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L'ESPRIT DE HEGEL
Jean-François Marquet
2006/2 - n° 77
pages 189 à 203
ISSN 0014-2166
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LES FIGURES DU CONFLIT
DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT DE HEGEL
1. Phänomenologie des Geistes (= PhG ), Werke, t. III, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970.
Toutes nos références renvoient à cette édition, ainsi qu’à la traduction française de J. Hyp-
polite, Paris, Aubier, 1941.
2. G. Jarczyck et P.-J. Labarrière, Les premiers combats de la reconnaissance, Paris, Aubier,
1987, p. 9.
3. Rappelons que l’usage de ce terme est cependant postérieur à Hegel.
Les Études philosophiques, no 2/2006
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ce qui aura lieu dans la Propédeutique de 1809, puis dans l’Encyclopédie, alors que
à elle que nous poserons la lutte pour la reconnaissance (point de départ des
récurrences ultérieures) comme le deuxième moment de la section « Cons-
cience de soi », elle-même deuxième moment de PhG prise comme un tout,
ainsi qu’il ressort de la seconde division (la division par lettres) introduite par
Hegel dans la table des matières en 1807, soit après la rédaction de l’ouvrage.
On sait que cette coïncidence, dans la table des matières de la PhG, d’une
division par chiffres et d’une division par lettres n’a pas laissé de faire pro-
blème ; nous dirons simplement ici que la division par chiffres souligne la
progression linéaire de l’œuvre (de la certitude sensible au savoir absolu),
alors que la division par lettres (A, B, C, puis, en C, AA, BB, CC, DD) se pré-
sente comme une grille de lecture des récurrences, montrant comment la
structure totale de l’œuvre se répercute « en abyme » dans chacune de ses par-
ties. Il est difficile de ne pas penser, à ce propos, à la construction schellin-
gienne des puissances (Potenzen), dont la préface de la PhG dénonce certes la
dégénérescence formaliste, mais sans omettre de saluer sa grandeur initiale.
On sait que Schelling, parti de la définition de l’absolu comme identité du
sujet et de l’objet (S = O), faisait d’emblée éclater cette équation pour en
extraire les trois puissances (successives dans le phénomène, mais en soi
simultanées) de l’objectivité (= nature), de la subjectivité (= esprit) et de leur
copule (=) ou de leur égalité actuelle, l’Idée, dont le reflet sensible est
l’organisme individuel, cosmique ou esthétique. À ces trois puissances vont
correspondre, chez Hegel, la conscience (relative à un objet, à un contenu,
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1. Ibid., p. 327 et 362. Dans les Vorlesungen über die Geschischte der Philosophie (Werke, t. XX,
p. 458), le monde moderne sera encore défini comme celui où « l’Idée est venue à la cons-
cience de son absolue Entzweiung ».
2. PhG, p. 367 (trad. franç., II, p. 59).
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combat effectif, la victoire est acquise aux Lumières : elles triomphent par
simple contagion (Ansteckung), en éveillant la négativité latente sous la
pseudo-positivité de leurs adversaires, jusqu’au moment où sur « un [der-
nier] coup de coude au camarade, Bautz ! Baradautz ! l’idole est par terre »1.
Au dualisme antérieur du bien (être-en-soi) et du mal (être-pour-un autre) se
substitue, par-delà bien et mal, la perspective de l’utilitarisme, pour lequel
« toute chose est aussi bien en soi qu’elle est pour un autre, ou toute chose
est utile »2 ; et comme tout à l’heure l’éphèbe tyran, fruit vénéneux de la
féminité, ruinait le monde antique, ainsi le fait maintenant, pour le monde
moderne, le terroriste, fruit vénéneux des Lumières : au coup d’épée
d’Alexandre tranchant le nœud gordien répond, en écho, la chute « froide et
plate »3 du couperet de la guillotine.
Nous serons plus bref sur la troisième sous-section de « L’Esprit », « La
moralité » (Moralität), dans la mesure où elle marque le retour de la troisième
figure de la conscience de soi ( « La conscience malheureuse » ) comme de la
troisième figure de la raison pratique ( « La vertu et le cours du monde »).
Nous nous arrêterons seulement un instant sur le tête-à-tête qui la conclut,
celui de la « conscience jugeante » et de la « conscience agissante » – le
« juge » et le « pénitent » d’Albert Camus. Entre ces deux partenaires, il n’y a
pas à proprement parler de conflit (pas plus qu’entre l’homme et la femme
dans la Sittlichkeit grecque) – mais seulement, de la part de la conscience agis-
sante, la tentative vaine d’établir, par sa confession, une communication que
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où toutes les vaches seraient noires, selon la formule censée viser Schelling
(fort injustement, nous allons le voir). En fait, nous dit Hegel dans le même
passage sur la religion révélée, « comme on doit dire que le bien et le mal selon
leur concept... sont le même (dasselbe), ainsi on doit dire qu’ils ne sont pas le
même, mais purement différents... Ce sont seulement ces deux propositions
qui accomplissent le Tout »1. Identité et différence sont donc données simul-
tanément dans l’absolu ou, plus exactement, l’identité est identité d’elle-
même et de la différence : en effet, explique Hegel, « le simple, le même (das-
selbe)... est l’abstraction et ainsi la différence absolue, mais celle-ci, comme dif-
férence en soi, de soi-même différente, est donc l’identité/égalité avec soi-
même (die Sichselbstgleichheit) »2. L’identité n’est donnée que sous la forme d’une
différence qui, en s’absolutisant, se nie comme telle – et nous retrouvons ici
l’interprétation que Schelling donnait du principe d’identité (A = A) dans sa
Darstellung de 18013. Par ce principe, en effet, se trouve affirmée l’existence de
l’essence, de l’identité ici signifiée par le signe = (la copule), mais cette affir-
mation n’a lieu que sous la forme de la position de deux termes (A, A) qui sont
posés à la fois comme différents (l’un occupe la place du sujet, l’autre celle de
l’objet) et comme in-différents (puisqu’aucune qualité propre ne les distingue
et qu’ils sont donc interchangeables). Ce sont ces deux éléments de la forme,
ces deux lettres A et A, qui nous semblent la source et le modèle des deux par-
tenaires du conflit hégélien. Certes, ceux-ci se présentent initialement dans un
rapport de tension, d’Ungleichheit ou, comme dirait Schelling, de « différence
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vide que se trouve pour Hegel, mais aussi déjà pour Schelling, la racine de
toute finitude et, donc, de tout conflit. Non qu’il s’agisse pour nous de rame-
ner purement et simplement Hegel à Schelling. L’originalité radicale de Hegel
par rapport à son camarade, c’est d’avoir, dès le System der Sittlichkeit (1802),
pensé la forme, déjà en elle-même, comme negative Aufhebung, comme Aufhe-
bung gegen die Aufhebung1, comme liberté pure et « criminelle » qui rejoint
l’essence en absolutisant sa négativité. Mais la modeste formule algébrique de
Schelling (A = A) n’en aura pas moins été, pensons-nous, le germe ingrat de
cette immense description d’un combat, pleine de bruit, de fureur et de
logique – la Phénoménologie de l’esprit.
Jean-François MARQUET.