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LES FIGURES DU CONFLIT DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE

L'ESPRIT DE HEGEL

Jean-François Marquet

P.U.F. | Les Études philosophiques

2006/2 - n° 77
pages 189 à 203

ISSN 0014-2166

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Marquet Jean-François, « Les figures du conflit dans la phénoménologie de l'esprit de Hegel »,

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Les Études philosophiques, 2006/2 n° 77, p. 189-203. DOI : 10.3917/leph.062.0189
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LES FIGURES DU CONFLIT
DANS LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L’ESPRIT DE HEGEL

Parler du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit 1, c’est évoquer immédiate-


ment à la mémoire le combat (Kampf) des consciences de soi pour se faire
reconnaître l’une par l’autre – cette dialectique du maître et de l’esclave dont
on a pu dire qu’elle est « ce qui reste de Hegel quand on a tout oublié »2.
Cependant, une lecture même superficielle de l’œuvre suffit pour révé-
ler, dans celle-ci, d’autres aspects ou, plutôt, d’autres figures (Gestalten) du
conflit : ainsi, dans la section « Raison », le choc de la loi de mon cœur contre
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les cœurs des autres hommes ; ainsi, dans la section « Esprit » (qui n’est, bien
considérée, qu’une longue suite de conflits), les éternités séparées de
l’homme et de la femme au sein de la Sittlichkeit grecque, la dialectique de la
conscience noble et de la conscience vile, la lutte des Lumières contre la
superstition, le tête-à-tête final du juge et du pénitent ; ainsi, enfin, dans la
section « Religion », la guerre à mort des tribus regroupées chacune autour
de son « totem »3 animal, l’exaltation grecque de la figure du lutteur (Fechter)
ou l’affrontement, dans la conscience humaine et au-delà, des deux Fils du
Très-Haut, le mauvais et le bon, le Diable et le Sauveur. Ce que nous vou-
drions montrer dans cette étude, c’est que ces différentes figures du conflit
ne sont pas réparties au hasard, mais que les récurrences de ce leitmotiv obéis-
sent à une loi ou s’intègrent dans une structure qui correspond finalement
au plan même de la PhG. C’est dire que notre recherche se situera au niveau
de ces « nœuds » et de ces parallélismes qu’évoque Hegel au début de la sec-
tion « Religion », pour y inscrire la secrète (et désormais manifeste) architec-
ture de l’œuvre, en dessous de sa linéarité antécédente et superficielle. C’est
une lecture du même type qu’avaient proposée jadis et naguère, mais sur un

1. Phänomenologie des Geistes (= PhG ), Werke, t. III, Frankfurt am Main, Suhrkamp, 1970.
Toutes nos références renvoient à cette édition, ainsi qu’à la traduction française de J. Hyp-
polite, Paris, Aubier, 1941.
2. G. Jarczyck et P.-J. Labarrière, Les premiers combats de la reconnaissance, Paris, Aubier,
1987, p. 9.
3. Rappelons que l’usage de ce terme est cependant postérieur à Hegel.
Les Études philosophiques, no 2/2006
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mode plus global, Wilhelmine Drescher, puis Pierre-Jean Labarrière, dont


nous saluons ici les travaux, même si notre interprétation, comme on le
verra, diffère sensiblement des leurs.
Il pourrait toutefois sembler qu’une telle lecture par récurrences et paral-
lélismes soit difficile à mettre en œuvre dans ce cas précis de la figure du con-
flit. Le but d’une telle lecture, pour reprendre les termes mêmes de Hegel,
c’est, en effet, de « briser » le fil conducteur de la PhG en de « multiples lignes
qui, rassemblées en un faisceau (Bund), se réunissent en même temps symétri-
quement, de façon que coïncident les distinctions (Unterschiede) semblables
dans lesquelles chaque ligne particulière se formait à l’intérieur d’elle-
même »1. Or le conflit apparaît pour la première fois, sous la forme déjà men-
tionnée de la lutte pour la reconnaissance, dans la section « Conscience de
soi », et celle-ci est singulièrement réfractaire à un alignement sur les autres,
puisqu’elle ne comprend que deux sous-sections (A. « Indépendance et
dépendance de la conscience de soi ; domination et servitude » ; B. « Liberté
de la conscience de soi. Stoïcisme, scepticisme et la conscience malheu-
reuse »), alors que dans toutes les autres les distinctions des sous-sections
sont régies par la triplicité où nous devons voir, depuis Kant (mais Kant n’a
fait que retrouver un antique motif perdu), la « forme authentique »2 du
savoir. Cette exception est d’autant plus étrange que l’analyse du désir, qui
occupe les premières pages de la première sous-section, fournirait un maté-
riau suffisant pour constituer une sous-section autonome – et c’est, du reste,
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ce qui aura lieu dans la Propédeutique de 1809, puis dans l’Encyclopédie, alors que

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la Propédeutique de 1808 s’obstine encore à rejeter le désir dans les marges de la
phénoménologie (i.e. de la « doctrine de la conscience », comme dit alors
Hegel), tout comme elle le fait pour le sentiment (Gefühl). En effet, explique
Hegel3, le domaine de la phénoménologie (ou de la conscience) est régi par la
distinction sujet-objet ; or, ni le sentiment (où sujet et objet sont identiques)
ni le désir (où il n’y a que le sujet et son manque) ne présentent cette distinc-
tion, et le premier sera donc le simple antécédent anthropologique de la cons-
cience, comme le second le pur présupposé de la conscience de soi. L’année
suivante, nous l’avons dit, Hegel abandonnera ce raisonnement quelque peu
sophistique et restituera à la conscience de soi une division tripartite4 qui la
rendra commensurable aux autres dimensions de l’esprit ; mais, dès la PhG
(1806-1807), cette restitution est déjà en cours – et il en résulte une tension
perceptible entre la lettre de la structure hégélienne et l’esprit (plus authenti-
quement hégélien que ne l’est alors Hegel lui-même) qui tente de s’y faire
jour : d’où, parfois, certains brouillages ponctuels que nous relèverons ulté-
rieurement. Dans l’ensemble, cependant, c’est la tendance à la triplicité qui
nous paraît déterminante pour la structure de l’œuvre, et c’est conformément

1. PhG, p. 500-501 (trad. franç. modifiée, II, p. 209).


2. Ibid., p. 48 (trad. franç., I, p. 42).
3. Werke, éd. citée, t. IV, p. 80.
4. Ibid., p. 117.
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 191

à elle que nous poserons la lutte pour la reconnaissance (point de départ des
récurrences ultérieures) comme le deuxième moment de la section « Cons-
cience de soi », elle-même deuxième moment de PhG prise comme un tout,
ainsi qu’il ressort de la seconde division (la division par lettres) introduite par
Hegel dans la table des matières en 1807, soit après la rédaction de l’ouvrage.
On sait que cette coïncidence, dans la table des matières de la PhG, d’une
division par chiffres et d’une division par lettres n’a pas laissé de faire pro-
blème ; nous dirons simplement ici que la division par chiffres souligne la
progression linéaire de l’œuvre (de la certitude sensible au savoir absolu),
alors que la division par lettres (A, B, C, puis, en C, AA, BB, CC, DD) se pré-
sente comme une grille de lecture des récurrences, montrant comment la
structure totale de l’œuvre se répercute « en abyme » dans chacune de ses par-
ties. Il est difficile de ne pas penser, à ce propos, à la construction schellin-
gienne des puissances (Potenzen), dont la préface de la PhG dénonce certes la
dégénérescence formaliste, mais sans omettre de saluer sa grandeur initiale.
On sait que Schelling, parti de la définition de l’absolu comme identité du
sujet et de l’objet (S = O), faisait d’emblée éclater cette équation pour en
extraire les trois puissances (successives dans le phénomène, mais en soi
simultanées) de l’objectivité (= nature), de la subjectivité (= esprit) et de leur
copule (=) ou de leur égalité actuelle, l’Idée, dont le reflet sensible est
l’organisme individuel, cosmique ou esthétique. À ces trois puissances vont
correspondre, chez Hegel, la conscience (relative à un objet, à un contenu,
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donc à l’en-soi ou à la substance), la conscience de soi (relative au sujet, à la
forme, au pour-soi) et enfin leur synthèse dont les trois moments marquent
le retour, à une octave supérieure, de l’ensemble des trois puissances : la rai-
son (qui relève de l’en-soi), l’esprit (pour-soi) et la religion (en-soi pour-soi)
– le savoir absolu étant quant à lui potenzlos, comme l’est, selon Schelling
encore, tout ce qui relève de l’absolu. Au sein de chaque sous-section, voire
de chaque figure, on pourrait, du reste, mettre en évidence la même triplicité.
Notre hypothèse, dont l’éventuelle vérification devrait légitimer du coup le
risque exégétique que nous avons assumé, est que toutes les formes du conflit,
dans la PhG, tombent à des places correspondant à autant de « seconds
moments » dans la structure partielle ou totale de l’œuvre – ce second
moment, nous l’avons dit, étant celui du pour-soi ou de la conscience de soi –
et que réciproquement chaque second moment présente un tel caractère ago-
nistique. C’est ce que nous allons tenter de confirmer par un bref survol de
l’ouvrage.
Mais auparavant, et puisque la lutte pour la reconnaissance et le rapport
maître/esclave constituent la figure initiale du conflit qui reviendra dans tous
les autres, il convient de rappeler qu’aucun de ces deux épisodes n’apparaît
pour la première fois, chez Hegel, dans la PhG, même si c’est là seulement
qu’ils sont véritablement liés en une seule figure. Un court examen génétique
ne sera pas ici superflu pour nous permettre de comprendre le caractère
propre des deux partenaires ainsi affrontés. Pour cela, il convient de remon-
ter jusqu’au premier grand texte systématique d’Iéna, le System der Sittlichkeit
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(1802), dans lequel Hegel applique encore explicitement la méthode schellin-


gienne des Potenzen (dont nous avons dit que dans la PhG elle n’était plus pré-
sente qu’implicitement). Dans ce texte, la distinction maître/esclave est exa-
minée avant le conflit d’honneur des personnes, bien qu’elle constitue pour
une part l’issue normale de celle-ci ; c’est qu’avant tout conflit une telle dis-
tinction, pour Hegel comme pour Aristote, « relève de la nature »1 et n’a
donc pas son origine première dans un quelconque événement humain,
même si celui-ci peut naturellement l’aggraver. Quant au statut réciproque
du maître et de l’esclave, il est formulé par Hegel en termes eux aussi pure-
ment schellingiens : le maître « est l’Indifferenz, alors que l’autre [= l’esclave]
est in der Differenz » ; celui-là se rapporte donc à celui-ci comme sa cause
(Ursache), « il est en tant qu’Indifferenz sa vie, son âme et son esprit » ; l’esclave
est fixé (fixiert) dans la différence, et, dans cette mesure, son identité, son
être, son « indifférence » reste pour lui quelque chose de purement formel et
intérieur qui dès lors, et selon une dialectique déjà proprement hégélienne,
lui apparaît comme un autre extérieur ayant puissance (Macht) sur lui – le
maître. Ce dernier, quant à lui, n’est pas fixé ou déterminé dans la différence,
mais libre (frei), d’une liberté qui est celle, essentiellement négative, de
l’ « universalité absolue »2. Les « philosophies de l’esprit » contenues dans les
Ienaer Systementwürfe de 1803 et 1805 vont conserver, en l’approfondissant, la
même distinction. En 1803, la lutte (et déjà l’outrage ou le défi) est, pour le
futur maître, l’occasion de « montrer que cet être qui est sien, que la singula-
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rité, est in-différente » et de « se poser ainsi, face à l’autre, en tant que singula-
rité négative et absolue, comme totalité »3. Le vainqueur est celui qui, ayant
totalement mis sa vie en jeu, s’est par là même démontré comme « Un numé-
rique absolu » qui en même temps est tout, et par conséquent exclut tout
intervenant en l’obligeant à se confesser comme « non-totalité »4, comme
autre. On en arrive ainsi, dès 1805, aux deux catégories qui confèrent au
maître et à l’esclave leur statut définitif – celles de l’être-pour-soi et de l’être-
pour-un-autre : « Par cette expérience [du conflit], écrira Hegel dans la PhG,
sont posés, d’une part, une pure conscience de soi, et, d’autre part, une cons-
cience qui n’est pas purement pour soi, mais qui est pour une autre cons-
cience... L’une est la conscience indépendante (selbständig) pour laquelle
l’être-pour-soi est essence, l’autre est la conscience dépendante qui a pour
essence la vie ou l’être-pour-un-autre ; l’une est le maître, l’autre l’esclave. »5
Peut-être est-ce d’ailleurs improprement que nous disons de l’esclave qu’il a
pour essence la vie ou l’être-pour-un-autre : en effet, comme Hegel le précise
deux pages plus loin, Wesen (essence) et Fürsichsein (être-pour-soi) sont deux
termes synonymes, et la conscience servile est de part en part unwesentliche

1. System der Sittlichkeit, Hambourg, Meiner, 2002, p. 29.


2. Ibid., p. 28 et 33.
3. Le premier système. La philosophie de l’esprit, 1803-1804, trad. franç. M. Bienenstock,
Paris, PUF, 1999, p. 90-91.
4. Ibid., p. 93.
5. PhG, p. 150 (trad. franç., I, p. 161).
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 193

Bewusstsein, conscience inessentielle1 – le maître seul occupant la place de


l’essence, i.e. de ce en quoi s’abolit (hebt auf) l’être, l’immédiateté, la vie ou,
comme dira l’Encyclopédie, l’ « encharnement » (Leiblichkeit), ce qui revient à
dire qu’il occupe la place même de la mort. « À chaque adversaire, écrivait
Hegel en 1805, il semble que cette lutte a pour but la mort d’un autre ; mais
elle a pour but la sienne propre ; c’est un suicide, dans la mesure où la cons-
cience s’expose au danger »2 – et, déjà, le System der Sittlichkeit évoquait
en 1802 « la mort, dans laquelle la contrainte (Bezwingen) est absolue, et, préci-
sément par l’absoluité de la négation, son contraire, la liberté, est affirmé »3.
Le maître est celui qui, en assumant d’emblée l’être-vers-la-mort (le Sein zum
Tod de Heidegger), atteint immédiatement l’essence, la liberté, l’in-différence
souveraine ; mais, chez Hegel, « immédiateté » n’est jamais synonyme
d’ « authenticité » – surtout lorsqu’il s’agit de l’essence, i.e. de ce en quoi toute
immédiateté est suspendue – et c’est pourquoi c’est l’esclave qui, en différant
la mort par la peur, l’expérimentera dans sa vérité. Certes, en différant sa
mort, l’esclave est contraint dans un premier temps de trouver dans un autre
(le maître) son essence et son soi – c’est là sa première Entäusserung (aliéna-
tion/extériorisation), – mais le maître, en le vouant au travail et en l’obligeant
par là à différer également son désir, va le faire accéder à l’Entäusserung
seconde et positive de la culture (Bildung), par laquelle la conscience de soi se
réalise et se vérifie dans la production d’un monde humain se substituant au
donné naturel4. C’est cette découverte de la dimension positive de l’être-
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pour-un-autre qui constitue l’apport décisif de la PhG, alors que, dans la Phi-
losophie de l’esprit de 1805, tout se jouait encore au seul niveau de l’être-pour-
soi, d’abord « tranquille », « ingénu » et comme inconscient de lui-même chez
le père de famille archaïque, puis éveillé, tendu et comme déstabilisé par
l’offense de l’étranger, de l’exclu, de l’homme du ressentiment, enfin élevé à
son essence dans le risque accepté de la mort5. Identité dans la différence de
l’être-pour-soi et de l’être-pour-un-autre, valeur négative et positive de
l’Entäusserung – tels sont les deux traits qui, en faisant du conflit l’élément de
la conscience de soi, vont lui assigner sa place et sa signification dans la struc-
ture globale de la PhG, place et signification que le moment est donc venu
d’examiner, ce que nous ferons en suivant l’ordre des sections et des sous-
sections tel qu’il ressort de la table des matières envisagée du point de vue de
la division par lettres.
A. Notons tout d’abord que, si le conflit n’apparaît qu’au niveau de la
conscience de soi, avec la lutte pour la reconnaissance, les deux catégories
qui le structurent – l’être-pour-soi et l’être-pour-un-autre – surgissent, quant

1. Ibid., p. 152 (trad. franç., I, p. 163).


2. La philosophie de l’esprit ,1805, trad. franç. G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982, p. 49.
3. Éd. cit., p. 42.
4. Cf. aussi dans la Propédeutique de 1808 (Werke, IV, p. 81) : « Le maître intuitionne son
être-pour-soi dans l’esclave, mais l’inverse n’est pas vrai ; l’esclave a en (in) soi le vouloir du
maître et n’a que dans (an) la chose l’objet où il peut parvenir à l’intuition de soi-même. »
5. Cf. trad. citée, p. 46-48.
194 Jean-François Marquet

à elles, dès la section « Conscience », et, plus précisément, dans la deuxième


sous-section de celle-ci, « La perception »1. Leur opposition en croise
d’ailleurs une autre, celle qui, dans l’être-pour-soi, confronte la singularité de
la chose et l’universalité de ses propriétés. On peut donc considérer la percep-
tion comme une anticipation de la conscience de soi à l’intérieur du moment
« Conscience », ou dire, comme l’aurait fait Schelling, qu’elle nous présente
la conscience de soi sous la « puissance » de la conscience.

B. Pourquoi maintenant est-ce avec la conscience de soi, deuxième sec-


tion de la PhG, et avec ce qui deviendra sa deuxième sous-section, que nous
voyons pour la première fois s’allumer le conflit ? C’est parce que la cons-
cience de soi, à la différence de la conscience d’objet, est pure égalité à soi-
même tout en abritant un secrète inégalité (Ungleichheit). La conscience de soi
est une, et pourtant elle comprend quelque chose (quelqu’un) qui a une
conscience et quelque chose (quelqu’un) dont il y a conscience, quelqu’un
qui reconnaît et quelqu’un qui est reconnu – bref, elle signifie un redouble-
ment (Verdopplung), terme à ce point capital qu’il apparaît, dès la Préface,
comme synonyme de la subjectivité même de la substance2. La lutte pour la
reconnaissance va correspondre à la position explicite de cette Ungleichheit et
à l’éclatement de la conscience de soi en ses deux pôles, mais cela sous une
forme inversée qui annonce déjà que cette figure aboutira à une impasse : le
maître, représentant le pôle actif de l’être-pour-soi, sera quelqu’un qui est
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reconnu (au passif) sans lui-même reconnaître, alors que l’esclave, représen-
tant le pôle passif de l’être-pour-un-autre, sera quelqu’un qui, au contraire,
reconnaît sans être reconnu ; l’un nur Anerkanntes, l’autre nur Anerkennendes3.
Ajoutons que l’indépendance (Selbständigkeit) du maître, si on pense celle-ci à
part, est purement illusoire : en effet, comme le précisera la Propädeutik
de 1809, « la Selbständigkeit est la liberté non pas tant à distance (von) de
l’exister (Dasein) sensible et immédiat que bien plutôt en lui »4. La vraie
liberté est la liberté existante : là où liberté et existence sont posées en deux
figures distinctes, on se trouve dans une impasse dont seul l’esclave parvien-
dra à sortir, dans la mesure où sa peur et son travail le libéreront du Dasein
au sein même de celui-ci. Le maître, rivé dans sa jouissance muette, est
condamné (comble du paradoxe !) à rester un « particulier »5 sans s’élever,
comme l’esclave, à la « conscience de soi universelle »6.

1. Cf. PhG, p. 104 (trad. franç., I, p. 105).


2. Cf. ibid., p. 147 et 23 (trad. franç., I, p. 157 et 18, où Verdopplung est traduit par « dupli-
cation »).
3. Ibid., p. 147.
4. Werke, IV, p. 120.
5. « Ein besonderer Wille » ( « une volonté particulière » ), dira la Propédeutique de 1808 (IV,
p. 81). Cf. aussi Encyclopédie, § 433 Z (Werke, t. X, p. 223) : « Dans ce rapport, l’immédiateté de
la conscience de soi particulière est... supprimée seulement du côté de l’esclave, alors qu’elle
est, par contre, conservée du côté du maître » (trad. franç. B. Bourgeois, Philosophie de l’esprit,
Paris, Vrin, 1988, p. 534).
6. Propédeutique, 1808, Werke, IV, p. 82.
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 195

C (AA). À la conscience et à la conscience de soi succède comme leur syn-


thèse la sphère de la vérité certaine d’elle-même qui est d’abord posée en soi
comme raison (universelle). Cette section « Raison » se divise en trois sous-
sections qu’on pourrait désigner, de manière approximativement kantienne,
comme celles de la raison théorique, de la raison pratique et de la raison poïé-
tique ou « à l’œuvre » (l’œuvre en question étant d’ailleurs aussi bien politique
qu’artistique ou scientifique). C’est au niveau de la raison pratique ou, comme
dit Hegel, de « l’actualisation par soi-même de la conscience de soi ration-
nelle » – domaine privilégié de l’Anerkennung et de la Verdopplung –, que nous
allons retrouver le conflit, et cela plus précisément dans la deuxième figure de
cette deuxième sous-section, « La loi du cœur et le délire de la présomption »
(les deux autres figures renvoyant, quant à elles, aux deux figures parallèles de
la conscience de soi – « Le plaisir et la nécessité » au « Désir », « La vertu et le
cours du monde » à « La conscience malheureuse »). Si, en effet, le sujet éthi-
que (ici, le brigand idéaliste à la Schiller) aboutit à l’échec et au désastre dans sa
tentative pour faire prévaloir la loi de son cœur, c’est qu’il se heurte, chez les
autres, à une prétention analogue : « Dans le contenu de [son] cœur, écrit
Hegel, les autres ne trouvent pas accomplie la loi de leur propre cœur, mais
plutôt celle d’un autre ; et en accord justement avec la loi universelle selon
laquelle, dans ce qui est loi, chacun doit trouver son propre cœur, les autres se
tournent contre la réalité effective que l’individu proposait, comme lui-même
se tournait contre la leur. »1 Ainsi que l’indique la dernière phrase, le conflit va
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prendre ici la forme moins du duel que du lynchage : face à la menace de
l’exalté, qui va jusqu’au bout de son auto-affirmation, les autres vont mettre
de côté les divergences de leurs cœurs et opposer un front commun, estimant
fort sagement qu’il vaut mieux se soumettre à la loi universelle (même si elle
ne satisfait vraiment personne) plutôt qu’à la loi d’un particulier. Notons aussi
l’introduction, pour désigner le virage de l’intention philanthropique en délire
paranoïaque, du concept de Verkehrung (perversion)2 que nous aurons
l’occasion de voir revenir à l’étape suivante, celle de l’ « Esprit ».

C (BB). Cette longue section « Esprit », deuxième moment de l’en-soi


pour-soi, va être placée tout entière, comme nous l’avons déjà indiqué, sous
le signe de la conscience de soi et, par conséquent, du conflit, même si ce
dernier trait est surtout manifeste dans la deuxième sous-section, celle qui
traite du monde de la culture et de l’aliénation (Entfremdung) – car ici, comme
le précise Hegel, nous n’avons plus affaire à des figures universelles en
même temps que personnelles de la conscience, mais à des formes particu-
lières de mondes concrets (realen)3. Le premier de ces mondes, celui de la
« moralité des mœurs (Sittlichkeit) » qui correspond historiquement au
monde grec, est posé, quant à lui, non pas sous le signe de la conscience de

1. PhG, p. 278 (trad. franç., I, p. 306-307).


2. Ibid., p. 280 (trad. franç., I, p. 308).
3. Ibid., p. 326 (trad. franç., II, p. 12).
196 Jean-François Marquet

soi proprement dite, mais sous celui de la perception (Wahrnehmung)1, dont


nous avons vu qu’elle constituait l’anticipation de la conscience de soi au
niveau de la conscience. On y trouve donc les deux catégories fondamenta-
les surgies dans cette figure de la perception, celles de l’universel et du sin-
gulier, revenant ici sous la forme des deux Lois antagonistes qui fondent la
cité – la « Loi humaine » de l’universalité politique et la « Loi divine » de la
famille, centrée sur le culte de la singularité défunte. Plutôt que d’anta-
gonisme, il faudrait d’ailleurs parler de la juxtaposition de deux puissances
qui s’ignorent et dont chacune poursuit jusqu’au bout sa propre logique au
risque de léser l’autre et par là elle-même, puisqu’elles appartiennent à un
seul Tout. « Ces deux essences universelles du monde éthique, écrit Hegel,
ont leur individualité déterminée dans des consciences de soi distinctes
selon la nature »2 – l’homme et la femme, qui sont « leur soi naturel et leur
individualité opérante »3, et dont chacun a pour Charakter de suivre aveuglé-
ment la Loi dont il est porteur, ce en quoi consiste proprement sa cons-
cience morale (YqoV 3nqrwpwi daBmwn, comme disait Héraclite)4. En prin-
cipe, « l’union de l’homme et de la femme constitue le moyen terme (Mitte)
actif du Tout et l’élément qui, scindé (entzweit) dans les deux extrêmes de la
Loi divine et de la Loi humaine, est également leur unification immédiate »5 ;
mais là encore, comme dans la forme parallèle de la raison pratique, le plaisir
va se fracasser sur la nécessité : la réalité, en effet, c’est que l’homme et la
femme s’ignorent dès le niveau de leur désir – celui de la femme est fonciè-
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rement impersonnel, alors que l’homme, ayant payé dans la Cité son tribut à
l’universel, a acquis ainsi le droit à la singularité de son désir – et leur ren-
contre, ou plutôt celle des deux lois qu’ils incarnent, va risquer à chaque ins-
tant de virer en une « collision malheureuse »6 où la femme éprouvera la Loi
du mâle comme brutalité contingente, et celui-ci la Loi de la femme comme
entêtement et insurbordination. C’est ce conflit (Kampf), dont Créon et Anti-
gone sont les représentants exemplaires, qui va amener la ruine finale de
l’ordre éthique, ruine dont l’agent sera cet individu singulier désormais bien
vivant, hors loi et comme hors sexe, le bel et « vaillant adolescent »7,
l’éphèbe tragique qui a pour modèle mythique Achille et pour illustration
historique Alexandre – cet éphèbe qui est avant tout le fils de la femme
(i.e. de la préposée à la singularité) et l’ultime fruit empoisonné de cette
« éternelle ironie de la communauté »8.
Les figures du conflit vont tout naturellement s’accumuler dans la
deuxième sous-section, celle qui traite du monde de la culture et de

1. Ibid., p. 328 (trad. franç., II, p. 15).


2. Ibid., p. 338 (trad. franç., II, p. 26).
3. Ibid., p. 339 (trad. franç., II, p. 27).
4. Ibid., p. 343. Cf. Héraclite, Diels B, fr. 119.
5. Ibid., p. 341 (trad. franç. modifiée, II, p. 29-30).
6. Ibid., p. 343 (trad. franç., II, p. 32).
7. Ibid., p. 353 (trad. franç. modifiée, II, p. 42).
8. Ibid., p. 352 (trad. franç., II, p. 41).
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 197

l’aliénation, et force nous sera ici d’alléger au maximum un développement


foisonnant, dont nous ne retiendrons que les lignes générales. Ce monde est
d’emblée défini comme celui de l’Entzweiung, de la Doppelung1, et du reste il
est moins un monde que l’articulation de deux mondes – le monde effectif
des institutions politiques et économiques et le « monde de l’essence », celui
de la foi – c’est-à-dire d’une part un monde où la conscience de soi se
cherche dans les productions de sa culture, et d’autre part un monde où elle
jouit de sa propre pureté, fût-ce par la médiation d’un système de représen-
tations imaginaires. Ce sont ces deux mondes qui viendront en conflit dans
la crise majeure de l’Aufklärung, mais cela après que la conscience effective
aura épuisé ses propres dissensions internes. En effet, alors que dans la Sit-
tlichkeit grecque chacun restait radicalement égal (gleich) à sa Loi, le monde de
la culture va être celui de l’Ungleichheit généralisée, comme, précédemment,
la lutte pour la reconnaissance n’était rien d’autre que la position comme
telle de l’Ungleichheit inhérente à la conscience de soi. Au point où nous som-
mes parvenu, la conscience de soi n’est plus réduite à la vide certitude d’elle-
même, mais elle implique une vérité qui, dans ce contexte d’Entfremdung, lui
est conférée par un pouvoir extérieur. Or ce pouvoir apparaît ici comme lui-
même dédoublé : d’une part, l’État, « l’essence égale à soi-même » qui garan-
tit à la conscience de soi (le « singulier universel » de Valéry) son universalité,
son essentialité, son honneur ; d’autre part, la richesse, « das nichtige Wesen »2,
l’essence qui annule, sacrifie, prostitue son en-soi en être-pour-un-autre et
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garantit par là à la conscience de soi sa singularité, son Dasein, sa vie. Seul
pourtant un moralisme abstrait pourrait en conclure que l’État est le bien et
la richesse le mal ; il convient plutôt de voir dans le bien et le mal deux
modes de la relation de la conscience de soi à ces contenus – d’une part, une
conscience noble, qui sert l’État avec loyauté et reçoit les richesses avec gra-
titude, se montrant ainsi égale à l’une comme à l’autre, alors que, d’autre
part, la conscience vile correspondra à la figure du contestataire ingrat, iné-
gal (ungleich) aussi bien à son devoir qu’à sa fortune. Il n’y a pas cependant de
lutte à proprement parler entre conscience noble et conscience vile : Hegel
va plutôt s’employer à montrer que la prétendue conscience noble abrite
irrémédiablement une inégalité secrète, puis manifeste, qui rend impossible
de l’opposer à l’autre. Ou bien, en effet, le fier vassal sacrifie sa vie à l’État
tout en conservant son quant-à-soi et sa liberté de jugement, mais par cette
réserve même il se pose dans une situation de non-conformité (donc
d’inégalité) ; ou bien, se faisant courtisan, il prostitue par le médium du lan-
gage jusqu’à sa personnalité la plus intime, mais par cette aliénation (Entfrem-
dung) c’est à lui-même qu’il devient in-égal (un-gleich) – en outre, l’argent qu’il
reçoit du pouvoir désormais personnalisé comme contrepartie de sa flatterie

1. Ibid., p. 327 et 362. Dans les Vorlesungen über die Geschischte der Philosophie (Werke, t. XX,
p. 458), le monde moderne sera encore défini comme celui où « l’Idée est venue à la cons-
cience de son absolue Entzweiung ».
2. PhG, p. 367 (trad. franç., II, p. 59).
198 Jean-François Marquet

lui restitue son être-pour-soi sous la forme d’espèces matérielles, donc


comme une « réalité objective fixe » devant laquelle il ne peut éprouver
qu’un sentiment d’abjection et/ou de révolte : « En tant que le moi se voit
lui-même à l’extérieur de soi et déchiré, écrit Hegel, dans ce déchirement
tout ce qui a continuité et universalité, tout ce qu’on nomme loi, bien, droit
est désintégré du même coup et est allé au gouffre : tout ce qui est égal
(gleich) se dissout, car la plus pure inégalité, l’absolue inessentialité de
l’absolument essentiel, l’être-hors-de-soi de l’être-pour-soi, voilà ce qui se
présente maintenant. »1 Mais cette déstabilisation générale, cette perversion
(Verkehrung) qui retourne l’un dans l’autre le bien et le mal, le noble et le vil,
le moi et le non-moi, seront précisément l’élément dans lequel la conscience
de soi, ayant « conduit toute puissance [= tout contenu] universelle sous
l’être-pour-soi »2, s’élève à la pure intellection d’elle-même, et transmute son
abjection en « noblesse de la liberté la plus cultivée », de la négativité étince-
lante, du jeu spirituel qui unit et dissout les contraires dans le même trait de
foudre du Witz. La conscience effective atteint donc, au terme de son par-
cours et à travers l’expérience de la plus profonde inégalité et du plus absolu
déchirement, cette pureté, cette égalité avec soi où nous avons vu le propre
de la foi ; mais alors que la foi est, à tous les sens du terme, positive, la cons-
cience effective réalise cette égalité sur le mode négatif du concept : « La
conscience pure est l’élément dans lequel l’esprit s’élève ; mais il n’est pas
seulement l’élément de la foi, mais encore celui du concept ; tous les deux
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entrent ainsi en scène ensemble, et la foi n’est considérée qu’en opposition

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au concept. »3 Ce qui va rendre inévitable le combat (Kampf) de la « supersti-
tion » et des « Lumières », de la foi et la pure intellection, c’est que l’une et
l’autre occupent la même place et sont au fond (en soi ou pour nous) la
même chose, mais sans se connaître comme telles : « Soumis à la détermina-
bilité de l’Entfremdung, ces deux moments s’écartent l’un de l’autre comme
une conscience dédoublée (gedoppelte) »4 – l’un (la foi) se situant du côté de
l’en-soi, du contenu, de l’universalité positive, de la conscience d’objet, alors
que les Lumières représentent la pointe du mouvement « inquiet » de l’être-
pour-soi, l’accomplissement formel de la conscience de soi comme lucidité
destructrice, « négativité du concept absolu ». Si la foi a pour elle le « droit
divin » de l’égalité à soi (Sichselbstgleichheit), l’Aufklärung peut invoquer le
« droit humain » de l’Ungleichheit, le droit de « pervertir (verkehren) et altérer »
qui « appartient à la nature de la conscience de soi », et même prétendre à
être le « droit absolu », « parce que la conscience de soi est la négativité du
concept qui non seulement est pour soi, mais encore empiète (übergreift) sur
son contraire »5. C’est dire que, dès le début, et avant même d’en venir au

1. Ibid., p. 382 (trad. franç. modifiée, p. 75-76).


2. Ibid., p. 386 (trad. franç., II, p. 79).
3. Ibid., p. 363 (trad. franç. modifiée, II, p. 54).
4. Ibid., p. 393 (trad. franç. modifiée, II, p. 87-88).
5. Ibid., p. 417 (trad. franç., II, p. 114).
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 199

combat effectif, la victoire est acquise aux Lumières : elles triomphent par
simple contagion (Ansteckung), en éveillant la négativité latente sous la
pseudo-positivité de leurs adversaires, jusqu’au moment où sur « un [der-
nier] coup de coude au camarade, Bautz ! Baradautz ! l’idole est par terre »1.
Au dualisme antérieur du bien (être-en-soi) et du mal (être-pour-un autre) se
substitue, par-delà bien et mal, la perspective de l’utilitarisme, pour lequel
« toute chose est aussi bien en soi qu’elle est pour un autre, ou toute chose
est utile »2 ; et comme tout à l’heure l’éphèbe tyran, fruit vénéneux de la
féminité, ruinait le monde antique, ainsi le fait maintenant, pour le monde
moderne, le terroriste, fruit vénéneux des Lumières : au coup d’épée
d’Alexandre tranchant le nœud gordien répond, en écho, la chute « froide et
plate »3 du couperet de la guillotine.
Nous serons plus bref sur la troisième sous-section de « L’Esprit », « La
moralité » (Moralität), dans la mesure où elle marque le retour de la troisième
figure de la conscience de soi ( « La conscience malheureuse » ) comme de la
troisième figure de la raison pratique ( « La vertu et le cours du monde »).
Nous nous arrêterons seulement un instant sur le tête-à-tête qui la conclut,
celui de la « conscience jugeante » et de la « conscience agissante » – le
« juge » et le « pénitent » d’Albert Camus. Entre ces deux partenaires, il n’y a
pas à proprement parler de conflit (pas plus qu’entre l’homme et la femme
dans la Sittlichkeit grecque) – mais seulement, de la part de la conscience agis-
sante, la tentative vaine d’établir, par sa confession, une communication que
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le juge écarte d’un silence dédaigneux, en opposant au pénitent « l’attitude
obstinée du caractère demeurant égal à soi (gleichbleibenden) et le mutisme de
celui qui se retire en soi-même et refuse de s’abaisser jusqu’à un autre »4. Le
silence du juge traduit le fait qu’il occupe la place qui, dans tout conflit phé-
noménologique, est celle de l’égalité à soi – la place de l’essence (Wesen),
c’est-à-dire finalement celle de la mort qui est non seulement le Maître
absolu, mais aussi, et du même coup, l’absolu du mutisme. Le maître issu de
la lutte pour la reconnaissance ne connaît, lui aussi, qu’une jouissance silen-
cieuse ; et, dans le monde de la culture, la conscience honnête et tranquille
– le narrateur du Neveu de Rameau – ne répond que par monosyllabes (einsil-
big)5 au bavardage étincelant, au Witz sans cesse rebondissant de la cons-
cience déchirée, inégale à soi et à tout, mais trouvant dans cette inégalité
même une égalité, une pureté paradoxale (le Neveu de Rameau étant, d’une
manière singulière, l’homme du paradoxe). On se tromperait du reste en
voyant dans ce silence l’indice d’une quelconque profondeur ; ou, plutôt, il
révèle que toute profondeur vide n’est jamais que surface, comme l’est la
conscience du riche, confrontée à l’abîme (Abgrund)6 qu’est la conscience de

1. Ibid., p. 402-403 (trad. franç. modifiée, II, p. 98-99).


2. Ibid., p. 415 (trad. franç., II, p. 112).
3. Ibid., p. 436 (trad. franç., II, p. 136).
4. Ibid., p. 490 (trad. franç., II, p. 196).
5. Ibid., p. 387 (trad. franç. modifiée, II, p. 81).
6. Ibid., p. 384.
200 Jean-François Marquet

l’humilié : le travail, le langage, la véritable intériorité sont du côté du vaincu,


et c’est pourquoi l’issue finale lui appartient. Mais, alors que précédemment
les figures du maître s’évanouissent sans laisser de trace devant leur vérité
servile, ici, pour la première fois, dans le tête-à-tête du juge et du pénitent,
l’affrontement va déboucher sur une reconnaissance réciproque (gegenseitiges
Anerkennen) : ce « oui de la réconciliation (versöhnende Ja) »1 qui marque
l’avènement de l’esprit absolu et nous donne le nom le plus propre de Dieu.

C (CC). Il nous reste à examiner si notre hypothèse du caractère agonis-


tique de tout second moment va se vérifier aux différentes étapes de la sec-
tion « Religion » – la religion naturelle, la religion artistique, la religion
révélée. C’est dans les deux premières que nous allons trouver les ambiguïtés
les plus sérieuses, issues de l’incertitude de Hegel quant à l’articulation de la
section « Conscience de soi » en deux ou trois moments. Ainsi, pour la reli-
gion naturelle, nous trouvons « la forme du maître »2 mentionnée à propos
de la première de ses figures, la religion de « l’essence lumineuse » ; même si,
en remontant à Schelling, on pourrait trouver un lien ténu entre maîtrise et
lumière3, une telle corrélation reste bien artificielle, et c’est plutôt à propos de
la seconde figure de la religion naturelle, dans le culte de l’animal (le toté-
misme, dira-t-on plus tard), explicitement référé à la perception et à « l’être-
pour-soi destructeur », que nous trouvons l’évocation d’une « vie de lutte
(kämpfendes Leben) (...) où une multitude de peuplades isolées et insociables,
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dans leur haine, se combattent à mort », jusqu’au moment où l’être-pour-soi
exténué par ce flottement (aufgereibt) s’autosupprime dans la production du
Travailleur4. Le maître et l’esclave apparaissent donc ici disjoints dans deux
types différents de religion. Dans la religion artistique (dont Hegel précise
qu’elle correspond tout entière au moment de la conscience de soi), nous
allons trouver une ambiguïté inverse : le deuxième moment, celui de l’œuvre
d’art vivante, évoque à la fois la figure du désir (Begierde) avec la mystique
éleusinienne du pain et du vin, et la figure du conflit avec l’exaltation olym-
pique du « beau lutteur (Fechter) »5. Enfin, c’est dans la religion révélée que
nous rencontrons pour la dernière fois le conflit – sous une forme ici parfai-
tement nette, mais en quelque sorte sublimée im Himmel. Bien que les divi-
sions du texte ne soient plus ici marquées par des sous-titres, nous allons
découvrir ce conflit dans ce qui apparaît comme le deuxième moment du
développement – celui qui se situe dans l’élément de la représentation (Vor-
stellen) et qui évoque la création, ou plutôt le passage au Dasein du Dieu
jusque-là simplement pensé. À première vue, le conflit semble s’identifier au
combat, dans la conscience humaine, du Fils déchu de Dieu, Lucifer (qui est

1. Ibid., p. 493-494 (trad. franç., II, p. 200).


2. Ibid., p. 506 (trad. franç., II, p. 215).
3. Schelling, dans la Darstellung de 1801, définit en effet la lumière comme « indifférence
quantitative », ce qu’était le maître dans le System des Sittlichkeit.
4. PhG, p. 507 (trad. franç. modifiée, II, p. 216-217).
5. Ibid., p. 527 et 529 (trad. franç. modifiée, II, p. 239 et 241).
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 201

du reste l’aîné, comme dans la légende bogomile chère à Schelling), et du bon


Fils, le Rédempteur, dont l’être-pour-soi demeure dans l’égalité avec
l’essence (Wesen), alors que le diable, rentrant en lui-même (in sich), se pose
d’emblée en situation d’Ungleichheit (les armées angéliques ou démoniaques
se répartissant selon le même critère). Reste qu’une telle mythologie chré-
tienne apparaît à Hegel comme le résultat d’un transfert inévitable, mais illé-
gitime, « de la représentation dans le règne de la pensée »1. D’un point de vue
toujours représentatif, mais plus authentique, le mal se révélera comme
d’origine humaine – il est « le premier Dasein de la conscience allée en (in) soi-
même »2, la première inégalité que la réflexion suscite dans une âme aupara-
vant innocente. Mais, « si le mal est [ainsi] l’être-pour-soi concentré en soi-
même et le bien le Simple (das Einfache) privé du soi », leur unité au niveau du
concept devient, du coup, « immédiatement évidente » : « En effet, l’être-
pour-soi concentré en soi-même est le savoir simple, et le Simple privé du
Soi est tout aussi bien le pur être-pour-soi concentré en soi-même. »3 La
représentation va traduire en événements cette identité pensée ; à la cons-
cience pécheresse elle va opposer une « bonne conscience » (comme au péni-
tent faisait face un juge) – mais ici, c’est le bon, le juge qui va prendre
l’initiative de l’auto-abaissement (Selbsterniedrigung) et qui, « renonçant à son
abstraction », va « entrer dans l’effectivité et apparaître comme une cons-
cience de soi étant là »4 : sous cette morfQ doAlou, dans l’Entäusserung de
l’Incarnation, elle va endurer la mort et, par là, réconcilier Dieu et ce « mau-
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vais Dasein »5, dont nous, philosophe, savons qu’ils sont secrètement le
Même. Telle est la dernière et sans doute la plus étonnante récurrence du
conflit : une lutte au fond amoureuse entre deux partenaires qui, à la fin,
voient avec stupeur s’échanger leur identité (« Cher Toi qui est Moi », dira le
poète) – ultime figure de cette Doppelung que nous avons sans cesse ren-
contrée. Au niveau du contenu représentatif, comme tout à l’heure au niveau
de la forme dialogale et conceptuelle, c’est donc sur un oui réciproque que
débouche le tête-à-tête conflictuel de la bonne et de la mauvaise conscience
de soi. Que ces deux oui n’en forment qu’un seul, c’est ce que réalisera
[C(DD)] le savoir absolu qui, se situant par-delà tout conflit, tombe ainsi en
dehors de notre enquête.
Mais « prenez garde à l’amour », comme le conseillait le Méphistophélès
de Valéry. Ainsi que le soulignait un passage célèbre de la Préface de la PhG, il
ne saurait être question de ramener la vie de l’Absolu à un pur « jeu de l’amour
avec soi-même » auquel manquerait « le sérieux, la douleur, la patience et le
travail du négatif »6 ; et il serait tout aussi critiquable de confondre le bien et le
mal, l’en-soi et le pour-soi, le sauveur et le pécheur dans une quelconque nuit

1. Ibid., p. 563 (trad. franç., II, p. 277-278).


2. Ibid., p. 562 (trad. franç., II, p. 277).
3. Ibid., p. 567 (trad. franç., II, p. 282).
4. Ibid., p. 564 (trad. franç., II, p. 279).
5. Ibid., p. 566.
6. Ibid., p. 24 (trad. franç., I, p. 18).
202 Jean-François Marquet

où toutes les vaches seraient noires, selon la formule censée viser Schelling
(fort injustement, nous allons le voir). En fait, nous dit Hegel dans le même
passage sur la religion révélée, « comme on doit dire que le bien et le mal selon
leur concept... sont le même (dasselbe), ainsi on doit dire qu’ils ne sont pas le
même, mais purement différents... Ce sont seulement ces deux propositions
qui accomplissent le Tout »1. Identité et différence sont donc données simul-
tanément dans l’absolu ou, plus exactement, l’identité est identité d’elle-
même et de la différence : en effet, explique Hegel, « le simple, le même (das-
selbe)... est l’abstraction et ainsi la différence absolue, mais celle-ci, comme dif-
férence en soi, de soi-même différente, est donc l’identité/égalité avec soi-
même (die Sichselbstgleichheit) »2. L’identité n’est donnée que sous la forme d’une
différence qui, en s’absolutisant, se nie comme telle – et nous retrouvons ici
l’interprétation que Schelling donnait du principe d’identité (A = A) dans sa
Darstellung de 18013. Par ce principe, en effet, se trouve affirmée l’existence de
l’essence, de l’identité ici signifiée par le signe = (la copule), mais cette affir-
mation n’a lieu que sous la forme de la position de deux termes (A, A) qui sont
posés à la fois comme différents (l’un occupe la place du sujet, l’autre celle de
l’objet) et comme in-différents (puisqu’aucune qualité propre ne les distingue
et qu’ils sont donc interchangeables). Ce sont ces deux éléments de la forme,
ces deux lettres A et A, qui nous semblent la source et le modèle des deux par-
tenaires du conflit hégélien. Certes, ceux-ci se présentent initialement dans un
rapport de tension, d’Ungleichheit ou, comme dirait Schelling, de « différence
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quantitative » (dont la formule serait chez lui A = B) – mais, comme le mon-
trera le § 436 de l’Encyclopédie (qui conclut la section « Conscience de soi » de
cette ultime version de la phénoménologie), cette tension aboutit à une
« conscience de soi universelle » qui est « le savoir affirmatif de soi-même
dans l’autre Soi », donc à un rétablissement de l’équilibre A = A, et cette
« réflexion en miroir » (Wiedererscheinen) de la conscience de soi, le concept
« est la forme de la conscience de la substance de toute spiritualité essentielle,
de la famille, de la patrie, de l’État, etc. »4 et plus largement, ajouterons-nous,
de la substance unique qui est le nom premier de l’absolu. Le tête-à-tête con-
flictuel des consciences de soi constitue donc la genèse de cette subjectivité
dédoublée ou géminée (verdoppelte) dans laquelle, ou plutôt par laquelle se
manifeste la substance – ce qui est, comme le rappelait la Préface de la PhG, le
point dont « tout dépend »5. Mais, poursuit Hegel, « cet apparaître du substan-
tiel peut aussi être séparé du substantiel et maintenu ferme pour lui-même en
un honneur sans contenu, en une vaine gloire, etc. »6 – et c’est dans cette posi-
tion pour soi de la forme détachée de la substance et devenue subjectivité

1. Ibid., p. 567 (trad. franç. modifiée, II, p. 283).


2. Ibid., p. 568 (trad. franç., II, p. 283).
3. Cf. là-dessus notre ouvrage Liberté et existence. Étude sur la formation de la philosophie de
Schelling, Paris, Gallimard, 1973, 2e partie, chap. I.
4. Werke, t. X, p. 226 (trad. franç. B. Bourgeois, loc. cit., p. 232-233).
5. PhG, p. 23 (trad. franç., I, p. 17).
6. Cf. n. 4, ci-dessus.
Les figures du conflit dans la Phénoménologie de l’esprit de Hegel 203

vide que se trouve pour Hegel, mais aussi déjà pour Schelling, la racine de
toute finitude et, donc, de tout conflit. Non qu’il s’agisse pour nous de rame-
ner purement et simplement Hegel à Schelling. L’originalité radicale de Hegel
par rapport à son camarade, c’est d’avoir, dès le System der Sittlichkeit (1802),
pensé la forme, déjà en elle-même, comme negative Aufhebung, comme Aufhe-
bung gegen die Aufhebung1, comme liberté pure et « criminelle » qui rejoint
l’essence en absolutisant sa négativité. Mais la modeste formule algébrique de
Schelling (A = A) n’en aura pas moins été, pensons-nous, le germe ingrat de
cette immense description d’un combat, pleine de bruit, de fureur et de
logique – la Phénoménologie de l’esprit.

Jean-François MARQUET.

1. System der Sittlichkeit, éd. citée, p. 34.


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