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Annuaire français de droit

international

L'espionnage en temps de paix


M. le Professeur Gérard Cohen-Jonathan, M. le Professeur Robert Kovar

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Cohen-Jonathan Gérard, Kovar Robert. L'espionnage en temps de paix. In: Annuaire français de droit international, volume 6,
1960. pp. 239-255;

doi : https://doi.org/10.3406/afdi.1960.903

https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1960_num_6_1_903

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L'ESPIONNAGE EN TEMPS DE PAIX

Gérard COHEN-JONATHAN et Robert KOVAR

La conférence au sommet qui devait se tenir à Paris au printemps 1960


n'a pu se dérouler car le Président du conseil soviétique Nikita
Khrouchtchev exigeait préalablement que le Président Eisenhower s'excusât pour le vol
de l'avion espion U-2 au-dessus du territoire soviétique.
Il est exceptionnel qu'une affaire d'espionnage donne naissance à un
contentieux entre Etats. Généralement les actes d'espionnage en temps de paix
ne posent qu'un problème de répression pénale dont la solution est remise
à la compétence interne. Aussi ne faut-il pas s'étonner si la plupart des
travaux en ce domaine sont l'œuvre de criminalistes de droit interne.
Les ouvrages de Droit international traitent tous de l'espionnage en
temps de guerre. L'article 29 du Règlement de La Haye de 1907 caractérise
l'espionnage par le fait de recueillir clandestinement des informations dans
la zone d'opération adverse. L'espionnage ne constitue pas en soi une
violation du Droit international. L'espion peut être puni en personne s'il est pris
sur le fait, mais l'article 30 prescrit impérativement un jugement
préalable (1).
En revanche, les auteurs accordent peu d'intérêt au problème de
l'espionnage en temps de paix. Cependant Hafïter déclare dans son Droit
international de l'Europe (2) « ... il est incontestablement permis de se procurer
par des voies secrètes des renseignements qu'on ne pourrait obtenir
autrement, surtout lorsqu'il s'agit de se garantir de certains dangers ». Le Traité
d'Oppenheim-Lauterpacht (3) a esquissé une définition de l'espion en le

(*) Gérard Cohen-Jonathan, Diplômé de l'Académie de Droit international de La


Haye, Diplômé d'études supérieures de Droit privé, Droit public, Science politique,
Assistant à la Faculté de Droit de Paris.
Robert Kovar, Diplômé de l'institut d'études politiques de Strasbourg, Diplômé
d'études supérieures de Droit public, de Science politique, Droit romain et d'histoire
du Droit, Assistant à la Faculté de Droit de Paris.
(1) Charles Rousseau, Droit International Public, 1953, n° 713.
(2) Hafftek, Le Droit International de l'Europe, 1888, chapitre IV, p. 566.
(3) International Law, volume 1, I 455.
240 l'espionnage en temps de paix

qualifiant d'agent secret d'un Etat envoyé « à l'étranger » dans le but


d'obtenir clandestinement des informations concernant des secrets militaires ou
politiques. Quoique incomplète cette définition a le mérite d'attirer
l'attention sur l'élément international que contient inévitablement la notion
d'espionnage.
C'est cet élément international que nous essaierons d'apprécier en
recherchant la nature juridique de l'espionnage en temps de paix, après avoir,
au préalable, dégagé les éléments constitutifs de cette notion.

Les éléments constitutifs de l'espionnage

A la différence de l'espionnage en temps de guerre dont une définition


précise est donnée par l'article 29 du Règlement de La Haye de 1907, il
n'existe aucune définition conventionnelle de l'espionnage en temps de paix.
Il serait tentant de transposer au temps de paix, mutatis mutandis, la
d'Oppenheim-Lauterpacht (3) a esquissé une définition de l'espion en le
définition de ce règlement. Cette entreprise se heurterait cependant à bien des
obstacles. En effet, la définition donnée par le Règlement de 1907 fait appel à
des notions spécifiques telles que : zone d'opération militaire, ennemi, toutes
notions étrangères au droit de la paix. En outre il faut remarquer que
cette définition date de 1907, qu'elle a été élaborée sans pouvoir envisager la
« guerre totale » qui mobilise tout le potentiel d'une nation : militaire,
diplomatique, scientifique, économique.
Ne trouvant aucune indication dans le droit conventionnel ou coutumier,
force nous est de rechercher la conception que les Etats se font de
l'espionnage dans leurs ordres juridiques internes pour en dégager par une analyse
comparée les éléments fondamentaux et permanents.

I. — L'élément matériel : l'objet de l'espionnage.

Les services secrets ont pour mission de recueillir des renseignements


relatifs à d'autres Etats, renseignements que ceux-ci conservent secrets (4)
et dont la connaissance est cependant indispensable pour la conduite de la
politique de l'Etat.
Jadis de tels renseignements ne concernaient pratiquement que des
questions militaires; actuellement encore, ce domaine demeure le champ
d'action classique des services secrets.
Avec l'apparition des armées permanentes, l'espionnage des secrets diplo-

(4) Ces renseignements ont une acception très large, puisqu'il peut s'agir de documents,
plans, renseignements oraux ou d'objets matériels (voyez par ex. Code Pénal français, article
78, Code Pénal allemand, article 99, § 1). A propos de la livraison d'un fusil voyez Cour de
Lyon, 3 février 1892, Cooper, Dalloz 1892, II, p. 467.
l'espionnage en temps de paix 241

matiques prit une signification toute particulière. En raison du caractère


extrêmement mobile de ces armées qui rend possible des agressions surprises,
les activités d'espionnage s'étendirent à ce nouveau domaine. Il devint très
important de connaître les intentions des autres Puissances en découvrant
leurs préparatifs diplomatiques de guerre (négociation d'alliances militaires,
pactes de non agression, d'assistance...)- Les rapports concernant la situation
et les décisions de politique intérieure se révélèrent également suceptibles
de fournir de précieux renseignements sur ces questions.
Les conflits entre Etats modernes se sont étendus de plus en plus aux
domaines de l'économie et de la technique. Les guerres modernes ne sont
souvent que la solution par les armes de conflits économiques. Des considérations
économiques déterminent, de nos jours, en première ligne, la politique des
Etats en temps de paix. Ainsi l'espionnage économique s'est-il ajouté à
l'espionnage militaire et diplomatique. Les services secrets ont compris
l'usage qui pouvait être fait des renseignements fournis par l'espionnage
économique pour découvrir les desseins des Etats dans tous les autres
domaines de leur activité. C'est la Grande-Bretagne qui a inauguré cette
nouvelle forme d'espionnage durant la première guerre mondiale, lorsque pour
établir sa « liste noire » elle recherchait à travers le monde les entreprises
en relation avec les Puissances centrales.
L'espionnage économique vise aussi la recherche des découvertes et des
techniques étrangères. L'importance croissante de la science et de la
technique pour la défense nationale atténue de plus en plus la séparation entre
l'espionnage économique et l'espionnage militaire. Le cas des secrets
atomiques illustre assez l'imbrication de l'espionnage scientifique et de l'espionnage
militaire.
L'évolution des différents codes criminels reflète cette extension de
l'objet de l'espionnage. Alors que jusqu'en 1934 (loi du 26 janvier) le Code
Pénal français n'envisageait que les secrets militaires, à cette date le
législateur consacra l'extension de la notion d'espionnage à la livraison de secrets
diplomatiques ou économiques intéressant la défense nationale (5). En
Grande-Bretagne les secrets diplomatiques étaient protégés au titre de la
répression de la trahison. L' « Officiai Secrets Act » de 1911 vint prévoir à
côté des rubriques classiques telles que les places fortes, l'armement, les
plans et autres documents, des matières économiques indispensables à la
défense nationale : métaux, combustibles... Le droit soviétique adopte une
position analogue. L'article 2 de la Loi d'espionnage dispose : « L'espionnage

(5) L'Ordonnance du 4 juin 1960 portant révision partielle du Code pénal dispose dans
son article 72 : est un secret le « renseignement, objet, document ou procédé qui doit
être tenu secret dans l'intérêt de la défense nationale ».
M. le professeur Vnu («Chronique», 1578, J.C.P., 19 octobre 1960, n° 37), écrit que
« Le renseignement, c'est aussi bien le renseignement militaire que diplomatique,
économique, industriel, financier, scientifique et même à l'extrême, social ou démographique,
pourvu que les nécessités de la défense nationale exigent qu'ils ne soient pas communiqués
à d'autres qu'à ceux qui ont qualité pour les connaître ».
242 l'espionnage en temps de paix

est le fait de ravir ou de collecter pour les transmettre à un Etat étranger,


à des services de renseignements étrangers ou à leurs agents une information
qui représente un secret d'Etat ou militaire ainsi que le fait de transmettre
ou de collecter sur missions de services secrets étrangers d'autres
renseignements pour les utiliser au détriment des intérêts de l'U.R.S.S. ». Le
Règlement du 8 juin 1934 parlait expressément de « secrets militaires » et de
« secrets économiques » (6) .
Cette rapide revue des législations nationales permet de constater que la
notion traditionnelle du secret d'Etat est largement périmée. En définitive, la
tendance générale est que l'Etat moderne détermine d'une manière
discrétionnaire les matières soumises au secret. Rien n'est plus significatif que cette
formule du Code Pénal néerlandais (article 98) : sont secrets « ... les
renseignements dont l'intérêt de l'Etat exige le secret » (7) .

II. — L'élément subjectif : l'intention d'espionner.

Dans le procès du chef de l'agence de presse Associated Press à Prague,


William Oatis (4 juillet 1951), le Procureur d'Etat Josef Urvalek, après avoir
apporté la preuve matérielle de l'activité d'espionnage de l'accusé, s'attacha
à mettre en évidence l'élément subjectif de l'activité criminelle. Il releva
qu'Oatis n'avait pas cherché à nier qu'il avait pratiqué l'espionnage au profit
des Etats-Unis en pleine connaissance de cause de sa responsabilité pénale.
L'importance de l'élément intentionnel a été à nouveau souligné par le
Procureur général Roudenko lors du procès du pilote américain Powers.
La plupart des législations considèrent en conséquence que la tentative
est punissable (8). Cependant, en temps de paix, il n'est pas nécessaire que
le coupable ait agi à la faveur d'un déguisement. Il est certain toutefois que
le recours à un tel moyen, comme d'ailleurs d'autres agissements : escalade
de l'enceinte d'une place-forte, photographie de certains lieux interdits
constituent des présomptions de l'intention coupable.

III. — L'élément personnel : victime et bénéficiaire de l'espionnage.

La comparaison des législations nationales permet de résoudre un


dernier problème : la détermination des parties en cause, victime et bénéficiaire
de l'espionnage.

(espionnage(6)politique)
Pénal tchécoslovaque,
Cette conception
, 273 (espionnage
article
se retrouve
75, § économique)
6; dans
Suissepresque
Code
, 274Pénal,
toutes
(militaire)
Loi
les du
.législations
Code
1-1-1942
Pénal
(article
nationales,
finlandais,
272 v. chap.
Code
XII, § 7.
(7) L'article 90 du Code Pénal norvégien définit l'espionnage comme le fait de livrer
« quelque chose qui doit être maintenu secret ». V. aussi l'article 99, §1, du Code Pénal
allemand.
(8) Code Pénal français, article 8. Comme application v. la décision du Tribunal
militaire de Marseille, 15 mars 1951, affaire Schejn et autres...; Article 107 du Code Pénal
danois.
l'espionnage en temps de paix 243

a) La victime de l'espionnage.
En principe l'espionnage s'effectue au détriment de l'Etat sur le
territoire duquel ces activités illicites ont lieu. Cette proposition appelle quelques
précisions.
La rigueur de la répression de l'espionnage est telle que le principe de
la territorialité de la compétence pénale des Etats n'est pas toujours
respectée. C'est ainsi que la justice française n'hésite pas à réprimer des actes
commis à l'étranger par des étrangers au détrimant de la France (9) . Le Code
Pénal italien (Titre 1er, article 7) prévoit la punition suivant la loi italienne
du citoyen ou de l'étranger qui a commis sur un territoire étranger une
infraction contre la personnalité de l'Etat, catégorie qui englobe l'espionnage.
La structure interne de l'Etat peut influer sur la détermination de l'entité
susceptible d'être victime d'actes d'espionnage. Le Code Pénal allemand qui
tient compte du caractère fédéral de l'Etat, spécifie que l'espionnage consiste
à livrer à des personnes non habilitées à en connaître ou à publier des secrets
préjudiciables aux intérêts de la République fédérale ou d'un de ses « Pays »
(article 99, § 1).
Plusieurs Etats ont prévu dans leur législation pénale la répression de
l'espionnage commis sur leur territoire pour le compte et au préjudice de
puissances étrangères. Ainsi en Suisse l'article 3 de l'arrêté du 21 juin 1935
dispose :
« Celui qui, sur le territoire suisse aura pratiqué dans l'intérêt de l'étranger et au
préjudice de la Suisse ou d'un Etat étranger un service de renseignements militaires
ou qui aura organisé un tel service,
celui qui aura engagé autrui dans un tel service ou favorisé celui-ci,
sera puni de l'emprisonnement... »
L'article 108 du Code Pénal danois punit les agissements qui aboutissent
à mettre en mesure un service de renseignements d'opérer directement ou
indirectement sur le territoire danois. Le texte n'indique pas que ce service
doit se livrer à la recherche de renseignements au détriment du seul
Danemark. Le Code Pénal finlandais prévoit également au § 7 de son chapitre XII
que sera puni d'une peine de réclusion à temps ou à perpétuité « ... celui qui,
intentionnellement, agissant pour le profit d'une puissance étrangère, se sera
procuré la connaissance de faits pouvant troubler les relations de la Finlande
avec une puissance étrangère ».
D'une manière un peu différente le Code Pénal bulgare dans son
article 98, sous le titre « Délits contre un autre Etat de travailleurs » dispose :
« Les peines prévues pour les délits de ce chapitre seront infligées aussi à celui
qui commet l'un de ces délits contre un autre Etat de travailleurs ou contre une autre
force armée, agissant en commun avec l'armée bulgare. »
L'interprétation de ces diverses dispositions permet de constater que
l'inspiration dont elles procèdent n'est pas homogène.

(9) V. l'affaire Sequi et Barattî, Cassation Criminelle, 27 juillet 1933, Dalloz, 1933, I,
159 et Sirey, 1935, I, p. 38.
244 l'espionnage en temps de paix

En ce qui concerne la Suisse, la raison d'être de l'article 3 de l'arrêté


de 1935 est essentiellement d'assurer la protection de la neutralité
helvétique (10). La Suisse manifeste ainsi son intention de se conformer aux
principes de la neutralité. Elle n'a pas voulu sous un régime de paix armée
devenir le pays favorisant les organismes centralisateurs de renseignements
de l'étranger. En effet, pendant la première guerre mondiale les méfaits de
l'espionnage étranger avaient pris une grande extension chez les neutres.
Il faut d'ailleurs rappeler que l'article 5 de la Convention de La Haye sur le
droit de la guerre fait une obligation aux puissances neutres de punir les
actes contraires à leur neutralité lorsqu'ils sont commis sur leur territoire.
Dans le cas du Danemark et de la Finlande ces mesures ont surtout pour
objet d'éviter toute réclamation de la part d'un Etat victime d'actes
d'espionnage organisés sur leur territoire. C'est ce que montre clairement la
disposition finale du paragraphe 7 du chapitre XII du Code Pénal finlandais
qui précise que la sanction des actes d'espionnage interviendra si ceux-ci
peuvent avoir pour conséquence « de troubler les relations de la Finlande
avec une puissance étrangère ».
Le Code Pénal bulgare traduit une dernière conception. Il s'agit là
véritablement d'un exemple de solidarité pénale internationale, mais restreinte
uniquement à un groupe d'Etats déterminés, les pays dans lesquels les
travailleurs détiennent le pouvoir.
Nous sommes donc en présence de toute une série de fondements de la
répression nationale de l'espionnage, répression qui peut donc se faire dans
l'intérêt direct ou indirect de l'Etat territorial mais également en raison d'une
solidarité idéologique internationale (11).
Le développement des organisations internationales peut introduire une
donnée nouvelle dans le problème de la répression de l'espionnage. Elle
apparaît avec une acuité toute particulière en ce qui concerne les systèmes
régionaux de défense dont les organes sont susceptibles de détenir des secrets
militaires collectifs (12).
b) Le bénéficiaire de l'espionnage.
Traditionnellement l'espionnage était conçu comme pouvant bénéficier
uniquement à un Etat étranger. Cette façon de voir était compréhensible
puisque originellement l'objet de l'espionnage était presque exclusivement
limité aux secrets militaires. Certaines législations ne semblent retenir
actuellement encore que ce seul bénéficiaire. Ainsi, le Code Pénal autrichien

(10) Les dispositions de l'arrêté de 1935 furent appliquées l'année même de leur entrée
en vigueur dans l'affaire Renato Lolli du 17-12-1935. Renato Lolli sujet italien était accusé
d'avoir organisé un service de renseignements militaires au profit de l'Italie avec mission
de rechercher des informations sur les troupes allemandes stationnées en Bavière.
(11) En temps de guerre les Etats prévoient tous la répression de l'espionnage commis
au détriment des armées d'un Etat allié.
(12) On peut aisément supposer que certains renseignements détenus par des
institutions comme l'Euratom peuvent inciter à l'espionnage. Dans une telle hypothèse il resterait
à déterminer la base juridique de la répression de ces actes.
l'espionnage en temps de paix 245

dans son paragraphe 67 ne mentionne que les « puissances étrangères » ou


encore les « Etats étrangers ».
Le développement des mouvements politiques et idéologiques à l'échelle
internationale a contribué à modifier cette optique. Ce n'est pas une
hypothèse d'école que d'envisager la livraison de secrets d'Etat à telle fédération
syndicale internationale. Dans l'affaire Ménétrier et autres, les accusés
soutenaient qu'ils avaient recherché les secrets concernant la fabrication des
masques à gaz, non pour le compte d'une puissance étrangère, mais pour
coopérer à l'action syndicale de défense ouvrière et pour en munir la classe
ouvrière au cours des grèves. La Cour de cassation fit remarquer qu'il
n'était pas nécessaire de vouloir communiquer les renseignements à une
puissance étrangère pour être inculpé d'espionnage (13) .
Il est évident que depuis le début de ce siècle certains partis politiques
à ramifications internationales sont, en réalité, les rouages essentiels de
différents Etats. Les dispositions pénales de type traditionnel, visant
uniquement l'espionnage commis au profit d'un Etat étranger, risquaient d'aboutir
à l'impunité des actes d'espionnage réalisés pour le compte de tels partis.
D'un point de vue réaliste les activités de ces organisations auraient pu être
imputées à l'Etat, mais il est apparu plus efficace de prévoir expressément
dans les législations pénales le cas de l'espionnage au profit de partis et
d'organisations étrangères. Cette extension fut consacrée par la plupart des
Codes pénaux (14). A cet égard le Code Pénal néerlandais semble le plus
précis. Après avoir défini l'espionnage comme l'acte de communiquer un
secret d'Etat à une personne ou à un organisme non habilité à en connaître
(article 98), il distingue en ce qui concerne la répression plusieurs
hypothèses :
1° l'espionnage au profit d'une puissance étrangère;
2° l'espionnage au profit d'une personne ou d'un organisme établi à
l'étranger;
3° enfin l'espionnage au profit d'une personne ou d'un organisme tel que
le danger existe que l'information soit communiquée à un des bénéficiaires
prévus précédemment.
Notons enfin que la multiplication des organisations internationales et
l'accroissement de leurs compétences rend vraisemblable que des actes
d'espionnage puissent être commis à leur profit.
On peut conclure que les Etats déterminent très largement les personnes
ou organes susceptibles d'être les bénéficiaires d'actes d'espionnage. Les
formules adoptées par les législations pénales sont très significatives : la plupart
des Codes pénaux disposent ainsi que l'espionnage consiste à communiquer

(13) Affaire Ménétrier, Sergent, Grudinsky et Bernstein. Tribunal de la Seine, 25


juillet 1927. Cass. crim. 10 mai 1928, Gaz. Pal., 1928, I, 82.
(14) V. par exemple Code Pénal islandais, article 92; Code Pénal allemand, article 100,
§ 1.
246 l'espionnage en temps de paix

des renseignements secrets « à toute personne ou organisme non habilité à


en connaître » (15) .

La nature juridique de l'espionnage

Infraction réprimée par tous les ordres juridiques internes l'espionnage


est-il également un acte contraire au droit international ? Délaissant le
problème de l'espion, c'est-à-dire des rapports entre l'Etat et l'individu, nous
nous préoccuperons exclusivement de l'espionnage, c'est-à-dire des rapports
qui peuvent naître entre deux ou plusieurs Etats du fait de ce délit.
Si tant est qu'un acte d'espionnage a été commis pour le compte et sur
l'instigation d'un Etat au détriment d'un autre, cet acte constitue-t-il une
violation du droit international pouvant en dernière analyse engager la
responsabilité internationale de l'Etat ?
La matière de l'espionnage est si touffue, si encombrée d'éléments
complexes, qu'une réponse uniforme ne peut, semble-t-il, être donnée. Il faudra,
en quelque sorte, extraire la notion d'espionnage de toute sa gangue, et ceci
ne peut se faire que progressivement. Sans nul doute l'espionnage est illicite
quand il utilise des moyens qui sont prohibés par le droit international. Dans
d'autres hypothèses l'espionnage présente des traits particuliers parce qu'il
est le fait de personnes jouissant d'une protection spéciale du droit
international, mais astreintes, en contrepartie, à certains devoirs spéciaux. Enfin,
s'il s'agit d'un acte d'espionnage commis par un individu ne bénéficiant
d'aucun statut particulier, la question de savoir si l'espionnage constitue ou
non un acte contraire au droit international se pose dans toute sa spécificité.

I. — L'espionnage fait appel à des moyens qui en eux-mêmes constituent des


actes contraires au droit international.

Dans cette hypothèse il existe bien une violation d'une obligation


internationale et un préjudice pour lequel réparation peut être demandée, mais
il s'agit d'un acte illicite distinct de l'espionnage. Confondre le moyen et la
fin n'est qu'un artifice politique. S'il y a violation de l'espace aérien dans le
but d'espionner, ce qui est manifestement illicite c'est la violation de l'espace
aérien; le but ne joue à tout le plus que le rôle de circonstances aggravantes.
Dans la récente affaire de l'U2 (17-19 août 1960) la protestation
soviétique, aussi bien que le verdict de la cour utilise l'expression de « vol agressif
d'espionnage » d'avions américains au-dessus du territoire soviétique. Dans
les discussions juridiques seule la violation de la souveraineté aérienne est
avancée comme argument dirimant pour prouver la violation du droit inter -

(15) V. par exemple: Code Pénal néerlandais, article 98; Code Pénal allemand, article
99, § 2.
l'espionnage en temps de paix 247

national. Le Procureur Général Roudenko discute très longuement le


principe de la souveraineté absolue des Etats sur leur espace aérien. Ce principe,
afïirme-t-il, a trouvé son expression dans la convention portant
réglementation de la navigation aérienne signée à Paris le 13 octobre 1919, puis a été
confirmé par la Convention internationale pan-américaine signée à La Havane
le 20 février 1928, par la Convention sur l'aviation civile internationale signée
à Chicago le 7 décembre 1944, ainsi que dans plusieurs accords bilatéraux
®t par la législation interne de tous les Etats (16).
On ne trouve nulle part dans son réquisitoire une argumentation
juridique permettant de considérer l'espionnage en lui-même comme la violation
d'une norme internationale. S'il fait abondamment appel à cette notion, c'est
pour « colorer » le délit initial, le rendre particulièrement odieux aux yeux
de l'opinion publique internationale.
Un problème similaire se poserait si l'espionnage était accompagné d'une
violation des eaux territoriales. Le droit de passage inoffensif des navires
étrangers dans les eaux territoriales est un principe coutumier du droit des
gens, consacré déjà par l'article 2 du Statut de Barcelone du 21 avril 1921,
Le passage n'est inoffensif que s'il ne porte pas atteinte à la paix, au bon
ordre ou à la sécurité de l'Etat riverain. Un navire qui servirait à pratiquer
l'espionnage enfreindrait incontestablement une telle exigence. De même, les
« sous-marins fantômes » qui, récemment, défrayaient l'actualité manquaient
à l'obligation spéciale faite aux navires sous-marins de passer en surface et
d'arborer leur pavillon (17).
Le problème se poserait en des termes nouveaux dans l'hypothèse où des
engins spatiaux serviraient à des fins d'espionnage. Incontestablement, les
progrès de la technique photographique font que les dangers seraient
identiques pour les Etats survolés. Le problème de l'espionnage se poserait
d'ailleurs dans toute sa spécificité, car le droit de l'espace semble pour
l'instant reposer sur l'exclusion de toute souveraineté nationale (18). Il reste
cependant à déterminer la ligne de démarcation entre le droit aérien et le
droit spatial. Si l'on adopte un critère fonctionnel, en précisant quels sont
les engins spatiaux, la solution est relativement aisée; par contre, il semble
difficile de dire autrement à partir de quelle attitude on se trouve hors du droit
aérien (19). Lors de l'affaire des ballons météorologiques américains, qualifiés
par les soviétiques « d'espions sans cœur », les Etats-Unis avaient prétendu
que, tout d'abord, la qualification des faits était inexacte, ces ballons ayant
un but purement scientifique (recueillir de la documentation en vue de
l'année géophysique internationale) et que, d'autre part, ces ballons circu-

(16) L'affaire Powers. Supplément à Etudes Soviétiques, n° 151. Pour le Code aérien
soviétique, v. cette brochure, p. 91.
(17) Art. 14, § 6 de la Convention de Genève (1958) sur la mer territoriale et la zone
contiguë.
(18) V. Ch. Chaumont : Lé droit de l'espace (Que sais-je ?) .
(19) V. R. H. Mankiewicz : « De l'ordre juridique dans l'espace extra-aéronautique »,
A.F.D.I., 1959, pp. 102 et s.
248 l'espionnage en temps de paix

laient à une altitude les mettant hors de portée de la navigation aérienne


ordinaire, critère très relatif et qui n'est pas unanimement admis.
II. — L'espionnage est pratiqué par des personnes bénéficiant du statut
diplomatique.
Très souvent les affaires d'espionnage mettent en cause des personnes
bénéficiant du statut diplomatique. Les agents diplomatiques sont en effet
les agents officiels des relations internationales. Leurs fonctions sont diverses:
représenter l'Etat accréditant auprès de l'Etat accréditaire, protéger les
intérêts des ressortissants, négocier, promouvoir des relations économiques et
culturelles, s'informer par tous les moyens licites des conditions et de
l'évolution des événements dans l'Etat hôte (20). Le souci de bien s'informer
dépasse en fait bien souvent le cadre de la licéité, d'autant qu'une règle cou-
tumière bien établie impose auxdits agents diplomatiques de respecter les
lois et règlements de l'Etat auprès duquel ils sont accrédités, et de ne pas
s'immiscer dans les affaires intérieures de cet Etat (21).
A l'égard de ces agents la répression nationale ne sera pas possible car
ils bénéficient d'une protection spéciale du droit international : les immunités
diplomatiques. Il importe donc de savoir quelles sont les personnes couvertes
par les immunités et de déterminer quelles peuvent être les répercussions
de leurs actes.
Les immunités s'appliquent d'abord au personnel diplomatique : chef de
poste et personnel officiel : conseillers, secrétaires, attachés y compris les
« diplomates en transit » qui regagnent leur pays d'origine ou leur poste en
empruntant le territoire d'un Etat intermédiaire. Beaucoup plus douteuse est
la question de l'octroi des immunités au personnel non diplomatique d'une
mission, au personnel de service et aux domestiques privés. Cette question
est le plus souvent réglée par accord mutuel exprès ou tacite entre les Etats
intéressés car le principe de réciprocité domine toute cette matière (22).
Le problème de la détermination du statut des représentations
commerciales soviétiques à l'étranger présente des difficultés particulières. Il semble
que sauf convention contraire ses membres ne doivent jouir d'aucune
protection particulière (23).
La question des immunités consulaires présente beaucoup d'incertitudes :
le droit consulaire trouve ses sources davantage dans les conventions inter -
(20) Rapport de la Commission de Droit International à l'Assemblée Générale des Nations
Unies « Relations et immunités diplomatiques », Annuaire de la Commission de droit
international, 1958, vol. II, art. 3.
(21) Idem, article 40.
(22) En ce domaine la Commission du Droit international avait fait preuve d'une
certaine hardiesse qui s'est heurtée à la résistance des Etats. V. les observations des
Gouvernements sur le projet d'article relatif aux « relations et immunités diplomatiques », Annuaire
annexe, pp. 116 et suivantes.
(23) En France le problème a été tranché par l'accord commercial franco -soviétique
de 1934 modifié par les accords des 29 décembre 1945 et 3 septembre 1951 qui étend le
bénéfice des immunités diplomatiques au chef de la représentation commerciale et à ses deux
adjoints.
V. également en ce sens l'accord signé à Moscou le 17 mars 1948 entre l'U.R.S.S. et la
Suisse (article 3).
l'espionnage en temps de paix 249

nationales que dans les normes coutumières (24).


Il va sans dire que le simple agrément donné par un Etat, notamment
à des journalistes, n'équivaut pas à la reconnaissance d'immunités. Dans
l'affaire Oatis, le Procureur d'Etat Josef Urvalek examinant « quelques
points de droit international », déclarait que, si le Ministre des Affaires
Etrangères tchécoslovaque avait donné son agrément à Oatis, le caractère juridique
de cet acte ne signifiait, d'après le droit international, rien de plus que le
fait que son Gouvernement avait accordé à un étranger le droit de résidence
en vue d'une activité de journalisme et d'information. Cet agrément n'avait
donc point pour conséquence la moindre exemption de la juridiction des
autorités judiciaires et administratives tchécoslovaques (25).
A la différence d'un simple particulier les personnes que nous venons
de déterminer ne peuvent ni être arrêtées ou détenues (immunités
personnelles), ni être attraites devant les juridictions pénales (immunités de
juridiction). L'article 124 du Code Pénal espagnol relatif à l'espionnage
incorpore cette règle en droit interne lorsqu'il précise que les étrangers coupables
du délit d'espionnage seront punis comme les Espagnols :
« ... sauf les dispositions des traités et du Droit des gens concernant les
fonctionnaires diplomatiques. »
L'Etat territorial n'est cependant pas totalement désarmé. Il lui est
possible de mettre fin à l'activité de l'agent diplomatique en le déclarant
personna non grata et en demandant son rappel. En outre l'immunité
personnelle est limitée en cas d'urgence. L'Etat pourra toujours prendre les
mesures de police nécessaires et s'il y a lieu procéder à l'expulsion immédiate
du diplomate, ce qui peut entraîner le recours à la contrainte (26).
Sur le plan des relations interétatiques, quelles peuvent être les
conséquences de l'acte d'un Etat qui grâce à certains de ses agents accrédités,
recherche des informations confidentielles, menaçant ainsi la sécurité d'un
autre Etat ?
Dans l'affaire Gouzenko, un chiffreur de l'ambassade d'U.R.S.S. à Ottawa
apporta au gouvernement canadien des documents précis révélant que
l'ambassade avait provoqué la création d'une série d'organismes d'espionnage. Les
membres de ces réseaux étaient non seulement des citoyens canadiens
ordinaires, mais encore du personnel militaire et des savants qui avaient accès
à des secrets concernant la sécurité du pays et notamment les recherches en
matière d'énergie atomique. Cette affaire fit une très grande impression car
elle se produisit au lendemain de la dernière guerre et mettait aux prises
deux Etats hier encore alliés. Elle eut pour conséquence d'attirer l'attention
(24) Ainsi le 24 octobre 1950 un communiqué du Ministère de l'Intérieur faisait savoir
que le Vice-Consul de Pologne à Toulouse avait été arrêté et écroué le 21 octobre à la suite
de la découverte d'une affaire d'espionnage. Le Ministre faisait remarquer que le Vice-
Consul n'était que le gérant d'affaire du consulat et ne jouissait donc pas de l'immunité. De
même le chargé des questions sociales au Consulat de Tchécoslovaquie à Marseille accusé
d'avoir tenté d'obtenir des renseignements sur la Légion Etrangère fut condamné à cinq ans
de travaux forcés par le Tribunal militaire (Le Monde, 16 mars 1956) .
(25) Bulletin de Droit tchécoslovaque, 1er avril 1952, p. 59.
(26) Code Pénal espagnol, article 124. Les demandes de rappel sont très fréquentes. Pour
des exemples, v. Charles Rousseau, « Chronique des faits internationaux », R.G.D.I.P., 1959,
pp. 298-299 et 316-318.
250 l'espionnage en temps de paix

des auteurs sur le problème des activités frauduleuses des agents


diplomatiques.
Des actes extensifs d'espionnage mettant en danger la sécurité de l'Etat,
le recrutement de citoyens et de fonctionnaires de l'Etat qui reçoit, dans le
but de les inciter à trahir, est un affront à la dignité de l'Etat et une menace
contre son indépendance et son intégrité. Lorsqu'ils sont commis par un
ambassadeur ou par son personnel de tels actes constituent une violation du
devoir qu'a un agent diplomatique accrédité de se conduire pacifiquement et
loyalement dans ses relations avec l'Etat qui reçoit (27).
Cependant à aucun moment le Canada ne suggéra que les actes des
membres de l'ambassade étaient considérés par lui comme des actes
contraires au droit international. En fait une autre voie était ouverte au
Gouvernement victime : considérer de tels agissements comme un acte inamical et
rompre les relations diplomatiques. Le Gouvernement canadien n'alla pas
jusqu'à une rupture complète des relations diplomatiques, mais manifesta son
mécontentement en retirant d'Union Soviétique le personnel diplomatique de
grade le plus élevé et en demandant le rappel de « l'inacceptable » personnel
de l'ambassade soviétique d'Ottawa.
La procédure ordinaire mise en œuvre dans les affaires d'espionnage
mettant en cause des agents diplomatiques se termine, le plus souvent, par
une réclamation diplomatique demandant le rappel de l'agent incriminé. Ce
rappel est la sanction du manquement de l'agent à ses devoirs, et on peut
considérer que ne pouvant le punir lui-même, l'Etat territorial demande au
Gouvernement dont relève l'agent de le faire (28). C'est là une fiction
commode pour essayer de détacher l'acte de l'agent de l'Etat dont il dépend
et ce pour éviter, dans la mesure du possible, les complications
internationales. Mais si l'Etat victime ne désire pas ménager les susceptibilités de
l'Etat pour le compte duquel agit l'espion, il n'empêchera pas que l'Etat soit
directement mis en cause, notamment lors du procès (29).
L'attitude de l'Etat victime provoque presque toujours un réflexe
politiquement conditionné de la part de l'Etat dont l'agent est déclaré personna
non grata : la demande de rappel ou l'expulsion d'un diplomate de rang
équivalent à titre de mesure de rétorsion (30).
III. — L'espionnage est le fait de particuliers.
S'agissant de fonctionnaires ou d'agents diplomatiques l'imputabilité de
leurs actes à l'Etat dont ils ressortent ne soulève pas de difficultés majeures
(27) Maxwell Cohen BYBIL, 1948, pp. 404 et s.
(28) Certes théoriquement un Gouvernement peut retirer le bénéfice de l'immunité à un de
ses agents. Il va sans dire que nous n'en connaissons aucun exemple en matière d'espionnage.
En revanche, si un fonctionnaire international commettait un acte d'espionnage au profit de
qui que ce soit, l'organisation ferait certainement moins de difficultés à lever son immunité.
(29) Dans le procès Mey en 1946 (Mey était un savant britannique qui avait livré des
secrets à l'ambassade soviétique d'Ottawa), le souci de ménager les susceptibilités
diplomatiques fut poussé à un tel point que lorsqu'un témoin évoqua le nom de l'U.R.S.S. c'est le
Procureur qui se scandalisa et déclara : « Rien ne permet d'avancer que les Russes sont nos
ennemis de fait ou d'intention. Le Tribunal a déjà décidé que le délit consistait en la
communication de renseignements à des personnes non habilitées à en connaître. Il n'y a rien
à ajouter ». En sens contraire l'Allemagne est désignée officiellement comme la puissance
responsable par le Grand Jury Fédéral spécial en 1938 (New York Times, 21 juin 1938).
(30) V. Ch. Rousseau, « Chronique des faits internationaux », R.G.D.I.P., 1959, pp. 316-318.
l'espionnage en temps de paix 251

dans une construction juridique de la responsabilité en droit international.


Le lien de droit, pour formel qu'il soit, n'en est pas moins sûr. Le droit
international est cependant la branche du droit qui se satisfait le moins du
formalisme. La responsabilité de l'Etat ne peut, certainement, être engagée par
un acte quelconque de l'importe quel particulier, mais le rôle des agents
officieux sans lien de droit affirmé et formel avec l'Etat qui les emploie ne
saurait être méconnu. Aussi, à partir du moment où la preuve est apportée,
ce qui est, techniquement, toujours difficile et, politiquement, souvent peu
souhaitable, que ces agents agissent pour le compte et sur l'instigation d'un
Etat déterminé, rien ne s'oppose à ce que leurs actes soient imputés à l'Etat.
Traditionnellement, les Etats, ou niaient les faits, ou encore ne
reprenaient pas à leur compte les agissements des espions et les abandonnaient
à la justice interne. Pour la première fois dans l'affaire Powers, un chef
d'Etat a reconnu publiquement qu'un agent secret opérait pour le compte et
à l'instigation de son pays.
Le problème de l'imputation résolu, il faut encore pour la mise en jeu
d'une éventuelle responsabilité internationale, que l'acte considéré enfreigne
une norme du droit international.
En cette matière le droit écrit est de peu de recours. Certaines
dispositions des traités de paix (comme le Traité de Versailles), certaines formules
des traités d'amitié (clauses de non-immixtion dans les affaires intérieures)
pourraient apparemment servir de base juridique. Mais le caractère vague
et trop général de toutes ces dispositions ne permet pas de les considérer
comme une interdiction expresse de l'espionnage dans les relations
internationales (31). Aussi nous faut-il examiner s'il existe une norme coutumière
et pour ce, analyser la pratique des Etats.
Les affaires d'espionnage montrent le plus souvent que les Etats se sont
contentés, dans la mesure où ils pouvaient s'emparer de l'agent, de le punir
selon le droit national, sans entreprendre des actions diplomatiques contre
l'Etat en cause.
Ainsi en 1877, dans l'affaire Schnœbelé, le Gouvernement impérial
allemand s'en tint uniquement à l'auteur Schnœbelé lui-même (32). Schnœbelé
avait, selon lui, en qualité de Commissaire à la frontière lorraine, organisé un
réseau d'agents en Allemagne. Lors d'une visite administrative en territoire
allemand dans le but de discuter de problèmes douaniers avec des
fonctionnaires impériaux, il fut arrêté et déféré devant les tribunaux. Le
Gouvernement français protesta, mais Bismark soutint que Schnœbelé avait initié des
sujets allemands à la trahison.
Lors de l'affaire Wolkerling (33), espion au service de la Russie, le
Gouvernement impérial allemand n'entreprit aucune démarche diplomatique
(31) II existe cependant quelques éléments de réponse plus précis, mais très isolés, comme
l'échange de notes entre Roosevelt et Litvinov en 1933 relatives entre autres, à la répression
de l'espionnage économique. Hackwokth, Digest of International Law.
(32) « Schnœbelé Fall » Strupp, Wôterbuch der Vôlkerrechts.
(33) Cité par Erasmus, Der Geheime Nachrichtendienst, 1954.
252 l'espionnage en temps de paix

contre la Russie, en dépit de ce que le chef de l'espionnage russe contre


l'Allemagne, le colonel Batjuskin soit venu rencontrer plusieurs fois à Thorn
l'adjudant Wolkerling pour lui remettre de l'argent, des instructions et un
appareil photographique.
Le 24 mai 1930 un incident frontalier eut lieu au village de Neuhofen
entre l'Allemagne et la Pologne. Le chef du poste de renseignements
polonais à Gzersk, Biedrzynski, et son adjoint Leskiewicz furent attirés en
territoire allemand pour se faire, soit-disant, remettre par un secrétaire de police
des renseignements secrets. Lors de leur arrestation par la police allemande,
il se produisit une fusillade au cours de laquelle Lieskiewicz fut tué.
Biedrzynski fut arrêté et plus tard condamné par un tribunal allemand. Les
démarches diplomatiques qui suivirent ne portèrent pas sur les faits
d'espionnage, mais sur la fusillade frontalière.
En 1934 le capitaine polonais Sosnowski organisa un réseau d'espionnage
auprès de l'Etat-Major général allemand. Sosnowski et ses aides allemands
furent condamnés par un tribunal allemand. Aucune action diplomatique ne
fut entreprise contre le Gouvernement polonais (34).
La chanteuse russe Plewitzkaja fut condamnée en 1938 à vingt ans de
travaux forcés. Son mari, l'ancien général de l'armée impériale Skoblin et
elle, étaient des agents des services secrets soviétiques et travaillaient avec
le personnel diplomatique à Paris, avaient enlevé le Général Miller, chef d'une
organisation d'émigrés russes blancs. La France ne réclama pas la
condamnation du général Skoblin en U.R.S.S. où celui-ci était parvenu à s'enfuir.
Elle ne protesta pas, mais se contenta, malgré la violation grossière de sa
souveraineté par les agents et même par des représentants officiels
soviétiques, de la condamnation d'un seul complice, la « Plewitzkaja ».
Au cours des années 1944-1946, le citoyen soviétique Anatoly Jakowlew
engagea à New York les citoyens américains Gold, Greenglass, Morton,
Sobell, Julius et Ethel Rosenberg ainsi que l'émigrant allemand Klaus Fuchs
à espionner les secrets atomiques des Etats-Unis. Les renseignements
recueillis gagnaient l'U.R.S.S. par le canal du consulat général de cette
puissance. Jakowlew parvint à quitter les Etats-Unis. Le couple Rosenberg fut
condamné à mort par le tribunal criminel de New York; Morton, Sobell,
Gold et Greenglass à trente ans de prison. Klaus Fuches se vit infliger
quatorze ans de la même peine en Grande-Bretagne. Aucune suite
diplomatique n'en résulta ni de la part des Etats-Unis, ni de la part de la Grande-
Bretagne.
De cette pratique il semble ressortir que l'acte d'espionnage se rattache
à la catégorie des actes inamicaux, c'est-à-dire à cette catégorie d'actes d'un
Etat dont se plaint un autre Etat sans prétendre qu'ils soient contraires au
droit des gens, mais en alléguant qu'ils sont de nature à rendre plus difficiles
les relations entre les deux gouvernements (35) . Cette conception minimali-
(34) Erasmus, op. cit., p. 60.
(35) Dictionnaire de la Terminologie du Droit international.
l'espionnage en temps de paix 253

taire explique les caractères essentiellement politiques des réactions des


Etats victimes de l'espionnage. Il est d'ailleurs symptomatique de constater
que l'union pan- américaine qualifie les actes d'espionnage d' « actes
d'agression politique », tandis que de leur côté les pays de l'Est reprennent cette
qualification dans leurs notes de protestation diplomatique. En outre, la
rupture des relations diplomatiques, le rappel d'un agent et la rupture des
relations commerciales ont un contenu politique subordonné aux impératifs
de la diplomatie davantage qu'aux exigences du droit. La pratique nous
montre que les Etats ne protestent pas toujours contre les actes
d'espionnage dont ils ont à souffrir. L'intensité de leurs réactions semble être fonction
à la fois des rapports de force, de la tension internationale, ou peut-être
encore du danger encouru. La publicité faite autour de ces affaires entre
dans le cadre de la propagande politique qui trouve une résonnance
particulière dans l'opinion publique de certains Etats. L'appel du Procureur Général
Roudenko, à la morale et aux bonnes mœurs internationales, démontre, sinon
le souci d'éviter une discussion juridique difficile sur l'illicéité de l'espionnage
en droit international, du moins la certitude de provoquer la réprobation
populaire.
La conviction juridique des Etats ne soulève pas moins de doute que
l'élément matériel. Il n'apparaît pas que tous les Etats soient disposés à
considérer l'interdiction de l'espionnage comme une obligation juridique. Les
récentes déclarations des dirigeants américains paraissent indiquer qu'en
l'état actuel des relations internationales, dominées par le principe de
1' « équilibre dans la terreur », l'espionnage soit considéré, au moins par
une partie des membres de la Société internationale, comme un mal, mais
un mal nécessaire.
A cette première conception il est cependant possible d'opposer un
exemple contraire particulièrement important. Dans l'affaire Cesare Rossi
le Conseil fédéral suisse affirma que : « le devoir de respecter
l'indépendance d' autrui interdisait l'organisation d'un service régulier de
renseignements sur le territoire d'un Etat étranger. Cela est valable tout
particulièrement lorsque le but d'une telle organisation viole les lois de l'Etat, mais
aussi lorsqu'elle risque simplement d'occasionner des troubles de l'ordre
public» (36).
L'affaire Rossi peut se résumer ainsi : le 27 août 1928, l'émigré italien
antifasciste Cesare Rossi descendait avec sa compagne, une certaine
Marguerite Durand, sous un faux nom à l'Hôtel Adler à Lugano. Le service
secret italien le découvrit et parvint à l'attirer grâce à l'agent Nicola Traversa,
dans l'enclave italienne de Campione. Là Rossi et sa compagne furent arrêtés
et transférés en Italie. Le point de savoir si Marguerite Durand était au
service de l'Italie ne fut pas éclairci. Il était cependant certain qu'en plus

(36) Discours du Conseiller fédéral Motta : Zeitschrift fur auslandische und ôffentliche
Recht. Volume 12.
254 l'espionnage en temps de paix

de l'agent Traversa, d'autres membres des services d'espionnage italien en


Suisse furent impliqués dans cette affaire. La Suisse envoya deux notes
sévères au Gouvernement italien. Elle déclarait :
« L'intérêt supérieur du pays nous interdit de tolérer des agissements
qui non seulement sont contraires à la dignité nationale, mais suscitent aussi
un état d'inquiétude et de suspiscion préjudiciel aux bonnes relations de
voisinage... Le Conseil fédéral estime que tout Etat a le droit de s'élever
contre les actes imputables aux autorités d'un autre Etat si ces actes, même
s'ils sont commis sur le territoire de celui-ci, doivent avoir des répercussions
inadmissibles sur le territoire du premier ». Le Conseiller fédéral Motta
réaffirma dans un discours le contenu de la note et expliqua que la Suisse
se sentait outragée, non seulement parce qu'un individu placé sous la
protection helvétique avait été enlevé, mais aussi en raison de l'entretien d'un
service de renseignement sur le territoire helvétique. Le Gouvernement
italien rappela immédiatement certains sujets italiens et le Conseil fédéral
put annoncer le 21 novembre 1928 que le fonctionnaire italien compromis
dans l'affaire avait quitté définitivement la Suisse. En outre, le Conseil fédéral
exigea que la discussion diplomatique qui s'était engagée à l'occasion de
cette affaire ne fut pas poursuivie. Cette prétention de la Suisse se présente
comme une exception dans la pratique des Etats.
D'une manière plus générale il est possible de concevoir que
l'espionnage soit un acte contraire au droit international, dans la mesure où il se
confond avec la violation de l'obligation de respecter la souveraineté des
autres Etats. Mais, étant donné la coloration pénale de la responsabilité
qui pourrait s'ensuivre et compte tenu de ce que dans ce genre de pratiques
la réciprocité est la règle, les Etats se garderaient le plus souvent d'aller
jusqu'au bout de leurs droits.
En vertu des principes généraux du droit, les Etats sont habilités à faire
tout ce qui ne leur est pas expressément interdit. En particulier, aucun Etat
n'est tenu de se conduire en conformité avec les intérêts d'un autre Etat.
Cependant a également cours en droit international la proposition que les
Etats sont tenus de respecter le domaine souverain des autres Etats et
d'éviter tout empiétement de souveraineté sur le territoire étranger. On
peut en conclure que les Etats agissent contrairement au droit international
lorsqu'ils se manifestent par des agents de leurs services de renseignements
sur le territoire d'un autre Etat, et qu'ils s'affranchissent du respect des
lois internes d'un Etat étranger. Dans cette conception, l'institutionnalisation
de l'espionnage par l'organisation d'écoles et de réseaux d'espionnage
mettrait en évidence le caractère flagrant de la violation de la souveraineté.
La position adoptée par la Suisse dans l'affaire Rossi semble, dans l'état
actuel des choses, assez isolée dans la pratique internationale. Elle peut
d'ailleurs s'expliquer par la situation particulière de la Suisse au sein du
concert des Nations. Neutre à titre perpétuel, la Suisse peut se croire fondée
l'espionnage en temps de paix 255

en droit à réclamer aux autres Etats un respect scrupuleux de sa souveraineté.


Dans un domaine voisin, lors de l'affaire Black Tom et Kingsland (37) ,
l'Allemagne avait par accord accepté la responsabilité de sabotages commis
aux Etats-Unis en 1916, donc sous le régime de la neutralité, si le dommage
résultait d'actes de ses agents.
Au terme de cette étude il semble assez difficile de dégager avec certitude
une règle juridique. En réalité, il apparaît que, dans cette matière, les
considérations d'ordre politique masquent jusqu'à les faire disparaître les éléments
de nature juridique.
Novembre 1960.

(37) American Journal, 1931, p. 137.

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