On peut seulement observer si cette loi ou ce
jugement est ou non valide dans un système juridique donné. La théorie

1. Le lecteur intéressé pourra se référer à plusieurs études consacrées à ce débat.


Outre les textes de Ch. Perelman lui-même, en particulier : « La théorie du pure du
droit et l’argumentation », repris dans Éthique et Droit, éd. de l’ulb, 1990, p. 567 sq.,
citons : N. Bobbio, « Perelman et Kelsen », Droits, no 33 (2001), p. 165 sq. – Ch. Leben,
« Chaïm Perelman ou les valeurs fragiles », Droits, no 2, 1985, p. 107-115. – A. Melcer,
« Les enjeux philosophiques de la topique juridique selon Perelman », Revue de morale et
de métaphysique, no 66 (2010), p. 195-212.
2. L’expression du juge comme point de fuite (Fluchtpunkt) de la raison juridique
est empruntée à Jürgen Habermas dans Droit et démocratie. Entre faits et normes, Gallimard,
1997.

231
Benoît Frydman

pure du droit de Kelsen en prend acte et, écartant toute référence aux
jugements de valeur dans le domaine de la science du droit, détermine
la validité d’une norme exclusivement par référence aux conditions assi-
gnées par le système qui la produit et auquel elle appartient.
Ce positivisme auquel s’attaque Perelman est en réalité bien plus
profondément ancré dans l’histoire des idées. Il puise ses racines au
fondement de la philosophie du droit moderne et coïncide pour ainsi
dire avec elle. Cette philosophie consiste en définitive en deux propo-
sitions fondamentales, toutes deux attaquées par Perelman. La première
qu’il n’y a de connaissances scientifiques (et philosophiques) valides que
celles qui procèdent de l’observation et d’un raisonnement conforme à
l’idéal de la logique et des mathématiques. Lorsqu’il ne fait pas remon-
ter cette emprise des mathématiques sur la philosophie à Platon lui-
même, Perelman en stigmatise l’origine dans la pensée rationaliste des
Modernes et son modèle géométrique1. La seconde, qui se trouve déjà
tout entière dans la philosophie de Hobbes, que la loi est un comman-
dement et qu’elle exprime la volonté arbitraire d’un souverain ou de
celui de ses subordonnés, notamment le juge, à qui le souverain délègue
le pouvoir de préciser sa volonté et de la faire exécuter2. Perelman récuse
ces deux propositions, dont le normativisme ne fournit finalement, à ses
yeux, que la version actualisée et dont les événements du xxe siècle ont
montré à quelle impasse elles conduisaient la philosophie et le droit.
Pour dépasser cet échec et repartir sur d’autres bases, Perelman
fait retour vers les Anciens, non seulement la philosophie d’Aristote,
mais aussi d’autres sources comme le montre Stefan Goltzberg3. Il n’est
d’ailleurs pas le seul, loin de là, à participer de cette réaction antimoderne
de la philosophie du droit après le choc de la Seconde Guerre mondiale.

1. Notamment dans « Considérations sur la raison pratique », repris dans Éthique et


Droit, éd. de l’ulb, 1990, p. 406 sq., spéc. p. 408.
2. Th. Hobbes, Léviathan. Traité de la matière, de la forme et du pouvoir de la République
ecclésiastique et civile, traduit et annoté par B. Tricaud, Sirey, 1971, p. 282 sq. pour la
définition de la loi et p. 294 sq. pour l’interprétation authentique et la délégation de
pouvoir au juge.
3. Voir son étude « Les sources perelmaniennes entre Athènes, Rome et Jérusalem »
ci-dessous p. 247 et s.

232
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

On pense bien sûr, en France, à Michel Villey, qu’unit à Perelman,


malgré leurs désaccords, une alliance objective. Lui aussi dénonce les
errements de la philosophie politique et juridique moderne, les carences
de son systématisme et de son rationalisme abstrait et vante au contraire
le déploiement casuistique du droit romain dans son génie véritable au
contact de la réalité des choses mêmes1. Dans une perspective plus large,
il faut citer surtout Léo Strauss qui dénonce, dans son grand livre Droit
naturel et Histoire, la conception moderne du droit naturel de Hobbes
et consorts, qui précipitent la philosophie pratique et le droit dans la
double impasse du scientisme et de l’historicisme2. Et encore Gadamer,
dont le maître ouvrage, au titre ironique, Vérité et Méthode, critique vio-
lemment la stérilité du cartésianisme moderne et entend réhabiliter,
avec l’autorité des textes et les préjugés de la tradition, l’herméneutique
médiévale des juristes et des théologiens3.
En rupture avec le rationalisme moderne, qui conduit au scepticisme
axiologique, Perelman cherche donc, dans le modèle de l’argumentation
et la technique rhétorique, une « logique » adaptée à la raison pratique,
qui permette de réhabiliter le caractère rationnel, ou du moins raison-
nable, des jugements de valeur. Ce n’est toutefois qu’après la publication
de son Traité de l’argumentation que Perelman commence à s’intéresser
sérieusement aux questions de droit et au raisonnement juridique. Cette
rencontre avec le droit, qui marque à l’évidence un tournant décisif dans
son œuvre, est aussi une rencontre d’hommes, avec ses collègues de la
faculté de droit de l’université libre de Bruxelles, professeurs et prati-
ciens, avocats et magistrats, avec qui Perelman constitue la section juridi-
que du Centre national de recherches logiques puis, en 1967, le Centre

1. On pourrait citer pratiquement ici tous les travaux de M. Villey. Voyez notam-
ment : Leçons d’histoire de la philosophie du droit, 2e édition, Dalloz, 1962 ; La Formation de
la pensée juridique moderne, Montchrétien, 1975 ; puf, coll. « Quadrige », 2003 et Critique
de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1985.
2. E. Cattin, B. Frydman, L. Jaffro et A. Petit, Leo Strauss : art d’écrire, politique,
philosophie, Vrin, 2001.
3. Voyez notamment sur cette question, B. Frydman, Le Sens des lois. Histoire de
l’interprétation et de la raison juridiques, lgdj-Bruylant, 3e éd., 2011, no 306 et s. et l’in-
téressant débat qui avait opposé Gadamer au juriste Emilio Betti, dont on trouvera les
références dans Le Sens des lois.

233
Benoît Frydman

de philosophie du droit1. À compter de cette période, les recherches, les


travaux et les œuvres prennent résolument un caractère collectif et l’on
est fondé à parler d’« École de Bruxelles ». Dans ce nouveau cadre de
travail, Perelman délaisse quelque peu l’argumentation générale pour se
concentrer désormais presque exclusivement à l’étude des procédés par
le moyen desquels les juges arbitrent les conflits de valeurs en tranchant
les affaires qui sont portées devant eux par les justiciables.
La focalisation sur la casuistique judiciaire marque donc un déplace-
ment du questionnement non seulement par rapport au normativisme
kelsénien, mais aussi dans l’œuvre de Perelman lui-même. Il est le fruit
du travail en commun avec les juristes bruxellois. Or ceux-ci, lorsqu’ils
embrassent le programme de Perelman, ne sont ni vierges ni neutres
dans le domaine de la théorie du droit. Ils ont été formés, tout comme
Perelman d’ailleurs au cours de ses propres études juridiques2, par des
maîtres qui se sont ralliés et ont à leur tour activement développé et
promu les thèses de l’École de la libre recherche scientifique. Cette filia-
tion de la Nouvelle rhétorique et de l’École de Bruxelles avec l’École de
la libre recherche scientifique est passée à peu près complètement ina-
perçue jusqu’ici, alors qu’elle a joué, à mon avis, un rôle important3.
D’inspiration allemande4, l’École de la libre recherche scientifi-
que se constitue en France, au tournant du xxe siècle, sous l’égide de
François Gény. Les idées que celui-ci expose, dans son maître ouvrage
Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, publié en 18995,

1. Ce Centre de recherches porte aujourd’hui son nom : le Centre Perelman de


philosophie du droit de l’ulb (www.philodroit.be).
2. Que Perelman a poursuivies à l’ulb, de même que ses études de philosophie.
3. Voir cependant Guillaume Vannier qui, avec sa subtilité habituelle, relève la
parenté sans toutefois creuser la question, dans son bel ouvrage : Argumentation et droit.
Introduction à la Nouvelle Rhétorique de Perelman, puf, coll. « L’interrogation philosophi-
que », 2001, p. 107.
4. En particulier R. V. Jhering, Der Kampf ums Recht (1872) et Der Zweck im Recht
(1877), qui sera traduit rapidement, ainsi que les autres œuvres de l’auteur, par un
magistrat belge, O. de Meulenaere. Les références à son œuvre sont permanentes chez
F. Gény et Vander Eycken qui le considèrent comme le plus grand jurisconsulte du
xixe siècle.
5. F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, 2 vol., lgdj, 2e éd.
augmentée, 1919.

234
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

se propagent comme une trainée de poudre, jusqu’aux États-Unis,


où l’œuvre de Gény influence le mouvement réaliste et la Sociological
jurisprudence1. Plus près de la France, en Belgique, les thèses de la libre
recherche rencontrent un succès spectaculaire et immédiat dans le
monde judiciaire2, ainsi que dans les milieux académiques, en parti-
culier à l’Université libre de Bruxelles. L’influent Henri De Page, dont
le Traité domine le droit civil pendant plusieurs dizaines d’années, s’y
rallie immédiatement et sans réserve. Il consacrera même un essai aux
idées nouvelles en 19313. À ce moment, la faculté de droit de l’ulb est
dirigée par le doyen Vander Eycken4, qui avait, dès 1906, publié une
thèse d’agrégation, qui prolonge et radicalise les thèses du doyen Gény5
et dont Perelman indique lui-même qu’elle sera considérée comme un
classique pendant cinquante ans6.
Gény et ses émules belges critiquent déjà le légicentrisme de l’École
de l’Exégèse, qui avait dominé le xixe siècle dans nos contrées. Ils
dénoncent la fiction du « postulat de plénitude de la législation écrite »7

1. D. Kennedy et M. Cl. Belleau, « François Gény et les États-Unis », in


Cl. Thomasset, J. Vanderlinden et Ph. Jestaz dir., François Geny, mythe et réalités – 1899-
1999, Centenaire de Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, essai critique,
Blais-Bruylant-Dalloz, 2000, p. 295-320.
2. Paul Leclercq, procureur général près la Cour de cassation, était un fervent et
influent partisan de l’École, comme en témoignent ses écrits et ses conclusions. Le
procureur invitait ainsi les hauts magistrats à s’émanciper de l’autorité du texte de la
loi : « Le texte n’enchaîne pas l’interprète, il n’enchaîne que l’ouvrier imprimeur et le
premier ne doit pas être confondu avec le second » (Conclusions précédant Cass. 26 jan-
vier 1928, Pas. 1928, I, p. 63 sq.). Il parvint même à convaincre la juridiction suprême
d’adopter, dans la droite ligne des idées nouvelles, un régime de responsabilité de droit
commun, sans faute, idée révolutionnaire, sur laquelle la Cour de cassation devait cepen-
dant revenir après le départ de son procureur général. Pour une meilleure connaissance
de sa pensée, on se réfèrera à la collection de ses textes : La Pensée juridique du Procureur
Général Leclercq, 2 vol., Bruylant, 1953.
3. H. De Page, À propos du gouvernement des juges : l’équité en face du droit, Bruylant,
1931.
4. Doyen de la faculté de droit de l’ulb entre 1928 et 1931.
5. P. Vander Eycken, Méthode positive de l’interprétation juridique, Bruxelles, Falk,
1906. La thèse d’agrégation correspondait au doctorat d’État en France.
6. Ch. Perelman, « L’interprétation juridique », repris in Éthique et droit, Ed. de
l’ulb, 1990, p. 742. Le commentaire critique de Perelman ne rend d’ailleurs pas justice à
cet ouvrage, présenté à tort comme typique d’une approche restrictive des sources.
7. Fr. Gény, op. cit., vol. I, § 81 bis, p. 199.

235
Benoît Frydman

au terme duquel l’ensemble des lois forme un système cohérent et com-


plet, dont le juge, réduit par l’Exégèse au rôle ancillaire d’exécutant
aveugle sinon d’esclave de la loi, doit se borner à déduire la solution par
le moyen d’un syllogisme. Selon Gény au contraire, les lacunes de la loi
(auxquelles Perelman et ses amis consacreront d’ailleurs un ouvrage spé-
cifique1), sont telles que l’ensemble de la législation ne donne en défi-
nitive qu’une information très limitée sur le droit2, qui ne permet pas
de trancher tous les cas, il s’en faut de beaucoup. Cette insuffisance des
sources législatives ouvre la voie à un retour en puissance du juge. Ce
dernier devra le plus souvent prendre à son compte la solution du litige,
découverte par le moyen d’une recherche libre et scientifique. Cette
recherche se revendique d’une « sociologie appliquée »3. Elle prétend se
fonder sur une science objective des jugements de valeur, dont Gény et
Vander Eycken trouvent l’inspiration, moins dans les travaux contem-
porains d’Émile Durkheim4, que dans les intuitions de la philosophie
positiviste d’Auguste Comte5.
Pour déterminer les droits de chacun, le juge devra s’appuyer moins
sur l’interprétation de la loi que sur l’observation de la réalité sociale et
la pondération des intérêts en présence. « [Il] ne découvrira, écrit Gény,
la mesure, juste et vraie, des droits individuels, qu’en scrutant leur but
économique et social, et en comparant son importance à celui des inté-
rêts qu’ils contrarient. »6 La méthode à suivre par le juge consiste dès lors

1. Ch. Perelman dir., Le Problème des lacunes en droit, Bruylant, 1968.


2. Fr. Gény, op. cit., vol. II, § 183, p. 221 : « La loi écrite [...], conclut-il, ne peut
être tenue pour autre chose, qu’une information, très limitée, du droit, résultant d’un
ensemble d’injonctions, consacrées par un organe supérieur, à l’effet d’établir, sans
conteste, quelques règles, qui ont paru susceptibles d’une formule nette, ou pratiquement
indispensables. » (souligné par moi)
3. Fr. Gény, op. cit., vol. I, § 7, p. 19.
4. É. Durkheim vient de publier en 1995, Les Règles de la méthode sociologique, que
Gény a lu et qui l’a déçu (op. cit., vol. II, § 168, p. 137, note 3).
5. Comte avait popularisé l’usage du terme « sociologie », inventé par Sieyès,
auquel il consacra les dernières leçons de son Cours de philosophie positive. Gény s’y réfère
à plusieurs reprises et Vander Eycken revendique explicitement sa théorie comme « la
consécration, dans notre matière, des vues d’Auguste Comte » (Méthode positive de l’in-
terprétation juridique, § 236 in fine, p. 396).
6. F. Gény, op. cit., vol. II, § 173, p. 173.

236
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

« à reconnaître les intérêts en présence, à évaluer leur force respective, à


les peser, en quelque sorte, avec la balance de la justice, en vue d’assu-
rer la prépondérance des plus importants, d’après un criterium social, et
finalement d’établir entre eux l’équilibre éminemment désirable »1. Pour
Vander Eycken, qui radicalise les thèses de Gény, la pesée par le juge des
intérêts en présence doit précéder l’examen des sources, notamment de
la loi, et lorsque l’appréciation du juge diffère du prescrit du législateur,
« [i]l peut être utile de rechercher dans une espèce s’il est plus perni-
cieux de violer la loi que de laisser violer l’intérêt que la loi sacrifie »2.
Mais selon quelle méthode procéder à cette mise en balance des inté-
rêts ? Les partisans de la libre recherche refusent en tout cas, y compris
dans le domaine du droit privé, de la réduire à un simple calcul d’intérêts
patrimoniaux, donc évaluables en argent, ou à une analyse coûts-
bénéfices, à la manière prônée par les utilitaristes anglo-saxons. S’ils assu-
ment pleinement que leur doctrine fait reposer les décisions judiciaires
sur des jugements de valeur, ils ont l’ambition d’objectiver ceux-ci par la
construction d’une échelle scientifique des valeurs ou une « hiérarchie
des buts sociaux »3, consultable par les juges lorsqu’ils devront compa-
rer les droits et donc les valeurs et les intérêts en conflit. Cette échelle
unifiée des valeurs, qu’elle ne parviendra jamais à construire, constitue
assurément le gros point faible de l’École de la libre recherche, que les
positivistes sceptiques notamment auront beau jeu de mettre en lumière
et d’exploiter.
C’est ici précisément qu’intervient l’apport décisif de Perelman à
la théorie du droit. Ce n’est pas lui qui a déplacé le centre d’intérêt
du législateur vers le juge puisque, comme nous venons de le voir, ses
prédécesseurs français et bruxellois de la libre recherche scientifique
l’avaient déjà réalisé. Ce n’est pas davantage lui qui reconnaît dans le
juge l’arbitre d’un conflit d’intérêts ou de valeurs puisque cela aussi ses

1. F. Gény, op. cit., vol. I, p. 167.


2. P. Vander Eycken, Méthode positive de l’interprétation juridique, Bruxelles, Falk,
1906, § 124, p. 228.
3. Cette formule est préconisée par P. Vander Eycken dans Méthode positive de l’in-
terprétation juridique, Falk, 1906, § 41, p. 78-79.

237
Benoît Frydman

maîtres le lui ont enseigné. En revanche, Perelman innove quant aux


moyens par lesquels ce conflit peut être arbitré. Il délaisse la chimère de
la science objective des valeurs et montre comment, dans un contexte
politique pluraliste où il n’existe pas d’accord universel sur la hiérarchie
des valeurs ni même sur les critères de la justice, le juge recourt aux res-
sources de l’argumentation et aux techniques spécifiques de l’argumen-
tation juridique pour apporter une solution raisonnable aux différends
portés devant lui et déterminer en l’espèce la valeur qui doit l’emporter
dans une situation spécifique. Il met ainsi en exergue la motivation du
jugement, par laquelle le juge est tenu de donner les raisons de sa déci-
sion, comme le nouveau champ d’investigation privilégié de la raison
juridique. Il dessine par là pour l’École de Bruxelles et au-delà un nou-
vel horizon et établit un programme de travail qui se poursuit encore
jusqu’à ce jour.

2 . D E L A T H É O R I E D E L’ A R G U M E N TAT I O N
À L A P R AT I Q U E J U D I C I A I R E :

Cette nouvelle dynamique, initiée par l’apport par Perelman du


paradigme argumentatif aux thèses de la libre recherche scientifique, va
susciter, comme on sait, un considérable développement de la recher-
che juridique et irriguer progressivement les méthodes d’enseignement
du droit. Mais on sait peut-être moins qu’elle va aussi stimuler une
offensive-éclair sur le terrain de la pratique du droit, dont le succès assez
extraordinaire contribuera au bouleversement non seulement de la dis-
cipline juridique elle-même, mais des rapports de pouvoir au sein de
l’État, en particulier à l’avantage du pouvoir judiciaire. Il faut évoquer
ici le rôle essentiel d’un personnage hors norme, Walter Ganshof Van
der Meerch, professeur de droit constitutionnel, lui aussi à l’ulb, où
il contribue aux travaux de l’École de Bruxelles, et procureur général
près la Cour de cassation. À ce poste stratégique, Ganshof inspire, en
quelques années à peine, des réformes décisives qui vont réellement

238
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

conduire à émanciper les juges de l’emprise législative et à les installer


dans la position d’arbitre des valeurs. En 1970, tandis que l’École de
Bruxelles travaille sur « la règle de droit »1, le procureur général consa-
cre son traditionnel discours de rentrée aux principes généraux du
droit2. Il s’agit, explique-t-il, de véritables règles de droit, qui ne sont
pas issues de la législation, mais dégagées progressivement et déclarées
par la jurisprudence. Ce discours deviendra un classique de la doctrine
belge. Dès cette année, la Cour de cassation suit l’invitation de son
procureur général et élargissant d’elle-même sa fonction de gardienne
de la loi déclare recevable un pourvoi en cassation formé contre la
violation d’un principe général du droit, qui n’est pas sanctionné par
une législation précise. La voie en avait en réalité été ouverte trois ans
auparavant par Paul Foriers, l’ami complice de Perelman et le chef de
file des juristes de l’École de Bruxelles, dans un article spécifiquement
consacré à ce sujet3.
La question peut paraître technique ; en réalité, elle est cruciale.
Il y a désormais du droit en dehors de la loi. Le retour des princi-
pes généraux du droit consacre dans la pratique judiciaire un concept
étrange, que Paul Foriers avait développé dès 1963 : « le droit naturel
positif »4. L’oxymore est énorme puisqu’il mêle ce que la philosophie
moderne s’est acharnée à séparer : la raison juridique d’un côté et la
volonté exécutoire du pouvoir souverain de l’autre. Les principes géné-
raux, comme la continuité de l’État et du service public, l’égalité, l’état
de nécessité, la bonne foi, etc. marquent en réalité le grand retour des
valeurs dans la pratique judiciaire. Ce retour s’effectue au nez et à la

1. Ch. Perelman dir., La Règle de droit. Travaux du Centre national de recherches de


logique, Bruylant, 1971, se référant aux travaux de Ganshof, notamment la fameuse
mercuriale.
2. W.-J. Ganshof Vander Meersch, « Propos sur le texte de la loi et les principes
généraux du droit », Journal des Tribunaux, 1970, p. 157 sq.
3. P. Foriers, « L’ouverture à cassation en cas de violation d’une maxime de droit »,
publié en 1967 (repris dans La Pensée juridique de Paul Foriers, Bruylant, 1981, vol. II,
p. 547 sq.).
4. P. Foriers « Le juriste et le droit naturel. Essai de définition d’un droit naturel
positif », in Revue internationale de philosophie (1963, fasc. 3), repris dans La Pensée juridi-
que de Paul Foriers, vol. I, p. 411 sq.

239
Benoît Frydman

barbe du formalisme positiviste et de son « test du pedigree »1, selon


lequel une règle n’est valide et n’appartient à un ordre juridique donné
et que pour autant elle a été prise conformément aux règles prévues
par cet ordre juridique pour l’élaboration des règles de droit. Perelman
considère, non sans raison, l’intégration des principes généraux comme
le fait majeur de l’évolution du raisonnement judiciaire après 19452. Il
en date le retour du procès de Nuremberg où le droit naturel impose la
reconnaissance et la répression d’une nouvelle catégorie d’infractions, le
crime contre l’humanité, punissable en dépit des ordres du Führer, prin-
cipe fondamental de commandement dans l’ordre nazi, mais surtout en
contradiction avec ce qui constitue pourtant un autre principe fonda-
mental du droit depuis la Révolution, la légalité des délits et des peines
et la non-rétroactivité des infractions pénales.
Avec le retour des principes généraux, le règne du raisonnement
déductif et légaliste est bientôt révolu. Car, comme Ronald Dworkin le
montrera très bien3, on n’applique pas les principes comme des règles.
Les règles, qui ont un champ d’application relativement défini, s’appli-
quent ou ne s’appliquent pas à une situation donnée, selon un schéma
binaire qu’affectionne un certain courant de pensée. Les principes, au
contraire, ont un champ d’application potentiel beaucoup plus large
et diffus, qui amène souvent plusieurs d’entre eux à se concurrencer à
l’horizon d’un cas singulier. Ils ont, écrit Dworkin, dans un style new-
tonien, une force de gravité relative qui tend à attirer plus ou moins
la solution du cas dans leur orbite. Le juge n’est donc plus l’exécutant
d’un système de lois, mais l’arbitre d’un conflit de valeurs, exprimées
par des principes, qui appartiennent désormais eux aussi au droit positif
et ont officiellement droit de cité dans les cours et les tribunaux. On

1. Au terme duquel une règle n’est valide et n’appartient à un ordre juridique


donné et que pour autant elle ait été prise conformément aux règles prévues par cet
ordre juridique pour l’élaboration des règles de droit. Le « pedigree test » est le terme
critique donné par Dworkin (Taking Rigths Seriously, Harvard U.P., 1977, spéc. p. 17 sq.)
à la théorie normativiste de la validité de Kelsen et Hart.
2. Voyez Ch. Perelman, Logique juridique. Nouvelle rhétorique, Dalloz, 1979, spéc.
« Le raisonnement judiciaire après 1945 », p. 67 sq.
3. R. Dworkin, Taking Rights Seriously, Harvard U.P., 1977, p. 22 sq.

240
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

comprend dès lors en quoi la reconnaissance des principes généraux du


droit marque un triomphe décisif pour l’École de Bruxelles et le modèle
perelmanien. Mais ce n’est pas tout.
Dès l’année suivante, en 1971, Ganshof obtient de sa Cour de cas-
sation une autre avancée tout aussi audacieuse et décisive. Dans l’arrêt
Leski, la Cour affirme la supériorité des normes de droit international et
a fortiori de droit communautaire sur toutes les règles de droit interne1.
Surtout, elle prescrit au juge d’écarter désormais toute loi ou n’importe
quelle autre règle de droit interne dès lors qu’elle sera en contraven-
tion avec le droit européen ou le droit international. Ce spectaculaire
revirement de jurisprudence ne s’appuie lui-même sur aucune source
positive, mais se déduit de la nature même du droit international et
européen et de leur articulation logique avec le droit interne. Il s’agit ici
d’une consécration explicite du monisme cher à Hans Kelsen et donc
apparemment d’une victoire pour le normativisme. Cependant, dans la
pratique, l’effet de cet arrêt sera similaire et plus important encore que
l’introduction des principes généraux. Car, avec le droit international
et européen, ce sont les traités de protection des Droits de l’homme
conclus après la guerre, en particulier la Convention européenne de
sauvegarde, qui entrent dans la sphère du droit directement applicable
par le juge. Ils y pénètrent avec d’autant plus de force et de profondeur
que le champ d’application des droits fondamentaux est immense, leur
formulation très générale et très imprécise et leur valeur juridique, telle
que déterminée par le précédent Leski, supralégale, voire supraconsti-
tutionnelle. L’influence des Droits de l’homme sur le droit interne sera
d’autant plus grande que, Jacques Velu, lui aussi procureur général et
successeur de Ganshof à l’ulb, étendra, par le moyen du concept dis-
cutable d’« autorité de la chose interprétée »2, l’autorité supranationale

1. Cass. B., 27 mai 1971, Pas., 1971, I, p. 886.


2. L’autorité de la chose interprétée est définie comme « l’autorité propre de la juris-
prudence de la Cour en tant que celle-ci interprète les dispositions de la Convention »
par J. Velu, « Responsabilités incombant aux États parties à la Convention », Actes du
6e colloque international sur la Convention européenne des Droits de l’homme (Séville, 1985),
1998, p. 533 sq. Le concept sera repris notamment par Frédéric Sudre, Droit international
et européen des Droits de l’homme, Paris, puf, 2001 (5e éd.), p. 458.

241
Benoît Frydman

de la Convention européenne aux arrêts rendus par la Cour des droits


de l’homme de Strasbourg, où Ganshof lui-même est nommé juge et
siègera de 1973 à 1986.
Avant de quitter Bruxelles, l’influent procureur général aura poussé
la Cour de cassation, pourtant réticente, à franchir encore un pas sup-
plémentaire considérable en suggérant, en contradiction avec un siècle
et demi de jurisprudence constante, mais en termes voilés, sa compé-
tence à contrôler désormais la conformité des lois à la Constitution1. Ce
dernier mouvement, dans la suite logique des précédents, ne sera pas
poursuivi par la Cour après le départ de son puissant procureur, mais
sonnera l’alerte au Parlement qui, à l’occasion de la réforme de l’État,
créera la Cour d’arbitrage, qui deviendra la Cour constitutionnelle
belge2. Cette Cour, à laquelle la Constitution n’avait consenti à l’ori-
gine qu’une compétence étroitement limitée3, gagnera ses galons sur la
scène nationale et européenne en s’arrogeant elle-même, de manière
de plus en plus large, le pouvoir de contrôler la conformité des lois aux
droits fondamentaux, tels que consacrés par la Constitution et le droit
international et européen. Une fois encore, Ganshof aura contribué à la
réalisation d’une proposition majeure du système kelsénien : le contrôle
de la constitutionnalité des lois par une cour constitutionnelle distincte
de la juridiction ordinaire4. Mais, dans la pratique, la nouvelle Cour
s’arrogera, à l’instar de ses consœurs européennes et en contravention
totale cette fois avec le prescrit kelsénien, le pouvoir non seulement
de déclarer les lois conformes ou contraires à la Constitution, selon

1. Arrêt Lecomte, Cass. B., 3 mai 1974, Pas., 1974, I, p. 910.


2. Inscrite dans la Constitution en 1980, la Cour d’arbitrage fut mise en place par
une loi de 1983 et devint Cour constitutionnelle en 2007.
3. Outre les règles de compétences des entités législatives fédérales et fédérées, la
Cour d’arbitrage n’avait à l’origine reçu compétence que pour contrôler le respect des
principes d’égalité et de non-discrimination inscrits dans les articles 10, 11 et 24 de la
Constitution belge.
4. Kelsen fut on le sait le grand promoteur d’un contrôle de la constitutionnalité
des lois par une juridiction spécifique. Voyez notamment son article : « La garantie
juridictionnelle de la Constitution (La Justice constitutionnelle) », Revue du droit public et
de la science politique en France et à l’étranger, 1928, p. 197-257. Sur le débat qui l’opposa
notamment à C. Schmitt sur cette question pendant la République de Weimar, on lira
notamment C. Herrera, Théorie politique et juridique chez Hans Kelsen, Kimé, 1997.

242
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

le schéma binaire imposé par le grand théoricien viennois, mais aussi


celui d’interpréter les lois de manière « conciliante » ou « conforme » à
la Constitution. Renouant ainsi avec une technique chère à l’hermé-
neutique médiévale, le juge constitutionnel se reconnaît désormais le
droit et le devoir de redresser la législation pour la rendre conforme aux
exigences des droits fondamentaux, au risque d’empiéter sur le terrain
de la Cour de cassation et du Conseil d’État et d’entrer en conflit avec
eux1.
Ainsi, l’irruption des principes généraux du droit, des princi-
pes constitutionnels et des normes internationales et supranationales,
spécialement des droits fondamentaux, dans le champ du droit posi-
tif bouleverse complètement la fonction du juge dans l’État de droit.
D’exécutant fidèle, pour ne pas dire soumis, de la volonté d’un législa-
teur souverain, il devient le juge de la conformité des lois aux valeurs
et principes fondamentaux et l’arbitre de la concurrence que se livrent
ces principes entre eux à l’occasion d’une question particulière. Pour ce
faire, les juges délaissent de plus en plus le modèle déductif et binaire
du syllogisme judiciaire au profit d’un autre modèle de raisonnement
fondé sur la mise en balance des principes, des droits fondamentaux et
des valeurs, dont la motivation argumentée de la décision rend compte
du résultat.
Dans la mesure où les principes et les droits trouvent eux-mêmes
leur source dans des textes supérieurs et assez généraux, la question
de droit se présente souvent désormais sous une forme bien connue de
l’ancienne rhétorique et de l’herméneutique médiévale : l’antinomie2, à
laquelle Perelman et ses amis de l’École de Bruxelles avaient consacré un

1. Ce conflit assez dur, répété et prolongé entre la Cour constitutionnelle, d’une


part, et, d’autre part, le Conseil d’État et surtout la Cour de cassation a été qualifié de
« guerre des juges » par la doctrine belge, qui lui a consacré une abondante littérature, au
départ de l’article de J. Van Compernolle et M. Verdussen, « La guerre des juges aura-t-
elle lieu ? À propos de l’autorité des arrêts préjudiciels de la Cour d’arbitrage », Journal
des tribunaux, 2000, p. 297-304.
2. Sur le statut et la fonction des antinomies dans les modèles rhétorique (anti-
que) et scolastique (médiéval) de la raison juridique, voyez B. Frydman, Le sens des lois.
Histoire de l’interprétation et de la raison juridique, 3e édition, Bruylant, 2011, spéc. §§ 24
et 96 sq.

243
Benoît Frydman

séminaire et un volume collectif1. Il ne s’agit plus seulement de mettre


en balance des intérêts, mais de concilier des textes revêtant une grande
autorité. Du coup, le tournant argumentatif se prolonge en un tour-
nant interprétatif2. L’interprétation deviendra, à partir des années 1970
et pour toute une génération, le problème majeur de la théorie du droit.
Les méthodes juridiques d’interprétation, auxquelles Kelsen déniait
toute rationalité quelconque, sont requalifiées par Perelman comme des
« lieux » de la topique judiciaire. En 1972 et 1973, Chaïm Perelman et
Paul Foriers y consacrent chacun des articles importants3 dans lesquels
ils démontrent la pluralité des méthodes d’interprétation et le caractère
pragmatique du choix entre celles-ci par le juge pour l’arbitrage du
conflit de valeurs. Mais ce sera surtout l’œuvre de la génération sui-
vante à qui il appartiendra de développer pleinement ce thème, notam-
ment au sein des Universités catholiques bruxelloises, avec François Ost,
Mark Van Hoecke et Michel Van de Kerchove4. Mais ceci est une autre
histoire.
À l’instant de conclure, il est temps de revenir à la question posée
au départ de cette étude. Comment expliquer que la théorie du droit
soit considérée depuis plusieurs dizaines d’années et aujourd’hui encore
comme une « spécialité belge » et, pour ce petit pays, comme un produit
d’exportation ? Ce succès s’explique sans doute par le fait que les théo-
riciens et les praticiens du droit ont su prendre de l’avance en concep-
tualisant et en inscrivant dans la pratique, dès les années 1960 et au
début des années 1970, un modèle judiciaire qui ne devait s’imposer que
très progressivement ailleurs et notamment en France, non sans grandes

1. Ch. Perelman dir., Les Antinomies en droit, Travaux du cnrl, Bruylant, 1965.
2. D. Kennedy, « The Turn to Interpretation », 58 Southern California Law Review
(1985), p. 251-275.
3. Ch. Perelman, « L’interprétation juridique », Archives de Philosophie du
droit, t. XVII, 1972, p. 29-37, repris dans Éthique et droit, § 5, p. 742 sq. – P. Foriers
« L’interprétation juridique, ses méthodes et l’activité du juge », repris dans La Pensée
juridique de Paul Foriers, vol. II, page 709 sq.
4. M. Van de Kerchove (dir.), L’interprétation en droit. Approche pluridisciplinaire,
Pub. fusl, 1978. – M. Van Hoecke, De interpretatievrijheid van de rechter, Kluwer, 1979.
– F. Ost et M. Van de Kerchove, Entre la lettre et l’esprit. Les directives d’interprétation en
droit, Bruylant, 1989.

244
Perelman et les juristes de l’École de Bruxelles

réticences et résistances d’ailleurs. Mais, à nouveau, comment rendre


compte de cette avance ?
On pourrait être tenté de livrer ici une explication sociologique. Un
petit pays, où le droit français a été reçu, à la faveur de la conquête révo-
lutionnaire, moins hanté par le mythe de la souveraineté nationale que
son puissant voisin, lui-même traversé par plusieurs cultures juridiques
différentes et menacé par des tensions communautaires centrifuges…
Tous ces facteurs et quelques autres contribuent sans doute à expli-
quer pourquoi les juristes belges se sont plus rapidement qu’en France
dépris du « culte de la loi »1 et ont travaillé à installer le juge en position
d’arbitre et de garant de l’État de droit. Mais d’autres pays francophones,
comme la Suisse et le Canada, partagent nombre de ces traits, sans que
les mêmes causes n’aient forcément produit les mêmes effets.
Sans nier l’influence du contexte, nous voudrions pour notre part
risquer une explication d’un autre ordre en soulignant ce que nous
avons tenté de mettre en évidence tout au long de cet article, à savoir la
dimension collective et organisée d’un mouvement à qui l’on donne à
juste titre le nom d’école. Car si Perelman a incontestablement produit
une œuvre individuelle, l’apport de la nouvelle rhétorique à la théo-
rie du droit contemporaine apparaît assurément à l’examen comme le
produit d’une entreprise collective, qui a su réunir avec succès des idées
et des talents différents. Cette École de Bruxelles, née d’une rencontre
authentique et féconde entre la philosophie et le droit, a su fédérer,
mieux encore que la génération précédente de l’École de la libre recher-
che scientifique, dont elle renouvelle les méthodes, à la fois des chefs de
file philosophiques et théoriques, des praticiens occupant des positions
clés au sommet de la pyramide judiciaire, des professeurs en charge des
principaux enseignements en faculté de droit et en position de pouvoir
au sein de l’université2. Cette alliance de la doctrine, de la pratique

1. Fr. Gény évoque ce « culte supersticieux de la volonté législative » (I, p. 127-8)


et le « fétichisme de la loi écrite » (I, p. 70) dans Méthode d’interprétation et sources.
2. Prenons l’exemple marquant de Paul Foriers, avocat, professeur titulaire du
cours de droit naturel, doyen de la faculté de droit et recteur de l’Université libre de
Bruxelles.

245
Benoît Frydman

et de la formation des générations futures de juristes, coordonnée par


Chaïm Perelman1, a permis, dans un contexte favorable, de transformer
en quelques années à peine une percée théorique décisive en innova-
tions capitales dans les pratiques judiciaires, tout en inscrivant celles-ci
dans les jeunes esprits et en promouvant des méthodes d’enseignement
pragmatiques qui continuent à produire leurs effets bénéfiques jusqu’à
aujourd’hui. Ce n’est du reste pas un cas isolé dans l’histoire des idées
que cette alliance de la philosophie et du droit dans une école struc-
turée qui transforme les méthodes d’application et d’enseignement du
droit. Outre l’École de la libre recherche déjà évoquée, on peut citer au
xxe siècle le grand succès du mouvement réaliste américain et de la phi-
losophie pragmatique, produits de la fécondation mutuelle de la pensée
des philosophes et de l’expérience des juristes, spécialement à Harvard2.
Les deux écoles ne sont d’ailleurs pas sans partager de nombreux points
communs, en particulier une conception pragmatique du droit qui s’ac-
commode particulièrement bien, pour ne pas dire qu’elle exige une
forte dimension collective.

1. Sans doute vaudrait-il la peine d’étudier le rôle qu’a joué l’organisation des mou-
vements de résistance pendant la guerre dans la constitution de cet « esprit d’équipe ».
On sait que l’Université libre de Bruxelles, entrée en résistance contre l’occupant, est la
seule en Belgique à avoir fermé ses portes pendant toute la durée de la guerre. Perelman
et sa femme, entrés dans la clandestinité, jouèrent un rôle important dans la résistance,
en particulier dans le réseau de protection des « enfants cachés », tandis que Ganshof,
parti à Londres avec le Gouvernement en exil, allait être chargé de diriger l’épuration
après la guerre.
2. Voyez sur cette question le beau livre de Louis Menand, The Metaphysical Club:
A Story of Ideas in America (Farrar, Straus and Giroux, 2001). Le mouvement réaliste sera
néanmoins moins structuré et plus diffus que l’École de Bruxelles.

246
Les sources perelmaniennes
entre Athènes, Rome et Jérusalem

Stefan Goltzberg

Le présent texte porte sur les sources de la pensée juridique de


Perelman1. Dès lors, il sera question des sources juridiques de la pensée
de Perelman et, plus précisément, des sources philosophico-juridiques
de sa philosophie du droit. Entre Athènes, Rome et Jérusalem : nous
montrerons non seulement dans quelle mesure Perelman s’est nourri de
la pensée grecque – ce qui est bien connu – mais également combien il a
été attentif au développement du droit romain et du droit talmudique.
Le plan que nous suivrons n’est pas chronologique, mais consiste
en des allers-retours dans le temps. Il sera d’abord question de l’héri-
tage grec, sous la figure tutélaire d’Aristote. Ensuite, nous procéderons à
une typologie des systèmes juridiques (ontologie et logique juridiques)
proposée par Perelman et nous montrerons dans quelle mesure il est lui-
même influencé par le modèle talmudique, par le droit romain antique
et le droit romain médiéval.
1. Perelman se rapporte explicitement aux Grecs dans sa philosophie
du droit. Aristote y occupe une place de choix. Nous retiendrons sa
philosophie pratique et sa définition de la rhétorique. Commençons par
la rhétorique. Aristote la définit comme l’art de rechercher dans toute

1. Je tiens à remercier, pour leurs commentaires bienveillants, Benoît Frydman,


Christophe Gurnicky, Hugo Hardy, Quentin Landenne et Yohann Rimokh.

247
Stefan Goltzberg

situation les moyens de persuasion disponibles. Perelman, quant à lui,


la définit comme l’étude des techniques discursives visant à provoquer
ou à accroître l’adhésion des esprits aux thèses que l’on présente à leur
assentiment (Perelman 1976 : 105, Perelman 1977 : 23). La différence
entre ces deux visions de la rhétorique est triple : premièrement, la
rhétorique chez Perelman est une affaire de discours, ce qui restreint
le champ rhétorique, en excluant les techniques non verbales ; deuxiè-
mement, l’assentiment est une question de degré, il peut être provoqué
ou accru ; troisièmement, la rhétorique ne s’intéresse pas tant à la vérité
qu’à l’adhésion, celle-ci étant affaire de degré, contrairement à celle-là.
L’enjeu n’est donc pas de se rapprocher d’une vérité, mais d’agir les uns
sur les autres au moyen du discours. Perelman réhabilite donc mutatis
mutandis la rhétorique aristotélicienne, afin de lutter contre la rhétori-
que classique, qui se limiterait depuis Pierre de la Ramée à un question-
nement sur la forme1.
Il est un autre point sur lequel Perelman s’inspire explicitement
d’une notion aristotélicienne : la possibilité d’une raison pratique
« s’appliquant à tous les domaines de l’action, depuis l’éthique jusqu’à la
politique, et justifiant la philosophie comme recherche de la sagesse. »
(Perelman 1976 : 100.) Ce recours à Aristote vient faire pièce à une
philosophie contre laquelle Perelman va orienter ses critiques et qui fera
l’objet d’une description plus bas : le positivisme. Perelman joue ainsi
Aristote contre le positivisme juridique, qui limitait le rôle de la raison.
Or, la raison pratique telle que l’entendait Aristote suppose l’applicabi-
lité par le juge de la règle de justice. Cette règle centrale énonce qu’il
est « juste de traiter de la même façon des situations essentiellement
semblables » (Perelman 1976 : 100). En effet, seule une attention à la

1. « La nouvelle rhétorique, considérant que l’argumentation peut s’adresser à des


auditoires variés, ne se bornera pas, comme la rhétorique classique, à l’examen des
techniques du discours public, adressé à une foule non spécialisée, mais s’intéressera
également au dialogue socratique, à la dialectique, telle qu’elle a été conçue par Platon
et Aristote, à l’art de défendre une thèse et d’attaquer celle de l’adversaire, dans une
controverse. Elle englobera donc tout le champ de l’argumentation, complémen-
taire de la démonstration, de la preuve inférentielle qu’étudie la logique formelle. »
(Perelman 1976 : 108.)

248
Les sources perelmaniennes

rationalité pratique et non uniquement logique pourra guider le juge


dans l’appréciation de la ressemblance entre deux cas.
2. Maintenant que l’origine grecque de la pensée juridique de
Perelman est manifeste, reste à en montrer les sources romaine et juive,
ce qui requiert la définition de la logique juridique et plus généra-
lement la description des trois systèmes juridiques qu’il distingue. La
pensée juridique de Perelman se laisse en effet saisir, dans son essence,
par la notion de logique juridique1. Outre qu’il a consacré en 1976 un
ouvrage portant ce titre – Logique juridique – et sous-titré La Nouvelle
Rhétorique, Perelman a synthétisé le rôle de la logique juridique dans ce
qu’il appelle les ontologies juridiques, c’est-à-dire les types de systèmes
juridiques en ce qu’ils reconnaissent certaines sources du droit. Il décide
de distinguer trois systèmes juridiques, sans pour autant prétendre à l’ex-
haustivité. Ces systèmes sont le droit continental, le droit anglo-saxon et
le droit juif. Chaque système y est décrit par l’ontologie qu’il reconnaît,
par les inconvénients qu’engendre cette ontologie et par les solutions
que le système y apporte. Les trois types d’ontologie vont être exposés,
afin de répondre à la question des sources de la pensée juridique de
Perelman.
Le droit de common law est un droit jurisprudentiel : la common
law « est pratiquement élaborée par les juges » (Perelman 1984 : 32).
Pourtant, d’après Perelman, ce système juridique se représente – théori-
quement – les juges comme ne créant pas la loi mais comme la décou-
vrant (Perelman 1984 : 36). La loi leur préexiste. Cette loi s’exprime
dans la jurisprudence, dans les décisions judiciaires précédentes. Une
méfiance y règne à l’endroit de la législation, qui est limitée autant que
faire se peut au profit du choix du précédent s’appliquant au cas d’es-
pèce. Le précédent, pour sa part, contraint en quelque sorte le juge.
C’est ici qu’apparaît l’inconvénient inhérent à l’ontologie juridique du

1. « La logique juridique est liée à l’idée que l’on se fait du droit et s’adapte
à celle-ci. C’est la raison pour laquelle une réflexion sur l’évolution du droit sem-
ble un préalable indispensable à l’examen des techniques de raisonnement propres à
cette discipline, et que les juristes qualifient traditionnellement de logique juridique »
(Perelman 1976 : 5.)

249
Stefan Goltzberg

droit de common law. En effet, le caractère contraignant des précédents


– pour peu qu’ils correspondent au cas d’espèce – conduit dans certains
cas à des conséquences vécues comme inacceptables par le juge et par
les justiciables. Mais il est possible de surmonter ces inconvénients de
diverses manières, au moyen des techniques suivantes : premièrement,
le recours à la fiction permet de contourner la loi et suspend l’applica-
tion d’un précédent inacceptable. Deuxièmement, quoique ce système
nourrisse une grande méfiance envers le législateur, il est fait appel à
lui afin de remplacer des règles inacceptables. Troisièmement, il est loi-
sible de renoncer à l’idée que la common law soit la même partout et
tout le temps ; autrement dit, l’on peut assouplir l’idée d’une common
law intemporelle et inaltérable. Quatrièmement, l’on peut également
admettre que tout droit présuppose une autorité, ce qui pose la ques-
tion de savoir quelle est l’autorité qu’il faut suivre et remet en question
l’autorité infrangible du précédent.
Le droit continental est présenté ici dans sa version forte, le positi-
visme juridique. Celui-ci, contrairement au droit de common law, repose
non pas sur une minimisation du rôle du législateur, mais sur sa toute-
puissance : la loi est complète, c’est-à-dire sans lacune, elle ne se contre-
dit jamais, elle est, en un mot, parfaite. La séparation des pouvoirs,
qui pose le pouvoir législatif dont on vient de voir qu’il est infaillible,
au-dessus du pouvoir judiciaire, visait notamment à limiter le pouvoir
arbitraire du juge et fait dès lors du législateur l’unique source de droit
– Perelman parle d’une « idolâtrie de la loi » (Perelman 1984 : 41) – et
dénie au juge la possibilité d’une contribution à l’élaboration du droit.
Mourlon va jusqu’à écrire qu’« un bon magistrat humilie sa raison devant
celle de la loi, car il est institué pour juger selon elle et non pas pour la
juger » (Perelman 1984 : 42). Ce système soulève deux types de difficul-
tés. D’une part, il est impossible de penser une loi injuste, puisqu’elle est
juste par le seul fait qu’elle émane du législateur. Cela pose un sérieux
problème à Perelman ainsi qu’à tous ceux qui ne sont pas restés insensi-
bles à l’avènement du régime nazi et aux autres régimes édictant des lois
vécues comme injustes par les observateurs – puisque le juge ne peut pas
lui-même dire une loi injuste dans ce système. D’autre part, ce système
pose une seconde difficulté, liée à la notion de « loi claire ». En effet,

250
Les sources perelmaniennes

il est interdit au juge d’interpréter une loi qui est claire. Mais d’après
Perelman, une loi n’est pas claire ou obscure en soi. Au contraire, elle
sera dite claire par la partie qui souhaite l’application de la loi telle quelle
et obscure par la partie qui invite le juge à interpréter la disposition
légale. L’approche de Perelman est ici typiquement pragmatique.
Afin de surmonter ces deux inconvénients – l’impossibilité d’une
loi injuste et la difficulté de la notion de loi claire – le droit continental
a mis au point un premier dispositif, le référé législatif, en 1790. Par ce
procédé, les tribunaux « s’adresseront au corps législatif toutes les fois
qu’ils croiront nécessaire soit d’interpréter une loi, soit d’en faire une
nouvelle » (cité par Perelman 1984 : 41-42). Ce référé législatif a donné
lieu à un embouteillage administratif et fut remplacé par l’article 4 du
Code Napoléon en 1804. Celui-ci consacrait l’obligation faite au juge
de juger. Le juge commettra un déni de justice s’il refuse de juger sous
prétexte du silence, de l’obscurité ou d’une insuffisance de la loi. Il est
utile de remarquer que cet article 4 ne prétend pas affirmer une vérité
selon laquelle la loi serait complète (jamais silencieuse), toujours claire
et suffisante en tant que telle ; cet article régit simplement le compor-
tement du juge et, paradoxalement, lui interdit de motiver une absence
de jugement par une faille de la loi. Enfin, il est une autre tolérance faite
au juge, celle de juger par l’esprit de la loi plutôt que par la lettre, au cas
où celle-ci conduirait à des conséquences inacceptables.
Le droit juif est, comme le droit continental, un droit doctrinal et
non pas un droit jurisprudentiel comme le droit de common law1. Les
docteurs sont les interprètes d’une loi perçue comme reçue de Dieu,
lequel est également à la source de la morale. Cette loi est pérenne, n’est
pas censée subir, essentiellement, l’épreuve du temps. La Tora stipule :
« Vous n’ajouterez rien à la chose que je vous commande et vous n’en
retrancherez rien » (Deutéronome 4 : 2, cité par Perelman 1984 : 35.)
Ici, la loi s’offre comme complète et intemporelle. Il s’agit d’une loi
ne varietur, ce qui constitue son inconvénient. En effet, dans l’esprit de
Perelman, le droit talmudique, sous-tendu par l’interdit d’y retrancher

1. Je dois cette idée, ainsi que sa formulation, à Yohann Rimokh.

251
Stefan Goltzberg

ou d’y ajouter quoi que ce soit, souffre d’une incapacité à s’adapter aux
situations nouvelles. Le droit juif a mis au point plusieurs techniques
afin d’assouplir la rigidité de la loi divine. En premier lieu, la distinction
entre la loi écrite et la loi orale permet d’affirmer que la loi orale a été
transmise en même temps que la loi écrite. Ainsi, de nombreuses inter-
prétations qui passeraient pour des innovations – donc des altérations –
de la loi divine sont assignées à la loi orale. En outre, le droit juif a mis
au point diverses fictions et techniques d’interprétations. Parmi les listes
de règles herméneutiques, on peut citer celle de Rabbi Ishmaël, qui
reprend 13 règles d’interprétation (dont la première est le raisonnement
a fortiori). Ces règles d’interprétation font l’objet, dans le Talmud et la
littérature posttalmudique, d’une élaboration savante rarement égalée
dans l’histoire des systèmes juridiques. Enfin, parmi les principes per-
mettant d’éviter le danger qui guette ce système juridique – le danger
d’une loi qui ne changerait pas – apparaît le principe d’après lequel, dans
certaines conditions, la loi du pays fait office de loi pour les justiciables
du droit juif (Perelman 1984 : 38).
Nous l’avons vu, ces trois ontologies couvrent des réalités multiples,
même si des points de convergences sont à relever. On peut citer parmi
eux le fait que le droit continental et le droit juif sont des droits savants,
par opposition au droit de common law, qui est jurisprudentiel (bien que
l’ontologie du droit de common law fait du juge le découvreur et non le
créateur du droit). En outre, on peut distinguer ces trois ontologies dans
leur rapport à l’édiction de nouvelles lois. Dans le droit de common law,
la source législative est une source à laquelle il n’est fait recours qu’en
cas d’échec du processus de découverte de la loi par le juge. Plus précisé-
ment, on y sollicite l’intervention du législateur lorsque la jurisprudence
donne lieu à des conséquences inacceptables et qu’elle ne parvient pas à
infléchir l’orientation de la pratique judiciaire. Le droit continental, au
contraire, voit dans la loi la source par excellence sinon unique de la loi,
laquelle peut changer : il est prévu dans cette ontologie que le législateur
puisse abroger des lois et en édicter de nouvelles. En d’autres termes, le
législateur continental n’est pas tenu par le verset du Deutéronome qui
interdisait de modifier la loi. Le droit juif, à son tour, voit dans ce verset
un frein à l’abrogation et à l’ajout de toute loi.

252
Les sources perelmaniennes

Chaque système juridique connaît dès lors des inconvénients pro-


pres à son ontologie. Afin de pallier ces inconvénients, chaque système
met en œuvre des techniques qui permettent de rendre le droit accep-
table. L’acceptabilité de la décision de justice justifie l’apparition de ce
que Perelman appelle la « logique juridique ».

La logique juridique se présente ainsi comme l’ensemble des techniques de


raisonnement qui permettent au juge de concilier, dans chaque cas d’espèce, le
respect du droit avec l’acceptabilité de la solution trouvée. La source du droit,
telle qu’elle est reconnue dans chaque système, servira de point de départ au
raisonnement des juristes, qui s’efforceront d’adapter les textes juridiques aux
besoins et aux aspirations d’une société vivante. (Perelman 1984 : 43.)

La logique juridique, voilà une expression qui méritait d’être défi-


nie. Perelman rejetait l’idée défendue par Kalinowski selon laquelle il
n’y a pas de logique juridique, mais uniquement l’application de la logi-
que – universelle – à différents domaines, dont le droit (Perelman 1976 :
3). Selon Perelman, la logique juridique est bien autre chose, puisqu’elle
regroupe l’ensemble des techniques permettant la conciliation entre le
droit et son caractère acceptable. Autrement dit, la logique juridique
assouplit l’ontologie juridique afin que le droit puisse tempérer les rigi-
dités de la loi ou du précédent. La source du droit, qui détermine le type
d’ontologie dont il est question, est décrite par Perelman comme four-
nissant le « point de départ » du raisonnement des juristes. Ce point de
départ ne permet pas de déduire, par des règles d’inférences, la conclu-
sion qui s’imposera nécessairement. Il ne s’agit pas d’un modèle de l’ar-
gumentation syllogistique ou de tout autre modèle prévisible. En effet, si
tel était le cas, c’est précisément la logique juridique qui perdrait, selon
Perelman, toute son utilité. La logique juridique, à l’inverse de ces règles
d’inférence applicables automatiquement une fois le point de départ
donné, est composée de la série de techniques parmi lesquelles le juge
choisira afin de mener à terme son raisonnement. Si le point de départ
fait l’objet d’un choix – il faut bien trouver la disposition légale ou le
précédent qui s’applique – et que la logique juridique conduit le juge à
procéder à un nouveau choix, il ne sera pas étonnant d’apprendre que
Perelman a critiqué sévèrement le positivisme juridique, selon lequel le

253
Stefan Goltzberg

juge avait pour seule mission d’appliquer – sans choix – le raisonnement


(syllogistique) à la prémisse constituée, sans doute possible, par la dis-
position légale concernée. Perelman, en définissant la logique juridique
comme une sorte de menu dans lequel le juge sélectionne raisonnable-
ment la technique qui conciliera le droit et l’acceptabilité de la solution,
rend impensable le positivisme juridique. Ainsi, sous couvert de décrire
trois types d’ontologies juridiques, Perelman en décrit le fonctionne-
ment variable qu’il place sous la constante de la logique juridique, plutôt
que sous la constante d’un type de raisonnement particulier (d’habitude
syllogistique).
La définition de la logique juridique et la distinction entre les trois
ontologies nous autorisent à revenir à la question des sources perelma-
niennes. Nous avions déjà traité d’Athènes et il reste à situer Rome et
Jérusalem.
Jérusalem comme source de la pensée juridique de Perelman est à
comprendre comme lieu associé au droit juif plutôt qu’à la Bible elle-
même. Le Talmud a fourni à Perelman plusieurs récits qui entraient
en résonance avec sa propre philosophie du droit, qui tend à montrer
le caractère toujours contextuel, relatif, du raisonnement juridique.
Ainsi, Perelman commence le § 7 de la Logique juridique en parlant de
la « relativité du raisonnement juridique » (Perelman 1976 : 6). C’est
dans ce cadre qu’il cite le cas des talmudistes, qu’il rapproche d’ailleurs
des juristes romains et des glossateurs de l’École de Bologne. Mais cette
analogie n’est faite qu’en passant. Il revient sur le Talmud plus tard dans
son texte, où il cite « une histoire qui mériterait d’être mieux connue »
(Perelman 1976 : 153). La voici :

Lors d’un débat sur les conditions dans lesquelles un four peut être uti-
lisé, tout en restant rituellement pur, la grande majorité des interprètes se sont
opposés à l’avis du Rabbin Eliézer qui prétendait, à l’encontre de ses adversai-
res, exprimer la volonté authentique de Dieu. Pour prouver qu’il avait raison,
il invoque Dieu, pour qu’il manifeste son approbation au moyen de divers
miracles, qui ne manquent pas de se produire. Comme l’assemblée ne semblait
pas convaincue par les miracles, il prend Dieu à témoin, et une voix céleste
se fait entendre qui soutient le point de vue du Rabbin Eliézer. Là-dessus, le
R. Josué, porte-parole de la majorité, citant le verset du Deutéronome, XXX,

254
Les sources perelmaniennes

12 « La Tora ne se situe pas dans les cieux1 » commente : « Qu’est-ce à dire ? »


Cela signifie que la Tora a déjà été donnée au Sinaï et que nous ne nous fions
pas à une voix céleste, car la Tora a déjà prescrit au Mont Sinaï (Exode, XXIII,
2) « C’est d’après la majorité que l’on infléchit la loi ».

Cette histoire, issue du traité du Talmud Baba Metzia 59a est cou-
ramment rapportée (Silberg et Ben Porath 1961 : 310 ; Stone 1965 : 27 ;
Frydman 2007 : 106-107, Steinsaltz 1988 : 134-149). Elle met l’accent sur
le caractère humain de la controverse juridique, et remet en question la
validité d’une opinion fidèle à la parole divine mais qui serait minoritaire
ou qui ne se prêterait pas aux règles de la controverse entre pairs. En outre,
Perelman signale le caractère particulier de l’argumentation talmudique. Il
va jusqu’à parler d’une « déformation » du sens du verset biblique :
Le commentaire, qui abandonne entièrement aux interprètes le pouvoir
de décider du sens de la loi est d’autant plus caractéristique que le passage, qui
fait état du rôle de la majorité, déforme sciemment le texte biblique, lequel dit
exactement le contraire : « Tu ne suivras point la masse pour mal faire et tu ne
déposeras pas, dans un procès pour dévier, pour faire pencher la balance dans le
sens du grand nombre ». (Perelman 1976 : 153.)

Perelman va procéder à présent à une comparaison sommaire entre les


docteurs antiques et médiévaux de la loi juive, qu’il perçoit comme plus
souples, et les « rabbins orthodoxes » contemporains, lesquels auraient
perdu cette capacité d’adapter le droit aux situations actuelles :
Notons, à ce propos, que les talmudistes n’hésitaient pas à substituer, à la
volonté divine, leur propre solution si elle leur paraissait raisonnable, alors que
les rabbins orthodoxes n’osent plus aujourd’hui, en l’absence d’un Sanhédrin – la
Cour suprême pour la loi mosaïque – substituer leur interprétation à celle des tal-
mudistes. Alors que les x ou xv siècles qui séparent les textes du Pentateuque de
l’élaboration du Talmud sont marqués par une création juridique extrêmement
féconde, les siècles qui ont suivi ont fixé l’interprétation traditionnelle et n’ont
que très peu adapté celle-ci aux besoins de l’actualité. (Perelman 1976 : 153)

1. À vrai dire, Perelman semble citer de mémoire, car le verset ne parle pas de la
Tora explicitement mais dit « Elle », ce qui pourrait renvoyer à la Tora citée plus haut ou
encore à Mitsva (commandement), qui est le dernier mot féminin cité avant le pronom
« elle ».

255
Stefan Goltzberg

Cette histoire de l’interprétation biblique nous fournit deux exemples


extrêmes, celui d’une libération presque complète des talmudistes par rapport
aux textes sacrés, et celui d’une soumission, presque aussi radicale, des inter-
prètes ultérieurs à l’interprétation orthodoxe, qui a acquis la force d’une loi
immuable dans la tradition religieuse juive. (Perelman 1976 : 154.)

Perelman oppose donc l’inventivité des docteurs du Talmud à la


crispation qu’il repère dans le droit juif contemporain. Ce n’est pas le
lieu de vérifier dans quelle mesure Perelman a bien compris les textes
qu’il cite. En tout état de cause, il n’était pas talmudiste et rapporte les
diverses histoires les plus connues du Talmud, en particulier celles qui
permettent d’asseoir sa théorie de la relativité du raisonnement juridi-
que. Il semble que son opposition entre la souplesse des rabbins médié-
vaux et la rigidité des rabbins contemporains tient au moins en partie au
fait qu’il ignore le détail de ces débats.
Ce qui nous importe est le fait que Perelman se reconnaît dans
le courant talmudique ancien et qu’il revendique le même genre de
théorie de l’interprétation juridique que celle que, à tort ou à raison,
il lui assigne. En ce sens, Perelman se réclame de Jérusalem. Cette
source est à comprendre, mutatis mutandis comme lorsqu’on parle
de source du droit : ce n’est pas nécessairement la source objective,
mais la source revendiquée. Il n’est pas certain – ni impossible – que
Perelman ait été influencé par le droit juif antico-médiéval, mais il y
reconnaît surtout une préfiguration de sa propre théorie de l’argu-
mentation juridique.
Après Athènes et Jérusalem, il nous faut parler de Rome comme
source de la pensée juridique de Perelman. À cette fin, il conviendra
de distinguer au sein de Rome différentes époques : la Rome antique
et médiévale. Plus précisément, entre le droit romain antique et le droit
romain qui émerge à la fin du 11e siècle dans les écoles italiennes. Nous
allons résumer différentes approches du droit romain médiéval, afin de
répondre à la question de savoir dans quelle mesure le droit romain est
une des sources des la pensée de Perelman.
Deux visions s’opposent sur le statut du droit romain médiéval
pour ce qui est de la théorie de l’argumentation juridique. Alors que
le droit romain antique est qualifié largement de jurisprudentiel et que le

256
Les sources perelmaniennes

droit romain médiéval est savant, certains historiens et philosophes du


droit voient dans le droit romain médiéval une rupture avec le droit
antique, tandis que d’autres placent cette rupture à la Modernité, donc
après le Moyen Âge. Voici l’opinion de deux auteurs sur la question,
qui ont été retenus du fait de leur vision globale de l’histoire du droit.
D’après Theodor Viehweg, qui est très proche de Perelman dans sa
pensée, le droit romain médiéval est resté très souple, ouvert, en un mot
topique, alors que le droit naturel moderne a entrepris de soumettre
le droit à la méthode géométrique (more geometrico) qui est typique des
sciences modernes. Un droit est topique dès lors que les raisonnements
auxquels il donne lieu s’opposent, se font face, et que demeurent rai-
sonnables des principes et des arguments qui se contredisent manifeste-
ment. La contradiction est en revanche frappée d’infamie dans le droit
naturel moderne, car elle réfute le caractère cohérent et logique de ce
système juridique visant à l’axiomatisation.
Le mode non systématique de la procédure, qui, pris dans le sens indiqué,
est une caractéristique importante de la structure topique, était un des reproches
principaux qui furent finalement faits au mos italicus dans le cours du xvie siècle
et plus tard. […] Les efforts qui commencent ici sont du plus grand intérêt pour
l’histoire intellectuelle et sont du reste en partie explicitement dirigés contre
l’ars de la simple prudentia. Ils apparaissent déjà avant Descartes (mort en 1650)
et avant le xviie siècle pétri de mathématique. Ces efforts ne nous importent
que dans la mesure où, comme il a été dit, ils mettent l’accent, à juste titre,
sur la non-systématicité du mos italicus et qu’ils aspirent en dernière analyse à la
forme déductive. (Theodor Viehweg, 1953 : 64-65, ma traduction.)

Ce paragraphe met clairement en lumière l’opposition entre un


droit non systématique, le mos italicus, et le droit moderne systémati-
que. La fracture a lieu dans le passage du Moyen Âge à la Renaissance.
La philosophie du droit moderne reposerait donc sur la préséance
de la déduction alors que le droit topique antico-médiéval relève-
rait davantage de ce qu’Aristote appelait la prudence, c’est-à-dire la
capacité de juger en contexte des affaires humaines, sans qu’il soit
possible de formaliser ce raisonnement dans un système déductif. En
un mot, pour Viehweg, avant le xvie siècle, le droit est ouvert et se
ferme ensuite. Viehweg se propose de revenir aux Anciens – par le

257
Stefan Goltzberg

détour des critiques que Vico avait émises à l’endroit du droit naturel
moderne. L’auteur de Topik und Jurisprudenz souhaite renouer avec
cette philosophie topique prémoderne.
À l’inverse de la lecture viehwegienne de l’histoire du droit,
Raoul van Caenegem trouve dans le droit romain médiéval le terreau
qui a fécondé tout le droit naturel moderne. Selon lui, la ligne de par-
tage se fait donc plus tôt, à l’orée du xiie siècle, au moment où les juris-
tes entament l’étude d’un droit qui se veut désormais savant.

C’est un fait que le droit européen néoromain se base entièrement sur


le corpus iuris de Justinien, mais ce serait une erreur de penser que le droit
romain classique des grands juristes, qui ont travaillé des siècles avant que
Justinien ne dirige sa commission de juristes, ressemblait le moins du monde
aux traités de Bartole et Balde ou le Pandektenrecht de Bernhard Windscheid
(mort en 1892). Au contraire, le droit romain de la période classique est, sous
bien des aspects, plus proche, par son caractère, du droit anglais de common law
que des systèmes modernes de droit civil qui sont dérivés des écoles médié-
vales. Ceci est dû au fait que le droit romain classique et la common law furent
tous deux développés au gré d’opinions et de débats entre experts, occasion-
nés par des procès particuliers, plutôt que suite à des règles générales posées
par le législateur ou suite à des théories produites par de savants professeurs.
(R. C. van Caenegem 2002 : 38-39, ma traduction)

Dans la lecture que van Caenegem propose du droit romain, ce


dernier est divisé en droit romain antique, qui est jurisprudentiel et
qui annonce le droit de common law, et droit « néoromain », lequel jette
les bases du droit naturel moderne et donc du droit continental. Le
droit romain antique se développe « au gré d’opinions et de débats entre
experts » alors que le droit romain médiéval manipule des « règles géné-
rales » formulées par des « savants professeurs ».
Nous privilégions l’approche de Van Caenegem, car elle nous
semble plus fidèle à la réalité du Moyen Âge et est moins sensible au
préjugé qui veut que la formalisation du droit soit nécessairement la
conséquence de l’émergence des sciences modernes. En effet, d’après
certains auteurs, dont Bermann (Bermann 1983 : 151), c’est bien plutôt
les sciences modernes qui sont une conséquence de la formalisation du
droit par les savants médiévaux.

258
Les sources perelmaniennes

Maintenant que la question du rapport entre droit romain anti-


que et droit romain médiéval a été posée, nous pouvons revenir à
Perelman. Celui-ci plaide pour un droit topique et remet en ques-
tion la faisabilité et la légitimité d’un droit logique. Ainsi, Perelman
est inspiré sinon par le droit romain antique, du moins par la théo-
rie de l’argumentation qui le sous-tendait. Inversement, Perelman a
lutté dans toute son œuvre en philosophie du droit contre le modèle
du positivisme juridique, dont il situait l’apparition à la Modernité,
même si nous avons désormais de bonnes raisons de penser, si on
accepte la vision caenegemienne de l’histoire du droit, que le modèle
qu’il critique trouve son origine dans les formalisations médiévales
du droit romain. Perelman adoube la théorie antique du droit – topi-
que – et rejetterait la théorie médiévale du droit romain – qui est
logique et annonce le déductivisme moderne.
Les sources perelmaniennes se situent entre Athènes, Rome et
Jérusalem. Comme il n’est pas un historien des idées ou un historien
du droit, il a été nécessaire de procéder à quelques ajustements, afin
de conclure qu’il s’inspire de ces trois sources de manière différen-
ciée. Il garde d’Athènes la définition aristotélicienne de la justice,
qu’il critique, car elle serait formelle ; la définition aristotélicienne
de la rhétorique, qu’il amende ; la philosophie pratique aristotéli-
cienne, qu’il embrasse pleinement. Pour ce qui est de Jérusalem, nous
avons montré que Perelman est tributaire d’une vision du Talmud
assez largement diffusée, qui voit dans la littérature talmudique le
lieu d’une infinie controverse, toujours recommencée. Cette vision
est topique, et c’est la raison pour laquelle Perelman cite le Talmud
avec approbation. Il paraît clair que si Perelman avait été exposé à
d’autres textes talmudiques ou s’il en avait retenu d’autres, il n’aurait
pas pu si aisément s’en servir pour appuyer sa théorie topique de
l’argumentation juridique. Rome constitue une source de la pensée
de Perelman dans la mesure où le droit romain antique est topique,
alors que le droit romain médiéval annonce le droit continental et
le positivisme juridique contre lequel Perelman a bâti sa théorie de
l’argumentation juridique.

259
Stefan Goltzberg

Bibliographie

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Tradition, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1983.
Frydman Benoît (2005), Le Sens des lois. Histoire de l’interprétation et de la
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Perelman Chaïm, Olbrechts-Tyteca Lucie (1958), Traité de l’argumen-
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Bruxelles, 2000.
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Perelman Chaïm, Olbrechts-Tyteca Lucie, L’Empire rhétorique : rhétorique
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– Le Raisonnable et le Déraisonnable en droit. Au-delà du positivisme juri-
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1984.
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1965.
Van Caenegem Raoul C., European Law in the Past and in the Future.
Unity and Diversity over Two Millennia, Cambridge, Cambridge
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Vannier Guillaume, Argumentation et Droit. Introduction à la Nouvelle
Rhétorique de Perelman, Paris, puf, coll. « L’interrogation philosophi-
que », 2001.
Viehweg Theodor (1953), Topik und Jurisprudenz. Ein Beitrag zur rech-
tswissenschaftlichen Grundlagenforschung, Münich, 1974.

260
Vérité et logos dans la perspective
de la rhétorique judiciaire.
Contributions perelmaniennes
à la culture juridique du troisième millénaire

Maurizio Manzin

1. LA PHILOSOPHIE JURIDIQUE DE PERELMAN COMME SIGNE


D ’ U N E I D E N T I T É C U LT U R E L L E E U RO P É E N N E

Perelman naît juriste. Il est difficile de s’affranchir de cette sugges-


tion quand on observe, par exemple, qu’une grande partie de sa carrière
académique s’est accomplie dans l’étendue philosophique, en Europe
et aux États-Unis. Pour un juriste plus encore que pour un philosophe,
la question du fondement rationnel des décisions et de la communica-
tion de ces décisions demeure en effet cruciale, puisqu’elle concerne le
champ d’application des normes juridiques. Il est cependant plus difficile
encore de s’en affranchir relativement à l’histoire européenne, puisqu’
en ces mêmes années où Perelman se formait en tant que chercheur et
après plus de quatre siècles d’une recherche laborieuse sur la certitude du
droit – qui connaîtra son apogée dans le positivisme juridique, la codi-
fication et les doctrines formalistes – la gangrène du totalitarisme avait
trouvé le moyen, de manière paradoxale en apparence, de se propager.
Après avoir fomenté plusieurs conflits et une guerre mondiale, Staline et

261
Maurizio Manzin

Hitler avaient empli les cimetières d’Eurasie sans qu’une action d’inter-
position efficace du droit comme valeur n’eût pu en enrayer l’ascension.
Au contraire, les lois semblaient avoir été jusqu’à fournir un instrument
de neutralité à la folle logique du Befehl ist Befehl. Cependant que le
court-circuitage juridique du procès de Nuremberg risquait d’être vu
comme une réitération du triomphe de l’autorité (et dès lors, de la force
des puissances sorties vainqueurs) sur le droit dans son expression la plus
connue, l’expression positiviste légaliste1.
En juriste qu’il était, Perelman avait plus que d’autres cette faculté
de méditer sur les conséquences périlleuses de cette tentative carté-
sienne extrême de formalisation de la civilis sapientia du droit. Une
démarche poursuivie tant au détour des longs méandres de la validité
normative indiqués par Hans Kelsen qu’au moyen du rigorisme logi-
ciste des néoempirismes viennois et anglo-saxon (lesquels avaient pour-
tant influencé les premières réflexions perelmaniennes sur la justice)2.
Quels étaient en effet, à bien y regarder, les éléments constitutifs du
panorama de la philosophie et de la théorie du droit qui s’ouvraient
à lui ? D’un côté affleurait, en alternative au légalisme le plus strict, le
confinement de la réflexion au plan linguistique, proposé – et bien que
largement remanié par la suite – par Wittgenstein dans son Tractatus
logico-philosophicus, à savoir une éviction radicale du raisonnement sur
les valeurs du champ de la certitude. De l’autre, la rationalité empirique
a posteriori pratiquée par la sociologie et le réalisme juridique scandi-
nave et américain, ou mieux un renoncement déclaré à toute forme
de recherche d’un fondement logique aux décisions dans les domaines

1. Cf. sur ce thème M. Manzin, « La barba di Solzenicyn e la frammentazione dei


diritti umani », Persona y Derecho, 58, 2008, p. 455-472.
2. La position de Perelman sur le droit connaîtra, au fil de ses recherches, une
évolution par rapport à son premier ouvrage sur la justice (De la justice, 1944). On peut
l’appréhender dans son ensemble surtout dans : C. Perelman, L. Olbrechts-Tyteca, Traité
de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, tr. it., Turin, Einaudi, 1966 et C. Perelman,
Logique juridique, nouvelle rhétorique, tr. it., Milan, Giuffrè, 1979. Les ouvrages succes-
sifs de Perelman sont un approfondissement des implications juridiques et philosophi-
ques du Traité. Citons entre autres : C. Perelman, Justice et Raison, Bruxelles, Presses
Universitaires, 1963 ; Le Champ de l’argumentation, tr. it., Parme, Pratiche, 1979 ;
L’empire rhétorique. Rhétorique et argumentation, tr. it., Turin, Einaudi, 1981.

262
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

éthique, politique et judiciaire1. La seule alternative semblant s’oppo-


ser à ces summae divisiones restant l’« éternel retour » du droit naturel,
teinté, dans quelques cas, de nostalgies confessionnelles que la doc-
trine juridique allemande d’après-guerre répandait sur les stigmates de
cette nation tourmentée. Moins écoutées, bien que probablement plus
prometteuses, les voix « continentales » formulaient depuis quelques
dizaines d’années, chacune à leur manière, mais se posant toutes en
alternative aux philosophies analytiques et réalistes, la proposition d’un
retour à la pensée classique, car originaire et constitutive de l’Occi-
dent2. Ces voix, procédant toutes d’une prise de conscience de la crise
européenne, voyaient en Athènes, voire, pour certaines, en Rome et
en Jérusalem aussi, les sources de ces élaborations métaphysiques créa-
trices des notions distinctives de notre civilisation de monde, de liberté,
de personne, de droit, les seules capables de contrecarrer l’autorité souve-
raine de la technique, en d’autres termes l’instrumentalité de la pensée.
Edmund Husserl, Martin Heidegger, Simone Weil, Henri Bergson,
Hannah Arendt, Edith Stein, Hans Georg Gadamer et d’autres encore
peuvent être considérés comme les principaux interprètes d’un virage
métaphysique, metaphisical turn, qui aurait pu conduire à une réflexion
sur une réorientation radicale de l’identité européenne sortant de deux
guerres mondiales tragiques si celle-ci n’avait pas été écrasée, dans un
premier temps, par les querelles idéologiques de la guerre froide, puis
aujourd’hui, par le scepticisme philosophique imprégnant la postmo-
dernité. Il convient d’ajouter que ces voix ne connurent pas une « tra-
duction » théorico-juridique à la hauteur des juristes antimétaphysiques
(Herbert Hart par-dessus tout) et ne parvinrent donc pas à greffer une
tradition d’une égale autorité dans le domaine philosophico-juridique.

1. Pour une analyse critique concise, mais efficace de cette perspective cf. F. Cavalla,
« La concezione empiristica della giurisprudenza. Rilettura di un’opera di Alf Ross »,
Rivista di diritto civile, 5, 1976, p. 528-549.
2. On trouvera une synthèse de la transition du formalisme méthodologique kelsé-
nien aux premières approches postpositivistes dans la perspective d’une refondation rhé-
torique de la logique juridique dans M. Manzin, Rhetorical vs. Syllogistic Models of Legal
Reasoning: the Italian Experience, in F.H. Van Eemeren & Al., Proceedings of the 7th Conference
on Argumentation of the International Society for the Study of Argumentation, Amsterdam,
29 Juin-2 Juillet, 2010, Amsterdam, Rozenberg / Sic Sat, 2011, p. 1165-1174.

263
Maurizio Manzin

Une succession plutôt complexe de causes engendrera cet état de fait


non pas entièrement peut-être imputable au contexte général de téles-
copage idéologique et d’organisation des pouvoirs dans les domaines
des sciences humaines et des politiques culturelles, mais certainement
largement influencé par de tels facteurs1.
Si nous nous demandons dans quelle approche, parmi toutes celles
représentées en Europe, le philosophe Perelman pourrait s’inscrire, nous
répondrons qu’il s’insère probablement dans celle de ces voix minoritai-
res. Perelman désirait en effet de toutes ses forces ramener la réflexion
philosophique sur le thème des valeurs, en d’autres termes des déci-
sions, et remettre ainsi en cause l’utilité du cloisonnement épistémique
inflexible des partisans du divisionnisme éthique. Un souhait qu’ali-
mentait son profond intérêt pour la « rationalité dynamique » connue et
pratiquée par la pensée antique. Par ailleurs, son aspiration implicite à
une unité culturelle dans le champ de la communication publique l’in-
citait à rechercher méthodiquement des relations entre les deux savoirs,
le savoir scientifique et le savoir humaniste, un domaine dans lequel
l’esprit européen avait excellé (et que la modernité avait entraîné sur
deux voies différentes)2. Perelman apparaît, pour ces raisons essentiel-
lement, comme un auteur de la « troisième voie », celle d’une identité
européenne s’inspirant du classicisme3. Cependant, l’influence de son
œuvre dans le champ théorico-juridique fait surtout de lui l’un des rares

1. Pour une lecture critique du débat postpositiviste sur le droit dans la jurispru-
dence anglo-saxonne cf. M. Manzin, La verità retorica del diritto, in D. Patterson, Diritto e
verità, tr. it., Milan, Giuffrè, 2010, p. IX-LI.
2. Aujourd’hui, Michel Meyer, l’élève de Perelman, reprend et approfondit sa
position sur la crise du rationalisme moderne. L’issue, face à la sensation d’égarement
provoquée par la crise de la rationalité scientifique, est, d’après Meyer, une refondation
problématologique de la philosophie, de la science même et du langage (cf. M. Meyer,
De la problématologie. Philosophie, science et langage, tr. it., Parme, Pratiche, 1991).
3. Il est communément admis que le mérite d’avoir restauré, avec « éclat » et
« dignité scientifique », le crédit du modèle classique de la rhétorique revient à Perelman
et à ses principaux ouvrages d’argumentation (cf. par ex. B. Mortara Garavelli, Manuale
di retorica, Milan, Bompiani, 2010, p. 7). Sur le degré d’acceptation de ce modèle, voir
les observations critiques de F. Cavalla, s.v. Topica giuridica, in Enciclopedia del diritto,
Milan, Giuffrè, 1992, surtout p. 737-738 et plus récemment, G. Damele, « Aristotele
e Perelman: retorica antica e “nuova retorica” », Rivista di Filosofia, XCIX, 1, 2008,
p. 105-114.

264
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

représentants éminents d’une philosophie juridique se posant en alter-


native au modèle nominaliste1.

2 . S E P T I N T U I T I O N S P O U R L A C U LT U R E J U R I D I Q U E

L’évocation d’une « culture juridique » peut n’éveiller aucune réson-


nance chez celui qui cultive une dimension purement normative du
droit2, une dimension étrangère, parfois hostile, à l’histoire, à la phi-
losophie, à la littérature ou aux multiples expressions de l’art qui sont
entrées, et entrent toujours, en relation avec l’expérience juridique pour
la contaminer et en être, à leur tour, contaminées. L’accession de ce
vaste champ des savoirs extrajuridiques au sancta sanctorum des doctrines
positivistes n’est qu’assez récente et fruit essentiellement de la médiation
des philosophies interprétatives3. En cette époque d’ébranlement du

1. À l’occasion du vingtième anniversaire de la disparition de Perelman, nous avi-


ons consacré quelques réflexions à l’influence du Traité sur la jurisprudence italienne
plus récente : cf. M. Manzin, Ricordando Perelman: dopo e oltre la « nouvelle rhétorique »,
in G.A. Ferrari, M. Manzin (de), La retorica tra scienza e professione legale. Questioni di
metodo, Milan, Giuffrè, 2004, p. 17-24. Ainsi qu’on peut le lire dans la préface de
Norberto Bobbio à l’édition italienne du Traité : « La théorie de l’argumentation revêt
enfin un intérêt très spécial, voire même prioritaire, pour le philosophe du droit et pour
le juriste : la controverse judiciaire a toujours été, au demeurant, la principale source
d’observation de la rhétorique à toutes les époques. L’étude de l’argumentation repré-
sente une invitation à résoudre la théorie classique de l’interprétation juridique dans une
analyse des arguments utilisés par le juriste ou le juge pour parvenir à une décision »
(N. Bobbio, Prefazione au Traité, op. cit., p. XVIII).
2. Ainsi que l’observe, entre autres, Paolo Moro, les trois principaux axes de
la philosophie du droit (le positivisme juridique, le réalisme et le jusnaturalisme)
possèdent tous un caractère « normocentrique ». Ils supposent en effet que chaque
dimension du droit soit absorbée et dominée par la norme juridique, qui représente
« le postulat incontesté du raisonnement et qui s’identifie principalement à la règle
de la loi ou, dans une perspective différente, à celle du précédent jurisprudentiel »
(P. Moro, La via della giustizia. Il fondamento dialettico del processo, Pordenone, Libreria
al Segno, 2001, p. 15).
3. Sur ce point, voir par ex. F. Viola, G. Zaccaria, Diritto e interpretazione. Lineamenti
di teoria ermeneutica del diritto, Rome-Bari, Laterza, 2001. Plus récemment M. Manzin,
« Interpretaciòn jurìdica y retòrica forense », ICADE. Revista cuatrimestral de las Facultades

265
Maurizio Manzin

positivisme du droit, œuvre de l’érosion constante du système des sour-


ces, l’ultime rempart pour défendre un contenu minimal de la notion de
loi semble être aujourd’hui celui de la juridiction, à savoir des processus
interprétatifs et applicatifs des Cours, de leur stratification et de leur
nature autoréférentielle. La culture du précédent judiciaire n’a toutefois
pas encore accédé au rang de culture au sens plein, de Kultur, puisqu’elle
est encore orpheline d’instruments appropriés permettant de mesurer
la valeur des choix opérés et des arguments allégués. Il s’agit tout au
plus d’une sélection ex post opérée sur une base quantitative (comme
dans le cas d’une jurisprudence constante, mais la justesse d’une juris-
prudence, au sens de son efficacité et de son adaptabilité aux nouveaux
cas, se fonde-t-elle uniquement sur sa constance ?). Il est évident que
l’on ne pourra parler, de manière judicieuse, de culture qu’en présence
d’un ensemble de valeurs permettant d’argumenter et de décider, mieux
d’une éthique et d’une esthétique partagées et capables de nous indiquer
quand une part d’expérience est véritablement du « droit ». Une ques-
tion d’identité donc1.
La recherche d’une identité pour la culture juridique conduit,
en quelques années, le jeune Perelman à une succession de « décou-
vertes », qui marqueront la poursuite de son aventure scientifique.
Quant à nous, nous y voyons de puissantes intuitions, dont la valeur
surpasse de loin les résultats que Perelman obtiendra réellement au

de Derecho y Ciencias Económicas y Empresariales, 82, 2011, p. 241-254 et F. Zanuso, « In


claris non fit interpretatio: las ilusiones del normativismo en la crìtica de la hermenèutica »,
ibidem, p. 255-275.
1. Ainsi que nous l’avons précisé à plusieurs reprises, le profil éthique et déontolo-
gique de l’expérience juridique est rattaché à l’ontologie de la différence (l’être n’est pas
un unicum immobile et égal à lui-même), à sa modalité existentielle (pluralité des sujets
indigents de vérité et dialoguant entre eux) et à sa dimension logique (de nature dia-
lectique). Ces trois « niveaux » caractérisent la structure fondamentale du droit, à savoir
la controverse du procès, comme on l’observe surtout dans le jugement contradictoire
en présence des parties. Sur ce thème voir M. Manzin, Del contraddittorio come principio
e come metodo, in M. Manzin, F. Puppo (de), Audiatur et altera pars. Il contraddittorio
fra principio e regola, Milan, Giuffrè, 2008, p. 3-22 ; M. Manzin, « In principio era il
contraddittorio », La giustizia penale, 51, 2010, p. 397-406 ; P. Moro, L’etica del contraddit-
torio. Il principio costitutivo della deontologia forense, in M. Manzin, F. Puppo (de), Audiatur
et altera pars, op. cit., p. 273-290.

266
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

cours des élaborations déclenchées par ces « découvertes », car elles


sont des inspiratrices profondes et constantes du travail du philoso-
phe du droit, mais aussi un antidote contre une série d’erreurs que
la transition amorcée au xxe siècle par la modernité n’a pas encore
complètement conjurées.
La première intuition porte sur la relation unissant le droit et la
valeur. Bien avant les conjectures de Ronald Dworkin sur la relation
entre principles et rules1, Perelman, qui affirme vouloir rester ancré dans
une perspective de droit positif, « découvre » que la tentative d’applica-
tion d’une logique formelle au champ normatif ne résout pas la question
de la justice2. Cette double position de Perelman, consistant à vouloir
maintenir fermement les normes juridiques comme objet propre et
exclusif de la science du droit, tout en invoquant une dicéologie en
mesure d’établir une frontière entre le droit et la barbarie, n’est pas révé-
latrice d’une ambiguïté, ou pire d’une contradiction, mais indicatrice,
en revanche, de la direction qu’il veut donner d’emblée à ses recherches,
à savoir celle d’une culture juridique innervée par des valeurs, bien sûr,
mais résolument non dogmatique3. Nous l’avons dit, le choix de Perelman
en faveur d’une philosophie (qui plus tard deviendra aussi une métho-
dologie) anticartésienne n’implique aucune inclination pour l’idéologie
d’un « fondement objectif » du droit de type naturaliste. Cette intuition
indique plutôt, par conséquent, une direction dialectique et probléma-
tique dans laquelle le rapport à la valeur est recherché de manière non

1. Cf. R. Dworkin, I diritti presi sul serio, tr. it., Bologne, Il Mulino, 1982.
2. Cf. C. Perelman, La Justice, tr. it., Turin, Giappichelli, 1959, mais surtout
l’ouvrage suivant Justice et Raison, op. cit.
3. Francesco Cavalla, partant d’une étude du Contra Academicos de saint Augustin
(Aug., contra ac. 2, 9. 22), a démontré que la position dogmatique (pour laquelle il existe
une vérité péremptoire) et la position radicalement sceptique (pour laquelle il n’existe pas
de vérité péremptoire) constituent deux alternatives spéculaires par rapport auxquelles
la seule médiation possible est celle qui est opérée par la dialectique, à savoir la vérité,
pour elle-même indéniable, qui fait l’objet d’une recherche rationnelle et dialogique
constante. Cf. de manière diffuse F. Cavalla, Scientia, sapientia ed esperienza sociale, 2 vol.,
Padoue, Cedam, 1974, ainsi que La prospettiva processuale del diritto, Padoue, Cedam,
1991, p. 16-20. Sur ce point, voir aussi nos réflexions in M. Manzin, Ordine politico e
verità in Sant’Agostino. Riflessioni sulla crisi della scienza moderna, Padoue, Cedam, 1998.

267
Maurizio Manzin

« déductive », tandis que la valeur, en tant que telle, n’est pas considérée
comme une espèce de « principe premier » doté d’autoévidence1.
La deuxième intuition, qui doit être lue avec la première, s’inté-
resse à la capacité rationnelle à se tourner, d’un point de vue dialectique,
vers les valeurs. En ayant exclu le caractère dogmatique, et dès lors
volontariste, des valeurs, Perelman en admet explicitement la nature
rationnelle, puisque les valeurs appartiennent au logos et qu’en tant que
telles elles peuvent être recherchées au moyen de processus mentaux
et discursifs régulés par des critères suscitant en général l’approbation
des interlocuteurs (tels que la cohérence, la vérification empirique, la
correspondance aux fins, l’autorité, etc. etc.). Si la formalisation paraît
en effet tout à fait inappropriée lorsqu’il s’agit de rechercher des valeurs
dans le droit et au moyen du droit, puisqu’elle exclut ex professo, cela
ne suppose pas pour autant l’absence de toute forme de rationalité en
mesure de les identifier, sauf à nier l’existence même de toute forme
rationnelle autre que les formes carnapiennes de cohérence des axiomes
et de vérification expérimentale (une telle négation aurait toutefois une
saveur inévitablement dogmatique)2. La conviction perelmanienne de
la rationalité du rapport entre droit et valeur indique un axe de recher-
che qui exclut le scepticisme, si par ce terme, on entend l’attitude de ceux
qui considèrent que la raison est incapable de formuler des jugements
dotés de vérité, autrement dit irréfutables du point de vue logique,
sur les questions inhérentes aux valeurs. Et parce qu’une telle attitude
caractérise ceux qui assimilent tout discours sur la valeur à un simple

1. Letizia Gianformaggio souligne bien cet aspect de la théorie perelmanienne


dans Gli argomenti di Perelman: dalla neutralità dello scienziato all’imparzialità del giudice,
Milan, Edizioni di Comunità, 1973; La nuova retorica di Perelman, in C. Pontecorvo (de),
Discorso e retorica, Turin, Loescher, 1981, p. 110-186; Modelli di ragionamento giuridico.
Modello deduttivo, modello induttivo, modello retorico, in U. Scarpelli (de), La teoria generale
del diritto. Problemi e tendenze attuali (Études consacrées à Norberto Bobbio), Milan, Giuffrè,
1983, p. 131-152.
2. C. Perelman, L’Empire rhétorique, op. cit., p. 14 : « Dans certains cas, ce qui est
généralement accepté est vraisemblable, mais il ne s’agit pas de confondre cette vrai-
semblance avec une probabilité calculable : au contraire, le sens du mot eulogos que l’on
a traduit par « généralement accepté » ou « acceptable » a un aspect qualitatif, ce qui le
rapproche plutôt du terme « raisonnable » que du terme « probable ».

268
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

discours opinatif, elle creuse un sillon infranchissable entre vérité, i. e.


raison, et opinion, excluant dès lors le logos du champ des valeurs pour
les confier à la seule volonté. Les deux premières intuitions de Perelman
constituent donc un excellent antidote tant au dogmatisme qu’au scep-
ticisme radical.
La troisième intuition de Perelman entre dans le vif de l’identité
culturelle occidentale, en acceptant l’histoire comme une dimension
constitutive de la recherche philosophique. Loin d’être abstraite et systé-
matisante1, la « rationalité dynamique » que privilégie Perelman assume
une perspective spatio-temporelle et marche sur les traces de la tradi-
tion humaniste aux incontestables origines classiques. Transmis dans la
forme caractéristique des arts libéraux et plus particulièrement du tri-
vium2, l’humanisme s’enracine dans la pensée grecque, puis romaine, et
connaît une suite de « renaissances » qui se répètent aux moments clés
de notre histoire3. Il est essentiel de noter que Perelman n’entend pas
entreprendre une construction ex novo, au sens d’une entreprise théoré-
tique qui prétendrait faire abstraction de toute donnée s’y étant déposée
au fil du temps et partirait des prémisses générales supposées étrangères
à des discussions antérieures (comme le fait, en revanche, la « rationa-
lité statique »). Il agit de fait topiquement, puisque c’est dans les lieux
existants de la culture européenne qu’il recherche les discours dotés de
l’approbativité majeure sur la forme de rationalité la plus appropriée
pour aborder les problèmes impliquant une orientation aux valeurs, à
l’instar de ceux posés par les décisions. Et vu ses intentions, il n’est
pas étrange que son attention se tourne surtout vers Aristote, auteur
d’études fouillées, structurées et étendues sur les formes de la rationa-
lité pouvant s’appliquer aux contextes de la décision sur les conduites

1. Sur l’ordre systématique comme paradigme suprême de la rationalité de la pen-


sée occidentale cf. en détail M. Manzin, Ordo iuris. La nascita del pensiero sistematico,
Milan, Franco Angeli, 2008.
2. Une tradition que fixe, comme on le sait, aux ive-ve siècles apr. J.-C.,
Martianus Capella, qui représente la Rhétorique à laquelle il donne l’apparence d’une
femina insignis dont les habits sont ornés de toutes les figures, mais elle tient aussi les
armes destinées à blesser les adversaires (Mart. Cap., de nupt. 5, 426).
3. Sur ce point, voir M. Manzin, Il petrarchismo giuridico. Filosofia e logica del
diritto agli inizi dell’umanesimo, Padoue, Cedam, 1994.

269
Maurizio Manzin

personnelles, politiques et judiciaires1. Autant de contextes essentiels de


la communication publique soumis au consensus général et impliquant
des prises de position sur les valeurs régissant les choix.
La quatrième intuition de Perelman nous plonge directement dans
le domaine du savoir philosophico-juridique, puisqu’elle traite un
aspect aux retombées immédiates pour cette question philosophique
fondamentale qui occupe le juriste (celui qui n’entend pas naturel-
lement l’éluder) : quid ius ? Cette question avait été assourdie, voire
même interdite à la science juridique, par le postulat légaliste ayant
établi que « droit » était uniquement et exclusivement la loi. L’âme éta-
tiste du légalisme, propre aux systèmes juridiques continentaux, avait
d’emblée incité à préciser que la « loi » était uniquement et exclusi-
vement la volonté formelle de l’État s’exprimant sous forme d’ordre
et assortie de sanctions. Perelman, nous l’avons souligné, demeure à
de nombreux égards un positiviste juridique2 (nous ne connaissons
pas, pour notre part, de témoignages d’adhésion à des positions plus
pluralistes, telles que, à titre d’exemple, l’institutionnalisme français
ou italien ou encore le libéralisme de l’école autrichienne), puisqu’il
ne juge, selon toute évidence, pas utile de contester le système des
sources, sans pour autant partager l’aversion « métajuridique » pro-
pre au formalisme normativiste. Cette ouverture extrasystématique
lui permet de déplacer le centre de la réflexion sur le droit, bien que
compris comme loi, et de le faire passer de sa phase de production
de la norme générale à sa phase d’application du jugement, où la
norme se concrétise et entre en vigueur, en d’autres termes de le faire

1. C. Perelman, Traité de l’argumentation, op. cit., p. 89 : « ils [les lieux communs] ne


sont qu’une application à des arguments particuliers des lieux communs au sens aristo-
télicien. Mais, puisque cette application concerne un sujet souvent traité, elle se déroule
dans un certain ordre, avec des connexions prévues entre lieux, on ne songe plus qu’à
sa banalité, méconnaissant sa valeur argumentative. C’est au point que l’on a tendance
à oublier que les lieux forment un arsenal indispensable, dans lequel, quoi qu’il en ait,
celui qui veut persuader autrui devra puiser ».
2. Ibid., p. 371 : « en droit, invoquer le précédent veut dire le traiter comme un
exemple qui fonde une règle nouvelle au moins sous certains de ses aspects. D’autre
part, une disposition juridique est souvent considérée comme un exemple de principes
généraux reconnaissables à partir de cette disposition ».

270
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

passer de la décision législative à la décision judiciaire. Il s’agit là d’un


passage d’une importance fondamentale, dès l’instant qu’il replace le
droit dans l’orbite du contexte processuel, le soustrayant au normocen-
trisme positiviste. En maintenant les discours sur le droit au niveau
des normes du droit positif (quid iuris), la dimension dialogique, d’ar-
gumentation des thèses et de prise de décisions, se borne à la seule
phase politique, autrement dit aux phases parlementaire et gouverne-
mentale où les choix législatifs1 prennent corps. Cela répond naturel-
lement à l’intention exacte du légalisme étatiste, soucieux de tracer
une ligne de fracture nette entre la discussion des choix (niveau poli-
tique) et leur exécution sociale (niveau juridique), à la seule fin d’une
certitude absolue des règles. Perelman ne souhaite pas cet écrasement
des espaces dialogique et communicatif, leur exclusion du droit et
leur confinement à la politique. Voilà pourquoi il se place dans une
perspective processuelle du droit2, privilégiant la phase d’application
judiciaire, éminemment interprétative des normes et du fait, durant
laquelle le juge prend sa décision à l’issue d’un dialogue structuré et
régulé entre les parties. Les formes de la « rationalité dynamique »,
i. e. ces processus logiques que Perelman cherchera à élaborer à partir
de la tradition des arts libéraux classiques, peuvent, ou plutôt doivent,
habiter l’espace dialogique du procès. L’on n’insistera jamais assez, à
notre avis, sur le pouvoir d’intuition qu’exprime le choix « processua-
liste » de Perelman, lequel anticipe autant la transition de la civil law
vers des modèles anglo-saxons (surtout dans le droit processuel pénal)
que la diffusion des philosophies interprétatives, deux phénomènes
relativement récents. Son orientation dans le champ de la logique

1. Rappelons à cet égard les observations préliminaires de C. Perelman, Logique


juridique, op. cit., p. 3-46.
2. En Italie, on doit l’élaboration de cette approach du droit à des juristes tels que
Giuseppe Capograssi, Salvatore Satta et Enrico Opocher. À ce propos, cf. G. Capograssi,
Opere, Milan, Giuffrè, 1959-1990 ; S. Satta, Il giorno del giudizio, Padoue, Cedam, 1978 ;
E. Opocher, Lezioni di filosofia del diritto, Padoue, Cedam, 1983 et Lezioni metafisiche sul
diritto, Padoue, Cedam, 2005. Sur la pensée d’Opocher, voir en part. F. Cavalla, La pros-
pettiva processuale del diritto, op. cit. et M. Manzin, « Per un’interpretazione retorica della
verità processuale d’Enrico Opocher (1914-2004) », Rivista Internazionale di Filosofia del
Diritto, 1, 2006, p. 41-53.

271
Maurizio Manzin

juridique mérite d’être appréciée pour d’autres raisons encore, raisons


liées à l’exercice des professions d’avocat et à la déontologie du pro-
cès, sur lesquelles nous reviendrons dans le dernier paragraphe.
La cinquième intuition de Perelman émane, en toute cohérence,
de la quatrième et porte sur la nature du raisonnement juridique,
autrement dit sur la manière d’exercer le dialogue judiciaire aux fins
de la décision. Perelman lance ici une attaque en règle contre le totem
de la doctrine formaliste, à savoir le syllogisme judiciaire, expres-
sion de ce rêve jamais apaisé de création d’un mécanisme décision-
nel automatique, déjà en germe à l’époque de Montesquieu et de
Beccaria et que poursuivent toujours les partisans de l’intelligence
artificielle et de l’informatique juridique1. En ce sens, l’on peut affir-
mer qu’en mettant en cause le syllogisme, Perelman entérine son
éloignement de Frege (qui avait influencé ses premières études) et, de
manière plus générale, du logicisme mathématisant initié par Boole
et invoqué ensuite par Hilbert, Whitehead et Russel2. Une telle
position, on le sait, lui vaudra les critiques de l’école polonaise, qui
condamnera ses théories. Comme nous le démontrent son Traité et
ses travaux sur la logique juridique, Perelman soutient la nature dia-
lectique, et non apodictique, du raisonnement processuel3. Le juge ne

1. Pour une critique du syllogisme juridique, voir M. Manzin, « L’ordine infranto.


Ambiguità e limiti delle narrazioni formali nel diritto dell’età post-moderna », Rassegna
degli avvocati italiani, 2, 2009, p. 42-54, surtout par. 3 (l’article est également disponible
en format.pdf à l’URL : <http://hdl.handle.net/10077/3188>, publié sur Tigor. Rivista
di scienze della comunicazione, 1, 2009, p. 31-41). Sur ce thème, voir aussi S. Fuselli, Verità
ed opinione nel ragionamento giudiziale. A partire da un confronto con Aristotele e Hume, in
F. Cavalla (de), Retorica Processo Verità. Principî di filosofia forense, Milan, Franco Angeli,
2007, p. 255-297. Pour une compréhension critique de la pensée jusnaruraliste, voir
F. Zanuso, Conflitto e controllo sociale nel pensiero giuridico-politico moderno. Textes recueillis et
commentés pas Francesca Zanuso, Padoue, Cleup, 1993. Eu égard au thème de l’informati-
que juridique, voir P. Moro, L’informatica forense. Verità e metodo, Turin, San Paolo, 2006
et les essais publiés in P. Moro (de), Etica informatica diritto, Milan, Franco Angeli, 2008.
2. Sur le thème, voir ex multis R. Blanché, La Logique et son histoire d’Aristote à
Russell, tr. it., Rome, Ubaldini, 1973 ; W.C. Kneale, M. Kneale, Storia della logica, tr. it.,
Turin, Einaudi, 1972.
3. C. Perelman, Logique juridique, op. it., p. 160-162 : « il n’existe pas de logique
spécifique des jugements de valeur, mais […], dans les domaines examinés, quand il y a
discussion et délibération, et s’agissant d’opinions controversées, on doit recourir à des
techniques d’argumentation analysées depuis l’Antiquité par tous ceux qui s’intéressaient

272
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

dispose pas d’axiomes, qui correspondraient aux lois dans une vision
formalistico-normativiste, i. e. d’éléments déjà constitués et clairs d’un
point de vue sémantique dont il ne serait que la bouche. Au contraire,
les parties soumettent au juge une série d’argumentations fondées
sur des opinions qui concernent tant le droit que le fait et attendent
son évaluation quant à la décision. La logique applicable au juge-
ment est donc de type argumentatif et enthymématique – il ne s’agit
pas d’une « subsomption » simple et automatique du cas d’espèce à
la norme générale – irréductible aux canons de la déduction syllo-
gistique. Dans ce cas, l’intuition de Perelman indique une direction
de recherche vers les formes de raisonnement permettant au mieux
au juge ou, dans certains degrés et systèmes judiciaires, au jury de
procéder à une série de contrôles sur l’approbativité des discours des
parties1. Une intuition de toute première importance d’un point de
vue de la légitimation, puisqu’elle implique un modèle processuel
dialogique (et donc de préférence isonomique)2, où la justification de
la décision peut faire abstraction des arguments débattus, plutôt qu’un

à ce droit consistant à persuader et à convaincre et qui avaient écrit des ouvrages intitulés
Rhétorique, Dialectique et Topique. Cette découverte n’est pas dépourvue d’intérêt pour la
logique juridique, étant donné que, si le raisonnement du juge doit précisément s’effor-
cer d’aboutir à des solutions équitables, raisonnables et acceptables, indépendamment de
leur conformité à des normes juridiques positives, il est essentiel de pouvoir répondre à
la question : “Par quels procédés intellectuels le juge arrive-t-il à considérer telle déci-
sion comme équitable, raisonnable ou acceptable, alors que précisément il a affaire à des
notions éminemment controversées ?” […] En l’absence de techniques unanimement
admises, il convient donc de recourir aux raisonnements dialectiques et rhétoriques qui
s’imposent pour établir un accord sur des valeurs et leur application dans le domaine
juridique, où cette décision fait l’objet d’une controverse ».
1. C. Perelman, Logique juridique, op. cit., p. 204-264 : 264 : « La logique juridique,
et plus spécialement la logique judiciaire, que nous avons cherchée de tirer de l’analyse
du raisonnement des juristes et plus particulièrement de celui des Cours de cassation se
présente, en conclusion, non comme une logique formelle, mais comme une argumen-
tation dépendant de la manière dont les législateurs et les juges conçoivent leur mission
et de l’idée qu’ils ont du droit et de son fonctionnement dans la société ».
2. Sur les concepts d’« ordre isonomique » et « asymétrique », voir surtout
A. Giuliani, Il concetto di prova. Contributo alla logica giuridica, Milan, Giuffrè, 1971, ainsi
que s.v. Teoria dell’argomentazione, in Enciclopedia del diritto, XXV, Milan, Giuffrè, 1975,
p. 13-34. Sur la transition entre les deux types d’ordre, voir D. Velo Dalbrenta, Nemo
inauditus damnari potest. Storia, metamorfosi, limiti del principio del contraddittorio nel pro-
cesso penale, in M. Manzin, F. Puppo (de), Audiatur et altera pars, op. cit., p. 114-157.

273
Maurizio Manzin

modèle monologique, dans lequel le juge exprime essentiellement (et


de manière hobbésienne) une auctoritas sine veritate.
La sixième intuition de Perelman met en lumière un élément inti-
mement lié au thème à peine abordé de la légitimation (clairement
d’un grand intérêt sous le profil du droit constitutionnel). Nous avons
dit que la formation du jugement impliquait pour Perelman une dis-
cussion à plusieurs voix sur laquelle le décideur est appelé (et dans
le cas de la juridiction obligé) à formuler un avis. L’organisation des
discours et le choix des arguments en vue de la décision mettent en
œuvre des critères rationnels de genres divers – il existe, à ce titre,
de nombreux « catalogues rhétoriques » et s’agissant d’une rationalité
dynamique la prolifération des listes est physiologique – où pourtant le
papier de tournesol réagit en fonction du consensus que l’activité d’ar-
gumentation exerce sur l’auditoire1. L’introduction dans l’économie
de la décision juridique des notions de « consensus » et d’« auditoire »,
certainement contestables du point de vue des défenseurs à outrance
du « monologisme syllogistique », renforce non seulement les profils
de légitimité, mais revêt aussi pour Perelman une grande importance
en termes de cohabitation sociale. Celles-ci injectent dans l’activité
décisoire institutionnelle le précieux anticorps du partage, formé pour
la première fois à l’époque de la polis grecque et qui permet de dresser
un rempart contre les dérives autoritaires et tyranniques. Partage et
consensus offrant la seule alternative possible au conflit social et au
recours à la force (donc au procès en tant que « verdict »), ainsi que
Perelman ne manquera pas de le souligner à plusieurs reprises, en
louant les vertus pacificatrices de la discussion publique rationnelle.
Cela signifie que, contrairement aux constructions du formalisme,
dès lors que le raisonnement juridique utilise le dialogue et le consen-
sus dans et durant, et pas uniquement en dehors ou avant le droit, selon
le souhait, en revanche, des légalistes (quatrième intuition), il inclut
également l’exercice de la persuasion. Il s’agit évidemment d’un thème
délicat, souvent source chez Perelman d’hésitations et d’ambiguïtés.

1. Cf. C. Perelman, Traité, op. cit., p. 32-33.

274
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

Perelman qui, parfois aussi, a semblé tendre à une perspective socio-


logique et réaliste (inévitable si l’on estime que la persuasion est un
produit à mesurer à la fin des actes linguistiques argumentatifs pour
en évaluer l’efficacité). D’autre part, le problème de la relation entre
rationalité argumentative et succès persuasif est aussi ancien que la polis,
puisqu’il faisait déjà l’objet de débats entre les sophistes et Socrate, le
père de la méthode dialogique. Ainsi que l’ont souligné Platon et
Aristote, la réduction de la persuasion à la captatio animi ne répond pas
à la « rationalité dynamique » telle qu’on l’entend au sens classique
(topique, dialectique et rhétorique) et qui reste toujours étroitement
liée à la recherche de la vérité comme sa forme constitutive (ethos),
comme méthode (logos) et comme médiation entre l’intelligible et le
sensible (pathos)1. La persuasion est certes génératrice de consensus,
mais elle n’équivaut pas, dans son paradigme classique, à un acte de
force suggestif destiné à conditionner l’auditoire. Elle s’assimile en
revanche à un acte cognitif, puisqu’elle révèle le déroulement correct
de l’argumentation. Nous devons donc parler de persuasion dans une
acception totalement antisophiste.
La septième intuition de Perelman permet de préciser le caractère
antiautoritaire de la persuasion même. Il est clair en effet que la captatio
sophistique, le marketing des opinions, ne saurait en aucun cas repré-
senter une alternative sérieuse à l’autoritarisme juridique, dès l’instant
où elle remplacerait simplement la force du pouvoir politique insti-
tutionnel par une autre force tirée de l’induction du consensus. Dans
ce cas également néanmoins, elle serait peut-être préférable à l’auto-
ritarisme, puisque la tentative de convaincre un auditoire implique de
toute façon l’acte de se « mettre en jeu » avec le risque d’échec que
cela comporte. Voilà la raison pour laquelle les régimes autoritaires du

1. Sur ce dernier point, voir S. Fuselli, « “In principio era l’emozione”. Per una
lettura della teoria di A. Damasio », Verifiche, 1-3, 2011, p. 23-60 (surtout § 7 suiv. où
il analyse les lógoi éunyloi décrits dans le De anima d’Aristote). Dans son essai sur la rhé-
torique, Michel Meyer a mis en évidence la connectivité, déjà indiquée par Aristote et
consistant dans le rapport entre le locuteur (ethos) et un interlocuteur (pathos) au moyen
d’un langage (logos). Cf. M. Meyer, La Rhétorique, Bologne, Il Mulino, 1997, surtout le
premier chapitre.

275
Maurizio Manzin

totalitarisme contemporain ont éliminé, jusqu’à des degrés extrêmes,


les espaces où l’on pouvait soutenir des thèses, usant en revanche de
la propagande (différente de la persuasion et de la pseudopersuasion des
sophistes). Il ne faut pas oublier en effet que, parce qu’elle sollicite
l’existence d’un espace public d’échange, la tentative de persuasion à la
seule fin de la pure captatio, dépourvue en soi de toute valeur cognitive,
n’a rien en commun avec la propagande, laquelle demeure, d’un point
de vue structurel, monologique. Si bien que là où existe un espace
d’échange, la recherche de la vérité est toujours possible, de telle sorte
que la position même du sophiste finit par jouer un rôle dans l’éco-
nomie de la recherche, assumant indirectement une valeur cognitive.
Le concept de persuasion ne peut, par conséquent, pas être compris
isolément, mais bien dans son rapport avec le contexte plus général
de gnoséologie, qui est celui d’un dialogue régulé par la rationalité.
Voilà dès lors la septième intuition de Perelman, une intuition selon
laquelle la persuasion ne peut être comprise comme un simple « fait »
de nature psychologique. Une telle acception repousserait l’argumen-
tation, puisque celle-ci est connotée par le pouvoir de persuasion dans
un contexte de conflits de forces et non de raisons. Les exigences
de la persuasion rappellent plutôt le thème de la psychagogie pla-
tonicienne, à savoir la possibilité-devoir d’adapter son raisonnement
aux particularités réceptives des interlocuteurs, ce qui est finalement
l’essence même de l’activité rhétorique proprement dite. L’attention
aux différents acteurs du dialogue ne constitue pas en tant que telle
une astuce moralement répréhensible, au contraire, elle exprime, en
règle générale, la prise de conscience que la condition dialogique est
le « formant » de la communication intersubjective. La persuasion pos-
sède donc potentiellement une nature sociale, dès lors qu’elle impli-
que la reconnaissance de l’autre par rapport à soi comme une personne
douée de rationalité, de volonté et d’émotions. Elle devient répré-
hensible (ou mieux de la pseudopersuasion, un discours sophistique)
lorsqu’elle assimile l’interlocuteur à une proie à capturer, selon les ter-
mes mêmes de Platon, et non plus à une personne rationnelle, résolue
et sensible, mais à une cible à atteindre par le moyen des suggestions
verbales. Dans ce cas, la persuasion s’identifie exclusivement au produit

276
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

de l’action persuasive, à savoir à l’état de conviction de la personne,


au « fait » de son acceptation physique mise en évidence au niveau
psychologique. Il est clair que cette attention exclusive au résultat fac-
tuel, dans son caractère physique, refuse, ou à tout le moins néglige,
l’élément essentiel du procédé argumentatif, à savoir l’élément ration-
nel, et par conséquent, en dernière analyse, son caractère cognitif.
Une telle observation devient cruciale dans le contexte processuel, dès
l’instant que la réduction des discours persuasifs, dont les actions visent
à subordonner l’auditoire, finit par transformer une série de procédés
argumentatifs substantiellement libres (la forme institutionnalisée du
dialogue processuel n’exclut pas en effet la possibilité pour l’auditoire,
au moment de la décision, d’accepter ou de refuser) en une sorte de
déterminisme causaliste. En d’autres termes, sous l’effet d’une certaine
action suggestive, l’on obtiendrait, en raison du caractère nécessaire
des mécanismes psychologiques, une réaction obligée, une tendance
que l’on discerne sans peine chez de nombreux amateurs de la psycho-
logie du barreau1. L’intuition perelmanienne trace donc une direction
de recherche selon laquelle la finalité des éléments esthétiques de la
persuasion demeure celle de la création de meilleures conditions d’un
échange argumentatif de type rationnel2 sans tenter, en aucun cas, de
s’y substituer.
En conclusion, l’intense activité de Perelman dans les domaines de la
philosophie et de la pensée juridique a non seulement permis de réaffir-
mer un modèle culturel tendanciellement lié aux classicismes humaniste
et européen, mais aussi de mettre au jour toute une série d’intuitions
fondamentales s’inscrivant toutes en contre-tendance du courant forma-
liste normativiste et supposant une série de conséquences potentielles
inexprimées pour l’instant, à notre avis, dans les orientations de pensée
prédominantes.

1. Sur ce point, voir M. Manzin, Rhetorical vs. Syllogistic Models of Legal


Reasoning: the Italian Experience, op. cit.
2. Le cas étudié dans A. Piras, « Ritualità e comunicazione: scambi di lettere tra
Bisanzio e la Persia », Bizantinistica. Rivista di Studi Bizantini e Slavi, 11, 2009 (s.s.),
p. 301-316, constitue un exemple efficace de cette fonction.

277
Maurizio Manzin

3 . L E S L I M I T E S D E L’ É P I S T É M O L O G I E P E R E L M A N I E N N E

Les restrictions qu’imposent les circonstances spécifiques d’un court


essai empêchent évidemment le développement d’un discours char-
penté de nature historico-comparative (i. e. rigoureusement fondé sur
le contexte et les sources primaires) et théorique (i. e. soucieux de la
cohérence des discours contenus dans ces mêmes sources). Nous ne
pourrons donc qu’esquisser, dans ses lignes très générales, une réflexion
sur les points critiques les plus évidents, ou plutôt qui nous paraissent les
plus évidents, de la construction théorique perelmanienne.
Ceux-ci peuvent, nous semble-t-il, se ramener à quatre catégories
majeures, et plus précisément à la catégorie de la réception perelmanienne
des notions de « dialectique » et de « rhétorique » et de leur relation
intercurrente, surtout dans la comparaison avec la théorie d’Aristote ;
à celle de la normativité épistémique réelle du modèle argumentatif de
Perelman par rapport au modèle démonstratif, à savoir son degré d’anti-
cartésianisme ; à celle des hésitations psychosociologistiques éventuelle-
ment rattachées à la notion de « persuasion », et au rôle concret que joue
l’auditoire, et enfin à celle de la cohabitation possible entre la théorie
logico-juridique de Perelman et la thèse juspositiviste.
Ces points critiques, comme nous tenterons brièvement de le mon-
trer, révèlent une faiblesse épistémologique sous-jacente émanant des
incertitudes persistantes sur la nature rationnelle de la connaissance,
dues, à notre avis, à un approfondissement de type métaphysique inadé-
quat de la notion de vérité.
L’analyse des ambiguïtés de Perelman par rapport au paradigme
aristotélicien de la dialectique et de la rhétorique est certainement
celle d’entre toutes qui nécessiterait le plus d’espace et de temps, mais
c’est aussi celle qui, du point de vue de la philosophie du droit, revêt
probablement le moins d’intérêt. Le tour d’esprit de la construction
perelmanienne ne semble pas en effet être celui d’une reproduction
fidèle des artes sermocinales selon tel ou tel autre auteur (y compris
Aristote), mais plutôt celui d’un rattachement à une tradition cultu-
relle originelle, fortement limitée néanmoins par sa « littératurisation »

278
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

postérieure, source dans laquelle il a puisé des inspirations pour for-


muler une nouvelle théorie. Dans cette approche, Perelman trouve évi-
demment en Aristote surtout (et dans les œuvres qu’il consacra au
raisonnement dialectique, rhétorique et poétique) une référence hau-
tement éminente1. Il l’utilise pourtant de manière indépendante et assez
souvent désinvolte, faisant très largement abstraction du cadre général
– métaphysique et logique – du Stagirite qu’il adapte à une perspective
résolument moderne. Cela expliquerait les raisons pour lesquelles la
néorhétorique de Perelman peine à se distinguer si franchement de
la dialectique, comme certains chercheurs l’ont observé2. Si d’un côté,
en effet, il aspire à identifier des formes de rationalité supplétives, et
non substitutives, de la forme apodictique dans les discours publics
caractérisés par le pluralisme, et de ce point de vue sa logique « s’as-
simile » à la rhétorique classique qui choisit et utilise les prémisses du
discours en fonction de l’auditoire de référence3, de l’autre, Perelman
exige d’une telle rationalité, bien qu’opinative, et non démonstrative,
qu’elle puisse cependant définir des inférences approuvables universel-
lement, autrement dit logiquement convaincantes. Sa logique « s’as-
simile » ici plutôt à la dialectique classique qui, encore que procédant
de prémisses opinatives (endoxa)4, peut générer des conclusions non
contradictoires5. Chez Perelman, c’est probablement ce dernier aspect

1. Nous pensons, à titre d’exemple, à la déclaration figurant dans l’introduction du


Traité pour un « retour à Aristote » (Traité, op. cit., p. 6 sq.).
2. Cf. par ex. F. Cavalla, s.v. Topica giuridica, op. cit. et G. Damele, « Aristotele e
Perelman », op. cit.
3. Dans le Traité, il est établi une distinction entre l’argumentation logique et l’ar-
gumentation rhétorique en raison du fait que la première s’adresse à un « auditoire
général » et la seconde à un « auditoire particulier » (Traité, op. cit., §§ 6-9, p. 28-47).
4. Sur les éndoxa en tant que prémisses du raisonnement dialectique, cf. E. Berti, « Il
valore epistemologico degli endoxa secondo Aristotele », Dialéctica y Ontología. Coloquio
Internacional sobre Aristóteles, Seminarios de Filosofía, 14-15, 2011/2, p. 111-128; pour les
aspects philosophico-juridiques, cf. G. Azzoni, Èndoxa e fonti del diritto, in G. Ferrari,
M. Manzin (de), La retorica fra scienza e professione legale, op. cit., p. 123-155.
5. Sur la suprématie logique du principe de non-contradiction (le seul autofondé,
puisque prouvé par la tentative de sa négation), cf. rec. R. Gusmani, Il principio di non
contraddizione e la teoria linguistica di Aristotele, in F. Puppo (de), La contradizion che nol
consente. Forme del sapere e valore del principio di non contraddizione, Milan, Franco Angeli,
2010, p. 21-62. Concernant l’utilisation du principe de non-contradiction dans la

279
Maurizio Manzin

qui prévaut (en d’autres termes, sa logique serait plus une « dialectique-
rhétorique » qu’une « rhétorique-dialectique), et cela expliquerait la
négligence, voire la défiance, qu’il manifeste à l’égard des implications
esthétiques de la rhétorique, des implications qui ne troublent aucu-
nement Platon ni Aristote ni l’ensemble des disciples de la tradition
libérale des arts.
La deuxième catégorie de critiques perelmaniennes nous semble
plus grave, dès lors qu’elles sont à proprement parler d’ordre épistémo-
logique. Si nous devions en effet assumer jusqu’au bout cette accen-
tuation dialectique des procédés argumentatifs, nous devrions nous
attendre à ce que Perelman propose un modèle normatif de rationalité,
autant que le sont le modèle cartésien ou, si l’on préfère, le modèle
carnapien, à savoir des modèles « forts » dans lesquels la recherche de
la vérité use de preuves tirées de la cohérence formelle des déductions
ou de la vérification empirique des observations. En revanche, si d’une
part Perelman craint l’irrationalisme d’une rhétorique esthétique, de
l’autre, il hésite à considérer les procédés argumentatifs comme géné-
rateurs de vérité. Tout cela s’affirme avec une singulière évidence
dans la Troisième partie de son Traité, où la « minorité cognitive »
de la néorhétorique émerge de la même dénomination des groupes
d’arguments, quasi logiques, basés sur la structure du réel et sur les raisons
qui fondent une telle structure1. L’étroite analogie avec la connaissance
scientifique, qui demeure la pierre de touche de chaque forme de
savoir ainsi que l’unique garante de ce qui est logique et réel, ne peut
nous échapper. L’argumentation aurait donc pour Perelman un sim-
ple caractère mimétique. Ainsi, plus elle « s’assimilera » aux déductions
formelles et aux vérifications expérimentales, plus ses résultats susci-
teront l’approbation de l’auditoire, lequel, puisqu’il est « universel »,

logique juridique, voir surtout F. Cavalla, « Della possibilità di fondare la logica giudi-
ziaria sulla struttura del principio di non contraddizione. Saggio introduttivo », Verifiche,
1, 1983, p. 5-38; « A proposito della ricerca della verità nel processo », Verifiche, 4, 1984,
p. 469-514; Il controllo razionale tra logica, dialettica e retorica, in M. Basciu (de), Diritto
penale, controllo di razionalità e garanzie del cittadino. Actes du XXe congrès national de la Société
italienne de philosophie juridique et politique, Padoue, Cedam, 1998, p. 21-53.
1. Cf. Traité, op. cit., p. 202.

280
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

peut se laisser plus aisément convaincre par des discours rappelant des
vérités scientifiques, qui sont, d’un point de vue cartésien, acquises
depuis toujours et pour toujours. Ce privilège implicite accordé aux
critères carnapiens de vérité révèle chez Perelman une résistance à
dépasser le rationalisme de la modernité, mais également le scientisme
positiviste et mesure la distance qui le sépare de la conception aristo-
télicienne, selon laquelle « l’être se dit de multiples manières »1 et non
pas uniquement de manières apodictique et empirico-expérimentale.
Comme nous allons bientôt le voir, nous croyons, quant à nous, que
ces forces autonomes et non mimétiques du logos peuvent se libérer
également dans le champ du raisonnement juridique. Cela requiert
pourtant une réorientation de la gnoséologie argumentative et une
lecture aléthique, qui supprimerait toute entrave à la capacité qu’a la
vérité de se révéler sous des traits non usuels et surtout tout préjugé
antimétaphysique.
La troisième catégorie, portant sur les résidus psychosociologi-
ques éventuellement présents dans la théorie perelmanienne, dépend
de cette « carence aléthique » de la néorhétorique. Si les seules véri-
tés pouvant être prouvées s’obtiennent en effet grâce à des procédés
scientifiques, que reste-t-il aux arts du discours, si ce n’est cette seule
possibilité d’obtenir l’adhésion de l’auditoire à des opinions préci-
ses, comme si il s’agissait de descriptions recueillies par une approche
axiomatique ou expérimentale. Le résultat acquis, la « persuasion »,
n’aurait naturellement pas le « contenu » des vérités scientifiques,
mais en posséderait la « forme », autrement dit l’auditoire semblerait
convaincu de ces opinions comme si quelqu’un lui avait soumis une
preuve véritable. Perelman affirme que ce fait est imputable précisé-
ment à la nature mimétique des procédés argumentatifs par rapport
au modèle « fort » de la science et pas à une opération d’hypnose
psychologique. Le médium de l’action de persuasion serait donc la
raison et non l’émotion, mais une raison plus « faible » que la rai-
son authentiquement scientifique, un bien-fondé, une justesse. Une

1. Cf. par ex. Arist., Metaph. Γ 2, 1003a 32-33.

281
Maurizio Manzin

raison sans vérité, mais non sans une apparence de vérité1. Voilà
pourquoi Perelman recourt au concept aristotélicien d’eikos (« vrai-
semblance »), i. e. quelque chose qui a la « forme » du vrai et qui,
en tant que tel, génère la persuasion. Si l’on distingue à présent au
sens radical vrai/vraisemblable, à savoir vérité (aletheia) et opinion
(doxa), comme semble l’avoir fait Platon lui-même dans ses dialogues
de jeunesse, l’on finit inévitablement par prêter le flanc aux détrac-
teurs de la rhétorique, qui la taxent irrémédiablement de duperie.
Le terme « vraisemblance » posséderait, dans ce cas, une acception
négative : une chose semble être une vérité, mais ne l’est pas2. Il ne
reste dès lors comme affectus de l’auditoire qu’un simple état psycho-
logique. Si, en revanche, l’on accordait une « gradation » à la vérité,
cet étroit dualisme vrai/faux en sortirait affaibli, comme dans Le
Sophiste de Platon précisément, où l’on admet qu’une chose peut,
dans une certaine mesure, être et ne pas être en même temps (ce qui
serait la nature même de la doxa, un savoir particulier en attente de
vérification). En somme, le logos agirait tantôt en se montrant tantôt
en se cachant, selon l’étymologie même du mot aletheia. De ce point
de vue, la « vraisemblance » ne serait pas synonyme de mensonge,
mais uniquement une manière particulière de « dire l’être », qui ren-
voie à une méthodologie différente de la méthodologie scientifi-
que. La rhétorique userait en conséquence d’une persuasion qui ne
trompe pas l’auditoire, puisqu’elle reste à sa façon rationnellement
contrôlable, de la même manière que le sont, à leur façon, les pro-
cédés apodictiques et dialectiques. La rhétorique assurerait donc sa
vérité, qui, à l’instar des autres démonstrations logiques, reste fon-
dée sur la non-contradiction. La différence résiderait dans la nature
du contexte, du langage et des prémisses : le syllogisme apodictique

1. Perelman distingue la conviction (une adhésion émotionnelle) de la persuasion


(fruit d’une argumentation) : « Pour qui se préoccupe du résultat, persuader est plus
que convaincre, la conviction n’étant que le premier stade qui mène à l’action. Pour
Rousseau, ce n’est rien de convaincre un enfant “si l’on ne sait le persuader” » (Traité,
op. cit., p. 29).
2. Cf. A. Zadro, « Verità e persuasione nella retorica classica e nella retorica
moderna », Verifiche, 1, 1983, p. 31-50.

282
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

opère en effet dans un contexte monologique, avec un langage arti-


ficiel et en procédant de conventions axiomatiques ; le syllogisme
dialectique dans un contexte dialogique, avec un langage naturel et
au moyen de prémisses topiques ; l’enthymème rhétorique dans un
contexte et avec un langage identique aux langages de la dialectique,
mais au moyen de prémisses obtenues du statut réel de l’auditoire.
Ces trois formes où « l’on dit l’être » d’une chose sont garanties par
le même critère de la non-opposabilité logique des conclusions res-
pectives, quand elles sont cohérentes avec les prémisses. Si, et dans la
mesure où, les conclusions ne rencontrent pas d’objections, et n’ont
donc pas d’alternatives, elles sont vraies, et l’éventuelle « transito-
riété » de cette situation (typique de la rhétorique) n’enlève rien à
cette condition de vérité1.
La dernière catégorie des objections possibles à opposer à l’épisté-
mologie perelmanienne touche plus directement la théorie juridique.
Nous l’avons dit, Perelman reste fidèle à la thèse du juspositivisme,
selon laquelle le droit est la loi. À ceci près cependant que la loi n’est
pas un point de départ incontesté à partir duquel construire un syl-
logisme pratique, mais plutôt un point devant être trouvé au moyen
de vérifications argumentatives. L’opposition de Perelman au forma-
lisme logique et normatif l’exclut totalement du paysage juspositi-
viste panlégaliste, tout comme, sa conception dialogique des valeurs
l’éloigne d’une perspective de droit naturel stricto sensu. Les lois, les
institutions et le système des sources en général ont pour Perelman
une nature topique. Ils sont, en d’autres termes, des lieux insignes
jouissant d’un consensus social, mais dont la valeur n’est pas donnée
et attend une détermination aux fins de la décision (autant que le fait
controversé) tant in re iudicanda que dans l’identification du précé-
dent jurisprudentiel. Dans le contexte actuel de crise du formalisme
juridique et de débat autour de celui que l’on appelle le « positivisme

1. Sur la notion de vérité rhétorique comme « vérité instantanée », voir F. Cavalla,


Retorica giudiziale, logica e verità, in F. Cavalla (de), Retorica processo verità, op. cit.,
p. 17-84.

283
Maurizio Manzin

inclusif »1, l’on prêterait certainement une écoute attentive à la


position, résolument avant la lettre, de Perelman, comme les études
d’Alessandro Giuliani et de Letizia Gianformaggio principalement
l’ont démontré en Italie. Quelques écueils apparaissent pourtant au
sujet de la « carence aléthique » de la néorhétorique, et des points
que nous venons de soulever, car une théorie argumentative inca-
pable d’assurer des instruments logiques spécifiques de contrôle a
priori de la vérité des discours produits finit par être décidable uni-
quement sur la base de son efficacité, autrement dit a posteriori2. Une
fois encore, cela apparenterait la néorhétorique à une technique de
persuasion sociale, intéressante du point de vue du réalisme et de la
sociologie juridique, mais impliquant une perspective de verum ipsum
factum en contraste avec le point de départ perelmanien sur la nature
de la justice et sur le rapport dialectique entre droit et valeur.

4 . L A P U I S S A N C E D E L’ A P P RO C H E R H É TO R I Q U E D U D RO I T :
M ÉTHO DO LOG IE, DÉO NTOLO GIE, EST H ÉT IQUE

En conclusion de ces courtes réflexions s’inspirant de l’exemplarité


de la pensée de Perelman d’un point de vue juridique, nous voulons
révéler certains horizons nous paraissant particulièrement prometteurs
sous le profil de l’exercice concret du droit et plus précisément de l’en-
vironnement professionnel (tel que cela a imprégné, au demeurant, l’es-
prit du travail que Perelman a mené dans un rapport constant avec les
activités jurisprudentielles).

1. Sur ce mouvement, né de la crise du positivisme juridique, voir A. Schiavello,


Il positivismo giuridico dopo Herbert L.A. Hart. Un’introduzione critica, Turin, Giappichelli,
2004 ; Id., V. Velluzzi (de), Il positivismo giuridico contemporaneo. Una antologia, Turin,
Giappichelli, 2005 ; V. Villa, Il positivismo giuridico: metodi, teorie e giudizi di valore. Lezioni
di filosofia del diritto, Turin, Giappichelli, 2004.
2. Cf. sur ce point F. Cavalla., Dalla « retorica della persuasione » alla « retorica degli
argomenti ». Per una fondazione logica rigorosa della topica giudiziale, in G. Ferrari,
M. Manzin (de), La retorica fra scienza e professione legale, op. cit., p. 25-82.

284
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

Nous sommes convaincus en effet que des indications fondamenta-


les pour la pratique juridique découlent du rapport entre logos et vérité,
indications toujours en attente d’une pleine mise en œuvre et suscepti-
bles d’apporter une réponse à de nombreux problèmes caractéristiques
de la phase actuelle de décodage et de crise de la positivité.
Tout d’abord, l’effacement de la « minorité aléthique » des pro-
cédés argumentatifs à la faveur des acquisitions épistémologiques1 les
plus récentes donnerait au procès et à la décision judiciaire l’assurance
d’une méthodologie garantie du point de vue rationnel (la rhétorique
du barreau), qui, en raison de sa structure dialogique distinctive, aurait
la capacité de modifier la physionomie du procès, le faisant passer de lieu
d’application mécanique des lois par un juge (autrement dit sur le seul
fondement de l’auctoritas) en un lieu de vérification des discours produits
par les parties. Ce seul fait aurait des conséquences avantageuses à trois
niveaux au moins, à savoir celui de la fonction chargée de juger, celui
des autres acteurs du procès (in primis l’avocat) et celui de la formation
des juristes praticiens, puisque :
1. cela contribuerait à faire passer le rôle du décideur d’un plan
exclusivement autoritaire à un plan proprement logique dans lequel la
justification de la décision dépendrait également de la qualité du travail
des avocats, des ministères publics, des conseillers techniques, etc. dans
l’esprit du due process of law. La fonction de juge, inscrite dans un cadre
de type logico-rhétorique, gagnerait en termes d’impartialité et de tier-
céité et, en conséquence, en dernière analyse, de légitimité (à la lumière
notamment des principes énoncés dans la charte de Lisbonne)2 ;

1. Pour un approfondissement du rapport entre rhétorique et science, voir G. Boniolo,


P. Vidali, Filosofia della scienza, Milan, Mondadori, 1999 ; C. Cellucci, Filosofia e matema-
tica, Rome-Bari, Laterza, 2002 et La filosofia della matematica del Novecento, Rome-Bari,
Laterza, 2007 ; M. Pera, Retorica e Scienza, Rome-Bari, Laterza, 1991 et Id., R.W. Shea
(de), L’arte della persuasione scientifica, Milan, Guerini e Associati, 1992.
2. Sur la structure du due process of law et sur la tiercéité du juge, voir les contributions
recueillies dans : M. Manzin (de) Funzione della pena e terzietà del giudice nel confronto
fra teoria e prassi. Actes de la journée d’étude Trente 22 juin 2000, Trente, Quaderni del
Dipartimento di Scienze Giuridiche de l’université de Trento, 2003, disponible également
en ligne à l’url <http://eprints.biblio.unitn.it/archive/00001960/> ; et dans M. Manzin,
F. Puppo (de), Audiatur et altera pars. Il contraddittorio fra principio e regola, op. cit.

285
Maurizio Manzin

2. cela permettrait aux parties d’être représentées au procès sur un


plan d’égalité réelle, ce qui remettrait en perspective le poids de l’État et
rééquilibrerait son rapport à la société. L’avocat cesserait d’être assimilé,
dans le meilleur des cas, à un personnage mineur contraint de défendre
au moyen de la captatio animi et de stratagèmes procéduraux ou, dans
le pire des cas, à un personnage « dérangeant » le déroulement serein
des enquêtes (en phase d’instruction) et la libre formation du jugement
du juge (en phase de débats). L’accusation publique pourrait ensuite
assumer jusqu’au bout son rôle nécessaire d’enquête1, sans les contrain-
tes d’une « vérité objective » qui, en hypothèse, serait préexistante au
jugement ;
3. cela amorcerait un cercle vertueux dans le domaine de la forma-
tion professionnelle des magistrats et des avocats, puisque cela ajoute-
rait à la simple connaissance abstraite des normes et des institutions en
vigueur (à l’exemple de ce qui est actuellement mis en œuvre dans les
facultés de droit et durant les cursus postérieurs, dont les stages de mise
à niveau professionnels), un enseignement de la méthode, à savoir de cette
faculté d’inclure de manière constructive ces lois et ces institutions, mais
aussi le précédent judiciaire, dans un raisonnement ne faisant jamais abs-
traction du cas concret et des circonstances qui le caractérisent2.
La rhétorique du barreau associerait aux avantages méthodologi-
ques certaines retombées évidentes dans le domaine de la déontolo-
gie, régulée jusqu’à présent par des codes éthiques (positivisés ou non)
contraignants sous de multiples aspects de fond et de forme, mais qui ne
tiennent pas opportunément compte du fait que l’identité et la dignité de
la profession émanent avant tout d’une complémentarité indispensable

1. Sur ce thème, cf. rec. M. Ronco, « Sulla separazione del ruolo del giudice
dal ruolo del pubblico ministero », Archivio penale, 2, 2011 (n.s.), p. 321-329, dis-
ponible également en ligne à l’url <http://www.archiviopenale.it/joomla/index.
php?option=com_content&view=article&id=109&Itemid=62>.
2. Sur la formation rhétorique de l’avocat, cf. M. Manzin, La formazione dei for-
matori: come si insegna nel « ginnasio forense », in P. Moro (de), Educazione forense.
Sul metodo della didattica giuridica, Trieste, eut, 2011, p. 23-34; P. Moro (de), Scrittura
forense. Manuale di redazione del parere motivato e dell’atto giudiziale, Turin, Utet,
2008; P. Moro (de), La responsabilità contrattuale. Atti giudiziari commentati, Milan,
Giuffrè, 2010.

286
Vérité et logos dans la perspective de la rhétorique judiciaire

dans la recherche de la « vérité rhétorique », une œuvre à plusieurs


mains édifiée avec le concours des différents acteurs du procès. Tout
autre aspect déontologique, aussi important soit-il, en dehors du cadre
logico-rhétorique serait dépourvu d’un fondement solide (qui, pour
nous, est également de nature métaphysique) sur lequel ancrer les règles
de comportement1.
Enfin, l’approche rhétorique du droit supposerait une suite de consé-
quences ultérieures dans le domaine des études de l’esthétique juridi-
que. Il s’agit d’une matière peu répandue encore parmi les juristes, mais
aussi parmi les philosophes du droit (pour des raisons essentiellement
imputables à l’emprise culturelle du formalisme et, avant même encore,
à la division cartésienne des savoirs qui l’a engendrée), qui devrait, à une
époque d’ouverture et de colloques de plus en plus intenses entre les dif-
férentes disciplines, trouver un espace adapté au sein duquel elle pourra
exprimer et libérer tout son pouvoir euristique2. L’acte esthétique, on
le comprend aisément, a toujours touché l’opération rhétorique, même
s’il a le plus souvent (c’est d’ailleurs le cas de Perelman) intrigué, suscité
une défiance alimentée par un préjugé logiciste. Des travaux plus récents
et innovateurs, à l’image de ceux de Francesco Cavalla en Italie3, ont
réincorporé la fonction esthétique dans le procédé rhétorique, dans la
droite ligne du modèle de l’art oratoire classique, lui confiant le dessein
de susciter l’attention nécessaire de l’auditoire pour suivre les phases
ultérieures du raisonnement. L’aspect esthétique de la rhétorique pour-
rait, en vérité, revêtir une valeur plus importante encore s’il explorait le

1. Sur les profils méthodologiques de l’éthique de l’avocat, cf. M. Manzin, Avvocati


custodi del processo: alle radici della deontologia forense, in M. Manzin, P. Moro (de), Retorica
e deontologia forense, Milan, Giuffrè, 2010, p. 3-18.
2. Paolo Heritier est, sans aucun doute, le chercheur italien le plus accrédité sur le
thème de l’esthétique juridique. Pour un approfondissement de la question, se reporter à
ses essais : Oltre le due culture: grammatiche antropologiche dell’iconico, in M. Manzin, F. Puppo
(de), Audiatur et altera pars, op. cit., p. 397-420; Società post-hitleriane? Materiali didattici
di antropologia ed estetica giuridica 2.0, Turin, Giappichelli, 2009 ; « Nessi multiformi tra
diritto e narrazione », Tigor: rivista di scienze della comunicazione, 1, 2010, p. 4-13, disponi-
ble en ligne à l’url <http://www.openstarts.units.it/dspace/bitstream/10077/3549/1/
Tigor_3_heritier.pdf>.
3. Voir surtout F. Cavalla, Retorica giudiziale, logica e verità, op. cit., surtout p. 45 sq.

287
Maurizio Manzin

lien entre vérité et beauté, si présent chez les auteurs classiques1. Dans les
limites du champ de l’argumentation aussi, il est utile de rappeler que
la préparation d’artifices esthétiques répond, en premier lieu, à des exi-
gences concrètes d’« aménagement d’un environnement » dans lequel
les interlocuteurs peuvent exprimer pacifiquement2 leurs raisons et
où les symboles de la liturgie institutionnelle sont là pour préserver la
mémoire du fondement rendant possible la recherche de la vérité.
Si aujourd’hui, ces perspectives, permettant d’élargir le panorama de
la théorie et de la pratique du droit, mais aussi d’offrir des réponses nou-
velles aux exigences contemporaines, rencontrent moins de résistances et
l’intérêt d’un nombre croissant de chercheurs potentiellement intéressés,
le mérite en revient également à l’œuvre pionnière de Chaïm Perelman,
qui, en ces années encore largement dominées par l’empirisme logique
et le formalisme normativiste, sut exprimer une rupture avec les doc-
trines de l’âge moderne, nous invitant ainsi à tourner, à nouveau, notre
regard vers les racines classiques de notre culture.

1. L’exemple de Francesco Petrarca discuté dans M. Manzin, Il petrarchismo giuridico,


op. cit., est typique. Plus récemment voir M. Manzin, Retorica ed umanesimo giuridico,
in F. Cavalla (de), Retorica Processo Verità, op. cit., p. 85-99 et Preumanesimo e diritto in
Germania: Francesco Petrarca antesignano del « Juristen böse Christen », in I. De Gennaro,
R. Cottieri (de), Studi italo-tedeschi/Deutsch-italienische studien: Francesco Petrarca 1304-
1374. Nel 700° anniversario della nascita. Actes du XXVIe symposium international d’études
italo-allemandes Francesco Petrarca nel 700° anniversario della nascita/Akten des XXVI. inter-
nationalen Symposiums deutsch-italienischer Studien „Francesco Petrarca zur 700. Wiederkehr
des Geburtstages, Merano/Meran, Accademia di studi italo-tedeschi / Akademie deutsch-
italienischer studien, 2011, p. 170-185.
2. Cf. A. Piras, « Ritualità della comunicazione », cit., p. 302.

288
Conclusion

La postérité de Perelman

Benoît Frydman

Comme le montre, dans leur diversité même, l’ensemble des contri-


butions réunies dans ce livre, la fécondité de l’œuvre de Perelman est
remarquable et le demeure un siècle après la naissance de son auteur.
En philosophie, la Nouvelle rhétorique n’a pas seulement permis des
avancées dans le champ de la pensée pratique, elle en a renouvelé consi-
dérablement les outils et les méthodes. En droit, le retour de l’argu-
mentation dans la logique juridique a permis le développement d’un
nouveau modèle de raisonnement juridique, mais aussi la transforma-
tion des pratiques judiciaires et des méthodes d’enseignement. Au-delà
de la philosophie et du droit, le paradigme argumentatif s’est diffusé à
l’ensemble des disciplines, occupant l’ensemble du champ des sciences
sociales, mais aussi le domaine mieux gardé des sciences exactes.
Pour autant, si un centenaire sonne l’heure du bilan, et en l’espèce
d’un bilan considérable, s’il permet de mesurer sereinement à l’aune
de l’histoire, la portée d’une œuvre et ses retombées, il doit également
fournir l’occasion de regarder vers l’avenir et de tracer des perspectives.
Il y a des œuvres singulières qui se suffisent à elles-mêmes ; d’autres qui
parachèvent un mouvement ; d’autres encore qui marquent un nouveau
départ et s’offrent à la postérité comme les prémisses de travaux futurs.
Tel est certainement le cas de l’œuvre de Perelman. Comme le montrent

289
Benoît Frydman

plusieurs des contributions rassemblées dans cet ouvrage, cette œuvre


ne constitue pas une fin en soi, mais fournit les bases de nouveaux
commencements. Elle appelle moins le commentaire que de nouvelles
recherches et des développements dans de multiples directions. Il s’agit
de penser au départ de Perelman, avec lui et parfois contre lui, mais
certainement au-delà de Perelman lui-même.
On le voit en philosophie où Michel Meyer, qui a été l’élève de
Perelman, a déployé, avec le succès que l’on sait, une philosophie du
questionnement, la Problématologie, qui va bien au-delà du modèle
argumentatif de la Nouvelle rhétorique. En droit aussi, le contexte a
fondamentalement changé depuis les travaux de la première généra-
tion de l’École de Bruxelles. Tandis que Perelman considérait le droit
presque exclusivement à travers la motivation des jugements et dans un
cadre national, la construction européenne et plus encore la mondia-
lisation nous ont mis en demeure de penser de nouvelles manières de
dire et de faire le droit, de gérer de nouveaux conflits dans de nouvelles
enceintes, où le concept perelmanien d’« auditoire universel » résonne
de manière singulièrement concrète.
Jamais sans doute autant qu’aujourd’hui la nécessité d’une approche
pragmatique des questions philosophiques et juridiques, dégagée d’un
formalisme excessif, qui problématise l’articulation entre la concurrence
des valeurs, la construction et la diffusion des normes et la recherche
de l’adhésion ne se sera fait autant sentir. Perelman nous en a montré la
voie. À nous d’en poursuivre le chemin.

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Collection « L’interrogation philosophique »

Ruth Amossy, La présentation de soi. Ethos et identité verbale


Christian Atias, Questions et réponses en droit
Florence Balique, De la séduction littéraire
Jean Bessiere, Principes de la théorie littéraire
Jean Bessiere, Le roman contemporain ou la problématicité du monde
Bertrand Buffon, La parole persuasive
Jean-Pierre Cometti, Ludwig Wittgenstein et la philosophie de la psychologie
John Dewey, Logique. La théorie de l’enquête (2e éd.)
Michel Fabre, Éduquer pour un monde problématique
Joëlle Gardes Tamine, Pour une nouvelle théorie des figures
Augustin Giovannoni, Les figures de l’homme trompé
Jaakko Hintikka, Fondements d’une théorie du langage
Claude Javeau, Les paradoxes de la postmodernité
Norbert Lenoir, La démocratie et son histoire
Pierre Marie, La croyance, le désir et l’action
Michel Meyer, Questionnement et historicité
Roger Pouivet, Le réalisme esthétique
Roger Pouivet, Philosophie du rock. Une ontologie des artefacts et des enregis-
trements
Jacques Reisse, La longue histoire de la matière
Richard Rorty, Objectivisme, relativisme et vérité
Constantin Salavastru, Argumentation et débats publics
Guillaume Vannier, Argumentation et droit

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Composé par JOUVE
1, rue du Docteur-Sauvé – 53101 Mayenne
860010L – Dépôt légal : mai 2012

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