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ÉPIMÉTHÉE

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hjppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion
PHÉN OMÉN OLO G IE,
SÉMANTIQUE,
ONTOLOGIE
Husserl et la tradition logique autrichienne

JOCELYN BENOIST

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 2 13 048675 4
ISSN 0768-0708
Dépôt légal-l"' édition: 1997, août
© Presses Universitaires de France, 1997
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Préface

La pensée de Husserl est-elle accessible a!fiourd'hui ? La question peut sur-


prendre, car l'existence en langue française d'une littérature immense sur cet
auteur devrait pour le moins en simplifier l'intelligence pour le lecteur novice.
L'intérêt de la recherche, souvent orientée par des considérations post-heideg-
geriennes, relevant d'une entente de la phénoménologie ultérieure à Husser4 s'est
toutifois focalisé sur le dernier Husser4 ses découvertes et ses apories. On
manque cruellement a!fiourd'hui d'études replaçant la première pensée de Hus-
serl- et par là même l'invention de la phénoménologie, qui est le pas décisif
accompli par lui - dans son contexte.
L'oijet de ce livre sera donc de réouvrir le dossier, ce qui nous a paru néces-
saire a!fiourd'hui, pour toute sorte de raisons, internes ou externes à la phénomé-
nologie, et de se pencher de nouveau sur les textes de Husserl lui-même. De Hus-
serl c'est-à-dire d'abord du premier Husser4 de celui qui expérimente sa
technique dans une discussion serrée avec la logique de son temps (celle de notre
temps aussi bien, qu'il avait nommée la <(nouvelle logique>>).
Formuler une telle exigence c'est certainement d'abord renouer avec une tra-
dition proprement française, celle ouverte par René Schérer et Suzanne Bache-
lard, ou jean-Toussaint Desanti, dans des travaux qui n'ont été a!fiourd'hui ni
périmés ni à vrai dire réellement complétés. Telle est la lignée qu'il nous paraît
urgent de poursuivre.
Seu4 durant de longues années, Jacques English a su maintenir le cap d'une
investigation documentée et animée d'une authentique ambition philosophique du
premier état de la phénoménologie. Les études qui suivent voudraient en premier
6 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

lieu rendre hommage à son œuvre de traduction mais aussi de commentaire, d'ap-
propriation du texte husserlien, qui seule a!fiourd'hui rend possible la réouver-
ture du chantier.
Reste que, dans un pqysage qui a changé beaucoup et vite, un facteur nou-
veau, et décisif, nous paraît a!fiourd'hui conditionner l'accès à des études propre-
ment husserliennes en un sens renouvelé dans notre pqys. Certainement le para-
doxe est-il que si la phénoménologie peut nous être restituée a!fiourd'hui dans ses
intentions originaires, gnoséologiques et métaphysiques, c'est aussi par la philo-
sophie ana!Jtique. L'intrusion de problématiques anglo-saxonnes a ici un rôle
déterminant à jouer et, dans une large mesure, l'a dijà fait.
Il faut bien évidemment ne pas se laisser allerpour autant à la tentation des
rapprochements trop rapides ni au goût des .rynthèses paciftantes. Autant le dire
tout de suite: nous ne myons ni à la possibilité ni à l'intérêt d'une << phénomé-
nologie ana!Jtique». Le problème n'est pas d'édifier un .rystème mixte et de
faire rentrer à toute force l'intentionnalité dans le moule contraignant de l'ana-
!Jse logique du discours ou inversement d'ordonner celle-ci aux conditions
transcendantales de quelque fondation suqjective. Ily aurait là certainement une
monstrueuse confusion des grammaires, celle qui est recouverte en général par ce
slogan qui ne commence qu'à être trop connu et qui appelle à <<naturaliser l'in-
tentionnalité». Trop souvent la philosophie ana!Jtique s'adresse à la phénomé-
nologie pour combler son attente de <<sens>>, en mal de quelque nouveau men/a-
lisme ou tout au moins de quelque sémantique de rattrapage. Un des premiers
if.fots d'une étude attentive de la phénoménologie, telle qu'elle est donc
alfiourd'hui plus que jamais requise, devrait être de décourager de telles unions,
dont le caractère tératologique éclaterait alors aux yeux du public. C'est aussi
bien que la phénoménologie n'a jamais été en mesure de fournir un tel «sens»
pour elle-même, saufjustement à admettre le tournant transcendanta~ qui est
précisément ce que les lecteurs ana!Jtiques en général rifusent avec le plus d'éner-
gie. Pour nous, qui n'admettrons pas non plus ledit« tournant transcendantal>>
de la phénoménologie, ou tout au moins resterons à distance critique de lu~ dans
une fidélité au premier Husserl qui nous paraît receler a!fiourd'hui quelques pro-
messes, quelles que soient ses difficultés, inévitables (l'attitude transcendantale
en présenterait d'autres, tout aussi inévitables), nous ne prétendrons pas au
bénijice d'un tel« sens» et de la constitution universelle, sésame de l'ontologie, et
nous ne serons même que trop heureux d'en pouvoirJaire l'économie. Ce qui nous
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intéressera, c'est le so4 non transcendantal mais non sans contrainte d'accès ni
sans rigueur, d'une expérience prise à l'état natif, avec sa sensibilité et avec son
langage. Ce so4 c'est à notre sens celui des Recherches logiques. Mais force
est de constater que c'est aussi celui de la philosophie ana!Jtique dans ses pro-
blèmes fondamentaux et originaires. Aussi est-ce atijourd'hui en partie (pas
exclusivement toutifois, et une fois levés les malentendus d'usage) depuis la phi-
losophie ana!Jtique que l'on peut dans une certaine mesure réouvrir les questions
propres de la phénoménologie, dans la nécessaire digonction même de leurs gram-
maires- mais celle-ci est en elle-même une question qui fait partie du problème
de la dijinition même de la phénoménologie, qu'en un sens on commence seulement
à pouvoir aborder, de l'extérieur. Cela tient peut-être au simple fait que la
philosophie ana!Jtique seule a su pendant un certain temps maintenir ouvertes et
vivantes les questions qui étaient initialement aussi celles de la phénoménologie, à
savoir les questions de théorie de la connaissance dans lesquelles s'enracinent
l'une et l'autre. Le terme n'est assurément pas à la mode, mais c'est pourtant;
nous semble-t-i4 le domaine que la recherche doit réinvestir ici en priorité. C'est
en iffet depuis son terrain, nous semble-t-i4 et depuis son terrain seulement; que
l'on peut poser les vraies questions en ces matières, y compris éventuellement
pour subvertir le point d'où on était parti, à savoir le mythe de la « théorie de
la connaissance;> même. La critique de la logique est une affaire logique aussi
- ce que, croyons-nous, le premier Heidegger lui-même avait en vue. D'une cer-
taine façon la philosophie ana!Jtique nous réindique atijourd'hui le chemin de la
recherche d'une théorie de la connaissance et d'une ontologie, d'où la phénoméno-
logie était partie. D'où l'importance extrême de son apport présent à toute
étude et toute mise en question sérieuse de la phénoménologie. Elle contribue à la
généalogie de sa sœurjumelle, qui pose les mêmes questions d'autre façon.
Que la phénoménologie et la philosophie ana!Jtique puissent historiquement
et conceptuellement avoir la même provenance, c'est une chose qui commence à
être bien connue, et que nous ont appris à comprendre certains interprètes ana!J-
tiques. Phénoménologie et philosophie ana!Jtique seraient; selon la formule bien
connue, comme Rhin et Danube\ prenant leur source dans le même centre (celui
de la 1v.litteleu:ropa de la fin du siècle dernier).

1. Cf. :Michael Dummett, Les origines de la philosophie ana!Jtique, tr. fr. Marie-Anne Les-
courret, Paris, Gallimard, 1991, p. 44.
8 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

Le creuset commun en question est celui de ce qu'on commence à appeler


((philosophie autrichienne>/. Le problème n'est probablement pas tant ici un
problème de nationalité que d'attitude philosophique. Carnap était né à Wup-
perta~ Schlick était Berlinois et Brentano dijà Bhénan. De là à conclure que
le Cercle de Vienne et ce qui le précéda fut une affaire essentiellement prus-
sienne ou tout au moins allemande, il n'y a qu'un pas. Reste que si l'on
remonte avant le Cercle de Vienne, ily a bien au XIX' siècle une tradition de
philosophie proprement autrichienne au sens exact où elle s'oppose à ce qu'il
est convenu d'appeler l'<( idéalisme l'allemand}>, celle au fond que l'on peut
faire remonter aux ombres immenses des deux pères fondateurs, qui en dessi-
nent les orientations opposées mais complémentaires et non sans connexion
(logique et P!Jchologique) : Bolzano et Brentano. Chez ceux-là ily a assuré-
ment la volonté de contourner l'héritage kantien, pour revenir à une inspira-
tion antérieure, leibni'(jenne dans un cas, aristotélicienne et cartésienne dans
l'autre, tout en l'adaptant à la mesure des formidables progrès des sciences
logiques et P!Jchologiques de leur temps.
Cest dans ce bain de pensée que Husserl est devenu philosophe, même s'il ne
faut pas négliger et bien sûr sa formation mathématique (ce serait en soi l'oijet
d'un volume) et la fréquentation première et assidue des empiristes anglais
-mais c'était le lot commun de cette école autrichiennr?. Évidemment, bien peu
des acteurs de cette histoire étaient stricto sensu Autrichiens: Tchèques, Hon-
grois, Polonais1 Suisses ou Italiens, et, il faut le dire, évidemment, pour beau-
coup, Allemands. Mais ce fut certainement la grandeur de l'Autriche-Hongrie
de cette époque que de constituer une telle sphère d'iffervescence culturelle et de
très réelle diversité 3 • Une voie alternative sut s'y frqyer par rapport à l'idéa-
lisme spéculatif allemand de la première moitié du siècle, comme par rapport au
néo-kantisme de la seconde, même si les rencontres avec l'un et l'autre1 ainsi

1. Suivant les travaux pionniers de Rudolf Haller, Studien zur iisterreichischen Philosophie,
Amsterdam, Rodopi, 1979, et Zur Historiographie der osterreichischen Philosophie, in
J. C. Nyiri (éd.), From Bolzano to Wittgenstein: The Tradition rif Austrian Philosopqy, Vienne,
Holder/Pichler(Tempsky, 1986, p. 41-53.
2. Cf. les Hume-Studien de Meinong (1877-1882).
3. A relativiser toutefois selon la méchante ironle de Musil (il est vrai juste après l'ef-
fondrement de la « Cacanie»), qu'il serait souvent aujourd'hui profitable de rappeler. Cf.
son article L'imposture (1919), traduit dans Le Maga:;jne littéraire, 205, 1984.
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qu'avec le néo-positivisme prussien existent assurément. Et la phénoménologie en


ses débuts, quelle que soit l'influence très réelle en particulier d'un certain néo-
kantisme sur elle, s'inscrit assurément d'abord dans cette tradition. Le mot
d'ordre de ce vaste et divers mouvement de pensée fut en premier lieu le rifus de
l'idéalisme spéculatif; ce même rifus qui conduisait par exemple encore Husserl
tardivement à déconseiller de prendre Schelling au sérieux1•
De tels jugements sont révélateurs sans doute d'une attitude qui enracine la
phénoménologie dans une certaine forme de positivisme. Nous ne ferons évidem-
ment pas l'apologie de leur dimension d'exclusion ou d'ignorance délibérée, mais
nous nous contenterons de les prendre positivement comme une invitation à partir
à la découverte d'une tradition méconnue, ce que nous appellerons l'autre tradi-
tion de la philosophie allemande au XIX' siècle.
Une telle démarche serait mgourd'hui impossible si un énorme travail de
déblqyage n'avait été accompli ces dernières années par un certain nombre d'au-
teurs de tradition ana!Jtique qui ont rendu pour ainsi dire ce continent dit de la
philosophie autrichienne visible, voire qui l'ont, non sans violence ni volonté d'ex-
clusion, constitué de toute pièce, ignorant notamment souvent l'ancrage kantien
(donc ((allemand>> à leurs yeux) des problèmes, y compris dans la critique
même. Il y a beaucoup de Kant dans Bolzano, y compris lorsque celui-ci joue
Eberhard contre Kant (et en tout cas, sans Eberhard et Kant, son propos est
inintelligible). Reste que ces chercheurs, dans leur persévérance à restaurer le
(( continent oublié» de la philosophie allemande, demeurent certainement des
bienfaiteurs de la philosophie et peut-être encore plus les bienfaiteurs des histo-
riens de la philosophie de langue allemande, qui perdraient af!iourd'hui une moi-
tié du XIX' siècle sans leurs lumières. Il paraît impossible maintenant d'aborder
la phénoménologie sans tenir compte de leur apport, même si d'autres sources
devraient assurément aussi être prises en compte. Ils lui ont rendu son contexte
et par là même sa vérité. Nous pensons évidemment au livre d'Alberto Coffa
sur la tradition sémantiqurl, et surtout aux travaux novateurs de l'école de

1. Cf. l'anecdote rapportée par Jaspers, citée par I<:arl Schuhmann, Husseri-Chronik, La
Haye, Nijhoff, 1977, p. 175.
2. Alberto Coffa, The Semantic Tradition from Kant to Carnap. To the Vienna Station, ed.
Linda Wessels, Cambridge Q\t(ass.), Cambridge University Press, 1991.
10 PHÉNŒv1ÉNOLOGIE, SÉIYIANTIQUE, ONTOLOGIE

Kevin Mulligan\ Peter Simon? et Bart)' Smit!Jl. Sans eux la recherche phéno-
ménologique risquerait af!iourd'hui de s'enliser dans une ignorance de ses sources
et une certaine scolastique, et leur œuvre du reste pourrait avoir des vertus salu-
taires pour la secouer d'une certaine torpeur post-moderne etjou d'un certain
narcissisme transcendantal ou post-transcendantal. Il faut bien sûr préciser que
leur apport serait resté lettre morte ici sans l'œuvre de Jacques Bouveresse, grand
passeur de la philosophie autrichienne sur la scène philosophique française. Par
l'intérêt qu'il a su réveiller pour ces questions, c'est certainement d'abord à lui
que nous devons af!iourd'hui ces découvertes et redécouvertes, et y compris la
connaissance des nouveaux outils élaborés à Manchester ou ailleurs qui doivent à
présent contribuer à une claire intelligence de la phénoménologie.
Évidemment, il faudra prendre garde à un certain continuisme (et pour être
plus précis à une certaine doxa brentanienne) qui, comme souvent en histoire de
la philosophie, tend à écraser les proble'mes, et se garder aussi bien de tout rap-
porter chez Husserl à une tradition par rapport à laquelle son plus grand mérite
est d'accomplir une percée, celle qui consiste précisément à instituer un sens nou-
veau, non PD'chologique, et à la mesure d'une ontologie en un sens critique du
terme, de l'intentionnalité. Quant à nous, c'est Husserl qui nous fait af!iourd'hui
relire la philosophie autrichienne, et non l'inverse:
<<En connexion avec le malentendu touchant l'essence de la phénoménologie, on
désigne depuis peu ces grands chercheurs- certainement en raison des impulsions que
j'ai reçues de Lotze et de Bolzano et dont j'ai conscience avec la plus grande recon-
naissance, atijourd'hui comme hier- comme les fondateurs de la phénoménologie, et
de telle manière que paraît directement s'imposer l'idée que le meilleur chemin pour
accéder à la phénoménologie soit le retour à leurs écrits en tant que sources origi-
nelles de la nouvelle science. Cependant la grande Logique de Bolzano entre, en l'oc-
currence, d'autant moins en ligne de compte, que celui-ci n'avait pas la moindre idée
de la phénoménologie, de la phénoménologie telle que la représentent mes écrits. [...]
Il en est qui entendent la phénoménologie comme une sorte de continuation de la Psy-

1. Cf. Speech Act and Sachverhalt. Reinach and the Foundations of Realist Phenomenology, éd.
Kevin Mulligan, Dordrecht, Nijhoff, 1987; Mimi, Meaning and Metap4Jsics. The Philosop4J
and Theory of Language ofAnton Marry, éd. Kevin Mulligan, Dordrecht, Kluwer, 1990.
2. Cf. Peter Simons, Philosop4J and Logic in Central Europe from Bolzano to Tarski,
Dordrecht, Kluwer, 1992.
3. Cf. Foundations of Gestalt Theory, éd. Barry Snùth, Munich/Vienne, Philosophia,
1988; Barry Snùth, Austrian Philosop4J, Chicago/La Salle, Open Court, 1996.
PRÉFACE 11

chologie de Brentano. Aussi haut que j'es#me cette œuvre géniale et aussi puis-
samment qu'elle ait agi sur moi dans ma jeunesse (comme c'est le cas des autres
écrits de Brentano), il faut pourtant qjouter en l'occurrence que Brentano est resté
éloigné de la phénoménologie au sens où nous l'entendons etjusqu'à ce jour.;; 1
Souvent des auteurs peu familiers au départ avec la phénoménologie, crqyant
rifuser le transcendanta4 rifusent la phénoménologie elle-même, se laissant aller au
rêve (et au péril?) d'une<< ontologie naïve» ou d'une quelconque théorie mentale de
l'intentionnalité. C'est au point que l'on peut se demander s'il est réellement pos-
sible de dissocierphénoménologie et transcendanta4 souspeine de perdre ce qui est le
grand acquis de la phénoménologie, à savoir l'interrogation sur les modes de donnée,
et de retomber sur les écueils du dogmatisme, D'une certainefaçon, c'est la question
qui animera notre livre, dans la recherche d'un autre statutpour la phénoménologie
que celui d'antichambre du transcendantal et de la suljectivité en un sensfondation-
ne! ou (de Charybde en Srylla) d'une ontologie en un sens dogma#que et nai'vement
réaliste (mais d'un réalisme métapf?ysique qui a peu à voir avec ce qu'on nomme
«réalisme naif;>, qui est celui du sens commun, et dont la phénoménologie estplus
proche). Par là même, nous serons amené à tenir une position critique, donc
peut-être moins tranchée. Nous en assumons toutes les dijftcultés et les éventuelles
apories, qui nous semblent tout au moins être celles de la pensée de Husserl lui-
même, à l'état natif, et en constituer tout l'intérêt. La quête de Husserl demeure
jusqu'au bout marquéepar une interrogation sur les conditions depossibilité, au sens
des conditions de possibilité de discours, des conditions sous lesquelles cela fait sens
que de dire telle ou telle chose, quête qui nousparaît assurémentporter une exigence
proprement critique. Le the'me de l'intentionnalité, chez Husserl (d'une certaine
façon contrairement à Brentano et aux néo-brentaniens), n'est rien de nature4 ni
d'immédiat, et rien moins qu'aristotélicien et noétique au sens classique du terme.]!
constitue l'équation d'un problème plutôt qu'un «modèle;> qui permettrait de
représenterparexemple ce que l'on nomme, d'unefaçon profondément incompatible
avec la pensée de Husser4 dont lepremier acte est d'avoir mis la conscience en dehors
d'elle-même, «états mentaux J>. Pour entendre Husser4 ·ilfaudra donc probable-
ment aux lecteurspeufamiliers avec cette tradition propre de la phénoménologie, se
débarrasser d'abord d'un certain naturalisme anglo-saxon (celui des sciences cogni-

1. Hussed,Ideen III,§ 10, Hua V, p. 57-59 ; tt. fr. La phénoménologie et les fondements des
sdences, p. 68-71.
12 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉJ:viANTIQUE, ONTOLOGIE

tives)1 qui croitpouvoir enrichir sa collection d' oijets au mqyen de la phêlroméno!o-


gie. La phénoménologie ne donne pas d'objets. Elle en met en lumière le
caractèreproblématique. Ce qui ne veutpas dire que la question du natura!isme1 et
aussi bien de l' empiric~~~ du statut de ce qui est décritpar la phénoménologie et de
la description elle-même, nepuisse et ne doive pas êtreposée defaçon avivée au mqyen
par exemple d'une confrontation avec "Wittgenstein, qui aurait certainement beau-
coup à nous apprendresur les idéalisations, explicites et subreptices, accompliespar
la phénoménologie, avec toutes les dijjicultés que cela comporte.
Etpourtant rifuser de faire de la phénoménologie un mqyen ou une étape dans
un plan de naturalisation, de l'intentionnalité ou d'autre chose (du<< monde;> par
exemple), est-ce nécessairement revendiquer pour elle un statut trancendanta!?
Nous ne le crqyons pas. A notre sens, la phénoménologie des Recherches logi-
ques en donne l'exemple; qui n'estpas transcendantale au sens d'une «fondation>>
ou d'une« déduction>> et quipo11rtantplace d'emblée très haut la barre de la phéno-
méno!ogie1 au maximum même, comme pensée critique de ce qu'elle fait, au point
que n'importe quelle <<ontologie» (comme les «ontologies naives>> des néo-phéno-
ménologues ana!Jtiques)1 « p.rychologie » évidemment (comme celle de Brentano)
ou« théorie de!' oijet » (comme celle de Meinong, nous verrons pourquoi) n) soit
pas soluble. Telle est la dijjicu!té que nous voulons ici creuser: celle du statut de la
phénoménologie, essentiellement àpartir de l'œuvre-source qui en donne le sens et le
modèle, les Recherches logiques.
Mais sur la voie qui conduit à la Terre promise de !'ontologie (c'est la dette à
pqyer tout d'abord à ladite «tradition autrichienne »1 précisément, et c'est
peut-être aussi bien là que sa dijférence s'atteste et se fait entendre pourtant), on
rencontre inévitablement d'abord la question de la signification. Q;t'est-ce que
parler d'objets? Privilégier la dimension de la signification dans la probléma-
tique husser!ienne c'est sans doute simplement opérer un retour à la logique même
du texte des Recherches, dans lequel nous rappellerons qu'elle estpremière1 voie
d'accès au texte (dans la!"' RL) et axe de force des six Recherches elles-mêmes1
comme nous le montrerons. Nous examinerons donc ce que Husserl a à apporter
dans ce domaine, dans une théorie de la signification considérablement développée
dans sespremiers textes, souvent méconnue ou ma/jugée tantpar les supposés phé-
noménologues que par les philosophes ana!Jtiques, les uns comme les autres étant
souventpersuadés de!'absence de toute détermination (ou tout au moins de la sous-
détermination) linguistique du sens husserlien du phénomène.
PRÉFACE 13

Les questions sémantiques ne seront encore unefois pourtant tenues ici quepour
un préambule nécessaire (sans doute la voie d'accès, c'est en soi le problème) aux
questions ontologiques, dont l'économie des Recherches comme la tradition dont
celles-ci sont issues les rendent étroitement solidaires. A la lumière de !'enracine-
ment de la pensée de Husserl dans le contexte des discussions logiques etp{Jchologi-
ques de son époque, et de la mise en avant, dans cet environnementphilosophique, du
problème du sens, linguistique et éventuellement extra!inguistique (ilfaudra pré-
ciser alors en quel sens), c'est en if.fet la question de l'engagement ontologique de
cette pensée que nous entendons poser en un second temps et du statut ontologique,
tout à la fois conditionnépar cette tradition et largement en rupture avec elle, de ce
que les Recherches logiques devaient nommer phénoménologie. A ceux qui
s'interrogeraient sur la portée de cette démarche atijourd'hui, nous avouerons que
nous espérons par là, en redép!qyant les intuitions originaires de ce qui demeure à
nosyeux la penséefondatrice de notre temps, ménager, contre son retour annoncé, la
possibilité d'une totijours de nouveau nécessaire sortie de la métapf?ysique, mais qui
ait peu à voir avec le thème destina! et claironnant de sa «fin>>. Ily a encore des
chantiers en philosophie. Alors nous aimerions parvenir à cette attitude de pensée
qui consisterait à la continuer, en fidélité à ses problèmes, au lieu de nous laisser
emporterpar l'if.fondrement de ce quipourrait être l'une de ses caricatures- ou de
courir à d'autres caricatures, en substituts trop rapides. Tels pourraient être le
sens aussi bien de l'héritage husser!ien de l'exigence d'une philosophie scientifique,
quels que soient les réserves ou les aménagements qu'ilfaudraity Jaire, et!'espoir
que nouspoursuivons ici1•
Ce livre ne prétend guère qu'au titre d'une collection d'études préparatoires,
et cela à plus d'un point de vue. Tout d'abord il ne saurait pour nous se substi-

1. Les questions posées id ne sont pas pour nous tout à fait sans passé. Dans un
recueil précédent, on trouvera deux textes qui les annoncent et les préparent dans une cer-
taine mesure. Nous les signalons au lecteur, s'il a la curiosité de s'y reporter: «Sujet phé-
noménologique et sujet psychologique» et« L'origine du sens: phénoménologie et vérité»,
l'un et l'autre dans Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994. Les deux orienta-
tions contradictoires (recherche d'un empirisme intégral/fidélité à une sorte de platonisme)
qui étaient ainsi mises en évidence dans ce livre n'ont pas id disparu. C'est leur tension
même qui fait la valeur et l'intérêt de cette recherche à nos yeux. Sur cette route, nous cher-
chons encore. Mais il nous plaît de penser que cette problématique (celle d'un platonisme
de l'expérience) fut probablement réell=ent celle de Husserl.
14 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

tuer à un livre !)Stématique sur les Recherches logiques. Il ny constitue à


vrai dire qu'une introduction, jrqyant un certain nombre de chemins et de pistes
d'accès indispensables à nos yeux. Mais, même sous cet angle, il est évidemment
loin d'être exhaustif. Il attire plutôt l'attention sur un certain nombre de points
à ne pas négliger. En iffet, si l'on voulait étudier sérieusement le rapport de
Husserl à ladite tradition autrichienne, ilfaudrait certainement et jaire rentrer
en ligne de compte d'autres auteurs et d'autres problèmes, et traiter beaucoup
plus à fond ceux qu'après d'autres nous avons convoqués. Un commentaire des
Recherches logiques se confondrait avec un dialogue permanent avec Bren-
tano, qui devrait être beaucoup plus présent qu'il ne l'est ici, et certainement
plus considéré qu'un reliquat de prijugés anti-métapl:zysiques ne nous a conduit à
le jaire. On ne pourrait faire l'économie d'une lecture attentive et suivie de la
Psychologie d'un point de vue empirique qui, en France, reste largement
à faire. Mach, quant à lui, mériterait plus qu'une politesse. Quant à Bolzano,
la reprise de son héritage par Husserl serait en elle-même l'oijet d'un volume.
On aurait tort en revanche (on comprendra pourquoi en nous lisant) à notre sens
de surestimer l'importance de Meinong, dans son élaboration paralle'le d'une
théorie de l'oijet. Tout donne à penser que son influence est faible sur Husserl
(ce qui n'est pas le cas de celle de Mar(y, dans la série commune des élèves de
Brentano). Mais c'est surtout l'apport, considérable en matière de la théorie de
la perception, d'Ehrenjels et de la Gestalt-Theorie naissante qui devrait être
pris en compte, là où nous avons décidé délibérément de l'ignorer. C'est à vrai
dire que nous lui réseroons un autre traitement, et que l'axe directeur de notre
recherche ici, centrée sur l'ontologie et la théorie de la signification et leur lien
critique, a dessiné un parcours qui nous conduisait naturellement sur d'autres
voies, dans des liens trop complexes avec la question posée par la Gestalt-
Theorie pour qu'ils puissent encore être abordés ici. Nous espérons, bien sûr,
que ce n'est que partie remise.
Dans la série des confrontations avec les grands Autrichiens, resterait bien sûr
le délicat problème de la poursuite de cette tradition au-delà de Husser~ peut-être
malgré voire contre lui (dans le schisme croissant d'une philosophie de la logique
positive et d'une phénoménologie se réenracinant rapidement- au premier chif
dans une certaine mesure chez Heidegger- dans l'idéalisme allemand), ou inverse-
mentpeut-être paifois dans une affinitéplus grande avec lui que ce ne fut avoué ou
pensé. C est certainement à ce niveau que se situent les questionsphilosophiquement
PRÉFACE 15

les plus intéressantes et les plus contemporaines. De ce point de vue la lecture de


Schlick, Berlinois mais professeur à Vienne et l'un des fondateurs du<< Cercle de
Vienne>> et de sa critique de l'a priori .rynthétique matériel des phénoménologues
1
constituerait une première étape, importante etpassionnante • La discussion avec
Wittgenstein et son entente très critique des notions de «phénoménologie» et de
«description», entente qui s'assortit de ce qui peutfacilement être retourné en un
rifus de l'idée de phénoménologie au sens husserlietl, mais avec peut-être souvent
une plus grande proximité que ne le croient souvent et les phénoménologues et les
wittgensteiniens, seraient un aboutissement.
Notre incapacité à remplir de telles tâches nous a fait priférer ici les voies
d'une généalogie historique parcellaire et plus suggestive que méthodique (nous
avons choisipour chaque auteur un point très particulier de son influence sur Hus-
serl), dans le simple espoir que ces essais poutTont donner à quelques-uns le désir
d' « entrer dans le même pqys », suivant la métaphore consacrée par Husser0 dans
la conscience même d'ailleurs du caractèreproblématique que peut avoir cette méta-
phore géographique lorsqu'elle est faite, comme à l'occasion pour les mathémati-
ques sous la plume du mathématicien, paradigme de la phénoménologie.
Nous remercions tous ceux qui nous ont aidé dans notre entreprise. jean-
Luc Marion et Jean-François Courtine dont l'amitié et la générosité on0
comme totijours, accompagné nos recherches et dont les essais respectifs, créatifs
et sans pr{jugés, ont ménagé pour nous la liberté du retour aux textes. Sandra
Laugier qui nous a très largement introduit à ces questions et qui aura soutenu
de sa présence chaque étape de la confection de ce livre. Jacques Bouveresse dont
l'érudition et l'exigence philosophique, ainsi que l'intérêt bienveillant qu'il a tou-
jours témoigné à nos travaux, n'ont pas été pour peu dans la poursuite de nos
if.forts en ce domaine. Christiane Chauvir~ dont le savoir plus ancien que le
nôtre et autrement sûr nous a plus d'une fois donné l'occasion d'approfondir ce
qui nous était au départ inconnu. Tous nos premiers lecteurs en samizdat enfin,
et les autres, dont seule l'attention peut donner sens à ces questions, et nous
récompenser.

1. Voir le texte de Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le problème des proposi-


tions synthétiques a priori, in Actes du colloque de Saint-Malo, Paris, Vrin, 1997.
2. Cf. Jacques Bouveresse, Le mythe de l'intériorité, Paris, 1-linuit, 1976.
Note bibliographique

Un certain nombre des chapitres qui suivent reprennent en partie


certains essais déjà publiés en collectif ou en revues. Nous remercions
les directeurs des publications concernées de nous avoir autorisé à les
reprendre. On trouvera une première version du chapitre I dans le
Tijdschrijt voor ftlosofie, 57, septembre 1995; du chapitre II dans la
Revue de métapqysique et de morale) 1997, no 2; du chapitre IV dans le
collectif Phénoménologie et logique, dir. J.-F. Courtine, Paris, PENS, 1996;
du chapitre V dans les Recherches husserliennes, vol. 3, 1995.

Nous ne donnerons pas ici de bibliographie systématique sur Hus-


serl et la philosophie autrichienne, réservée pour un autre ouvrage.
Nous indiquerons toutefois quelques références et sigles couramment
utilisés.
Tous les renvois aux œuvres de Husserl seront faits aux Husser-
!iana, publiées chez Nijhoff (La Haye), puis Kluwer (Dordrecht/Bos-
ton/London), et notés Hua, là où cette édition existe - ce à quoi il n'y
a que de très rares exceptions. Pour les tomes que nous utiliserons le
plus fréquemment:
Hua ID/1 : Ideen zu einer reinen Phlinomenologie I, éd. Karl Schuh-
mann, 1976; tt. fr. Paul Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie,
Paris, Gallimard, 1950.
Hua IV: Ideen zu einer reinen Phanomenologie II, éd. Marly Biemel,
1952; tt. fr. Éliane Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la consti-
tution, Paris, PUF, 1982.
18 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉ:tviANTIQUE, ONTOLOGIE

Hua V: Ideen zu einer reinen Phanomenologie III, éd. Marly Biemel;


tt. fr. Dorian Tiffeneau, Paris, PUF, 1993.
Hua VII: Erste Philosophie l Kritische Ideengeschichte, éd. R. Boehm,
1956; tt. fr. Arion L. Kelkel, Paris, PUF, 1970.
Hua XII: Philosophie der Arithmetik, éd. Lothar Eley, 1970; tt. fr.
Jacques English, Philosophie de l'arithmétique (PA), Paris, PUF, 1972.
Hua XVII: Formale und Transzendenta!e Logik, éd. P. Janssen,
1974; tt. fr. Suzanne Bachelard, Paris, PUF, 1957.
Hua XVIII: Logische Untersuchungen. Prolegomena, éd. Elmar
Holenstein, 1975; tt. fr. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Sché-
rer, Recherches logiques. Prolégomènes (RL, t. I), Paris, PUF, 1959.
Hua XIX/1 et 2: Logische Untersuchungen, Bd. II, éd. Ursula Panzer,
1984; tt. fr. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Schérer, Recherches
logiques (RL, t. II/1, II/2 et III), Paris, PUF, 1961 et 1963.
Hua XXII: Aujsatze und Rezensionen (1890-191 0), éd. Bernhard
Rang, 1979; beaucoup de ces textes, avec d'autres, sont traduits par
Jacques English dans le recueil Articles sur la logique (AL)> Paris, PUF,
1975, que nous citerons souvent, ainsi que dans le recueil Sur les oijets
intentionnels, également édité par Jacques English, Paris, Vrin, 1993.
Hua XXVI: Vor!esungen über Bedeutungslehre, éd. Ursula Panzer,
1987; tt. fr. Jacques English, Sur la théorie de la signification, Paris,
Vrin, 1995.

Les références à Brentano faites sous le titre P.rychologie renvoient à


Die P.rychologie vom empirischen Standpunkt, éd. O. Kraus, Hambourg,
Felix Meiner, 1924; tt. fr. de Maurice de Gandillac sous le titre P!Jcho-
logie du point de vue empirique, Paris, Aubier, 1944.
Les références à Meinong renvoient à la Gesamtausgabe (notée GA),
éd. Rudolf Haller et Rudolf Kindinger, Graz, Akademische Druck-
und Verlagsanstalt, 1969 sq.
Les références à Heidegger renvoient, sous le sigle Ga, aux tomes
de la Gesamtausgabe, publiée à Frankfurt am Main chez Vittorio
Klostemann.
Toute autre référence utile sera précisée.
Première partie

PROBLÈME ET FORMES
DE LA SIGNIFICATION
I

Husserl et le mythe
de la signification*

n n'y a guère de pensée qui, dans la filiation de l'idéalisme allemand,


ait autant usé et abusé de la notion de sens que la phénoménologie. La
phénoménologie husserlienne, à plus forte raison après son tournant
idéaliste-transcenda ntal, pourrait même se caractériser comme la der-
nière tentative moderne de reconstruire une philosophie du sens à nou-
veaux frais, en ménageant des conditions d'accès au sens crédibles et
assignables\ celles-là mêmes dés diverses «réductions» phénoménolo-
giques. Remplacer les choses par leur sens, ne pourrait-on trouver là une
définition générique, schématique mais juste, de la réduction?
Cet idéalisme du sens se manifesterait déjà dans la théorie husser-
lienne de la signification: les RL ne font-elles pas fond sur une théorie
idéaliste de la signification, qui l'hypostasie en elle-même, et l'autono-
misant par rapport au langage, la déploie en un plan propre qui consti-
tuerait comme le vestibule de l'accès au réel? Cet en-soi de la significa-
tion fournira plus tard subrepticement sa légitimité au noème perceptif
comme unité de sens, comme s'il y avait du sens en soi dans le rapport
vivant noué par la conscience avec le monde, et si ce sens précédait et
constituait ce rapport.

* C'est ici le lieu de dire tout ce que ces études doivent à Sandra Laugier. Sans elle,
jamais ces questions n'auraient pris pour nous une telle urgence, ni nous n'aurions entrevu
les moyens de les poser:.
1. Cf. là-dessus déjà notre essai L'origine du sens, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
2. Non sans distorsions toutefois : cf. Rudolf Bernet, Le concept de noème, in La vie
du slfiet, Paris, PUF, 1994, p. 65 sq.
22 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION

Pru: là même, la phénoménologie s'exposerait, en son départ, aux


critiques des philosophies acharnées à détruire «le mythe de la signifi-
cation»1. Le point relève d'abord de l'analyse linguistique: comme s'il
y avait entre les mots et les choses ce troisième terme susceptible de se
développer en troisième royaumé dont parlait Frege. Mais son enjeu
est métaphysique: le langage nous donne-t-il quelque raison de croire
à l'existence de quelque chose comme du «sens», dont le modèle soit
pru: après susceptible de s'appliquer en général au réel? C'est effective-
ment ce que semble faite la phénoménologie.
il importe donc de revenir au texte de la Ire RL: s'agit-il bien ici
d'abstraite du langage une« signification» ou même déjà d'entendre le
langage en termes d'association d'un signe et d'une «signification»?
Pour le mesurer il faut suivre Husserl dans sa stratégie d'interpréta-
tion personnelle - celle aussi bien qui sert à la phénoménologie nais-
sante de laboratoire et de banc d'essai- du fait de la signification. Car
il y a bien un fait de la signification, du «faite sens» (making sense,
comme diraient les Anglo-Saxons) pru: et dans le langage, c'est-à-dite
le fait de pru:ler, et de quoi d'autre la phénoménologie, si elle est fidèle
à son projet d'une pensée accrochée aux phénomènes et aux faits,
d'une pensée descriptive enfin, pourrait-elle pru:tit en matière de signi-
fication, sinon de ce pur fait?
Si pru: «mythe de la signification» .on entend cette vision du langage
qui le décrit en termes de l'association à un signe, formulé ou non, d'une
prestation psychique que l'on nommerait« signification», il faut remru:-
quer que c'est de cette position populaire que part Husserl dans son tour
d'horizon doxogtaphique préalable, et pour la réfuter.
«On a coutume de distinguer deux choses à propos de toute expression:
« 1. L'expression selon sa face physique (le signe sensible, le complexe
phonique, articulé, le signe écrit sur le papier, etc.).

1. Cf. Quine, Le mythe de la signification, in La philosophie ana!Jtique, Colloque de


Royaumont, Paris, Éd. de :Minuit, 1962. Sur tout ceci, voir Sandra Laugier, L'anthropologie
logique de Quine, Paris, Vrin, 1992, p. 93 sq. La formule est due à Wittgenstein, Recherches
philosophiques, § 547, note.
2. Frege, La pensée, Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil,
1971, p. 184.
HUSSERL ET LE :MYTHE DE LA SIGNIFICATION 23

«2. Une certaine somme de vécus psychiques qui, reliés associative-


ment à l'expression, en font, par ce moyen, l'expression de quelque
chose. La plupart du temps, ce sont ces vécus que l'on désigne comme
sens (Sinn) ou signification (Bedeutung) de l'expression, et cela en croyant
atteindre, pat cette désignation, ce que ces termes signifient dans le
langage courant. Mais nous verrons que cette conception est inexacte, et
que la simple distinction entre le signe physique et les vécus qui confè-
rent le sens en général ne suffit pas, surtout lorsqu'on l'applique à des
fins logiques.» 1

Ce qui est récusé par là, c'est qu'il puisse y avoir tout simplement
quelque chose comme un stock de vécus psychiques correspondant à
tel ou tel terme et constituant sa« signification» comme telle. Mais à
ce niveau on ne sait pas si la réfutation porte sur le dispositif lui-même
ou sur sa simplicité. Il est possible qu'il soit somme toute acceptable,
qu'il y ait bien le signe et quelque chose comme du « sens» psychique
qui lui correspondrait, mais au prix de quelque complication, confor-
mément à la voie déjà empruntée par Frege (celle qui passe par la dis-
tinction du sens et de la référence, selon un usage des termes non hus-
serlien). C'est au fond ce que semblent suggérer les lignes qui suivent,
en mettant en avant le modèle de la nomination:
«En ce qui concerne spécialement les noms, tout ce qui a trait à ce sujet
a été, depuis longtemps déjà, remarqué. On a, pour chaque nom, distin-
gué entre ce dont il "informe" (kundgibt) (c'est-à-dite nos vécus psychi-
ques) et ce qu'il signifie (bedeutet). Et, de plus, entre ce qu'il signifie (le
sens, le "contenu" de la représentation nominale) et ce qu'il nomme
(l'objet de la représentation). »2

Cette distinction double introduit une division à trois termes là où


on en voyait deux, faisant écho, sur le terrain de l'analyse linguistique,
à la tripartition twardowskienne: la représentation, le sens et l'objet.
Le sens apparaît alors comme un troisième terme, éventuellement
démentalisé, mais qui d'une certaine façon n'a pas nécessairement
changé de fonction: il faut toujours qu'il y ait du sens et c'est l'asso-
ciation de ce sens préalable avec le signe physique qui va« faire sens»,

1. RL I, § 6, Hua XIX/1, p. 38; tt. fr. t. II/1, p. 36-37.


2. Ibid.
24 PROBLÈME E'T FORMES DE LA SIGNIFICATION

produire l'expression comme telle. C'est du moins ce que l'on pourrait


penser au niveau de cette phénoménologie naïve qui est celle du début
de la I'e RL, se contentant de faire le compte des distinctions établies,
dans leur plus ou moins fausse évidence: celle du signe et du sens
d'abord, puis celle du signe, de l'acte conférant le sens (la représenta-
tion associée), du sens et de l'objet. En réalité lorsqu'on a fait cela on
n'a rien d'autre que ce que le langage lui-même distingue et l'on n'a
pas encore avancé d'un pas dans la direction de la connaissance de ce
que c'est que «faire sens».
n n'en reste pas moins que dans ces divisions premières, c'est un
paradigme qui est acquis: celui de la nomination. Husserl restera tou-
jours fidèle à l'idée d'une puissance de nomination première du langage,
dans laquelle se manifeste son essence, et la théorie du sens qui est
esquissée dans la re RL ne peut être retirée à ces coordonnées. Le
«nom» est assurément le modèle qui porte id la puissance et tout à la
fois l'exigence référentielle du langage, et cela assurément au-delà de lui-
même, au point que l'on puisse se demander si le problème de cette
re RL n'est pas celui de l'extension de la nomination (toute expression
serait alors nominale dans son essence, y compris celle qui prend la
forme d'énoncés supérieurs complexes) : «Nous devons trouver néces-
sairement des distinctions analogues pour toutes les expressions et
approfondir leur essence. »1 Ce qui vaut pour le nom vaut-il pour d'au-
tres formes d'expression? Entendez: notamment en ce qui concerne le
rapport à l'objet et son rôle fondateur par rapport au« sens». Mais il est
possible aussi qu'à la lumière de l'analyse ultérieure de ce rapport ce soit
plutôt la nomination elle-même qui ait à être réinterprétée, au-delà de
l'immédiateté apparente des distinctions qu'elle suggère, qu'on ne sau-
rait ériger en quelque état supposé brut de la signification.
Le § 9 de la Recherche nous ramène au partage apparent initial de
l'expression et de son «sens», pour cette fois le passer au tamis de
l'analyse phénoménologique : qu'y a-t-il phénoménologique ment der-
rière ces termes lorsqu'on les emploie dans leur sens ordinaire?

1. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 25

n faut tout d'abord remarquer qu'en lieu et place de la« significa-


tion» qui serait censée se tenir derrière la face physique de l'expression
et la complémenter, il faut bien plutôt parler d'« actes conférant la
signification». Ce déplacement paraît minime et ne semble pas nous
faire sortir de la sphère psychique de la signification, bien au contraire
semble-t-il nous y ramener, en réassignant sa provenance psychique à
la signification. Mais en fait il fonde un véritable renversement de per-
spective (de nature à mettre en question le «mythe de la significa-
tion»), dans la mesure où l'objet des RL n'est rien d'autre que la
réélaboration de la notion d'acte\ dans le sens tout à la fois de sa
dépsychologisation et de son institution comme pièce fondamentale
de la phénoménologie, sous le nom d'intentionnalité. On le verra,
c'est tout l'intérêt de la notion d'intentionnalité, les actes conférant la
signification ne sont rien qui puisse être traité en soi-même comme de
la signification. Inversement, il n'y a pas de« signification» en dehors
de ces actes, et c'est cette exigence que l'analyse husserlienne fait peser
sur le concept de signification, que de le réinscrire dans les actes inten-
tionnels en dehors desquels il se découvrira dépourvu de sens, dahs
l'impossibilité de le réifier - ce qui pour Hul)serl toutefois ne remettra
pas en question son idéalité.
D'autre part, l'analyse phénoménologique de ce qui est habituelle-
ment désigné sous le nom de signification met en évidence sous ce
titre une diversité d'actes irréductible.
Les actes qui accompagnent une expression lui donnent certes un
sens, mais aussi éventuellement un contenu intuitif Ge perçois alors
intuitivement ce que je suis en train par ailleurs d'exprimer) et de
toute façon une référence à l'objectité exprimée. li y a là toute une
richesse de données dont il faut dénouer l'écheveau: tout cela passe
ordinairement sous le compte de la «signification», sans que le pro-
cessus en soit clairement déterminé. En vertu de l'ensemble de ces
actes «l'expression est plus qu'un simple phénomène sonore. Elle vise

1. Cf. RL V, Introduction, Hua XIX/1, p. 353 ; tt. fr. t. II/2, p. 142: « C'est donc une
importante condition préliminaire à la solution des tâches indiquées que ce concept soit
élucidé avant tous les autres.»
26 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

(meint) quelque chose, et, en le visant, elle se rapporte à quelque


chose d'objectif» 1• Ce qui est propre au signifier donc, c'est la visée
(Meinung, le terme qui désignera l'intentionnalité) de quelque chose,
visée qui est déterminée comme rapport à une objectité. Mais l'objet
peut être intuitivement présent comme manquant: dans le deuxième
cas, l'expression n'en garde pas moins son sens, bien que la référence
à l'objet soit« non réalisée».
Est-ce à dite qu'il y ait quoi que ce soit comme du «sens» que l'on
pourrait isoler de cette référentialité de l'intention de signification?
Non, car précisément si la référence peut être non réalisée, n'en est-elle
pas moins «impliquée dans la simple intention de signification».
Signifier, de toute façon, c'est signifier un objet- ce qui ne veut pas dite
pout autant que l'objet soit ce qui est signifié au sens de la« significa-
tion». «Le nom, pat exemple, nomme en toutes circonstances son objet,
à savoir en tant qu'ille vise. »2 C'est dans le caractère de visée du signi-
fier- son intentionnalité- qu'est inscrite sa téférentialité, inéluctable
-même si elle n'est pas «réalisée» au sens d'intuitivement remplie. Eu
égard à cette téférentialité, l'intuition semble jouet le tôle de gardien,
dans la possibilité de donner pleinement l'objet, mais comme tel de
gardien extérieur, extrinsèque à l'acte même du signifier et au mode de
rapport original à l'objet que celui-ci institue. A preuve, la détermina-
tion possible de l'objet congruente à cet acte, conçu dans son originalité,
à savoir en tant qu'« objet nommé». Il est vrai que la présence de l'objet
dans l'acte de la nomination (et donc sa donation conforme aux caracté-
ristiques de cet acte) semble encore subordonnée à celle de l'objet dans
l'intuition: «Il ne s'agit pas d'autre chose que de la simple visée quand
l'objet n'est pas présent intuitivement, et, pat conséquent, n'est pas non
plus présent en tant qu'objet nommé (c'est-à-dite en tant que visé). »3 Le
remplissement de l'acte du signifier paraît donc lié à celui des actes
intuitifs gardiens de notre rapport aux objets, et la signification a donc
quelque chose à voit avec la connaissance des objets. Reste que le signifier

1. RL I, § 9, Hua XIX/1, p. 44; tr. fr. t. II/1, p. 43.


2. Ibid.
3. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 27

n'en est pas moins déjà un acte de plein droit, au sens où il instaure en
lui-même et par lui-même un rapport à l'objet, susceptible de se
déployer indépendamment de la donation intuitive de l'objet. n faut
donc distinguer plusieurs composantes dans les actes associés à ce que
l'on nomme habituellement la signification (ce qui donne son contenu,
son« sens» à un mot, un énoncé).
C'est ce que fait Husserl, en séparant les actes conférant la signijica-
tion et les actes remplissant la signijication. C'est en vertu des premiers
qu'il y a «sens». Les seconds ne font qu'illustrer la signification. Mais
l'erreur serait de croire que les premiers donneraient pour autant accès
à une sorte de vestibule de l'objet que serait la signification correspon-
dante, et dont les seconds fourniraient l'illustration intuitive en tel ou
tel objet. Les actes conférant la signijication sont eux-mêmes des rapports à
l'oT:fet. Les actes :remplissant la signification ne font qu'« actualiser la
référence objective», ce qui veut dire aussi bien qu'elle leur préexiste,
dans les actes mêmes conférant la signification. L'intuition n'apporte
rien d'autre que l'« actualité».
« On ne devrait pas dire, par conséquent, à proprement parler que .
1
l'expression exprime sa signijication (l'intention). » La signification n'est
rien qui préexisterait à l'expression, ou plus exactement aux actes du
signifier qui caractérisent celle-ci, et que cette dernière devrait alors
« exprimer». Elle se tient bien plutôt dans l'expression elle-même en
2
tant que lieu des actes du signifier • Le fait que les actes du signifier
«animent l'expression d'un sens» doit s'entendre, loin de toute inclu-
sion réelle d'un « sens» dans l'expression, dans le sens de l'institution
d'un rapport à l'objet. Ainsi serait «plus adéquate l'autre conception
de l'acte d'exprimer, selon laquelle l'acte remplissant apparaît comme
celui qui est exprimé par l'expression complète: comme lorsque, par
exemple, on dit d'un énoncé qu'il donne expression à une perception
ou à une fiction» 3• Dire que c'est l'acte remplissant qui est exprimé

1. Op. cit., p. 45; tr. fr. p. 44.


2. Au sens où, ibid. : « Pru: expression tout court, on entend donc, en règle générale,
l'expression animée d'un sens.»
3. Ibid.
28 - PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

pat l'expression, c'est souligner le sens du rapport à l'objet (en prin-


cipe donné dans le remplissement) comme donnée axiale de ce phéno-
mène qu'est le «sens», en tant qu'il donne son sens d'expression à
l'expression. C'est pat là même proposer comme «sens» quelque
chose qui ne saurait tenir lieu de teneur «réelle» de signification, un
pur rapport (le rapport à l'objet lui-même, tel qu'il est garanti par l'in-
tuition) et non une «entité». On remarquera d'autre part les varia-
tions possibles de l'intuition en fonction de la signification qui sont ici
suggérées: il peut s'agir d'une perception, mais aussi d'une fiction. Le
besoin d'intuition et la nature de celle-ci peuvent être déterminés par
la signification elle-même et le travail des actes du signifier qui la
fonde. n ne faudrait pas croire que le remplissement fournirait aux
actes du signifier un sens tout préparé et inamovible, en substitut
externe de l'entité « sens» que nous ne sommes que trop content
d'avoir expulsé de l'expression elle-même. Le sens n'est en fait rien
d'externe pas plus que d'interne à l'expression en tant que contenu
isolable dans l'acte du signifier, et à ce niveau il n'est pas plus vrai de
dire que l'expression exprime son propre remplissement que de lui
assigner quelque contenu immanent d'expression. De ce point de vue,
les formules avancées sont à préciser, dans l'élaboration plus complexe
du rapport entre remplissement et signification. Ce que va faire Hus-
serl dans les paragraphes qui suivent.
Le problème du signifier ne peut plus dès lors se poser que dans
les termes de celui de la référentialité du signifier : comment se cons-
titue-t-elle, en tant que mode original de rapport à l'objet? C'est ce
que signifie l'insistance de Husserl sur la déviation de l'intérêt objectif
des vécus de signification par rapport à la matérialité du signe. n ne
s'agit en rien d'opposer à l'inscription du signe on ne sait trop quelle
teneur de signification idéale qui serait thématiquemen t perçue dans
l'acte du signifier, mais de souligner le déplacement d'objet qui, de
l'objet perceptif que constitue lui-même le signe en tant qu'entité phy-
sique, conduit notre attention vers l' oijet qui est signijié en personne.
L'acte du signifier est marqué par une dissymétrie, une « non-équiva-
lence» fondamentale de ses composantes : pour ainsi dire, tout y est
donné au côté objectif de la signification, son pouvoir référentiel de
HUSSERL ET LE l:vfYTHE DE LA SIGNIFICATION 29

renvoyer à quelque chose qui n'est pas elle, qui la détermine comme
telle. Cela n'a pas de sens de vouloir se tenir dans l'immanence, que
cela soit physique ou psychique, de l'expression : celle-ci n'est gouver-
née par aucune autre loi que celle de la transcendance, que Husserl
appellera «intentionnalité» 1•
Que nous soyons retenus par la face physique de l'expression ou
que nous l'utilisions dans un vécu de signification «normal», nous
avons affaire de plein droit à un rapport à l'objet: dans un cas à l'objet
physique «expression», dans un rapport qui est un rapport intuitif
perceptif tout ce qu'il y a de plus classique; dans l'autre cas à l'objet
qui est« désigné» par l'expression, dans un rapport qui n'est pas intui-
tif (du moins pas nécessairement, donc pas essentiellement), que la
re RL n'a pas d'autre sens que d'essayer d'élucider. Or d'un rapport à
l'autre, dans la différenc~ même des objets, le contenu phénoménologique
immanent demeure le même (on «perçoit» la même chose). La différence
relève donc de ce que les Ve et VI" RL appelleront le « caractère
d'acte»2 , c'est-à-dire les modalités mêmes de l'intentionnalité. Le
signifier apparaît alors non pas comme une opération secondaire cons-
truite «sur la base» d'éléments intuitifs (même si assurément inter-
viennent en lui des combinaisons complexes qui relèvent de l'associa-
tion, notamment en ce qui concerne la part d'indication qu'il y a
toujours dans sa face expressivé), mais comme, de plein droit, une
autre modalité de l'intentionnalité. Le passage au signifier fournit dans
les RL une modification phénoménologique exemplaire: «Le phéno-
mène de l'objet demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se
modifie. »4 Ce qui n'a d'autre fonction que de mettre en lumière le
phénomène fondamental de l'intentionnalité en tant que structurant la
conscience, dans ses différences modales mêmes. Ce sur quoi Husserl
attire notre attention, dans une remarque méthodologique qui anticipe
sur l'acquis majeur des RL: «Tous les objets et toutes les références

1. Op. cit., § 10, p. 46; tt. f:r. p. 45.


2. Cf. RL V,§ 14, Hua XIX/1, p. 398; tt. fr. t. II/2, p. 187.
3. RL I, § 4, Hua XIX/1, p. 36-37; tt. fr. t. II/1, p. 33-34.
4. Op. cit., § 10, p. 47; tt. fr. p. 47.
30 PROBLÈME ET FORtvŒS DE LA SIGNIFICATION

objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont que par les actes de viser
essentiellement différents d'eux, dans lesquels ils nous deviennent pré-
sents, dans lesquels ils sont en face de nous justement en tant qu'uni-
tés visées.» 1 Le signifier apparaît alors clairement comme l'une des
catégories de ces« actes de viser».
C'est en tant que tel qu'il peut fonder quelque chose comme des
«significations» idéales, dans un :retournement («une objectivation»)
qui, s'il semble exposer de plein fouet Husserl à la critique du mythe de
la signification, ne mesure en fait que la dé:réalisation de la signification
elle-même, dans son impossibilité à constituer un objet par elle-même.
L'idéalité de la signification ne tient effectivement à rien d'autre qu'à
son caractère d' « acte» même, comme tel irréductible à la forme de tel
ou tel objet, mental ou physique. En effet, lorsque Husserl, au § 11,
«objective» la description en distinguant l'expression elle-même, son sens
et l' oijectité correspondante, le sens de l'entité intermédiaire (le« sens»
précisément) ne peut être que celui de l'idéal-spécifique des actes concernés :
il s'agit de l'unité des actes qyant telle ou telle signification. Si la signification
est cette unité même, cela veut dire qu'elle n'est justement rien que ces
actes puissent« avoir» comme une entité qui leur préexisterait ou serait
isolable en leur sein: la signification ne tient dans rien d'autre que dans
l'identité d' effectuation de l'acte, identité qui ne s'illustre et ne s'assigne
dans rien d'autre que dans sa répétition éventuelle. Pour Husserl aussi,
d'une certaine façon, donner la« signification» d'une expression, ce ne
peut être que la :répéter: l'identité qu'est la« signification» elle-même ne
s'assigne que dans la répétition idéalisante et n'a pas d'autre consistance.
Elle est« à même» l'acte, propriété de l'acte lui-même en tant qu'il se
spécifie. n n'en :reste pas moins que cette thèse de la «signification
idéale», dans sa provenance bolzanienne, confirmée ici par le retour en
force du mythe de la p:roposition2 , soulève de grandes difficultés, sur les-
quelles nous reviendrons.

1. Op. cit., p. 48; tr. fr. p. 48.


2. RL I § 11, Hua XIX/1, p. 51; tr. fr. p. 51: «C'est aussi cette unité idéale que l'on
a en vue quand on désigne "le" jugement co=e étant la signification de "la" proposition
énoncée (Aussagesat:(). »
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 31

L'important est ce par rapport à quoi se définit la signification, en


tant que ce qu'elle n'est pas: là réside le sens de son idéalité. Si la signi-
fication ne peut s'identifier à des actes mentaux du locuteur qui y
seraient exprimés comme tels ou à quelque autre donnée, connue ou
non de lui, mais qui serait de toute façon communiquée là par lui,
c'est que le signifier est lui-même un acte, par rapport auquel la signi-
fication n'est rien d'extérieur, mais dans lequel seulement elle se cons-
titue, au sens où elle se détermine, se délimite. L'acte de juger que je
manifeste dans un jugement n'est pas la signification de la proposition
énonciative qui serait censée l'exprimer, on ne peut pas dire qu'il soit
ce que l'énoncé «veut dire» dans la mesure exacte où il n'y a rien que
l'énoncé «veuille dire», il y a ce qu'il dit, et la signification, comme
détermination du dire, ne se constitue nulle part ailleurs que dans le
dire lui-même, comme son unité spécifique. C'est en ce sens qu'elle ne
relève ni d'un catalogue des contenus mentaux, ni d'un catalogue des
objets eux-mêmes: son sens de ne pas être un« acte» elle-même ne
s'entend que comme inhérence à une certaine classe d'actes, une fois
prise la mesure de leur caractère intentionnel. Car si ce qu'énonce
l'énoncé reste la même chose quelle que soit la personne qui le formule
et quelles que soient les circonstances dans lesquelles il est formulé, il
ne faut d'autant pas croire qu'il y ait là quoi que ce soit d'objectif:
c'est assurément dans l'identité de l'objet énoncé que s'assigne l'iden-
tité de la signification concernée; mais cette dernière identité n'est cer-
tainement pas celle de l'objet lui-même, ni d'un objet en général, mais
celle du rapport même à l'objet, dans ce rapport particulier qui est
l'acte du signifier. C'est ce que manifeste la théorie de l'état de choses
(Sachverhalt), dans son indépendance relative par rapport à l'objet.
<<L'état de choses [signification de l'énoncé en tant qu'énoncé com-
1
plexe] demeure ce qu'il est, que nous aff1:t1llions sa valeur ou non. »
C'est-à-dire: le sens dans la configuration qu'il dessine Q.' état de
choses qu'il détermine) demeure le même que l'objet soit donné
conformément ou non, son identité d'état de choses n'est pas celle de

1. Op. cit., p. 49; tt. fr. p. 50.


32 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION

l'objet lui-même. Mais est-ce à dire pour autant qu'il constitue à lui
seul un objet? Certainement pas, dans la mesure où le sens de l'état de
choses ne se découvrira à l'analyse autre que de définir une configura-
tion de :rapport à l'objet. C'est inscrit dans le ca:tactè:re intentionnel
même de la fonction de signification, une fois de plus :téaffi:tmé avec
fo:rce, à l'heure même de l'abstraction de la signification idéale, unique
solution trouvée, en bon platonisme, à la question de l'identité de la
signification: «Tout énoncé, qu'il exe:tce une fonction de connais-
sance ou non, a son intention, et la signification se constitue dans cette
intention comme étant son ca:ractè:te spécifique d'unité.» Telle ou telle
signification ne se détache donc comme rien d'autre que comme le
ca:ractè:te d'unité d'une famille d'intentions, dans l'identité indéfini-
ment :reprise et :répétée de l'acte lui-même.
A p:teuve: l'impossibilité d'use:t de ce concept idéal de significa-
tion au titre de l'inte:tp:tétation familière de l'énonciation qui voud:tait
que l'énoncé« exprime "sa" signification», depuis le début combattue
ou tout au moins :tendue problématique pa:t Husserl. Pa:rle:t de« signi-
fications exprimées» est fondamentalement équivoque et inadéquat.
Enco:re faut-il se :tappele:t que «toute expression, non seulement
énonce quelque chose, mais énonce sur quelque chose; elle n'a pas seule-
ment sa signification, mais elle se :rapporte aussi à des oijets quels
qu'ils soient» et que «jamais l'objet ne coïncide avec sa significa-
tion»1. Il y a ce qu'on dit et ce sur quoi on dit. Mais d'une certaine
façon l'un et l'autre sont indissociables, et c'est le mystè:te du sens en
tant qu'« acte» que d'articuler cette distinction impossible: «Naturel-
lement l'un et l'autre n'appartiennent à l'expression qu'en vertu des
actes psychiques donateurs de sens.» La :téfé:tentialité de la pa:tole en
tant que capacité à pa:rle:t de quelque chose n'est pas distincte du sens
lui-même en tant que non seulement celui-ci la pe:tmet, mais il est cette
:téfé:tentialité elle-même: il n'a d'autre sens que d'assigner à la pa:tole
un objet et le fait d'« énonce:t sur quelque chose» :relève des actes
donateurs de sens eux-mêmes (et non des actes :remplissant le sens) de

1. Op. cit., § 12, p. 52; tt. fr. p. 53.


HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 33

plein droit, sans même que l'on puisse dire qu'il s'agisse d'un acte
«édifié sur eux». On dit simultanément que et sur et c'est cette struc-
ture plutôt que l'une ou l'autre de ses faces qu'il faudra appeler le
«sens».
La structure est manifeste dans le cas de la nomination: « Ce sont
les noms qui offrent les exemples les plus clairs pour la distinction
entre la signification et la relation à l'objet. »1 Pour leur distinction
assurément, mais aussi pour leur association, qui n'est rien d'externe
mais leur principe même. Suivent les fameux exemples frégéo-husser-
liens sur Le vainqueur d'Iéna et Le vaincu de Waterloo. Ces noms signi-
fient différemment, mais ils nomment un seul et même objet. Mais la
différence du rapport met ici en lumière, tout autant que sa variabilité
et sa possible« déclinaison», sa fondamentale identité de rapport: dans
un cas et dans l'autre, il s'agit du même objet et surtout d'un rapport
à l'objet. La différence même des «sens» ne se concevrait pas en
dehors de cet horizon du rapport à l'objet.
Ce modèle est pour Husserl un modèle général, qui concerne
l'essence du langage (ou plutôt du« signifier», car le rapport de l'un
à l'autre demeure certes obscur) en tant que tel. D'où son extension
spectaculaire au-delà du cas de la simple nomination, à travers la
théorie de l'état de choses, ici réactivée: « n en va de manière ana-
logue [à celle des noms] pour toutes les autres formes d'expressions,
bien qu'en ce qui les concerne, parler de rapport à l'objet présente,
en raison de leur diversité, quelques difficultés. »2 Toutes n'en ont pour-
tant pas moins un oijet. D suffit pour cela de redéfinir correctement le
concept d'« objet», correctement c'est-à-dire conformément aux
réquisits propres de la modalité signitive de l'intentionnalit é en tant
que rapport à l'objet de plein droit, qui a «ses» objets, pour ainsi
dire taillés sur mesure pour elle. C'est ce que fait la théorie du
Sachverhalt, redéfini selon sa face objective (comme «objet» du dis-
cours, ce sur quoi l'on dit) comme Sachlage. Husserl fait ici un grand
pas en avant dans le sens de la mise en évidence de l'irréductibilité

1. Op. cit., p. 53; tr. fr. p. 53.


2. Op. cit., p. 54; tr. fr. p. 54-55.
34 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de la modalité signitive de l'intentionnalité à ses modalités intuitives,


au moins prises dans leut acception naïve: en effet l'objet qu'est la
Sachlage, situation globale dans laquelle se trouvent pris des termes
sans que l'on puisse thématiquement les distinguer (« S est p » par
exemple), en tant qu'objet du discours, s'éloigne du modèle de l'ob-
jet atomique de perception tel qu'il est donné à l'intuition et tel qu'il
gouvernerait l'énonciation dans une interprétation trop fruste de
l'intentionnalité signitive, rabattue unilatéralement sut son fonde-
ment perceptif (« S » serait alors à lui seul l'« objet» du discours·
concerné) 1. Ce sont les exigences propres du « sens» comme régime
spécifique de l'intentionnalité qùi conduisent Husserl à étendre et à
redéfinir ainsi, dans une percée phénoménologique fondatrice, le
domaine de l'objectité. Car il faut que le «sens» «ait un objet». Il
n'a d'autre «sens»!
S'il faut donc distinguer la «signification d'une expression et sa
propriété de se diriger en la nommant, tantôt vers telle réalité objec-
tive, tantôt vers telle autre» (puisque la signification comme rapport à
l'objet peut varier sans que l'objet nommé change, ou inversement), il
n'en est pas moins vrai« qu'une expression n'acquiert de rapport avec
une réalité objective que du fait qu'elle signifie et qu'on est, par consé-
quent, en droit de dire que l'expression désigne (nomme) l'objet au
mqyen de sa signification, ou encore que l'acte 'de signifier constitue le
2
mode déterminé de visée de l'objet en question» • Seulement la signi-
fication peut varier, l'objet restant identique; c'est alors le rapport à
l'objet qui se modifie (se respécifie), l'orientation vers l'objet demeu-
rant la même.
C'est parce que le rapport à l'objet est le fait de la signification
elle-même (ce qui ne veut dire en rien que celle-ci soit un objet, ce
serait méconnaître le principe même de l'intentionnalité) qu'on ne

1. La théorie de l' «intuition catégoriale» viendxa (dans une certaine mesure seule-
ment, voir notre chapitre IV) corriger ce déséquilibre initialement ouvert par la I'" RL en
faveur de la modalité signitive de l'intentionnalité. Il peut y avoir intuition de l'« état de
choses». Cf. RL VI, Hua XIX/2, § 48, p. 684-85; tr. fr. t. III, p. 190.
2. RL I, § 13, Hua XIX/1, p. 54-55; tr. fr. t. II/1, p. 55-56.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 35

peut sérieusement distinguer deux faces dans l'expression, et qu'un


examen plus attentif des vécus d'expression, à la lumière de leur fonc-
tion de connaissance, toujours possible en droit (dans la mesure où il
y a objet), ce qui ne veut dite assurément ni qu'elle soit nécessaire-
ment effectuée, ni que, effectuée, elle soit nécessairement couronnée
de succès, mettrait en lumière qu'il n'y a en réalité pas deux faces dans
l'expression, mais qu'au contraire «l'essence de l'expression réside
exclusivement dans la signiE.cation» 1• Le tout est de se prémunit
contre «l'erreur d'après laquelle on pourrait sérieusement distinguer,
dans l'acte donateur de sens, deux faces qui donneraient à l'expression,
l'une la signification, et l'autre la détermination de son orientation
vers l'objet» 2•
Mais le fait est que le signifier est une relation déterminée à l'objet
- c'est en cela qu'il peut y avoir« signification». En d'autres termes,
l'ostension de l'objet lui-même ne suffira jamais à caractériser le signi-
fier comme tel c'est-à-dite comme tel ou tel, dans .son pouvoir de
détermination du rapport à l'objet. Déterminer le rapport à l'objet, c'est
assurément déterminer de quel objet il s'agit, mais pas seulement: il
s'agit également de déterminer comment- dans cette relation du signi-
fier - est cet objet. Pour faite droit à la spécificité intentionnelle du
signifier, il faudra donc distinguer l'objet lui-même et d'autre part
«son corrélat idéal dans l'acte de remplissement de signification qui le
constitue, à savoir le sens remplissant» 3 • L'objet est ce qui au moins en
droit serait donné s'il y avait connaissance de ce dont il est parlé. Mais
s'il était donné (ce qui vaudrait remplissement de la signification
concernée), il le serait alors, dans le fusionnement des actes de
connaissance et des actes du signifier, dans le signifier lui-mémé, c'est-à-
dite aussi bien selon ses déterminations , « de la même manière qu'il est

1. Op. cit., p. 55; tt. fr. p. 56.


2. Op. cit., p. 55; tt. fr. p. 57. C'est, d'après Husserl, l'erreur de Twardowski.
3. Op. cit., § 14, p. 56; tt. fr. p. 57.
4. Lorsque je parle de quelque chose de présent, j'en parle comme présent et non en
sachant par ailleurs que c'est présent, du moins dans le cas d'un énoncé affirmatif normal.
Alors la connaissance ne vient pas s'adjoindre de l'extérieur à la parole: la parole elle-même
est connaissance, dans la connaissance exprimée.
36 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

vzse pa:t la signification». C'est ce sens qui est sens de l'oijet donné
(c'est-à-elire donné tel qu'il était visé dans le sens) que Husserl nomme
«sens remplissant». li n'y a pas besoin que l'objet soit actuellement
donné pour qu'il y ait intention de signification (donc sens), mais, s'il
est donné, cela ne modifie donc pas seulement l'intention de connais-
sance (~tuitive) correspondante , ily a aussi un remplissement propre au
signifier. Ce n'est rien elire d'autre si ce n'est que la signification est une
modalité intentionnelle de plein droit, ayant ses propres conditions de
satisfaction (de« :templissement »), même si celles-ci sont unies par des
liens complexes à celles des autres modalités - intuitives - de l'inten-
tionnalité, censées être gardiennes de l'objet.
Là où l'objet est visé signitivement et en même temps donné intui-
tivement sur le mode même selon lequel il est signifié, «l'objet à la
fois visé et donné ne nous est pas présent comme double, mais seule-
ment comme un». Le fait qu'il soit donné comme visé (selon les
conditions de sa visée) assigne le sens remplissant de l'expression à
travers laquelle il est visé, sens en lequel se déte:rmine le sens lui-même
de cette expression en tant qu'elle fait sens (c'est le propre des actes du
signifier), mais toujours d'une façon déte:rminée, comme telle ou telle
expression. Toute expression a un sens remplissant et c'est ce en quoi
elle se déte:rmine comme telle ou telle expression (les conditions de la
satisfaction délimitant toujours la capacité de l'intentionnalit é à se
déte:rminer, dans le registre signitif de l'intentionnalit é comme dans
les autres).
Le sens remplissant n'est rien d'autre que le «même» de la signifi-
cation, ce qui fait que des actes du signifier pluriels signifient «la
même chose» et peuvent être compris comme tels. li est par là même
ce en quoi l'objet de l'intention de signification (puisque, dans son
caractère intentionnel, il lui est essentiel d'avoir un objet) s'assigne
comme «le même»; mais il n'est pas lui-même cet oijet: il est l'objet en
tant que donné dans l'acte du signifier, en tant donc que sens réalisé
de cet acte, puisque cet acte est prestataire de «sens», «fait sens»
d'une manière accomplie. Le mode de présence de l'objet qui répond
à cet accomplisseme nt est conforme aux conditions de l'intention de
signification elle-même: c'est une présence proprement signitive, qui
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 37

ne se réduit en rien aux modalités de la présence perceptive qui peut


éventuellement l'accompagner et la fonder. Signifier, c'est forcément
«faire sens», qu'il y ait :templissement ou non, et que l'objet du signi-
fier soit signillé comme donné (auquel cas il est également donné comme
signifi~ dans l'horizon de la signification elle-même) ou non. Mais le« faire
sens» n'acquiert sa plénitude complète que dans cette transparence du
sens dans laquelle se dit l'adhérence du langage à son oijet, lo;rsque la visée
signitive de l'objet s'accompagne de la donation en personne de l'ob-
jet confo:tmément aux conditions mêmes qui sont celles de cette visée.
Ce en quoi la modalité signitive de l'intentionnalit é dessine des condi-
tions propres de donation dans sa spécificité i:t:téductible de visée.
L'exemple pris pa:r Husserl, celui des oijets fictifs, est particulièremen t
frappant, puisqu'il :ressortit bien aux conditions d'un :templissement
qm n'a de sens que selon l'élargissement du sens de l'objectité qui a
été imposé pa:t les conditions mêmes de la modalité signitive de l'in-
tentionnalité et d'elle seule, et donc pa:t les exigences du« sens» même
en tant que celui-ci est p:toducteu:r d'objets (mais aussi, en besoin d'in-
tuitions et de :templissement , complémenté et transcendé par ses pro-
pres objets). Le« sens)>, en tant que modalité originaire de l'intentionnalit~ a
alors créé la possibilité de nouveaux oijets.
Le problème classique bolzanien des «:représentation s sans objet»
vérifie ce dispositif. Toute expression a de soi une signification: elle
n'a d'auqe fonction que de «faire sens». Une expression dépou:rvue
de sens n'est rien d'autre qu'une parodie d'expression, mimant pa:t le
simple fait de l'articulation les contours d'un complexe phonique signi-
fiant (Abracadabra). Ou bien alors c'est une expression composée
d'unités signifiantes, mais mal composée, de sorte que l'assemblage est
comme tel dépou:rvu de signification (Vert est ou). Ce de:tnie:t fait
attire notre attention su:t le fait massif des :règles d'usage propres à la
signification: on ne peut pas faire n'importe quoi avec les actes du
signifier, ils ont une logique p:topre, qui n'a rien à voir du :teste avec
une éventuelle vérité. La composition du sens obéit comme telle à des

1. Op. cit., p. 57; tr. fr. p. 58-59.


38 PROBLÈlvŒ E'T FORMES DE LA SIGNIFICATION

lois, qui sont propres au signifier: ce n'est rien d'autre que ce que l'on
appellera la grammaire1• L'existence de ces lois, dans la mesure où
elles se situent purement au niveau du signifier et ne garantissent rien
d'autre que sa possibilité, prouve l'autonomie de ces actes dans leur
spécificité. Ce qui garantit contre le «non-sens» ne relève de rien
d'autre que des exigences propres du signifier lui-même, dans la
mesure où il n'est pas informe, mais déploie une variété d'actes mor-
phologiquem ent déterminés. Il y va une fois de plus de la découverte
que le signifier constitue un acte de plein droit, c'est-à-dire un rapport
à l'objet plein et autonome, comportant ses gains et ses exigences pro-
pres. Ce que viennent confirmer les lignes suivantes :
« Cest dans la signification que se constitue le rapport à l'objet. Par
conséquent, employer une expression avec sens, et se rapporter par une
expression à l'objet (se représenter l'objet), c'est là une seule et même
chose. La question n'est nullement, en l'occurrence, de savoir si l'objet
2
existe ou s'il est fictif, voire même impossible. »

La signification de toute façon donne un objet, quel que soit lesta-


tut de cet objet selon les autres modalités de l'intentionna lité. C'est ce
qu'il faut entendre dans le retourneme nt husserlien paradoxal du pro-
blème classique des «objets inexistants» . L'être signifié («dénoté»)
est un mode d'existence propre de l'objet au sens où il répond à un
mode intentionnel de rapport à l'objet de plein droit, et les objets
signifiés sont donc absolument des objets, au même titre que les tables
et les chaises du monde perceptif (tables et chaises qui sont elles aussi
éventuellem ent, et sans doute nécessairem ent, signifiées). Mais cela au
sens où la signification est u:g_ mode de rapport à l'objet et en aucun
cas l'objet lui-même ou un quasi-objet, un «deuxième objet».
Lorsqu'on dit que la signification de l'expression «une montagne
d'or» par exemple renvoie à un objet qui, du reste (c'est-à-dire en l'oc-
currence dans le monde perceptij), n'existe pas, on ne veut absolument pas
dire qu'elle n'indiquerai t que «sa propre signification », en l'absence
d'objet, ou un objet qui n'est rien d'autre que cette signification elle-

1. Cf. RL N, § 14, et notre chap. N.


2. RL I, § 15, p. 59; tr. fr. t. II/1, p. 61.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 39

même. Bien plutôt, le fait que cette expression soit pourvue de signi-
fication, quel que soit du reste son rapport avec ce que l'on a coutume
d'appeler «le réel», n'indique rien d'autre que l'accomplissem ent en
elle d'une prestation d'objet, sur ce mode original, non forcément
recouvert par les autres modes de l'intentionnalit é, qu'est le signifier.
La «signification» alléguée n'est que le rapport à ce même objet. Le
caractère fictif de l'objet s'avère par après selon d'autres prestations
intentionnelles , qui ne relèvent pas en droit du signifier, mais il ne
saurait en rien identifier la signification concernée à un objet de sub-
stitution. En fait, il suffit de signifier pour avoir rapport à des objets,
mais l'inverse est vrai aussi bien: signifier, c'est toujours déjà avoir
rapport à l'objet, on ne peut retenir la signification sur la route de
l'objet. La signification« toute seule» ne peut jamais se rencontrer: tel
est paradoxalemen t le résultat du problème des «objets inexistants»,
qui nous conduirait si facilement à hypostasier la signification et à en
faire un mauvais substitut de l'objet. S'y reconnaît au contraire la
puissance d'objectivité immédiate du signifier, par mais aussi résolu-
ment au-delà de la signification, dans sa capacité de se rapporter à des
objets qui ne sont qu'à lui, et s'y manifestent la vitalité et l'originalité
de son activité intentionnelle en tant qu'elle est pleine et entière et n'a
pas besoin d'autre registre intentionnel pour l'étayer (même si elle en
a besoin pour la compléter, mais la réciproque serait aussi vraie).
Cette percée husserlienne en direction du caractère intentionnel
des actes du signifier (et simultanément de l'intentionnalit é en général,
puisque l'analyse des vécus du signifier en constitue le laboratoire)
trouve sa contre-épreuve au chapitre II de la rr• RL, dans ce qui ne se
présente comme rien d'autre que comme une critique du mythe de la
signification.
La théorie avec laquelle Husserl se débat au début de ce chapitre
est effectivement celle qui identifierait la signification à un stock
d'images mentales accompagnant l'acte du signifier, «représentatio ns»
de l'objet ou, sur un mode ou sur un autre,« quasi-objets». La signi-
fication n'est en aucun cas de l'ordre de l'image adjointe de manière
constante à l'expression, et comprendre une expression ce n'est pas
retrouver les images associées, comme si le signe réveillait simplement
40 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

les mêmes entités déjà prêtes d'une boîte noire mentale à une autre. A
preuve: la conscience d'identité de la signification peut subsister
même là où les images associées à l'acte du signifier sont fort varia-
bles. Et que dire des «images» associées aux formes supérieures du
calcul mathématique? Ce qui se joue là, c'est le décrochage fondamen-
tal de la modalité signitive de l'intentionnalit é par rapport à l'en-
semble de ses modalités intuitives, qu'elles soient perceptives ou ima-
ginatives du reste. L'otiginalité et l'irréductibilité de la modalité
signitive y sont suspendues. C'est très exactement ce que mesure la
défaite du« mythe de la signification»: car qu'exptime-t-il d'autre que
le besoin irréfléchi de combler le déficit d'intuitivité constitutif de la
modalité signitive de l'intentionnalit é en réinventant en son sein
quelque chose comme les entités intuitives manquantes (les « significa-
tions» en guise d'images, ou même comme images), ce qui revient aussi
bien à ignorer son mode de fonctionnemen t propre, et même simple-
ment la propriété de son fonctionnemen t? De ce point de vue, dans sa
ctitique anti-mentaliste , la ?' RL de Husserl apparaît tout simplement
comme le terrain de la découverte du signifier comme tel, dans son originalité
irréductible, et démythologisée .
Dans le signifier, il n'y a pas d'images ou de contenus que l'on
pourrait retrouver, et c'est une mauvaise compréhension de la com-
préhension que de la comprendre de cette façon. n faut bien saisir
que le « sens» n'est pas une partie du vécu, ou tien qui existerait
comme tel dans la conscience du signifier et puisse par là revêtit la
dignité de l'image. Ce qui éloigne Husserl de toute théotie du sens-
image, c'est le ptincipe fondamental de l'imperceptibilité du sens, qui
révèle la structure même de l'acte du signifier. Signif;ier, ce n'est
jamais énoncer du sens, pas plus que comprendre ne serait le recueil-
lir comme une chose ou une image. Dans les actes du sens, dans
leur réciprocité, ce qui apparaît et se donne à connaître, c'est l'objet;
le sens lui-même n'apparaît pas.
Mais alors, à supptimer ainsi le «sens» et tous les doubles intuitifs
que l'on pourrait lui procurer, que nous reste-t-il par rapport à l'acte
du signifier, si ce n'est simplement le mot et !'oijet? En l'absence de
troisième terme-réel, c'est-à-dire isolable comme une entité spécifique
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 41

dans l'acte du signifier, il se pourrait que le modèle prégnant de la


nomination nous ait bel et bien porté vers une forme particulièrement
corrosive de n<Jminalisme. Cette objection n'a de sens que dans la
mesure où Husserl est très conscient que la mise en évidence du carac-
tère originairement et absolument intentionnel du signifier n'a d'autre
sens et d'autre portée que la remise en question radicale de tout mythe
de la signification: objet mental ou objet référentiel, de toute façon la
signification n'est pas un objet. Reste alors à rendre compte pourtant
de la spécificité du signifier, sur laquelle le nominalisme reste muet,
emporté qu'il est par la récusation de son hypostase.
On pourrait croire, dit Husserl lui-même, qu'il «identifie le mot
avec l'idée» 1• Affirmation pour le moins déconcertante en vérité,
puisque les critiques trop rapides de Husserl, analytiques ou continen-
taux du reste, ont plutôt l'habitude de lui reprocher exactement le
contraire. Mais la raison en est évidente, et on ne peut qu'admirer la
perspicacité de Husserl à se critiquer lui-même. C'est qu'il s'est débar-
rassé du « troisième terme», et s'il en récolte (ce qu'on ne lui reconnaît
habituellement pas) tout le mérite, il en engrange aussi toutes les apo-
ries. Celles-ci ne font que dessiner la problématicité, incomprise de
beaucoup de lecteurs qui n'y voient qu'un résidu psychologisant de la
notion d'« acte».
A partir du moment où on s'est débarrassé des images mentales (et
toute la phénoménologie est un effort pour êliminer cela), comment
éviter la pure et simple confrontation entre les mots en tant que sim-
ples objets physiques et les choses ·elles-mêmes (en laissant même de
côté la question de~ savoir si celles-ci sont nécessairement du même
ordre que ces signes, donc purement physiques) ? Comment «un mot,
une proposition, une formule» peuvent-ils «être compris, alors que
d'après notre théorie il n'y a là, au point de vue intuitif, rien d'autre
que le corps sensible, sans esprit de l'idée, tel trait matériel sur le
papier» 2 ? On pourrait rétorquer qu'il faut sans doute aussi renoncer
alors au «mythe de la compréhension», grain qui reste à moudre au

1. Op. cit., § 18, p. 71; tt. fr. p. 75.


2. Op. cit., loc. cit.
42 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

moulin du réductionnisme. T'el n'est évidemment pas le point de vue


de Husserl qui, quant à lui, part du fait de la compréhension et de la
signification, comme horizon du« faire sens», toujours déjà donné. Le
fait est que nous comprenons ce qu'on nous dit et que tout acte de
langage signifie (c'est son mode même d'exister) et il faut rendre
compte du phénomène comme d'un fait indiscutable. En rendre
compte c'est-à-dire, en bonne phénoménologie, non pas l'expliquer,
mais le décrire, le moins mal possible.
Cette description met précisément en jeu le concept d'« acte», qui
n'est en rien un troisième terme entre les deux autres (le mot et l'ob-
jet), mais ce qui fonde leur sens à l'un et à l'autre, comme leur rapport
même. De ce point de vue, le modèle de la nomination, qui risquait
d'absorber le langage dans la pure superficialité des signes, existant
comme différents «noms» les uns à côté des autres comme autant
d'étiquettes pour les objets, se révèle plus complexe à l'analyse, et il
faut revenir à la critique de la théorie millienne de la connotation
esquissée à la :6.n du chapitre I de larre RL. La nomination n'est un
modèle absolu que pour autant que son interprétation est en fait déjà
révisée à la lumière de l'intentionnalité. Pour Mill, les noms propres
(et eux seuls il est vrai, mais cette théorie peut être généralisée dans le
sens d'un nominalisme pur et dur) n'avaient pas de signification, ils
étaient ravalés au rang de simples indices: ainsi, dans leur cas le mot
renvoie directement à la chose comme la simple marque de son exis-
1
tence. D n'est rien de plus que le trait de craie de l'histoire d'Ali Baba •
Or ce n'est pas vrai: même le nom propre remplit bel et bien une
fonction expressive, qui ne saurait être réduite à celle de l'indice. Ce qui
caractérise phénoménologique ment l'indice, c'est qu'il est perçu
comme tel, que l'attention s'y arrête, pour rebondir vers l'objet indi-
qué, dans la conscience du lien de l'un à l'autre. Or le nom propre, qui de
ce point de vue est bien un mot comme les autres, au sens fort du
terme, ne retient pas l'attention en tant que tel. On n'infère pas de lui
l'existence d'une personne correspondante, pas plus qu'on ne la recon-

1. Op. cit., § 16, p. 64; tr. fr. p. 65.


HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 43

naît dans un acte mental préalable (même si cela peut arriver, mais
c'est alors un problème de mémoire, non de langage). Le nom, en tant
qu'il est normalement utilisé, renvoie immédiatement à la personne qu'il
dénote: sa fonction est précisément d'orienter l'attention de la cons-
cience vers elle, en tant qu'elle est signifiée. On n'a pas les noms en
regard des choses, et il ne s'agit pas de coller des étiquettes, même
dans le cas du nom propre. On a la chose «à travers» le nom, à même
lui, et c'est là tout le problème de la signification, comme mode de
rapport à l'objet, et non au signe lui-même qui, comme tel, n'est
qu'une fonction. L'indication à nos yeux relie la matérialité de deux
«choses»: le nom et l'objet. La signification nous relie directement à
une seule et même chose Q.'objet désigné, «nommé»), sans que le rap-
port d'une chose à une autre soit autre chose qu'un étai 1• C'est en rai-
son de ce caractère fonctionnel du nom propre qu'il peut, au même
titre que les autres mots du langage, 'faire partie d'expressions signi-
fiantes complexes et donc se plier aux lois de composition de la signi-
fication: lui-même signifie.
Ainsi pour nous, dans la" compréhension d'un mot en général, « ce
n'est pas le simple symbole qui est présent, c'est bien plutôt la com-
préhension qui est là, ce vécu d'acte particulier qui se rapporte à l'ex-
pression, l'éclaire de part en part, lui confère une signification et par là
un rapport à l'objet» 2•
Cette modification a tous les caractères d'une modification inten-
tionnelle et, dans l'analyse husserlienne, n'a précisément d'autre fonc-
tion paradigmatique que de mettre en évidence le caractère intention-
nel du signifier lui-même, comme propriété d'aucun objet, pas plus
mental que physique, mais rapport à l'objet même. «La manière d'être
d'un objet ne se modifie pas quand celui-ci prend pour nous la valeur
d'un symbole. »3 C'est dire que d'une certaine façon les mots ne sont
que des objets comme les autres. Le fait de signifier ne modifie pas le
contenu de ce qui est expérimenté au titre du mot, et l'on ne peut

1. Cf. op. cit., § 2.


2. Op. dt., § 18, p. 71; tr. fr. p. 75.
3. Op. dt., loc. cit.
44 PROBLÈME ET .FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

donc pas elire que le sens corresponde à quelque. marquage objectif du


mot que ce soit. Le sens peut advenir, l'objet reste identique. Faut-il
alors croire que le fait de faite sens rienne à l'adjonction à l'objet phy-
sique «mot>>, resté identique, de quelque second objet d'une autre
nature, d'un contenu mental en d'autres termes? Tel n'est assurément
pas le cas et c'est certainement la pointe de la théorie husserlienne de
l'intentionnalité du signifier: «Un nouveau contenu psychique n'est
1
pas non plus venu s'ajouter de lui-même à l'ancien. » Non, c'est le
même contenu (donc celui de la manifestation physique du mot) qui a
modifié sa manière de se présenter, son «mode de donnée» : mystère
de l'être intentionnel de la conscience, découvert ici par Husserl en
même temps que (et sur) celui du signifier. «Le contenu, tout en res-
tant le même, a modifié sa manière d'être psychique, il nous impres-
sionne différemment, il ne nous apparaît plus seulement comme un
trait matériel sur le papier, mais le phénomène physique vaut comme
un signe que nous comprenons. »2 Ce qui se dit ici de façon encore
impropre dans le concept psychologisant de «manière d'être psy-
chique» (pat opposition à la «manière d'être de l'objet», mais aussi
bien de l'objet physique que de toijet mental, sinon le sens serait bien
adjonction ou substitution d'un autre contenu mental au contenu
mental initial, ce qu'il n'est pas), c'est l'intentionnalité. Nous «vivons
dans la compréhension»: c'est elire qu'elle est un acte de la vie de
conscience dans lequel nous nous tenons et sur lequel la vue de der-
rière est impossible. Le « sens» a lieu ou non comme fait de signifier,
mais il n'est rien qui serait compris dans son propre avoir lieu comme
élément réel de ce signifier. C'est ce qui explique ce paradoxe qui est
que dans le signifier le signe disparaît: le signifier en fait n'a pas
besoin d'intermédiaire entre lui et l'objet qui est signifié, pas plus d'in-
termédiaire psychique (le « sens» en un sens réel) que d'intermédiaire
physique (le signe qui, dans la conscience maintenue qu'on aurait de
lui, appellerait un sens pour le compléter et le dépasser tout à la fois).
En matière de langage, le modèle de l'interprétation n'est pas le bon:

1. Op. cit., loc. cit.


2. Op. cit., p. 71; tr. fr. p. 76.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 45

il n'est pas v:rai en :règle générale que nous ayons à inte.tp:réte:r les
signes, c'est-à-di:te à leu:r ajoute:r quelque chose, mais c'est.leu:r percep-
tion même (même« contenu» que leu:r perception physique) qui fait
immédiatement sens. «Nous n'effectuons pas un acte de :représentation
ou de jugement se :rapportant au signe en tant qu'objet sensible, mais
un acte tout différent, et d'une autre espèce, qui se :rapporte à la chose
ainsi désignée. »1 L'idéalité de l'objet du signifier s'évadant de la pré-
sence sensible du mot ne :renvoie d'autant et pourtant à aucun nou-
veau contenu. Le contenu est le même, et si l'objet se donne à di:te
(forme originale et i:t:réductible de donation) c'est dans le signe sen-
sible même, dans le même contenu sensible.
Ainsi s'énonce ce qui est le résultat fondamental de la f' RL, à savoi:t
le caractère purement intentionnel du signifier, en tant que « ca:ractè:re
d'acte», et rien que cela.
Cette intuition n'a pu se développer, dans une pe:rcée phénoméno-
logique :radicale et extrêmement problématique, que su:r les décombres
du mythe de la signification. Tout l'enjeu de l'analyse husse:rlienne en
effet était de se débarrasser d'une mauvaise entente du sens comme
«troisième terme», entente qui lui était connue et p:tenait pou:r lui la
valeu:r d'un obstacle épistémologique pa:rticuliè:rement important
puisque inte:rne à l'école même de Brentano, d'où lui vient l'acquis
fondamental des RL, à savoi:t le concept d'intentionnalité, mais sous
une forme inutilisable comme telle. La découverte du ca:ractè:re origi-
nairement et, faut-ille di:te, originalement intentionnel du signifier n'a
d'autre portée que de dét:rui:te une conception sémantique de l'inten-
tionnalité, qui, plaçant le sens dans l'intentionnalité et en faisant un
moyen de l'intentionnalité, un terme intermédiaire, a pou:r consé-
quences 1 /d'occulter le sens géné:ral de l'intentionnalité comme :rap-
port di:tect aux objets eux-mêmes, 2/ d'obstruer le sens intentionnel
du« sens» lui-même et de fai:te oublie:r que le sens est lui-même le pro-
duit d'une activité intentionnelle. C'est ce qui explique la fixation cri-
tique de Husse:rl su:r la théorie de l'image, qui en fait :relève d'un posi-

1. Op. dt., p. 71-72; tt. fr. p. 76.


46 PROBLÈME ET FORlYIES DE LA SIGNIFICATION

tionnement interne à l'école de Brentano, que Husserl a besoin de


dépasser pour accéder à son prop;re concept d'intentionnalité, démen-
talisé, comme structure d'apparaître du phénomène lui-même. Le sens
comme «image» renvoie à la métaphore utilisée par Twardowski, et
condamnée par Husserl, qui est celle du tableau. «Au verbe représen-
ter correspond, d'une manière semblable au verbe peindre, d'abord un
objet double - un objet qui devient représenté, et un contenu qui
devient représenté. »1 L'objet représenté au sens dans lequel le paysage
représenté existe comme image est le contenu de la représentation, par
opposition à son objet réel. Le même dispositif vaudrait du «sens»
dans l'énonciation. Or voilà ce que ne peut admettre Husserl: il n'y a
en aucun cas d'« objet double» et la signification n'en constitue certai-
nement pas un, en redoublement de l'objet désigné. li n'y a rien de
comparable à l'image du tableau dans le langage, et cette absence
d'image langagière doit nous inviter à nous méfier de la notion d'objet
intentionnel par rapport à l'ensemble des modalités de l'intentionnalité
(aussi bien les modalités intuitives). Ici la modalité signitive nous sert
de guide: elle nous apprend, le langage aidant, que l'intentionnalité est
un mode de rapport direct aux objets, que la cotrscience est toujours
déjà« dehors», et nous éclaire sur l'inconsistance de la sphère mentale
qu'une mauvaise théorie de l'intentionnalité nous aurait conduit à
reformer. Tant l'intentionnalité prête aisément la complexité de sa
structure morphologique à la reconstitution d'un arrière-monde cons-
dentiel que pourtant sa version husserlienne dans l'affirmation de
départ. de l'idéalité et de la transcendance radicale et fondatrice de
l'objet n'a d'autre fonction que de démentir. n y va du glissement de
la scolastique (gétriale mais d'autant non moins scolastique) brenta-
trienne à la découverte de la phénoménologie qui, si elle en hérite, n'a
d'autre but que de l'annuler. Or, dans ce déplacement, on remarquera

1. Twardowski, in Husserl-Twardowski, Sur les oijets intentionnels, p. 99 (voir notre


étude «A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représentation», Critique, juin-juil-
let 1995, p. 480-506). Cf. la critique husserlienne, qui ne s'explique vraiment qu'une fois
que le modèle de l' «image» a été définitivement repoussé, déjà au§ 13 de RL I, p. 55; tr.
fr. p. 57.
HUSSERL ET LE JviYTHE DE LA SIGNIFICATION 47

que la critique du mythe de la signification a valeur de clé: c'est par


elle aussi bien qu'est ébranlé le mythe de l'intériorité, et non l'inverse,
dans la mesure où c'est l'analyse phénoménologique du signifier
comme rapport immédiat à l'objet qui conduit aussi bien en retour au
démantèlement des «significations mentales» ou supposées telles.
La critique du mythe de la signification débouche donc sur un
rejet du mentalisme qui va tout à fait à rebours de ce que des inter-
prétations rapides conduiraient à attendre de la phénoménologie.
Elle nous amène aussi, contrairement à un préjugé tenace, à recon-
naître toute la part qui est faite au symbolique dans l'analyse de
Husserl, au moins telle qu'elle est menée dans la r• RL. Trop sou-
vent il est fait état, de façon passablement incompréhensible au vu
des textes, d'un «privilège de l'intuition» dans la rr• RL et d'une
absence de sensibilité de Husserl, sur fond d'intuitionnisme phéno-
ménologique, au pouvoir constituant du signe. Mais c'est purement
et simplement absurde: reconnaître le statut originaire de «caractère
d'acte» du signifier, c'est précisément dégager la sphère de constitu-
tion du signifier dans son immensité et dans son autonomie propres.
Ce que révèle notamment en écho aux résultats déjà antérieurs de la
Philosophie de l'arithmétique l'analyse du calcul symbolique au § 20 de
larr· RL.
On pourrait en effet se demander si les découvertes récentes à
l'époque de Husserl en matière de calcul symbolique ne remettent
pas en question la théorie husserlienne du« sens», dans l'apparition,
sur de nouvelles formes d'expression, purement formelles, des
limites de toute entente purement sémantique de l'expression, enraci-
née dans le langage naturel. Le calcul symbolique ne fournit-il pas le
paradigme d'un langage sans .«sens», mais pur jeu de «signes»
matériels, dans leur inscription même? La réponse de Husserl est
qu'on ne peut croire cela que tant que l'on continue de partager
avec l'idéalisme pourtant apparemment combattu une conception
erronée, réaliste-fétichiste, du «sens», qui en fait une instance réelle
associée au signe, au lieu de saisir le caractère originairement inten-
tionnel du signifier. En réalité le calcul symbolique est un langage
de plein droit, il fait lui aussi « sens» dans la mesure même où le
48 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

sens n'est rien qui serait (ou donc éventuellement pourrait ne pas
être) associé au signe de l'extérieur, mais une modalité intention-
nelle, dont ce qui est appelé le mode d'expression .rymbolique ne
représente jamais qu'un régime particulier, dont la phénoménologie
va cerner descriptivement les contours. Dans une langue formulaire,
précisément en tant qu'il s'agit d'une langue, «il ne s'agit pas des
signes conçus simplement en tant qu'objets prysiques, dont la théorie,
la combinaison, etc., ne pourraient nous être de la moindre utilité» 1•
Là aussi les signes ont un sens dans la mesure exacte où ils « font
sens», suivant des lois qui sont toutefois propres à cet usage particu-
lier - celui qui définit les langues .rymboliques. Ce qui caractérise
l'usage «symbolique», «formulaire» de l'intentionnalité signitive2,
c'est le concept de jeu. Le langage symbolique se spécifie comme un
jeu, dans lequel les signes ne prennent sens que pat et dans leur
usage, avec des valeurs qui ne sont rien d'autre qu'« opératoires».
Pour autant ils ne« signifient» pas moins: la signification opératoire
n'est qu'un mode entre les autres du fonctionnement de l'intention-
nalité signitive, dont il prouve l'originalité bien plutôt qu'il n'en
excède les limites. Ce n'est pas avec des signes dépourvus de signifi-

1. RL I, § 20, Hua XIX/1, p. 74; tr. fr. p. 79.


2. Qui représente un régime tout à fait spécijique et irréductible de cette modalité inten-
tionnelle. Husserl en est bien conscient, qui précise que la pensée symbolique au sens d'une
pensée sans intuition (concept générique de la modalité signitive de l'intentionnalité) et la
pensée symbolique au sens d'une pensée se réalisant aux moyens de concepts opératoires
sont deux choses différentes (cf. op. cit., p. 75; tr. ft. p. 80). Déjà en 1893, contrairement à
un préjugé trop répandu sut Husserl, il avait affirmé, dans la discussion menée avec V oigt
autout de l'algèbre logique de Schroder, que le langage logique des signes n'était pas une
simple traduction du langage des mots (cf. Hua XXII, p. 80 sq.; tr. fr. in Articles sur la
logique, p. 109 sq.). Reste que le mode de fonctionnement du régime opératoire de l'inten-
tionnalité signitive nous apprend beaucoup sut cette dernière intentionnalité, et notamment
sut son caractère d'« acte» à travers la problématique de l'usage: le sens d'une signification
opératoire, c'est son «usage». li y a là une analyse particulièrement prometteuse, même si
Husserl refuse évidemment de la généraliser (c'est même ce refus de la généraliser qui
fonde le retrait et aussi bien la percée de la l'e RL au-delà de la conception pout ainsi dire
pragmatiste de la Philosophie de l'arithmétique, en direction de la mise en évidence du carac-
tère originairement intentionnel du signifier, en deçà et à la soutce de sa modalité opéra-
toire même, qui ne saurait en aucun cas en recouvrir le tout ni en constituer la raison
ultime).
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 49

cation que l'on opère dans la sphère de la pensée mathématique.


Mais le caractère de «signification de jeu» des énoncés concernés
nous ouvre les yeux sur les possibilités propres du signifier: on n'a
pas nécessairement besoin d'un autre accès aux choses que le langage lui-même
pour produire du sens sur elles; reste que le «sens» qui est produit,
symbolique ou non, est toujours en rapport à elles, voire ce rapport
même. Le caractère d'acte du signifier se manifeste ici une fois. de
plus, car la possibilité pour lui d'être déterminé de façon «opéra-
toire» ne tient à rien d'autre qu'à ce que sa capacité de faire« sens»,
comme il est naturel pour un «acte», réside dans son effectivité
même : il n'y a donc rien de surprenant à ce que les simples règles
de son usage soient en mesure d'assurer la déclinaison du sens (c'est
le sens exact du concept de «significations de jeu»).
Cette autonomie du signifier en tant que pouvoir propre de pro-
duire des objets ne peut se voir pleinement reconnue que dans la prise
de conscience de l'écart fondamental qui existe entre la donation de
l'objet que procure la signification et celle qui est obtenue dans la
connaissance en tant que remplissement intuitif, écart qui constitue le
thème axial de cette re RL, et qu'il ne faudra pas perdre de vue si l'on
veut saisir la constitution fondamentale de l'intentionnalité telle
qu'elle se déploie dans les RL
Évidemment, cette face critique de l'analyse de Husserl ne doit pas
dissimuler l'axe idéalisant de son projet, à savoir la déduction de
l'existence d'un champ de significations idéales constituant un plan
unitaire stable, susceptible d'être articulé dans les lois (spécifiques) qui
sont celles d'une grammaire pure logique. Dans la défaite même des
thèses psychologisantes sur la signification, a-t-on alors jamais été plus
près du «mythe de la signification» 1 ? C'est que la signification peut
pour Husserl s'envisager subjectivement, en tant qu'acte du signifier,
et objectivement, en tant qu'unité de signification. Ici tout porte sur la
question de l'unité. Peut-on réellement distinguer des significations
unitairement stables? La question de l'existence de significations au

1. Celui-ci, du reste, est imputé par Quine à Bolzano et Frege (tradition à laquelle se
rattache alors Husserl) plus qu'au psychologisme.
50 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

sens objectif du terme est entièrement suspendue à cette difficulté et


n'a pas d'autre sens pour Husserl.
Ici ressurgissent le problème de la référence et l'articulation com-
plexe du rapport à la connaissance qui y est mis en jeu. Le remplisse-
ment est en effet le lieu où se manifeste l'unité de la signification,
comme contrainte objective exercée sur ce rapport à l'objet qu'est de
toute façon la signification. De ce point de vue l'analyse des fluctua-
tions du signifier telle qu'elle est menée au chapitre III de la re RL,
sur la question des indexicaux, a une fonction stratégique: elle n'a
d'autre portée que de révéler le lien intrinsèque entre signification et
unité de signification, qui nécessite le passage au plan« objectif» de la
signification, après le risque encouru de l'éparpillement et du mon-
nayage de la signification dans l'acte, résultat quasiment inévitable de
la découverte du caractère originairement et originalement intention-
nel du signifier.
La connaissance est la gardienne de l'objet- donc de la référence-
dans son identité. Cela au sens où s'y manifeste la fondamentale idéa-
lité de l'objet (d'être idéalement identique à soi), qui n'est pas une
pièce rapportée du dispositif intentionnel mals son fondement même.
Dans tout rapport à l'objet (qu'il soit de l'ordre du signifier ou de l'in-
tuition, éventuellement sur le mode de l'imagination), il est essentiel
que l'objet soit donné sur le mode du même à connaître (sa« mêmeté»
étant indexée à son statut d' «à connaître»), c'est son sens même
d'« objet». Si cette unité est perdue, il n'y a plus d'objet et c'est l'acte
même, dans son caractère intentionnel-idéalisa nt, qui se dissout dans
la subjectivité de vécus comme tels dépourvus de cette structure fon-
damentale d'apparaître que constitue l'intentionnalité. Or l'unité
comme telle, dans son «idéalité» (elle n'est en effet jamais elle-même
donnée), est gagée dans la possibilité de droit de la connaissance, possi-
bilité qui la constitue. Ce qui est constitutif de la donation d'objet, sur
un mode ou sur un autre, c'est effectivement de supposer qu'ily ait là
quelque chose à connaître. La puissance d'idéalité de cette supposition
tient à ce que la connaissance de l'objet n'y est jamais simplement (et
pas toujours) de fait, mals toujours aussi et d'abord de droit. Cette
cognoscibilité de droit, qui n'a rien à voir avec l'effectivité d'une
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 51

connaissance dont bien des actes intentionnels n'ont cure, est énoncée
par Husserl au titre de «l'absence de limites de la raison objective»,
qui, au ruveau des RL, pourrait bien constituer le principe - et aussi
la limite, éminemment critiquable - même de la phénoménologie,
dans sa capacité ouverte et sa prétention d'accueillir sans restriction
tous les objets (donc de les reconnaître tous comme oijets de plein
droit) et l'ensemble des modes de rapports à l'objet, dans leur diver-
sité originaire même1•
Cela ne veut absolument pas dire que ce qui est de l'ordre de la
signification pourrait simplement se« traduire» en termes de rapport
(cognitif) à l'objet, comme si la signification n'avait d'autre fonction
que de signifier un rapport à l'objet qui n'est pas le sien. L'idée de la
connaissance possible n'est pas celle de l'explicitation du «contenu»
de la signification corrélative2, ni même à proprement parler celle de la
donation du référent qui est le sien, donation éventuellement de facto
impossible et qui de toute façon ne conserve son sens propre de réfé-
rent que dans les limites de ce mode intentionnel particulier et irréduc-
tible qui est celui du signifier; mais il s'agit de l'assignation de l'iden-
tité juridique, de droit, de ce référent, qui n'est visé comme identique
- fait qui rend possible sa visée même - que sous l'idée, nécessaire,
« objectivante», d'une possible donation, :fictive ou non. La significa-
tion, ou plutôt l'acte de signifier, vise comme tel un objet; mais un
oije~ cela n'a d'autre sens que ce qui peut être en droit connu. Cette possibilité
mesure la transcendance constitutive du mouvement de la signification
en tant qu'acte intentionnel. Parler de quelque chose- ce qui est la
nature même du parler - c'est parler de quelque chose qui peut être
repris en droit comme la même chose et de la même façon, ce qui
assigne en droit l'unité de la visée langagière que l'on en a (sa« signi-
fication»). Mais à cette fondation le mythe de la connaissance pos-
sible, le «regard extérieur» de la connaissance (extérieur par rapport
au signifier) sont nécessaires, dans la mesure où ce mythe n'est rien

1. RL I, § 28, Hua XIX/1, p. 95; tr. fr. t. II/1, p. 103.


2. Cf. op. cil., § 21.
52 PROBLÈ:ME ET FORlviES DE LA SIGNIFICATION

d'autre que celui de l'oijet même\ gardien de la référence autour de


laquelle se nouent les liens de la spécification des différentes « signifi-
cations» en tant que différents modes concrets du signifier. La façon
dont les modes du signifier se spécifient est originale et n'appartient
qu'au signifier, mais leur unité n'est que sous la condition de leur croi-
sement avec les autres modalités originaires de l'intentionnalité (intui-
tives: imagination/perception= connaissance), en conjugaison origi-
naire avec lesquelles ils sont.
C'est le retournement de l'acte du signifier sur son pouvoir référen-
tiel, en hypostase du rapport à l'objet qui est le sien pris dans sa détermi-
nité, qui produit le concept de signification idéale, comme un moment
intangible du signifier, déterminé par son rapport à l'objet. Pour Hus-
serl, la logique pure n'a pas d'autre terrain, qu'il faudra encore spécifier
dans ce qui relève en propre du jeu des significations elles-mêmes, en
dehors de la possibilité réelle de se donner l'objet, et ce qui touche préci-
sément cette possibilité telle qu'elle peut être déterminée apriori par cer-
taines combinaisons de significations. Le premier niveau sera celui de la
«grammaire pure logique», le second celui de la logique à proprement
parler, qui est une théorie de la vérité. Mais, dans un cas comme l'autre,
il s'agit de sciences, qui, comme telles, prennent la signification comme
objet et traitent les significations comme des oijets. Ceci n'induit en rien
quelque statut d'objet que ce soit de ce qui se joue dans l'acte même du
signifie~, en tant que signification concrète. D'autre part la réapparition
de la problématique des jugements analytiques dans la définition même
du logique (mais, on le remarquera, par opposition au grammatical
comme ordre exclusivement du signifier) ne doit pas tromper3 : il y va
bien au niveau logique non des seules «significations», mais d'une
donation intuitive de l'objet, en l'occurrence de l'objet catégorial-for-
mel, qui investit tel ou tel jeu de signification et fait peser sur elle la

1. De ce point de vue, il y aurait lieu de réfléchir à ce que Quine appelle, en un sens


positif,« mythe des objets», cf. Sandra Laugier, op. cit., p. 117 sq.
2. Cf. RL I, § 34: «Dans l'acte du signifier, la signification n'est pas donnée à la cons-
cience comme objet.»
3. Cf. la fin de natte chap. TI.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 53

contrainte logique qui la fait ou non «vraie», c'est-à-elire prestataire


d'objet au sens de la connaissance. Considérer les significations eu égard
à leur éventuelle« absence d'objet» (ou au contraire à la nécessité d'un
objet, analytiquement déterminée), c'est toujours faire un pas au-delà de
la signification, et convoquer la détermination~ extérieure par rapport
au signifier- de la connaissance elle.,.même, car, en tant que telle, la signifi-
cation en a toujours un: elle est essentiellement rapport à l'objet.
Le déploiement de ce plan absolu des significations idéales, néces-
saire au règne de la logique pure1, peut paraitre étrange à l'issue de
tout ce travail de destruction qui a présidé à la mise en évidence du
caractère d'acte du signifier. Mais il faut bien comprendre que pour
Husserl l'un n'est pas réellement distinct de l'autre: avec les significa-
tions, dans les RL, on n'a affaire qu'aux abstracta du signifier. Les uni-
tés idéales de signification ne sont certainement pas des unités réelles.
Comment les déduire dès lors ?
Ce travail de déduction est esquissé, de façon sans doute trop rapide,
dans le dernier chapitre de larre RL2• L'essence dela signification- ou
plutôt la signification comme essence - serait censée ne pas résider
«dans le vécu qui confère la signification, mais dans son "contenu", une
unité intentionnelle identique, par opposition à la multiplicité dispersée
des vécus réels ou possibles de sujets parlants ou pensants »3 • L'unité ici
visée n'est en aucun cas celle de l'objet même, une note est là pour le
rappeler qui précise qu'unité intentionnelle (en l'occurrence pour la
signification unité de l'intention même) ne signifie pas nécessairement
unité intentionnée. L'unité de la signification est unité de l'intention de

1. «Or cette interprétation est exigée non seulement par le fait qu'on parle normale-
ment, en pr=ant modèle sur les expressions stables, d'une signification qui serait toujours
identiquement la même, quel que soit celui qui énonce la même expression, mais elle est
exigée surtout en raison du but qui guide nos analyses» (op. cit., § 28, p. 97; tt. fr. p. 105).
2. Sur cette question difficile, qui déborderait ici le cadre de notre étude, et l'évolution
très importante de la pensée de Husserl en la matière, voir notre essai L'identité d'un sens:
Husserl des espèces à la grammaire, à paraitte dans le collectif Mathématiques, formes et pro-
cessus signitifs chez Husser~ dir. R. Brisart, Bruxelles, Presses des Facultés Universitaires
Saint-Louis, 1998.
3. RL I, § 30, p. 102; tt. fr. p. 111.
54 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

signification même et en cela n'en est donc pas sépa1:able, même si elle
s'y oppose pa!: son idéalité (c'est celle-ci qui est fondatrice d'unité). En
ce sens elle n'est donc rien d'autre qu'unité idéale d'un rapport référen-
tiel à l'objet- en elle le rapport à l'objet est déterminé de telle ou telle
façon sur le mode du signifier, de sorte qu'en droit l'objet puisse aussi
être connu selon cette détermination même. Ainsi le « contenu» de la
signification n'est «rien moins que ce que la psychologie entend pa!:
"contenu", à savoir une partie réelle quelconque ou un aspect du
vécu» 1.lci la thèse de l'idéalité des significations en soi va donc en un sens à la ren-
contre de la critique du mythe de la signification comme entité réelle et de!' ajftrma-
tion du caractère fondamentalement intentionnel donc ir-réel du signifier. La
«signification»,« ce que cela veut dire», le« contenu logique» ne sont
«rien qui puisse valoir, au sens réel, en tant que partie de l'acte de com-
préhension correspondant». ll n'y a aucun reste psychique invariant,
comme élément réel, que l'on trouverait dans tous les actes pourvus de
«la même signification». Reste que d'autant le simple fait d'être un acte
de signification, le simple« ca!:actère d'acte» du signifier, ne suffit pas à
qualifier l'acte comme ayant telle ou telle signification. C'est dans ce fait
(que le signifier se donne toujours en l'espèce d'avoir telle ou telle signifi-
cation) que s'enracine le besoin d'unités de signification pour penser
l'acte même du signifier. L'identité de ces unités, suivant la contrainte
de la phénoménologie, ne s'entend en effet que pa!: rapport à la pluralité
des actes qu'elles mettent en jeu, comme invariants structurels «à
même» les actes mêmes. Mais ces invariants qu'elles sont en définitive
ne sont rien de réel ni qui ait besoin d'être représenté pa!: une compo-
sante réelle de l'acte. L'invariant est ce qui est produit dans la cons-
cience, non thématique mais toujours possible en droit (cette possibilité
est fondatrice du faire sens), que c'est «le même» qui est exprimé, au
sens du «même» qui serait exprimé dans les autres occurrences du
même acte d'expression. L'unité de signification est l'idée d'une identité
de visée, identité à laquelle il n'est besoin ni qu'il corresponde une iden-
tité réelle de l'acte, ni une identité réelle (c'est-à-dire effectivement don-

1. Op. cit., loc. cit.


HUSSERL ET LE 1Y1YTHE DE LA SIGNIFICATION 55

née) del' objet.« Ce que je vise dans la proposition mentionnée, ce que je


conçois comme étant sa signification, c'est identiquement ce qu'elle
est. »1 Mais qu'est-ce que la proposition, ce mythe bolzanien, d'un point
de vue phénoménologique, si ce n'est le dire d'un objet (ou d'un état de
choses)? Lui retirer cela, c'est la défaire de son essence de signifier et
donc brasser des unités, mais qui n'ont plus rien à voir avec des unités de
signification comme telles.
Dès lors ces unités qui sont censées tenir lieu de «significations
idéales» n'auront d'autre sens possible que celui de constituer des
«unités de l'espèce», au sens de l'espèce des actes concernés. On n'a
affaire à rien d'autre qu'à des classes d'actes, comme telles ultimes et
irréductibles, et inscrites dans la constitution de l'acte lui-même (en
l'occurrence dans celle de la modalité signitive de l'intentionnalité,
naturellement toujours prise dans son rapport aux autres modalités
originaires de l'intentionnalité). La signification n'est rien qui se
tienne au-delà de l'acté, mais l'invariance spécifique selon laquelle se
distribuent les actes de la modalité signitive de l'intentionnilité. En
d'autres termes, si l'on applique les résultats de cette analyse au pro-
blème du langage, le langage est traversé par des sortes d'« espèces
naturelles», dont on remarquera qu'elles sont néanmoins d'entrée de jeu
des espèces langagie'res, ou plutôt signitives, et non directement importées
de quelques espèces naturelles préexistantes à l'œuvre du signifie1?,

1. Op. cit., § 31, p. 105; tr. fr. p. 115.


2. «Les singularités multiples formant la signification idéalement une sont naturelle-
ment les moments d'acte correspondant du signifier, les intentions de signijication» (op. cit.,
p. 106; tr. fr. p.115).
3. TI y a donc lieu de montrer quelque prudence avant de se formaliser de la« natura-
lité» de ces« espèces», qui pourraient bien ne représenter que la contrainte que le langage
-ou du moins le signifier, dans une distinction assurément problématique, mais liée sans
doute aussi bien à la conscience husserlienne de la différence des langages, et à la recherche
d'un concept plus vaste, susceptible d'accueillir l'œuvre propre, alors récente, des langues
formalisées- exerce toujours déjà par rapport à lui-même, d'habiter tel ou tel langage, où
les choses ne signifient pas à notre gré, dans un rapport originaire au monde (et donc aux
autres modalités de l'intentionnalité) que nous n'avons pas nous-mêmes noué: d'où sa puis-
sance propre de faire monde, et de constituer comme un univers platonicien- ce que disent
très exactement les «significations idéales>>.
56 PROBLÈME ET FORlviES DE LA SIGNIFICATION

même si elles sont aussi certainement sous la pression complexe de la


contrainte perceptive\ en ajointement originaire des différents modes
de l'intentionnalité. Toujours est-il qu'il n'y a pas de passage« direct»
d'un règne d'espèces à un autre, pas plus que réduction d'un mode
originaire de l'intentionnalité à un autre.
Cette thèse des« espèces» comme telle n'est pas normative et ne pré-
tend soumettre le langage à aucune contrainte logique venue de l'ex-
térieur: elle n'a d'autre fonction, descriptive, que de rendre compte de
ce fait massif de l'unité de la signification, en tant que capacité de faire
sens comme un sens un, de cette impression d'être capable de «parler
de la même chose» qui habite notre langage au point d'en constituer
non point une possibilité annexe mais le principe même. S'il n'y avait
d'une certaine façon unité de signification, comment le même pour-
rait-il revenir dans notre langage? Or tout se passe comme s'ily revenait:
tel est le sens du spécifisme phénoménologique appliqué à la significa-
tion, dans son caractère phénoménologiquement exorbitant et ses
relents frégéo-bolzaniens mêmes. Ce «même» dont le retour est
mesuré par l'idéalité de la signification, comme mesure idéale d'une
identité d'approche de l'objet dans le signifier même, n'est lui-même
rien de réel et la généralité que nous pensons ne s'égale jamais à la
généralité des significations dans lesquelles nous pensons - qui sont
toujours singulières en tant que nous pensons« en» elles, comme actes.
La signification n'est dès lors qu'une unité réflexive, qui existe
sous le regard de la théorie, mais certainement pas dans l'acte du signi-
fier2, qui, assurément selon des configurations déterminées (et c'est ce
qui permet de parler tout de même de« significations»), instaure un
rapport direct à l'objet et n'a d'autre «sens» que ce rapport même.
Voilà ce que peut apporter l'invention majeure de l'intentionnalité à
une théorie de la signification, en déroute des évidences reçues, ,PJ.ais

1. En réalité les difficultés qu'il y a à penser cet ajointement conduiront progressive~


ment Husserl à remettre en question puis à rejeter le modèle de l'idéalité de l'espèce pour
penser la signification (cf. la Bedeutungslehre de 1908).
2. Avec la limite du problème de la «signification indirecte», autour duquel tourne"
ront les leçons de 1908.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 57

aussi bien réciproquement ce en quoi l'analyse phénoménologique


minutieuse du phénomène du signifier a pu contribuer pour Husserl à
la découverte de l'intentionnalité (ou à la libération de son écrin psy-
chologiste-mentaliste, solidaire qu'il était de son interprétation séman-
tique). En appliquant cette percée au langage, ce que Husserl ne fait
pas, dans la disjonction première pour lui de l'expression et de la
signification, on pourrait dire que le langage est un rapport premier et
originaire au monde, en tant que capacité de le signifier, et que,
comme tel, il a ses objets, qui valent bien ceux de la perception, et qui
se découpent dans un rapport complexe à eux, tout comme la réci-
proque est vraie. L'un sans l'autre n'ont pas lieu- c'est-à-dire perdent
leur lieu propre: l'objet. Mais, d'un côté comme de l'autre, il ne sau-
rait être question de quasi-objets. Les objets fantômes n'existent pas
-c'est leur vocation même, mais il n'y a rien à dire de celle-ci, que de
la mauvaise métaphysique à faire. D'une certaine façon, tout ce que
l'on dit est, car le dire est un mode propre de donner l'être. N'est-ce
pas ce qu'il faut entendre aussi dans cette thèse trop souvent reversée
au compte d'un seul et élémentaire «platonisme»:
«les sept corps réguliers sont sept objets tout comme les sept Sages; le
principe du parallélogramme des forces, un objet aussi bien que la ville de
Paris»1 ?

Ici, dans la prise de conscience des pouvoirs du signifier, s'amenui-


sent les chances de tout« troisième règne», une fois défaite l'illusion
du besoin de médiations vers l'objet. Tous les objets sont immédiate-
ment des objets. Ceux du discours comme les autres. Si la phénoméno-
logie doit nous apprendre une chose, retenons cela: son élargissement
sans précédent du sens de l'« objet».

1. RL I, § 31, p. 106; tr. fr. p. 116.


II

L'héritage de Bolzano·
l'analytique-formel

Joëlle Proust conclut sa remarquable histoire du concept d'analy-


ticité de Kant à Carnap par une note ultime: «Notre projet topique
étant dans ce livre centré sur le concept d' ana!J'ticité, le détour par
Husserl ne nous a pas semblé pertinent. »1 Cet aveu déconcertera, car
les RL sont bien le théâtre d'une reformulation du concept kantien
d'analyticité qui s'inscrit bel et bien dans le mouvement de réforme
décrit par Joëlle Proust dans son livre. Dans les RL, cette tentative de
réécrire la Critique de la raison pure adaptée aux besoins de la moderne
logique mathématique, il est question de «jugements» (Urtei!e) ou
plutôt de «propositions» (Satze) analytiques et de «propositions syn-
thétiques»; or, un examen superficiel suffit pour le constater, ce n'est
certainement pas au sens de Kant. Comme le remarque René Schérer
dans son commentaire classique des RL, «en excluant toute référence
subjective, Husserl fonde cette distinction sur des bases rigoureuses et
dont le mérite principal est, en accord avec l'orientation des mathéma-
tiques modernes, de définir une sphère ontologique formelle relevant
de lois d'essence analytiques>}. Or, d'où Husserl a-t-il pu tirer

1. Joëlle Proust, Questions de forme. Logique et proposition ana!Jtique de Kant à Carnap,


Paris, Fayard, 1986, p. 464.
2. René Schérer, La phénoménologie des <r Recherches logiqueS)> de Husserl, Paris, PUF, 1967,
p. 215.
60 PROBLÈME ET FORt'vŒS DE LA SIGNIFICATION

l'inspiration de ce remaniement conceptuel, si ce n'est de l'œuvre de


Bolzano\ dont Joëlle Proust a souligné le rôle de tournant en la
matière? La lecture des textes nous conduira, sur ce point comme sur
bien d'autres, à reverser Husserl au compte d'une tradition autri-
chienne (mais qui, par des médiations complexes, le rapproche aussi
bien ici de Frege) trop souvent ignorée, plutôt que d'un idéalisme alle-
mand par rapport auquel sa sensibilité de mathématicien ouvert à la
révolution contemporaine du formalisme l'amène une fois de plus à
s'inscrire en faux.

§ 1. L'HÉRITAGE KANTIEN

Dans un Appendice de Logique formelle et logique transcendantale


(1929), Husserl salue l'introduction par Kant du concept de jugement
analytique. Ce qu'il a recherché dans ce livre sous le nom d'« analy-
tique formelle»« doit naturellement aussi être qualifié d'analytique au
sens que Kant cherchait à saisir avec les mots de simple explication de
la connaissance par opposition à une extension de la connaissance »2 •
On reconnaît ici la terminologie kantienne, qui distingue les juge-

1. Fait trop souvent ignoré par une tradition phénoménologique qui s'est détournée
des questions logiques, et par vocation peu sensible à la distance prise par le texte
des RL vis-à-vis d'une problématique transcendantale de type post-kantien, comme par
une tradition analytique souvent prisonnière du cliché d'un Husserl intuitionniste et
inconscient de ce pouvoir des signes que pourtant toute la première partie de son œuvre n'a
de cesse d'interroger. Parmi les rares études qui fassent exception, outre les travaux pion-
niers de Jacques English, voir Peter Simons, Philosopqy and Logic in Central Europe from Bol-
zyno to Tarski, Dordrecht, Kluwer, 1992, et Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le pro-
blème des propositions synthétiques a priori, Actes du colloque de Saint-Malo (1994), Paris,
Vrin, 1997, qui, dans une recherche d'une nature un peu différente (l'examen de la critique
par Schlick de l'a priori synthétique matériel husserlien), établit fort clairement la prove-
nance bolzanienne du sens husserlien de l'analyticité.
2. Logique formelle et logique transcendantale, Appendice III, § 3, Hua XVII, p. 333;
tt. fr. p. 430.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 61

ments analytiques, «explicatifs» (Er!auterungsurteile), qui «n'ajoutent


rien au concept du sujet, mais le décomposent seulement par analyse
en ses concepts partiels, qui étaient déjà pensés (quoique confusément)
en lui» et les jugements synthétiques, «extensifs» (Erweiterungsurteile),
qui« ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était pas du tout
pensé dans le sujet, et qu'aucune analyse de celui-ci n'aurait pu en
tirer» 1• La suite du texte confirme cette filiation, même si elle recon-
duit le postulat général qui gouverne l'élaboration de l'analytique hus-
serlienne dans Logique formelle et logique transcendantale, à savoir celui du
caractère purement syntaxique de l'analyticité, là où l'analytique kan-
rienne semblait renvoyer à des inclusions d'extension. En effet, par
l'effectuarion des actes de combinaison syntaxique, «la connaissance
n'est pas "enrichie"; dans toute action syntaxique on s'en rient à ce
qu'on "avait" déjà en fait de jugement ou en fait de connaissance;
2
tout ce qui apparaît de manière analytique y est "impliqué" » • On
reconnaît ici une fois de plus l'opposition kantienne entre les juge-
ments analytiques «qui n'ajoutent rien au contenu de la connaissance»
et les jugements synthétiques «qui accroissent la connaissance don-
née»3. Certes, «avec cette réserve qu'on doit si souvent appeler à
l'aide le génie du mathématicien pour venir à bout de ce simple pro-
4
cessus de distinction ou de cette simple "explication" » • Mais ce
«génie du mathématicien», à l'aune de la problématique axiale du
texte, qui est celle de la possibilité ou non de donner un «remplisse-
ment» intuitif en termes d'intuition d'objets individuels sensibles aux
«noyaux» sur lesquels viennent opérer de l'extérieur les transforma-
rions syntaxiques, paraît ici jouer le rôle du parent pauvre. Ce qui est
mis en valeur, sous le nom d'« analyticité», c'est le caractère seulement
formel- et, par là même, de l'ordre de la seule «logique de la consé-
5
quence», par opposition à une véritable «logique de la vérité» - du

1. Critique de la raison pure, Ak. III 38; tt. fr. Pléiade, t. I, p. 765.
2. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
3. Prolégomènes à toute métapf?ysique future, § 2, Ak. IV 266; tt. fr. Pléiade, t. II, p. 30.
4. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
5. Cf. LFLT, § 15 et§ 19. Là-dessus, voir Suzanne Bachelard, La logique de Husser~
Paris, PUF, 1957, nota=ent p. 203 sq.
62 PROBLÈME E'I' FORMES DE LA SIGNIFICATION

raisonnement logique. Ce dont Husserl trouve la confirmation dans


l'évolution de la logistique contemporaine en direction d'une doctrine
des «tautologies», «tautologies» qui illustrent dès lors pour lui au
mieux le concept kantien d'analyticité. C'est ce rapprochement qui jus-
tifie l'insertion dans le texte de Husserl d'un paragraphe rédigé par
son élève, connu notamment pour ses travaux sur les mathématiques,
Oskar Becker\ paragraphe qui n'a d'autre objet que d'exposer l'usage
du concept de «tautologie» dans la logistique contemporaine et de
mettre en évidence son appartenance à ce que Husserl a appelé une
«logique de la conséquence», ceci par l'opération formelle qui
consiste à définir la notion sans utiliser les prédicats de vérité ou de
fausseté, simplement en termes de compatibilité de propositions élé-
mentaires (sur la base du seul principe de contradiction donc, et indé-
pendamment du tiers exclu, qui, pour Husserl, caractérise le passage
de plein droit~ la« logique de la vérité»). Ce paragraphe est d'autant
plus intéressant qu'il s'accompagne, en note, de ce qui est probable-
ment l'unique référence du corpus husserlien (mais sous la plume de
Becker) au Tractatus de Wittgenstein, dont les «tautologies» sont
alors curieusement appelées à la rescousse pour fournir un modèle au
sens de l'analyticité mis en œuvre par Husserl.
Reste que si l'analytique husserlienne déploie sans conteste une
richesse de formes considérable, conformément à une prise de
conscience de la contrainte propre exercée par la [Jnfaxe, à la mesure
de la révolution de la logistique contemporaine, le sens de l'analyti-
cité ici mis en jeu, dans la proximité soulignée même avec Kant,
demeure quant à lui très pauvre, et pour ainsi dire négatif.
«Analytique» veut dire «seulement formel», et autant que «dépourvu
de contenu», enréférence à des vérités qui sont privées de leur prise
sur le monde même, réduites qu'elles sont tout au plus à la gestion
d'autres vérités, nourries par un rapport plus originaire avec ce
monde. On reco:t).naît là un des axes de la définition de l'analy-
tique chez Kant, et aussi bien sa difficulté constitutive, qui fait de

1. LFLT, Appendice III,§ 4, Hua XVII, p. 334; tr. fr., p. 431.


L'HÉRITAGE DE BOLZANO 63

l'histoire de ce concept l'histoire des critiques de la définition


kantienne.
«Les jugements analytiques [...]ne font rien d'autre que représen-
ter et énoncer clairement, comme appartenant au concept donné, ce
1
qui y était déjà effectivement pensé et contenu. » Mais, si tel était le
cas, si le jugement analytique ne faisait qu'énoncer ce qui était déjà
connu, pourquoi y aurait-il des jugements analytiques? Et, du reste,
que veut dire énoncer «ce qui était contenu» dans un concept- est-ce
même possible? Bolzano, par sa réforme de l'analyticité, répond à la
première question, et l'on verra que, quel que soit l'hommage rendu à
Kant pour l'invention des termes du problème (hommage auquel Bol-
2
zano lui-même adhérerait jusqu'à un certain point) dans Logique for-
melle et logique transcendantale, dès les RL, Husserl lui a emboîté le pas.
Quant à la seconde question, la très originale doctrine de la significa-
tion qui est celle de la phénoménologie en modifie profondément les
termes, ceci également dès les RL.

§ 2. BoLZANO ET LA RÉVOLUTION DE L'ANALYTICITÉ

Le premier effet de la révolution bolzanienne est assurément de


rendre à l'analyticité sa fécondité, dans l'établissement de critères de
rationalité conformes à l'esprit des mathématiques modernes. En
effet, à en rester aux définitions kantiennes, les propositions analyti-
ques seraient «bien trop insignifiantes pour être reçues comme doc-
trine par aucune science» 3• Elles ne diraient rien, ou rien de nou-
veau. On ne voit pas dès lors comment elles pourraient enrichir
quelque corpus scientifique que ce soit. Ceci suffit à mesurer la défi-
cience de la définition proposée. Car, au sens qui sera plus tard celui

1. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
supeiflue par une plus ancienne, Ak.. VIII 238; tr. fr. Pléiade, t. II, p. 1360.
2. Cf. Wissenschajtslehre, Sulzbach, 1837, § 65, Bd. I, p. 288 sq.
3. Bolzano, Wissenschajtslehre, § 12, Bd. I, p. 52.
64 PROBLÈ1Œ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de Frege, il y a des sciences qui sont essentiellement faites de juge-


ments analytiques, ou qui en comprennent une part substantielle, et
sont pourtant des sciences de plein droit, donnent bien quelque
chose à connaître. Ainsi en est-il des mathématiques. Mais interpré-
ter en ce sens les énoncés mathématiques requiert déjà une réforme
du concept d'analyticité, réforme dont Bolzano seul a ouvert au
moins la voie.
Donner une définition correcte de l'analyticité exige d'abord l'aban-
don de l'approche« subjective» 1 de ce phénomène induite par les for-
mulations kantiennes. Tant qu'on en reste à la question de savoir si le
prédicat était ou non« pensé dans le sujet», il est malaisé de séparer le
fait et le droit et de donner une détermination précise au problème.
Qu'est-ce en effet qu'être pensé ou non dans un concept? A l'analyse il
devient évident que le problème ne peut pas se réduire à celui de savoir
si la représentation avancée comme prédicat était ou non contenue dans
ma représentation du sujet. L'analyticité, si elle a un sens, est un fait
objectif, qui concerne la structure même de ce à quoi je suis confronté
dans mon jugement, la vérité de ce jugement:, et non le« contenu» de
mes représentations. Distinguer l'analytique et le synthétique, c'est
départager des conformations de jugement, en tant que celles-ci définis-
sent des formes différentes pour les objets eux-mêmes (des types
d'« objectivité» différents). D'une certaine façon, par là même, l'analy-
ticité (ou son contraire) n'est plus à chercher nulle part ailleurs que dans
la proposition elle-même, fût-elle idéalisée- comme c'est le cas chez
Bolzano- et non dans les« représentations» (au sens de représentations
du sujet) qui y sont associées.
La percée décisive est accomplie par Bolzano lorsqu'il développe

1. Comme c'est le reproche général adressé à Kant par Bolzano. Cf. la présentation de
Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993.
2. Cf. Frege dans Les Fondements de l'arithmétique, § 3, tr. fr. Claude Imbert, Paris,
Seuil, 1969, p. 127: «Les distinctions de l'a priori et de l'a posteriori, de l'analytique et du
synthétique, ne concernent pas à mon avis le contenu (lnhalt) du jugement, mais la légiti-
mité de l'acte de juger (die Berechtigung zur Urteiliflillung). »TI ne s'agit pas, à propos de la
proposition analytique, «de savoir par quel chemin on en vint, peut-être à tort, à la tenir
pour vraie, mais des raisons dernières qui justifient ce tenir-pour-vrai (Fiirwahrhalten) ».
L'HÉRlTAGE DE BOLZANO 65

au § 148 de la Wissenschaftslehre une théorie originale de l'analyticité,


fondée sur le concept leibnizien de substituabilité.
«li y a des propositions qui, d'après tout leur agencement, sont vraies ou
fausses si l'on tient pour variables certaines de leurs parties; alors que la
proposition même qui a cette propriété si ce sont précisément les représenta-
tions i, j, ... que l'on tient pour variables en elles, ne la conserve pas si l'on
suppose variables d'autres représentations, à leur place ou en plus d'elles. li
est aisé de comprendre qu'aucune proposition ne peut être formée de telle
sorte qu'elle conserve ladite propriété au cas où nous voudrions tenir pour
variables toutes les représentations qui la constituent. [...] Mais lorsqu'il y a ne
serait-ce qu'une seule représentation dans une proposition qui se laisse chan-
ger arbitrairement, sans perturber la vérité ou la fausseté de cette proposi-
tion; autrement dit lorsque toutes les propositions qui viennent au jour par
l'échange de ces représentations avec celles qu'on voudra sont globalement
vraies ouglobalementfausse s, à cette condition près qu'elles aient un objet,
alors cette propriété de la proposition est en soi assez remarquable pour la
distinguer de toutes celles dont ce n'est pas le cas. Je me permets donc de
nommer toutes les propositions de ce genre, d'un nom emprunté à Kant, des
propositions ana!Jtiques, et toutes les autres, c'est-à-dire celles pour lesquelles
il n'y a pas une seule représentation qui se laisse changer arbitrairement sans
dommage pour sa vérité ou sa fausseté, des propositions !Ynthétiques. »1

La première remarque qui s'impose est qu'il s'agitici d'une définition


positive de l'analyticité. Chez Kant, l'analyticité se définissait pat la néga-
tive, et pour ainsi dite« en creux» du synthétique. Une connaissance
analytique était une connaissance pour laquelle il n'était pas besoin de
«sortir du sujet». Ici, c'est le contraire: l'analyticité se définit par la pos-
sibilité d'une opération formelle, ce qui veut dite aussi bien qu'elle
mesure un pouvoir, et c'est le synthétique qui se délimite négativement,
pa:r rapport à elle. Indice certain que c'est par là un nouveau domaine de
connaissance (celui de la mathématique moderne, pressentie par Leibniz)
qui est touché. L'analyticité se détermine dans la possibilité de la substi-
tution, dans l'extension d'un champ de variation, matérialisée par la pos-
sibilité de mettre en variables la proposition elle-même, cela dans les
limites mêmes de son analyticité - une proposition qui ne serait que
variables, où tout pourrait changer en laissant intacte la fonction logique

1. Wissenschaftslehre, § 148, Bd. II, p. 83.


66 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de la proposition comme porteuse de vérité est rigoureusement impen-


sable. Comme on le verra, Husserl retiendra l'essentiel de cette leçon.
Reste évidemment un problème qui est le caractère relatif ou
«faible» (au sens où il faut distinguer une analyticité faible d'une analyti-
cité forte) de cette définition. En effet toutes les propositions répondant
au critère bolzanien de substituabilité indéfinie d'un élément de la propo-
sition sa/va veritate ne sont pas analytiques au sens habituel du terme qui
dans son indétermination kantienne même (en vague référence au prin-
cipe de contradiction) semble comporter la notion de contrainte logique,
laissée de côté par l'exigence bolzanienne prise dans toute sa généralité.
Ce flou donne aussi bien la mesure de toute la souplesse grammaticali-
sante (peu pressée d'emprisonner le langage au moule de quelque gram-
maire pure logique) de la pensée bolzanienne\ Les exemples donnés par
Bolzano en un premier temps ne relèvent en effet certainement pas de la
logique au sens fort du terme, et pourtant mettent en évidence une pro-
priété indubitable de certains énoncés.
«"Un homme qui est mauvais moralement ne mérite aucun respect" et
"Un homme qui est mauvais moralement jouit pourtant d'une félicité
perpétuelle", voilà deux propositions analytiques; car dans l'une comme
dans l'autre il y a une certaine représentation, à savoir homme, que l'on
peut échanger avec celle qu'on voudra, par exemple ange, être, etc., de
façon que la première (dans la mesure toutefois où elle conserve un objet)
soit toujours vraie, la seconde toujours fausse. »2

Outre l'étrangeté de ces exemples de prêtre catholique non sans


relents de kantisme moral- les postulats de la raison pratique ne sont
pas loin- on remarquera que l'un comme l'autre se tiennent loin de
l'analyticité traditionnelle de type kantien. Dans un cas comme dans
l'autre on peut douter que le prédicat soit «analytiquement compris»

1. Même si celle-ci ne saurait assurément se réduire à un pur et simple verbalisme. Elle


se situe au plan des significations idéales. Dans une première remarque au§ 148 sur les pro-
positions analytiques, Bd. II, p. 84 sq., Bolzano avertit qu'il ne faut pas se laisser tromper
par la forme grammaticale apparente de l'énoncé lorsqu'on veut déterminer s'il est analy-
tique ou synthétique. «Plus d'une proposition qui paraît analytique dans sa lettre (seinen
Worten nach) peut être synthétique dans son sens (dem Sinne nach). »
2. Wissenschciftslehre, § 148, Bd. II, p. 83 sq.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 67

dans le sujet au sens où il y serait déjà donné- ou alors il faut relever


l'ambiguïté ordinaire de nos énoncés: dans le premier d'entre eux, la
notion de mal moral n'introduit-elle pas déjà dans le sujet un jugement
de valeur implicite, d'où l'irrespectabilité (déjà)? Mais que faire alors
du second exemple? Là, du point de vue kantien, il y a bien synthèse
dans l'établissement d'une impossibilité; car pourquoi l'impossibilité
d'une félicité éternelle serait-elle analytiquement comprise dans le seul
concept de méchanceté? li n'en reste pas moins que, pour Bolzano, le
maintien de la vérité de l'énoncé dans l'ensemble des substitutions de
ce qui y a été isolé comme variable («l'homme») en garantit l'analy-
ticité, à quel prix que ce maintien soit acquis, ce n'est pas ici en question
(en l'occurrence il s'agit d'une vérité révélée).
Alors, il faudra faire une distinction interne au champ de l'analyticité
pour isoler les vérités analytiques au sens où l'entendait Kant, c'est-à-dire
les vérités logiques, tout en conservant le gain qu'a représenté la mise en
évidence de la substitution comme principe de l'analyticité (en général).
C'est ce que fait Bolzano, anticipant ainsi les définitions de l'analyticité
par la philosophie dela logique de la fin du siècle (Frege, Husserl).
«Voici quelques exemples très généraux de propositions qui sont analyti-
ques et en même temps vraies : "A est A" ; "A, qui est B, est A"; "A,
qui est B, est B"; "Tout objet est soit B, soit non-B", etc. Les proposi-
tions de la première sorte, c'est-à-dire qui rentrent dans la forme "A est
A" ou "A a (la propriété) d', portent habituellement le nom particulier
de propositions identiques ou tautologiques. »1

Au sein des propositions analytiques, Bolzano isole donc celles dont


l'analyticité paraît inscrite dans l'identité même du sujet et du prédicat,
que celui-là se retrouve en celui-ci en lui-même, ou sous forme de
propriété (adjectivation de son être-substantif). Mais, par là, ce ne serait
qu'un genre de propositions analytiques au sens classique du terme qui
serait regagné, et, Kant l'avait déjà vu,lemoins intéressant, qui a lui seul
ne justifierait pas encore l'introduction du concept d'analyticité2 : il

1. Wissenschciftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Cf. Kant, Quels sont les progre's de la métapqysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz
et de Wolff?, Ak. XX 322; tr. fr. Pléiade, t. III, p. 1269 sq.
68 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

s'agit des propositions identiques. On remarquera qu'en y assimilant les


tautologies Bolzano atteste qu'il n'a pas encore atteint le concept
moderne, fécond de tautologie, en tant que celui-ci est coextensif au
concept d' ana!Jticité logique tel qu'il va le mettre en évidence pourtant
immédiatement dans les lignes qui suivent, et qui déborde de très loin la
seule pauvreté de la proposition identique.
En effet, tous les exemples formels pris alors pat Bolzano (dans le 2o
de son § 148), et non seulement ceux qui relèvent de la simple proposi-
tion identique, ont ceci de commun pat rapport aux premiers exemples
d'analyticité qui avaient été avancés que «pout l'appréciation de leut
analyticité il n'est besoin d'aucune autre connaissance que logique, car
les concepts qui forment la partie invariable de ces propositions appar-
tiennent tous à la logique; alors que pout apprécier la vérité ou la faus-
seté [de nos premiers exemples], on avait besoin de tout autres connais-
1
sances, car s'y étaient immiscés des concepts étrangers à la logique» •
Intervient alors nécessairement une distinction plus fondamentale entre
«analyticité logique» ou analyticité au sens restreint et «analyticité au
sens large», une analyticité forte et une analyticité faible. Si la substitu-
tion peut mettre en évidence des propriétés fondamentales des proposi-
tions, c'est que, convenablement menée, elle peut en dernier ressort iso-
ler ce qu'il faudra nommer leurs constantes logiques, ou leut structure
logique, dans une découverte de l'analytique formel au sens moderne du
terme, c'est-à-dite dans son équivalence au logique même.
Reste que, c'est sans aucun doute aussi le gé"nie de Bolzano que de
le remarquer, il n'est pas toujours évident de faite le partage d'un

1. Wissenschqftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Jacques Bouveresse, dans la communication citée, souligne avec force, en rappro-
chant Bolzano de Tarski voire de Quine, comment ce qui pourrait passer pour une légéreté
du texte bolzanien marque au contraire une conscience aiguë du caractère problématique
du logique comme tel. Reste que ce qui chez Quine deviendra une critique de la pertinence
de la division des jugements entre "analytiques" et "synthétiques" ne peut en aucun cas
être présenté dans ces termes chez Bolzano, puisque celui-ci, s'il hésite sur la fixation des
constantes logiques, délimite en revanche clairement un lieu pour des propositions synthé-
tiques comme telles, définies précisément par la possibilité d'une vérité qui ne serait pas
sauve par substitution (cf. WL, § 197). La frontière entre l'analytique etle synthétique n'est
en aucun cas effacée, elle est seulement déplacée.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 69

sens à l'autre de l'analyticité: «Cette distinction a assurément son


bougé, car le domaine des concepts qui appartiennent à la logique
n'est pas si exactement délimité que l'on ne puisse jamais venir en
conflit sur ce point.» Seule l'utilité pragmatique du logicien peut donc
aux yeux de Bolzano justifier une telle distinction, dans ce qu'elle peut
avoir de strictement opératoire1•
C'est que, sur cette base, restait entièrement ouverte la question
que Husserl et bien d'autres allaient essayer de résoudre: Qu'est-ce qui
est logique? ou Qu'est-ce que le logique? Et y répondre par la simple exhi-
bition d'une analyticité prétendue2 ne pouvait plus dès lors, pour Bol-
zano comme pour ses successeurs, équivaloir à rien d'autre qu'à une
pirouette rhétorique.

§ 3. LA REPRJSE HUSSERLIENNE DE BOLZANO:


LA VÉRJTÉ PAR LA FOR1\Œ

L'important dans la définition balzacienne, comme cela sera égale-


ment le cas chez Frege, c'est évidemment que l'accent soit mis sur la
vérité (ou la fausseté) portée par l'énoncé. La définition de l'analyticité
est une définition par le maintien d'une valeur de vérité, quels que
soient les changements opérés dans certaines limites :
« ll me semble que toutes ces explications ne mettent pas assez en relief ce
qui fait l'importance de ce genre de propositions. Cela consiste, à ce que je
crois, en ce que leur vérité ou leur fausseté ne dépend pas des représenta-
tions singulières qui les composent, mais reste la même, quels que soient
les changements que l'on opère avec certaines d'entre elles, pourvu que
l'on ne détruise pas la référence objective (die Gegenstandlichkeit) de la
proposition. »3

1. Wissenschaftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Définition de la logique critiquée au § 12 de la Wissenschaftslehre, Bd. I, p. 51 sq.
3. Wissenschaftslehre, § 148, Remarque IV, Bd. II, p. 88. Cf. la définition d'une vérité
anafytique, op. cft., § 197, Bd: II, p. 331.
70 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Cest exactement le sens de la définition de l'analyticité que l'on


retrouvera dans la III" RL de Husserl. Celle-ci, comme telle, est tribu-
taire d'une vérité. «Nous pouvons définir des propositions ana!Jtiquement
nécessaires comme étant celles qui comportent une vérité pleinement
indépendante de la nature concrète particulière de leurs objecrités [...]
ainsi que de la facticité éventuelle du cas donné et de la valeur de la posi-
tion éventuelle d'existence.» 1 L'indépendance de la valeur de vérité de la
proposition par rapport à la nature particulière concrète des contenus
mis en jeu, par rapport au« cas» qui est la valeur particulière prise par
une variable en un énoncé déterminé, c'est une définition fort bolza-
nienne de l'analyticité. De l'analyticité au sens fort, «logique», toute-
fois, puisque Husserl envisage ici la variabilité de tout contenu particu-
lier, tenu pour inessenriel, dans le sens de l'exhibition de ce qui reste à
savoir l'armature idéale de la proposition, le« pur logique».
Or que reste-t-il, lorsque ne sont plus tenus pour invariables que
ce que Bolzano appelait non sans incertitude les «concepts logi-
ques»? Rien d'autre que la forme, en un sens qu'il va nous falloir
déterminer. Ainsi Husserl répond-il à sa façon au problème laissé
ouvert par Bolzano.
Le contexte est celui d'une élucidation des différents types de rela-
tions de dépendance qui unissent les moments de l'objet (au sens très
général de ce dont on peut parler comme de ce qu'on peut voir ou
imaginer, selon cet élargissement du sens de l'objecrité dont nous
avons vu au chapitre précédent qu'il était acquis dès la Ire RL). De ce
point de vue, l'essentiel est le partage très fermement établi entre ce
qui relève de l'analytique et du synthétique, partage qui, s'il n'est plus
bolzanien, est à bien des égards proche de celui fait par Frege.
Dans Les fondements de l'arithmétique, Frege arrache la question· de
l'analyticité à la psychologie (dont il soupçonne Kant) pour la reverser
aux mathématiques. Lorsque, recherchant la preuve d'une vérité, «on
ne rencontre sur son chemin que des lois logiques générales et des
définirions, on a une vérité analytique [...]. En revanche, s'il n'est pas

1. RL III, § 12, Hua XIX/1, p. 259; tr. fr. t. II/2, p. 39, texte de la 2' éd.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 71

possible de produite une preuve sans utiliser des propositions qui ne


sont pas de logique générale, mais concernent un domaine particulier,
la proposition est synthétique» 1•
Dans cette référence à la constitution particulière d'un domaine
objectuel particulier du savoir (ein besonderes Wtssensgebiet) tient le
sens du synthétique. ll n'en sera pas autrement aux § 10-12 de la
III" RL, même si l'originalité profonde par rapport à ce dispositif de
ces paragraphes où la phénoménologie invente sa grammaire est
assurément de ménager une place pour une certaine forme de syn-
thétique a priori 2, qui, loin de nous éloigner de l'analyticité balza-
cienne, n'est pas sans ressembler à celle-ci prise au sens faible (et
comprise dans ses raisons éidétiques, pourrait-on dire), là où l'analy-
ticité proposée alors s'identifie quant à elle à celle de Bolzano au
sens fort, c'est-à-dire logique du terme.
Dans la multiplicité des lois de dépendance entre «contenus» qui
apparaissent, c'est-à-dire auxquels on se réfère d'une façon ou d'une
autre, on peut distinguer deux classes radicalement distinctes. Tout
d'abord celle des lois de la dépendance matérielle, qui définit des pro-
positions (faiblement) analytiques au sens de Bolzano. C'est qu'y est
fondée la possibilité de substitutions indéfinies, mais dans un ordre de
réalité déterminé (sinon la proposition perd son objet et devientgegen-
standslos au sens de Bolzano). La possibilité ou non de la substitution·
demeure fondée sur les «genres, espèces, différences purs qui subsu-

1. Frege, Les fondements de l'arithmétique, tt. fr., p. 127.


2. Voir notre chap. V. Cette possibilité husserlienne sera l'objet propre de la critique
de Bouveresse, avec Schlick et Wittgenstein. Cf., outre le texte cité, Le réel et son ombre:
la théorie wittgensteinienne de la possibilité, in Rosaria Egidi (ed.), Wittgenstein: Mind and
Language, Dordrecht, Reidel, 1995. Nous n'entrerons pas ici dans cette discussion, mais il
nous semble toutefois qu'il faut être sensible au déplacement inévitable du sens de la notion
d'a priori précisément à partir du moment où il y a un a priori matériel ou supposé tel.
Celui-ci, pris en un sens radicaiement non transcendantai (non« constituant»), pourrait ne
pas nous conduire si loin du sens de la «règle» cher à Bouveresse (surtout une fois muni
de la notion de grammaire, dans la rve RL, dont la portée ici est particulièrement équi-
voque, et riche en promesses autant qu'en ambiguïtés- il faudrait prendre en compte ici la
thèse de l'indétermination de la signification empirique, telle qu'elle apparaît dans des textes ulté-
rieurs de Husserl).
72 PROBLÈ1Œ ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

ment les contenus dépendants complémentaires dont il s'agit» 1• Si on


considère par exemple la proposition: «Une couleur ne peut exister
sans une certaine étendue qui soit recouverte par elle», cette impossi-
bilité tenant à l'être particulier, «matériel» et ontologiquement
«régional» de la couleur, elle ne pourra être tenue pour analytique au
sens défini par Frege et que Husserl va reprendre. En revanche,
remarque Husserl, cet énoncé est vrai quelle que soit la couleur envi-
sagée. C'est une vérité enracinée dans l'être même de la couleur, et qui
le définit, ce qui ménage une classe de substitutions pour la proposi-
tion concernée, qui est précisément celle.des couleurs. Cette classe de
substitutions «régionale», qui rétablit comme une certaine forme
d'analyticité bolzanienne (à condition toutefois de conformer l'énoncé
de façon suffisamment discriminante pour réduire le champ de ses
variations non absurdes- donc pourvues d'objet- possibles à la seule
«région» concernée), est la mesure très exacte de ce que Husserl
nomme le «synthétique a priori», qui est articulation a priorique de tel
ou tel domaine dans sa particularité. Il n'est pas vrai que n'importe
quoi puisse portet de façon sensée n'importe quelle propriété.
L'analytique, en tant qu'analytique-formel, pose une tout autre
question. C'est qu'à côté des concepts matériels décrivant l'un ou
l'autre des grands genres du réel il faut reconnaître une certaine exis-
tence aux «concepts simplement formels», manifestés comme tels
dans les «propositions exemptes de toute matière concrète»2 • Le for-
mel se dégage simplement par l'exemption de la matière, l'abstraction
de tout contenu dans lequel serait fondée la déterminité de la proposi-
tion. Ainsi obtient-on les «catégories logiques formelles» et les « caté-
gories ontologiques formelles», telles que le «quelque chose», ou la
«chose quelconque», l'objet, la relation, la connexion, la pluralité, le
nombre, l'ordre, le nombre ordinal, le tout, la partie, la grandeur, etc.
Tous ces concepts «se groupent auto'u:r de l'idée vide du quelque
chose ou de l'objet en génétal»3, suivant le dispositif des philosophies

1. RL III, § 11, Hua XlX/1, p. 255-256; tt. fr. t. II/2, p. 35.


2. Cf. notre chap. IV.
3. RL III, § 11, Hua XlX/1, p. 256; tt. fr. t. II/2, p. 36.
L'HÉRl'TAGE DE BOLZANO 73

transcendantales classiques. Mais leur originalité, proprement contem-


poraine, est d'être obtenus à partir de cette idée au moyen d'« axiomes
ontologiques formels», leur fécondité ontologique n'étant plus ici
mesurée à rien d'autre que précisément à leur formalité. Ces lois d'ob-
tention des catégories sont simplement formelles en tant qu'elles sont
«dépourvues de contenu concret», elles formulent des propriétés qui
sont indépendantes de la teneur particulière des objectités considérées.
Ce serait par exemple« un contresens "formel", "analytique", de pré-
tendre qu'une chose est une partie quand il manque un tout qui aille
avec elle», dans la mesure exacte où« cela ne dépend absolument pas
du contenu interne de la partie»\ la légalité formelle qui est en jeu est
sans rapport avec la légalité matérielle qui pourrait déterminer le type
d'inclusion de telle ou telle partie dans le tout correspondant, suivant
le genre de partie dont il s'agit.
Le propre de la légalité formelle, c'est qu'elle laisse les moments
dont elle définit la relation dans une «indétermination formelle».
Comme telle, elle est unique pour toutes les incarnations des places lais-
sées vides par son abstraction constitutive. Cela prescrit un certain
mode de détermination de ses éléments constituants, qui est détermi-
nation de l'indétermination même: celle qui apparaît dans le langage
ordinaire sous la figure du «un certain quelque chose». La loi analy-
tique-formelle (l'un s'identifie dès lors à l'autre) se caractérise donc en
fait par la possibilité d'une complète mise en variables du point de vue
de ses «objets» ou «contenus», mise en variables qui conserve sa
vérité, dans la plus pure tradition bolzanienne. Ainsi par exemple: « Si
un certain ex est dans une certaine relation avec un certain ~, ce même ~ est
dans une certaine relation correspondante avec cet ex; ex et ~ sont ici indé-
finiment variables. »2
On revient à Bolzano, mais un Bolzano quelque peu enrichi par
toute la réflexion sur la nature et la genèse du logique qui a été celle
des RL. En effet Husserl est ici en mesure de proposer une détermi-
nation de cet élément résiduel (non variable) de la proposition que

1. Op. cit., p. 258; tt. fr. p. 37.


2. Op. cit., p. 258; tt. fr. p. 38.
74 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Bolzano avait laissé dans un certain flou: le «logique». Il n'y va de


rien d'autre que du formel comme tel:
«Des lois ana!Jtiques sont des propositions absolument générales (et pat
conséquent exemptes de toute position d'existence, explicite ou implicite,
de l'individuel) qui ne contiennent pas d'autres concepts que des
concepts formels.» 1

Dès lors, la valeur et le sens des propositions analytiques ne tien-


nent dans rien d'autre que dans ce que Husserl thématise explicite-
ment ici sous le nom de «formalisation». Les propositions analytiques
au sens défini plus haut (celles qui comportent une vérité indépen-
dante de la nature concrète particulière de leurs objectités) sont très
exactement celles «qui peuvent se "formaliser" complètement (die sich
vollstandigformalisieren lassen) »2• Cette idée de formalisation, que Husserl
introduit ici avec une grande originalité, dévoilant par là même le pré-
supposé implicite (le type d'« actes» fondateurs) de ce qu'il avait lui-
même appelé «la nouvelle logique», constitue le noyau même de
l'idée d'analyticité, telle que la tradition, c'est-à-dire Kant et Bolzano,
l'avait véhiculée. Mais de ce point de vue même il faut reconnaître un
privilège à Bolzano, qui assurément est allé plus loin que Kant dans
son enquête en direction du fondement de cette analyticité, et a ouvert
la voie à Husserl. C'est en ce sens que les définitions données par Kant
«ne méritent nullement d'être nommées "classiques" »3• «Dans une
proposition analytique, il doit être possible de remplacer chaque
matière concrète, en maintenant intégralement la forme logique de la pro-
position, par la forme vide quelque chose, et d'éliminer toute .position
d'existence en passant à la forme du jugement correspondante ayant
"une généralité inconditionnée" ou le caractère d'une loi.» 4
La proposition analytique, en ce sens, est exhibition de la forme
logique. L'apport propre de la phénoménologie est de faire ici un sort

1. Op. cit., § 12, p. 258-259 ; tr. fr. p. 38.


2. Op. cit., p. 259; tr. fr. p. 39.
3. Op. cit., § 12, Remarque I, p. 260; tr. fr. p. 40.
4. Op. cit., § 12, p. 259; tr. fr. p. 39. «Forme logique... » est souligné par nous.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 75

particulier aux types d'actes qui peuvent fonder la «forme» comme


telle. En d'autres termes, d'où vient la forme? Qui opère la formalisa-
tion et qu'est-ce qu'opérer une formalisation? Voilà le genre de ques-
tions inédites auxquelles nous confronte l'approche phéno-
ménologique de la logique. Or, l'intérêt de cette approche est,
contrairement à ce qu'on croit trop souvent, que, loin de toute éidé-
tique abstraite qui figerait la forme logique dans quelque intuition
éidétique de type platonisant, elle reconnaît à la formalisation le
régime spécifique et irréductible d'un mode d'intentionnalité bien par-
ticulier. Nul mieux que Husserl n'a souligné le caractère original et
originaire de la formalisation, irréductible à tel ou tel autre type
d'abstraction ou d'essentialisation. L'« abstraction formalisante»
(abstraction de la forme) est une abstraction d'un type particulier, qui
ne ressemble à aucune autre, parce que abstraction d'aucun contenu, fût-il
idéal. C'est que cette abstraction ne fonctionne que sur le seul axe de la
modalité signitive de l'intentionnalité, mise en évidence dans son irré-
ductibilité de principe dès la I'• RL.
Comme telle, cette abstraction est isolée au § 24 de la III" RL. ll
s'agit de
«quelque chose de tout autre que ce qu'on envisage habituellement sous
le nom d'abstraction, donc [djune fonction totalement différente de celle
qui, par exemple, fait se détacher le "rouge" d'une donnée visuelle
concrète, ou le moment générique "couleur" du rouge déjà abstrait.
Dans la formalisation nous remplaçons les noms désignant les espèces de
contenus dont il s'agit par des expressions indéterminées comme: une
CERTAINE espèce de contenus, une certaine AUTRE espeèe de contenus, etc.; et
par là s'effectuent en même temps du côté de la signification les substi-
tutions correspondantes d'idées purement catégoriales aux idées
matérielles» 1•

Prenant ses distances par rapport au modèle que représente


l'abstraction de l'espèce «rouge», ce n'est pas seulement les théories
empiristes de l'abstraction (critiquées dans la rr· RL) que Husserl
évite; bien plutôt fixe-t-il des limites à l'abstraction éidétique ou idéa-

1. Op. cit., § 24, p. 291-292 ; tr. fr. p. 71.


76 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION

lisante (ideirende Abstraktion) mise en-lumière p.âr lui-même~.11y a un


autre type d'abstraction. Et cette abstraction se déploie suivant l'axe de
la signitivité. C'est celle que mesure la possibilité de substitutions qui,
par les classes d'équivalence qu'elles dessinent, ne constituent rien
d'autre que les formes de la catégorialité elle-même, en tant que phé-
nomène proprement signitif.
Ainsi la puissance originaire de production d'objets spécifiques
(ceux qui relèvent de l'« analytique-formel») de la formalisation, origi-
naire en vertu de l'originarité qui est celle-là même du signifier, est-elle
mise en évidence. Par là même d'une certaine façon c'est le résidu de
l'analyse bolzanienne (le« logique») dont le statut se trouve clarifié.

§ 4. ANALYTICITÉ FORMELLE ET CRITIQUE


DU MYTHE DE LA SIGNIFICATION

Que l'analyticité de certaines propositions trouve son fondement


dans les phénomènes qui relèvent en propre du« signifier», ce n'est en
vérité pas nouveau, et le soupçon en pèse déjà sur la présentation kan-
tienne du problème (qui, tout en parlant la langue des extensions,
semble bien plutôt faire jouer confusément une inclusion des sens, sui-
vant un modèle récurrent dans la théorie kantienne du jugement/.
Reste à s'entendre sur ce que cela veut dire. Que l'analyticité soit fon-
dée sur un certain usage (formalisant, par substitution) de la modalité
signitive de l'intentionnalité est une chose. Qu'elle repose dans le
« sens » des concepts de la proposition considérée, autant dire dans son
intension (qui par définition n'est rien de formel) en est une autre, et
pourrait bien constituer purement et simplement la thèse opposée. Ce
que nous voudrions montrer maintenant, c'est que la construction
husserlienne, précisément parce qu'elle met au jour la véritable prove-

1. Cf. notre mise en perspective, in Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996,
p. 25 sq.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 77

nance signitive de l'analyticité (pa:t la forme), après Bolzano et Frege,


est aussi le lieu de la péremption d'une certaine conception, intension-
nelle, de l'analyticité. Trop longtemps l'analyticité, dans l'ignorance
de sa provenance signitive, c'est-à-dire formelle, a adhéré à un langage
naturel dont le rapport à elle n'avait pas été préalablement critiqué
- ce qui induisait une véritable illusion« sémantique» sur sa nature et
sa fonction.
Sur l'analyticité pèse un très vieux préjugé, présent certainement
dès l'introduction kantienne de la notion, qui consiste à entendre
celle-ci comme un problème de« contenus» des différentes parties de
la proposition énoncée. Mais, dans les RL, dès la Ire RL, cet usage du
concept d'analyticité a été par avance exclu, au nom précisément de
contraintes fortes sur ce que signifie le «signifier» (c'est-à-dire de la
découverte de son ca:ractère originairement et irréductiblement inten-
tionnel en un sens qui déjoue toute «intension»), contraintes qui
interdisent de toute façon que l'on raisonne ainsi simplement en
termes d'entités sémantiques («sens» de tel ou tel mot).
Bolzano lui-même sacrifiait à cette conception «sémantique».
Dans son analyse de l'analyticité, il afflrmait ne pas entendre pa:t «pro-
position une simple chaîne de mots qui dit quelque chose, mais le sens
de cet énoncé»\ l'analyticité se tenant précisément au niveau de ce
«sens», même si certainement pour lui elle ne saurait se réduire à
l'inhérence d'un «sens» dans un autre- ainsi est-elle analyticité dans le
sens, au niveau du sens, et non analyticité par le sens. Quant à Hus-
serl, il emboîtera le pas à Bolzano dans son opposition idéalisante des
mots de la proposition et de sa signification idéale, voire de la propo-
sition énoncée et de la« proposition en soi»2 • Et pourtant, ce n'est pas
son moindre mérite, compte tenu de son analyse qui ne fait de la
«signification idéale» rien d'autre qu'une classe d'équivalence liée à
une pluralité d'actes du signifier, il ne peut accepter le mode de travail
sur la signification présupposé pa:r les définitions classiques (sémanti-
ques) de l'analyticité.

1. Wissenschtifts!ehre, § 148, Remarque IV, Bd. II, p. 89.


2. Cf. la fin du chapitre précédent.
78 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

En effet, pat la mise en évidence de l'élément formel comme lieu de


l'analyticité, Husserl, loin de tout mythe de la signification, ne peut
qu'être amené à prendre ses distances pat .rapport à cette conception
« intensionnelle» de l'analyticité -liée au postulat de la possible mise en
lumière de l'analyticité par l'analyse d'un sens 1• C'est ce qu'il fait dans
des termes particulièrement vigoureux au § 21 de larre RL.
C'est que le signifier est modalité intentionnelle et donc rapport à
l'objet de plein droit. n est toujours déjà en lui-même visée d'objets, la
visée d'objets (l'intentionnalité) n'étant elle-même possible que depuis
et dans cet écart fondamental qui existe entre la donation de l'objet que
p.rocu.re la signification et celle qui est obtenue dans la connaissance en
tant que remplissement intuitif. Tout comme la Critique de la raison pure
est traversée pat la distinction de départ entre le penser et le connaître, on
pourrait dire que l'intuition centrale et thématique des RL est la bar-
rière qui sépare le signifier et le connaître, écart qui du reste fonde l'une et
l'autre de ces intentionnalités dans leu.r complémentarité même2• La

1. Sur le lien de cette interprétation sémantique de l'analyticité et du «mythe de la


signification» (corrélation stricte d'une« signification», comme entité autonome, à un mot
ou une expression, telle qu'elle est critiquée par Austin ou Quine), voir Sandra Laugier,
L'anthropologie logique de Quine, Paris, Vrin, 1992, p. 149 sq. Sur la critique déjà proprement
husserlienne de ce mythe, voir notre chapitre précédent. La critique quinienne de l'analyti-
cité (c'est-à-dire de la possibilité de faire un partage strict et définitif entre l'analytique et le
synthétique et d'exhiber une sphère analytique-formelle pour elle-même, indépendamment
de toute référence empirique) demeure certes assurément, comme le souligne Bouveresse,
puisque Husserl, dans son culte mathématique (et hilbertien) de la forme, a outrepassé la
prudence bolzanienne, qui recélait par avance plus de sensibilité au problème de Quine.
Reste que, si une critique de l'analyticité est encore possible, elle ne pourra en aucun cas
reprocher aux jugements ou plutôt propositions analytiques de Husserl de reposer sur
quelque hypostase de la signification comme «teneur de sens». Nous sommes précisément
au pur niveau du formel, et du syntaxique, non du sémantique.
2. Ce déplacement pourrait aussi bien constituer la raison ultime du changement du
sens de l'analyticité entre Kant et Husserl, comme semblent l'attester les dernières réserves
formulées contre Kant dans la Vlc RL, qui consistent à reprocher à Kant de ne pas avoir
aperçu la modalité signitive de l'intentionnalité (là et seulement là réside en fait pour Husserl
l'iruperfection de l'a priori kantien, ce qui n'a pas été aperçu par Schlick dans sa critique,
qui joue un peu vite Kant contre Husserl), dont le régirue de fonctionnement formel
(cf. RL I, § 20) est le lieu propre de l'analyticité, en tant que formalité de ce qui peut être
mis en variables. Cf. RL Vl, § 66, 4), Hua XIX/2, p. 732; tt. fr. t. III, p. 243.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 79

thèse de cet écart est aussi bien une thèse sur la signification et sur son
inconsistance gnoséologique, thèse qui se manifeste, comme dans des criti-
ques ultérieures du mythe de la signification, pat la récusation de la doc-
trine convenue des jugements analytiques, à savoir de la doctrine qui
voudrait que ceux-ci fussent analytiques en vertu de leur seule significa-
tion. Jamais en vérité la signification ne nous donnera à elle seule l'objet
sur le mode de la connaissance - ce qui .ne veut pas dite que le mode de
rapport à l'objet qu'elle instaure ne se vérifie et ne se confirme pas dans
la connaissance. Et« là où il est question de connaissances qui "décou-
lent" de l'analyse des simples significations des mots, est visé précisé-
ment autre chose que ce que suggèrent les mots» 1 • Ce qui est en jeu dans
un jugement analytique, ce sont les« essences conceptuelles» des objets
qui sont désignés par les mots, et, dans la donation effective (intuitive)
de ces essences, qui ne sont« nullement les significations des mots elles-
mêmes »2 , se joue la possibilité du templissement ou non de ces significa-
tions, templissement qui est la seule forme de connaissance possible.
«Analytique» et« synthétique» renvoient donc à deux formes de rem-
plissements différents, mais dans un cas comme dans l'autre à un rem-
plissement, certainement pas à la signification elle-même, et l'analytique
n'est rien qui se déciderait au niveau d'une signification alors traitée
comme un objet. L'analyse de la signification, pour autant qu'elle soit
possible (et elle ne le sera pour Husserl que dans l'horizon du grammati-
cal au sens de la grammaire pure logique, cf. RL IV) ne donnera jamais
que de la signification3, au sens où elle ne fera que déplier les lois de ce
rapport original à l'objet qu'est le signifier, et certainement jamais une
connaissance, rapport à l'objet subordonné, pour Husserl, à l'exigence
d'une donation en personne, sous une forme ou sous une autre (catégo-
riale ou non). Si le signifier ne saurait donner lieu en lui-même à une
connaissance, c'est précisément qu'il constitue un mode de rapport à
l'objet original, qui n'est pas de connaissance, et qui est juxtaposé et

1. RL I, § 21, Hua XIX/1, p. 77; tr. fr. t. II/1, p. 82.


2. Op. cit., foc. cit.
3. La complexité de la signification n'est en rien le reflet de celle de l'objet:
cf. RL IV,§ 2, Hua XIX/1, p. 304-305; tr. fr. t. II/2, p. 87-88. Voir notre chap. IV.
80 PROBLÈ:tvŒ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

entrelacé à elle de façon irréductible. Le signifier ne constitue certaine-


ment pas le vestibule ou la voie d'accès de la connaissance (ce qui étaitle
présupposé implicite de la classique conception de l'analyticité liée au
mythe de la signification); il est son autre, par rapport auquel elle se défi-
nit dans le jeu de ses écarts constituants, sans que jamais la différence
puisse être réduite, dans sa puissance fondatrice des deux termes, sur le
fond de l'énigme posée au départ par le signifier en tant que signifier
quelque chose.
Il faut bien saisir que cette altérité du signifier au connaître n'est pos-
sible et n'a toute sa portée que dans la mesure où le premier constitue
bien ce rapport à l'objet de plein droit, concurrent de celui dela connais-
sance et ajointé à lui de façon complexe, que dans la mesure où tous deux
sont d'une certaine façon de même niveau (des modalités originaires de
l'intentionnalité). Sinon la connaissance nous donnerait bien à un
niveau ou un autre« ce qui est signifié», au sens dela teneur dela signifi-
cation, son« contenu», et celle-ci se résorberait donc en quelque« carac-
tère du connu»; tel est aussi bien le sens de la thèse classique de l'analyti-
cité qui, sous couvert de faire de la signification la voie royale et
immanente d'accès à la connaissance, la réifie et la subordonne en fait à
un sens de l'objet quin'estpas le sien-mais celui dela connaissance. En
réalité, si la signification donne l'objet- et assurément le fait-elle- ce
n'est en aucun cas sur le mode de la connaissance, ce qui veut dire aussi
bien que cet objet de la signification (celui qui est précisément en jeu
dans l'analytique-formel, dans le déploiement des possibilités supé-
rieures de la signitivité en tant que productrice d'objets, qui, par l'intui-
tion catégoriale, trouvera sa « contrepartie intuitive») n'est rien qui soit
déjà analysable en soi-même comme un« contenu de connaissance».
Dans ce déphasage de la signification à la connaissance, c'est la déréifica-
tion de la signification qui se joue, dans l'impossibilité manifeste de la
traiter comme un quasi-objet, c'est-à-dire comme un simple reflet de
l'objet de la connaissance qu'on se serait déjà donné et qu'on s'ébahirait
par après d'y retrouver (miracle supposé d'habitude le ressort de l'analy-
ticité). De toute façon la signijication n'est pas un<< contenu;> au sens d'une
« donnée» de la connaissance, voilà ce qu'on pourrait tirer aussi de la
réforme husserlienne du concept d'analyticité.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 81

Le paradoxe de l'analyse husserlienne est donc que, tout en met-


tant en lumière la source de l'analyticité dans des actes producteurs de
«forme» (puisque l'analyticité husserlienne, après et mieux que celle
de Bolzano et de Frege, est une analyticité par la forme) qui relèvent en
propre de la modalité signitive de l'intentionnalité - comme une ana-
lyse plus fine le montrerait, tout ce qui est de l'ordre du catégorial, qui
est le problème fondamental des RL- néanmoins, pour que l'analy-
tique existe en tant que tel, prenne cette consistance qui le fait presta-
taire d'objets, elle lui rend une certaine teneur intuitive, sous la figure
d'un aspect bien particulier de l'intuition catégoriale, comme intuition
formelle, seul lieu où cette analyticité puisse prendre un sens de
«vérité». Avec Husserl, ainsi, l'analytique-formel (l'analytique devenu
le formel) est réintégré à la sphère de l'intuition. Mais c'était absolu-
ment nécessaire si l'on voulait comprendre quelque chose de très
simple, et qu'avait déjà dit Frege, qui est que l'analyticité, tout produit
de la forme (et donc d'un certain usage des signes) qu'elle soit, et
parce que produit de cette« forme», n'est rien de sémantique, au sens
exact où elle détermine une façon pour la vérité elle-même de se pré-
senter, dans la capacité de report même d'une modalité de l'intention-
nalité (signitive) sur une autre (intuitive), plus qu'une façon pour le
discours de faire sens. Ici, entre sens (mais un sens qui ne pouvait plus
être rien de « donné») et vérité, se tenait, pour la «nouvelle logique»
à laquelle cette tradition autrichienne issue de Bolzano avait réservé ce
qu'elle avait de meilleur à penser, le lieu proprement contemporain de
l'analyticité. L'analyse husserlienne des actes associés avait rendu par-
lante la vérité propositionnelle de Bolzano, tout en l'épurant de quel-
ques excroissances ontologiques.
III

De Brentano à Marty ·
la syntaxe

Le statut de l'analytique-formel, cet héritage de Bolzano dans


l'édifice husserlien, ne se comprend donc que sur le fond d'une
réélaboration radicale de la problématique de la signification comme
dimension intrinsèque de l'expérience. La plasticité du signifier, se
prêtant à des transformations formelles susceptibles d'exhiber son
noyau pour ainsi dire analytique, dans la divergence même alors
accusée par rapport à ses usages courants, est en fait strictement tri-
butaire d'une détermination nouvellement acquise de la structure de
ce signifier même.
Là encore, la philosophie husserlienne plonge ses racines dans la
dite tradition autrichienne, et plus précisément dans un aspect
souvent négligé en France des recherches théoriques propres à
l'école de Brentano (qu'on croit souvent être purement« psychologi-
ques»), à savoir la remarquable prise en compte des faits de langage
qui la caractérise. Le nom qui s'impose ici, dans la généalogie de la
thématisation husserlienne de ce qui sera nommé grammaire, ou plus
précisément de la syntaxe propre au discours, est celui d'Anton
Marty, avec Husserl et Meinong un des principaux élèves de
Brentano.
84 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

§ 1. LA PREMIÈRE DOCTRINE BRENTANIENNE


DU JUGEMENT

Tout part ici de la doctrine brentanienne du jugement. Celle-ci


représente certainement une des formes d'inn~:>Vation essentielle que la
psychologie brentanienne lègue en partage à la phénoménologie, hus-
serlienne ou heideggerienne d'ailleurs, et un des points en lesquels est
la plus nette la rupture de cette école de pensée (Brentano, Husserl,
Heidegger) avec la tradition aristotélicienne du pacte apophantique
moulé dans la forme du jugement prédicatif, tradition avec laquelle on
voudrait si souvent la mettre en continuité1•
La définition brentanienne du jugement intervient dans le contexte
de la problématique propre au Livre II de laP.rychologie du point de vue empi-
rique (1874), qui est celle de la classification des phénomènes psychiques.
Comme on le sait, Brentano, après les avoir, dans le Livre I, caractérisés
par cette propriété commune qui est d'être dirigés vers un objet
(l'« intentionnalité»\ se préoccupe maintenant de leur différenciation,
et les répartit donc en trois classes: représentation (Vorstellung), juge-
ment (Urteil) et troisièmement, avec une hésitation terminologique,
3
mouvement affectif, intérêt ou amour (Gemiitsbewegung, Interesse, Liebe) •
Nous n'entrerons pas ici dans les difficultés inhérentes à l'usage du
concept de représentation dans cette période qui conduit à la phéno-
ménologie naissanté. n nous suffira de rappeler que, dans la plus
large extension du terme, il y a, pour le Brentano de la P.rychologie

1. Après un long défaut dans la bibliographie francophone, il existe maintenant une


bonne présentation du problème, par Jean-Claude Gens: La doctrine du jugement correct
dans la philosophie de Franz Brentano, in Revue de métapqysique et de morale, septembre 1996.
2. Cf. nos chap. VII et VIII.
3. P.rychologie, Bel. II, p. 33; tt. fr. p. 203.
4. Cf. notamment notre étude: A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la repré-
sentation, Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
DE BRENTANO A MARTY 85

de 1874, représentation partout où un objet, là aussi au sens le plus


général du terme, apparaît. D'autre part, l'activité psychique- en un
sens faible - et donc les phénomènes psychiques en général, ne peu-
vent jamais se rapporter à quelque chose qui ne serait pas en soi objet
de représentation. Thèse« objectiviste» du primat de la représentation
qui aura des conséquences importantes pour l'architecture des RL, et
également dans leur travail de démarcation interne de leurs propres
limites - en dehors de cette référence, on ne peut comprendre le rôle
axial dans les RL de l'interrogation sur l'existence d'éventuels actes
non o bj ectivants ; il n'y va de rien d'autre que des limites de la « repré-
sentation» au sens brentanien.
Mais la question qui nous intéressera id sera celle de la délimitation
entre représentation et jugement. Elle semble évidente, et la tradition
logique, aristotélico-kantienne pourrait-on dire, à laquelle est confronté
Brentano semble l'avoir reçue pour telle. Mais tout le génie de Brentano
tient à la remise en jeu particulièrement aiguë qu'il en propose.
A quoi fait-on tenir habituellement la différence entre une repré-
sentation et un jugement? A rien d'autre qu'à une composition, à une
complexité intrinsèque qui caractériserait le jugement. Ce qui dis-
tingue un jugement d'une représentation, c'est donc que le jugement
est fait de représentations. «Suivant une opinion très courante, le
jugement consisterait effectivement en une liaison ou une séparation
qui s'effectueraient dans le domaine de notre représentation; et le
jugement affirmatif comme aussi, sous une forme légèrement
modifiée, le jugement négatif sont qualifiés très fréquemment,
contrairement à la simple représentation, de pensée complexe ou
encore relative. » 1
Cette thèse, véhiculée comme une évidence par toute la tradition
logique depuis Aristote, recèle pourtant une grande difficulté. Si en
effet l'essence du jugement repose dans la liaison, ce qu'on nomme
habituellement le lien prédicatif, qui associe deux représentations
dans une unité synthétique ( « S est p » ), que dire des représentations

1. Op. cit., Bd. II, p. 44; tr. fr. p. 211.


86 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

qui seraient elles-mêmes doubles, ou complexes ( « S et p ») ? Une


détermination plus précise de la nature du lien prédicatif lui-même
(«est»), comme la réclamait déjà Kant (Critique, B 140 sq.), au
moins est requise. Mais même alors il n'est pas sû:r que la différence
en cause puisse être assignée comme celle de deux modes de liaison,
au niveau strict (formel) de la liaison. La liaison peut en effet très
bien être apparemment la même, du jugement à la représentation. Je
peux, dit Brentano, me représenter « S est p », sans porter là-dessus
aucun jugement, comme une «simple représentation» (b!ojle
Vorste!!ung) au sens précisément où ce n'est pas un jugement. «li
arrive évidemment qu'un acte de la pensée, qui n'est rien qu'une
simple représentation, ait comme contenu la même complexité de
plusieurs caractères qui constitue, dans un autre cas, l'objet d'un
jugement. » 1
La pointe de l'argumentation brentanienne réside dans le constat
d'une certaine confusion qui s'instaure dès lots dans la logique tradi-
tionnelle entre représentation et jugement, l'analyse de la pensée selon
sa plus ou moins grande complexité relative s'avérant impuissante à
établit ici une nette démarcation. La seule différence entre ce genre
éminent de représentation que serait le concept et ce qui relèverait en
propre du jugement serait donc subjective, relèverait de l'activité
constituante de la conscience, et de la conscience que celle-ci précisé-
ment peut avoir d'elle-même. Formellement, d'une certaine façon, il
n'y en aurait donc aucune.
Mais comment accepter un principe seulement subjectif à cette dis-
tinction fondamentale entre les représentations et les jugements, là où
on souhaite rendre compte de ce qui se présente pour ainsi dire
comme une distinction objective, indépendante du rapport que le
sujet peut entretenir avec elle? Une représentation, quel que soit son
degré de complexité, diffère d'un jugement en vertu de propriétés
objectives qui ont trait à ce que le premier Husserl appellerait sa
teneur et à sa portée logique mêmes, ce qui se traduit dans leurs

1. Op. cit., Bd. II, p. 44 sq.; tr. fr. p. 211.


DE BRENTANO A MARTY 87

formes énonciatives respectives. C'est ce que Brentano va s'employer


à débrouiller. Qu'est-ce en vérité, qui fait l'essence du jugement du
point de vue logique?
La première borne qui conduise vers la vérité, Brentano la trouve
chez Mill, et de toute évidence inclli:ectement chez Hume, dont la théo-
rie millienne du jugement n'est au fond qu'une interprétation. Mill
admet certes qu'un jugement soit nécessairement fondé sur la composi-
tion de plusieurs représentations, mais pour lui ce critère de composi-
tion ne suffit pas. Ce qui constitue le jugement comme tel, c'est la
croyance, l'assentiment ou le rej et qui s'ajoute à la conjonction des deux
idées qui sont associées. Deux idées peuvent en effet s'associer en nous
sans constituer une croyance (comme celles de montagne et d'or, dans
un exemple partagé par Mill et Bolzano) 1• Alors que le jugement est là
où est l'affirmation- respectivement la négation. Celles-ci conservent
leur mystère assurément, mais le grand mérite de Mill, après Hume, est
de les mettre en lumière comme des faits derniers, introduisant une dif-
férence ultime par rapport à la simple représentation dans l'ordre de la
pensée. Brentano salue cette rigueur descriptive pour laquelle« la repré-
sentation et le jugement sont deux modes absolument différents de la
relation avec l'objet, deux modes radicalement différents de la cons-
cience qu'on prend d'un objet»2•
Mais n'est-ce pas là précisément un trait subjectif? N'est-ce pas
alors la présence ou non d'un «sentiment» intérieur, la crqyance qui
caractérise dès lors le jugement, venant s'adjoindre à cet aspect formel
qu'est la composition, et pour ainsi clli:e la qualifier de l'extérieur?
Cette question complexe exigerait évidemment qu'on rentre dans le
problème du psychologisme réel ou supposé de Brentano, tel que le
critiquera Husserl, mais il faut remarquer que l'analyse brentanienne
se passe très bien de cette référence psychologisante et demeure de
toute façon pourvue, comme on va le voir bientôt, d'une indéniable

1. J. S. Mill, 0'stème de logique, tt. fr. Louis Peisse, Paris, 1866, rééd. Liège, Mardaga,
1988, p. 96.
2. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 48; tt. fr. p. 213.
88 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

valeur logique. En effet, en dehors des eaux troubles du sentiment


d'assentiment, dont on ne sait pas s'il est présent ou non, et pour
lequel à vrai dire il n'y a aucun critère logique, l'affirmation et la néga-
tion demeurent de toute façon des propriétés logiques des proposi-
tions, et le génie de Brentano est de poursuivre la déflnition du juge-
ment à ce niveau-là, dans une véritable analyse logique du discours
dont, à quelques années de la découverte de la quantification, la perti-
nence ne peut que forcer l'admiration.
La thèse centrale de Brentano en effet va beaucoup plus loin que
celle de Mill et, du coup, va directement plonger ses racines dans ce
qu'il y a de plus subversif chez Hume par rapport à la logique clas-
sique. Elle s'énonce en une phrase: «Il n'est même pas vrai qu'il y ait
dans tout jugement une liaison ou une séparation de caractères repré-
sentés. »1 Brentano remet donc en question rien de moins que la thèse
de la composition (.rynthesis), aussi vieille qu'Aristote au moins. En
effet, si le jugement tient dans l'affirmation ou la négation, il faut
remarquer que «pas plus que le désir ou la répulsion, l'afflrmation ou
la négation ne se réduisent à des synthèses ou à des relations »2•
Cette subversion de la doctrine traditionnelle du jugement comme
association d'un sujet et d'un prédicat par la copule passe par la mise
en avant du jugement d'existence caractéristique de la première doc-
trine brentanienne du jugement. Selon lui, la doctrine traditionnelle a
en effet rendu le sens et le statut de ce type de jugement inintelligibles.
On a bien essayé en effet de réduire le jugement existentiel «A
est» à la forme générale du jugement supposée être «A est B», mais
cela implique un traitement logique de la notion d'existence qui aux
yeux de Brentano est parfaitement inacceptable.
«Quand nous disons "A est", cette proposition n'est pas, comme beaucoup
l'ont cru etle croient encore aujourd'hui, un jugement attributif, dans lequel
l'existence est, en tant que prédicat, unie à A en tant que sujet. L'objet affirmé
n'est pas l'union du caractère "existence" à A, c'est A lui-même. »3

1. Op. cit., loc. cit.


2. Op. cit., Bd. II, p. 48 sq.; tt. fr. p. 213.
3. Op. cit., Bd. II, p. 49; tt. fr. p. 213.
DE BRENTANO A MARTY 89

Et la négation d'existence en apporte la contre-épreuve, car en elle,


ce n'est pas l'existence comme caractère abstrait qui est niée, mais bien
l'objet lui-même. Loin que cela retire quoi que ce soit à l'objet, qui
subsisterait alors sauf de cette détermination, plus radicalement il faut
alors dire qu'« il n'y a pas» de tel ou tel objet.
Le jugement d'existence est donc bien irréductiblement de la
forme «A est» (respectivement «A n'est pas»), sans qu'on puisse
jamais le reconduire à la forme supposée générale «A est B ». Le tra-
duire par «A est existant» (respectivement «A est inexistant») en
croyant rejoindre par là la forme prédicative générale revient à un
usage tératologique de la notion d'existence, qui ne peut structurelle-
ment pas être un prédicat.
Brentano se réfère alors, comme on s'y attendrait, à la critique
kantienne de la «preuve ontologique», critique selon laquelle l'être
ne serait pas un «prédicat réel» (A 598/B 626). Cette remarque
aurait dû conduire Kant à reconnaître que «tout jugement ne se rap-
porte pas à une synthèse de caractères représentés et ne contient pas
nécessairement l'attribution d'un concept à un autre concept»\ puis-
qu'il a bien vu que dans le jugement d'existence on ne peut à pro-
prement parler considérer que le concept de quelque chose ( «l'exis-
tence») soit associé au concept d'autre chose2• Pourtant il s'est
découvert incapable de penser le jugement en dehors de la forme
catégorique (sujet-prédicat), reconduisant un des plus vieux présup-
posés de la pensée logique. Dès lors s'ouvre d'ailleurs une difficulté
considérable, souvent passée inaperçue, dans la pensée kantienne :
celle du statut des dites propositions existentielles. Qu'est-ce en effet

1. Op. cit., Bd. II, p. 53; tr. fr. p. 216.


2. Même si, comme le souligne Sigwart (cf. Logik, 2e éd., Freiburg im Breisgau, 1889-
1893, p. 94, et Die Impersona!ien, Freiburg im Breisgau, 1888, p. 53-56), approuvé par Hus-
serl du point de vue philologique, Kant est pourtant aussi celui qui lègue à Bolzano l'inter-
prétation critiquable selon laquelle le jugement existentiel devrait être formalisé comme
adjonction au sujet comme représentation du stijet de ce qui demeure bien le prédicat d'oijectivité.
Cf. la discussion critique de Husserl dans sa recension de Marty, Hua XXII, p. 238; tr.
fr. AL, p. 319, qui conteste la lecture plus généreuse de Marty qui, contre Sigwart, tire sur
ce point la logique de Kant dans le sens de Brentano.
90 PROBLÈ:tvŒ ET FORNŒS DE LA SIGNIFICATION

que formuler un jugement d'existence «A est»? Certainement pas


porter un jugement analytique, car, dans la position d'existence, c'est
certainement le sens le plus clair de la fameuse critique de la preuve
ontologique, on a affaire à l'acte synthétique par excellence, on
adjoint au concept ce qui par construction ne peut être trouvé
a priori en lui. Mais le dit jugement est-il plus «synthétique» au sens
technique, rigoureux du terme? De ce que l'être au sens de l'exis-
tence n'est pas un prédicat «réel», Kant devrait conclure que l'on ne
peut pas interpréter ce jugement en termes d'addition au concept-
sujet d'un prédicat qui n'y était pas déjà compris - puisque ce qui
est ici «ajouté» n'a absolument pas la nature d'un prédicat. n faut
pourtant qu'il pense cette «synthèse» sur le modèle du jugement
synthétique et de la forme qui lui est sous-jacente, à savoir le rap-
port sujet-prédicat.
«De même, dlt-il, que le "est" de la copule met d'ordinaire en :relation
deux concepts, le "est" du jugement existentiel met "l'objet en relation
avec mon concept". - "L'objet s'ajoute synthétiquement à mon
concept".» 1

Ainsi Brentano pointe-t-il une des difficultés les plus abyssales de


la Critique de la raison pure: celle du lien qui y est fait, et comme
apparemment évident, entre la synthèse nécessaire à la connaissance
et la forme synthétique du jugement. Que veut dire ajouter un objet
à un concept comme on ajouterait un concept à un concept (à
l'image de cet ajout, modelé par la forme prédicative)? On peut s'in-
terroger à juste titre, et Brentano formalise ici une inquiétude
qu'aura pu entretenir sans l'avouer plus d'un lecteur de bonne foi de
la Critique.
En fait, pour Brentano, le jugement d'existence n'est ni analy-
tique ni synthétique au sens kantien de ces distinctions, au sens où
de toute façon il ne se plie pas à la forme aristotélico-kantienne du
jugement qui définit le cadre dans lequel ce partage fait sens chez
Kant.

1. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 53; tr. fr. p. 216.


DE BRENTANO A :MARTY. 91

La vérité est que, s'il fallait en un premier temps distinguer le


«est» existentiel et celui de la copule, en libérant ainsi le premier
«est» de toute fonction de liaison entre un sujet et un prédicat, en un
second temps il faudrait approfondit ce qui a pu être remarqué par
Mill par exemple à propos du « est» copule. Là où dans le cas du juge-
ment existentiel on a tendance à imputer fâcheusement au« est» l'ad-
jonction au sujet d'un prédicat d'existence, on s'accordera pourtant
avec Mill et toute la tradition logique à reconnaître que la copule
«est», dans le cas du jugement attributif, ne désigne en elle-même
«rien» et ne contient aucun prédicat - c'est ce qui la fait copule, par
opposition aux prédicats et au sujet, le fait, comme le dit Mill, qu'elle
ne soit qu'un« signe de prédication» 1•
Mais en est-il réellement autrement dans le cas de la proposition
existentielle? La réinterprétation par Brentano de la proposition exis-
tentielle, qui refuse de l'astreindre à la logique de la prédication, a
ici un effet de retour sur celle de la supposée proposition catégo-
rique, qui, dans une analyse renouvelée, vient confirmer la précé-
dente, dans le sens d'un modèle unique de propositions, pour toutes
les propositions, existentielles ou catégoriques. D'une certaine façon,
toutes les propositions sont existentielles, y compris celles que !'on croit tradi-
tionnellement catégoriques, tout simplement parce que les propositions existen-
tielles ne sont pas ce qu'on croit (à savoir pas l'adjonction d'un prédicat
dit prédicat d'existence à un sujet, mais un mode de détermination
logique originaire de ce sujet).
n y va d'une mise en forme des propositions qui en révèle la
structure profonde: «Toute proposition catégorique peut, sans le
moindre changement de sens, se traduite en proposition existentielle
et alors le "est" et le "n'est pas" de la proposition existentielle pren-
nent la place de la copule. »2 Le principe de la traduction est simple:
de « S est p » on peut toujours passer à une formule du style « (S, p)
est», ce dernier «est» prenant alors une valeur existentielle, ce qui
révèle la véritable portée de la supposée copule dans l'énoncé

1. Cf. J. S. Mill, Système de logique, p. 84 sq.


2. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 56; tt. fr. p. 218.
92 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

catégorique «normal». Ainsi «quelque homme est malade» devient


«un homme malade est», ou significativement, dans une équivalence
qui assigne bien alors son sens au « est» : «Il y a un homme
malade.» Brentano déploie ainsi les transformations nécessaires pour
réduite à la forme du jugement existentielles quatre classes de juge-
ments catégoriques habituellement reconnues dans la tradition
aristotélicienne: particuliers affi:rmatifs, universels négatifs, univer-
sels affi:rmatifs et particuliers négatifs, usant habilement de la dualité
qui lie ce qui ne s'appelle pas encore quantificateur existentiel et
quantificateur universel pout toujours reconduite la formule initiale,
même lorsqu'elle se présente avec le quantificateur universel, à la
forme générale existentielle «A existe>/« A n'existe pas» 1• Pat là il
veut prouver le possible recouvrement de l'ensemble de la logique
attributive classique pat une logique purement existentielle, où
l'essence des propositions, qui est d'être des thèses d'existence, appa-
raîtrait à nu.
Ainsi se voif récusée l'erreur - vieille comme Aristote - de ceux
qui voient dans le jugement essentiellement une synthèse au sens de la
liaison (.rymplokè) formelle d'un sujet et d'un prédicat. «Grâce à la
réduction de la proposition catégorique en proposition existentielle,
l' "être" de la proposition existentielle prend la place de la copule et
montre ainsi qu'il n'est pas plus prédicatif que cette copule. »2 C'est
donc le lien originaire entre jugement et ptédication,y compris pour les
jugements habituellement interprétés comme prédicatifs, conformément à leur
forme syntaxique apparente, qui est ici dissous.

1. Le problème de sa réductibilité à une proposition existentielle se pose notamment


pour la proposition universelle affirmative de la forme ('/x) P(x), que Brentano reconduit
à la forme (• 3x)., P(x), suivant un procédé classique. Mais cette traduction prend chez lui
une valeur métaphysique, dans la négation de la consistance réelle des affirmatives univer-
selles, qui en fait ne sont jamais que des existentielles singulières. Toute proposition affir-
mative au fond pour lui est singulière, en bon nominalisme. «En réalité, comme on vient
de le voir aucune proposition affirmative n'est universelle (à moins d'appeler universelle
une proposition dont la matière est individuelle) et aucune proposition négative n'est par-
ticulière» (P.rychologie, Bd. II, p. 57; tt. fr. p. 218).
2. Op. cit., p. 63; tt. fr. p. 221.
DE BRENTANO A MARTY 93

Ce déplacement, de toute évidence hérité de Hume\ est bien sûr


non sans rapport avec un changement profond du sens du jugement,
qui ici d'une certaine façon - ce qui permettra la remise en question
du modèle prédicatif-judicatif de la vérité par le premier Heidegger -
excède carrément la sphère de ce que la tradition a reçu comme
« logique» 3 •
En effet, le plus troublant est qu'ici le jugement, pure position (ou
infirmation) d'existence tire en fait son modèle de ce qui traditionnel-
lement fut assigné comme son autre, à savoir la perception: « Que la
prédication n'appartienne pas à l'essence de chaque jugement, cela res-
sort aussi très nettement du fait que toute perception est un juge-
ment. »4 C'est que toute perception porte en elle une affirmation, fût-
elle même erronée, et cette affirmation perceptive constitue comme la

1. C'est en effet bien à Hume le premier qu'il faut référer la remise en question de la
conception du jugement comme liaison ou séparation d'idées, et on pourra s'étonner de ne
pas voir Brentano mentionner ici cette source plus directement. Cf. Treatise of Human
Nature, éd. Nidditch, p. 96; tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF, 1995,
p. 161: «ll est loin d'être vrai que, dans tous les jugements que nous formons, nous unis-
sons deux idées très différentes, puisque dans la proposition Dieu est, ou, en vérité, dans
toute autre proposition ayant trait à l'existence, l'idée d'existence n'est pas une idée dis-
tincte que nous unissons à celle de l'objet et susceptible de former, grâce à cette union, une
idée composée.» Marty, Ueber subjektlose Siitze, VI" article, Vierteijahrsschrift für
wissenschqftliche Philosophie, 19, 1896, p. 22 sq., remarque bien cette provenance de la thèse
brentanienne, défendant cette proximité avec Hume contre l'interprétation de Hume sou-
tenue par Benno Erdmann dans sa Logique.
2. Cf. Heidegger, Ga 21 (cours de 1925-1926 intitulé Logik. Die Frage nach der Wah-
rheit), p. 135 et p. 142 par exemple. Sur ces textes, voir Jean-François Courtine, Les
«Recherches logiques» de Martin Heidegger: De la théorie du jugement à la vérité de
l'être, et Franco Volpi, La question du logos dans l'articulation de la facticité chez le jeune
Heidegger lecteur d'Aristote, in].-F. Courtine éd., Heidegger 1919-1929, De l'herméneutique
de la facticité à la métapqysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996. A défaut de se référer à la doc-
trine proprement brentanienne du jugement telle qu'elle est exposée dans la P{)'chologie
de 1874, mais exclusivement à la Dissertation de 1862 sur les divers sens de l'être chez Aris-
tote (où Brentano, plus classiquement, finit, dans l'analyse des différents sens aristotéliciens
du «vrai>>, par réduire la vérité à la mesure de la prédication), J.-F. Courtine, p. 22,
manque un emprunt très immédiat de Heidegger à Brentano.
3. Cf. là encore l'extraordinaire critique humienne de la logique, qui n'est pas assez
remarquée, in Treatise, éd. Nidditch, p. 175; tr. fr. p. 252.
4. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 50; tr. fr. p. 214. Voir]. Bouveresse, Langage, per-
ception et réalité, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 453.
94 PROBLÈJ:viE ET FORJ:viES DE LA SIGNIFICATION

forme même, le paradigme premier du jugement, en tant qu'affirma-


tion (ou rejet). Or cette communauté essentielle entre perception et
jugement exclut que l'essence même du jugement tienne dans la com-
position qu'on lui prête habituellement. Car, «s'il est un fait évidem-
ment indéniable, c'est bien que la perception ne consiste pas dans la
synthèse d'une notion de sujet et d'une notion de prédicat, et ne se
rapporte pas à une telle synthèse»1• La perception ne renvoie à rien
d'autre qu'à elle-même, en tant que présentation d'objet physique ou
psychique, et certainement pas à une liaison prédicative. Certes, on
peut dire qu'on perçoit non seulement une couleur, un son, mais qu'il
existe une couleur, un son, mais cette détermination apparemment
prédicative de la perception est l'objet d'une formation ultérieure de
jugement et on ne peut en aucun cas faire comme si elle était comprise
dans la première perception («simple»), qui pose assurément une
«existence» (celle de la couleur, du son, etc.), mais de façon immé-
diate, sans cette conscience réflexive de l'existence qui s'expose dans
ce qui serait censé être la seconde perception (perception d'« exis-
tence»)2. La première est purement et simplement antéprédicative, pour
employer la langue plus tardive de Husserl. Elle n'en demeure pas
moins une certaine forme de« jugement», et le lieu d'une vérité, du
point de vue de Brentano.
En fait Brentano, bien avant Heidegger, joue ici Aristote contre
Aristote. C'est-à-dire l'Aristote de Métapf?ysique, ®, 10, contre celui,
canonisé par la scolarisation de la tradition logique, de la doctrine aristo-
télicienne du jugement: «Dans saMétapf?ysique, ®, 10, il enseigne que, la
vérité de la pensée consistant dans sa concordance avec les choses, la
connaissance d'objets simples, par opposition à d'autres connaissances,
ne peut être une union ou une séparation de caractères, mais doit être un

1. Op. cit., Bd. II, p. 51; tt. fr. p. 215.


2. Op. cit., Bd. II, p. 51 sq.; tt. fr. p. 215. On remarquera combien ici la réflexion de
Brentano fixe les termes du problème de ce que Husserl nommera dans la VIc RL l'intui-
tion catégoriale, et en même temps combien la solution husserlienne marque une ruptute
par rapport à la solution brentanienne, encore dominée par une certaine forme d'opposition
naive entre le catégorial et la perception. Cf. les discussions de notre chapitre suivant.
DE BRENTANO A MARTY 95

simple acte de la pensée, une perception (thigein, toucher). »1 Dans cette


appréhension de l'être comme tact, il faut sans doute voir et le premier
débordement (mais dont le théâtre sera paradoxalement celui de la doc-
trine brentanienne du jugement) de la doctrine de la vérité en dehors de
ce qu'il est convenu d'appeler «logique» au sens énonciatif-prédicatif
du terme, et le fondement du contrat phénoménologique, à sa manière
de provenance aristotélicienne, qui scellera cette phase moderne de la
pensée qui va de Brentano à Heidegger, en passant par Husserl. La rééla-
boration, au nom d'un certain Aristote et contre un autre, par Brentano,
de la doctrine classique du jugement, ce point de logique apparemment
mineur, est donc loin d'être sans effet dans l'invention de la pensée
contemporaine. Tout son tournant phénoménologique y est à vrai dire
compris.

§ 2. LA SECONDE DOCTRJNE BRENTANIENNE DU JUGE1ŒNT

Cette doctrine devait toutefois être sujette à une mise à jour dont
l'exposé est indispensable à l'intelligence de notre propos. On en
trouve le témoignage dans plusieurs notes de l'édition originale de la
conférence Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (1889). Non que Bren-
tano revienne sur la classification des phénomènes psychiques précé-
demment établie, et notamment sur le partage fondamental entre
représentations (ideae) et jugements (judicia), dont il attribue, dans sa
radicalité, l'origine à Descartes2, mais il est amené à nuancer l'univer-
salité de la forme monothétique (du type «A existe») qu'il avait pro-
posée en un premier temps pour les jugements. La simplicité supposée
de la «thèse» qui serait alors le sens du jugement ne lui paraît plus

1. Brentano, Psychologie, Bd. II, p. 54; tr. fr. p. 216 sq. A propos d'Aristote, Métaphy-
sique, 0, 10, 1051 b 17 sq. Pour la résurrection de ce thème chez Heidegger, voir Ga 21,
p. 170 sq.
2. Cf. la n. 21 de Vom Ursprung sittlicber Erkenntnis, reprise par I<:raus dans Brentano,
Wahrheit und Evidenv p. 33 sq. La référence est à Descartes, Meditatio ill, AT VII 36-37.
96 PROBLÈME ET FOIU:vŒS DE LA SIGNIFICATION

soutenable descriptivement, en contradiction avec la forme explicite


de nombreux jugements dont l'articulation - prédicative - ne cons-
titqe en rien un revêtement simplement extérieur, mais un trait
logique essentiel. En d'autres termes: si la doctrine des jugements
existentiels demeure bien la même, il va falloir en :revanche de nou-
veau, en concession par rapport à la tradition, faire une place aux dits
jugements catégoriques, dont la structure prédicative ne constitue en
rien un accident, mais le fondement même.
Mais cette forme prédicative doit néanmoins alors être :réinterpré-
tée à la lumière de la découverte de la première édition de la P~cholo­
gie, à savoir celle de l'essence du jugement comme thèse. C'est ce qui
conduit Brentano à une doctrine logique passablement embrouillée,
mais en elle-même significative, celle du jugement prédicatif ou caté-
gorique comme «jugement double» (Doppelurteil). En fait, il main-
tient bien sa réserve de départ sur toute interprétation du jugement
comme synthèse ou liaison de représentations. Les jugements existen-
tiels simples, pures thèses d'existence, n'en sont en aucun cas. Quant
aux jugements dits catégoriques qui, reconnaît alors Brentano, sont
irréductiblement de forme «A est B » et non« Il y a A», ce ne sont pas
non plus des synthèses de :représentations, mais de jugements. En fait, il
y a deux jugements compris en un, ce qui rend compte d'une certaine
façon du maintien de l'interprétation existentielle du jugement, même
dans la formalisation des jugements catégoriques nouvellement accep-
tée par Brentano.
L'exposé le plus clair de la doctrine est celui de Die Lehre vom
richtigen Urteil, censé restituer l'enseignement de Brentano à Vienne
dans la deuxième moitié des années 1880- donc celui qu'a pu suivre
Husserl. L'éditeur, F:ranziska Mayer-Hilleb:rand, précise toutefois
que sur ce point elle a incorporé des éléments plus tardifs, subsé-
quents au changement intervenu dans Vom Ursprung der sittlichen
Erkenntnis précisément, ainsi que des extraits de l'essai de Franz Hil-
lebrand de 1891 Die neuen Theorien der kategorischen Schliisse, où l'élève
fait état des transformations intervenues dans la pensée du maître.
La teneur de la distinction introduite est la suivante: «Nous parle-
rons d'un jugement composé ou double, lorsqu'un objet est :reconnu
DE BRENTANO A lviARTY 97

(affirmé) et une propriété quelconque est attribuée ou refusée à cet


objet qui a été reconnu. »1 Par exemple, dans le jugement «Cet
homme est savant», un objet est reconnu (affirmé), cela au sens d'un
jugement simple («il y a un homme»), mais une propriété lui est
aussi attribuée (il est savant). Cet homme, dont l'existence est
reconnue, est savant; il y a donc deux jugements en un, un juge-
ment double. Le sujet de l'énoncé recouvre en fait ici déjà un juge-
ment, et est sujet en tant que porteur du sens d'un jugement. il est
relativement indépendant du second jugement immédiatemen t com-
biné avec lui dans l'énoncé, jugement dont il ne constitue que la
matière au sens logique du terme, et qui peut très bien être négatif
par rapport à lui, comme tout jugement. Je peux en effet très bien
dire: «Cet homme n'est pas savant»; cela ne change rien à la dupli-
cité inhérente au jugement. C'est dans cette duplicité - celle de deux
jugements - et d'une certaine façon toujours pas dans la liaison (en
tout cas celle de deux concepts ou deux représentations ) que tient la
véritable essence du jugement catégorique, par opposition au juge-
ment existentiel simple.
Ainsi, dans des notes de Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis, Bren-
tano pouvait-il de nouveau, après les interdits formulés par la Prycho-
logie, renvoyer à bon droit à la possibilité, pour lui maintenant évi-
dente, de distinguer des jugements composés ou doubles et des
jugements simples 2 •
Mais le terrain sur lequel s'était jouée cette amélioration de la théo-
rie initiale, qui, d'une certaine façon, en constituait pourtant aussi à
son niveau propre (celui de l'interprétation des jugements d'existence
et de ce qu'est un jugement en général) une confttmation, n'était autre
que celui de l'analyse linguistique ou en tout cas d'un certain rapport
de la psychologie philosophique à la linguistique.

1. Brentano, Die Lehre vom richtigen Urteil, éd. Franziska Mayer-Hillebrand, Berne,
Francke Verlag, 19 56, p. 114. Cet exposé est emprunté au texte de Franz Hillebrand.
2. Cf. la n. 22 de Vom Ursprung, reprise dans Wahrheit und Eviden:{J p. 40 et 42.
98 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION

§ 3. LE TOURNANT LINGUISTIQUE DU PROBLÈ:ME

C'est en effet en lisant un linguiste slovène spécialiste des langues


slaves et premier titulaire d'une chaire de slavistique à Vienne que
Brentano devait rencontrer un puissant aiguillon pour la reformula-
tian de sa théorie.
Brentano avait pourtant pris soin de commencer pat mettre en
suspens toute considération linguistique, selon cette défiance à l'égard
du langage assez caractéristique de sa démarche. Selon lui, l'illusion
qui conduisait la tradition logique à toujours interpréter le jugement
comme complexe et comme mise en relation de termes était d'abord
verbale, et liée à une absence de distance par rapport à la constitution
de nos langues ordinaires, où le jugement se présente toujours comme
un assemblage de mots 1•
Mais en 1883 il est amené à faite pour la Wiener Zeitung (13 et 14
novembre) le compte rendu de la réédition d'un opuscule du linguiste
Miklosich2, spécialiste des langues slaves et l'un des fondateurs de leur
grammaire comparée. La première version du texte (1865) s'intitulait
Les verbes impersonnels en slave3, et se rapportait donc à une ère linguis-
tique déterminée. Mais dans la deuxième édition, dont Brentano rend
compte, Miklosich a élargi son propos, dans le sens d'une réflexion de
linguistique générale, et choisi pour titre Suljectlose Satze (propositions
sans sujet) 4 • Le débat logico-graromatical de la :fin du siècle va y puiser
une inspiration nouvelle.

1. Cf. Psychologie, Bd. II, p. 74; tt. fr. p. 229.


2. L'analyse de Brentano est reproduite par lui en annexe dans Vom Ursprung (1889),
avec quelques modifications. Kraus a préféré en défiuitive la mettre en appendice au
tome II de la Psychologie, sous le titre Miklosich über subj ektlose Satze. C'est cette version
que nous citerons.
3. F. Miklosich, Die Verba impersona/ia im S/avischen, annales de la classe philosophique
et historique de l'Académie des sciences impériale de Vienne, Bd. XIV, 1865, p. 199-244.
4. F. Miklosich, Subject/ose Séitze, Vienne, Braumi.iller, 1883.
DE BRENTANO A MARTY 99

Brentano y trouve d'abord une éclatante confinnatio n de ses


thèses de 1874. :Miklosich s'attaque en effet sur le plan grammatica l au
préjugé que Brentano avait discuté du point de vue logico-psyc holo-
gique. Les grammairien s soutiennent souvent que «l'expressio n la
plus simple du jugement, c'est la forme catégorique, qui unit un sujet
à un prédicat»1• Or tout un type de proposition s soulèvent une grave
difficulté par rapport à ce modèle initial, celui des proposition s dites
impersonnel les, comme «il pleut», «il tonne», etc. Le propos de
:Miklosich a d'autant plus de poids que ces proposition s sont plus cou-
rantes dans les langues slaves, à propos desquelles il a édifié sa théorie,
et dans la langue allemande, dans laquelle il écrit, que dans la langue
française - ce qui, comme le remarque Gandillac, rend malaisée pour
nous la traduction de certains des exemples donnés.
Le problème abordé par :Miklosich n'est pas nouveau, et les gram-
mairiens antérieurs ont essayé d'y apporter une réponse.. Mais leur
erreur est de ne pas avoir voulu sortir du modèle initial. lis se sont
obstinés à chercher le «sujet réel». Les hypothèses les plus aberrantes
ont été formulées, d'un sujet caché qui serait« Zeus» à celle, ironique,
de Schleiermac her qui attribue à ce genre de proposition s comme sujet
«le chaos». De façon intéressante , la plus crédible de ces tentatives est
encore celle que l'on pourrait nommer la tautologique , qui consiste à
assigner au «prédicat» qui reste alors seul le prédicat lui-même
comme sujet. On aboutit alors à des énoncés tautologique s beaux
comme du Heidegger : ainsi si on demande qui bruit lorsqu'on dit «il
bruit», ou «il y a du bruit» (es lèirmt), on répondra «le bruit» (der
Lèirm). «Le bruit bruit» (der Larm lèirmt), voilà tout ce qu'on peut
répondre à la demande de sujet exercée sur cet énoncé impersonne l2•
Mais outre le caractère évidemmen t ambigu d'un sujet réel qui
n'assure en rien son rôle de support grammatica l et logique, mais
n'exprime rien d'autre que la prédication du prédicat lui-même, dans

1. Brentano, PfYchologie, Bd. II, p. 184; tr. fr. p. 299.


2. On ne peut pas ici ne pas penser aux tautologies du début d' Unterwegs zur Sprache:
<r es spricht >>, <r die Sprache spricht » ...
100 PROBLÈME E'T FORlYŒS DE LA SIGNIFICATIO N

une impersonnal ité complète, ce type d'analyse :rencontre immédiate-


ment sa limite là où de l'usage des verbes d'action ou assimilables on
passe à ce qui n'est rien d'autre qu'une certaine forme, particulière-
ment courante et importante en allemand, d'énoncés existentiels, qui
sont tout aussi impersonnel s. Miklosich pense bien sûr id aux énoncés
de la forme« es gibt... » («il y a ... »), qui présentent un schéma parfai-
t~ment irréductible d'impersonn alité. Peut-on sérieusemen t soutenir
que là où on dit «il y a un Dieu » (es gibt einen Gott) 1 «Dieu» soit le
sujet :réel? Cela supposerait que Dieu se donne (gibt) lui-même, ce qui
pointerait dans le sens d'un Dieu causa sui, ce qui n'était absolument
pas compris dans la formule initiale, et relève en fait de la syntaxe
transitive du verbe donner (geben) 1 qu'on découvre id profondéme nt
différente de celle, impersonnel le, de la locution es gibl.
En fait, il faudra :reconnaître qu'il n) a pas pour les tournures
impersonnel les de sujet assignable, l'autop:rédic ation du sujet ne :repré-
sentant en rien une solution satisfaisante. On peut certes partir à la
:recherche de quelque sujet impensé. Mais il faudra alors :répondre,
avec Miklosich, que la grammaire n'opère pas sur l'impensé.
La thèse grammatical e de Miklosich, qui revient à poser des pro-
positions à proprement pa:rle:r sans sujet met ainsi à mal la conception
grammatica le traditionnell e, qui interprète la proposition comme liai-
son d'un sujet et d'un prédicat.
Elle n'est pas sans conséquenc e logique. Loin en effet d'y voir un
phénomène purement grammatical , Miklosich ne :renonce en rien au
principe du parallélisme logico-gram matical, et :réfère ce caractère
apparemme nt déviant de certaines propositions pa:r :rapport à la forme
catégorique à la propriété logique de certains jugements mêmes. Ce
qui est manifesté pa:r l'existence au niveau linguistique de propositions
sans sujet, c'est au niveau logique l'existence d'une classe de juge-
ments bien distincts, étrangers à la forme prédicative. La linguistique
nous conduit alors à :réviser notre conception logique du jugement.
« n est faux que tout jugement comporte une :relation entre deux

1. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 185; tr. fr. p. 300 (voir la note de Gandillac).
DE BRENTANO A MARTY 101

concepts. Il s'agit souvent de l'af:fi:tmation ou de la négation d'un


simple fait. »1
L'analyse plus affinée des formes linguistiques, au-delà de l'appa-
rence verbale précédemment dénoncée par Brentano, apporte donc
des éléments de con:fi:tmation à la théorie de la P.rychologie de 1874,
qui d'une certaine façon était déjà arrivée à la même conclusion que
Miklosich «par l'analyse purement psychologique».
Évidemment en un premier temps Brentano est plus royaliste que
le roi. En conformité avec la leçon de 1874, il veut dans les articles de
1883 maintenir contre Miklosich une certaine forme d'universalité du
schéma isolé par lui qui était celui des propositions sans sujet. Pour lui
Miklosich s'est trompé en limitant ce schéma à certains énoncés et à
certaines langues (dans d'autres il ferait défaut). Le caractère purement
logique, et a priori, du schéma amènerait à postuler pour lui une cer-
taine universalité. En un sens, pour le Brentano de 1874 et encore
de 1883, toute proposition est réductible à une proposition sans sujet,
dans la mesure exacte où s'y expose alors sa caractéristique de propo-
sition existentielle (« S est p » est en effet réductible à «Il y a Sp »).
L'attention de Miklosich aux formes linguistiques constituées devait
pourtant conduire Brentano à nuancer le caractère unilatéral et a priori
de sa théorie, etc' est justement dans ce contexte qu'il devait pour la pre-
mière fois, dans une note ajoutée à la version de 1889 (dans Vom
Ursprung) des articles, introduire la théorie du «jugement double»,
comme classe de jugement réellement distincte du jugement simple exis-
tentiel. S'il y a de l'impersonnel sans sujet, il faut bien en contrepartie
reconnaître le rôle éminent de l'adjonction d'un sujet là où cette forme
(sujet-prédicat) structure la proposition.
Dans la note de 1889, Brentano précise donc qu'il faudra distinguer
les jugements réellement« unitaires» (einheitlich) et les« jugements dou-
bles» (Doppelurteile), où il y a construction d'un jugement sur un autre,
suivant le procédé qui sera exposé dans Die Lehre vom richtigen Urteil,
comme dans le jugement« ceci est un homme» (il y a un ceci, et ce ceci,

1. Op. cit., Bd. II, p. 187; tt. fr. p. 301.


102 PROBLÈ1Œ ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

dont on affirme l'existence, est de plus reconnu comme un homme).


Brentano avoue même alors, contrairement à Miklosich, qui soutenait le
caractère originaire du jugement existentiel simple (c'est-à-dire tout aussi
originaire que.la proposition prédicative composée, contrairement à ce
que pourrait faire croire la disparition des propositions impersonnelles
dans certaines langues évoluées), que, du point de vue linguistique, c'est
probablement la forme catégorique adaptée au dit jugement double qui
est première, et qui a donné naissance, par changement de fonction, à la
forme existentielle et impersonnelle, ce qui crée dans ce dernier cas si
souvent l'illusion d'un sujet réel. Mais cette priorité génétique ne limite
en rien l'autonomie du régime impersonnel et existentiel du jugement,
qui en représente une forme particulièremen t efficace du point de vue
logique, et évoluée. Selon la formule de Brentano, ce n'est pas parce que
le poumon dérive de la vessie natatoire des poissons qu'il s'y identifie.
Une fonction est ici greffée sur une autre1•

§ 4. LES ARTICLES DE MARTY

C'est à ce point prec1s du débat que se situe l'intervention de


Marty, l'un des meilleurs élèves de Brentano qui, s'étant aventuré à
son tour sur le chemin de la logique, va découvrir par là même ce fait
philosophiquem ent fondamental: la syntaxe.
Le mérite de Marty, dans toute une série d'articles consacrés au
problème2 comme dans sa contribution au Festschrift pragois du
3
congrès des philologues allemands à Vienne en 1893 , est d'affronter

1. Sur tout ceci, cf. op. cit., Bd. II, p. 193 sq.; tr. fr. p. 305 sq.
2. Anton Marty, Ueber subjektlose Satze und das Verhaltnis der Grammatik zur
Logik und Psychologie, sept articles dans le Vierteljahrsschrijt jür wissenschtiftliche Philosophie,
I-III en 1884, IV et V en 1894, VI et VII en 1896.
3. Anton Marty, Ueber das Verha!tnis von Grammatik und Logik, in 0Jmbolae pra-
genses. Festgabe der deutschen Gesellschtift for Altertumskunde in Prag zur 42. Versammlung deut-
scher Philologen und Schulmiinner in Wten 1893, Prague/Vienne/Leipzig, 1893.
DE BRENTANO A MARTY 103

avec une grande raclicalité la question sous-jacente, que nous retrouve-


rons au centre des préoccupations de Husserl, qui est celle du rapport
entre forme linguistique («grammaire») et logique. Ici le tournant
linguistique de l'analyse est assumé et problématisé.
Dans les premiers articles de 1884 (I-III), Marty, :fidèle à la pre-
mière théorie brentanienne du jugement et en référence à Miklosich,
nourrissait une certaine défiance à l'égard du langage. Le maintien
trop avant du parallélisme logico-grammatical, tel que Prantl avait pu
le préconiser, lui paraissait problématique par ses conséquences sur la
théorie du jugement (illusion verbale de l'universalité de la structure
sujet-préclicat) et il lui semblait important au premier chef pour la
logique« d'examiner le jugement indépendamment de l'énoncé (Aus-
sagt:) »1, dans un décrochage donc de l'analyse logique par rapport au
langage- décrochage qu'il saluera d'ailleurs dans la Begriffsschrijt fré-
géenne (1879) dans son deuxième article2• Les catégories grammati-
cales ne sont pas des images :fidèles des catégories logiques, et l'ana-
lyse des formes de proposition ne peut donc se porter garante de celle
des formes de jugement3• Mais en même temps, tout comme Brentano
à partir de lviiklosich, il se livre à une analyse proprement grammati-
cale des phrases impersonnelles qui tendrait à confirmer dans le lan-
gage courant même la structure du jugement telle qu'elle a été analy-
sée par Brentano dans la première éclition de la P.rychologie. Le
jugement obéirait à un seul et même schéma, fondé sur le couple
reconnaissance/rejet4, du sujet lorsqu'il s'agit d'un énoncé existentiel
simple, du groupe sujet-préclicat lorsqu'il s'agit d'un énoncé apparem-

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, I, p. 58.


2. Op. cit., II, p. 185.
3. Op. cit., I, p. 71.
4. D'où l'opposition de Marty, op. cit., II, p. 188 sq., sur ce plan, au Frege de la
Begri.ffschrift, pour lequel toutes les propositions sont au fond affirmatives (ou tout au
moins assertives). Sa réticence ici aurait été plus que confirmée par la lecture du texte tardif
de Frege, La négation (1918), qui renvoie la négation du côté du contenu de «la pensée»,
réservant à l'affirmation le rôle logique premier de l'assertion - cf. Frege, Écrits logiques et
philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 206 sq.
104 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

ment catégorique1• En tout jugement, selon une terminologie qui sera


importante pour comprendre le concept husserlien de «matière» au
sens logique du terme, il faut distinguer la forme, qui n'est rien
d'autre que celle de la reconnaissance ou du rejet, et la matière qui est
le contenu reconnu ou rejeté, quel que soit son degré de complexité.
Mais l'intérêt de la démarche de Marty réside sans doute d'abord
dans le retour qu'il opère alors sur l' «illusion linguistique». Le pro-
blème qui se pose est 1 /celui de l'origine des «sujets et prédicats
apparents» des énoncés impersonnels et existentiels (le «il» pseudo-
sujet de «il pleut»), auxquels font pourtant défaut au niveau de la
signification les distinctions correspondantes, et 2/celui de l'origine
de ces «énoncés catégoriques» qui occupent une place si grande
dans notre discours et semblent en constituer pour ainsi elire la
forme naturelle, là où pourtant avec le premier Brentano on a
affu:mé leur caractère second et réductible. N'est-il pas un peu rapide
d'invoquer ici une différence «simplement grammaticale»? Ne
faudra-t-il pas alors s'interroger plus avant sur le concept de
grammaire2 ?
C'est ce que Marty essaie déjà de faire, de façon assez confuse,
dans le nre article, en discussion avec la théorie humboldtienne de la
«forme interne du langage» et des eryma, dont illèguera la référence à
Husserl. Le résultat de son analyse critique de ce thème humboldtien
vulgarisé dans la tradition logique de son siècle est qu'il faut bien dis-
tinguer la pensée elle-même (der Gedanke) de« la forme interne du lan-
gage» (die innere Sprachjorm), qui n'est jamais qu'un auxiliaire de com-
préhension (Hi!fsmittel des Verstandnisses) qui s'est constitué
historiquement dans telle ou telle langue compte tenu de la situation
particulière du locuteur.
Mais si par là congé a été donné une fois de plus à «l'apparence
linguistique», reste entier le p:roblème de la grammaire, comme rien
de proprement extérieur à la pensée elle-même, problème que le génie

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, II, p. 161 sq.


2. Cf. le compte rendu de Husserl, Hua XXII, p. 237; tr. fr. in AL, p. 318.
3. Marty, Ueber subjektlose Satze, III, p. 340.
DE BRENTANO A MARTY 105

de Marty a été d'effleurer ici, dans une percée lourde de conséquences


pour Husserl et l'héritage de Brentano. En fait pour y arriver, il suffit
d'inverser le sens de la recherche, et, de la question de la possibilité
des jugements catégoriques, passer à celle de la possibilité des énoncés
impersonnels en tant que non superficiellement linguistiques, mais
point d'affleurement en et par la langue d'une structure de la pensée
elle-même. Comment une structure grammaticale peut-elle avoir
valeur logique?
Ce renversement est chose faite dans la suite de la série d'articles,
qui paraît dix ans plus tard, et tient compte, dans une théorie du juge-
ment très différente, de l'évolution de Brentano sur ce point. Dans le
VI" article Marty revient en effet sur l'analyse du III" et attire l'atten-
tion sur un fait qu'il avait négligé, à savoir le caractère .ryntaxique de la
«forme interne» du langage. «J'entends ici par syntaxe tout cas où
l'union de plusieurs composantes de discours a une signification qui
n'est pas la simple somme des significations de ces éléments et où un
mode du signifier résulte des signes, qui n'est pas autonome mais un
simple cosignifier. »1 Ainsi la syntaxe se mesure-t-elle exactement au
partage des termes en catégorématiques et syncatégorématiques, sui-
vant une distinction médiévale, ou entre un usage catégorématique et
un usage syncatégorématique des termes. Compte tenu de l'usage ori-
ginaire (par définition autonome et catégorématique) des termes, leur
signification catégorématique et substantive constitue comme une
«forme interne» linguistique au sens de Humboldt, mais induite alors
par la syntaxe elle-même. Or il faut remarquer que celle-ci joue au
niveau de la signification (Bedeutung) elle-même (et non du simple
«énoncé», Aussage) et de sa composition, propriété intrinsèque de la
signification, qui peut et doit essentiellement être composée. S'il faut
donc se défier de l'effet de report d'une incarnation linguistique déter-

1. Op. cit., VI, p. 56. Dans le cosignifier (mitbedeuten), qu'on retrouvera dans la
l" RL, il faut voir un écho de la théorie millienne de la connotation, ainsi traduite en alle-
mand. La mise en évidence par Mill (cf. 0'ste'me de logique, tr. fr. p. 30 sq.) de l'opposition
entre signes connotatifs et non connotatifs a une importance considérable dans l'invention
de la syntaxe par Marty et Husserl, quelles que soient les remises en question dont ils assor-
tissent cet héritage et qui rendent seulement possible leur découverte du reste.
106 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

minée d'une forme syntaxique sur une autre, et de l'apparence linguis-


tique qui peut en résulter, il n'en faudra pas moins maintenir ces dif-
férences qui sont celles de la syntaxe au niveau de la signification, en
tant que différenèes de Jonction, auxquelles le logicien devra prêter la
plus grande attention.
Bien sûr, à un certain niveau, des formes syntaxiques différentes,
au sens de formes linguistiques déterminées, incarnées dans le maté-
riau signifiant de différentes façons, peuvent recouvrir la même pen-
sée1 et nous induire une fois de plus à confondre la signification elle-
même et les représentations qui l'accompagnent étymologiquement
- il est bien évident que dans l'héritage d'une langue on hérite aussi
et d'abord une syntaxe déterminée. Mais à partir du moment où,
comme Marty, on a placé l'analyse à ce niveau, on ne peut plus non
plus éliminer entièrement la syntaxe du plan de la signification elle-
même et, au-delà de la thèse humboldtienne réputée historique-psy-
chologiste, on est bien obligé d'accorder quelque valeur supplémen-
taire au langage, dans son pouvoir de structuration plus radical que
toute sémantique, dans l'examen des questions de logique. Comment
en effet reconnaître la spécificité des phrases impersonnelles par rap-
port aux autres (dans un partage que Marty admet maintenant avec
le second Brentano) si ce n'est en lui donnant une portée .ryntaxique
au sens le plus fort du terme - sur le plan de la signification - au-
delà même de cette forme interne syntaxique dénoncée ici par Marty,
qui fait illusion et conduirait à lire ces phrases sur le modèle de la
syntaxe des autres, conformément au moule apparent sujet-prédicat?
n y a là une différence .ryntaxique originaire, qui en elle-même n'est pas
non plus justiciable de la seule logique, c'est-à-dire de l'analyse
abstraite du jugement indépendamment de ses formes d'expression
ou du simple fait qu'il ait à être exprimé - ou alors, ici la gram-
maire, dans son décrochage de toute grammaire empirique, rejoint la
logique -, et qui est parfaitement irréductible. L'existence de phrases
impersonnelles est ce qu'on pourrait appeler un fait .ryntaxique premier

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, VI, p. 57.


DE BRENTANO A MARTY 107

(soluble dans rien d'autre du point de vue de la syntaxe). Elle se


comprend en effet, selon le lexique de Brentano auquel Marty donne
id un sens profond au moyen d'une analyse linguistique radicale
- qui donc a abandonné le terrain de toute «linguistique» ~mpi­
rique - comme un «changement de fonction» syntaxique1 par rap-
port à l'usage premier de l'énoncé catégorique, qui, lui, mettait en
fait en jeu une autre syntaxe (et donc une autre signification), celle
du dit «jugement double» brentanien. li y a une syntaxe étymolo-
gique, qui pèse de tout son poids sur les apparences du discours ;
mais la syntaxe est aussi cette articulation qui est essentielle, au
niveau logique même, à tout discours, et, de ce point de vue-là, les
phrases impersonnelles constituent un phénomène proprement et
radicalement syntaxique (au-delà de la syntaxe apparente même), qui
atteste la puissance de constitution qui est celle du discours
lui-même sur la pensée, en deçà de la vérité, ce que Marty et Husserl
nommeront bientôt une grammairrl.
Ainsi toute l'ambiguïté du rapport au langage de la phénoméno-
logie naissante se concentrait déj~ dans la conclusion du VII< article
de Marty paru en 1896. Celui auquel on devrait savoir gré d'avoir
libéré pour la phénoménologie une entente des pouvoirs constitutifs
du langage y terminait sur une réaffumation étonnante, compte tenu
du chemin parcouru et du sérieux qu'il avait reconnu au problème,
de l'indépendance complète de l'idée par rapport à son expression et
de la logique par rapport à la grammaire3 • Mais, soulignait-il,
émancipation ne veut pas dire ignorance. Bien au contraire, un tel
partage supposait une investigation approfondie sur l'essence du lin-
guistique et du grammatical comme tel. Cette recherche ne pouvait
elle-même conduire qu'à distinguer «signification» et «forme
interne» du langage. La signification, quant à elle, dans une réminis-
cence bolzanienne, serait, au-delà de la forme externe ou même
interne du langage, «ce qu'il y a pour ainsi dire de logique dans le

1. Op. cit., VI, p. 61sq.


2. Cf. le chapitre suivant.
3. Marty, Ueber subjektlose Satze, VII, p. 327 sq.
108 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

langage» 1• Dans ce dénl apparent de Ï'enracinement linguistique de


la pensée, il y avait donc d'abord et surtout un fondamental refus de
cette manlère alors dominante de considérer le langage psycho-
logiquement2 et un retour vers l'essence même du langage. Ce qui,
au moins autant que la critique frégéenne, pouvait être un puissant
motif pour le tournant anti-psychologiste qui devait conduire
Husserl vers les RL. Entendre la signlfication comme telle, c'est-à-
dire dans ses lois spécifiques, tel était le défi devant lequel se trou-
vait dès lors la pensée, qui ne pouvait que l'entraîner loin de toute
psychologie.
Ce que Husserl devait reconnaître dans sa recension parue en
1904\ mais en renforcant encore le caractère linguistique de l'analyse,
et en pointant donc vers une véritable réhabilitation du langage et de
la forme linguistique, qui devait marquer aussi l'œuvre ultérieure de
Marty4 :
«Moi, de mon côté, je penserais, bien entendu, que, malgré de nombreuses
exagérations et malgré les confusions blâmées par Marty entre la sigrùfica-
tion et la formeinteme du langage, il y a aussi une part de vérité du côté de ses
adversaires. A mon avis, seule une phénoménologie, largement déployée et
développée en profondeur, des vécus de pensée et spécialement des vécus
linguistiques, peut conduire à une solution effective. »5
Restait alors à mettre en œuvre une véritable phénoménologie de la
signijication.

L Op. cit., VII, p. 329 sq.


2. Op. cft., VII, p. 330.
3. Mais faisant partie du compte rendu général par Husserl sur les ouvrages et articles
de logique en langue allemande des années 1895-1899, V' article de la série.
4. Anton Marty, Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und
Sprachphilosophie, Halle, 1908.
S. Husserl, Hua XXII, p. 258; tr. fr. in AL, p. 344 sq.
IV
Le catégorial

S'interroger sur le statut des catégories chez Husserl, c'est évi-


demment se poser la question de l'ancrage du dispositif
des RL dans la tradition aristotélicienne, et par là même dans ce que
d'aucuns ont nommé le projet de la métaphysique occidentale. Sui-
vant les lectures, Husserl sera le tard-venu qui accomplit ce disposi-
tif, dernier et retardataire de l'histoire à essayer de renouer le pacte
apophantique, rêve d'une prise catégoriale immédiate sur le réel, là
où notamment la découverte récente de la puissance d'abstraction
symbolique des langues formulaires le rendait dénué de sens1 ; ou
bien au contraire il sera le découvreur (mais comme Moïse alors,
prophète testant sur les marches de la Tette promise) de cette pen-
sée non métaphysique qui, dans le retour à la phénoménalité du phé-
nomène, fait imploser le dispositif catégorial. n y a du vrai dans les
deux points de vue et assurément tout d'abord les RL commencent
avec la Recherche I comme un Peri Hermeneias moderne. Tout coule-
rait alors de source, jusqu'au dispositif catégorial, que l'entreprise
husserlienne semble n'avoir d'autre but que de refonder, grâce à
cette arme nouvelle, paradoxale entre toutes, et qui pourrait repré-
senter l'ultime coup de force d'une pensée catégoriale reconduite à

1. C'est la thèse de Claude Imbert dans Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF,
1992.
110 PROBLÈME ET FORlYŒS DE LA SIGNIFICATION

sa propre absurdité (affirmer son adéquation absolue à l'intuition,


puisque sa nature intuitive même, là où son divorce avec l'intuition
est devenu trop flagrant), que constitue l'intuition catégoriale. Mais
d'un autre côté, affirmer la nature intuitive du catégorial, n'est-ce
pas bouleverser le sens même qu'il y a à parler de «catégorie» et
subvertir le dispositif lui-même, en réarticulant le partage entre sen-
sibilité et entendement (la deuxième moitié de la VJ< RL lui est thé-
matiquement consacrée) et, ce qui a été moins aperçu, entre langage
(ou tout au moins «signification») et pensée, le langage ne se
contentant plus de fournir des catégories mortes à la pensée, dans
laquelle son travail s'oublie lui-même, mais articulant le rapport
même aux choses qu'est la pensée, dans l'investissement de l'intui-
tion elle-même par la signification ? Dans cette seconde lecture,
entrevue pour partie par Heidegger lui-même, et assignée en tout
cas par lui comme point de départ de sa propre pensée\ mais sou-
vent recouverte par le commentarisme heideggerien, Husserl, point
culminant de l'aristotélisme, dans la prise de conscience de ses pré-
supposés, serait aussi le premier penseur non aristotélicien, si une
telle évaluation a un sens autre que la simple mise en valeur d'une
singularité. Mais il va de soi que cette singularité pourrait aussi se
découvrît en elle-même ne relever à proprement parler ni de l'un ni
de l'autre de ces axes de lecture, dans un déplacement et non un
dépassement, pas plus qu'une reconduction ou un accomplissement,
du dispositif catégorial, à la lumière de ce qui constitue peut-être la
découverte centrale des RL: l'irréductibilité de la modalité signitive
de l'intentionnalité. Telle est la piste que nous voudrions, pour
notre part, ici frayer.

1. Séminaire de Zlihringen, in Questions IV; Paris, Gallimard, «Tel», 1990, p. 465-466,


malgré les réserves critiques, p. 4-69, quant au fait de savoir si Husserl a réellement abordé
le problème des catégories, c'est-à-dire remis en question le dispositif catégorial comme teL
LE CATÉGORIAL 111

§ 1. AU-DELA DES CATÉGORIES :


LE « CATÉGORIAL-FORME L»

L'histoire des catégories d'Aristote à Kant est certainement celle


de leur détachement d'une première naturalité langagière, à même la
langue ordinaire dont elles dessinent les articulations, en direction de
la conquête du formel de l'objet. Dans la table proposée par la Critique
de la raison pure, elles ne font rien d'autre que décliner, a priori, les pro-
priétés formelles de l'objet.
D'une certaine façon, l'usage du terme « catégorial » dans
les RL s'inscrit bien dans cette perspective, qui renvoie la phénomé-
nologie à cette tradition des pensées de l'objet, dont elle est issue.
Mais, nous semble-t-il, dans cet usage même (la désignation du formel
de l'objet), le catégorial est alors le théâtre d'un déplacement très
significatif, qui touche à l'essence de l'objet même, ou plus exactement
faudra-t-il dire, des objets, dans la découverte de-l'existence de plu-
sieurs types d'objets. Le sens de ce déplacement est le suivant: la prise
en compte, au-delà du formel de l'objet« en général», de l'existence
d' oljets formels, dont la structure est elle-même catégoriale. Il n'y a pas
seulement une forme de l'objet en général; la forme peut elle-même
produire des objets. Telle est l'intuition qui conditionne un très net
élargissement et remaniement du sens du catégorial chez Husserl par
rapport à l'héritage kantien, et qui assurément enracine sa pensée
autant et plus du côté de Bolzano et Frege que dans cette tradition
aristotélico-kantienn e dont son projet de «phénoménologie» aussi
bien pourrait représenter les derniers feux.
Non pas que le problème du catégorial ne se pose plus chez lui
en termes d'une analytique du «quelque chose» en général et des
différentes propriétés qui peuvent y être rattachées. Mais c'est le
sens même du «quelque chose» qui dans une certaine mesure a
changé. D'abord, lorsqu'il apparaît, dans la PA, ce n'est pas comme
raison générale du catégorial, mais comme une «catégorie» parmi
112 PROBLÈME ET FORJ.VIES DE LA SIGNIFICATION

d'autres, celles-ci étant reliées les unes aux autres par cette propriété
générale d'être «formelles» 1• Le catégorial s'identifie ici au formel en
général, la «forme» se définissant par l'abstraction du «contenu» en
un sens qui reste à préciser. Cette définition est tout à fait générale:
l'idée de forme n'y est pas rattachée à quelque structure préconçue
de l'objet qu'il faudrait «habiller», bien plutôt déploie-t-elle le pou-
voir illimité de structuration de l'objet lui-même. La forme n'est
donc pas ici à la mesure de l'objet, comme dans l'objet formel clas-
sique (l'objet transcendantal), tel qu'il est conformé par les catégo-
ries; c'est bien plutôt l'objet qui est à la mesure de la forme, dans
son pouvoir de formation libre des objets. Le catégorial n'est rien
d'autre ici que la grammaire de ce pouvoir. Il y a catégorie partout
où il y a possibilité de conformer un objet indépendamment de son
contenu. Ce point de vue part de l'expérience, toute nouvellement
acquise avec l'algèbre et la logique modernes, de nos pouvoirs appa-
remment illimités de composition formelle d'objets, et de notre
capacité de nous rapporter à des formes d'objectivité de degré supé-
rieur, purement formellement constituées. Certes, dans l'espèce de
généralité absolue (d'« universalité») de ces concepts que sont le
«un» et le «quelque chose», comment ne pas reconnaître l'écho des
philosophies transcendantales classiques, dans leur poursuite d'une
tinologie; mais l'introduction ici cl.'une référence à la «numération»
et aux concepts de la relation modifie sensiblement les choses.
L'universalité visée est celle de la formalisation en général, et non
d'une pure forme abstraite qui fournirait comme le support méta-
physique, le radical ontologique (le «quelque chose») sur lequel
viendraient se greffer toutes les autres propriétés. En fait, seule la
III< RL permettra de l'établir pleinement, dans la définition fort peu
kantienne qu'elle propose de l'analytique:forme/ (précisément?, il y a
catégorial partout où il y a fa possibilité d'une complète mise en variables
du point de vue de fa forme concernée.

1. PA, Hua XII, p. 84-85; tr. fr. p. 103.


2. Cf. notre chap. TI.
LE CATÉGORIAL 113

C'est cette définition qui est déjà sous-jacente à la fin des Prolégo-
mènes, lors de la reprise du thème du catégorial introduit. dans la PA,
dans le contexte du projet d'une« ontologie formelle» corrélée à une
mathesis universalis. Le retour au «type catégorial », qui doit être
conquis par l'abstraction de tout contenu, c'est pour Husserl la même
chose que le retour à «la forme de théorie» 1• Cette corrélation du caté-
gorial au projet d'une mathesis universalis en tant que théorie de l'objet,
c'est-à-dire précisément théorie de la constitution de l'objet par la
théorie, n'a certes rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau, c'est la
sensibilité à l'élément formel de la théorie, à la pluralité des « formes
de théorie» en tant qu'elles-mêmes productrices de «formes». Le sens
véritable de cet élément formel qui pour Husserl constitue le sol du
catégorial (il n'y a de catégorial que dans le déploiement déterminé de
«formes catégoriales » par les différents genres de théories) apparaît
nettement dans la référence qui est faite aux nouvelles géométries rie-
maniennes et au sens proprement catégorial que l'espace y conquiert,
problème qui avait beaucoup occupé Husserl dans les années qui ont
suivi la publication de la PA 2 et dont on peut penser qu'il a eu un rôle
majeur dans l'édification de la phénoménologie3 •
Toute science formelle définit un horizon de catégorialité qui lui
est propre, et ainsi l'espace de la géométrie, matériau traditionnel de
l'Esthétique transcendantale, qui est censée constituer le niveau infra-
catégorial de la connaissance, est-il fait « catégorial». Non pas que
Husserl récuse l' ~xistence d'un espace de l'esthétique; mais, à côté de
lui, il affirme l'existence d'un espace de la géométrie, catégorialement
constitué, que son existence catégoriale détache de l'espace intuitif
premier. Que signifie que cet espace soit « catégorial » ? C'est qu'il est
défini par des propriétés formelles par rapport auxquelles s'ouvre pré-
cisément le champ des variations qui les laissent intactes. L'« espace»

1. RL, Prolégome'nes, § 69, Hua XVIII, p. 249; tr. fr. t. I, p. 273.


2. Cf., avant même la PA, déjà la thèse d'habilitation Sur Je concept de nombre (1887),
Hua XII, p. 293-294; tr. fr. in PA, p. 358-359. Ce problème occupe toute la deuxième
moitié du volume d'études préparatoires à ce qui devait être le tome 2 de la PA et autres
réunies par Ingeborg Strohmeyer (Hua XXI).
3. RL, Prolégomènes,§ 70, Hua XVIII, p. 252; tr. fr. t. I, p. 277.
114 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

au sens ordinaire du terme, mais pris catégorialement, «se range alors


dans un genre». Au-delà de cet espace, on peut définir des espaces, qui
conservent les mêmes propriétés formelles, réduisant ainsi l'espace à la
pure forme de ses propriétés « catégoriales ». La structure formelle à
laquelle renvoie ici Husserl, et qui lui sert d'exemple type du catégo-
rial, ce n'est rien d'autre que la variété riemanienne (Mannigfa!tigkeit),
support de la généralisation de la géométrie à n dimensions, qui par là
même change de statut, dans son nouvel accès à des objectités pure-
1
ment formelles, loin de toute spatialité intuitive •
La question qui se pose alors, puisqu'il y va de la constitution
d'un «genre», est celle de savoir comment extraire le catégorial.
Celui-ci n'apparaît qu'au moyen d'un type d'abstraction bien particu-
lier, qui ne sera défini que dans les ne et III" RL, dans leur examen
des différentes formes de l'abstraction. A la base intervient une dis-
tinction fondamentale, qui sépare d'une façon apparemment clas-
sique d'un côté ce qui reste üne généralisation directe de telle ou
telle propriété sensible - et produit par là même les grands
«concepts sensibles» - et de l'autre, ce qui ne saurait en aucun cas
être obtenu par simple généralisation à partir du sensible, et qui est
en propre le catégorial :
«Nous distinguerons les cas d'abstraction sensible, c'est-à-dire de l'ab-
straction se conformant simplement, et éventuellement d'une manière
adéquate, à l'intuition sensible; et les cas d'abstraction non sensible, et
tout au plus partiellement sensible, c'est-à-dire ceux où la conscience de
généralité réalisée s'édifie, tout au plus en partie, sur des actes de l'intui-
tion sensible, puis, pour l'autre partie sur des actes non sensibles, et, par
suite, se rapporte à des formes de pensée (catégoriales) qui, par nature, ne
peuvent se remplir dans aucun genre de sensibilité. Pour le premier cas,
les concepts purs provenant de la sensibilité soit interne soit externe,
co=e couleur, bruit, douleur, jugement, volonté, pour le second cas
des concepts tels que série, so=e, disjonction, identité, être, etc., offri-
ront des exemples adéquats. »3

1. Cf. Riemann, Sur les 4Jpothèses qui servent de fondement à la géométrie, in Œuvres mathé-
matiques, tr. fr. L. Laugel, Paris, Gauthier-Villars, 1898, p. 280 sq.
2. Cf. toujours notre chap. II.
3. RL II, 3 22, Hua XIX/1, p. 166-167; tr. fr. t. II/1, p. 190.
LE CATÉGORIAL 115

Le catégorial serait donc le niveau des concepts absolument non


mêlés de sensibilité, on le note une fois de plus ici dans un très large
éventail de sens de ces concepts. Mals par quelle abstraction obtenir
une telle pureté, celle de la somme comme celle de l'être? Le sens de
cette abstraction ne se détermine pleinement que dans ~a rn· RL, qui
se donne les moyens de concevoir autrement que négativement (la
non-sensibilité) la constitution du catégorial. li y va du partage entre
les deux niveaux de constitution de l'objet mis en évidence par
les RL, et notamment cette rn· RL, qui y joue un rôle ontologique
central: l'analytique-formel et le synthétique-matériel.
«Les nécessités ou les lois qui définissent des classes quelconques de
dépendances trouvent leut fondement dans la particularité essentielle des
contenus, dans leur spécificité [...]. A èes essences correspondent les
"ëbntepts matériels" ou propositions que flous distinguons rigoureuse-
ment des "concepts simplement formels", et des propositions qui sont
exemptes de toute matière concrète. De ces derniers concepts font partie
les catégories logiques formelles et les catégories ontologiques formelles qui sont
liées avec elles par des rapports d'essence [...], ainsi que les formations
syntaxiques qui en résultent. Des èbncepts comme quelque chose, ou une
chose quelconque, oijet; qualité, relation, connexion, pluralité., nombre, ordre,
nombre ordinal, tou~ partie, grandeur; etc., ont un caractère fondamentale-
ment différent de celui de concepts comme maison, arbre, couleulj son,
espace, sensation, sentimen~ etc., qui, eux, expriment quelque chose de
concret. Tandis que ceux-là se groupent autour de l'idée vide du quelque
chose ou de l'objet en général, et sont reliés à lui par les à:x:iomes ontolo-
giques formels, ceux-ci s'ordonnent autour des différents genres concrets
les plus généraux (catégories matérielles) dans lesquels sont enracinées des
ontologies matérielles.» 1

Le catégorial, comme déjà dans la PA, se définirait par l'exemp-


tion de toute matière concrète. Ici, cette évacuation conduirait à
«l'idée vide du quelque chose ou de l'objet en général», suivant
cette problématique tinologique2 qui caractérise les philosophies
transcendantales classiques. Sont catégoriales les propriétés de l'objet

1. RL ill, § 11, Hua XIX/1, p. 255-256; tr. fr. t. II/2, p. 35-36.


2. Cf. Jeau-François Courtine, Suarez et le .rystème de la métap4Jsique, Paris, PUF, p. 535-
536.
116 PROBLÈ1Œ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

privé de genre, pourrait-on elite. Là-contre, l'apport propre de la


phénoménologie, qui pour ainsi elite rend par là leurs couleurs aux
objets, en les déterminant selon l'a priori de leur genre propre et non
seulement formellement en général, est indubitablement l'invention
de l'a priori synthétique matériel, qui gouverne les lois de composi-
1
tion de l'objet, suivant qu'il appartient à tel ou tel genre concret •
Mais la question reste ouverte de savoir si des modifications ne sont
pas également intervenues ici dans l'essence du «quelque chose» et
le sens qu'il y a à s'y référer. En fait, il n'est pas sûr que Husserl se
contente d'introduire, à côté de l'analytique, une généralisation de la
notion, embryonnaire chez Kant, de synthétique a priori, mais il
pourrait bien aussi avoir révisé profondément le sens même de ce
qu'il appelle précisément de façon novatrice et assurément significa-
tive «l'analytique-formel». .
Pour le comprendre, rien ne vaut de prendre un exemple. A la fin
du paragraphe, Husserl traite le cas de «la catégorie formelle de la
relation» (ce qui en soi illustre le déplacement de l'intérêt d'une
logique de la prédication élémentaire à une logique de la relation,
conformément aux développements de la logique contemporaine de
Husserl). «Catégorie formelle» en ce qu'il ne s'agit pas d'une espèce,
d'un genre concret, et catégorie qui par là même se situe au niveau de
ce qu'on nomme proprement le catégorial, identifié à «l'analytique-
formel». Comment mettre en évidence cette structure « catégoriale»
en tant que telle? Par aucun autre procédé, qui en fait n'est pas un
procédé, mais donne l'essence même de la catégorie, en tant que forme,
que ce qu'il faudra bien appeler la mise en variables, et qui n'est pas sans
rappeler Frege. Est analytique-formelle, et donc manifeste une struc-
ture catégoriale, toute proposition qui peut se mettre en variables et
demeure valide en vertu de sa pure forme, indépendamment des
contenus envisagés (ce qu'exprime précisément la mise en variables).
Les contenus, dit Husserl, sont laissés dans «une indétermination for-
melle»; ainsi nomme-t-illeur statut de variables.

1. Là-dessus, voir notre chap. V.


LE CATÉGORJAL 117

Définir le catégorial-formel précisément en tant que forme par


l'indéfinie variabilité de ses variables, voilà qui assurément n'est pas
classique, le champ des variations envisagées dans la Critique de la rai-
son pure se réduisant à la pauvreté de l'« X» de l'objet transcendantal
sujet universel de tous les prédicats. Ici le sens plastique, de forme et
de formation constituante d'objets, de la mise en variables- nouvelle
donne de «l'analyticité»- est libéré comme tel. Et par là même est
ouvert le champ nouveau des objectités formelles, en tant que coex-
tensif à celui des variations bien formées dont la validité peut être
maintenue indépendamment du contenu donné, en vertp. des seules
opérations formelles auxquelles elles ont donné lieu. C'est pour Hus-
serl le niveau propre du catégorial.
La première conséquence de cette nouvelle définition de l'analyti-
cité, en tant que clé d'accès au catégorial dans ce nouveau sens de
« catégorial-formel », c'est la fin qui est mise à l'équivalence kantienne
du catégorial et du prédicatif au sens restreint du terme. C'est en ce
sens-là que c'en est fini du règne du «quelque chose» en tant que le
sujet formel de toute prédication, support universel des prédicats à
l'accumulation desquels se bornerait la connaissance. Si ridée du
«quelque chose» demeure directrice, c'est comme idée du X qui peut
être mis en variables et mesure les possibilités de sa combinaison pure-
ment formelle. Le{< quelque chose» est une occurrence et le champ de
l'objectité, loin d'être prisonnier du moule prédicatif d'un quelque
chose uniforme auquel devraient s'appliquer les prédicats comme à un
sujet, épouse l'ensemble des possibilités syntaxiques d'agencement des
occurrences de cet X. Tel est le rôle du «quelque chose» dans cette
nouvelle analytique catégoriale, à la mesure de ce qu'il avait appelé
dans ses recensions «la nouvelle logique», que propose ici Husserl.
L'opération constitutive de ce qui est désormais tenu pour catégo-
rial a un nom: il ne s'agit de rien d'autre que de la formalisation au sens
qu'on lui accorde en mathématique. Ce qui apparaît sous la plume de
Hus.serl sous le nom d'« abstraction formalisante» 1•

1. Cf. notre chap. II.


118 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Le catégorial s'obtient par formalisation et on peut même sous-


crire à une équivalence stricte du catégorial au formel (à condition
toutefois qu'il soit purement formel), si par formel on entend le résul-
tat d'une formalisation, c'est-à-dire d'une mise en variables. Cette
«abstraction formalisante», fait des logique et mathématique
modernes, s'oppose radicalement à tout ce que l'on a nommé
abstraction jusque-là. Elle ne retire à proprement parler aucune
«partie», aucun moment concret du sensible pour le mettre à part
- en ce sens-là elle est pure «abstraction» en un sens qui n'avait
jamais été atteint auparavant. Ce qu'elle met en évidence, c'est la
forme, dans l'idéalité pure de ses possibilités et impossibilités de com-
binaison constitutives.
Mais alors, la question inévitable est: d'où vient cette « forme» ?
Autrement dit, d'où vient le catégorial? Quelle est l'instance produc-
trice de «formes»? Le traitement par Husserl dans la Ille RL de la
notion d'ensemble, paradigme par excellence de la forme catégoriale,
loin de toute grammaire de la prédication, nous permet de pr~ndre
conscience de toute la gravité du problème.
«Ensemble (Inbegrijj) est l'expression d'noe nnité "catégoriale" corres-
pondant à la simple "forme" de la pensée, il désigne le corrélat d'noe cer-
taine unité d'intention se rapportant à tous les objets en question. Ces objets
eux-mêmes, en tant qu'ils sont assemblés· en pensée seulement, ne fon-
dent ni par groupe, ni tous ensemble, no nouveau contenu; il ne leur
échoit, par l'intention nnitaire, aucnoe forme matérielle de connexion, ils
sont peut-être en eux-mêmes "sans lien et sans rapport". C'est ce dont
témoigne le fait que la forme d'no ensemble est pleinement indifférente
par rapport à sa matière, c'est-à-dire qu'elle peut continuer à subsister en
1
cas de variation complètement arbitraire des contenus inclus.»

ns'agit ici de distinguer donnée formelle d'un «ensemble» et


tout sensible. L'indifférence à la matière qui caractérise celui-là est la
marque de sa constitution proprement catégoriale, par opposition à
l'unité matérielle, pour ainsi dire engluée dans ses éléments, qui est
celle des touts concrets. Mais d'où vient alors l'unité purement« for-

1. Op. cit., § 23, p. 289 ; tr. fr. p. 69.


LE CATÉGORIAL 119

melle» qui est propre à la construction ensembliste? De rien d'autre


que d'un acte, d'une prestation intentionnelle spécifique, ce que Hus-
serl exprime en renvoyant à une «unité d'intention» qui constitue la
forme comme telle. Le falt même que les éléments considérés
demeurent intacts en eux-mêmes, et en falt indifférents au travail de
la forme qui leur est imposée, prouve bien la réalité de cette presta-
tion intentionnelle, qui intervient en plus et à côté des éléments,
comme un acte spécifique par lequel le contenu est tralté et informé,
acte en lui-même, indépendamment de son contenu mals non de sa
capacité générale de prendre en charge un contenu, productrice d'un
certain sens d'objectité.
A la base de l'existence de formes catégoriales, il y a donc certalns
actes en propre prestataires de forme, producteurs de formes d'objectité
qui sont en elles-mêmes des objectités formelles, ce que nous appelle-
rons les actes catégoriaux à proprement parler. Mals alors se pose dere-
chefla question: quel peut bien être le type des actes concernés?

§ 2. L'ThiPENSÉ DES CATÉGORIES :


LE CATÉGORIAL-SÉMANTIQUE

Sur cette question plane indubitablement une équivoque dans


les RL. Le catégorial y apparaît en effet en un double sens, dont le
rapport n'est jamals clairement formulé. C'est d'un côté la significa-
tion qui peut être dite « catégoriale». De l'autre, comme on le salt,
dans une formule dont il faudra approfondir les paradoxes, c'est l'in-
tuition, c'est-à-dire d'une certalne façon la chose même, telle qu'elle est
censée être donnée dans l'intuition, ce dernier aspect renvoyant à une
dimension plus immédiatement« ontologique» des catégories.
Certes, il semble souvent que la signification n'alt qu'à recueillir une
catégorialité de la pensée (gagée alors sur l'intuition) qui la précéderait1•

1. Cf. RL 1, § 13, Hua XIX/1, p. 55; tr. fr. t. II/1, p. 56.


120 PROBLÈME E'I' FORi\ŒS DE LA SIGNIFICATION

La signification deviendrait alors catégoriale en vertu de son mar-


quage par une catégorialité de droit inscrite dans le renvoi à l'objet
qui la constitue elle-même comme intentionnalité, en tant que cet
objet est objet d'une intuition possible, ou en tout cas en un sens pré-
sumée ( « assumée» 1) telle, cela même là où ce remplissement pour des
raisons structurelles en fait ne peut être atteint, ni n'est d'ailleurs
nécessairement recherché. C'est que l'intuition elle-même, comme
horizon de possibilité, ouvre l'intentionnalité à la complexité d'une
réalité catégorialement structurée, et l'y conforme. Thèse qui assuré-
ment dénierait toute capacité de constitution catégoriale propre à la
modalité signitive de l'intentionnalité.
Reste que lorsque le catégorial entre en scène dans les RL, que ce
soit à la :fin des Prolégomènes ou de cette re RL, c'est tout de même
d'abord comme structuration de cette modalité signitive de l'inten.-
tionnalité, et pour ainsi dire « sur» elle. C'est que, si les catégories sont
constituées par les formes de théorie qui se rapportent à l'objet, il faut
prendre en compte que «toute unité théorique donnée est, dans son
essence, une unité de signification»2 • C'est en ce sens-là que si la
logique peut en quelque sorte être tenue pour la grammaire univer-
selle des théories («la science de l'unité théorique en général»), elle
doit à la fois d'une part concerner rigoureusement le plan des actes de
la signification (elle est «la science des significations comme telles»)
et d'autre part détenir la clé du catégorial-formel en tant que la forma-
lité propre de ce dernier ne repose dans rien d'autre que dans celle des
formes de théorie.
La catégorialité de l'objectité elle-même n'a de sens que dans sa
corrélation avec cette catégorialité première qui est alors celle du
logique lui-même, comme forme de signification. Le «parallélisme
logico-grammatical », cristallise donc pour Husserl toute la difficulté
de la notion de catégorialité. Car, à quel niveau à proprement parler se

1. Suivant la théorie, parallèle à celle de Meinong, des «assomptions», qu'on trouvera


exposée dans notre étude «A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représenta-
tion», Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
2. RL I, § 29, Hua XIX/1, p. 98; tr. fr. t. II/1, p. 106.
LE CATÉGORJAL 121

situe le « catégorial »? Que l'intention signitive se voit investie elle-


même de formes catégoriales n'est pas douteux. Qu'elle en soit pour
partie la source, voilà qui n'est pas moins recevable, dans la décou-
verte par Husserl à la suite de Marty de cette contrainte propre qui est
celle de la grammaire. Mais la «catégorisation» propre au signifier,
dans la complexité structurée de ses actes propres, est-elle la source
uniforme de ce qu'on appelle «les catégories»? Toutes les catégories
sont-elles catégories de la signification? Et si oui, toutes le sont-elles
de façon homogène?
Pour délimiter précisément le problème, une fois reconnue l'exis-
tence d'une catégorialité au sein même du signifier, il faut suivre
Husserl dans la distinction fondamentale qui est introduite par lui,
sous l'influence de Marty, entre grammaire pure logique et logique
stricto sensu1•
Nous avons étrangement affaire ici à trois niveaux de catégoria-
lité, qui ménagent pour ainsi dire trois degrés d'accès à l'objet. Dans
cette optique, on le notera - c'est une évidence car il n'est pas de
théorie qui ne se déploie exclusivement sur le sol de la signification,
mais cette évidence porte ici ses fruits, car on voit tout ce que cette
inhérence première comporte de contrainte et de structuration
intrinsèque -, ce sont les lois de la signification qui constituent les
conditions d'accès premier à l'objet, qui, en tant qu'objet de
connaissance, y est à plus forte raison nécessairement conforme.
Le premier niveau est en effet celui de ce que Husserl nommera
plus loin la grammaire pure logique. Il ne s'agit de rien d'autre que
des conditions mêmes du signifier, c'est-à-dire des conditions sous les-
quelles lui-même peut avoir un objet, objet propre qui se passe très
bien du reste d'existence intuitive ou autre que celle-là même que lui
confère la signification. On trouve ces conditions dans les lois qui per-
mettent ou non la formation et la composition de significations, sui-
vant ce que Husserl nommera «grammaire» en un sens quasiment
transcendantal, ou tout au moins «pur logique».

1. Cf. RL I, § 29, Hua XIX/1, p. 101; tt. fr. t. II/1, p. 109-110.


122 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Le deuxième niveau est celui de la logique stricto sensu, qui regarde


la possibilité ou l'impossibilité formelle (c'est-à-dire résultant de la
pure forme de l'énoncé) de l'existence d'un objet correspondant à un
énoncé au demeurant correctement formé du point de vue de la signi-
fication. Vert est ou n'est pas un énoncé recevable grammaticalement.
Mais A est nan-A présente une unité de signification correcte. ll est
pourtant analytiquement, «logiquement» vrai qu'aucun objet au sens
d'un objet qui pourrait être donné comme existant, d'un objet d'intui-
tion, ne peut y correspondre (cet énoncé n'en a pas moins un objet du
point de vue de la signification: on peut en parler, formuler son
«inexistence» même). Les «lois logiques» concernent les énoncés eu
égard à la possibilité ou l'impossibilité pour eux d'avoir un objet qui
puisse aussi être un objet d'intuition, en tant que celle-ci se décide ana-
lytiquement.
Enfm, à ces lois, dans une corrélation stricte, répondent les lois
ontologiques elles-mêmes, et là on retrouve le catégorial-formel tel que
nous l'avons mis en lumière: «Des lois pour les objets en général en
tant qu'ils sont pensés comme déterminés purement et simplement par
des catégories.» D'une certaine façon les lois de «l'ontologie for-
melle» appelée par Husserl de ses vœux à la :fin des Prolégomènes ne
semblent être rien d'autre que la réplique ontologique, la «réalisa-
tion» de celles de la logique. Le catégorial pourrait alors bien être ce
que la logique prête au réel, ou tout au moins à l'objet, en l'informant
- puisque les conditions formelles suivant lesquelles, dans l'énoncia-
tion, il peut ou non y avoir un objet que cela aurait un sens de vouloir
connaître.
Reste évidemment à éclaircir l'enracinement de ce «logique» qui
se reflète en« ontologique» (la catégorialité elle-même) dans les actes
fondateurs du signifier. Et sur ce point -le passage du premier niveau
au second, en quelque sorte - les choses sont loin d'être claires. Pour
parler la langue de Husserl, s'il y a indubitablement parallélisme
logico-ontologique (où la logique est entendue en un sens étroit, mais
c'est alors une évidence puisqu'il faut y entendre le ménagement des
conditions formelles de l'objet tel que le langage nous indique qu'il
peut être donné), y a-t-il parallélisme logico-grammatical (au sens des
LE CAT'ÉGORIAL 123

conditions du rapport à l'objet comme« sens» et de celles de l'ontolo-


gique-formel comme conditions mêmes de l'objet, c'est-à-dite de
«l'objet même», tel qu'ii peut être donne)?
Rien n'est moins sût, car un des principaux intérêts de l'exploration
du thème de la grammaire pute logique pat la IVe RL est la mise en évi-
dence de l'absence d'isomorphlsme entre la dépendance des significa-
tions et la dépendance des objets. En d'autres termes, la grammaire pute
logique, si elle constitue indéniablement la condition et le socle de la
. logique, comme onto-logique, en excède carrément les limites.
Que l'on retrouve dans la logique, qui dé:finit l'ajustement de la
signi:fication à la possibilité d'une connaissance, la forme de l'objet
donné ou donnable et le dispositif catégorial qui en. décline les varia-
tions, voilà qui n'est pas surprenant. Mais 'la grammaire ne porte pas
en elle cette contrainte: elle déploie les lois de composition propres de
ce qu'il faudra bien nommer un langage, c'est-à-dite d'un mode de
rapport à l'objet qui en lui-même fait abstraction de la validité ou non
de l'objet - même si la question de cette validité ne peut se poser
qu'en son fond et pat ;rapport à lui.
D'où l'intuition déterminante de cette IVe RL, qui est celle d'une
catégorialité propre au signifier lui-même, qui assigne précisément le
niveau de la «grammaire pute logique», dans son opposition et sa
préséance à la logique.
On le sait, l'apport, discutable et discuté, de cette IVe RL, demeure
l'introduction de «catégories sémantiques» (Bedeutungskategorien)
remarquables en ce qu'elles témoignent d'un pouvoir de constitution des
actes du signi:fiet plus radical que les catégories logico-ontologiques
mêmes. Avant la question de la valeur de connaissance d'un discours se
pose celle de sa capacité à faite sens, à être un discours même. C'est ce qui
s'illustre exemplairement dans l'opposition du non-sens (Unsinn) et du
contresens (Widersinn) 1• Husserl nomme contresens ce qui, dans un
énoncé, indique avec évidence l'impossibilité pout lui de fournit un
objet qui puisse être connu, pat exemple la contradiction formelle. Par

1. RL IV, § 14, Hua XIX/1, p. 342-343; tt. fr. t. II/2, p. 130.


124 PROBLÈ:tviE ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

opposition, le non-sens estle fait non d'un énoncé dont la question serait
de savoir si un objet au sens d'un oijet de connaissance peut lui répondre ou
non, mais d'un énoncé qui n'est manifestement pas recevable en tant
qu'énoncé. Ainsi le fameux Vert est ou. Que signifie cette irrecevabilité?
Certainement aucune incompatibilité d'éventuels « éléments intuitifs»
qui seraient censés remplir les différentes cases répondant à ces significa-
tions (ce serait l'erreur de Twardowski), mais l'incompatibilité de ces
signijications elles-mêmes. Les actes du signifier ne peuvent assurément se
composer de cette manière. Or la thèse de Husserl est que:
«Cette impossibilité [de combiner certaines significations] ne tient pas à
la particularité singulière des significations à combiner, mais bien aux
genres essentiels sous lesquels elles se rangent, c'est-à-dire aux catégories de
la signification.»1

Partout où il y a légalité, il y a catégorialité2• C'est cette thèse que


l'on retrouve ici au niveau des actes du signifier, dont l'indubitable
légalité (la «grammaire» au-sens le plus général du terme) renvoie à
un mode de catégorialité propre. Que sont ces catégories ? Rlen
d'autre que ce que, linguistiquement (puisqu'il s'agit de catégories du
signijier, et non de catégories qui y seraient importées de l'extérieur)
l'on nommerait des formes .ryntaxiques, les formes fondamentales de la
syntaxe. Ainsi, dans un énoncé de type« S est p », «on ne peut substi-
tuer à la variable S pas plus qu'à p n'importe quelle signification»3 • Ce
nombre algébrique n est vert est tout aussi correct et sensé, même si
absurde du point de vue du remplissement (donc extralinguistique),
que Cet arbre est vert. Mais Ils remuent est vert n'a pas de sens 4, dans la

1. Op. cit., § 10, p. 326; tr. fr. p. 112. Ici, il faudrait bien sûr tenir compte des critiques
de Jacques Bouveresse, dans Dire et ne rien dire, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1997, parues
trop tard poux que je puisse les discuter ici.
2. «La forme de la loi en général est une forme catégoriale», RL ID, § 23,
Hua XIX/1, p. 290; tr. fr. t. II/2, p. 70.
3. RL N, § 10, Hua XIX/1, p. 327; tr. fr. t. II/2, p. 112.
4. Sauf à mettre des guillemets à Ils remuent (qui serait alors vert comme les Vqyelles
de Rimbaud) mais il s'agirait de ce que Husserl appelle une modification de signification
(en l'occ=ence une nominalisation), qui n'est rendue possible précisément que par l'exis-
tence même des lois de la signification qu'elle serait censée écorner.
LE CATÉGORlAL 125

mesure où alors les lois du sens elles-mêmes sont violées. ll est donc
impossible de viser par là un objet, même sur le simple plan de la
signification. C'est que «là où il y a une matière nominale, on peut
mettre la matière nominale que l'on veut, mais non pas une matière
adjective ou relationnelle, ni une matière propositionnelle tout
entière» 1• n y a des catégories de signification: nom, adjectif, relation,
proposition.
Que sont donc de telles catégories, et en quoi sont-elles catégo-
riales? Une catégorie de signification est ce qui assigne les limites
d'une substitution langagière salva significatione. Ce qui ne veut pas dire
que la signification demeure «la même» d'un équivalent à un autre,
bien au contraire; mais que l'énoncé, selon ces substitutions affectant
un de ses lieux formellement identique (ce que Husserl nomme l'un de
ses terme?), conserve une signification, au sens où il ne devient pas
incapable d'en porter une, incompatible du point de vue des significa-
tions. L'important ici évidemment, et ce qui définit cette catégorialité
sémantique en tant que telle, à l'image de la catégorialité logico-onto-
logique, c'est l'idée de forme, qui se trouve bientôt fondée par celle de
formalisation . Dans un rapprochement avec l'arithmétique, Husserl
suggère qu'il y a catégories partout où il y a des vérités «formelles»,
résultat d'une «formalisation», qu'elles soient «logiques» stricto sensu
ou non3• Or
«chaque signification concrète est un entrelacement de matières et de
formes, chacune est soumise à l'idée d'une forme, idée susceptible d'être
mise en évidence dans son état pur par la formalisation, et en outre à cha-
cune de ces idées correspond une loi de signification a priori. »4

La formalisation, dessinant des configurations énonciatives .( « apo-


phantiques» ), n'ouvre rien d'autres que l'espace de genres qui appa-
raissent comme des classes de substitution salva significatione . De tels

1. RL IV, § 10, Hua XIX/1, p. 327; tt. fr. t. II/2, p. 113.


2. Cf. op. cit., § 13, Hua XIX/1, p. 339; tt. fr. t. II/2, p. 126.
3. Op. cit., § 10, p. 326; tt. fr. p. 112. Pour le prolongement de cette comparaison avec
l'arithmétique, voir § 13, p. 336-337; tt. fr. p. 123.
4. Op. cit., § 10, p. 329 ; tt. fr. p. 115.
126 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

genres sont les «catégories sémantiques», vouées à une postérité tant


glorieuse que difficile.
1
Cette idée d'une catégorialité propre au langage n'est pas sans sou-
lever de graves problèmes. La langue y semble être pour ainsi elire réi-
fiée, dans l'exhibition de structures supposées intangibles. Bar-Hillel1
va jusqu'à attribuer à Husserl la thèse que si deux unités de sens sont
interchangeables sa/va signijïcatione dans un contexte, elles le sont dans
tout contexte. Cette thèse de la décontextualisation du sens n'est pour-
tant pas tenable à l'examen détaillé de la rv· RL, où Husserl,
essentiellement à travers la théorie de la «signification modifiée»,
paraît beaucoup plus sensible qu'on ne le elit souvent au caractère
contextuel de la signification, et pour tout elire à la nécessité d'une
logique de l'emploi, qui pour lui, loin de s'opposer à l'existence de lois
catégoriales du signifier, la présuppose. Sinon, par :rapport à quoi
s'opéreraient les «modifications» de la signification, dans lesquelles
celle-ci existe et se déploie comme telle?
«Que chaque mot et chaque expression en général puissent être mis
moyennant un changement de signification à n'importe quelle place d'un
ensemble catégorématique, cela n'a rien d'étonnant. [...] li est de la
nature des choses que certaines modifications de signification fassent mênte partie
de la structure grammaticale de toute langue. Grâce au contexte du discours, la
signification modifiée peut toutefois être facilement intelligible. »2

La signification modifiée est modifiée non pas quant au


«contenu», si tant est précisément que celui-ci puisse s'entendre en
lui-même, mais quant à sa fonction catégoriale de signification. Une
même expression peut :revêtir des fonctions catégoriales très diffé-
rentes du point de vue de la signification, comme pour Husserl le
prouve exemplairement l'effet de l'apposition de guillemets sur une
expression, ce qui, sans changer la teneur de l'expression, modifie son
sens parce que sa fonction catégoriale-sémantique, en lui donnant par
exemple une dimension auto:réfé:rentielle qui la nominalise (il y a évi-

1. Y. Bar-Hillel, Syntactical and semantical categories, in Enryclopaedia of Phi/osopl?J,


éd. Paul Edwards, New York, Macmillan, 1967, vol. 8, p. 57 sq.
2. RL IV, § 11, Hua XIX/1, p. 330; tr. fr. t. II/2, p. 116.
LE CATÉGORIAL 127

demment d'autres usages des guillemets)- et combien de cas où une


telle opération s'accomplit sans qu'il soit besoin de guillemets 1 ! C'est
que le langage ne saurait se concevoir comme la juxtaposition de
significations inertes. La grammaire ne mesure rien d'autre qu'un pou-
voir de composition actif du signifier dans lequel seulement la signifi-
cation est produite. En ce sens-là, il n'y a pas de signification indépen-
dante de son contexte. Les «catégories» de signification sont
entièrement tributaires des fonctions syncatégorématiques qui nouent
l'unité d'un langage qui en aucun cas ne peut être conçu comme l'ad-
dition de types de signification existant pour eux-mêmes 2 •
La deuxième objection qui pourrait être faite à cette «catégorisa-
tion» du langage, serait celle de la normativité. Comme s'il y avait à
instruire le signifier de la façon de faire sens! Mais un tel reproche
participerait de la confusion entre le catégorial et le normatif dénoncée
par Husserl depuis les Prolégomènes. Le catégorial, c'est le structurel.
Mais il n'y a là aucune normativité : d'une certaine façon la structure
est un fait, mais un fait essentiel, une condition de possibilité.
« n serait déraisonnable d'espérer pouvoir, grâce à la formulation des types
de significations et des lois d'existence qui s'y rapportent, acquérir du même
coup des règles pratiques précieuses concernant des complexes de significa-
tions ou des formes grammaticales complexes d'expressions. n n'y a, dans ce
domaine, pas de danger quel' on manque à suivrelaligne du bon sens, donc
aucun intérêt pratique à définir scientifiquement cette ligne. Le non-sens,
chaque fois qu'on s'écarte de ces formes normales, saute aux yeux d'une
manière si immédiate que nous ne pouvons guère, dans la p:ratique de la pen-
sée et de la parole, tomber dans de tels égarements. »3

Le non-sens s'éprouve de l'intérieur, de façon immanente au lan-


gage. De toute façon on.est toujours dans l'univers du sens. La signi-
fication se déploie d'elle-même, suivant le type de légalité qui lui est
propre, et toute infraction à ses règles s'aperçoit immédiatement dans

1. Cf. toute la théorie de la « signification indirecte», op. dt., p. 330-332; tr. fr. p. 117-
118.
2. Cf. la note contre «l'interprétation erronée de Marty», op. cit., § 5, p. 316; tr. fr.
p. 100.
3. Op. dt., § 13, p. 340-341 ; tr. fr. p. 127-128.
128 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

l'épreuve de son impossibilité constitutive. En ce sens-là, les catégo-


ries n'apparaissent pas comme des structures réifiées et étrangères au
langage qu'on pourrait lui imposer de l'extérieur, mais bien plutôt
comme les limites immanentes de son usage. On ne peut pas faite
n'importe quoi avec le langage. Mais cette «contrainte» est comprise
dans le simple fait de parler.
Enfin, dernière objection, que je n'essaierai pas de réfuter id: celle
de la grammaire universelle. Prétendre mettre en évidence des catégo-
ries sémantiques, ou linguistiques (même et surtout si justement elles
ne sont pas assumées comme telles), c'est espérer la possibilité d'une
grammaire universelle qui serait indépendante de la particularité des
langues qu'elle informe, et c'est bien ce qu'a aperçu Husserl, qui en
réassume le projet non sans quelque provocation, en référence au
rationalisme du XVIII" siècle1• D'où une formule qui paraît telle quelle.
irrecevable sur la possibilité de se demander« comment l'allemand, le
latin, le chinois, etc., expriment "la" proposition existentielle, "la"
proposition catégorique, etc. »2• On serait tenté de prendre Husserl au
mot en disant qu'une bonne linguistique - à la mesure de la langue,
qui est toujours idiome- n'a précisément pas à donner de sens à· ces
questions. Et comment accepter que la morphologie pure des signifi-
cations «mette à nu une armature idéale de toute langue existant
effectivement »3 ? Où trouver une telle armature? «La proposition
catégorique», «la proposition hypothétique», «le pluriel», «les
modalités», etc., sont des catégories proprement occidentales et liées à
la grammaire d'une langue ou à la rigueur d'une famille de langues
déterminée. Reste évidemment que l'on pourrait se demander s'il est
une autre possibilité pour s'interroger sur la structure d'une autre
langue que de partit de ces concepts, d'essayer de les y retrouver, et de
faite comme s'ils étaient universels- y compris pour mesurer l'ano-
malie que toute autre langue constitue fondamentalement pat rapport
à la nôtre. On traduit ou on comprend toujours depuis une langue

1. Op. cit., § 14, p. 344; tr. fr. p. 132.


2. Op. cit., p. 348; tr. fr. p. 135.
3. Op. cit., p. 347; tr. fr. p. 134.
LE CATÉGO RJAL
129

-la nôtre - et en ce sens il y a toujour s d'une certaine façon univers a-


lité, au moins supposé e1• Tel pourrai t être aussi ce que l'on pourrai t
tirer d'un certain Husserl , loin des certitud es renvers ées, tout aussi
dogmat iques, que l'on voudrai t souven t lui opposer .
Reste que ce thème de la gramma ire universe lle, posée comme
l'éviden ce d'une idéalité de la langue, est assurém ent glissant. Nous ne
le discuter ons pas plus avant pour lui-mêm e, mais en revanch e essaie-
rons d'en tirer des conclus ions sur le type de rapport au langage que
suppose cette introdu ction par Husserl de «catégo ries sémanti ques»,
à la lumière de Benven iste.
Vouloir catégor iser la langue, mettre en évidenc e en elle des struc-
tures catégoriales, au-delà de l'illusio n du «truche ment», selon
laquelle le langage ne serait que l'instrum ent extrinsè que de la pensée,
n'est-ce pas de toute façon vouloir réifier les pouvoir s de constitu tion
formell e de cette langue, dans l'exhibi tion d'unive rsaux abstrait s qui
en fait prolong eraient au sein même du langage l'illusio n d'un système
originai re de pensée? Alors «le fait que la langue est un ensemb le
ordonné , qu'elle révèle un plan, incite à cherche r dans le système for-
mel·de la langue le décalqu e d'une "logiqu e" qui serait inhéren te à
l'esprit, donc extérieu re et antérieu re à la langue>}. La «gramm aire
pure logique » pourrai t bien constitu er une telle logique , logique
certes à l'unisso n du langage , mais qui d'autan t n'aurait pas renoncé
aux prétenti ons essentia lisantes de la logique, que précisém ent l'effec-
tivité du langage dément . n est clair que dans l'aspira tion à une
«gramm aire pure logique », logique pure des signific ations, il y a chez
Husserl la prétent ion à se tenir en surplom b par rapport au langage ,
dans la mise en évidenc e d'une légalité a priori qui serait sienne3 : « Ce

1. Cf. notre essai Le monde pour tous: universali té et Lebenswelt chez le


dernier Hus-
serl, in Recherches husserliennes, vol. 6, 1996.
2. E. Benvenist e, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, 1966,
p. 73.
3. Perspectiv e à laquelle nous ne sommes pas sûr que Frege (contraire ment
à ce qu'es-
saie de suggérer une certaine lecture popularisé e par Dummett ) et les auteurs
à l'origine de
la philosoph ie analytique avant Wittgenst ein soient plus que Husserl étrangers.
Cf. Sandra
Laugier, Frege et le mythe de la significati on, in Phénoménologie et logique, dir.]
eau-Franç ois
Courtine, Paris, FENS, 1996.
130 PROBLÈJYŒ E'I' FORJYŒS DE LA SIGNIFICA TION

que nous avons ici en vue, ce n'est pas cependan t la compréh ension
1
des mots, mais celle des significa tions.»
Quoi qu'il en soit, il nous semble pourtant d'une part qu'il n'est
pas évident que l'on puisse entendre le fonction nement du langage en
dehors de toute référence à une certaine forme d'univers alité, fût-elle
construi te; et surtout d'autre part qu'on n'est pas en droit de sous-
estimer la percée accompli e pat Husserl avec et contre Marty pour
conquéri r le sens de lagrammatica!itépropre au langage, au fil conduc-
teur de cette probléma tique des catégorie s. La grammai re n'est en
effet rien d'extérie ur au langage, mais définit les condition s de fonc-
tionnem ent de la modalité signitive de l'intentio nnalité elle-mêm e, de
façon puremen t immanen te, sans aucune référence à une objectivi té
qui serait extérieur ement donnée sur un mode autre que cette moda-
lité signitive elle-mêm e, ni à une «pensée» qui existerai t indépend am-
ment du déploiem ent du langage lui-même . Certes, Husserl a fait cette
grammat icalité transcend antale, en raisonna nt en termes de « catégo-
ries», à la recherch e d'une sorte d'« éidétique linguistiq ue», suivant
un oxyrooro n proprem ent phénomé nologiqu e (celui d'un langage sans
langue détermin ée). Mais 11 il demeure que cette éidétique précisé-
ment est intégrale ment linguistiq ue, se tient à la hauteur du langage
lui-mêm e, dont il s'agit de penser les pouvoirs de constitut ion propres
et premiers ; 21 on peut se demande r si faite transcen dantal le langage
et déceler des catégories dans les langues elles-mêm es n'était pas la
seule solution dont disposait Husserl pour mettre en lumière, ce que
personne sauf peut-être Hurobol df et évidemm ent Marty avant lui
n'avait dit, à savoir le pouvoir du langage d'être source de constitu-
tion absolum ent originaire, donc sans origine autre que lui-mêm e, et
absolum ent essentiel pat rapport à la pensée- qui n'a d'autre «gram-
maire» que celle-ci: celle que la modalité signitive de l'intentio nnalité

1. RL IV,§ 11, Hua XIX/1, p. 330; tr. fr. t. II/2, p. 116. Nous avons déjà rencontré
de telles affirmations chez Bolzano.
2. Dont il se réclame, et avec raison, car au fond, tout comme pour celui-ci, pour Hus-
serl la langue est energeia et non ergon, puisque acte intentionne l - exercice de la modalité
signitive de l'intentionnalité. Cf. op. cit., Remarques terminales, 4, p. 351; tr. fr. p. 138.
LE CATÉGORJA L
131

peut lui fournir, à savoir la grammaire, purement et simpleme nt1• Le


fantasme d'une structure originaire ne peut pas ne pas planer sur la
langue, dans la mesure où elle-même est vouée à s'éprouve r toujours
originaire dans son propre exercice.
C'est dans ce paradoxe que réside la force de ce projet de redouble-
ment des catégories auquel on assiste dans la rv· RL, à travers la
découvert e des «catégorie s sémantiqu es». Projet fondamen talement
ambigu, puisque d'un côté il semble emprunte r la voie d'une exten-
sion de la mise en forme catégoriale là où celle-ci préciséme nt est
battue en brèche et n'aurait plus de sens; mais d'autre part sans doute
aussi représente -t-il une prise de conscienc e décisive qui modifie pro-
fondémen t les termes de la tradition dont il est issu, à savoir celle de
cette pensée catégoriale aristotélic ienne et kantienne - ce qui aussi
bien expliquera it la divergence déjà observée dans la toute neuve iden-
tification du catégorial- et de l'analytiqu e-formel, au diapason des lan-
gues formulaire s récemmen t établies. C'est qu'il y va tout simpleme nt
de l'assompti on et de la théorisatio n de l'origine sémantique des catégories.
Le dispositif catégorial n'est pas séparable de la façon dont s'articule
concrètem ent le pouvoir constituan t du signifier. D'une certaine
façon, on n'est pas si loin du propos conclusif de Benvenist e: «La
possibilité de la pensée est liée à la faculté de langage, car la langue est
une structure informée de significati on, et penser, c'est manier les
signes de la langue. »2
Mais prendre conscienc e du rôle constituan t du signifier, c'est aussi
mesurer la pluralité et la divergenc e de ses voies, notammen t dans le par-
tage fondateur entre la« significati on propre» et la« significati on sym-
bolique», «opératoi re» ou« de jeu»3 ; c'est donc ouvrir de nouveaux
sens pour le catégorial, conformes préciséme nt à cette nouvelle donnée:
la latitude apparemm ent presque illimitée de créations de formes et par

1. D'où le cru:actère alors pru:adoxalement fécond - de mettre en évidence cette ori-


gine sans origine, ce moment où, selon la formule wittgensteini enne, «notre bêche se
retourne», des «tautologies » dénoncées pru: Benveniste, Problèmes de linguistique générale I,
loc. cit. Ceci en guise de réponse - trop rapide - à Bouveresse.
2. Benveniste, op. cit., p. 74.
3. Cf. RL I, § 20, Hua XIX/1, p. 74-75; tt. fr. t. II/1, p. 79. Voir notre chap. I.
132 PROBLÈM E E1' FORJYŒS DE LA SIGNIFIC AtiON

là même d'objets nouveau x, qui est celle de la formalisation. Revenir à


l'origine sémantiq ue des catégories, c'est en fait permettr e au catégorial,
dans la libératio n des pouvoirs constitua nts du signifier comme activité
intention nelle (et donc de producti on d'objet), de se décoller d'un
ancrage na1f à la sémantiq ue des langues naturelle s, que précisém ent
l'ignoran ce ou l'inconsc ience du caractère sémantiq ue des catégorie s
avaient scellé comme éternel et intangibl e: ainsi la logique n'avait-e lle
pu« faire un pas en avant depuis Aristote» ...
Nous avons donc ici apporté implicite ment une réponse à la
question posée dans le premier moment de notre analyse: la source
ou tout au moins le socle du catégorial, pour Husserl, c'est la
logique des actes signitifs. En dehors de cette logique, aucune des
contraint es de la «pensée» , et certainem ent pas la «logique » elle-
même (et donc le catégorial) ne serait concevab le. Demeure évidem-
ment la question , qui devrait tempérer cette assignati on de la moda-
lité signitive de l'intentio nnalité comme origine du catégorial, qui
est celle du rapport d'une logique à l'autre: avec une grammai re,
fût-elle pure et absolum ent nécessaire a priori on n'a pas encore une
logique au sens restrictif ontologi que-form el défini par Husserl. Un
catégoria l s'ente sur l'autre, soit, et la grammat icalité est le fond de
structure selon les règles duquel seulemen t peut se constitue r
quelque chose comme des catégories ontologiq ues-form elles. Mais
commen t s'accomp lit le passage de l'un à l'autre? Commen t le caté-
gorial en vient-il à être «ontolog ique»?

§ 3. CA1'ÉGOR IAL SÉMAN1'I QUE E1' CATÉGOR IAL ON1'0LOG IQUE:


1'RANSCE NDANCE DU SENS E1' CA1'ÉGORIALI1'É

Que Husserl ait pensé les pouvoirs de constitut ion du catégorial


sémantiq ue par rapport au catégorial ontologiq ue, c'est chose assurée.
La consistan ce des fonctions catégoriales ontologiq ues comme des
moments ontologiq ues propres semble bien en effet ne pouvoir s'ex-
LE CAT.ÉGORlAL 133

pliquer que par une action spécifique au niveau sémantique, qui met
en jeu en fait une fonction de catégorisation sémantique.
Ce que Husserl nomme les «formes catégoriales » - et non «les
catégories » - constitue en effet le paradigme même du «moment
dépendant». Une forme catégoriale, en un sens, n'existe pas par elle-
même. Elle ne se déploie que dans ses incarnations dans différentes
figures concrètes qui conjuguent sa nécessité, mais en dehors de
l'inhérence auxquelles elle n'est pas à proprement parler. Comment
dès lors la viser comme telle? La solution est clairement sémantique,
et l'intuition de la forme est ici conduite par le langage, ou tout au
moins la modalité signltive de l'intentionnalit é, en vertu de sa
propre catégorialité, sémantique. Pour Husserl, la constitution de la
catégorie comme telle comme objet spécifique passe en effet par une
opération de nominalisa/ion au niveau de la visée signltive du moment
dépendant concerné.
<<Tout moment dépendant peut en général[ ... ] être tran.iformé en oljet d'une signi-
fication indépendante, comme pat exemple: rougeur, figure, égalité, grandeur,
unité, existence. On voit, d'après ces exemples, que ce n'est pas seulement
aux moments objectifs matériels, mais aussi aux formes catégoriales que cor-
respondent des significations indépendantes qui portent spécialement sur
ces formes, et, dans cette mesure, en font des objets en soi; tandis que ces
derniers ne sont pas pour autant en soi au sens de l'indépendance. »1

On voit ici que c'est paradoxalemen t la non-congruenc e des rela-


tions de dépendance et d'indépendance de la grammaire et des objets
au sens naïf du terme qui confère à la grammaire un véritable pouvoir
de constitution de l'objectivité comme telle, notamment dans ce qu'il
faut bien appeler une production des formes catégoriales objectives
sur la base des catégories sémantiques. Non pas que les unes s'identi-
fient aux autres (c'est justement ce qui explique la dissymétrie du pou-
voir de composition de la modalité signltive de l'intentionnalit é et de
celui de sa modalité intuitive), mais c'est dans le moule des autres
qu'elles se constituent, selon l'imposition de leurs formes à une
matière intuitive qui est pour ainsi dire réélaborée de l'intérieur par ce

1. RL IV,§ 8, Hua XIX/1, p. 321-322; tt. fr. t. TI/2, p. 106-107.


134 PROBLÈ:lvŒ ET FOR:lvŒS DE LA SIGNIFICATION

travail signitif. D'une certaine façon, la signification a le pouvoir de


production des formes, et par là, elle fait voit l'intuition autrement,
elle la constitue pour ainsi dite dans sa catégorialité propre.
La. théorie de l'intuition catégoriale, remaniemen t décisif de l'an-
tique doctrine des catégories dans les RL, tout à la fois en apporte la
confttmatio n et complique quelque peu ce modèle, en en avouant les
apories. Au carrefour stratégique de cette doctrine, il est clair que le pro-
blème de la catégorialité pour Husserl ne se joue pas sur un registre ou
l'autre de l'intentionna lité, mais à leur rencontre, entre la grammaire et
l'intuition) au point du remplissement) qui n'est rien d'autre que le lieu
théorique où signification et intuition échangent leurs propriétés.
La. «catégorie» ne saurait être réduite au simple cas d'une gram-
maire dans la mesure où elle n'est elle-même rien d'extérieur à l'objet.
Dans la plus pure tradition kantienne, elle fait pour Husserl partie
intégrante de l'appréhensi on de l'objet comme tel, en tant que ce qui
précisément caractérise la structure d'objet est de toujours apparaître
«comme» tel ou tel, c'est le en tant que. La catégorie, ou le catégorial,
est une des pièces maîtresses de ce en tant que, en vertu duquel l'objet
se trouve qualifié, même si, notons-le, pour Husserl contraireme nt à
Kant il ne s'yidentifie pas strictement. Le en tant que quoi (als was)
l'objet est visé a un nom chez Husserl: il s'agit de la matière de rin-
tentionnalité1. Dans cette «matière» sont aussi bien par là même
2
déterminées « quelles formes catégoriales» l'acte attribue à l'objet • En
fait, en toute rigueur,
«dès que, dans un acte objectivant apparaît une matière articulée, on y
trouve aussi une forme catégoriale, et il est de l'essence de toutes les
3
formes catégoriales de se constituer dans des actes fondés. »

Ce thème de l'articulation (du fait d'être «membré», gegliedert) est


évidemmen t fondamentaL L'articulatio n de la matière n'est pas conce-
vable en dehors de sa catégorialité. Or celle-ci requiert de toute évidence

1. Cf. notre essai L'origine du sens: phénoménologi e et vérité, in Autour de Husserl:


J'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994, notamment p. 290 sq.
2. RL V, § 20, Hua XIX/1, p. 430; tr. fr. t. II/2, p. 222.
3. Op. cit., § 42, p. 518; tr. fr. p. 312.
LE CATÉGORIAL 135

un mode de fondation spécifique. Celui-ci relève-t-il de la seule logique


de la dépendance et de l'indépendance des moments de signification (ce
que nous avons nommé la grammaire)? On peut en douter, puisque
d'une part la mise en évidence de celle-ci a fait fond sur la fondamentale
dissymétrie observée entre la dépendance des significations et la dépen-
dance des objets en tant que proposés par la signification à l'intuition,
dissymétrie dans laquelle même se manifeste l' originarité du pouvoir du
signifier; d'autre part, quand bien même le catégorial ontologique serait
un simple effet d'opérations de catégorisation sémantiques, en elles-
mêmes productrices de forme, sur l'intuition, il resterait à celles-ci, pour
devenir ontologiques, à se remplir, ce qui est absolument propre à l'in-
tuition et requiert la mise en jeu de fonctions spécifiques, comme l'a
théorisé la première section de la VI• RL.
D'où le problème de la deuxième section de cette même
Recherche, qui est de savoir si et en quel sens il y a «intuition catégo-
riale», et dans quel rapport celle-ci se tient avec l'effort constituant de
la signification.
Dans la mesure où Husserl parle de « remplissement des actes caté-
goriaux » \ il semble bien en un sens autonomiser le catégorial par rap-
port au remplissement. L'acte est catégorial avant même d'être rempli,
et indépendamme nt du fait de l'être, peut-être même de la possibilité de
l'être. Or le sens d'un acte non rempli intuitivement, comme l'établis-
senties équations du§ 23 de cette VI• RL2, c'est d'être signitif. L'indiffé-
rence relative du catégorial au remplissement est donc lourde d'indica-
tions en direction de sa signitivité fondamentale. Cela ne nous dédouane
évidemment en rien du problème de son .remplissement , bien au
contraire: comment cette propriété de la signitivité qui est de porter la
structure (le catégorial) peut-elle venir à l'intuition, au point d'être en
un sens elle-même objet d'intuition (dans l'intuition des« catégories»)?
La difficulté devient alors celle, classiquement associée à la pensée
catégoriale, mais posée dans de nouveaux termes à la lumière de la dis-
tinction de l'intuition et de la signification, du rapport de la sensibilité

1. RL VI, Introduction, Hua XIX/2, p. 541 ; tt. fr. t. III, p. 16.


2. Op. cit., § 23, p. 611 ; tt. fr. p. 103.
136 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

et de l'entendement, à laquelle est thématiquement consacrée la


deuxième section de la VI" RL. Le problème est que
«jamais la simple sensibilité [et, à la base, il n'y a pas d'autre "intuition'j
ne peut fournir un remplissement à des intentions catégoriales, plus pré-
cisément à des intentions incluant des formes catégoriales; le remplisse-
ment réside au contraire toujours dans une sensibilité informée par des
actes catégoriaux» 1 •

L'intuition remplissante ne demeure donc pas indifférente à l'opé-


ration de « catégorisation». Le paradoxe est qu'une forme catégoriale
signitive ne peut être remplie que par une intuition déjà elle-même
catégorisée. Pour l'intuition (le «voir»), si l'on peut dire, l'informa-
tion par des actes catégoriaux se précède toujours déjà elle-même
comme condition de sa propre visibilité. On voit toujours sur fond de
paroles et même plus, ce qu'on parle: tel pourrait aussi être le sens de la
doctrine de «l'intuition catégoriale », qui met en évidence l'existence
et le déploiement du catégorial d'origine signitive au cœur même de
l'intuitivité, comme élément de l'intuition elle-même. Ce n'est qu'à la
condition de ce paradoxal échange des propriétés que les conditions
d'un remplissement deviennent pensables pour ces fameuses «formes
catégoriales »qui viennent de la signitivité. li faut en un sens que l'in-
tuition soit déjà formée par la catégorie pour être susceptible de la
remplir et lui donner la plénitude intuitive. Ici l'intuition cesse d'être
l'élément inerte indéfiniment relié par des formes catégoriales qui lui
seraient étrangères, purs produits de la spontanéité d'un entendement
non sensible, suivant les schémas de la pensée catégoriale classique.
li n'y a dès lors pas lieu de s'étonner que la doctrine de l'intuition
catégoriale (donc d'un voir des catégories) s'enracine dans une révi-
sion du concept même du «voit» de l'intuition simple, qui ne revient
2
à rien d'autre qu'à réinterpréter ce voir au sens d'un «voir comme» ,

1. Op. cit., Introduction, p. 541; tt. fr. p. 16.


2. Cf. op. cit., § 40, p. 658-659; tt. fr. p. 159-160, la fameuse analyse sur le sens qu'il y
a à dire qu'on voit non seulement« ce papier, un encrier, plusieurs livres», mais également
« qu'on a écrit sur ce papier, qu'il y a ici un encrier de bronze, que plusieurs livres sont
ouverts». Le rapprochement avec Wittgenstein, Investigations philosophiques, tt. fr. Pierre
Klossowski, Paris, Gallimard, 1961, p. 346, serait nécessaire.
LE CATÉGORIA L
137

c'est-à-dir e toujours déjà catégorial ement constitué. C'est dans la caté-


gorialité de ce voir que prend sa source la possibilité , au niveau des
actes d'intuition fondés, une fois acquise pour eux cette possibilité
d'abstract ion qui est celle de la forme, de «voir» les catégories .
Contrairem ent à un mythe de l'empirism e tenace que Husserl détruit,
non seulement les énoncés nominaux , mais les énoncés complexes ,
peuvent recevoir un remplissem ent, et cela en tant que tels, c'est ce que
nous apprend l'expérien ce familière, immédiate , du voir comme «voir
comme». C'est là aussi qu'on trouve la source de la possibilité d'un
remplissem ent intuitif des formes catégoriales supérieure s.
En effet, dans l'énoncé complet (moments nominaux qui peuvent
éventuelle ment être remplis «immédia tement» de façon sensible et
moments propreme nt formels de la propositio n, comme la copule) le
fait est que «tout» est rempli: l'énoncé, dans sa complexit é même
exprime alors notre perception , sans que tel ou tel moment puisse à
propreme nt parler être dit «plus» perçu qu'un autre. Le remplisse-
ment affecte les moments dépendant s de l'énoncé tout autant que ses
moments indépenda nts. Ce qui au demeuran t conduit à réviser l'idée
que l'on se fait habituelle ment de la «simplicit é» du remplisse ment
éventuel de la significati on nominale: là où celle-ci est remplie par
une intuition correspon dante, c'est en tant que nom, donc dans sa forme
catégoriale («nomina le» y. A vrai dire on peut se demander s'il y a
un remplissem ent qui ne serait pas lui-même catégorial ement struc-
turé, sauf à envisager le cas de la «pure intuition» , qui ne serait pas
un « remplissem ent» (qu'y aurait-il à remplir?), et qui semble consti-
tuer une fiction idéale.

1. « Or, si l'on y regarde de plus près, cette question peut se transposer aux significa-
tions nominales, à supposer toutefois qu'elles ne soient pas justement sans forme, comme
les significations propres. Tout comme l'énoncé, le nom possède déjà dans son apparence
grammaticale , sa "matière" et sa "forme"», RL VI, § 40, Hua XIX/2, p. 658; tr. fr. t. III,
p. 160. Encore y aurait-il à redire même à cette dénégation de la forme qu'il faut pourtant
nécessaireme nt attribuer aussi aux noms propres si l'on prend au sérieux la critique faite à
la tbéorie millienne du nom propre dans la RL I (cf. notre chap. 1), qui conduit inévitable-
ment à les réintégrer au régime général de la signification (ils ne sont en aucun cas des
indices) et donc à leur reconnaître une forme de grammaticali té propre.
138 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Le connaître, en tant que connaître « comme», atteste un pouvoir


de formation catégoriale de la significati on sur l'intuition , qui en lui-
même ne semble pouvoir être rempli, tant que l'on se tient à un sens
étroit («empiris te») de l'intuitivit é. Du point de vue de l'intuition au
sens étroit, quelle différence entre « ce papier blanc» et « ce papier qui
est blanc»? Dans un cas et dans l'autre, nous «voyons» la même
chose, et les deux énoncés se distinguen t par des différences catégo-
riales, propreme nt de l'ordre de la signification, que sur le plan intuitif
rien ne semble pouvoir spécifique ment illustrer. Il y a là un « excé-
dent» (Ueberschujl) apparent de la modalité signitive de l'intention na-
1
lité sur sa modalité intuitive •
Pourtant croire qu'il y aurait là un véritable manque du côté de
l'intuition , qui serait à combler, c'est faire fond sur une mauvaise
compréhe nsion de l'intuition elle-même, et certainem ent des rapports
qu'elle entretient avec la significati on (comme si celle-ci était elle-
même quelque chose de nécessaire ment à remplir). En effet, il serait
tout à fait erroné de penser que «ce papier qui est blanc» soit un
énoncé qui en tant que tel ne puisse pas connaître de remplissem ent
intuitif. L'intuition simple, si elle n'est pas assurémen t déjà intuition
catégoriale , au sens d'intuition des catégories, est le plus souvent (tou-
jours?) déjà le lieu d'une formation catégoriale, dont la significati on se
voit en elle, en tant que telle, pleinemen t et adéquatem ent remplie. C'est
ce qu'illustre le fameux exemple de la prédicatio n L'or estjaune. ll faut
concevoir, du côté de la perception , des actes fondés dans les percep-
tions sensibles, parallèles aux mouveme nts de fondation catégoriale
qui s'accompl issent du côté de l'intention de signification, et ces actes
apportent comme tels leur remplissem ent aux significations complexes
qui sont constamm ent pour nous les guides de nos perception s. Lors-
que je veux savoir si l'or est jaune (c'est toujours dans cette optique de
connaissance, et seulement en elle qu'a lieu le remplissem ent), je me
tourne vers un lingot ou une barre d'or, et que vois-je donc? Non pas
d'un côté de l'or et de l'autre côté le fait du jaune (ces visions pri-

1. RL VI, § 40, Hua XIX/2, p. 660; tr. fr. t. III, p. 162.


LE CATÉGORIAL
139

maires d'ailleurs existent-elles, du moins en tant que V1s1ons pri-


maires?) mais l'or-est-jaun e, en un seul mot si l'on peut dire, comme
un fait même de perception, d'intuition1• La copule est, forme catégo-
riale par excellence, ne peut évidemmen t en elle-même absolument pas
être remplie2, elle relève du pur signitif; et pourtant, dans la percep-
tion que l'or-est-jaun e, elle est bien elle-même donnée. L'énoncé se
remplit comme un tout, avec sa formation catégoriale et c'est en ce
sens-là que l'intuition elle-même prend une «forme».
L'intuition catégoriale n'est rien d'autre que la mise en évidence de
cet élément formel qu'il y a toujours déjà dans l'intuition par la mise en
variables de celle-ci, mise en variables qui constitue alors la forme (en
tant que forme de la matière intuitive elle-même, forme intuitive) en
objet propre d'intuition. Toujours dans son optique formalisante (le
catégorial en tant que tel, en tant qu'il peut lui-même faire l'objet d'une
intuition, est toujours produit d'une formalisation), Husserl a mesuré les
possibilités de remplisseme nt d'un énoncé au moule de la mise en varia-
bles:« C'est exclusiveme nt aux places indiquées par des symboles litté-
raux, dans ces "formes de jugement", qu'il peut y avoir des significa-
tions qui se remplissent dans la perception elle-même»3, ceci au sens de
la simple perception sensible. Reste alors laforme, l'articulatio n (Giiede-
rung) elle-même, qui configure le rapport des variables. La thèse de Hus-
serl est que celle-ci peut être visée comme telle et constituée en objet pré-
cisément par« abstraction formalisante ». Il y a alors lieu d'une intuition
d'un type particulier, qui ne peut être appelée intuition que par analogie
avec l'intuition sensible courante, dans la mesure où le propre de son
objet est de ne pas être «immédiate ment» donné4, mais donné comme
fondé, comme constitué par un acte ptopre. C'est dans cette activité fon.,
datri ce, cette« fabrication» (la formalisatio n), que réside le sens de l'ob-
jectité catégoriale. En quoi peut-on dire alors qu'il y a aussi et quand

1.. Op. dt., § 44, p. 668; tt. fr. p. 172.


2. Op. dt., § 43, p. 666; tt. fr. p. 170,
3. Op. cit., § 42, p. 664; tt. fr. p. 167.
4. Ce qui ne veut pas dire informellement donné: il y a forme la plupart du temps
dans l'intuition sensible, mais celle-ci n'est pas alors thématique, visée en elle-même et pour
elle-même, elle informe simplement l'objet sensible et constitue son<< comme» propre.
140 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICAT ION

même, en dehors de toute «immédia teté», intuition? - Husserl n'a évi-


demment ici rien d'autre en tête que l'expérienc e de ce que l'on nomme
usuelleme nt l'évidence mathémati que. Celle-ci ne relève certainem ent
pas de l'intuition au sens ordinaire du terme, mais de l'exhibitio n d'une
structure à laquelle on pa1-vient à l'issue d'une chaîne d'opératio ns signi-
tives. L'intuition , rappelle Husserl, est un concept purement différen-
tiel\ il« se caractérise toujours par sa différence avec les actes d'essence
analogue, etc' est par là seulement qu'il se dégage en toute clarté, c'est-à-
dire grâce à la différence avec la présentific ation par image et l'évocatio n
purement signitive»2• Nous avons l'objet «lui-mêm e» sous les yeux,
même là où il s'agit d'un objet purement formel,« construit» par des
actes de synthèse supérieurs , cela veut dire: nous nous heurtons aux
limites de ses contrainte s en tant que contrainte s, l'objet apparaît en tant
qu'invaria nt des variations (signitives, imaginativ es) qu'on peut lui faire
subir. On peut rêver un cercle, on peut l'affecter de modificati ons dans
sa constructi on signitive (sa «définitio n nominale» ), mais il y a un
moment où cela cesse d'être un cercle (de répondre aux propriétés for-
melles qui sont celles du cercle), et ce moment assigne en creux celui où
il serait donné comme cercle en tant qu'objet idéal, dans la pureté de son
essence, contrepart ie intuitive des avatars qui sont les siens. Là est le
sens de l'objet, d'être« lui-même» dans l'intuition . S'il y a une chose qui
est visée comme à connaître, elle doit pouvoir en quelque façon être
donnée, être présentée dans ce qu'elle est. C'est cette idée d'être soi-même,
de valeur ontologiqu e du connu comme tel, qui authentifi e l'idée d'in-
tuition. Intuitionn er quelque chose, que ce soit un objet sensible simple
immédiate ment donné (une fleur) ou un objet mathémat ique supérieur
non représenta ble (un corps algébrique), c'est l'avoir tel que c'est, dans
son identité à soi qui se maintient dans toutes les variations réelles et
surtout possibles de la donnée (ce passage au possible qui a lieu à travers
les modalités impropres de l'intention nalité - imaginativ e, signitive -
est essentiel pour comprend re la possibilité des essences formelles en

1. Cf. notre essai L'origine du sens, p. 307 sq.


2. RL VI, § 45, Hua XIX/2, p. 672; tt. fr. t. III, p. 176.
LE CATÉGORlAL 141

tant qu'objets d'intuition elles-mêmes). C'est ainsi qu'aux opérations de


fondation catégoriale propres au signifier correspondent ce qu'il fau-
dra bien appeler des intuitions fondées, fondées dans la formalité
des intuitions sensibles ordinaires, mais qui par elles-mêmes (en -vertu de
la formation catégoriale dont les actes du signifier ont induit, puis
mis en é-vidence par une opération secondaire -la« nominalisation »-la
constitution en ces dernières) ont leur propre objet: ces formes
catégoriales elles-mêmes, entendues comme objets d' «intuition»
propres.
Que perçoit-on dans l'intuition catégoriale? Paradoxalement, et
c'est certainement là la force du point de -vue de Husserl, rien d'autre
que dans l'intuition sensible. L'a-vènement de la forme catégoriale comme
objet d'intuition ne supprime pas l'intuition simple de l'objet «sur»
lequel cette forme est perçue.
«La fonction de la pensée synthétique (la fonction intellective) agit sur
~es représentations], elle leux donne nne forme nouvelle, bien que ce soit
en tant que fonction catégoriale selon nn mode catégorial; et, par suite,
de telle manière qu'ainsi le contenu sensible de l'objet phénoménal
demeure inchangé. L'objet n'apparaît pas avec de nouvelles déterminations
réelles, il est là, bien le même, mais selon un mode nouveau. »1

Ce mode nou-veau est celui de la forme, à laquelle l'intuition


catégoriale en tant que telle se rapporte, dans la mesure intuitiv-e qui
y est prise de l'acte de fondation en -vertu duquel ce qui est donné
l'est selon une certaine forme, qui peut être déployée sui-vant ses lois
générales (celles de la «pensée catégoriale»). Comment percev-oir la
connexion comme telle? Certainement pas autrement qu'en perce-
v-ant des objets sensibles en connexion A et B. Mais les percev-oir
eux, dans une «perception sensible immédiate», ne suffit pas.
Encore faut-il percev-oir la connexion comme telle2, c'est-à-dire ces
deux objets sensibles en tant qu'ils sont objets d'un acte de synthèse

1. Op. cit., § 49, p. 685-686 ; tt. fr. p. 191. Cf.§ 61, p. 715; tt. fr. p. 224.
2. Op. cit., § 56, p. 701 ; tt. fr. p. 208. Cf. § 48, p. 685; tt. fr. p. 190: « Celle-ci exige un
acte nouveau qui s'empare de ces représentations, qui leur donne forme et les relie adéqua-
tement.>>
142 PROBLÈ:ME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

qui les rassemble comme étant « en connexion» et en fait un


«ensemble» au sens que nous avons vu plus haut, c'est-à-dire aussi
bien quelque chose de formel, qui pourrait être mis en variables et
dans lequel A n'est en effet plus qu'un A (et non une table) et B
plus qu'un B (et non une chaise). Nous n'en continuons pas moins à
percevoir la table et la chaise, et c'est sur le fond de cette perception
que la connexion est «perçue» 1•

Le résultat positif de cette doctrine de l'intuition catégoriale est


que nous avons trouvé id d'une certaine façon« la contrepartie intui-
tive»2 des lois de la grammaire pure logique. On peut compliquer
morphologiquemen t les intuitions, complications qui réunissent des
états de choses (Sachverhalte) en de nouveaux états de choses. De ce
point de vue, le catégorial-intuitif, voie d'accès phénoménologique au
catégorial-ontologiq ue dont nous recherchons depuis le début l'ori-
gine, semble bien constituer comme une réplique du pouvoir de caté-
gorisation du sémantique.
C'est bien ce qui semble s'énoncer dans la relation établie par Hus-
serl a priori entre la formalité catégoriale de l'intuition et l'existence
d'un acte signitif correspondant, au moins comme possibilité (et
condition de possibilité) a priori : qu'
«à tous les actes d'intuition catégoriale avec leur objet à forme catégo-
riale puissent co:ttespondre des actes purement significatifs, c'est là mani-
festement une possibilité a priori. n n'y a pas de forme d'acte de ce genre
3
à laquelle ne co:ttesponde une forme possible de signification. »

Mais cette affirmation d'a priorité de la signification par rapport à


l'intuition se voit bien vite complétée par une thèse décisive, qui
remet en question la transparence attendue - et supposée ordinaire-

1. Cf. op. cit., § 60, p. 712; tr. fr. p. 220: « ll est de la nature même des choses qu'en
deroière analyse tout ce qui est catégorial repose sur une intuition sensible, bien plus,
qu'une intuition catégoriale, donc une vision évidente de l'entendement, une pensée au
sens le plus élevé, qui ne serait pas fondée dans la sensibilité, est une absurdité.»
2. Op. cit., §59, p. 710; tr. fr. p. 219.
3. Op. cit., § 63, p. 720-721; tr. fr. p. 229-230.
LE CATÉGORIAL 143

ment constituer le principe de toute phénoménologie - du catégorial


ontologique-intuitif au catégorial sémantique:
«Le domaine de la signification est beaucoup plus vaste que celui de l'intuition,
c'est-à-elire que le domaine total des remplissements possibles. Car, du
côté des significations, s'ajoute encore cette multiplicité illimitée de signi-
fications complexes auxquelles manque la "réalité" ou la "possibilité". [...] Il n'y
a, en conséquence, aucun parallélisme complet entre les types catégoriaux ou
les types d'intuition catégoriale et les types de la signification. A chaque
type catégorial d'un degré plus ou moins élevé correspond un type de
signification; mais, étant donné notre liberté de relier significativement
ces types en types complexes, à chaque type ainsi obtenu ne correspond
pas un type d'objectivité catégoriale. »1

Triomphe de la signification sur l'intuition, cela au niveau même du


catégorial! Les lois de la grammaire pure logique excèdent celles de la
logique stricto sensu, comme ontologique (définissant la possibilité d'un
étant qui puisse être produit dans l'intuition). Cet excédent n'est pas le
fait de la simple généralité supérieure des lois de la grammaire pure
logique, dans lesquelles celles de l'ontologique, astreintes à elles comme
à leurs lois d~ composition (leur« grammaire»), pourraient faire leur lit.
Non, cet excédent est un excédent positif, qui exprime la capacité de la
grammaire de créer des objets (objets de prestations intentionnelles
alors exclusivement signitives) en dehors même, voire en dépit, de la
logique. Cet excédent est irréductible, il marque les limites de la puis-
sance catégoriale de l'intuition, et il ne doit en aucun cas être confondu
avec l'excédent dont il était parlé plus haut, celui précisément de la caté-
gorisation en un sens étroit («logique»), qui, si elle excède les limites de
la seule intuition« sensible», constitue l'objet même de l'intuition caté-
goriale. Non, il s'agit là de l'excédent irréductible et originaire qui ne
porte rien d'autre que le dehors fondamental de l'intuition, en vertu de
laquelle celle-ci peut être intuition, c'est-à-dire intuition de quelque
chose (donc de quelque chose de catégorialement déterminé).
Car c'est bien de cela qu'il s'agit ici. A tout système catégorial clas-
sique il faut son transcensus, la transcendance constitutive en vertu de

1. Op. cit., p. 721 ; tr. fr. p. 230.


144 PROBLÈME ET' FOR1\ŒS DE LA SIGNIFICAT'ION

laquelle le dispositif catégorial se déplie. Classiquement c'est de celle


de l'être qu'il s'agit. Dans une pensée radicalement interrogative pour
laquelle tout doit se constituer et justifier ses droits, la découverte très
simple et géniale du Husserl des RL est que l'être comme le dispositif
catégorial (que pour Husserl il ne transcende pas, mais dont il fait
pleinement partie) sont en eux-mêmes dépassés par une transcendance
qui les déploie, tout en ouvrant un excédent originaire qui ne pourra
jamais être replié dans ce dispositif lui-même: il ne s'agit de rien
d'autre que du sens, comme prestation intentionnelle de signification.
C'est ce que mesure l'excédent premier (dans la re RL) mais aussi der-
nier (au bout de la mise en évidence du dispositif catégorial, dans la
VIe RL) de la signification sur l'intuition.
Était-on si loin d'entendre ce que parler veut dire?
Deuxie'me partie

LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE
v
La logique de l'expérience ·
le tout et les parties

Reste alors la question de la «contrepartie ontologique» que


l'expérience peut offrir pour les formes de la signification déployées
par la modalité signitive de l'intentionnalité, dans la mesure où
celles-ci peuvent être l'objet d'un « remplissement» - nous venons
de voir que ce n'est pas toujours assuré, loin de là. Si la phénomé-
nologie est bien vouée en définitive à déployer le tissu même d'expé-
riences qui est celui de «ce qui apparait», il faut alors assurément
s'interroger sur la logique qui pourrait être celle de ce «plan d'im-
manence». Celle-ci ne sera certainement plus simplement celle,
astreinte aux seules modalités de la prédication, qui affuble la forme
indéfiniment vide de «l'objet transcendantal= X» de ses prédicats,
cela non seulement au sens d'une entente renouvelée (et libérée du
piège du sens traditionnel, unilatéralement prédicatif au sens de la
prédication simple, de l'analyticité) de cette formalité, mais encore
au sens de la coexistence avec cette première grammaire, explicite-
ment mesurée aux pouvoirs de la signitivité (celle de l'analyticité),
d'une autre grammaire: celle de ce qu'on nomme le synthétique,
comme détermination du mode de donnée spécifique de l'objet d'ex-
périence. Encore faut-il en effet envisager la prise en charge, par une
forme de grammaticalité supérieure, des déterminations concrètes de
l'objet. Ainsi « apparait» l'objet de la phénoménologie: il se rient là
avec sa couleur, son odeur et ses usages, et l'en séparer est une opé-
148 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

ration qui n'a de légitimité précisément que là et exactement là où


1
l'abstraction a phénoménologique ment droit •
Rendre leur couleur aux objets: tel pourrait être, schématique-
ment résumé, le programme de toute phénoménologie, transcen-
dantale ou autre. Et c'est bien ainsi que pourrait s'interpréter la
révolution conceptuelle que Husserl fait subir au concept d'objet, tel
qu'il intervient dans les RL, œuvre source de la problématique
phénoménologique.
Non que personne ait jamais nié la possibilité pour les objets, ou
du moins certains d'entre eux, d'avoir une couleur. Mais, dans la
grande tradition des pensées de l'objet, qui passe par Kant, les objets
en tant que tels sont sans couleur, au sens où la couleur est retirée aux
conditions de ce qu'il est convenu d'appeler l'objectivité, qui les déter-
minent en tant qu'objets.
Ce concept de l'objet, en débat avec lequel va se constituer la phé-
noménologie, s'expose au mieux dans celui de l' oijet transcendantal,
dont la pDsition, dans la première édition de la Critique de la raison pure,
résume la doctrine kantienne de l'objectivité. Comme tel, il s'identifie
à celui du quelque chose en général, X en tant que sujet de possibles
prédicats, par lesquels il peut être connu. Parmi ceux-ci, la couleur
peut éventuellement constituer une propriété qui de l'objet peut être
connue, mais en aucun cas n'en est-elle un a priori. Elle ne fait pas par-
tie des conditions mêmes de l'objet, conditions qui sont déclinées par
la flexion du lien formel qui est celui de la synthèse prédicative. Les
catégories dessinent les dimensions constitutives de l'objectivité, or
leur découpage est calqué sur celui de la table des jugements: dans un
cas comme dans l'autre il s'agit des «mêmes actes» de l'entendement
(A 79/B 105). L'objet des catégories, forme générale de l'objet, qu'est
l'objet transcendantal, sera dès lors l'objet nu, universel et vide, «qui
en réalité dans toutes nos connaissances est toujours de même
sorte=X» (A 109). L'objet n'a donc d'autres dimensions que celle
des différentes flexions qui sont celles d'un sujet logique, pris au piège

1. C'est-à-dire précisément dans le domaine de l'analytique-formel: cf. chap. TI et IV.


LA LOGIQUE DE L'EXPÉRIENCE 149

de la prédication, et d'autre consistance que celle, formelle (du nom


que Kant lui donne lui-même, pour la première fois), de la logique
elle-même1• Certes l'idée de synthèse semble chez Kant plonger ses
racines en deçà du jugement, selon des potentialités qu'exploitera Hei-
degger, mais la doctrine de l'objet transcendantal paraît représenter
dans le jugement synthétique le triomphe du jugement sur la synthèse,
tant les articulations de celle-ci semblent portées et déterminées par le
lien prédicatif, dans la donne de ses grandes fonctions, en elles-mêmes
formelles, -vouées alors à instruire un matériau inerte, ou réduit à ces
formes pures de la sensibilité a priori que sont l'espace et le temps,
mais un espace et un temps sans contenu autre que secondaire à la for-
mation de l'objet, la forme de l'objet (ou l'objet comme «formel»)
étant ici censée précéder l'objet lui-même comme donné.
C'est l'impossibilité de cette démarche, la nécessité d'intégrer
d'une certaine façon la matière de l'objet à sa constitution et à sa
possibilité en tant qu'objet qui moti-vent le projet husserlien d'un
a priori matériel tel qu'il est présenté dans la IIIe RL. Or cette orien-
tation passe par la réé-valuation de la structure conceptuelle qui est
donnée a-vec l'idée de tout et de parties. Celle-ci ne saurait dès lors
plus être limitée au rôle d'une catégorie, c'est-à-dire d'un mode de la
prédication, fût-il ordonné à la donation d'objet (ce qui est le cas
dans la pensée transcendantale d'un Kant), mais internent comme
un principe tout à fait uni-versel d'organisation de l'objet dans sa
matérialité, qui permet l'objet lui-même, ce faisant lui rend ses cou-
leurs, et détermine pour lui un autre type de grammaire, purement
immanente, que celle de la prédication. La totalité n'est pas une pro-
priété catégoriale entre autres de l'objet: elle ren-voie à un mode
d'organisation supplémentaire qui internent en plus de la détermina-
tion catégoriale de l'objet en tant que «quelque chose» et n'en est
pas moins déterminant pour sa possibilité en tant qu'objet au sens
plein du terme, -voué à supporter toutes les propriétés phénoménolo-
giques qui sont celles de l'objet qui apparaît.

1. Sur tout cela, cf. notre Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996, p. 44 sq.
150 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

n y a des propriétés formelles de l'objet qul ne sont pas des proprié-


tés du« quelque chose», telle est l'intuition qul gouverne cette explora-
tion des .relations de« dépendance» et d'« indépendance» qul est menée
dans la Ille RL. Ces propriétés ne sont pas matérielles au sens exact où,
en tant que matérielles (être de telle ou telle couleur, par exemple), elles
rentrent assurément dans le schéma prédicatif général qulles rapporte
au quelque chose dont elles sont prédiquées; mais elles présentent aussi
une certaine forme de nécessité apriori, sise dans la matière même de
l'objet (par exemple, pour une étendue, avoir une couleur), qul en tant
que telle ne relève pas de la constitution du quelque chose. L'objet est
toujours déjà informé par des lois formelles, éidétiques (cela se vérifie
dans la possibilité même de la variation, qul met en évidence les gonds
autour desquels tourne la définition de tel ou tel objet), qul ne se .rédui-
sent assurément pas à celles en vertu desquelles il est« quelque chose»,
dont l'instrumentation relève en propre de la prédication. En d'autres
termes, l'objet connaît d'autres synthèses que la synthèse prédicative, et
celles-ci n'en sont pas moins .réglées apriori, conformément à un prin-
cipe de régularité qul n'est plus d'abord celul de la logique au sens tradi-
tionnel du terme et du jugement, dans une revanche apparente de la
matière et de ses contraintes p.top.res sur la forme que ceux-ci voulaient
lul imposer. D'où la rencontre qul n'a rien de fortuit ici entre l'exposé
husse.rlien de la possibilité d'une mé.téologie apriori, comme doctrine
pure de l'objet dans les articulations de sa constitution matériélle, et de
la critique explicite de la distinction kantienne de l'analytique et du
synthétique, distinction qul chez Kant n'ouvrait rien d'autre que le
.règne de la synthèse prédicative, les conditions de discrimination entre
ce qul est synthétique et ce qul ne l'est pas ayant toujours déjà été
remises au jugement.
Ce n'est pas un hasard si l'exemple paradigmatique de la relation
de dépendance chez Husserl est celul d'une dépendance fonctionnelle
déterminant la constitution matérielle et la possibilité a priori d'une
certaine classe d'objets, pour laquelle cette dépendance représente un
moment tout aussi essentiel que l'essence de« quelque chose» de ces
objets: il s'agit précisément de la coloration des objets étendus, déter-
mination a priori, éidétique et nécessaire, de ce type d'objets.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRlENCE 151

C'est en effet ce qu'il faut entencite chez Husserl au titre de la pro-


blématique générale «du tout et des parties»: une interrogation tous
azimuts sur les relations de dépendance et d'indépendance, en tant que
niveau d'organisation matérielle de l'objet universellement structu-
rante et condition de l'objet même, en deçà des propriétés empiriques
qui peuvent lui être attribuées et de façon déterminante pour elles
(elles se distribuent suivant les lignes de force ainsi déployées), et
pourtant en surplus des simples propriétés« formelles» de l'objet kan-
tien, encore trop exclusivement ordonné à la synthèse catégoriale pour
être autre chose non pas même que ce qui est dit de l'objet mais que
la forme de ce qui est dit sur l'oijet.
Dire que ce niveau d'organisation échappe à la loi de la synthèse
prédicative, c'est dire aussi bien que ce qui se joue dans la thématisa-
rion husserlienne du tout et des parties comme moments constituants
de l'objet, c'est une fois de plus le dépassement du concept de repré-
sentation, les liens constitutifs de l'objet n'étant pas nécessairement
noués par la médiation de représentants (ce qui est pensé ou ce qui est
dit de lui), mais pouvant constituer une structure a priori de l'objet
lui-même, condition pour lui d'être donné au même titre que l'espace
ou le temps, ou les classiques conditions a priori de l'objectivité (fruits
de la synthèse prédicative et donc de l'exigence de médiation des
«représentations») elles-mêmes.
C'est ce besoin de dépassement de l'idée de composition ou
d'analyse de «représentations» préalables, voies d'accès obligées à
l'objet et à ses transformations, qui s'exprime dès les premières
recherches de Husserl en direction de la question du tout et des par-
ties: il s'agit du texte de 1894 intitulé «Sur la distinction de l'ab-
strait et du concret» 1•
La représentation du tout n'est pas égale au tout des représentations,
telle est l'idée maîtresse de Husserl, et si elle gouverne une certaine
conception dela totalité, marquée par l'apparition du concept non exten-

1. Études psychologiques pour la logique élémentaire, I, Hua XXII, p. 92 sq. , tt. fr. in AL,
p.123 sq.
152 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

sif de« moment», par opposition à celui de« fragment» 1, c'est aussi à une
révision du concept même de représentation en tant qu'élément à synthé-
tiser (l'objet étant censé alors reposer dans sa synthèse) qu'elle nous
conduit, et cela dès le début. La dépendance et l'indépendance- etc' est
ce qui sépare Husserl de Meinong - ne sont pas des propriétés des
«représentations», à partir desquelles l'objet pourrait être édifié, mais de
l'objet lui-même dans sa constitution intrinsèque, et rien qui pourrait
être obtenu à partir d'un usage ou un autre (une combinaison ou une ana-
lyse) de« représentations» préexistantes. La structure méréologique de
l'objet est au contraire ce qui exerce une contrainte·sur la représentation
que l'on peut en avoir, en tant que celle-ci doit se plier à l'invariance du
réseau relationnel qui lui est ainsi prescrit: c'est en cela que cette struc-
ture constitue comme un apriori, quelque chose de préalablement donné
par rapport à quoi seulement cela a un sens que d'être donné, conformé-
ment aux formes qui ont été dessinées par là. Aucun lien de représenta-
tions ne peut produire cette structure, qu'il présupposerait bien plutôt.
La structure est première: elle constitue un milieu universel dans
lequel tout ce qui est est déterminé, et en vertu duquel tout ne peut
être qu'en tant qu'il y est déterminé (d'où le caractère ontologique de la
seule III" RL, qui y est spécifiquement consacrée, souligné à plusieurs
reprises par HusserF). Or une différence fondamentale déploie cette
structure: celle des « contenus autonomes» (selbststandige Inhalte) et
des« contenus non autonomes» (unselbststandige Inhalte) 3•
«Chaque conscience globale (Gesamtbewujltsein) est une unité dans
laquelle tout se trouve en liaison avec tout. li y a cependant des diffé-
rences considérables dans le mode de la liaison, sa fixité relative, sa
médiateté ou son immédiateté. C'est à de telles différences que se rap-
porte (...) la division (...) entre les contenus autonomes (...) et les conte-
nus non autonomes.»4

1. RL III,§ 17, Hua XIX/1, p. 272; tt. fr. t. II/2, p. 51.


2. Cf. ne serait-ce que l'Introduction de RL III, p. 228; tt. fr. p. 6.
3. Nous traduisons avec Jacques English, AL, Remarques particulières sur la traduc-
tion de certains termes, p. 164-165. Les traducteurs des RL traduisent «indépendants» et
«dépendants».
4. Hua XXII, p. 92; tt. fr. in AL, p. 123.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRJENCE 153

Le milieu de la conscience est un milieu :relationnel : tout s'y


trouve en :relation avec tout. Mais le notable est que ces :relations ne
sont pas neutres, ne peuvent être :réduites en conjonctions d'entités,
objets :réels ou :représentations (mais les unes se:raient les doubles des
autres) préalables. Ces :relations sont en elles-mêmes dijférenciées. O:t ces
différences s'organisent autour d'un fait fondamental, dans la mesure
où avec lui se décide la possibilité pour elles de constituer quelque
chose comme des« objets»: l'opposition de l'autonomie et de la non-
autonomie.
L'autonomie se manifeste au mieux dans la consistance des choses
pe:rçues, qui de soi fo:rment une unité, ce qui ne veut pas di:te qu'elle
soit nécessai:tement empruntée à celle-ci: elle constitue une propriété
plus :radicale et plus universelle qui :rend possible cette de:rnière, dans
laquelle elle ne fait que s'illustrer de la façon la plus p:tégnante pour
l'intuition. L'autonomie :relative des choses pe:tçues se mesure à la
non-autonomie de leurs moments constitutifs, qui se caractérisent pa:t
une fondamentale inhé:tence à elles qui n'est pas nécessai:tement de
l' o:rd:te de celle du p:rédicat au sujet: ainsi pa:r exemple de la couleur,
de la fo:rme, etc., d'un objet pa:r :rapport à sa teneur (Gehalt) intuitive;
c' en sont des «moments», non des prédicats. ll faut se défai:te ici du
modèle de la substance, induit métaphysiquement pa:r la fo:rme
logique de la prédication. n s'agit bien plutôt de mesure:t les dimen-
sions de l'objet, comme ce qui n'est rien d'extérieur à lui ou qui lui
appartienne au sens de la simple inclusion, mais ce qui le constitue
dans son être-p:rop:re (ainsi pour un objet étendu d'avoi:r une couleur,
comme façon nécessai:te pour lui d'être étendu). Les :relations de
dépendance et d'indépendance, dans leur pouvoi:r constituant ou non
d'une autonomie, ne se manifestent pas de l'extérieur, pa:t la simple
:reconnaissance ou l'isolation d'une p:ropriété, mais dans l'expérience
primordiale de la variation, comme ép:reuve des contraintes p:rop:res,
«matérielles», de l'objet. Celle-ci met en évidence le ca:ractè:re intrin-
sèque à l'objet de la dépendance. Dépendance et indépendance ne sont
fondatrices d'autonomie et de nqn-autonomie que dans la mesure où
elles se placent sur le plan objectif lui-même: il n'y a autonomie ou
non-autonomie que si la dépendance ou l'indépendance sont inscrites
154 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

à même l'objet, comme conditions de possibilité de l'objet même


dans sa teneur d' o bj et1• La causalité ou toute autre « catégorie» qui
investit l'objet de l'extérieur comme ce en quoi il est déterminé ne
relève pas de cette logique de l'autonomie et de la non-autonomie, par
laquelle il n'est pas déterminé,« qualifié», mais« constitué», organisé.
Effectivement, si l'on envisage une relation comme la causalité (et
pour Kant, c'était la catégorie par excellence, seule forme de« dépen-
dance» qu'il puisse envisagei'), le génie de Hume est d'avoir montré
qu'elle peut être supprimée sans rien changer au contenu propre de
l'objef.
Autonomie et non-autonomie, quant à elles, ne sont pas en ce sens
des propriétés de ce que Kant appelait encore, en un sens exclusive-
ment catégorial, les «objets», et doivent soigneusement être distin-
guées des relations de «dépendance» constituées qu'entretiennent
ceux-ci en tant que réalités posées comme transcendantes, mais ce sont
bien plutôt des propriétés des « contenus» de conscience qui font les
objets, c'est-à-dire de ce qui est intuitivement donné. Est-ce à dire
pour autant qu'elles soient quoi que ce soit de« subjectif», au sens de
propriétés des «représentations» des objets? Assurément pas: elles ne
constituent rien d'autre que les conditions« objectives» de l'apparaître
de l'objet lui-même, comme lois de sa donation intuitive. n ne s'agit
certainement pas ici de «représentations», mais de l'être de l'objet en
tant qu'il apparaît et que son apparaître est son être même. On n'a pas
les objets «d'abord», puis ces relations, pas plus que ces relations ne
«précéderaient» les objets dans quelque antichambre de la représenta-
tion (par combinaison ou dissection d'entités mentales) mais avoir ces
relations, c'est avoir les oljets eux-mêmes1 car elles ne sont rien d'autre que la
constitution matérielle de l'oljet.

1. Donc au niveau de ce que Hume aurait appelé les «relations d'idées», référence
constante de Husserl par rapport à ce problème de la constitution méréologique de l'objet
(cf. la Préface de 1913 aux RL, p. 321; tr. fr. in AL, p. 386). Twardowski aussi aurait son
mot à dire dans cette constitution de la méréologie husserlienne.
2. Du moins dans la première Critique.
3. Cf. Hua XXII, p. 93; tr. fr. in AL, p. 124.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRJENCE 155

«L'intensité d'un son n'est pas quelque chose d'indifférent à la


qualité»\ de même l'étendue par rapport à la figure, etc. Tous ces
phénomènes mettent en jeu un principe de «dépendance fonction-
nelle» (des contenus ne peuvent apparaître autrement que dans une
certaine liaison, conformément à la nécessité qui est celle de leur appa-
raître même) qui fonde le concept de non-autonomie, dont la
meRL reconnaîtra qu'il est premier. Un contenu «non autonome»
est «un contenu au sujet duquel nous avons l'évidence que le change-
ment ou la suppression d'au moins un des contenus donnés avec lui
(sauf ceux qui sont enfermés en lui) doit le changer ou le supprimer
lui-même»; un contenu «autonome» est «un contenu pour lequel ce
n'est pas le cas; pour celui-ci, il n'y a aucune absurdité à penser que la
succession de tous les contenus simultanés le laisserait lui-même
intact»3 • Ces lois, comme telles, sont des lois de la donation, dont elles
définissent la grammaire. Sont-elles pour autant des lois de la représen-
tation, des lois «psychologiques»? C'est ce que s'efforce de récuser
Husserl, dans une lutte acharnée avec Meinong qui est constitutive de
sa découverte propre de la phénoménalité, comme seule sphère onto-
logique possible, mais aussi sphère ontologique au sens le plus fort et
le plus prégnant du terme, sphère ontologique de plein droit, et en
aucun cas simple sphère «psychologique». Meinong soutenait par
exemple que la relation de dépendance d'une mélodie par rapport aux
données sous-jacentes était plus intrinsèque que celle unissant la cou-
leur et l'extension, la pensée de telle ou telle couleur n'impliquant pas
celle de la spatialité4• Mais dans cette analyse encore marquée par le
concept kantien d'analyticité (fondée sur l'idée de l'inclusion d'une
pensée dans une autre) et également grevée par des difficultés qui sont

1. Op. dt., p. 94; tr. fr. p. 125-126.


2. RL rn, § 7, Hua XIX/1, p. 245; tt. fr. t. II/2, p. 24: «A y regarder de près, la défi-
nition positive se trouve sans aucun doute du côté de ce qui est dépendant, la négative du
côté de ce qui est indépendant. »
3. Hua XXII, p. 95; tr. fr. inAL, p. 127.
4. Alexius Meinong, Über Gegenstande hô'herer Ordnung (1899), GA II, p. 386: «Dans la
pensée du bleu ou du jaune, il n'y a rien de la spatialité, bien qu'il soit impossible de penser
une couleur sans penser avec elle une extension.»
156 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

propres à celui-ci, Meinong se trompe d'objet: il parle d'hypothéti-


ques «représentations» là où il s'agit des choses elles-mêmes. Que l'on
puisse très bien se faire une idée de la couleur indépendamment de
celle d'étendue, avoir la «représentation» de la couleur sans celle
d'étendue, comme cela arrive lorsque je raisonne abstraitement sur la
couleur, est une chose. Que je puisse me représenter comme objet une
couleur sans étendue en est une autre: c'est rigoureusement impos-
sible, il y va d'une propriété de la chose elle-même. La pensée de la
couleur n'implique assurément pas celle de la spatiillité; mais la cou-
leur, quant à elle, implique la spatialité.
L'idée de Meinong est que l'abstrait et le concret, le séparé et le
non-séparé, l'autonome et le non-autonome relèvent en propre des
représentations, dans la mesure où seules elles peuvent faire l'objet de
cette opération de séparation que l'on nomme l'abstraction et qui
fonde précisément la grammaire de la dépendance et de l'indépen-
dance. L'on croit ordinairement que seul le concret se laisse percevoir.
Mais c'est faux: ce qui est donné n'est ni abstrait ni concret : la
pomme que je vois sur l'arbre n'est assurément rien d'abstrait. Mais
elle n'est rien de concret non plus. En effet «aucun de ces attributs
n'est applicable aux pommes, mais seulement aux représentations» 1•
Tout l'effort de Husserl est de libérer la doctrine du tout et des
parties (de la dépendance et de l'indépendance) des liens psychologi-
sants de cette théorie de l'abstraction, dans laquelle on envisage l'arti-
culation de la pensée des choses en lieu et place de celle des choses
elles-mêmes, laquelle, bien plutôt qu'un résultat de la pensée, dessine
le lieu d'une contrainte pour la pensée objective.
Cette percée se fait jour dès 1894, dans la critique de départ de la
théorie berkeleyenne de l'abstraction que l'on retrouvera dans la
II" RL, critique qui passe essentiellement par le rejet de l'utilisation du
concept de« représentation» dans ce contexte:
«Jai évité pour de bonnes raisons de parler de représentations abstraites et
concrètes. Je pense que c'est un bon principe d'éviter, partout où c'est
possible, un nom aussi équivoque que "représentation". On a opposé

1. Alexius Meinong, Phantasie- Vorstellung und Phantasie (1889), GAI, p. 232.


LA LOGIQUE DE L'EXPÉRIENCE 157

que abstrait et concret sont des termes qui ne peuvent être employés que
pour des représentations, mais pas pour des choses représentées [vient
alors le renvoi à MeinoniJ. Pour des choses, certainement pas; mais pour-
quoi pas pour des contenus ? Les choses ne sont pas les contenus effec-
tifs de nos représentations, mais des unités objectives, donc des contenus
présumés (vermeintliche), simplement intentionnés (intendierte). »1
Les relations de dépendance et d'indépendance brouillent la
logique de la représentation, se placent nettement en excédent par
rapport à elle, et n'induisent aucune autre logique qu'une logique de
l'intentionnalité.n faut abandonner d'une seule main les «représenta-
tions» que l'on combinerait et les supposées «choses représentées»
auxquelles elles seraient censées renvoyer. Les unes sont les doubles
des autres. En fait les relations de dépendance et d'indépendance se
situent à un tout autre niveau: celui-là même de ce qui est donné, en
tant que possibilités et impossibilités matérielles de cette donation,
déclinaison de cet être-donné qui est le sien dans ses structures et ses
contraintes. C'est ce qui est donné qui est dépendant ou indépen-
dant, comme pouvant être donné «séparément de... » ou non. Or
qu'est-ce qui est donné? Rien d'autre que ce que Husserl appelle ici des
«contenus», rigoureusement immanents, qui n'ont pas d'autre sens
que d'être ce qui apparaît, contrairement à toute logique de la
«représentation», où l'apparition se dit comme dédoublement du
représentant et du représenté. Ce sont les contenus qui apparaissent,
les objets tels qu'ils sont donnés, qui présentent des relations de dépen-
dance et d'indépendance dont la conscience prend acte comme lois
de la présence des objets. En ce sens donc - celui où les objets ne
sont pas représentés, mais toujours aussi immédiatement «donnés» -
l'abstraction et la concrétion ne sont certainement pas des propriétés
psychologiques, mais ontologiques, en tant que propriétés des objets
eux-mêmes, non certes dans l'idéalité de leur transcendance supposée
(celle-ci, en tant qu'idéalité, n'aura en dernier ressort d'autre sens
que de se construire dans l'immanence), mais dans la pure et simple
immanence de leur donnée.

1. Hua XXII, p. 99; tt. fr. in AL, p. 133.


158 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

C'est dans le« contenu» lui-même, en tant que teneur phénoméno-


logique de l'objet, que se décident les relations de dépendance et d'indé-
pendance. Par là même, les objets, dans la III" RL, se remettent contre
Kant à avoir une« nature», contre toute logique de la représentation qui
les déposséderait d'eux-mêmes en quelque combinaison, dénouable
comme elle a été nouée, de représentations: dans le cas de l'autonomie,
c'est« dans la "nature" du contenu lui-même, dans son essence idéale»
que «n'est fondée aucune dépendance à l'égard d'autres contenus» 1•
Inversement, ce serait dans la «nature» même du contenu que serait
fondée la dépendance. «Il n'est donc besoin d'aucune référence à la conscience)
par exemple à des différences dans le mode du" représente?'', pour définir la dif-
férence dont il est ici question entre l'" abstraif' et le" concret» »2• L'objet
immanent, en tant que« contenu», est à la conscience un absolu, et les
relations de dépendance et d'indépendance qui constituent l'abstrait et
le concret relèvent précisément de cet absolu, certainement pas des
variations modales de la conscience elle-même, d'où le caractère non
représentationnel des déterminations qui y correspondent, qui ne peu-
vent se transformer selon les variations du rapport que la conscience
entretiendrait avec ce qui serait censé être ses« représentations». On peut
changer de contenu; on nepntt modifier les contraintes du contenu que l'on a, et ces
contraintes subsistent quel que soit le type de rapport intentionnel à
l'objet que l'on édifie sut la base de ce« contenu», c'est-à-dire dans le
rapport à l'objet donné (ou au« donné» de l'objet). La méréologie hus-
serlienne de la III" RL, la moitié de ce que Husserl a à nous apporter en
guise d'ontologie (l'autre moitié est l'analytique-formel qui relève du
catégorial), dessine ainsi l'ensemble des contraintes transversales,
universelles et structurantes qui pèsent sut l'intentionnalité en tant que
mise en jeu de« contenus» d'apparaître3, en deçà ou concurremment du

1. RL ID, § 5, Hua XIX/1, p. 239; tt. fr. t. II/2, p. 17.


2. Op. cit., p. 240; tt. fr. p. 18.
3. L'analyse et la critique de cette notion sera l'enjeu propre des RL V et VI: cf. le
programme de RL V, Hua XIX/1, p. 354; tt. fr. t. II/2, p. 142, et déjà p. 362; tt. fr.
p. 151, l'amorce de réponse: « ll n'y a pas de différence entre le contenu vécu ou conscient
et le vécu lui-méme. » Ce principe d'immanence s'oppose à celui de la représentation. Voir
nos chap. VII et VIII.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRlENCE 159

partage de cette même intentionnalité en ses modalités fondamentales.


En d'autres termes, la logique du tout et des parties semble for-
mer comme une grammaire universelle de l'intentionnalité, préalable
aux clivages que celle-ci elle-même pourrait constituer et déterminante
pour eux.
Cette grammaticalité de l'intentionnalité s'illustre dans le fait fon-
damental de la complexité de la donation, qui oppose Husserl à toute la
théorie classique de la représentation, qui, dissociant l'objet de ses
médiations, ne nous confronte jamais qu'à du simple, l'abstraction ou
la concrétion de telle ou telle représentation n'apparaissant que dans
son rapport réfléchi aux autres, là où Husserl au contraire soutient la
possibilité de percevoir (de «se donner») l'abstrait et le concret comme tels.
«Le» rouge est aussi bien ce que l'on perçoit dans l'objet rouge,« à
même» lui. En ce sens là il est bien «objet immanent»\ en tant
qu'« abstractum dans le concretum ». Simplement sa perception s'ac-
complit sur fond de relation de dépendance, et structurée par cette
relation; le rouge est perçu en tant que« moment dépendant» de l'ob-
jet rouge (puisque c'est ce qui définit l'être« abstrait» de l'objet pour
Husserl: l'inséparabilité des relations dans lesquelles il esf). La possi-
bilité ou non de la séparation est inscrite dans l'intuition elle-même,
comme une contrainte immanente de cette même intuition, qui exclut
toute séparation réelle, faisant sortir l'intuition d'elle-même. Bien plu-
tôt l'abstraction est-elle expérimentée« de l'intérieur», dans l'épreuve
immanente des limites de l'intuition par le jeu des impossibilités cons-
titutives qui sont les siennes, mesurées par son éventuelle variation.
Les possibilités et impossibilités constitutives de l'intuition ne sont
pas des possibilités ou des impossibilités du représenter mais de la
chose même, dans la mesure où celle-ci est rapport direct à la chose
même, «en personne», telle qu'elle est «intuitivement donnée»,
c'est-à-dire telle qu'elle est. La possibilité, pour un contenu, d'« être

1. Hua XXII, p. 105; tt. fr. in AL, p. 140.


2. Est abstrait ce qui n'est plus autonome s'il est sépru:é des autres parties disjointes du
tout dans lequel il est: cf. op. dt., p. 97; tr. fr. p. 130.
160 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

intuitionné isolément pour lui-même» 1 ne s'identifie donc en rien à la


possibilité psychologique de l'abstraction, comme isolation d'une
«représentation». n s'agit bien plutôt de la mise en évidence d'une
propriété de l'objet tel qu'il est donné. Dans la mesure où dans l'intui-
tion c'est l'objet même qui· est donné, les rapports de dépendance et
d'indépendance, puisque mesurés à l'intuition même, définissent, en
tant que lois de composition de l'intuition qui déterminent sa gram-
maticalité propre, les lois axiales et transmodales de l'intentionnalité elle-
même en tant que renvoi à ttn ol:jet, qui est toujours établi en droit par sa
capacité d'être donné. «Penser», c'est toujours d'une certaine façon se
placer dans un renvoi constitutif à la présence possible de l'objet. Mais
l'existence elle-même a ses lois, qui sont celles-là mêmes de cette pos-
sible présence. Celles-ci comme telles débordent le mode intuitif de
l'intentionnalité: il n'y a pas d'intentionnalité, qui dans son renvoi à
une intuition possible, fût-elle virtuelle et vouée à demeurer fictive, ne
soit pas assujettie à ces lois de composition qui sont celles de l'intui-
tion, comme lois de la présence de l'objet. En ce sens, ce sont les
seules lois universelles, absolument transmodales, de l'intentionnalité,
là même où ses modes antithétiques divergent le plus, dans la déclinai-
son fondamentale du rapport à l'objet qui permet celui-ci comme tel.
Qu'y a-t-il de commun en effet, d'un bord à l'autre de l'intentionna-
lité, de l'intentionnalité purement signitive, destinée à demeurer
«aveugle» dans cet excédent constitutif du mode signitif de l'inten-
tionnalité sur son versant intuitif mis en évidence par Husserl dans la
VI" RL 2, à l'intentionnalité pleinement intuitive, lieu de donation sans
reste et d'évidence accomplie? Rien, si ce n'est précisément ces lois
structurales qui sont celles de la composition intentionnelle, lois trans-
versales aux différents modes de l'intentionnalité parce que lois de
l'objet même, tout ce que Husserl a à nous apporter en guise d'onto-
logie niais aussi de présupposé pour les RL, en deçà de toute logique
constituée; le fait brut de la relation de tout à parties, comme fait pre-
mier de la structuration en réseau du réel - sans lequel il n'y aurait

1. RL ill, § 6, Hua XIX/1, p. 241; tr. fr. t. II/2, p. 20.


2. Cf. notre chap. IV.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRJENCE 161

rien à elire, ni à penser, rien à «viser» en général. Il se peut très bien


que ce qui est visé ne puisse être donné au sens d'un remplissement,
de la présence sans reste d'une donation intuitive; mais être visé, c'est
être visé comme donnable (ce qui est la forme de «donation»
intrinsèque à toute intentionnalité), et la visée est subordonnée aux
conditions formelles qui sont celles de la donation. C'est ce qu'entend
Husserl dans l'énonciation paradoxale de conditions à la pensée qui
sont des conditions de l'intuition et non de la pensée elle-même, dans
la mesure où en fait pour lui cette dernière n'est possible, sous toutes
ses formes, que sous condition de l'autre, comme prestation, sur un
mode ou sur un autre, de ce qui serait en droit à intuitionner. Il y va
d'une redéfinition de la pensée, qui, de son mode formel (kantien), se
voit réinscrite dans un mode matériel qui est constitutif même de sa
possibilité. Pour Husserl toute pensée n'est pas intuition, loin de là
- nul plus que lui n'a été sensible aux capacités propres de déve-
loppement du mode signitif de l'intentionnalité; mais d'une certaine
façon il n'y a pas de pensée en dehors ou au-delà de l'intuition,
puisque cette dernière n'est rien d'autre que présence de la chose
elle-même, et qui dit pensée dit, d'une façon ou d'une autre, rapport à
la chose, sous le présupposé de sa possible «ipséité». Il y a donc un
lien fondateur de la pensée à ce qui fait la chose telle ou telle, à
savoir les relations de dépendance et d'indépendance qui lui sont
propres, dont la nécessité est expérimentable en droit dans l'intuition
qui est la sienne, de par les limites qu'elle-impose toujours déjà à la
pensée. _ -
D'où le déplacement de la position du problème transcendantal
des conditions de possibilité de l'objet dont cette rn· RL est le
théâtre: il s'agit non plus des conditions générales sous lesquelles un
objet peut être pensé (de sa forme logique), mais de celles sous les-
quelles il peut être pensé «comme existant»\ selon une formule
dont on aurait tort de sous-estimer l'étrangeté. L'existence n'est plus
id une catégorie entre les autres de la pensée, mais son exigence fon-

1. RL ill, § 6, Hua XIX/1, p. 242; tr. fi:. T. II/2, p. 21.


162 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

damentale, comme détermination du rapport à l'objet en tant que tel


(comme ce qui de droit peut être intuitionné). n ne s'agit pas de
savoir si les objets de la conscience existent et à quelles conditions
ils existent bien (problème proprement catégorial relevant des « pos-
tulats de la pensée empirique», pour parler la langue de Kant), mais
quelles conditions formelles l'existence, en tant qu'idée constitutive du sens
d'oljet des oljets que la pensée vise, impose à la pensée, qu'elle soit pensée
d'objets existants ou non au sens empirique du terme du reste. li
s'agit donc paradoxalement des propriétés non empiriques, mais
a priori de l' existencè, en tant qu'elle-même condition a priori de la
pensée. En d'autres termes, des règles que l'existence impose à la pensée
1
en dehors même de toute existence de fait. Ici le réal manifeste son pou-
voir de contrainte propre, dans sa définition d'un régime de possibi-
lité spécifique qui est celui de la possibilité matérielle de la chose
dans ses composantes structurales. La matière, qu'elle soit donnée
ou non, impose sa propre «forme» et il n'y a rien qui soit visé qui
ne se présente avec les contraintes qui seraient celles de son éven-
tuelle donation. Viser une table, c'est la viser avec sa forme, sa sur-
face, sa couleur, et ces propriétés déterminent la teneur réale de la
table, qui est une condition de sa possibilité en tant qu'objet répon-
dant à la légalité qui est celle de sa propre donation. li n'y a là
aucune régression en direction d'une définition scolastique des
conditions de possibilité de l'objet en termes purement logiques
(comme on le voit du reste trop souvent aujourd'hui, dans les
« méréologies » et autres «ontologies naives» proclamées, auxquelles
il ne manque qu'une interrogation phénoménologique de leur propre
possibilité): ceux précisément de la teneur réale de l'objet en tant
qu'essence formelle, ,par ses prédicats essentiels. Ces prédicats en
effet définissent des conditions structurales de l'intuition elle-même
(si je vois une surface, alors me vient une couleur, et ainsi de suite,
sans du tout que l'idée de celle-ci soit «analytiquement comprise»
dans l'idée de celle-là), en tant que sa matière pure de forme n'existe

1. Qu'il s'agisse du «réal», de la teneur de l'objet en tant que donné comme tel ou tel,
est précisé par Husserl lui-même au début de la Recherche, op. cit., § 2, p. 231; tr. fr. p. 9.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRIENC E 163

pas. Le contenu de ce qui est pensé détermine des conditions sur la


pensée elle-même, dans l'impossibili té pour la pensée de faire
abstraction des relations de dépendance qui unissent tel ou tel aspect
de ce qui est donné, en tant que condition pour lui d'être donné.
Autrement dit: il y a une certaine forme d'empirique (de façon que
cela a d'être «donné») qui constitue un a priori (définit des condi-
tions générales structurelles de la donation). Pour telle ou telle
chose, pour être donnée, il faut l'être de telle ou telle façon, il y a
des contraintes propres immanentes à sa donation (et déterminant e
par là même de sa simple «visée», dans sa «teneur» de chose
comme idée de la donnée): telle est l'idée de l'a priori {Ynthétique
matériel, comme contrainte exercée par l'existence sur la pensée en
tant que la pensée est toujours, en un sens, déjà visée d'une exis-
tence (penser, dit-il, c'est toujours aussi «penser comme existant»).
Le «penser comme existant» ne saurait jamais se réduire au simple
concept et à la déterminatio n qui y est comprise d' anafyticité, et, en
même temps, il est déterminant de la définition de la chose elle-
même dans sa teneur, l'existence n'étant pas une propriété qui vien-
drait s'ajouter en plus à elle comme un prédicat extérieur, mais une
condition intime de sa possibilité et de sa constitution , au-delà de
toute entente traditionnell e, purement logique de la réal-ité de la
chose sur fond de conception formelle de l'objet transcendan tal= X
comme support de ses propriétés. La chose elle-même est toujours
déjà relationnelle dans sa teneur de chose, et au-delà de sa non-contra-
diction, garantie de l'analyticité de son concept (la non-contrad iction,
dans les ontologies formelles traditionnell es, étant le principe de la
quiddité 1), se pose nécessairem ent le problème de sa consistance intui-
tive, seule source de sa réal-ité, que celle-ci soit mise en jeu comme
réal-ité d'une chose existante au sens empirique du terme ou non du
reste. D'une certaine façon, l'on «voit» toujours ce que l'on pense,
dans la mesure exacte où penser, c'est faire comme si l'on voyait. Cette
propriété assigne des exigences propres à la pensée, qui ne sont rien

1. Cf. Aristote, Métapl!)'sique, r, 4, 1007 a 20 sq.


164 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQU E

d'autre que celles de la relation en tant que principe formel universel


des pensées. Agiter des pensées, c'est agiter des relations de dépen-
dance et d'indépenda nce. Ici s'origine la contrainte fondamenta le de
l'ontologie matérielle de l'objet, non moins forte que celle- purement
«logique»- de l'ontologie formelle, s'il est vrai que penser c'est viser
1
des objets, totjjours spécifiés et déterminés1 et non pas la simple forme d Un
oijet. Dans l'analyse de Husserl, l'existence s'est transformée ici en sa
possibilité, et par là même en condition de possibilité absolue: il ne
s'agit assurément d'aucune référence à l'existence effective de l'objet
de la pensée, mais de la possibilité de penser celui-ci comme existant,
en tant que possibilité de la pensée elle-même. Or cette dernière possibilité
n'est pas sans formes, et la théorie husserlienne du« tout et des par-
ties» n'a d'autre but que de décrire la logique de ces formes, dans une
sorte de contrepartie intuitive de la logique catégoriale. Les impossibi-
lités constitutives de la nécessité de ces formes sont des impossibilité s
qui, pour a priori et constitutives qu'elles soient, n'ont, contraireme nt
à celle, purement formelle, de la contradictio n, d'autre lieu que la
connaissanc e O'intuition) elle-même, dans laquelle elles éprouvent leur
propre délimitation : «Ce sont des distinctions objectives, fondées
dans l'essence pure des choses, mais qui, parce qu elles existent et que nous
1

les connaissons, nous obligent à énoncer qu'une pensée qui s'en écarte-
rait serait impossible. » La cognoscibilité de droit des choses impose
1

ses propres conditions à la pensée, dans une révision de la distinction


kantienne du penser et du connaître dont les conséquence s sont diffi-
ciles à mesurer, mais qui pourrait bien n'être qu'une radicalisatio n de
la pensée kantienne elle-même, dans l'astreinte de la pensée elle-même
à la condition qui était celle du connaître, à savoir l'intuition, ce qui
n'induit rien d'autre qu'une détermination en retour de la pensée par les
oijets mêmes qui sont ceux du penser. « Ce que nous ne pouvons penser ne

1. RL ID,§ 6, H= XIX/1, p. 242; tr. fr. t. II/2, p. 21. Nous soulignons.


2. Ce qui pourrait bien avoir quelque chose à voir avec ce qui est connu sous le nom
de «platonisme» de Husserl, soit dit en passant. L'invariabilité des« essences» en effet ne
se mesurera selon aucune autre grammaire que celle des relations de dépendance et d'indé-
pendance ici définie, au niveau des conditions a priori synthétiques matérielles de la pensée.
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRlENC E 165

peut pas exister, et ce qui ne peut pas exister, nous ne pouvons pas le
penser» 1 : le p:remie:r membre de la formule dessine très exactement les
traditionnell es conditions de l'analyticité logique; le second :renverse
cette exigence, dans l'énonciatio n d'une exigence fondamenta le de ses
objets pa:r :rapport à la pensée: la pensée doit s'adapter aux conditions
matérielles qui sont prescrites pa:r la teneur de l'objet pensé, en tant
que tout :relationnell ement structuré. On n'est plus alo:rs dans l' o:rd:re
de la seule logique et du« formel» de l'objet. Un défaut de :relation ou
une incompatibi lité :rend l'objet impensable, dans la déficience de la
donnabilité de d:roit qui est la sienne, comme exigence fondamenta le
de l'existence, catégorie a priori absolue de la pensée, pa:r :rapport à la
pensée. Ce qui est pris en compte ici, c'est le fait que la pensée, même
la plus «subjective » et erronée soit-elle, ne saurait jamais se :réduire à
une simple «:représenta tion» subj ecrive (que cela soit du :réel ou non),
mais n'a de sens que pa:r :rapport au :réel lui-même, et à la teneur :réale
des choses concernées : « Cette équivalence définit la différence entre
le concept prégnant de pense:r et celui de se :rep:résente:r et pense:r au
sens habituel et subjectif. »2
Aux propriétés formelles («logiques» ) qui sont celles de l'objet
en général viennent donc s'adjoindre des propriétés qui ne sont pas
moins «ontologiqu es» (au sens où elles définissent pour ce qui est
déte:rminé comme étant la possibilité d'être), mais différentes les unes
des autres et même principe de différenciation selon les oijets: celles qui
:relèvent de cette logique du tout et des parties qui n'est pas « logi-
quement» comprise dans l'objet, mais qui est sa condition a priori en
tant que condition formelle de son existence même, possibilité pour
lui d'être pensé «comme existant». Ces propriétés fondent, à l'en-
contre des propriétés formelles de l'objet en général= toujours le
même X, une unique et fondamenta le différence des oijets, qui, comme
telle, mérite seule d'être nommée différence ontologique3 : celle de

1. RL ill,§ 6, Hua XIX/1, p. 242; tt. fr. t. II/2, p. 21.


2. Op. cit., loc. cit.
3. Husserl la nomme ainsi, op. cit., § 9, p. 252; tt. fr. p. 32. La formule est de la
deuxième édition.
166 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQU E

l'abstrait au concret. Au-delà de l'objet transcendan tal= X, qui n'est


aucun objet, il y a comme condition à l'objet d'être un objet abstrait
ou un objet concret, comme condition formelle a priori de son exis-
tence et donc de son être d'objet. Or cette condition est inscrite
dans l'existence même des relations de dépendance ou d'indépen-
dance qui le déterminent comme tel, et sans lesquelles il n'est plus
un objet, indéterminé qu'il serait alors dans sa teneur de donnée.
Comme telle, la logique de la totalité semble alors constituer comme
un complémen t indispensab le à la logique catégoriale, sans laquelle
celle-ci serait incapable de déterminer un objet. Mais l'objet indéter-
miné (qui est aussi, du point de vue de la doctrine traditionnell e de
l'objet, l'objet qui est logiquemen t «à déterminer» , le sujet de prédi-
cats potentiels) n'est en fait pas un objet: il l'est toujours avec l'en-
semble des contraintes qui pèsent sur lui, d'être tel ou tel, qui ne
sont pas simplement ses propriétés, mais sa cohérence intuitive, en
tant qu'objet. C'est ce que vise la théorie husserlienne des relations
de dépendance et d'indépenda nce, en tant que grammaire de la
teneur de l'objet (et il n'est pas indifférent à l'objet d'avoir une
«teneur»).
li pourrait très bien ne pas y avoir d'objets étendus. Mais s'il y
en a, il est inévitable qu'ils soient colorés. Telle est l'intuition de
Husserl et la portée de sa théorie du tout et des parties, comme
grammaire de l'intuition: il s'agit des conditions formelles que pres-
crit à l'objet le fait de pouvoir être donné, mais donné en tant que
tel ou tel, dans sa constitution concrète d'objet. li n'y a pas d'objet
qui ne soit «concret» au sens où il n'y a pas d'objet qui ne soit
déterminé dans sa dépendance ou son indépendanc e, par rapport à
d'autres objets et en ses parties éventuelles. Ces relations dessinent la
carte des possibilités et des impossibilités en lesquelles l'objet peut
être donné, au-delà (au sens d'en dehors) de ses possibilités «logi-
ques». Cette logique a le propre d'être une logique de l'existence; ce
qu'elle met en relation ou oppose, ce sont des possibilités d'existence
par rapport à l'objet: possibilité d'existence de tel moment de l'objet
par rapport à tel autre, de l'objet lui-même par rapport à tel autre
objet... L'idée husserlienne d'une théorie du tout et des parties, ce
LA LOGIQUE DE L'EXPÉRIENCE 167

n'est donc rien d'autre que l'idée d'une certaine légalité de l'exis-
tence elle-même. L'existence a ses propres conditions, immanentes,
de possibilité. Dresser la carte des dépendances, c'est les repérer.
Mais par là même, c'est aussi mesurer l'assignation essentielle de la
pensée à l'être, qui constitue, d'une certaine façon, une structure
a priori de la pensée.
Ainsi, en connivence et en concurrence avec Meinong, la première
phénoménologie de Husserl avait-elle essayé de jeter les bases d'une
ontologie du concret.
VI
Husse rl, Meino ng
et la questi on de l'onto logie

Il catalogo è questo

Qui, de Speke ou de Burton, avait découvert les sources du Nil?


Tous deux avaient, communé ment et séparémen t, traversé les mêmes
tettes. Mais ils n'avaient pas vu la même chose. Quel était le tôle exact
du lac Victoria? Ce que l'un avait vu d'une certaine façon, l'autre ne
pouvait-il le voit autrement , «comme un second explorateu r, qui suit
les traces de son devancier et qui voit les mêmes objets, tiendra pour
nécessaire s bien des améliorati ons; et à plus forte raison s'il emprunte
des carrefours et des traverses qui lui permetten t de voit les mêmes
choses sous de nouveaux aspects» 1•
Cette image, employée pat Husserl lui-même, des deux voyageurs
qui entrent dans le même pays, y compris dans les querelles et les dis-
putes qui peuvent s'ensuivre et s'ensuivire nt effectivem ent dans le cas
des sources du Nil, il nous paraîtra particulièr ement pertinent de l'ap-
pliquer à Husserl et Meinong face à ce qu'on a pu justement nommer
la «jungle» meinongie nne2•

1. Husserl, Esquisse d'une Préface aux Recherches logiques (1913), § 12, Tijdschrijt voor
ftlosofte, 1, 1939, p. 338; tr. fr. in AL, p. 406.
2. C'est ce que Husserl fait lui-même (ce qui montre bien que cette image de la Préface
inédite des RL s'applique bien dans son esprit tout particulièrem ent à son rapport à
Meinong) dans sa lettre du 5 avril 1902 à Meinong, Briejivechsel, éd. Karl Schuhmann,
Dordrecht, Kluwer, 1994, Bd. I, p. 141. Jacques English relève ce rapprocheme nt dans sa
Présentation à Husserl-Twa rdowski, p. 64.
170 LA CONTREPARTIE ONTOLOGI QUE

Rarement , à première vue, le parallélisme entre l'œuvre de deux


philosoph es a été aussi frappant, au point qu'on a pu rapproche r leur
1
situation relative de celle de Platon et d'Aristote • Ici une lecture
éclaire l'autre, et non sans e;njeu philosoph ique actuel. Dans la possi-
bilité de cerner avec et contre Meinong le sens de la phénomén ologie
naissante (en quoi se distingue-t-elle de la Gegenstandstheorie ?), il y va
certainem ent aussi bien d'un certain sens de ce que pourrait être l'on-
tologie pour la philosoph ie aujourd'hu i. Quelle valeur faut-il lui
accorder? Faut-il prendre ses prétention s au pied de la lettre? En quoi
un discours philosoph ique doit-il inéluctabl ement porter le poids
d'une ontologie, fût-elle grise et implicite, et en quoi lui est-il néces-
saire aussi bien d'en assigner les limites? C'est, nous semble-t-il, l'en-
jeu de la confronta tion Husserl-M einong et le sens d'une rencontre
avortée, qui, bien plus que l'échec d'une fusion, ou le simple heurt des
ego, instaure une divergence des voies dans laquelle toute la philoso-
phie du xxe siècle devait s'engager, en renfort mais parfois aussi en
chevauche ment de ses clivages apparents.
Lorsque Husserl salue l'entrepris e de Meinong, pour du reste la
critiquer immédiate ment, c'est pour le féliciter d'avoir réintrodui t le
thème ontologiqu e dans la pensée contempo raine, ou tout au moins
d'avoir recroisé en cela ses efforts à lui, Husserl, et c'est aussi pour
introduire cette réserve que Meinong n'a pas été capable d'appeler cela
«ontologi e», restant prisonnier du piège qu'il avait lui-même noué,
d'une Gegenstandstheorirl. Dénomina tion dont Husserl s'empresse alors
pourtant de remarquer que Meinong n'en détient pas le monopole ,
puisque c'est lui-même, Husserl, qui l'utilise dans l'introduc tion de la
III" RL, en 1901, au titre d'une «théorie pure des objets comme
tels» 3, dont, toujours dans la même note des Ideen, il confesse qu'il n'a
alors pas encore osé l'appeler «ontologi e», compte tenu de l'hostilité

1. Cf. John N. Findlay, Meinong the Phenomenologist, Revue internationale de philoso-


phie, 1973, p. 161 sq.
2. Cf. Idées directrices pour une phénoménologie, § 10, Hua ill/1, p. 28 n.; tr. fr. p. 42, n. a).
3. RL ill, Hua XlX/1, p. 227; tr. fr. t. II/2, p. 5. Meinong répond à cette revendica-
tion de paternité dans la Préface de Über Mo'glichkeit und Wahrscheinlichkeit (1915), GA VI,
p. XIX sq.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 171

(néo-kantienne, faut-il entendre) à ce terme qui régnait à l'époque. La


Gegenstandstheorie, que ce soit celle de Meinong ou celle de Husserl,
apparaît dès lors bien comme une étape sur la route de l'ontologie,
voire un pseudonyme obligé de l'ontologie.
L'idée de l'ontologie, Husserl et Meinong s'accorderaient sur ce
point, n'est pas nouvelle. Mais l'un comme l'autre en reconnaissent la
tradition encombrée par une tendance naturelle «à identifier ce qui est
et ce qui est réellement (wirklich) »1, ce que Meinong appelle «le pré-
jugé en faveur de l' effectif»2• D'où la réticence partagée en un premier
temps par Meinong et Husserl vis-à-vis du titre d'ontologie, restreint
à l'idée d'une« science a priori de ce qui est réellement (wirklich) »3• Le
problème est de se dégager de ce préjugé de l'effectivité, pour libérer
ce sens de l'objectité en général qui seul permettrait de fonder une
véritable ontologie. Au bout de cette remise en question s'annonce la
possibilité d'une authentique ontologie comme «science purement
rationnelle des objets» 4 - ce à quoi correspond, à un premier niveau,
dans les RL, la reprise du projet leibnizien de mathesis universalis, à un
second niveau, au-delà même de ce qui relève de la seule mathesis, l'en-
semble des analyses qui y sont menées de la conscience pure a priori.
«L'adoption de thèmes platoniciens et en même temps l'intetprétation de
la "vision" dans laquelle les relations entre les idées nous sont données,
comme un "voir", comme une conscience donatrice originaire, a déjà eu très
tôt pour conséquence que j'ai attribué à tous les genres d'objectités une
essence, et par là un champ de connaissances éidétiques, donc relevant -
si l'on veut- d'une théorie de l'objet. »5

L'essentialisation de tout ce qui apparaît, la mise en évidence des


formes grammaticales complexes et divergentes (signification et intui-
tion) d'un apparaître ainsi structuré a priori, ne pouvaient en un sens
donner lieu qu'à une« théorie de l'objet», en tant que théorie générale
des formes de cet apparaître. Restait évidemment à saisir les ruptures

1. Husserl, Esquisse d'une Préface,§ 7, p. 319; tt. fr. p. 384.


2. Meinong, Über Gegenstandstbeorie, § 2, GA II, p. 485.
3. Husserl, Esquisse,§ 7, p. 319; tt. fr. p. 384.
4. Op. cit., p. 320; tt. fr. p. 385.
5. Op. cit., p. 321-322; tt. fr. p. 386.
172 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

de grammaire de cet apparaitre. Ce à quoile projen:llèinongien· d'une


théorie de l'objet, dans sa prétention même à mettre en lumière une
forme générale, indéterminée, de l'objet, ne saurait, selon Husserl, suf-
fire. Une théorie générale de l'appa:raitre- ce qui serait la traduction
husse:rlienne du projet meinongien- ést impossible, car on se heurte à
une différence fondamentale des apparaitres qui est sans doute la
structure morphologique la plus essentielle de l'appa:raitre lui-même
(et celle en vertu de laquelle précisément il a une forme, mais qui ne
peut être justement repliée sur l'uniformité d'une voie unique de for-
malisation); d'autre part, il ne suffit pas de recueillir cette diversité
dans l'aménagement de quelque musée imaginaire des objets pour
rendre compte de la divergence, constitutive de l'objet et du sens de
ce que c'est qu'être un objet en général, dont elle témoigne. D'où
l'hostilité affirmée avec force par Husserl dans l'esquisse de Préface
de 1913 au projet meinongien, en tant que théorie indifférenciée (ou
inversement purement hétéroclite, en pure « collection» des choses) de
l'objet.
« n ne roe v:int jamais à l'esprit d'admettre alors di:recteroent, sous le titre
d'ontologie ou de théorie de l'objet, une science, en tant que cot:rélat du
1
collecteu:r vague de toutes les connaissances et sciences a priori.»

Le point est celui de la différenciation, de la démarcation qui pet-


met de surmonter le stade de la seule « collection» :
«L'affaire du philosophe, ce n'est pas de tout confondre ensemble, mais
2
c'est de :rechercher et de fixer des démarcations éidétiques. »

Le musée meinongien ne manque pourtant pas de bornes et de


classifications. C'est bien plutôt une frénésie de classification qui
semble s'être emparée de Meinong io:rsqu'il s'aventure dans la voie
d'une« théorie de l'objet», qui, loin de se présenter comme une théo-
rie de l'objet en général= X dans la lignée des ontologies néo-scolas-
tiques et de la problématique transcendantale des classiques, prendrait
bien plutôt la forme d'un inventaire des différences. Différences

1. Op. cit., p. 322; tt. fr. p. 386.


2. Op. cit., loc. cit.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 173

abstraites, de la formalité et du statut des objets, et non liées à la par-


ticularité de tel ou tel objet, mais différences tout de même, d'autant
plus fondamentales qu'elles sont essentialisées. Le résultat le plus posi-
tif de la« théorie de l'objet» semble bien être la mise en évidence de la
diversité de statuts de l'objet, au-delà du seul préjugé exclusif de l'ef-
fectivité, et leur répertoriage et leur étiquetage déterminé. Sans doute
beaucoup de ce que Husserl critique sous le titre de «naturalisme» de
Meinong tient-il à cette prétention classificatoire qui le conduit à
déployer en catégories dogmatiques comme une histoire naturelle des
objets. L'intention du zoologiste ou du naturaliste n'est pas loin.
Mais c'est qu'il manque à la systématique meinongienne une diffé-
rence essentielle, dont on pourrait dire que, pour le Husserl des
Recherches logiques, elle commande le sens en général de l'objet: «la déli-
mitation, fondamentale en effet pour la philosophie, qui sépare la véri-
table ontologie analytique de l'ontologie matérielle (synthétique
a prion) qui doit en être essentiellement disjointe» 1• Cette différence
entre l'a priori analytique-formel et l'a priori synthétique-matérie l, pré-
sentée par la Recherche III comme le texte fondamental de ce qu'on
pourrait appeler rontologie phénoménologique, est ce qui structure
intimement le champ des objets, non seulement comme distinction de
deux classes d'objets, mais comme distinction fondatrice de l'objectité
même, dont on pourrait dire qu'elle apparaît au pli de cette différence.
C'est' de ne pas l'avoir faite ou du moins de ne pas lui avoir attribué
de valeur centrale dans la théorie de l'objet, que l'ontologie meinon-
gienne souffre d'une principielle confusion, comme indifférenciation:
«Je ne peux pourtant pas considérer comme un progrès, encore moins
comme une découverte, l'étape que, au-delà de ma théorie a priori des
objets en tant que tels, on a essayé de franchir, en introduisant le mot
de théorie de l'objet comme un titre pour l'ensemble complètement
vague de tous les objets "sans domicile" »2• Le drame de la théorie de

1. Op. cit., p. 322; tt. fr. p. 386-387.


2. Op. cit., p. 322; tt. fr. p. 387. La référence aux «objets sans domicile» renvoie à
l'introduction par Meinong, dans Über die Ste/Jung der Gegenstandstheorie im .'!ystem der Wis-
senschajten (1907), de la notion de «heimatloser Gegenstand», GA V,§ 2, p. 214 sq.
174 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

l'objet meinongienne est de trop, ou trop uniformément, embrasser.


Les objets « SDF» de Meinong deviennent ici prétexte à une subtile
variation sur la nécessaire domiciliation de l'objet. On ne peut séparer
l'objet de sa domiciliation, c'est-à-dire de la double structure a prio-
rique (analytique-formelle et synthétique-matériel le) qui détermine
son apparaître d'objet. Les objets ne se ramassent pas dans la rue, ni
dans le domaine d'objets de l'une ou l'autre des sciences constituées,
ni à la marge de leurs domaines, dàns cette sphère d'inexistènce - et
d'absence de domiciliation, en l'absence de domicile scientifique
encore trouvé- qu'a mise en évidence Meinong, mais se déterminent
suivant leurs procédures de constitution, c'est-à-dire leurs a priori res-
pectifs, et l'existence de cette dualité d'a priori qui tend de toute façon
l'espace de l'objectité.
Non pas que Husserl, en un sens plus fidèle que Meinong en
cela à la tradition des philosophies transcendantales classiques, n'en-
visage pas des propriétés de l'« objet en général», cet «objet en
général= X» qui est pour lui le support des propriétés dites analyti-
ques-formelles, en tant que celles-ci se rapportent à la simple forme
de l'objet1 • Mais ces propriétés catégoriales qui sont celles de l'objet
en général se voient alors complétées par celles qui relèvent de la
teneur matérielle particulière de l'objet, en tant qu'elle-même exerce
un type de légalité éidétique dans la formation de l'objet- ces deux
formes d'a priori, analytique-formel et synthétique-matérie l, étant
tout autant essentiels l'un que l'autre à l'objet. Ici l'important, bien
plutôt qu'une complémentarité ou la recherche d'une exhaustivité
dans la détermination de l'objet, c'est la disjonction de deux gram-
maires: l'a priori synthétique-matérie l n'obéit pas au même type de
légalité que l'a priori analytique-formel. Il y a ce qui relève de la
structure formelle générale de l'objet, en tant qu'il est défini précisé-

1. On notera encore une fois, cependant, que, contrairement à ce qui se passe dans les
philosophies transcendantales classiques, cette forme n'est plus ici celle de la prédication
simple, mais celle définie par l'ensemble des combinaisons formelles rendues possibles sur
l'objet par les nouveaux outils de la logique mathématique, en tant que système de varia-
tions bien formées.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 175

ment sur le mode étendu de la «formalisation», conformément à


une forme du style «quel que soit x», et il y a l'objet tel qu'il est
constitué par son appartenance à tel ou tel genre ou espèce, apparte-
nance qui exerce sur lui son mode de contrainte propre, qui peut
être formalisé dans des lois de variation structurales et éidétiques,
mais particulières, relatives à l'être tel ou tel de l'objet.
Cette intuition de l'a priori synthétique-matérie l\ acquise par Hus-
serl en méditant l'irréductibilité des relations qf ideas humiennes aux
contenus de jugements analytiques au sens kantien du terme2, creuse
dans la constitution de l'objet une dissymétrie essentielle, entre ce qui
en lui peut être tenu pour formel et sa matérialité, en ce qu'elle est
elle-même un lieu de légalité a priori qui témoigne d'un pouvoir de
structuration et de contrainte propre, dans la frxation des règles du jeu
de l'objet et du sens qu'il y a à l'utiliser comme une construction bien
formée - ce qui ne se décide assurément pas au seul niveau du formel.
L'erreur serait de croire que les deux types de propriétés soient juxta-
posables, dans la simple énumération des constituants formels de l'ob-
jet. C'est une véritable dissymétrie de fonctionnement qui est intro-
duite dans la constitution formelle de l'objet par cette dualité
d'a priori. n faut bien distinguer deux types de concepts, l'un et l'autre
essentiels à la constitution de l'objet.
On ne peut donc séparer la question de l'objet de la question de
quel(s) type(s) de légalité a priori s'applique à lui. C'est le grand tort de
Meinong que ae ne pas être allé jusqu'au bout de cette question de
l'a priori, et, par là-même, de ne pas avoir été capable de distinguer les
différents types d'a priori selon la différence desquels seulement les
objets, dans leur pluralité et leur diversité (l'existence de différents
«genres» et de différents statuts), peuvent être constitués. Le pro-
blème de l'ontologie ne peut dès lors plus être posé qu'en termes de

1. Cf. le chapitre précédent.


2. Cf. Esquisse d'une Préface, § 7, p. 321; tr. fr. p. 386. On rematquera, avec une cer-
taine ironie, que cet intérêt pour la théorie humienne des relations avait été plus que pré-
paté (comme pour tous les auteurs de la période) pat le deuxième volet des Hume-Studien
(1882) de Meinong. Cf. GA II, p. 27 sq. et, pour la compataison avec Kant, p. 155 et 157.
176 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

« différenciation des ontologies»1. Il n'y a pas d'ontologie en dehors


de cette différence, qu'il arrive d'ailleurs à Husserl de baptiser« diffé-
rence ontologique»2 (déjà), en tant que différence de l'abstrait au
concret.
Évidemment toute cette analyse rappellera en plus d'un point, par
son traitement minutieux des notions de tout et de partie et son
concept même de« fondation» (Fundierung), qui fondera l'abstraction
de la forme et l'existence du catégorial comme tel, le travail de Mei-
nong dans son opuscule séminal de la Gegenstandstheorie , Über
Gegenstëinde hiiherer Ordnun;!. D'où, comme en chaque moment du bref
échange Husserl-Meinong, quelques références et lettres embarras-
sées4. Reste que nulle part Meinong n'a réellement distingué un
a priori analytique d'un a priori synthétique; et que la mise en évidence
chez lui de l'existence d'« objets idéaux» 5, fondés ou« fondamentés»
dans les autres, débouche sur une pure et simple extension du
domaine des objets plutôt que sur l'idée d'un double système de
contraintes pesant sur l'objet et le constituant dans sa formalité d'ob-
jet, c'est-à-dire d'objet éventuellement - et d'abord, naturellement,
pourrait-on elire - spécifié.
On ne peut faire l'économie des règles de l'objet, qui sont en fait
les seules limites auxquelles se heurte notre conscience dans la déter-
mination de ce qu'il «est» comme objet (du sens auquel il «est» ou
«n'est pas», de son statut« ontologique» meinongien). Il est impos-
sible de transcender ces limites (celles de deux grammaires disjointes,
celle de l'analyse et celle de la synthèse) pour collecter en toute liberté

1. RL ill, § 12, Remarque 1, Hua XIX/1, p. 260; tt. fi:. t. II/2, p. 40.
2. RL ill,§ 9, Hua XIX/1, p. 252; tt. fi:. t. II/2, p. 32. TI s'agit, il est vrai, d'une for-
mule de la deuxième édition. La première porte« différence objective».
3. Cf. notamment, pour le concept de Fundierung, Ueber Gegenstiinde hb'herer Ordnung
(1899), § 7, GA II, p. 399. Sur le terme, Meinong reconnaît toutefois une priorité à Husserl
(dans ses écrits plus anciens, quant à lui, il utilisait VoraussefiJiniJ : cf. Ueber Inhalt und
Gegenstand (1908), GA, Ergiinzungsband, p. 155, n. 2.
4. Cf. RL II, § 37, Remarque 2, Hua XIX/1, p. 205; tt. fi:. t. II/1, p. 235 et Lettre de
Husserl à Meinong du 27 août 1900, Briifwechsel, Bd. I, p. 136.
5. Cf. Über Gegenstiinde hb'herer Ordnung, § 6, GA II, p. 394.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 177

les sens ontologiques de l'objet, comme si nous pouvions nous placer


en quelque point de vue de nulle part et déployer la carte des objets en
dehors de toute contrainte grammaticale qu'ils exerceraient sur notre
capacité à les constituer. Tel est au fond le reproche adressé par Hus-
serl à Meinong.
Celui-ci, comme tel à la source d'une divergence qui devait certes
se creuser, ne s'identifie pourtant pas immédiatement à l'opposition
d'un point de vue qui devait en dernier ressort se faire « transcendan-
tal» au sens de l'idéalisme transcendantal moderne, postkantien (nulle
part ici Husserl ne parle de constitution ou de détermination préalable
du« sens» de l'objet), et d'un point de vue plus directement et bruta-
lement ontologique. Dans les RL, d'un point de vue non transcen-
dantal, mais déjà critique et phénoménologique, Husserl a déjà toutes
ses raisons de refuser la «naïveté» (délibérée) ontologique du collec-
tionneur meinongien, empressé à s'inventer de nouvelles tranches
d'être, avant, pourrait-on dire, d'avoir réfléchi à la grammaire du mot
«être». Ce qui est en cause, si l'on peut dire, c'est une certaine forme
de naturalisation non problématique, qui fait des entités des données
ontologiques avant ou indépendamment d'avoir réfléchi à la façon
dont elles fonctionnent dans le système où cela a un sens que de déter-
miner quoi que ce soit ontologiquement (système dont nous verrons
en dernier ressort que, pour Husserl, nous pouvons bien le nommer
une grammaire, en tant que préalable absolu à l'ontologie, et c'est ce
qui le sépare de Meinong). D'où le reproche, très surprenant pour
Meinong, mais parfaitement cohérent du point de vue husserlien, de
psychologisme.
Dans sa lettre du 12 juillet 1900\ qui accuse réception du tome I
des RL, Meinong s'étonne de se retrouver avec Hofler (pour leur
Logique) dans le box des psychologistes2, alors qu'il adhère à beau-
coup de ce qu'il lit. La condamnation du psychologisme telle qu'elle
est formulée par Husserl lui parait juste, dit-il, il y a error in persona,
pas error in re.

1. Husserl, Briejwechsel, Bd. I, p. 135.


2. Cf. Husserl, RL, Prolégomènes,§ 49, Hua XVIII, p. 184-185; tr. fr. t. I, p. 200-201.
178 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

En réponse, Husserl lui écrit ces lignes étranges, avec l'arrogance


qui devait marquer désormais leurs rapports :
«Quant à l'accueil que vous ferez à mes recherches phénoménologiques sur
la théorie de la connaissance, je suis par avance malheureusement très scep-
tique, surtout après vos lignes si aimables de juillet. Que vous soyez si peu à
même d'apprécier nos différences, là oùilm'afallu des années de travail sans
espoir pour m'affranchir des doutes et des difficultés résultant du point de
vue anciennement mien, point de vue principiellement identique au vôtre,
voilà qui m'a profondément ébranlé. J'espère que la deuxième partie vous
donnera la preuve que ma lutte contre le psychologisme n'est pas une que-
relle de principe vide, qui ne fait que tourner superficiellement autour de la
chose même, mais qu'elle repose sur une élaboration très sérieuse de la phé-
noménologie des vécus de connaissance.»1

Quelle portée faut-il donner au psychologisme? Telle est la ques-


tion sur laquelle les deux chercheurs ici se séparent, sans que Meinong
du reste semble le comprendre vraiment, compte tenu du sens, faible
et relatif, qu'il donne à la notion de psychologisme, dans un
découpage du monde pour lequel tout est déjà donné, de façon non
problématique. Plus tard, lorsqu'il reviendra sur la question du psy-
chologisme, précisément pour se défendre de Husserl, Meinong s'ex-
pliquera dans les termes suivants. n n'a jamais adopté un point de vue
que l'on puisse qualifier de« psychologiste», et la« théorie de l'objet»
le conduit même, par la mise en évidence de l'« objectif» (das Oijek-
tive) en tant que ce qui excède la sphère mentale dans un jugement, à
2
montrer l'impossibilité d'une telle position • La Gegenstandstheorie est
présentée par Meinong comme le meilleur remède au psychologisme.
En effet celui-ci réside dans la confusion d'un objet avec un vécu psy-
chique qui le saisit ou prétend le saisir3• En fait la différence entre le
blanc et le noir, la ressemblance entre le jaune et l'orange, ne sont rien
de psychique. Elles ne tiennent ni à la seule représentation de leur dif-
férence ou de leur ressemblance, ni à quelque risque (ou non) de

1. Lettre du 27 août 1900,-Briifwechse~ Bd. I, p. 136 sq.


2. Cf. Über Annahmen (1910, 1" éd. 1901), § 13, GA IV, p. 97; Über die Stellung der
Gegenstandstheorie im System der Wissenschciften, § 4, GA V, p. 231 sq.
3. Über die Stellung, § 26, GA V, p. 349.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 179

confusion, qui existerait, du point de vue du sujet, entre ces couleurs.


Différences et ressemblances constituent des «objectifs», qu'il faut
distinguer de la teneur éventuelle de leurs représentations associées 1•
Pour Meinong, le psychologisme commence ainsi avec l'incapacité de
distinguer, dans l'ordre de la représentation, le contenu (lnha!t) de
l'objet (Gegenstand) 2, et sa rupture avec lui passe donc, en un héritage
dont il souligne la communauté avec HusserP, par la fidélité à la tri-
partition twardowskienne (acte- contenu- objett
Reste que sa position vis-à-vis du psychologisme peut paraître plus
nuancée que celle de Husserl, donc aussi plus faible. Le point de vue
de Meinong, c'est «le psychologisme, oui, mais dans les limites de ce
qui regarde la psychologie».
«Puisque le connaître est nn vécu, on ne peut bannir prindpiellement le
point de vue psychologique de la théorie de la connaissance; elle a aussi
à traiter de concepts, de propositions (de jugements ou respectivement
d'assomptions - Annahmen), de raisonnements et de choses de ce genre.
JYiais, en face du connaître, il y a le connu ; le connaître, comme on l'a
déjà dit plusieurs fois, a deux faces. Qui néglige la seconde face de ce fait,
et fait donc de la théorie de la connaissance comme s'il n'y avait qu'nne
face psychique au connaître, ou qui veut contraindre cette seconde face à
se soumettre au point de vue des processus psychiques, celui-là ne pourra
éviter le reproche de psychologisme. »5

li y a deux faces dans la connaissance de l'objet, la face psycholo-


gique et la face« objective» (celle où il y va des «objectifs», précisé-
ment). Un traitement psychologique des processus psychiques qui
constituent un moment de plein droit du connaître - puisque celui-ci

1. Über die Ste/Jung, § 26, GA V, p. 349 sq.; la proxinùté avec la critique husserlienne
des théories de l'attention dans la II' RL est ici évidente.
2. Über die Ste/Jung, § 26, GA V, p. 352.
3. Cf. Über Gegenstande hô'herer Ordnung, § 2, GA II, p. 381 sq., dans un parallélisme
avec Husserl souligné dans Über Gegenstandstheorie, § 7, GA V, p. 503.
4. Cf. l'essai posthume Übet lnhaJt und Gegenstand (1908), GA, Erganzungsband,
p. 147 sq. Sur cette tripartition, son enjeu et ses linùtes, voir notre étude «A l'origine de la
phénoménologie: au-delà de la représentation», Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
5. Über Gegenstandstheorie, § 8, GA II, p. 504.
180 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

est un «vécu» - est parfaitement légitime, et même nécessaire. Reste


qu'il est insuffisant: il ne constitue qu'une partie de l'analyse néces-
saire du connaître. D'où l'idée d'un psychologisme local, ou« faible».
Une telle idée est évidemment inadmissible déjà pout le Husserl
des RL. Non pas que, de façon obscurantiste, il récuse la possibilité
de toute psychologie ou veuille s'opposer à son progrès, y compris
éventuellement pout ce qui est d'une psychologie des processus du
connaître. Mais il lui refuse toute valeur du point de vue de la
théorie de la connaissance, en tant que celle-ci, d'un point de vue
certes non transcendantal, constitue la grammaire préalable et de
toute connaissance en général, et de toute psychologie en particulier.
On ne peut pas se donner l'objet ou l'état de choses d'un côté (avec
son double, nommé «contenu» ou «objectif») et le vécu psychique
comme représentation, jugement ou processus de l'autre côté, pour
construire sur cette base, comme on édifierait une boîte de lego, la
connaissance. Telle est l'erreur même qui lui semble être celle du
psychologisme. li faut déjà se demander sous quelles conditions tout
cela fait sens, et c'est l'œuvre propre des RL, en tant que
phénoménologie.
D'où d'ailleurs un problème très réel de définition du statut des
descriptions proposées par les Recherches, que Meinong ne manque pas
de remarquer, en retournant à Husserl l'accusation de psychologisme.
C'est qu'en effet, si Husserl ne se permet pas la facilité de se donner
toujours déjà l'objet et la psyché, dans leur sempiternel vis-à-vis,
comme deux réalités non problématiques, de quoi parle-t-il?
Meinong touche très certainement du doigt une difficulté essen-
tielle, qui est l'amphibologie constante du vocabulaire des RL, qui
parlent sans arrêt la langue de la psychologie (ne serait-ce que la
notion de «vécu» y introduit la présupposition la plus lourde), tout
en démentant son enracinement en elle. C'est le paradoxe d'une réduc-
tion éidétique qui, sans être à proprement parler transcendantale, au
sens où elle ne réduit pas l'être du monde pour le fonder comme
transcendance, n'en est pas moins principe d'extériorisation par rap-
port à toute conscience privée, puisqu'elle installe l'analyse sur un ter-
rain indépendant de la position de toute conscience ou psyché indivi-
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 181

duelle prestataire de services intentionnels psychologiquement assi-


'gnables, au niveau de la pure et simple «phénoménalité», dont l'éidé-
tique n'a d'autre prétention que de mettre en évidence la grammaire.
N'acceptant pas de jouer le jeu de cette immanence phénoménale
- déterminer les règles du phénomène de l'intérieur, dans la production
des essences qui sont ses lois de composition interne, et rien d'exté-
rieur à lui- Meinong a beau jeu de souligner l'ambiguïté persistante
d'un langage husserlien qui mobilise constamment des significations
psychologiques là même où lui, Meinong, semble distinguer soigneu-
sement, parce qu'il se les est déjà données, les faces «subjective» et
«objective» de l'apparaître, en tant qu'apparaître d'un objet.
«ll m'est difficile de me soustraire à l'impression que notre auteur n'a pas pu
entièrement échâpper à ce qu'il combat avec autant de zèle que de raison.
Selonlui,la "logique pure" doitavoiraffaireàdes "concepts", des "propo-
sitions", des "raisonnements" et des choses de ce genre. Mais les concepts ne
sont-ils pas en définitive pourtant peut-être des représentations élaborées à
des fins théoriques, donc précisément tout de même des représentations? Et
si, à propos du terme "proposition", on fait abstraction de la signification
prégnante-grammaticale- du mot, comme par exemple Bolzano le réclame
explicitement, est-ce qu'on pourra alors faire abstraction du processus psy-
chique (assomption ou jugement) exprimé par la proposition en son sens
grammatical, ou, plus précisément, si on fait cela, que reste-t-il donc en sus,
qui puisse prétendre au nom de "proposition" ?» 1

L'idée de Meinong est donc que le psychologisme n'est pas si aisé


que cela à surmonter, à telle enseigne que le fondateur de la phénomé-
nologie y sacrifie plus qu'à son tour, au moment même où il le
condamne. Cette prise de position accréditerait certes l'image, relayée
par Findlay dans l'article cité plus haut, ainsi que par plusieurs com-
mentateurs de Meinong autorisés, d'un Husserl subjectiviste, s'intéres-
sant aux sources subjectives de la formation de l'objet, au risque de
succomber à une certaine forme de psychologisme transcendantal,
voué à se résorber en idéalisme, par opposition à un Meinong réaliste,
tourné vers les objets eux-mêmes et leur classification, pour ainsi dire.

1. Über Gegenstandstheorie, § 7, GA II, p. 502. Là-dessus, cf. aussi Über Annahmen, 3 14,
GA IV, p. 101.
182 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

leur histoire naturelle. Meinong lui-même n'est pas éloigné de ce point


de vue, mais, contrairement à Husserl, plus avare dans ses apprécia-
tions, il y verra jusqu'au bout une complémentarité féconde: son
«réalisme» s'accommode fort bien d'un traitement« à part» du sujet,
et des prestations intentionnelles de la conscience, à condition qu'il
soit soigneusement circonscrit.
Cette vision du projet husserlien des RL, comme psychologie de
second degré, et cet éventuel partage des tâches entre Husserl et Mei-
nong rendent-ils ses droits à l'intention proprement husserlienne, qui
est celle de la phénoménologie naissante?
Chez Meinong, le thème de l'intentionnalité, de provenance bren-
tanienne, est assurément présent, mais il n'occupe qu'une place subor-
donnée, pour tout dite locale (ce n'est qu'un des aspects de la cons-
truction, puisqu'il s'agit, comme déjà chez Brentano, d'une propriété
du psychique comme tel, et donc de l'une seulement des faces de la
connaissance, au sens que nous avons mis en lumière plus haut), et
dépend de la problématique générale qui est celle de la théorie de l'ob-
jet, puisqu'il ne devient vraiment important qu'avec l'essai Über
Gegenstèinde Mherer Ordnung (1899)\ dont on peut considérer que, dans
son effort pour élargir la sphère de l'objectité en direction de formes
d'objets qui ne correspondent plus au modèle de l'objet simple per-
ceptif, il constitue le départ de l'inflexion de la pensée de Meinong
vers une théorie de l'objet en général. C'est que pour Meinong, on a
de toute façon d'abord les objets, indépendamment de toute
intentionnalité, ou plutôt celle-ci se définit comme un objet de second
type, qui vient s'adjoindre à l'autre (l'objet réel) et mérite un traite-
ment spécifique (la psychologie), qui requerra bien l'attention d'au
moins une partie de la théorie de l'objet. On est dans un univers où
tout est donné, y compris pourrait-on dite ce qui ne l'est pas - à
savoir par exemple le fait que cela soit donné, comme prestation psy-
chique qui mérite son traitement « à part» et gagne dès lors comme
son existence ou sa consistance, plus exactement sa « pseudo-exis-

1. Über Gegenstiinde, § 2, GA II, p. 381: « ll est essentiel à tout psychique d'avoir un


objet», etc. Cf. aussi, en écho, le début de Über Gegenstandstheoric, § 1, GA II, p. 483.
HUSSERL, :MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 183

tence» 1 propre- mais où par là même en un sens le fait que cela soit
donné, la donation, ne fait absolument plus question. Elle est ramenée
au statut rassurant d'un contenu ou d'un pseudo-objet, qui, comme les
autres, vient s'aligner dans le catalogue meinongien.
Mais chez Husserl, la thèse de l'intentionnalité, comme on le sait,
dépasse de loin une simple caractérisation des phénomènes psychiques
(phénomènes dont, du reste, on verra que le Husserl des RL, dans sa
critique de la théorie brentanienne de la perception interne, doute
qu'on puisse les isoler et les départager, en tout cas de la façon dont le
faisait Brentano, c'est-à-dire par l'intentionnalité, des supposés phéno-
mènes physiques~. Il y va purement et simplement d'une détermina-
tion du phénomène en général, et d'une structure constitutive de la
phénoménalité, indépendamment de la référence à tout sujet. Que
veut dire que la «phénoménologie pure représente un domaine de
recherches neutres» 3, si ce n'est que, débordant toute psychologie,
empirique ou non, il ne s'y agit que de saisir, dans sa neutralité de
phénomène(= ce qui arrive, ce qui se manifeste), ce qui est un phéno-
mène, c'est-à-dire ce qui apparaît, dans la neutralité la plus grande de
ce terme, et de méttre en évidence ses lois, en tant que les structures
contraignantes autour et en vertu desquelles la phénoménalité se cons-
titue. En un sens, jamais on n'a été plus loin d'une psychologie, qui
supposerait la séparation préalable d'un sujet et d'un objet, puisqu'on
est dans la pure immanence de l'apparaître, d'un apparaître libéré dans
son absoluité, puisqu'affranchi de tout sujet donné qu'on lui présup-
poserait - dans les RL il ne lui est pas même imposé la centration
autour d'un moi, tenue pour un préjugé et un effet de théorie, que
rien ne peut illustrer dans la pure immanence qui est celle du champ

1. C'est le terme employé par Meinong pour désigner «l'existence dans la représenta-
tion», figure de l'intentionnalité, et sa solution personnelle au paradoxe des représentations
sans objets, expérience cruciale, mais dans des voies inverses, de la phénoménologie et du
mentalisme analytique naissants. Cf. Über Gegenstande Mherer Ordnung, § 2, GA II, p. 382 sq.
et Über die Eifahrungsgrundlagen unseres Wissens, § 10, GA V, p. 422 sq.
2. Voir notre chap. VIII.
3. RL, Introduction, § 1, Hua XIX/1, p. 6; tt. fr. t. II/1, p. 3. Là-dessus, voir nos
chap. VII et VIII.
184 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

phénoménaP. La seule question des RL, c'est «Qu'est-ce qui est


donné?», au sens de «Quels sont les sens du donné?», quelles sont
ses façons de se donner, et le projet de l'œuvre ne peut plus dès lors
avoir d'autre sens que celui de ce qu'on pourrait appeler une gram-
maire générale du donné. Quelles sont les différentes façons que le
donné a de fonctionner, dans sa manière de se donner (Gegebenheits-
weise), et dans quelle mesure ces différences articulent-elles aussi bien
la possibilité de la donation (du fait que le donné soit donné) elle-
même? Tel est le champ de l'investigation des RL, qui saisit et cons-
titue le plan de l'apparaître dans sa neutralité et ce qu'on pourrait
appeler son universalité (c'est en cela qu'elle recroise le thème d'une
«ontologie»). Cette interrogation, comme telle, constitue pour Hus-
serl un préalable obligé, en dehors duquel toute théorie des objets se
verrait vouée à la vanité des bâtisseurs de monde.
Est-ce à dite que la pensée des RL soit d'ores et déjà «transcen-
dantale», ce qui introduirait entre elle et celle de Meinong un clivage
que l'évolution de Husserl ne fera que confirmer? Si l'on définit une
pensée transcendantale comme une pensée qui ordonne la possibilité
de raisonner sur l'objet à la fondation préalable de son sens dans un
sujet ou dans telle ou telle autre instance transcendantale, rien n'est
moins sûr. Dans les RL, rien ne précède à proprement parler l'objet;
c'est suspendue à son idéalité et à son extériorité primordiale et
fondatrice (mais qui n'est celle d'aucun «transcendant» prédonné sur
lequel on aurait un savoir préalable à sa donation, dont la grammaire
est ici déclinée) que la conscience déploie son activité intentionnelle,
qui ne peut passer en aucun cas pour fondatrice de l'apparaître, mais
doit être purement et simplement tenue pour sa complication et son
explication immanente. Bien plus qu'à des règles qui pèseraient
a priori sur le donné, au sens où elles résideraient « avant» lui en on ne
sait quel trop arrière ou avant-monde (comme dans les philosophies
transcendantales et dans une certaine mesure comme dans le monde

1. Cf. la critique aux résonances humiennes de RL V, § 8, Hua XIX/1, p. 373 sq.; tt.
fr. t. II/2, p. 159 sq.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 185

compartimenté à plusieurs tiroirs emboîtés de Meinong), en quelque


instance prestataire de sens ou d'être, on a affaire pour ainsi dire à une
légalité immanente du donné, à des règles internes et structurales de
conjugaison, d'association et de dissociation du donné, qui révèlent en
creux cette exigence première de la transcendance de l'objet, qui est
celle qu'il soit donné. En ce sens l'« a priorité» des RL tend fort à se
confondre avec une grammaticalité, au sens fort du terme, ce
qu'atteste d'ailleurs la possibilité renouvelée qu'elle offre de penser la
grammaire en particulier - au sens de la légalité propre à la
modalité signitive de l'intentionnalité-, dans une percée qui n'est pas
la moins notable de celles effectuées par les RL, et en deçà de laquelle
reste clairement Meinong, dans ce qu'il faudra bien appeler sa
fascination dogmatique (au sens kantien), et non grammaticale, pour les
objets. Il n'y va ici en effet de rien d'autre que du statut de pensée non
transcendantale, mais critique, de la première formulation de la
phénoménologie.
C'est qu'à partir du moment où on s'interroge sur les conditions
de grammaticalité, c'est-à-dire de structuration, de l'intentionnalité,
comme structure en général du phénomène (tout apparaître est appa-
raître de quelque chose), on ne peut pas ne pas se heurter à ce fait fon-
damental de la divergence ou de la diljonction des grammaires1 de l'exis-
tence de modalités différentes, et divergentes, de régime de la vie
intentionnelle, et notamment à ce partage fondamental, qui structure
toute vie de conscience et tout apparaître (l'une est très exactement
coextensive à l'autre, en aucun privilège ou aucune priorité, tel est le
sens ultime de la thèse de l'intentionnalité), qui est celui de l'intuitivité
et de la signitivitl''. C'est sur cette voie que Husserl rencontrera la
grammaire à proprement parler, comme contrainte générale sur l'ap-
paraître en tant que celui-ci n'est jamais entièrement séparable de ses
formes d'énonciation, et comme «grammaire», au sens plus général
du terme, de la modalité signitive de l'intentionnalité. Or cette «gram-
maire» est une condition générale des objets: sans grammaire au sens

1. Cf. RL VI,§ 23, Hua XIX/2, p. 610 sq.; tt. fr. t. III, p. 102 sq.
186 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

particulier du terme, c'est-à-dire sans règles de la sigcitivité, pense


Husserl, pas d'objets au sens où nous l'entendons ordinairement êt au
sens où il peut y avoir une «théorie de l'objet».
Meinong n'est pas sans avoif perçu l'intérêt que présente la gram-
maire pour une théorie de l'objet. Selon lui, on peut d'autant moins
recevoir la psychologie pour l'authentique science des objets, que pré-
cisément les mots aussi et la signification des propositions visent des
objets (et non seulement les représentations psychiques), et par là
même ce n'est pas la seule psychologie, mais aussi bien la grammaire
que l'on peut tenir pour une science préparatoire à la Gegenstandstheo-
rie1. Reste que pour lui il ne peut s'agir que de préparatifs, n'ayant de
valeur qu'indicative. La véritable théorie de l'objet se situe sur un
autre plan, plus directement« ontologique», pourrait-on dire, même si
Meinong, dans sa recherche d'une objectivité pure «hors d'être»
(Aussersein), comme forme générale de l'objet, demeurerait nécessai-
rement réticent par rapport à ce terme. Reste qu'on est chez lui direc-
tement dans l'ontologie au sens où aucune question ne se pose par
rapport au statut critique de cet «objet» posé alors dans sa pureté.
Énonciatif, intuitif, au recroisement de l'énonciation ou de l'intuition,
imaginaire, réel? Telle n'est pas la question pour Meinong, ou tout au
moins cette interrogation ne peut être que seconde et secondaire (ou
inversement «préparatoire»), indexée au fait premier de l'ordre des
objets. Pour Meinong, pourrait-on dire, le catalogue des objets pré-
existe à leur emploi (d'où le caractère un peu improbable de l'œuvre
meinongienne, comme dictionnaire d'objets introuvables en tous
genres, flottant dans ce qu'on pourrait appeler leur ordre d'existence
abstraite, au-delà de l'existence au sens restreint du terme~. Pour Hus-
serl tel n'est évidemment pas le cas, ce qui du reste ne veut absolu-
ment pas dire que, dans les RL, l'emploi préexiste aux objets au sens
où ceux-ci seraient transcendantalement fondés en celui-là- bien plu-

1. Über Gegenstandstheorie, § 5, GA TI, p. 496.


2. D'où aussi le sentiment de se trouver confronté à une sorte de retour incontrôlé des
entités et la gêne de la philosopbie analytique classique face à Meinong, dont les repentits
de Russell constituent la scène originaire.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 187

tôt faudrait-il elire que les uns sont coextensifs et contemporains de


l'autre, ne se définissent et ne se déterminent nulle part ailleurs que
dans l'échelle infinie et complexe- divergente, marquée pat la diver-
gence de principe entre intuition et signification - de ses variations
modales. Chez Meinong, on étend indéfiniment la liste des objets;
mais nulle part n'est posée la question de la limite de ce que signifie
être un objet. Or la question des RL est celle-là même, ce qui ne veut
pas elire que pour Husserl il s'agisse en rien, à ce niveau, de déduire, en
un geste transcendantal classique, la possibilité des objets. Bien plutôt,
au-delà de la carte de leurs différences, s'agit-il de leur tendre la fon-
damentale ptoblématicité de leur apparaître, toujours limité, mais
d'une limitation sur laquelle on ne peut se donner aucune vue exté-
rieure, mais que l'on peut tout au plus mesurer de façon immanente,
pat la mise en lumière interne du manque d'adéquation, ou de la
divergence dans laquelle elle s'atteste: celle de l'intuition et de la
signification, celle de notre elire et de notre voit.
Ce divorce des perspectives s'illustre - et sans doute jusqu'à un
certain point s'origine, ou trouve sa conftrmation la plus éclatante -
dans le traitement supeificiellement similaire mais en réalité jort différent que
les deux philosophies feront subir à la notion de << signijication>>, d'un côté
entendue comme un oijet, prêt à figurer au catalogue, de l'autre
comme une modalité originaire1 et originairement déstabilisanfe1 de l'inten-
tionnalité, qui précisément fait peser sur l'apparaître cette structure très
particulière qui est celle de la grammaticalité, à l'étude de laquelle la
rve RL est consacrée.
Que pour Meinong la signification soit un objet à part entière,
c'est ce qui est proclamé haut et fort pat la Gegenstandstheorie. «Tout
vécu intérieur(...) a un objet, et, dans la mesure où le vécu parvient à
l'expression (Ausdruck) 1 donc tout d'abord dans les mots et les
phrases de la langue, en face de cette expression, normalement, se tient
une signijication et celle-ci est à chaque fois un objet. »1 «Ces significa-
tions elles-mêmes sont toujours des objets (Gegenstande) - dans le cas

1. Selbstdarstellung (1921), GA VII, p. 13.


188 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

des mots, la plupart du temps des objets au sens restreint du terme


(Oijekte). »1 Les significations se voient ainsi réifiées et pat là même
paient leut droit d'entrée dans le musée imaginaire meinongien.
li est vrai que la théorie de la signification-objet est en son départ
ambiguë. A la source, elle s'appuie sut une conception réaliste de la réfé-
rence, qui ne devrait pas contribuer à l'allongement du catalogue. Lots-
que, au début de Über Annahmen, Meinong propose, dans un parallé-
lisme frappant avec le Husserl de la re RL, une explication du rapport
entre «Expression et signification», c'est pout identifier assez brutale-
ment la signification et la référence, via la psychologie et les représenta-
tions. Le mot, selon lui, exprime nos pensées (Gedanken), quelles que
soient les idéalisations que cette thèse nous force à opérer, afin de déta-
cher la signification de ce qui est dit des représentations qui n'y sont
qu'occasionnellement associées par le locuteur. Mais ces pensées, ou
représentations (le postulat brentanien de Meinong est que les unes sont
réductibles aux autres, ou en tout cas que l'on peut toujours mettre en
évidence des représentations à la base des pensées, à partit desquelles
leut complexité supérieure, notamment émotionnelle et affective, peut
se constituer), ont elles-mêmes, en vertu de« l'être-orienté» fondamen-
tal de la conscience, un objet. C'est cet objet de la représentation qui est
exprimée (ausgedrückt) par le mot qui peut être dit signifié ou dénoté par
lui (bedeutet) 2• Ainsi, un mot« signifie dans la mesure où il exprime, plus
précisément, dans la mesure où il exprime un vécu intellectuel, dont
l'objet (Gegenstand) constitue dès lors la signification du mot» 3•
Cette définition de la signification, qui, comme celle de Husserl,
s'installe dans les écarts ouverts par la tripartition twardowskienne
entre acte, contenu et objet, ou dans la distinction frégéenne entre Sinn

1. Selbstdarstellung, GA VII, p. 30. Cette phrase est inintelligible si l'on ne tient pas
compte de la distinction introduite par Meinong entre l'objet pur (reiner Gegenstand), forme
pure de l'objet cotnme en-face et corrélat, et l' Oijekt, qui est l'objet au sens ordinaire et res-
treint du terme, c'est-à-dire celui par rapport auquel- problème assurément purement local
aux yeux de Meinong -la question de l'existence et de l'inexistence peut se poser. Cf. Über
Gegenstandstheorie, § 4, GA II, p. 493 sq.
2. Über Annahmen, § 4, GA IV, p. 24 sq.
3. Ibid., p. 26.
HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 189

et Bedeutung (même si, contrairement à ce qui se passe chez Husserl, il


n'y a ici aucune référence à Frege), a un sens clairement réaliste là où
le Gegenstand est Oijekt, c'est-à-dire objet réel au sens de la réalité
effective ordinaire (Wirklichkeit). La signification est l'objet lui-
même: je veux la signification, montrez-moi l'objet, ce dont vous par-
lez! Mais que dire là où l'objet est le carré rond, ou le centaure qui
joue de la flûte? Tel est le problème auquel, après Twardowski et le
petit essai de Husserl de 1894 resté inédit, Oijets intentionnels\ Über
Annahmen est thématiquement consacré.
La réponse de Meinong consistera à maintenir un modèle uni-
voque de la référence, quel que soit le statut de l'objet considéré,
modèle dont on peut même dire qu'en réalité il devient alors le para-
digme et le levier de l'extension de son musée d'objets introuvables. A
la signification correspond nécessairement un objet, c'est-à-dire même
qu'elle est un objet, cet objet lui-même auquel, via la représentation
exprimée, le discours, dans ses diverses articulations, renvoie. Donc,
là où il n'y a pas d'« objet» au sens naïf du terme, la signification en
tiendra lieu, et le fait qu'il y ait sens nous amènera à en poser un en un
sens élargi: «Nous avons vu que les significations sont des objets. »2
C'est que partout où il y a expression verbale, même là où il n'y a pas
objet au sens restreint du terme (Oijekt), c'est-à-dire objet réel sus-
ceptible de position, il y a, selon une terminologie populaire du fait de
sa critique par Russell,« objectif» (Oijektiv) 3, qui est l'objet propre du
jugement, de l'assomption, ou même de la partie du discours en géné-
ral, en tant que celle-ci exprime tel ou tel «contenu», telle ou telle
teneur de sens. L'intérêt de Meinong pour les «assomptions» (Annah-
men), c'est-à-dire des modes de traitement de l'objet par le langage qui
ne supposent pas le problème de son existence résolu, porte alors en
fait sur la possibilité d'intégrer au domaine des objets en général des

1. Que Husserl reprochera pourtant à Meinong de ne pas connaître, tout en le lui


adressant, à la parution de Über Annahmen, dans une lettre qui frôle la paranoïa : lettre du
5 avril 1902, Briejwechse~ Bd. I, p. 139 sq.
2. Über Annahmen, § 8, GA N, p. 42.
3. Cf. Über Annahmen, § 10: «Das Objektiv und die Sprache», GA N, notamment
p. 53 et 58.
190 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

1
objets qui, si l'on peut dire, ne seraient que signijications • Là prend
alors tout son sens que la signification puisse être elle-même identifiée
à un objet (ce qui n'est plus la même chose que de dire que la
signification, c'est l'objet, en un sens prédéterminé de l'objet comme
objet de représentation), là où elle gagne une consistance ontologique
spécifique, dans cette sphère équivoque des objets non existants et
assomptions.
Le problème, comme on le sait, n'est pas étranger à Husserl. A
vrai dire, il est commun à toute l'école de Brentano et à toute la tradi-
tion que l'on peut nommer à bon droit celle de la philosophie autri-
chienne du siècle dernier, depuis Bolzano. Mais Husserl, quant à lui,
en tirera, et en a déjà tiré dans la Ire RL, des conclusions toutes diffé-
rentes, malgré des similarités de surface dans les termes employés.
Dans la lettre qui joue pour ainsi dire le rôle de lettre de rupture avec
Meinong, Husserl attire en effet son attention sur le point décisif: «Je
n'ai jamais employé le terme "signification" dans votre sens, jamais
pour l'objet (Gegenstand), l' "objectif" (ou tout autre analogon de l'ob-
jet), mais exclusivement pour le sens (Sinn), le contenu (Inha!t) de
représentation. »2
Refus de la confusion de la signification avec un objet, tout est là.
C'est aussi bien la divergence remarquée par Meinong lui-même dans
la seconde édition de Über Annahmen. Pour lui, le différend tient à ce
que Husserl «prend le concept d'objet en un sens plus étroit que ce
qui peut me paraître naturel» 3• Husserl refuserait donc de suivre Mei-
nong dans son élargissement du sens de l'objet à la mesure des signi-
fications (qui permet en dernier ressort à ces dernières d'être objets en
un sens renouvelé).
Mais Husserl, en posant ainsi obstinément un troisième terme
entre l'acte expressif et l'objet exprimé (qui pour lui n'est pas la signi-

1. Cf. l'important § 62 de Über Annahmen, qui revient sur le problème du début, à la


lumière du dispositif alors acquis des «assomptions», confrontant «les assomptions et le
langage», GA IV, p. 359 sq.
2. Lettre du 5 avril 1902, Briefwechse4 Bd. I, p. 142.
3. Über Annahmen, § 4, GA IV, p. 25, note, avec un renvoi à RL I, § 12 et suiv.
HUSSERL, lYŒINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGIE 191

fication), troisième terme qu'en parlant la langue de Meinong, qui


n'est déjà plus la sienne, il qualifie id de «contenu de la représenta-
tion», et qui pour lui précisément constitue en propre le sens, ou la
signification, ne réintroduit-il pas précisément des entités que l'analyse
de Meinong, au moins dans le cas d'objets réels et de noms y corres-
pondants (non de jugements), a le mérite d'éliminer, dans l'identifica-
tion brutale alors de la signification (Bedeutung) et de l'objet réel? Rien
n'est moins sûr, dans la mesure où chez Meinong cette opération ne
saurait en fait se passer d'une médiation: justement celle de la représen-
tation, exprimée par le mot, et qui seule fonde le renvoi de celui-ci à
l'objectité signifiée, objectité qui en dernier ressort est la signification
elle-même. Or chez Husserl, la verbalisation, ou du moins la significa-
tion, se passe d'une telle médiation. Les actes du signifier n'ont pas
besoin d'autres actes qu'eux-mêmes pour viser leur objet, et ils ne
tiennent lieu d'aucun autre acte1• Avec la Ire RL, c'est une certaine
vision de la signification comme supplément ou représentation
(d'autre chose qu'elle-même, par exemple des représentations au sens
psychologique du terme) qui s'achève, dans sa prise de conscience
comme acte de langage, ou tout au moins acte de sens, visant originai-
rement et de plein droit son objet, même si ce n'est pas sur le mode de
la vérité (celle-ci n'ayant de sens qu'au recroisement des modalités
signitive et intuitive de l'intentionnalité). D'autre part et par là même,
ce« contenu» équivoque dont parle Husserl dans sa lettre à Meinong,
reprenant un vocabulaire twardowskien qui n'est pas absent de la
pe RL, mais pour mieux être dénoncé, ne peut et ne doit plus être pris
pour un objet ou quoi que ce soit qui puisse avoir la consistance d'un
objet et qui puisse être isolé comme tel, tout au moins dans le champ
immanent des actes conférant la signification dans leur usage normal,
c'est-à-dire se réglant de lui-même sur ses objets, selon les règles de ce
que la IVe RL nommera une «grammaire», grammaire cruellement
absente de la problématique meinongienne, qui ne s'attarde en aucun
cas sur la spécificité de fonctionnement des actes producteurs de sens.

1. Cf. RL I, § 17 et suiv. Sur tout cela, cf. natte chap. I.


192 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

D'une certaine façon, le «contenu», que Twardowski traitait encore


comme une image, n'est rien, «tien» au sens où il n'est pas un objet,
il n'est surtout pas à même de jouer le rôle d'objet, dans le jeu interne
des actes du sens tout au moins. Signifier, dira Husserl, ce n'est jamais
viser une signification. Tout au plus pourra-t-on dire que c'est viser
«avec», «au moyen» d'une signification, et encore est-ce relativement
inadéquat, puisque cela pourrait encore faire croire que la signification
est à sa façon un objet ou du moins un outil extérieur, la réifiant et la
faisant disparaître dans sa nature d'« acte», de prestation de cons-
cience originaire, adossés à laquelle nous nous tenons lorsque nous
«signifions», et par construction insaisissable. Dans le signifier, ce
n'est jamais la signification (du moins celle du signifier lui-même) qui
est visée comme telle- celle-ci n'ayant d'autre sens que le signifier lui-
même. Tel est le principe qui régit l'analyse husserlienne des «actes
conférant la signification», analyse qui échappe tout à fait à Meinong.
D'où l'insistance de Husserl sur cette distinction entre« signification»
et« objet», qui paradoxalement n'a d'autre sens que d'ordonner d'au-
tant plus intimement la signification à la production, à la prestation de
l'objet, dans la mesure où elle n'a d'autre sens que de le viser, que de
le déterminer comme tel. C'est pourquoi précisément elle ne peut s'au-
tonomiser au point de fournir un objet, qu'elle serait elle-même, là où
il n'y en a pas Q-à où, selon le paradoxe bien connu, l'objet est «inexis-
tant»). Elle est un des modes de production de l'objet, probablement
en jeu dans l'ensemble des cas de figures où il y a pour nous objet. S'il
y a des cas apparents de« significations sans objets», c'est que nous ne
nous sommes pas suffisainment interrogés sur la grammaire, au point
de rencontre de celles des modalités intuitive et signitive de l'inten-
tionnalité, de ce que signifie de dite d'un objet qu'il existe ou non,
c'est-à-dite sur les conditions, extrêmement limitées et déterminées,
sous lesquelles cela fait sens. Mais la signification a de toute façon un
objet: elle est visée d'objet, et rien que cela. Par là même, cela n'a pas
de sens que de la traiter en objet, tout au moins dans une analyse des
actes du signifier, à la nécessité de laquelle la phénoménologie, dans
son exigence de grammaticalité, fort absente de l'œuvre meinon-
gienne, nous reconduit.
HUSSERL, :MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGI E 193

C'est qu'avec Husserl on ne veut plus d'objets flottants ou incer-


tains, collectés en quelque vague réserve ontologique appelée indéfini-
ment à s'étendre, au gré des actes de conscience ni répertoriés, ni déli-
mités, mais laissés à la seule liberté de ce qui est supposé être une
«nature» intervenant comme un impondérab le de l'analyse Q.a « psy-
chologie»); la seule bonne question, dès lors, c'est: «A quoi servent
les objets?», «Dans quels contextes font-ils sens?». Pour les significa-
tions, qui n'en sont pas, c'est donc celle de leur rapport à l'objet dans
les actes du signifier - il n'y a aucun autre lieu pour la signification ,
appelée sinon à rester «sans domicile», et à pousser son fantôme à
côté des objets dans la construction de quelque ontologie universelle,
sans que son sens et son origine ontologique aient pu au préalable être
contrôlés. C'est sur cette base et sur cette base seulement que, dans
une abstraction fondatrice, les significations pourront être isolées
comme des entités idéales, corrélats de la validité des jugements qui
les mettent en jeu\ mais celles-ci n'existent que sous le regard de la
théorie, sous le regard réflexif de celui qui interroge les actes confé-
rant la signification et construit sur eux, à partir d'eux, des classes
d'équivalenc e, comme objets fondés 2 ; jamais une signification , dans
son idéalité qui en fait un quasi-objet, n'existe sous son propre regard,
comme ce qui serait visé par elle-même. Celui-ci va toujours à l'objet,
et c'est là précisément que réside le sens de la« signification » (du fait
ou non pour un énoncé d'avoir un sens), dans cet aller directement à
l'objet que Husserl nomme «intentionn alité» et que Meinong, quant
à lui, a tout à fait laissé de côté, n'y repérant qu'un thème psycholo-
gique et local et non un thème source de l'objet, notamment et
d'abord sur le terrain du signifier.

1. Cf. le retour du thème bol2anien du platonisme de la signification dans RL I, § 31,


Hua XIX/1, p. 106; tt. fr. t. II/1, p. 116. Noter pourtant, dans ce passage, le refus du topos
ouranios, et que tout cela (objets au sens naturel du terme, objets idéaux, significations, etc.)
fasse un mopde, ou un domaine ontologique homogène, compartiment par compartiment
-ce serait l'erreur de Meinong.
2. Cf. la fin de notre chap. I. Cette fondation, selon un modèle qui n'est pas éloigné
de Über Gegenstiinde hiiherer Ordnung, ne devient intelligible qu'à la lumière des réflexions sur
les objets généraux de RL II et III.
194 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQU E

D'où le fait qu'en dernier ressort, ce soit JY1einong et non Husserl


qui se découvre le grand défenseur du« contenu», mais du contenu
comme objet, ou comme lieu d'extension du sens de l'objet. Avec une
défiance à l'égard du langage extraordinai rement éloignée de tout
souci d'une «phénomén ologie linguistique », et qui mérite d'être rap-
pelée, Meinong écrivait dans Über Gegenstande hà"herer Ordnung que
c'était le langage qui entretenait la confusion entre le contenu et l'ob-
1
jet et qui nous interdisait une claire perception du premier • En effet,
dans l'expression , celui-ci cède la place à l'autre (son objet) et passe à
l'arrière-plan . Nous nous fixons sur ce que dénotent les mots, et non
sur ce qu'ils expriment, et Meinong de le regretter (la langue« refuse»
de dénoter les «contenus») , tout en remarquant, de façon intéressante ,
que le langage est par là même directement , naturelleme nt, ontolo-
gique, puisqu'avan t même toute théorie, il donne les objets- mais il y
voit une carence, une fixation de la langue en elle-même physicaliste
sur un sens restreint de l'objectité, qui empêche d'élargir la sphère des
objets et d'y incorporer les variations en tous genres dont la possibi-
lité est ouverte par la diversité des contenus et le paradoxe de certains
contenus. Tout le projet de Über Annahmen sera d'essayer de redonner
forme d'objets aux contenus, là où ils débordent le sens restreint de
l'objet (Objekt), ou de leur inventer leur face de corrélation objective,
qui sera nommée «significatio n».
Voilà ce qui était rendu absolument impossible par le dispositif
théorique des RL, caractérisé par l'impossibili té de s'arrêter en cours de
route au« contenu», dont la projection en avantn'estr ien d'autre que la
thèse de l'intentionna lité, la valeur immédiatem ent référentielle du lan-
gage étant dès lors prise comme un fait positif, et dont il faut partir pour
construire toute ontologie, dans l'impossibili té d'isoler dans la significa-
tion linguistique aucun moment qui fasse sens indépendam ment de cela.
Par là même, il était aussi inutile d'inventer« en plus», en excédent par
rapport à une sphère ontologique supposée déjà constituée, d'autres
formes d'objectité, là où tout partait d'un sens de l'objet toujours déjà

1. Über Cegenstiinde, § 2, GA II, p. 385.


HUSSERL, MEINONG ET LA QUESTION DE L'ONTOLOGI E
195

ouvert par l'activité modale d'une conscience écartelée entre ses diffé-
rentes modalités et ses différents registres de fonctionnem ent, sens qui
ne pouvait être déterminé comme tel ou tel ( « existence», « inexis-
tence», absence de sens pour l'existence ou l'inexistence ) qu'a posteriori
par telle ou telle configuratio n de ce jeu.
C'est ce jeu que Meinong, dans son appétit ontologique démesuré,
avait pris le risque d'oublier ou de court-circuit er, dans un mépris ou
une instrumenta lisation pour le moins légère de la grammaire (perçue
alors pat lui comme obstacle ou moyen extérieur, et non comme une
condition intrinsèque du sens de l'objet), et, faudra-t-il dire, de toute
grammaire, celle du vécu comme celle de la langue, celle du sens
comme celle de la vérité. Restaient alors deux voies : celle qui consis-
tait à continuer, sans contrôle préalable de ses sources, l'inventaire des
différences, complétant, sans jamais que cela arrive à son terme et
pourtant trop facilement pour que cela ne soit pas suspect, la carte du
bassin d'un fleuve infiniment fertile en affluents toujours plus rami-
fiés; et celle qui consistait à d'abord tenir la source, étant entendu- ce
que le tournant transcendan tal devait certainemen t remettre en ques-
tion- que l'on ne pouvait remonter en deçà d'elle et déduite sa possi-
bilité, dans quelque phénoméno logie d'une origine décidément impos-
sible à atteindre, mais toujours déjà présupposée par la structure
fondamenta le (celle des différents actes constituants en vertu desquels
le sens et l'être, c'est-à-dire le sens qu'il y a à dire «sens» et le sens
qu'il y a à dire« être», se conforment) du cours du« flux» rencontré,
celui en lequel tout être et tout réel apparaissent . D'un point de vue à
un autre, il n'y avait que la différence du regard de deux voyageurs, le
même paysage sous les yeux sans doute. L'un, dans l'idée que ce pays
avait des limites assurément, et que celles-ci lui étaient immanentes ,
était plus attentif aux chemins peut-être, et l'autre, dans le souci de
mettre en fiches ce qui lui paraissait toujours plus illimité, aux arbres
de la forêt.
Ainsi, dans la confrontatio n inaugurale entre l'ontologie meinon-
gienne à laquelle un sens inédit de l'objet avait donné une nouvelle
liberté et la phénoméno logie hussetlienne qui n'avait d'autre sens que
d'interroger cette différence des objets que répertoriait Meinong, s'ou-
196 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

vrait certainement le débat sw: ce qui devait être la grande affaire de la


philosophie au xxe siècle: soit dire le monde (faire un catalogue, ou
un Aujbau quelconque), soit réfléchir à ce que signifie qu'il soit dit,
ou, au bout de cette réflexion critique du projet ontologique ouverte
par Husserl, sw: le fait qu'il ne puisse pas l'être ou jamais entièrement
l'être en tant que «monde», dans l'ouverture de l'écart, qui ne peut
être comblé, entre une modalité et une autre de l'intentionnalité,
c'est-à-dire de l'apparaître Q.e «dire» et le «voir»). Interroger le
monde en ses dits (à rencontre de regard) et ses non-dits, tel pouvait
être aussi le sens de la phénoménologie naissante, dans son refus
obstiné de se constituer entièrement en ontologie.
VII
Le statut métaphys ique
des Recherches logiques (I)

Carelessness and in-attention a/one can tif.ford us a'!)' remecfy.


Hume, Treatise, ed. Nidditch, p. 218.

Reste entièrement ouverte alors la question du statut ontologique


de cette expérience que la phénoménolog ie devrait décrire selon sa
grammaire immanente.
Or il nous semble que le traitement d'une telle question exige au
préalable que l'on consente à prendre au sérieux la thèse husserlienne
de la neutralité métaphysique des RL. Certes la chose peut paraître
difficile. Car prétendre, comme le fait le Husserl des RL, en rester à
une position de neutralité métaphysique, n'est-ce pas faire preuve de la
plus grande naïveté, précisément vis-à-vis de la métaphysique elle-
même, vouloir ignorer sa prégnance là même où nous nous croyons le
plus libérés d'elle, et au premier chef sa partie essentiellement liée avec
le problème de la connaissance, axial dans les RL, selon une absence
de remise en question dénoncée plus tard par Heidegger1 ?
Au-delà de schémas sommaires qui nous placent d'entrée de jeu,
on ne sait trop par quel privilège, en dehors de l'histoire de la philo-
sophie (et de la philosophie elle-même) en position de surplomb, il
nous semble pourtant qu'il nous faut aujourd'hui réapprendre à réou-
vrir ces questions dans la multiplicité de leurs aspects. n est possible

1. Cf. notre essai Phénoménologie et égologie: la critique heideggérienne de Husserl,


à paraître dans la Revista de ftlosrifia.
198 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

par exemple qu'il y ait plusieurs sens à se tenir en dehors de la méta-


physique, et que l'un n'annule ni ne referme l'autre.
Qu'est-ce, pour une philosophie, que l'extraterritoria lité méta-
physique? C'est en effet ce qu'il faut envisager, lorsqu'on parle de
Husserl, tout au moins de celui des RL: la possibilité d'un dehors qui
ne serait pas un au-delà.
A vue de nez la déclaration de Husserl qui assigne aux RL un lieu
(peut-être provisoirement ) métaphysiquem ent neutre ne s'entend que
par rapport à un choix entre métaphysiques traditionnelles et une
alternative qui est caractéristique de celles-ci, voire qui en est structu-
relle : celle du réalisme et de l'idéalisme, qui est une des fausses fenê-
tres que cette métaphysique nous ouvre. Le refus au moins provisoire
de Husserl de prendre position dans cette dispute peut bien être
louable dans la mesure où il évite le ridicule d'un choix de toute façon
absurde, quel qu'il soit- déterminer le réel en un sens ou en un autre,
le problème étant alors la notion même de rée~ dont la pertinence
demeure discutable, comme si l'être devait nécessairement être inter-
prété comme « réel». li n'en reste pas moins qu'il ne se détermine que
par rapport à elle, et laisse pour ainsi dire en blanc la place même du
réel, qui n'est absolument pas remise en question, ce qui explique
d'ailleurs aussi bien et l'apparence assez grossièrement réaliste des RL,
et la facilité avec laquelle le tournant idéaliste de 1907, qui conduit là
encore apparemment Husserl à soutenir la thèse inverse, pourra s'effec-
tuer. Une place est vide qui ne demande qu'à être remplie. Elle est en
fait maintenue comme telle par les RL, qui ne déploient donc leur
plan d'analyse propre que par rapport à une alternative qui peut
paraître dépassée, sur fond d'un problème dont on reconnaîtra pour-
tant la persistance aujourd'hui encore dans le champ anglo-saxon, à
savoir celui qui consiste, pourra-t-on dire, à réfuter Berkeley, ou d'ail-
leurs à lui donner raison (peu importe la réponse, ce qui compte c'est
la question, dont la forme demeure). Qu'y a-t-il d'étonnant du reste si
l'on considère que là était la culture de Husserl et là étaient ses lec-
n
tures ? a baigné dans cet empirisme anglo-saxon qui donne son sens
gnoséologique mais aussi métaphysique au problème du réalisme tel
qu'il est sous-jacent à l'ensemble des RL, comme l'une des contribu-
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERC HES LOGIQUE S (I)
199

tions les plus importan tes à la philosop hie de l'expérie nce du début de
ce siècle.
Reste qu'il serait naïf d'empris onner ce type de pensée dans une
alternativ e tradition nelle, et pour ainsi dire immuabl e, de Berkeley à
Russell, et au-delà. ll se pourrait bien que, se rattachan t à cette tradi-
tion, Husserl ancre aussi bien son interroga tion dans ce qu'il y a en
elle de plus vif et de plus problém atique, ce qui précisém ent déplace
les termes du problèm e en déjouant l'opposit ion métaphy sique du
réalisme et de l'idéalism e, et, refusant ce choix, opère à sa façon une
certaine forme de sortie de la métaphy sique, au sens d'un gel des
problèm es métaphy siques, et d'un désintérê t pour les question s
métaphy siques, sortie qui ne peut en aucun cas être présenté e
comme un dépassem ent, qui conserve rait l'urgence même de ce qu'il
dépasse, là où il s'agit bien plutôt ici d'un désarmement de la méta-
physique .
En cela, Husserl assuréme nt s'enrôle dans une école, ou du
moins un contexte , qui est celui d'une première forme de refus ou
de dépassem ent de la métaphy sique, à savoir tout simplem ent ce que
l'on a coutume d'appele r en France «positivi sme», mais en en
méconna issant souvent l'essentie l des thèses et des variantes . Le
positivis me est indubita blement une première tentative de sortie de
la métaphy sique. n en est peut-être aussi l'achèvem ent, là où sa posi-
tion serait censée selon certains illustrer le triomphe d'un rapport
particuli èrement non critique à son propre statut métaphy sique. Le
positivis te pourrait être présenté comme le penseur ivre de réalité\
celui qui se laisse envahir et encombr er par la donnée dans sa positi-
vité, sa plénitud e de res, voulant en thésauris er toujours plus, sans se
laisser inquiéter un seul instant de ce que signifie le fait qu'elle soit
donnée (question alors dénuée de sens).

1. Assurémen t cette ivresse n'est-elle pas sans rapport avec celle de la phénoméno logie
naissante qui est celle des RL, affairée à collectionn er les «données» , que décrit fort
bien
Jean-Luc Marion dans son article séminal La percée et l'élargissem ent, in Réduction
et dona-
tion, Paris, PUF, 1989.
200 LA CONTREP ARTIE ONTOLOG IQUE

Mais cette restnctl.o n délibérée du champ de l'interrog ation ne


pourrait- elle aussi, chez certains, avoir pour résultat une certaine
forme d'élargiss ement, au sens de l'élargiss ement du donné lui-
même, et du sens pour le donné? Cette liberté nouvelle ment acquise
vient alors bouscule r la vieille catégorie métaphy sique de la «réalité»
et, dans ce qu'on pourrait appeler une sorte d'innoce nce métaphy -
sique, devient pour ainsi dire synonym e d'une mise en vacances de
la métaphy sique, qui condition ne l'accès à une sphère d'expérie nce
où la question du réalisme et de l'idéalism e n'a à vrai dire même
plus de sens. Voilà la tradition à laquelle il faudrait relier Husserl\
dans les distances mêmes qu'il peut prendre dès le départ par rap-
port à elle, celle d'un certain positivis me austro-al lemand, très large-
ment détermin é par une relecture de Hume, qui n'a d'autre sens que
de mettre en lumière la dimensio n problém atique d'un donné qui est
le lieu de toute détermin ation (pas de détermin ation qui n'inter-
vienne sur le terrain du donné, où elle peut se ratifier, tel pourrait
être l'axiome de base de la phénomé nologie) tout en demeura nt lui-
même radicalem ent indéterm iné, insaisissable dans son être, dont la
question à vrai dire ne peut même plus se poser. Ainsi s'opère alors
une sortie « douce» de la métaphy sique, qui passe par l'installa tion
dans ce plan d'imman ence, tout à la fois illimité et absolum ent borné
(puisque indéterm iné dans son principe) , qui est celui du «donné»
en tant que puremen t et simplem ent donné, ce qui se donne, ce qui
apparaît, ce qui surgit, tel que cela vient, sans que la question de ce
que c'est puisse se poser vraiment , si ce n'est à un niveau secon-
daire, sur la base de cette donation dont il est impossib le et absurde
de vouloir rendre compte, quant à elle, en termes métaphy siques. Il

1. Tout au moins le premier Husserl - et encore celui des RL. Le tournant transcen-
à
dantal induira certaineme nt une rupture avec ce sol de départ, rupture dont la question
notre sens reste ouverte de savoir si les problèmes abordés alors par Husserl la rendaient
tion
absolumen t nécessaire ou non. Alors la neutralité et l'exigence d'absence de présupposi
changeront définitivem ent de sens, comme s'en expliquent fort bien les ldeen I, qui précisé-
phé-
ment contestent tout rapprochem ent de l' épochè (mais celle-ci n'a de sens que pour une
noménolog ie transcendanta le) et de la neutralité d'attitude positiviste. Cf. ldeen I, § 32,
Hua ill/1, p. 66; tt. fr. p. 103.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 201

faut penser ici bien sû:t à Mach, mais on peut aussi songer à James,
deux auteurs que Husserl a passionnément lus pendant les années
décisives qui conduisent aux RL, tout :remontant certainement à une
certaine lecture du chapitre II de la Section IV du Livre I du Traité
de la nature humaine. Tel est, nous semble-t-il, le sol métaphysique
des RL, qui n'en est plus tout à fait un, mais celui de l'expérience
elle-même, en tant que limitée, mais pa:t rien d'autre que pa:r ses pro-
pres limites, de fait pou:r:rait-on dire, sur lesquelles aucune vue de
dehors n'est possible. Seule cette immanence :radicale dont Husserl
saluera plus tard la découverte chez Hume1 pouvait donner son sol
originaire et aussi critique, dans l'indéterminati on de son statut
même, à la phénoménolog ie, et seule elle, peut-être, pouvait donner
la matière à d'ultérieures :remises en question, d'inspiration phéno-
ménologique, de la métaphysique elle-même, celles-ci, :réintrodui-
sant le thème métaphysique dans l'exploration de l'immanence,
fussent-elles alors vouées, comme, nous semble-t-il, ce fut le cas de
Heidegger, à :retomber de plain-pied dans la métaphysique qu'elles
voulaient éviter.

§ 1. LE SENS DE LA MISE A L'ÉCART


DE LA MÉTAPHYSIQUE DANS LES RECHERCHES LOGIQUES
DU POINT DE VUE LOGIQUE

Poser la question de la neutralité métaphysique des RL conduit


inévitablement à s'interroger d'abord sur le sens que peut avoir ce
terme: « métaphysique» dans l'œuvre-source elle-même.
Le contexte est nécessairement celui de la tâche d'ensemble
assignée aux RL, à savoir celle d'une élucidation de la logique,
entendue en un sens très large, celui d'une théorie de la science.
On peut penser, avec Aristote, qu'une élucidation ultime des ques-

1. Cf. Philosophie première, Hua VII, p. 182; tt. fr. t. I, p. 260.


202 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

tions de cet ordre exige le passage à ce qu'on appelle « métaphy-


sique». Mais qu'entend-on alors par recherches métaphysiques ?
La métaphysique semble ici\ conformément à la tradition aristo-
télicienne, avoir l'apanage des interrogations proprement ontologi-
ques sur le monde. Elle seule, au bout et en fondation de l'interro-
gation scientifique, peut nous dire réellement ce qu'est le monde, et
si même il y en a un. On notera le rôle central joué alors par la
question du réalisme dans la définition de ces interrogations dites
«métaphysique s». Y a-t-il un monde extérieur, et si oui, en quel
sens? Husserl se rallie à la définition la plus classique de la métaphy-
sique, celle qui peut être en vigueur chez les métaphysiciens anglais
du xvrrr siècle dont la lecture fixe les coordonnées de la tradition
dans laquelle s'inscrit sa pensée. Les questions ontologiques en un
sens ultime semblent ici réservées à la métaphysique et constituer
son domaine propre, en complément des investigations, par cons-
truction limitées, des sciences.
Mais précisément Husserl formule-t-il des réserves par rapport à ce
rôle joué par la métaphysique par rapport à une analytique de la
connaissance :
«Cette fondation (Grundlegung) métaphysique ne suffit pas pour mener à
l'achèvement (Vollendung) théorique souhaitable les sciences particu-
lières; d'ailleurs, il concerne seulement les sciences qui ont affaire avec
l'effectivité réale (mit der realen Wirklichkeit), ce qui n'est pas le cas de
toutes les sciences, et à coup sûr pas des sciences purement mathémati-
ques qui ont pour objets les nombres, les multiplicités et autres choses de
ce genre, que nous pensons comme de simples supports de détermina-
tions purement idéales, indépendammen t de tout être ou non-être réal
(von realem Sein oder l'lichtsein). »2

La fondation, tâche traditionnellem ent impartie à la métaphysique,


comme discours. du fondement, est ici caractérisée comme insuffi-
sante. On ne peut attendre d'elle l'achèvement des sciences particu-
lières. Cet achèvement - le fait, pour elles, de devenir maîtresses et

1. RL, Prolégomènes,§ 5, Hua XVIII, p. 26-27; tr. fr. (modifiée), t. I, p. 11.


2. Op. cit., p. 27; tr. fr. (modifiée), p. 11-12.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 203

pleinement conscientes de ce dont elles parlent - semble donc réservé


à une autre opération théorique, les questions ontologiques ultimes se
voyant peut-être par là même déplacées et soustraites à la garde de la
métaphysique- c'est ce qu'il faudra préciser. D'autre part et surtout,
suivant une alliance qui ne se démentira pas dans la pensée de Husserl,
un lien constitutif est avancé entre effectivité, réalité naturelle (Wirk-
!ichkeit) et métaphysique. Pour Husserl, on est sur le terrain de la
métaphysique et il est question de thèses métaphysiques là où il y va
de l'effectivité, de ce qui est et de ce qui n'est pas en un sens empi-
rique et naturel. Dès que l'on n'est plus dans l'ordre de la réalité natu-
relle, mais que l'on considère, par exemple, les objets mathématiques,
cela n'a plus de sens de poser les dites questions métaphysiques. «Le
nombre ~existe-t-il en dehors de moi ou en moi?» est une ques-
tion qui en elle-même n'a pas de sens, au sens exact où elle risque de
reposer sur une confusion ayant trait à la grammaire du verbe « exis-
ter», qui n'autorise ce genre d'énoncés précisément que si l'on se tient
sur le terrain de ladite réalité naturelle, de l'effectivité, où quelque
chose peut ou non exister, ~n dehors ou en dedans (tout au moins
est-il réservé à la métaphysique de spéculer sur ce genre de problèmes,
en ce qui concerne la dernière partie de cette affirmation). Mais, de ce
point de vue, le champ de la science excède largement celui de la méta-
physique, ouvrant de multiples domaines objectifs par rapport aux-
quels les interrogations de type métaphysique stricto sensu (id est au
sens d'une doctrine de l'effectivité) ne paraissent pas pertinentes.
D'où, au-delà de chaque science particulière, la délimitation du
lieu pour une interrogation générale sur la science qui n'est plus la
métaphysique (dont la particularité est ici affirmée), mais ce que Hus-
serl appelle la théorie de la science, Wissenschajts!ehre, en un sens inter-
médiaire entre celui de Bolzano et celui de Trendelenburg 1• Celle-ci

1. Sur T:rendelenburg comme théoricien de l'unité de la logique et de la métaphy-


sique, dans le sens d'une réontologisation de la logique, qui devait avoir son importance
dans la recherche husserlienne des voies d'une ontologie formelle, voir Klaus Sachs-Hom-
bach, Philosophische P.rJchologie im 19. ]ahrhundert, Freiburg/München, Karl Alber, 1993,
p. 184 sq. N'oublions pas que Trendelenburg fut le maitre de Brentano.
204 LA CONTREPAR,'I'IE ONTOLOGIQUE

vient se substituer exactement à la métaphysique dans son -rôle d'ac-


complissement des sciences, mais non pas en statuant sur la «réalité»
ou non des objets desdites sciences, mais bien plutôt en interrogeant
en retour la formalité même de ces connaissances en tant que sciences.
Qu'est-ce qui en fait des sciences? Telle est l'interrogation de ce méta-
discours sur les sciences- mais aussi par conséquence sur les objets de
ces sciences, en tant qu'objets de science en général, comme le prou-
vent les § 67 et suivants de ce premier tome des RL, qui déjà articu-
lent la corrélation entre formes de théories et formes des objets possi-
bles - dont les Prolégomènes dessinent le programme au titr.e d'une
«théorie de la science».
«il en va différemment d'une seconde classe de recherches, dont la mise
en œuvre sur le plan théorique constitue aussi un postulat indispensable
de notre effort vers la connaissance; elles concernent-toute s les sciences
également parce que, pour parler brièvement, elles portent sur ce qui fait
que des sciences en général sont des sciences. Or, par là, est désigné le
domaine d'une discipline nouvelle, et, comme nous le montrerons bien-
tôt, complexe, dont le propre est d'être science de la science, et qui, pré-
cisément pour cette raison, mériterait par excellence le nom de théorie de
la science.» 1

C'est cette discipline qui se voit attribuer la primauté archi-


tectonique classiquement décernée à la métaphysique, dans une substi-
tution de l'une à l'autre qui est d'autant plus claire qu'elle est cons-
ciente, et affichée. Au § 61 des Prolégome'nes, nous trouvons:
«La théorie de la connaissance ne devrait naturellement pas être comprise
comme une discipline qui vient à la suite de la métaphysique ni même qui
coïncide avec elle, mais qui la précède, comme elle précède la psychologie
et toutes-les autres disciplines. »2

Par théorie de la connaissance (Erkenntnistheorie) dans ce contexte


il ne faut entendre rien d'autre que la «logique pure» elle-même, qui
est Wtssenschajtslehre. Ici cette logique est dite précéder (en soi, dans
l'ordre des principes, cela s'entend) toute science. Non seulement elle

1. Prolégomènes, Hua XVIII, p. 27; tt. fr. t. I, p. 12.


2. Op. cit., § 61, p. 226; tt. fr. p. 247.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 205

ne présuppose aucune métaphysique, c'est-à-elire aucun choix déter-


miné par rapport à la nature de ce qui est au sens de l'effectivité, mais
elle précède absolument de tels choix, qui ne prennent leur sens que
dans la trame qu'elle a elle-même constituée. Le présupposé absolu de
la logique assigne id une limite, et peut-être aussi un point de départ,
à toute métaphysique.
C'est ce dont on trouve ample confirmation dans la recension du
livre de Bergmann, Les problèmes fondamentaux de la logique\ publiée par
Husserl en 1903. Pour Bergmann comme pour beaucoup, «la méta-
physique précéderait la logique, celle-ci aurait à tirer de celle-là la
solution de certains problèmes »2• Or Husserl ne peut adhérer à ce
point de vue. «Si l'on se borne à cette logique pure en tant que sys-
tème théorique des vérités purement catégoriales, alors assurément
celle-ci précède toutes les sciences, en raison précisément du fait
qu'elle se tient à distance de toute matière de la connaissance, qu'elle
la laisse complètement indéterminée»3, et la métaphysique ne fait pas
exception. Mais si dans la logique au sens large on fait entrer le com-
plément de recherches philosophiques nécessaires à l'élucidation du
sens d'une science (Wissenschafts!ehre), alors il faut bien plutôt elire que
la métaphysique comme recherche sur le sens de l'être, comme préci-
sément ce qui est visé dans la théorie, se confond avec la théorie de la
connaissance elle-même et s'y dissout.
Cette entente de la métaphysique exclut toutefois l'ensemble des
questions qui pour Husserl relèvent de la métaphysique au sens ordi-
naite du terme, à savait celles qui consistent« à dégager les détermi-
nations ultimes, absolument valables de l'étant réel (des real Seienden),
à partir de l'enchevêtrement simplement provisoite et relativement
valable qui existe dans les sciences empiriques» 4 • En effet, là où les
sciences empiriques essaient seulement, selon une définition positiviste
machienne, d'établit des lois pour les phénomènes, cela éventuelle-

1. ]. Bergmann, Die Crundprobleme der Logik, 2' éd., Berlin, 1895.


2. Hua XXII, p. 167; tt. fr. in AL, p. 229-230.
3. Op. cit., p. 167; tt. fr. p. 230.
4. Op. cit., p. 168; tt. fr. p. 231.
206 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

ment en un sens purement« économique», on dit habituellement que


la métaphysique détermine l'étant lui-même (das Seiende selbst). En cela
1
même, elle veut« savoir ce qui est vrai et réel (wirklich) » • Une fois de
plus, elle est doctrine de l'effectivité (Wirklichkeit). Mais, par là
même, elle vient en dernier, elle apparaît bien plus comme une applica-
tion des sciences et de la théorie de la connaissance que comme leur
fondement ou principe2 •
Bien sûr cette position critique, voire criticiste, qÜi, au moins
dans un de ses bords (contraire au sens commun selon Husserl)
identifie théorie de la connaissance et métaphysique, n'est pas sans
rappeler la définition même de la métaphysique telle qu'on la trouve
à l'âge classique (néo-scolastique, jusqu'à Kant dans une certaine
mesure compris\ comme ontologie qui est aussi scientia primorum prin-
cipiorum cognitionis humanae. On peut douter que l'orientation gnoséo-
logique de la pensée moderne soit vraiment dissociable de son
ancrage métaphysique: il en serait, dit-on, au contraire constitutif.
Reste que, comme on le voit, pour Husserl, «métaphysique» a un
sens précis, et bien déterminé, qu'on aurait tort de négliger dans ce
contexte: celui d'une doctrine sur le sens de l'effectivité. Or une
telle doctrine, de son point de vue, ne saurait être première ou fon-
daméntale. La théorie de la connaissance, quant à elle, peut et même
doit s'abstenir de choisir en ces matières, un tel choix ne pouvant
être que second par rapport à elle, qui en déplace ou peut-être même
en annule le sens. Pour Husserl, la théorie de la connaissance ne
suppose donc aucun engagement préalable sur ce qui est, et passe
même par la remise en question de tels engagements, dans la néces-
sité d'accéder au niveau de neutralité où se posent ses questions, qui
sont premières. Là, hors métaphysique, commence le royaume de la
logique, et, pourrait-on dire en parlant la langue des positivistes

1. Op. cit.
2. Op. cit., p. 168-169; tt. fr. p. 231. L'être est un concept, souligné par l'auteur, remar-
quons-le une fois de plus.
3. Cf. notre essai Sur une prétendue ontologie kantienne. Kant et la néo-scolastique,
in Kant: alternatives critiques, dir. C. Ramond, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux,
1996.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 207

logiques, les questions qui remontent en deçà de ce royaume, dans


quelque prétention à «fonder» la logique par autre chose qu'elle-
même, doivent être considérées comme dénuées de sens.

§ 2. NEUTRALITÉ MÉTAPHYSIQUE ET PHÉNOMÉNOLOGIE

Et pourtant, le passage à une phénoménologie des vécus de


connaissance, tel que l'initie le tome II des RL, lieu de l'invention
officielle de la phénoménologie, ne représente-t-il pas comme une ten-
tative précisément de transgresser les interdits dressés par le tome I, et
de sonder l'insondable, justement en amenant comme une sorte de
fondation (phénoménologique) de la logique? Ouvrir l'espace d'une
phénoménologie, n'est-ce pas d'une certaine façon se réinstaller sur le
terrain d'une métaphysique, en s'engageant dans une thèse ontolo-
gique (celle de la «conscience», ou de la« connaissance» elle-même)
qui précéderait la logique? Cette question rejoint assurément celle du
statut métaphysique des RL. Sur quel sol d'expérience sommes-nous
installés avec l'entrée dans la phénoménologie? Et quelle métaphy-
sique pour ce sol?
La réponse est brutale, et la question est de savoir si elle est
tenable: ce sol d'expérience, car assurément expérience il y a (c'est la
seule chose dont nous sommes sûrs: du fait de l'expérience, base de
départ de l'ensemble des RL), est caractérisé sans aucune équivoque
comme dépourvu d'identité métaphysique. S'il y a expérience, on ne
sait pas ce qu'est cette expérience et à tout prendre cela n'a aucune
espèce d'importance ou d'intérêt pour la tâche propre qui est ouverte
par les RL, celle d'une phénoménologie entendue principalement bien
sûr dans l'optique d'une phénoménologie des vécus de connaissance
et de la logique.
C'est la thèse de la neutralité métaphysique de la phénoménologie
telle qu'elle est introduite dans la fameuse introduction du tome II
des RL, dont on sait qu'elle est un texte qui ne put jamais entièrement
208 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

contenter Husserl et dont il fut incapable de donner une refonte adé-


quate à ses yeux, le passage à ridéalisme transcendantal représentant
sans doute pour lui la seule solution satisfaisante à ces difficultés, qui
sont celles-là même de la définition de la phénoménologie. Que fait-
elle? sur quoi opère-t-elle? de quoi parle-t-elle, au fond? T'elles sont
les difficultés agitées déjà par cette introduction, dont l'aporie, mais
certainement aussi le génie propre, est de ne pas rompre entièrement avec
l'expérience naturelle, cela certainement non pas simplement par résidu
de naturalisme, conformément à la version officielle qui est toujours
aussi une version d>après-coup, mais peut-être plus radicalement par
refus de déterminer trop unilatéralement le statut de r «expérience»
dont il est question id. Le donné, rien que le donné, mais aussi simple-
ment en tant que donné (tout en sachant que précisément cela ne peut
jamais être simple), tel pourrait être le slogan id.
Reprenons ces déterminations - négatives - qui sont proposées
alors pour la phénoménologie dans son rapport à la métaphysique.
«Phénoménologie», en son départ, ne veut rien dire d,autre que
«description». Par là-même, elle «représente un domaine de recher-
ches neutres» 1• Cette neutralité qui est id avancée doit certes d, abord
être entendue comme une neutralité par rapport aux «différentes
sciences», entre lesquelles la phénoménologie n'a pas choisi. C'est dire
aussi bien que la phénoménologie vit nécessairement sous le régime
d'une sorte de monisme méthodologique. Pour elle, il y a tout ce qui
se montre, tel que cela peut faire Fobjet de description, et peu importe
que cela soit chair ou poisson, corps ou esprit. T'out, en droit, relève
de la même façon de Fexercice de la phénoménologie. Celle-ci, en elle-
même, n'est ni psychologie, ni physique, ni mathématique, ni géogra-
phie: elle décrit tout ce qui peut être décrit, au lieu de s,établir,
comme les autres sciences, sur la base de clivages qui isoleraient tel ou
tel domaine ontologique particulier comme son objet propre, à l,ex-
clusion des autres. A ce monisme méthodologique qui, nous le ver-
rons, ne mesure rien d'autre que ce que nous appellerons l'immanence

1. RL, Bd. II, Introduction,§ 1, Hua XIX/1, p. 6-7; tt. fr. t. II/1, p. 3.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 209

du phénomène, correspond donc une certaine forme d'universalité de


la phénoménolog ie, qui constitUerait comme la matrice ontologique
des autres sciences, réfléchissant la diversité de leurs objets dans la
neutralité première de son mode d'approche spécifique ( «phénomé-
nologique» ou «descriptive»). C'est ce qui s'annonce du moins dans
l'affirmation selon laquelle dans ce domaine de recherches neutre, et
sans doute, faut-il penser, en tant que neutre, «les différentes sciences
ont leurs racines».
Mais, au-delà, la neutralité a assurément un sens métaphysique, ou
par rapport à la métaphysique. C'est ce qui s'avère au § 7 de cette
introduction, où est formulé ce qui au fond est la seule règle métho-
dologique explicite de la phénoménolog ie dans la première édition
des RL, à savoir l'exigence d'absence de présupposition . Ce principe
est en un premier temps référé aux contraintes propres à une théorie
de la connaissance et, comme telle, l'idée est présentée comme banale.
Mais l'originalité de Husserl s'afflrme très vite, car son idée est que
précisément cette demande conduit inéluctablemen t à la phénoméno-
logie. En fait ce n'est pas vraiment la phénoménolog ie qui requiert de
la part du philosophe de se tenir dans une position de neutralité méta-
physique, mais c'est bien plutôt l'inverse: la seule solution pour se
placer dans la position de neutralité métaphysique nécessaire à l'insti-
tution d'une théorie de la connaissance radicale, conforme jusqu'au
bout à ses propres exigences, c'est d'adopter la méthode phéno-
ménologique.
«Une .recherche .relevant de la théorie de la connaissance, qui prétend
. d'une façon sérieuse être une science, doit, comme on l'a déjà souvent
souligné, satisfaire au principe de l'absence de présupposition. Cependant ce
principe ne peut, à notre avis, vouloir dire .rien de plus que l'exclusion
rigoureuse de tous les énoncés qui ne peuvent être pleinement .réalisés pa.r
la démarche phénoménologique. »1

La phénoménolog ie est ici présentée comme une méthode, qui


non seulement suppose la neutralité métaphysique, mais est la seule
qui soit susceptible de la mettre réellement en œuvre. La possibilité

1. Op. cit., § 7, p. 24; tr. fr. p. 20.


210 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

d'av-oh: un sens «phénoménolo gique» mesure une neutralité qui n'a


d'autre sens pour un énoncé que la possibilité d'être maintenu indé-
pendamment de toute thèse (la première édition disait hypothèse,
Annahme) métaphysique. 1-[ypotheses non jingo, dira-t-on une fois de
plus, selon ce qui était alors dev-enu un credo positiviste. Mais la phé-
noménologie semble ici seule à même de pouv-oir réaliser ce pro-
gramme. Car, si je ne formule pas de thèse sur ce qui est décrit
(décrire, c'est p;:écisément le seul sens de la phénoménolog ie), alors
encore faut-il supposer un descriptible pur qui serait justement l'objet
de la phénoménolog ie. Et par rapport à ce plan qui est celui de la des-
cription pure se pose inévitablement la question de son statut. S'il y a
description, de quoi y a-t-il description?
Or, d'une certaine façon le§ 7 n'articule rien d'autre que le refus de
répondre à cette question. On pourrait dire que la phénoménolog ie,
ici, crée ses propres conditions d'intelligibilité, ou du moins le pré-
tend, indépendamme nt de toute thèse qui serait extérieure à elle-
même : décrire, et rien que décrire, donc.
Certes l'exclusion des thèses et des hypothèses (Annahmen) en un
premier temps n'a certainement d'autre sens que la reconduction,
1
pour ainsi dire - et certainement plus que pour ainsi dire - positi-
viste, à l'évidence du donné, seule source de garantie et de justification
2
suffisante pour les thèses av-ancées •
Mais, au-delà du désir de certitude c'est aussi une liberté de la phé-
noménologie, ou du type de certitude qu'elle procure, qui est affirmée
par là. Cette liberté est liberté par rapport à la métaphysique, av-ec
laquelle il ne s'agit assurément pas ici, de façon polémique, d'en finir,
mais bien plutôt en réserv-e de laquelle l'interrogation phénoménolo-
gique est tenue. C'est ce qui est martelé av-ec force dans les lignes qui

1. N'oublions jamais l'affitmation claironnante des Ideen I, dans son ambiguïté même
(critique de la restriction du cbamp de l'expérience proposée par les positivistes): «Si par
"positivisme" on entend l'effort, absolument libre de préjugé, pour fonder toutes les
sciences sur ce qui est "positif'', c'est-à-dire susceptible d'être saisi de façon originaire, c'est
nous qui sommes les véritables positivistes», Jdeen I, § 20, Hua III/1, p. 45; tt. fr. p. 69.
2. Cf. RL Bd. II, Introduction, § 7, Hua XIX/1, p. 25; tt. fr. t. II/1 p. 21.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 211

suivent, qui aménagent pour la phénoménolog ie un site qui relève


sans équivoque de la théorie de la connaissance, en un sens peut-être
phénoménolog iquement non exclusif comme on le verra, mais assuré-
ment métaphysiquem ent restrictif:
«Absolument distincte de la théorie de la connaissance est la question
concernant le droit que nous avons d'admettre des réalités "psychiques"
et "physiques" distinctes de notre propre moi, la question de savoir
quelle est l'essence de ces réalités et à quelles lois elles sont soumises, si
les atomes et molécules des physiciens font partie de ces réalités, etc. La
question de l'existence et de la nature du "monde extérieur" est une ques-
tion métaphysique. La théorie de la connaissance comme élucidation
(Aufkliirung) générale de l'essence idéale et du sens de la pensée connais-
sante comprend sans doute la question générale suivante: si et dans
quelle mesure sont possibles un savoir ou une conjecture raisonnable
concernant des objets qui ne sont pas eux-mêmes donnés dans levé= de
pensée, et donc ne sont pas non plus connus au sens prégnant du terme;
mais elle ne comprend pas la question particulière de savoir si nous pou-
vons, sur le fondement des données de fait, parvenir réellement à un tel
savoir, ni à plus forte raison la tâche de réaliser ce savoir. »1

La question du réalisme est ici purement et simplement évacuée.


Peut-être y a-t-il des objets qui existent en un sens réel, des «choses en
soi». Peut-être non. Mais voilà une question qui n'intéresse pas la théo-
rie de la connaissance. Et la question de savoir comment nous, que
Husserl appellera dans la seconde édition en des termes qui ne sont
pas incidemment kantiens, et non sans ironie, wir Menschen, avec notre
constitution métaphysique de fait d'être humains, pouvons ou ne pou-
vons pas avoir accès à ces éventuelles réalités en soi, voilà également
une question dépourvue d'intérêt du point de vue de la connaissance.
Une théorie de la connaissance s'interroge bien plutôt sur les condi-
tions sous lesquelles quelque chose peut être dit connu. Mais la signi-
fication métaphysique de cette opération (le contact éventuel d'une
«réalité» avec une autre) lui demeure parfaitement étrangère, et à vrai
dire indifférente.

1. Op. cit., p. 26 ; tt. fr. p. 21-22, modifiée conformément à la première édition (voir
p. 264 de cette même traduction).
212 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

Or seule la phénoménolog ie de la connaissance est habilitée à rele-


ver un tel défi, dans la mesure où elle n'est rien d'autre que la
démarche qui consiste à interroger la visée de l'objet dans la plus
totale indépendance par rapport à la question («métaphysiqu e») de
savoir si cet objet« existe» ou non en dehors de l'éventuel sens d'exis-
tence qui peut lui être attribué (ou qu'il peut manifester lui-même,
1
c'est tout le problème) dans cette visée •
L'objet n'est donc pas au-delà du phénomène, et poser la ques-
tion de sa réalité ne peut se faire que sur le terrain même de cette
orientation objective de la phénoménalité que la phénoménolog ie
nomme intentionnalité. Toute autre question, portant par exemple
sur l'existence d'une réalité «en soi», qu'elle soit censée se tenir au-
delà de cette phénoménalité à laquelle s'arrête l'analyse, ou même
qu'elle s'identifie avec elle, est réputée métaphysique, et laissée en
dehors du champ d'une théorie de la connaissance qui s'accomplit
comme phénoménolog ie.
C'est que le passage à la phénoménolog ie suppose, c'est clair dès
l'édition de 1901, l'adoption d'un régime d'objectivité (qui précisé-
ment ici est identifié à celui de la «théorie de la science» qui était
recherchée dans les Prolégomènes) qui n'est pas celui des sciences, ni par
voie de conséquence celui de la métaphysique. L'un et l'autre de ces dis-
cours en effet partagent une volonté explicative, au sens où ils repla-
cent le singulier dans ce qui fait sa nécessité et le détermine à être, au
sens le plus général du terme (cela que l'on croie à la causalité ou non:
Husserl, fidèle au positivisme, ne fait ici référence qu'à l'existence de
«lois générales» qui permettent de déterminer la nécessité de l' exis-
tence du singulier). La métaphysique, c'est l'intuition de Husserl, bon
lecteur de Leibniz, cherche toujours à justifier une existence - c'est
ainsi qu'il peut la déterminer de façon seulement apparemment surpre-
nante comme un discours sur l'effectivité (Wirklichkeit). En ce sens-là
elle est bien explicative (erkléirend). Tel n'est pas le cas de la phénomé-
nologie. «La théorie de la connaissance n'a cependant, dans ce sens

1. Op. cit., p. 25; tr. fr. p. 21.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 213

théorique, rien à expliquer, elle ne bâtit pas de théories déductives, et


ne se subordonne pas à de telles théories» 1• A vrai dire, Husserl le dit,
ce qu'il appelle« théorie de la connaissance» n'est pas elle-même une
« théorie» et même, dit le texte de la première édition, «ne contient
rien de théorie »2 • En ce sens-là précisément, ladite «théorie de la
connaissance» ne peut plus être que phénoménologie, au sens d'un
refus absolu d'expliquer, la description servant ici de moyen systéma-
tique d'évacuation de la présupposition de toute théorie. Se placer
avant toute métaphysique et, fût-ce provisoirement, en dehors de
toute métaphysique, c'est court-circuiter l'explication par la descrip-
tion ou élucidation (Aujklèirung)) en faisant du refus de trancher pour
une explication ou pour une autre une arme et une méthode, qui fait
apparaître les choses non plus comme thèmes d'explication, mais
comme ce qui se montre, en tant que choses (les « choses elles-
mêmes») tout simplemenf.
S'affranchir de toute présupposition de la métaphysique comme
de toute présupposition venant des sciences de la nature, en
continuité des unes à l'autre, c'est donc s'installer sur le terrain de la
phénoménologie, qui ne peut être caractérisé autrement précisément
que comme celui de la description pure, dans la présupposition cor-
rélative (cette présupposition, quant à elle, serait propre à la phéno-
ménologie) d'un pur descriptible dont celle-ci aurait à rendre
compte: celui-là même de ce qui apparaît, «tout simplement». C'est
ainsi que s'opère, dans le vestibule des RL, comme une sorte de
«réduction» (etsans doute en effet n'y a-t-il pas de phénoménologie
sans «réduction», qui fasse apparaître ce qu'il y a à décrire), qui
explique la facilité avec laquelle la réécriture de la seconde édition
réinterprétera ce passage dans le sens, cette fois très déterminé, de la
réduction trancendantale. Mais il n'y va pourtant en un premier
temps que d'une réduction purement méthodologique et pour ainsi
dire d'une retenue et d'une contention d'écriture: celle qui consiste

1. RL, Bd. II, Introduction, Hua XIX/1, p. 27; tt. fr. t. II/1, p. 22.
2. Op. cit., p. 26.
3. Op. cit., p. 27-28; tr. fr. p. 23.
214 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

justement à s'en tenir au descriptible, et pas plus que cela. L'exis-


tence de l'auteur,. du public, des objets dont il est parlé et d'une
communauté linguistique où on en parle n'est pas purement et sim-
plement suspendue, comme l'accusera le texte de la seconde édition,
qui forcera la note. Simplement, prise au sens de la réalité effective
(Wirklichkeit), elle est hors de question, et surtout son sens lui-
même est hors de question. Que mon interlocuteur soit dans ma tête
ou en face de moi, et, pourrait-on dire, que ma tête elle-même soit
ou non en un sens ou en un autre, voilà qui est parfaitement indiffé-
rent à la description phénoménologique. C'est une question qui pour
l'heure est plus purement et simplement« court-circuitée», laissée de
côté, que faite l'objet thématique d'une «mise hors-circuit» (Au s-
schaltung) ou d'une «réduction» en un sens actif qui suspendrait
volontairement la réalité du monde, au sens des Ideen. D'où la
conclusion passablement ironique de Husserl (qui pourtant sera le
premier dans les RL à distinguer modalité imaginaire et modalité
perceptive de l'intentionnalité, accusant après bien d'autres Berkeley
de les avoir confondues) :
«On se convaincra sans difficulté, tout au long du texte, que les analyses
qui se rattachent à ces questions ont leur sens et leur valeur pour la théo-
rie de la connaissance, indépendamment du fait de savoll: s'il y a réelle-
ment (wirklich) des langues et un commerce réciproque entre les hommes
auquel elles doivent servll:, ou si tout cela existe seulement dans l'imagi-
nation et en possibilité.» 1

Mais, si l'on refuse ce que l'on pourra considérer comme la facilité,


acquise après coup, de la réduction transcendantale à l'ego pur, la
question reste entièrement ouverte de savoir alors le sol qui est atteint
par là. Une fois de plus: de quoi parlent les RL (dans la première édi-
tion, faudrait-il ajouter)?

1. Op. cit., p. 28 ; tr. fr. p. 24 (réduite au texte de la première édition).


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 215

§ 3. UN CHOIX MJ?:TAPHYSIQUE PRÉJUDICIEL:


LA PHÉNOiviÉNOLOGIE COIYJ]yfE «PSYCHOLOGIE DESCRIPTIVE»

Or il est clair qu'il y a une hypothèque qui pèse sur l'ensemble


des RL et qui est celle d'une première détermination apparemment
métaphysique de leur objet, à 's~voir celle de l'identification première
de la phénoménologie à une psychologie descriptive1• D'un côté, dès
la première édition, dans la fièvre positiviste de l'absence de présup-
position, il y a ces formules extraordinairement radicales sur le
niveau de l'analyse phénoménologique qui précède toute métaphy-
sique, mais donc aussi les présuppositions métaphysiques implicites
des sciences constituées. L'analyse phénoménologique nous entraîne
sur un terrain d'apparaître que l'on pourrait qualifier tout à la fois
de neutre et d'intégral, où il· n'y a ni psychè ni soma, ni monde ni
conscience en un sens psychologique, où d'une certaine façon il y a
«tout» (au sens de tout ce qui apparaît) et «rien» au sens où je ne
sais absolument pas ce qu'ily a, je ne peux me permettre de formuler
aucune thèse ontologique sur ce qui apparaît et n'ai à vrai dire abso-
lument pas besoin de le faire. Mais, de l'autre côté, on sait que c'est
la plaie de la première édition des RL, et aux yeux de Husserl sa
tare irréparable, la phénoménologie est caractérisée comme psycholo-
gie descriptive. Cela ne revient-il pas à subordonner la phénoméno-
logie à l'existence de l'objet de l'une des sciences constituées par
rapport à laquelle on vient d'affttmer sa préséance absolue, et à la
définition que celle-ci pourra en apporter? Du moins cela semble
bien introduire le préalable d'une psychè ou d'une conscience, ce qui
soulève un grave problème, par rapport à la neutralité métaphysique
annoncée. Dire que la phénoménologie est «psychologie» et décrit

1. Nous avons déjà abordé cette question, dans une optique un peu différente, mais
sans contradiction majeure avec la version que nous présentons ici, dans notre essai Sujet
phénoménologique et sujet psychologique, in Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris,
Vrin, 1994.
216 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

des «vécus», n'est-ce pas toujours déjà donner à l'apparaître un sens


subjectif, qui nous fait incliner dans le sens d'une thèse idéaliste
(d'où la proximité de Berkeley, qui doit être conjurée)? En tout cas,
plus d'un interprète s'y est trompé. Il y a là une orientation pour le
moins gênante, et peut-être pas seulement pour les raisons qui la
feront repousser violemment par le second Husserl, au nom de la
pureté de l'ego transcendantalement purifié.
«Vécus», «conscience»: tous ces termes semblent bien prouver
que le terrain dégagé par l'introduction des Recherches elles-mêmes, en
contradiction apparente trop souvent relevée avec la lettre des Prolégo-
mènes, n'est pas si «neutre» que cela. Aussi ne pouvons-nous ignorer
que le texte de la première édition qui introduit le thème de la « neu-
tralité» des recherches phénoménologiques instaure en même temps
immédiatement un lien privilégié avec la psychologie.
«D'une part elle sert à la préparation de la p!]chologie en tant que science empi-
rique. Elle analyse et décrit- spécialement en tant que phénoménologie du
penser et du connaître - les vécus de représentation, de jugement, de
connaissance, qui dans la psychologie doivent trouver leur explication géné-
tique et être étudiés dans leurs relations soumises à des lois empiriques.»1

La phénoménologie, supposée neutre, dans laquelle s'enracinent


toutes les sciences, a tout de même un rapport électif à rune d'entre
elles. Elle se retrouve ici ancilla p.rychologiae, quelles que soient par ail-
leurs ses tâches de fondation de la logique. Elle ne se confond certes
pas tout à fait avec elle, mais elle lui prépare le terrain, par la description
préalable qu'elle propose de son oljet.
D'où fassimilation fatale faite dans l'appendice 3 du § 6, qui se
verra complètement remanié en un sens spécialement contraire dans la
seconde édition. Si la phénoménologie n'est pas immédiatement et
purement et simplement la psychologie, c'est peut-être qu'il faut dis-
tinguer deux psychologies, ou deux étages de la psychologie. En effet,
«ia phénoménologie est psychologie descriptive» 2• C'est dire qu'elle

1. RL, Bd. II, Introduction, § 1, Hua XIX/1, p. 7 ; tt. fr. t. II/1, p. 3, modifiée, en
tenant compte du texte de la première édition (voir trad. citée, p. 259).
2. Op. cit., § 6, appendice 3, 1'e éd., p. 24; tt. fr. p. 263.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (l) 217

n'est pas toute la psychologie, mais la psychologie dans un certain


sens, ou une certaine psychologie.
Dans des explications plutôt embarrassées, Husserl essaie alors de
lever l'accusation de retour du psychologisme, qui menace inévitable-
ment la cohérence des RL, entre les Prolégomènes et les Recherches qui
suivent. Or force est de constater que ces justifications aggravent le
cas plus qu'elles ne le simplifient. il est parlé d'une fondation (Fundie-
rung) psychologique de la logique pure, fondation dont il est précisé
qu'elle doit être «strictement descriptive» 1• Certes il n'y a rien là qui
doive «nous faire douter de l'indépendance réciproque des deux
sciences» et il ne faut certainement pas entendre cela au sens d'une
réduction de la logique à son arrière-plan psychologique, aux vécus
psychologiques qui l'accompagnent ou dans lesquels ses opérations ou
ses :résultats se manifestent, car «la description pure est une simple
étape préliminaire à la théorie, non la théorie elle-même». Reste que la
description pure, ce que Husserl précisément qualifie de « phénomé-
nologie», est ici déterminée comme p.rychologique. Ce qu'il y a à décrire
dans la neutralité annoncée au départ, c'est du psychique. Assurément
«une seule et même sphère de description pute peut servit de préparation
à des sciences théoriques différentes. Ce n'est pas la psychologie en tant
que science complète qui sert de fondement à la logique pute, mais cer-
taines classes de descriptions qui, constituant le stade préliminaire aux
recherches théoriques de la psychologie (c'est-à-dire dans la mesure où
elles décrivent les objets empiriques, dont cette science se propose de
poursuivre les relations génétiques), constituent en même temps la base
de ces abstractions fondamentales dans lesquelles le logicien saisit avec
évidence l'essence de ses objets et de ses rapports idéaux. »2

Ici est réaffirmée d'une certaine façon la neutralité de principe du


type d'enquête que représente la phénoménologie, au sens de sa neu-
tralité par rapport aux différentes sciences: la description pure sert de
préparation à des sciences différentes, sans avoir choisi elle-même

1. Op. cit., p. 24; tr. fr. p. 263. TI y a une erreur de traduction dans l'édition française,
car le «strictement descriptive» porte de toute évidence sur la « fondation psychologique»
(qui doit être« telle» qu'elle soit...), et non sur la logique elle-même.
2. Op. cit., p. 24 ; tr. fr. p. 263.
218 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

entre elles, ni même être vraiment une science stricto sensu - elle n'est
que préliminaire à la science. A ce titre, elle est préliminaire même à la
psychologie, et ne peut donc être vraiment caractérisée elle-même
conime une psychologie. Seulement cette priorité de la phénoménolo-
gie par rapport à la psychologie et sa neutralité relative par rapport à
elle se voit ici rectifiée dans le sens de la mise en lumière d'un moment
-peut-être seulement préliminaire - de la p~chologie elle-même comme consti-
tuant précisément la phénoménologie! Tout le problème est de distinguer
ce qui doit l'être au sein des recherches psychologiques. La première
phase, descriptive, de la psychologie, qui consiste à décrire son objet,
serait alors le vestibule phénoménologique non seulement de la psy-
chologie elle-même, mais des autres sciences, au premier chef des-
quelles la logique.
n faut bien dire qu'il y a là une forte apparence d'une enfreinte
grave à la neutralité épistémologique de la phénoménologie (la psy-
chologie étant pour ainsi dire érigée en philosophie première, pre-
mière détermination de l'objet des autres sciences) et par voie de consé-
quence nécessairement à sa neutralité métapkJsique (une certaine forme
d'idéalisme empirique parait alors inévitable).
n faut toutefois naturellement être attentif au détail des distinctions
qui sont faites. La description des objets, comme pure description, est
opposée à la recherche des «relations génétiques», donc des processus
causaux qui relient les objets et président à leur production. Cette auto-
nomisation de la description par rapport à l'explication est une exigence
assez constituante et radicale en son genre pour qu'elle conduise Husserl
à formuler d'ores et déjà, au moment même où ille risque, des réserves
par rapport au concept de« psychologie», fût-elle descriptive:
«Étant donné qu'il est d'une importance tout à fait exceptionnelle pour la
théorie de la connaissance de différencier l'étude purement descriptive des
vécus de connaissance, menée indépendamment de toute préoccupation
d'une théorie psychologique, de la recherche proprement psychologique
par-
orientée sur l'explication empirique et génétique, nous avons raison de
1
ler plutôt de Phénoménologie que de psychologie descriptive.»

1. Op. cit., p. 24 ; tt. fr. p. 263-264.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 219

La phénoménolog ie, quel que soit son ancrage psychologique,


n'est pas une psychologie dans la mesure où elle ne va pas jusqu'à une
théorie psychologique. Sa retenue vis-à-vis de la psychologie se mesure
donc à celle qu'elle entretient par rapport à la «théorie», au sens du
§ 7, que nous avons déjà développé, c'est-à-dire en fait à tout projet
explicatif au sens le plus général du terme. li faut décrire, en dehors de
toute préoccupation explicative, et le faire, c'est forcément accepter
jusqu'à un certain point d'ignorer, ou de ne pas prédéterminer trop
exclusivement, l'objet que l'on décrit. D'où l'impossibilité, dès le
départ, quels que soient les préjugés sous-jacents, de qualifier vrai-
ment la phénoménolog ie comme une psychologie. On pourrait dire
que la phénoménolog ie, si elle commence comme une psychologie
descriptive, est descriptive dans un sens si strict qu'elle ne peut rester
psychologie, ne peut rester sûre de cette détermination qui n'est pas en
elle-même descriptive. Cette notion de «psychologie» , faudra-t-il
admettre, comprend nécessairement une dimension «génétique»
(comment déterminer l'objet de la «psychologie» autrement que cau-
salement?). D'où la distance prise par Husserl vis-à-vis du simple par-
tage psychologie descriptive/psy chologie génétique, qui à ses yeux ne
suffit pas ou plus à qualifier la phénoménolog ie, tel qu'il est pourtant
assurément à l'œuvre dans les distinctions préliminaires qu'il fait ici.
L'adoption définitive de la notion de phénoménolog ie marque alors
indiscutableme nt la rupture avec Brentano, comme le prouvent les
lignes qui suivent:
«Ce terme [phénoménologie ] se recommande à nous pour une autre raison:
c'est que l'expression de psychologie descriptive désigne dans la terminolo-
gie de certains auteurs la sphère de recherches d'une psychologie scientifique
circonscrites par la préférence donnée dans la méthode à l'expérience interne
et en faisant abstraction de toute explication psychophysique. »1

La référence est pour le moins ambiguë. Dans le refus de toute


explication psychophysiqu e il n'y a rien où Husserl ne puisse se recon-
naître. Mais cela - qui déterminerait une simple «psychologie descrip-

1. Op. cft., p. 24 ; tr. fr. p. 264 modifiée (il s'agit d'explication psychophysique, et non
«psychologique», comme on lit dans l'édition française).
220 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

tive » - ne fait pas encore une «phénoménolo gie». C'est que la « psy-
chologie descriptive» brentanienne fait fond sur des présupposés
métaphysiques massifs avec lesquels le projet husse.rlien d'une phéno-
ménologie, description pure absolument et exclusivement descriptive, est
d'entrée de jeu incompatible, au premier chef desquels le présupposé
de l'expérience interne. Y a-t-il une expérience interne, et en quel sens?
Voilà la question sur laquelle le partage entre la psychologie descrip-
tive brentanienne et la phénoménolog ie husserlienne se fait, et sur
laquelle se décide sans doute que la phénoménolog ie husserlienne ne
puisse en fait plus du tout être déterminée comme psychologie, dans
la mesure même où dans la thèse de la prétendue« expérience interne»
et de son privilège il y va précisément de la détermination possible ou
non de la sphère d'une« psychologie». Nous y reviendrons.
Reste que le projet phénoménolog ique husserlien, tel qu'il est for-
mulé dans ces paragraphes trop rapides de l'Introduction de la pre-
mière édition, dans son refus de l' « explication génétique» et son pro-
jet d'une «description pure» du «vécu», demeure profondément
adossé au partage proprement brentanien d'une «psychologie descrip-
tive}} et d'une «psychologie génétique». n est donc indispensable d'y
revenir en un premier temps.
L'idée de la« psychologie descriptive» telle que l'amène Brentano,
toute «psychologiqu e» qu'elle soit, pourrait bien en effet introduire
en elle-même un horizon métaphysique assez radical et subversif 0J
compris par rapport à l'idée de psychologie elle-même) pour éclairer
déjà d'un jour singulier la prétention husserlienne à la «neutralité
métaphysique» dans les RL 1•
Dans la P.rycho!ogie du point de vue empirique, Brentano part de la défi-
nition classique de la psychologie comme «science de l'âme», telle
qu'Aristote a pu en assigner le site • Mais cette définition se voit vite
2

1. Husserl lui-même a assez souligné l'importance de la place prise par la «psycholo-


gie descriptive» dans les cours de Brentano de 1884-1886 auxquels il put assister et le rôle
moteur de ce thème introduit par Brentano dans sa propre invention de la phénoménolo-
gie. Cf. E. Husserl, Erinnerungen an Franz Brentano, in O. I<raus éd., Franz Brentano,
Münich, 1919, p. 153-155 et 157.
2. P.rychologie du point de vue empirique, Bd. I, p. 6; tt. fr. p. 26.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 221

co:rrigée dans un sens résolument pos1t1V1ste. Bien plutôt que la


science d'une éventuelle psychè en elle-même, il faut viser sous ce titre
la simple connaissance des «phénomènes psychiques» 1• « Phéno-
mènes» ici doit être pris en un sens positif, celui de positivités obser-
vables, «des états, des faits, des événements psychiques, tels que nous
les révèle rigoureusement la perception interne» 2• Peu importe, pour-
rait-on dire, qu'il y ait ou non une «psyché» derrière tout cela. Cela
conduit d'ailleurs très logiquement Brentano à se rallier au slogan
d'Albert Lange, dont on sait l'importance qu'il a eu pour la fondation
de la psychologie positive à la fin du siècle dernier: celui d'une « psy-
chologie sans âme» 3• Et précisément cette formule Ooin de valoir pro-
fession de matérialisme) a-t-elle aux yeux de Brentano le mérite, selon
ce que l'on retrouvera chez Husserl, de nous affranchir de «présuppo-
sés métaphysiques »4• Décrire, sans supposer d'entité subrepticement
fondatrice qui se tiendrait au-delà des phénomènes décrits, tel pourrait
être le sens du projet brentanien, comme projet d'une science des phé-
nomènes psychiques, ni plus, ni moins. Cette abstraction méthodolo-
gique du concept d'âme n'est certainement pas insignifiante en termes
de redéfinition du champ · ontologique qui est atteint et mis en
lumière. En même temps, elle rencontre évidemment déjà la difficulté
de déterminer un objet qui ne serait pas lui-même préconçu. Com-
ment concevoir ce qui est «psychique», une fois qu'on s'est privé du
concept fondateur d'« âme» et là où on prétend pourtant décrire les
«phénomènes psychiques»? li faut comprendre que l'introduction du
concept d'intentionnalité, fait si remarqué de la Prycho!ogie du point de
vue empirique, n'est précisément rien d'autre qu'une tentative de

1. Op. cit., Bd. I, p.13; tt. fr. p. 30.


2. Op. cit., Bd. I, p. 15; tt. fr. p. 32.
3. Op. cit., Bd. I, p. 16; tt. fr. p. 32. La formule vient d'Albert Lange, Geschichte des
Materialismus, 1" éd., 1866, p. 465. Sur le projet de Lange, voir Klaus Sachs-Hambach,
op. cit., p. 269 sq.
4. Cf. P.rycho/ogie, Bd. I, p. 27; tt. fr. p. 40, où Brentano explique que la psychologie
comme science de l'âme comme la psychologie sans l'âme lui conviennent, mais qu'il préfère
tout de même la formule de Lange, si on la prend au sens d'un refus méthodologique de
trancher du point de vue métaphysique.
222 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

répondre à cette question, dans ce qui n'est rien d'autre qu'une carac-
térisation nouvelle des phénomènes psychlques dans leur spécificité,
caractérisation indépendante du concept d'âme. L'intentionnalité est
certainement du reste déjà chez Brentano une façon d'ouvrit l'âme sut
le monde, même si cette ouverture n'est pas sans teste, et le privilège
de la« perception interne» est (sur un mode cartésien) ici lourdement
établi. L'apologie de la priorité de la psychologie dans l'édifice du
savoir selon Aristote1 n'est dès lots elle-même pas sans ambigUïté. Si
la psychologie est première et si l'on est toujours obligé de passer pat
elle pout la contitution de tout savoir philosophique, c'est aussi
bien que è prychè ta onta pôs estitl, et cette formule comprend déjà
toutes les équivoques qui seront les siennes chez Heidegger: souligner
la portée immédiatement «ontologique» de la psychologie, dans la
mesure où l'âme est accès direct aux étants, c'est aussi bien la
dissoudre en tant que «psychologie» et la mettre à la hauteur de l'on-
tologie que, comme on pourrait en avoir l'impression, «psycho-
logis er» l' ontologie3•
Toujours est-il que la contrainte positiviste exercée sur la psy-
chologie par l'impératif brentanien de s'en tenir aux phénomènes
conduit le maître à une distinction fondamentale au sein de la psy-
chologie elle-même, distinction qui fournira son premier paradigme
à la phénoménologie husserlienne, quelles que soient les réticences
marquées ou les réserves formulées dès la première édition
des RL. C'est la distinction de la «psychologie génétique» et de la
«psychologie descriptive», telle qu'elle constitue encore la trame et
l'arrière-plan de la délimitation de la phénoménologie elle-même
dans le texte de l'introduction des RL.

1. Op. cit., Bd. I, p. 37; tr. fr. p. 46.


2. Aristote, De Anima, r, 8, 431 b 21. Cité dans Sein und Zeit, § 4, p. 14. Voir, de Bren-
tano, Die Psychologie des Aristote/es, Mayence, 1867, p. 122 sq. notamment. Cf. aussi et sur-
tout, bien sûr, la définition de l'intentionnalité (avec référence à Aristote) dans la Psycholo-
gie, Bd. I, p. 125 n.; tr. fr. p. 102 (n. 3).
3. Sur une telle communication directe entre philosophie de la nature, psychologie et
ontologie, voir dans Aristote les formules-sources des Parties des animaux, I, 1,
641 a 33-b 10, qui mettent toutefois des limites à ce rapprochement.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 223

Dans la première édition de la P.rychologie du point de vue empirique,


Brentano ne maîtrise pas encore ce partage. Mais il est dans la logique
du texte, et il ne tarde pas à apparaître, sans doute à la fin des
années 1880. D'après Kraus, i'intitulé «psychologie descriptive» (à
défaut de la matière, sans doute plus ancienne) s'imposerait pour le
cours du semestre d'hiver 1887-1888, relayé par « psychognosie » dans
celui du semestre d'hiver 1890-1891 1• En 1894, Brentano revient sur la
distinction qui est introduite par là au sein de la psychologie:
«Mon école distingue nne p[]chognosie et nne p[]chologie génétique (dans nne
analogie lointaine avec la géognosie et la géologie). L'nne met en lumière
(weist auj) tous les composants psychiques ultimes de la combinaison
desquels résultent l'ensemble des phénomènes psychiques, comme l'en-
semble des mots le fait des lettres. [...] L'autre nous enseigne les lois
selon lesquelles les phénomènes apparaissent et disparaissent. »2

Avant d'expliquer l'apparition et la disparition des phénomènes


psychiques et pour ainsi dire de rendre raison de leur existence ou de
leur inexistence, encore faut-il avoir obtenu une description conve-
nable de cette vie psychique sur le sol de laquelle ils apparaissenf. En
dehors de toute question de «genèse» se déploie donc le plan, pre-
mier, de ladite «psychologie descriptive». L'humilité positiviste de la
description ne va pas ici sans radicalité: ce premier niveau purement
descriptif, en deçà de toute surcharge explicative et de toute hypo-
thèse, serait aussi celui où les constituants élémentaires de la cons-
cience, sa teneur même, apparaîtraient. En fait la «psychologie des-
criptive» vient exactement répondre à l'attente d'une doctrine des
éléments p.rychiques telle que la P.rychologie du point de vue empirique déjà
avait pu l'instaurer4 • Cette première doctrine, préalable absolu à la psy-

1. O. Kraus, Einleitung de Brentano, P.rychologie vom empirischen Standpunkt, Bd. I,


p. XVII. Ces cours sont maintenant disponibles dans l'édition de Roderick M. Chlsholm et
Wilhelm Baumgartner, sous le titre Deskriptive P.rychologie, Hamburg, Felix Meiner, 1982.
2. Brentano, Meine /et!{jen Wünschefor Osterreich, Stuttgart, 1895, p. 34.
3. Cf. Brentano, Über die Zukunjt der Philosophie, Vienne, 1893, p. 79 (réédité par Kraus
chez Meiner en Philosophische Bibliothek en 1929).
4. Cf. P.rychologie, Bd. I, p. 10; tr. fr. p. 28 et Bd. I, p. 64; tr. fr. p. 63.
224 LA CON'I'REPAR'I'IE ONTOLOGIQUE

chologie comme explication des phénomènes psychiques, et préalable


appelé à occuper une place de plus en plus considérable dans le corps
de la science brentanienne, est rigoureusement descriptive (et non
explicative), au point que son seul résultat possible ne peut être qu'un
certain ordre des phénomènes étudiés, une certaine classification Q-a seule
chose qui reste à faire lorsqu'il n'y a qu'à décrire), et en un sens stric-
tement« naturel» :
«Une classification scientifique doit être telle qu'elle ordonne les objets
de façon à servit aux recherches. A cette fin, elle doit être naturelle,
c'est-à-dite réunit en une seule classe ceux que leur. nature apparente
étroitement, et séparer en classes différentes ceux que leut nature éloigne
relativement l'un de l'autre. Elle suppose donc une certaine connaissance
préalable des objets à classer et la règle fondamentale de toute classifica-
tion est de se fonder sut l'étude des objets à classer plutôt que de résulter
d'une construction préalable (aus apriorischer Konstruktion). »1

Une telle étude préalable est «psychologie descriptive» ou «psy-


chognosie», ou, pourquoi pas, phénoménologie, au sens précisément
déjà husserlien de la mise à l'écart de toute «construction». Bien sûr,
dita-t-on, elle n'excède pas le domaine de la psychologie: elle en cons-
titue bien plutôt la première couche et l'assise, postulée on ne sait trop
de quel droit «psychologique», selon une détermination ontologique
de toute façon présupposée et au fond inéclaircie. Reste que l'absence
de toute hypothèse préalable, génétique ou explicative mais aussi sans
doute d'une certaine façon ontologique, sur la nature de la psychè ou
même sur l'existence d'une éventuelle psychè, conduit ici l'analyse
brentanienne à un niveau d'extrême radicalité. n ne s'agit au fond de
rien d'autre que de classer des attitudes et des positivités, sans vrai-
ment les déterminer ontologiquement, et on pourrait dite qu'en un
sens la psychologie descriptive brentanienne, en tant que purement
descriptive, est déjà métaphysiquement neutre ou instaure du moins à
sa manière un certain régime de neutralité métaphysique - au point
qu'on peut se demander parfois s'il s'agit encore vraiment
d'une «psychologie». Elle fait ici le lit de la phénoménologie husser-

1. P{)'chologie, Bd. II, p. 29; tr. fr. p. 200.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 225

lienne\ de sorte que celle-ci puisse en un premier temps à bon droit


adopter ses déterminations : psychologie, exclusion des hypothèses
métaphysiques , description, refus du génétique.
Et pourtant cette définition, qui place encore trop strictement la
phénoménolog ie dans la dépendance (et au fondement) de la
psychologie, ne pouvait satisfaire Husserl. D'où sa prise de distance
très rapide avec des premières formules malheureuses, dont il faudra
remarquer qu'elle est extraordinairem ent précoce, et en tout cas
précède de très loin ledit «tournant transcendantal» . Ce dont du reste
il faudrait tirer toutes les conclusions: peut-être cet aménagement (la
disqualification de la phénoménolog ie comme «psychologie descrip-
tive») ne prépare-t-il en fait pas le virage en question, mais doit-il
strictement en être disjoint, ne faisant qu'apparaître ce qui était déjà la
vérité flagrante des RL, cela dès 1900-1901, à savoir que la phénoméno-
logie n'est pas et ne peut pas, pour des raisons de principe, être une p.rychologie
descriptive -parce qu'en aucun cas une p.rychologie.
Comme on le sait, le rejet de la caractérisation de la phénoméno-
logie comme psychologie descriptive est chose faite en 1903, dans le
compte rendu sur l'article de Theodor Elsenhans, «Le rapport de la
logique à la psychologie» 2• Par là même, c'est une requalification de la
tâche entreprise dans les RL qui est proposée.
On ne peut se contenter de distordre l'usage «normal» du terme
«psychologie» . Celui-ci porte en effet avec lui des partages et des
décisions ontologiques éminemment discutables, qui doivent faire

1. Cf. les nombreuses présentations par Husserl de la phénoménologie ruüssante


comme «psychologie descriptive» en ce sens brentanien: par exemple dans la Présentation
des RL par l'auteur, in ViertefjahrsschrijtJiir wissenschciftliche Philosophie, 25, 1901, p. 260; tr.
fr. in AL, p. 204-205, où Husserl à l'appui oppose une fois de plus élucidation (Attjklii-
rung) et explication (Erkliirung), la dernière étant réservée à la« psychologie génétique», là
où la phénoménologie est «psychologie purement descriptive et non pas génétique».
Encore à la fin de l'article, Viertefjahrsschrijt, p. 263; tt. fr. p. 210, Husserl insiste sur la
nécessité de maintenir une «attitude strictement descriptive». Cf. encore le compte rendu
sur Palâgyi, Hua XXII, p. 154; tr. fr. in AL, p. 214.
2. Theodor Elsenhans, Das Verhaltnis der Logik zur Psychologie, Zeitschrijt for Philo-
sophie und philosophische Kritik, 109, 1897, p. 195-212. Sur ce texte, voir Martin Kusch, P.ry-
chologism, London/New York, Routledge, 1995, p. 105-106.
226 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

l'objet d'une cntlque préalable, critique qui ne peut être que


phénoménolog ique1•
Le défaut de la psychologie, c'est donc son empiricité assuré-
ment, à l'image de celle de la physique, le fait qu'elle porte sur des
«faits», singuliers et contingents, «naturels», mais en fait, bien plus
que cette empiricité en elle-même, il y va aussi et surtout des objec-
tivations incontrôlées que celle-ci véhicule, sans qu'elles aient eu à
passer la barrière critique de l'analyse phénoménolog ique. Le pro-
blème de ces sciences est qu'elles partent « du monde dans son sens
habituel», ce que la phénoménolog ie ne tardera pas à nommer le
monde de l'attitude naturelle2• Or le propre de ce monde est de se
situer «avant toute critique», de faire l'économie çle la critique phé-
noménologiqu e en direction de son sens et de la question qui est la
question phénoménolog ique entre toutes, qui est celle de savoir ce
qui y est réellement <(donné», celle de sa «description» pure. Mais il
faut aussi bien entendre ici l'écho de cette nécessité d'une «critique
de l'expérience pure», en tant qu'expérience, telle qu'elle avait été
formulée par Avenarius, critique qui nous ramène à un niveau d'ap-
paraître phénoménolog ique du «monde» antérieur à tous ses par-
tages préconstitués 3• La difficulté essentielle de la supposée «attitude
naturelle», commune aux deux sciences remises en question étant
précisément le partage reçu comme évident entre une nature et un
esprit. Or phénoménolog iquement il n'y a rien là d'évident. Une
véritable description phénoménolog ique ne prendra pas pour argent
comptant de telles déterminations , mais justement les mettra à la

1. Compte rendu sur Elsenhans, Hua XXII, p. 206; tt. fr. in AL, p. 279.
2. On peut tenir le cours de 1910, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie,
comme une première tentative de phénoménologie d'un tel monde.
3. La lecture de Der menschliche Weltbegriff, d'Avenatius, 1891, les 7 et 8 février 1902
(cf. Karl Schuhmann, Husserl-Chronik, p. 70) avait eu un effet profond sur Husserl, peut-
être perceptible ici. La mise en critique empiriocriticiste du «monde» donnait sans doute
après coup son intelligibilité ou tout au moins l'intelligibilité de toute sa mesure au projet
d'une phénoménologie de la conscience pure absolument neutre métaphysiquement. Sur le
rapport Avenarius-Husserl, voir Jacques English, in Husserl, Les problèmes fondamentaux de
la phénoménologie, Remarques particulières sur la traduction de certains termes, p. 281 sq.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 227

question de la description, en se contentant de :restituer ce qui est


donné sans immédiatemen t admettre de qualification qui n'ait pu
être vérifiée, c'est-à-di:re dont on n'ait pu vérifier qu'elle a bien un
sens «phénoménolo gique», «descriptif». l'el est le sens donné ici à
la neutralité métaphysique de la phénoménolog ie, appliquée jusqu'au
bout, comme :réquisit de la description absolue, sans :reste mais aussi
sans excédent. ll n'est pas dit qu'en définitive on ne pou:r:ra ni ne.
dev:ra acco:rde:r de sens ou de valeur à des notions telles que co:rps et
âme, natu:re et esprit, mais si tel est le cas, ce se:ra pa:r et pour la des-
cription, depuis la description elle-même, à un niveau supérieur
fondé, ca:r dans la description elle-même telle qu'elle est menée à un
p:remie:r niveau de primo:rdialité et d'évidence, il n'y a rien qui
:requière de tels partages et de telles oppositions. La description a
donc lieu, pou:r:rait-on di:re, avant même qu'il y ait le lieu pou:r une
psychologie. Elle opè:re en deçà et en dehors du système d'opposi-
tions dans lequel celle-ci a un sens.
La phénoménolog ie dès lo:ts évacue nécessairement la psycholo-
gie: cette évasion est comprise précisément dans l'exigence même,
affichée au départ, de «neutralité métaphysique» , dans la mesure
même où celle-ci n'est pas un simple :refus p:rovisoi:re de trancher, mais
un moyen, extrao:tdinai:rement puissant, de fai:re apparaître ce qui, sans
cela, n'apparaîtrait pas. 'Toute métaphysique est proscrite, y compris,
pou:r:rait-on di:re, la métaphysique naturelle qui est comprise sous la
seule notion de «psychologie» .

«De ces objectivations précritiques justement - avec leurs séparations


entre moi et non-moi, entre moi "propre" et moi "étranger" (fremd) ;
avec les interprétations avec lesquelles elles introduisent (mit ihren deuten-
den Einlegungen) les données immédiates de la conscience en tant qu' "acti-
vités et états psychiques" à l'intérieur du moi propre, et avec les interpré-
tations pa:r lesquelles elles déplacent (mit ihren deutenden Hinausverlegungen)
les choses et les états physiques, les personnes, les vécus, etc., "étran-
gers", à l'extérieur du moi - de ces objectivations précritiques, dis-je,
naissent les difficultés du problème métaphysique de la possibilité de la
connaissance, qui présuppose de son côté une élucidation de la connais-
sance en général, indépendammen t de toute intention métaphysique.
Cette élucidation exige une phénoménologie de la connaissance: elle a à
228 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

fixer, à analyser les vécus de connaissance dans lesquels se trouve l'ori-


gine des idées logiques, en se tenant loin de toute interprétation qui
dépasserait leur contenu réel, et à amener alors à l'évidence la significa-
1
tion "propre" des idées logiques, leurs essences générales.»
On ne peut être plus clair: le «problème métaphysique» de la
connaissance, à savoir précisément la question du choix entre le réa-
lisme et l'idéalisme, est supprimé par la phénoménolog ie. S'il l'est,
c'est que se placer dans une attitude purement descriptive, c'est
déconstruire les conditions mêmes du problème, à savoir les inter-
prétations objectivantes prédéterminées (et en elles-mêmes «méta-
physiques») qui modifient toujours déjà le donné et altèrent son
caractère phénoménolog iquement déterminé. Ce qui apparaît, en tant
que pur apparaître, n'est ni dedans ni dehors, ni moi,' ni non-moi.
C'est pur «phénomène», «donné». Toute détermination en termes
de réalité ou d'idéalité au sens subjectif du terme, de chose maté-
rielle ou de psychè, en tant que celle-ci serait supposée être donnée
au départ et constituer un support ontologique de la donation elle-
même, doit être proscrite. Elle n'aura de valeur que décrite et cons-
tituée, prise comme une détermination de l'apparaître phénoménolo-
gique même. Aussi Husserl, au passage, avec une tonalité très
machienne, neutralise-t-il la problématique classique à la fin du
2
XIx• siècle de l'introjection et/ou de l' extraj ection comme reprise de
l'idéalisme berkeleyen et possibilité renouvelée de penser la constitu-
tion du partage moi-monde depuis l'apparaître lui-même. Raisonner
ainsi, c'est toujours déjà déterminer métaphysiquem ent l'apparaître
en un sens ou en un autre, pour après en reconquérir («déduire»)
l'autre face laissée en suspens, au lieu de le prendre pour ce qu'il est
et de le laisser venir comme il vient, à savoir comme pur apparaître,
métaphysiquem ent indéterminé - ce qui est assurément le plus diffi-

1. Compte rendu sur Elsenhans, Hua XXII, p. 206 ; tt. fr p. 279-280.


2. Sur l'introjection et l'exttajection (comment «intérioriser» le monde, déjà donné,
dans un moi, qui se constitue ainsi et seulement ainsi, ou réciproquement faire sortir le
monde d'un moi prédonné, selon que l'on part d'un point de vue réaliste ou idéaliste), voir
Mach, L'Anafyse des sensations, chap. Ill sur les rapports avec Avenarius, tt. fr. F. Eggers et
J.-M. Monnoyer, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1996.
LE STATUT MÉTAPHYS IQUE DES RECHERCH ES LOGIQUES (I)
229

elle et qui induira certainem ent la problémat ique phénomén ologique


de la réduction : il n'y a réellemen t pas de phénomén ologie sans
«réductio n»; mais celle-ci doit-elle être «transcen dantale»? Ce que
la phénomén ologie doit recherche r c'est la mise en suspens de toute
interpréta tion (Deutung)) pour s'en tenir au «contenu réel» (re elier
Inhalt) des vécus. Or, remarquon s-le d'entrée de jeu, celui-ci n'est
rien que l'on puisse tenir pour égoïque (ce qui supposera it réglée
l'oppositio n du moi et du non-moi), ni pour «psychiqu e» (ce qui
supposera it déjà accompli le partage du physique et du psychique ).
L'expérien ce phénomén ologique est neutre ou du moins prétend
l'être, au sens exact où, pourrait-o n dire, elle n'est en elle-même ni
réelle ni idéale: elle se tient en-deçà ou au-delà de la question du
réalisme et de l'idéalisme . Telle est la leçon essentielle que nous
apporte le fameux compte rendu sur l'article d'Elsenha ns sur le sta-
tut métaphysi que des RL.
On comprend ra dès lors que la détermina tion de la phénomén o-
logie comme psycholog ie descriptiv e, vis-à-vis de laquelle on aura
relevé les réserves dès le § 7 de l'Introduc tion de la phase propre-
ment phénomén ologique des recherches (donc des Recherches elles-
mêmes) dans la première édition, soit ici déclarée caduque et présen-
tée comme absolumen t inacceptab le. Mais au-delà de la proclamat ion
répétée du caractère éidétique et idéal des analyses phénomén ologi-
ques, dont les modificati ons effectuées dans la deuxième édition, sur
fond de réduction transcenda ntale larvée, porteront d'innombr ables
témoignag es, il faut remarquer que ce n'est pas seulement le carac-
tère inévitable ment et légitimem ent empirique de toute psycholog ie
(qui entraînera it alors la phénomén ologie sur son sol d'empirici té)
qui est ici attaqué, mais bel et bien son être de psycholog ie. Certes la
phénomén ologie ne porte pas « sur les vécus ou sur les classes de
vécus des personnes empirique s »1, cela au sens d'une idéalisation qui
est constitutiv e de ses descriptio ns, comme y insistera à l'envi la
seconde édition. Mais l'empiricit é n'est pas ici seule en question. Le

1. Compte rendu sur Elsenhans, Hua XXII, p. 206; tt. fr. p. 280.
230 LA CONTREPART IE ONTOLOGIQU E

«vécu» aussi bien pourrait bien l'être, tout au moins en tant qu'ob-
jet supposé évident et non problématiq ue de la «·psycholog ie».
D'une certaine façon, c'est elle-même qu'il faut déconstruire , dans la
constitution non problématiq ue de son domaine d'objets, qui préci-
sément sera à justifier, et dont assurément la phénoménol ogie ne
peut partir, si jamais elle doit y aboutir.
«Car, des personnes, de moi et des autres, de mes vécus et des vécus des
autres, elle ne sait rien et ne suppose rien; sur cela, elle ne pose aucune
question, elle n'avance aucune définition, elle ne fait aucune hypothèse.
La description phénoménolo gique considère ce qui est donné au sens le
1
plus strict, le vécu tel qu'il est en lui-même.»

«Le donné au sens le plus strict du terme, le vécu tel qu'il est en
lui-même», tel serait l'unique texte de la phénoméno logie en tant que
science purement descriptivem ent accomplie. Or ce tàte s'écrit en
deçà de toute «psychologi e» et des prétentions ontologique s qui
accompagne nt inévitablem ent le projet d'une telle science, dans « l'im-
2
manence» même du «pur donné», dont on ne sort pas • Ce dont par-·
3
lent les RL, contraireme nt à ce que disent de nombreux interprètes ,
et aussi bien à une tentation induite par le texte lui~même, au moins
dans sa première édition, ce n'est pas du p!Jchique.

1. Op. cit., p. 207 ; tr. fr. p. 280.


2. Cf. op. cit., p. 207; tr. fr. p. 281: «TI est absolument décisif, pour avoir une théorie
de la connaissance et en général une philosophie qui soient indiscutables, que l'on fasse
finalement une séparation de principe entre la phénoménologi e et la critique de la connais-
sance purement immanentes qui s'abstiennent de toute supposition dépassant le contenu du
donné, et la psychologie empirique qui, même là où elle décrit simplement, fait de telles
suppositions.» La caractérisation ici de la phénoménologi e comme science immanente, en
équation avec la critique de la connaissance, est évidemment de la plus haute importance.
3. C'est le cas notamment généralement des interprètes anglo-saxons, qui lisent
les RL dans des termes psychologiques ou tout au moins mentalistes, qui les conduisent
souvent à tirer Husserl vers un certain phénoménisme . Voir, de Herman Philipse, l'article
Transcendental Idealism in The Cambridge Companion to Husser~ eds. Barry Smith & David
Woodruff Smith, Cambridge (Mass.), Cambridge University Press, 1995.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 231

§ 4. A:tv!BIGUÏTÉ ONTOLOGIQUE
ET PLAN D'IMMANENCE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Mais, elira-t-on, si ce n'estpas dup.rychique, qu'est-ce donc ?Reste évidem-


ment l'irritante amphibologie des termes, qui sont ceux de la psycholo-
gie («vécu»,« conscience»), amphibologie qui pointe en direction de
cette structure bien connue de dédoublement empirico-transcenda ntal
qui paraît caractéristique de la modernité, que Husserl en cela encore
accomplirait en héritier tardif.
La première édition des RL pourtant ne s'autorise ni la facilité ni
les difficultés de ce redoublement qui, pour dépasser une subjectivité,
fait appel d'une autre. Mais son propos n'en est-il pas encore plus
ambigu? De quoi parle-t-elle enfin?
A vrai elite, s'il est assurément un niveau ontologique propre au:xRL,
ce qu'atteste assez la capacité incontestable de cette œuvre à déployer
son propre plan d' «immanence», en un sens de l'immanence que
bien des philosophies dans l'histoire des prétendues« pensées de l'imma-
nence» pourraient envier, celui-ci ne pouvait que rester dans l'ombre et
créerunmalaiserém anent, tant tout à la fois la persistance dela langue de
la psychologie et son débordement radical étaient ici flagrants.
C'est ce que devaient mesurer les explications assez embarrassées
de l'esquisse de préface de 1913, qui contribue une fois de plus sur ce
point de façon décisive à l'intelligence de l'œuvre.
En effet, de façon très remarquable, dans ce brouillon de préface,
loin d'écarter les reproches de Natorp, Husserl reconnaît leur pleine jus-
tesse, lorsqu'ils relèvent une ambiguïté constitutive dans la situation
des RL, entre le logique et le psychologique, sans que le premier ait pu
complètement éliminer le second dans cette critique préalable du psy-
chologisme qui est menée par les Prolégomènes. Natorp notait dans son
fameux compte rendu du premier tome des RL1 que dans ce livre l'op-
position entre le subjectif et l'objectif ne trouvait pas à vrai elite sa solu-

1. Paul Natorp, Compte rendu des Prolégomènes, in Kant-Studien, 1901.


232 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

tian, et que le réel, dans son être psychologique ou du moins virtuelle-


ment psychologique, psychologique par défaut si l'on peut dire, y
demeurait comme un résidu inéliminable à la logique pure qui était mise
en avant, sans que son statut puisse vraiment être déterminé. Par là
même il posait la question du sol (phénoménologique) des analyses qui
étaient conduites là, et donc du statut même de la «phénoménologie»
dont la nécessité s'annonçait en creux dans le mouvement même des
Prolégomènes, qui était celui de l'exclusion de l'empirique. Le problème
du terrain de la pensée husserlienne était ainsi d'ores et déjà posé. Celui-
ci se voyait caractérisé par un malaise insuppressible, qui, loin d'être nié
par l'auteur, était revendiqué par lui en un paradoxe assumé. Or ce
malaise était de toute évidence ontologique, avait trait à la détermination
de l'être même ou, faudra-t-il dire, du niveau d'être de la sphère d'expé-
rience phénoménologique. Seuis pouvaient, selon Husserl, y avoir accès
ceux qui restaient conscients du« caractère embarrassant de l'affaire», et
non ceux qui pouvaient croire s'en tirer à bon compte en faisant un
choix ontologique déterminé, et éventuellement en choisissant par là
même une partie des RL contre l'autre (réalisme logique apparent des
Prolégomènes contre l'idéalisme subjectif apparent- où surnage pourtant
le réalisme premier- des Recherches elles-mêmes). Le message de Husserl
est ici on ne peut plus clair: seuls étaient capables d'entendre quelque
chose à la phénoménologie en tant que telle, à la percée qui était alors
réalisée en direction des «phénomènes», ceux qui pouvaient accepter de
se laisser affoler par de telles contradictions apparentes et d'en jouer le
jeu, d'assumer la contradiction et le malaise essentiel de la phénoméno-
logie; c'est-à-dire la contradiction qui consiste tout à la fois à séparer
strictement «l'idéal logique» de toute fondation psychologique et à
souligner l'impossibilité pour cet idéal d'avoir un sens en dehors de ce
qui est apparemment, en première approche seulement, « psycholo-
gique», à savoir sa phénoménalisation. L'anti-psychologisme de Hus-
serl est donc fort différent de celui de Frege : loin de tout platonisme
«heureux», il est fait pour créer la tension et le malaise, tension et
malaise dont on ne peut certainement sortir (tout au moins sortir sans
perte) en supprimant purement et simplement la question de la
psychologie, mais qui doit bien plutôt nous conduire à réviser radicale-
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 233

ment le statut du« psychologique », dans le passage à une problématique


de l'apparaître- ce qu'accomplit précisément la phénoménolog ie. Ce
qu'on n'a pas assez compris sans doute, c'est que, dans les RL, l'exis-
tence d'une logique pure ne laisse pas la psychè intacte, loin de consti-
tuer purement et simplement l'autre de la psychologie, et que l'antipsy-
chologisme du tome 1 est aussi bien le levier non à proprement parler de
l'évacuation de la psychologie, mais, ce qui n'est pas du tout la même
chose, du passage de la psychologie à la phénoménolog ie, et cela sans
espoir de retour. D'une certaine façon, la psychologie est reprise, dépas-
sée, mais aussi réassumée dans la phénoménolog ie, dans la mesure
exacte où il n'y a phénoménolog ie que sur fond de l'« énigme» consti-
tuée par le rapport toujours déjà noué entre l'« "être en-soi" de la sphère
idéale» et la conscience, par la phénoménalisa tion de cet« être en-soi»
lui-même1• C'est ce qu'à sa manière Natorp avait compris, dans saper-
ception aiguë du« malaise» qui habitait les Prolégomènes, et en rendait
aussi bien l'accès si difficile. Husserl sans doute est «réaliste» en
logique, comme se plaisent à l'écrire les commentateurs anglo-saxons;
mais le difficile à comprendre est qu'ille soit toujours déjà sur le ter-
rain- et sur le terrain seulement- de la phénoménalité . C'est sans doute
que la phénoménalité n'est pas ce que l'on croit, et que nous devons
réviser notre concept de phénoménalité . Telle est la difficile conversion,
tendue entre le psychologisme et le plus violent des idéalismes platoni-
sants, à laquelle nous invite la phénoménolog ie des RL.
C'est ce qui apparaît clairement à la lecture des pages où Husserl se
défend de l'accusation de« platonisme». Le platonisme des RL, instauré
par les Prolégomènes, n'est, dit-il, qu'une façon d'étendre le champ de la
donnée, en envisageant pour des objets généraux ou idéaux la possibilité
d'être donnés; mais le concept de« donnée» n'en sort pas lui-même
indemne. Notamment il perd dès lors nécessairement son sens étroite-
ment «psychologiqu e». La donnée ne peut être réduite à la platitude
indiscernable de« ce que cela me fait». Il faut alors lui reconnaître un tout
autre sens, premier, celui justement d'être une« donnée» et rien de plus

1. Esquisse d'une préface aux RL, § 2, in Tijdscbrijt voor filosqfie, 1, 1939, p. 114-115;
tt. fr. in AL, p. 362.
234 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

(avant même d'être une« donnée à», faudra-t-il dite) qul se voit dès lots
affectée d'une fondamentale ambiguité ontologique, pulsqu'elle précède
les partages constitués actx:quels on voudraitla mesurer. On pourrait dite
que l'extension de la psychè, si celle-ci est au départ considérée comme le
champ des données, ou le champ auquel c'est donné, la fait éclater.
L'élargissement est ici un facteur de modification et de conversion onto-
logique. La contrainte exercée sut l'apparaître par ce qul ne peut appa-
raître en un sens subjectif et psychique amène le concept même d'appa-
raître non pas à s'annihiler, mais à se transformer et à se dépsychologiser,
dans la conquête bien plus que le maintien d'une immanence qul, si elle
doit être immanence, par construction absolue (celle de l'apparaître), ne
peut plus être psychologique. Loin d'avoir pour sens un quelconque
«réalisme», le platonisme affiché des RL n'a donc d'autre sens qu'une
modification du sens même de l'apparaître, et cela hors toute hypothèse
métaphysique sut l'être, «réel» ou« phénoménal», de cet apparaître.
«Mon prétendu platonisme consiste non pas en de quelconques construc-
tions, hypostases, théories portant sur la métaphysique ou sur la théorie
de la connaissance, mais dans le simple fait d'indiquer nne certaine sorte
de données qui sont originaires, mais qu'en règle générale on élimine par
1
nne interprétation (weggedeuteter) erronée. »

2
Le platonisme des objets ou des espèces de signification ne renvoie
3
donc à aucune thèse ou aucun choix métaphysique , mais à l'ampleur et à
l'exigence du donné lul-même, précisément affranchi de toute décision
métaphysique. Par là même il ne peut que bousculer phénoméno-
logiquement les thèses implicites à la base des choix métaphysiques aux-
quels on voudrait toujours nous réduite, qul ne sont jamais que des

1. Op. cit., § 4, p. 118; tr. fr. p. 366.


2. Cf. chap. I ici même et notre essai, L'identité d'un sens: Husserl, des espèces à la
grammaire, à paraître in Mathématiques, formes et processus signitijs chez Husser~ dir. R. Bri-
sart, Bruxelles, 1998.
3. Cf. la fin de l'Introduction de la II' RL, Hua XIX/1, p. 112; tr. fr. t. II/1, p. 126:
«Naturellement le terme d'idéalisme ne vise pas ici une doctrine métaphysique mais cette
forme de la théorie de la connaissance qui reconnaît dans l'idéal la condition de possibilité
d'une connaissance en général, au lieu de l'écarter (wegdeuten) par une interprétation
psychologiste. »
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 235

«interprétations éliminatrices »1 , qui norment et mutilent déjà de façon


indue le donné. D s'agit de ressaisir ici le sens de ce donné lui-même, en.
dehors de toute interprétation métaphysique, donné dont le site ne
semble dès lors plus être que celui d'une certaine forme d'expérience
naturelle du monde, que, loin de toute interprétation éliminatrice, il
s'agirait de reconquérir, dans une sorte de seconde naïveté. Les idéalités
ne sont en effet pas une invention du philosophe-c'est leur évacuation
qui serait une opération artificielle, et intrinsèquement philosophique
(d'une certaine façon, seuls les philosophes sont nominalistes). Le para-
doxe de la démarche de Husserl est de se présenter ici comme une sorte
d'appel au sens commun, mais un sens commun- ce qui est pour le
moins inévident - libéré de toute hypothèque philosophique, et des
interprétations éliminatrices auxquelles nous conduiraitleregard du phi-
losophe. Le type de «réduction» propre à la phénoménologie prend ici
la forme d'une acceptation plus généreuse et plus ouverte du réel, rendue
possible sans doute par le désarmement de toute question ou interpréta-
tion seconde portant sur son statut métaphysique de« réel» ou non2•
C'est qu'avant toute théorie il y a la donation, l'évidence du donné
lui-même, en vertu de son seul être-donné, qui n'est pas encore un être au
sens d'un être métaphysiquement déterminé, mais qui, pat là même,
pourrait-on dire, est plus :radical quel' être, se tient en deçà de toute ques-
tion que l'on pourrait po set pat rapport à lui et dans une évidence supé-
rieure à lui, une évidence que rien ne peut annuler. C'est ce que souligne
Husserl, dans une apologie de la« naïveté» ontologique qui, sans appor-
ter de réponse à la question métaphysique entre toutes du réalisme et de
l'idéalisme, en réduit :radicalement le problème du point de vue phéno-
ménologique, dissous qu'il est précisément par l'évidence du donné.
«Si quelqu'un voulait nous démontrer par des arguments philosophi-
ques, aussi impressionnants soient-ils, que tous nos jugements empiri-
ques sur les choses ne portent sur les choses qu'en apparence, à cause

1. Sur la Wegdeutung ou le Wegreden p:ropre aux inte:rp:rétations naturellement métaphy-


siques de la philosophie constituée, voi:r la note de Jacques English dans les Remarques
pa:rticuliè:res sur la traduction de certains termes, in AL, p. 410-4-11.
2. Esquisse, § 4, p. 118; tt. f:r. p. 366.
236 U CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

d'une illusion psychologique explicable; qu'il n'y a que-ce qui est imma-
nent à la conscience qui peut être à proprement parler perçu, représenté,
jugé, comme par exemple les données sensibles, les caractères d'actes, etc.
-nous penserions et répondrions immédiatement: en ce moment je porte
un jugement sur la table qui est là; ce n'est manifestement pas un vécu de
sensation, un caractère d'acte, etc.; c'est, vis-à-vis de toutes les données
"immanentes", quelque chose de "transcendant". Ce qui est visé en tant
que tel; je peux le voir directement et le saisir absolument. ll n'y a aucune
évidence qui puisse jamais dépasser cela; on ne peut pas éliminer par la
philosophie (wegphilosophieren) ce qui est "vu" ainsi, c'est là dans toute
philosophie correcte la mesure ultime.»1
L'idéalisme id n'est pas tant réfuté qu'écarté, désarmé. S'il est vrai,
il ne change rien au niveau phénoménologique, qui est aussi bien celui
de l'expérience naturelle. Cest celui-ci qu'il faut décrire, et de lui qu'il
faut partir, de l'intérieur, sans qu'il soit possible d'en sortir. A ce
~ niveau la question de la réalité du monde ne se pose pas : elle est évi-
dente, mais d'une évidence qui d'une certaine façon en annule la por-
tée. On est en effet à un niveau (celui où l'on ne peut pas douter de la
chose «extérieure», qui est là) où la question de savoir si cette chose
est« extérieure» ou non n'a pas de sens. Dans la mesure même où son
extériorité, comme extériorité à décrire, « transcendance» phénoméno-
logique, est évidente et ne peut jamais être remise en question, n'a pas
à l'être, elle ne présente aucun intérêt ou aucun message métaphysique
particulier. Husserl n'adopte id en rien le point de vue du «réalisme»
au sens métaphysique. D dit simplement que nous sommes tous natu-
rellement des «réalistes», mais en un sens interne à l'expérience
phénoménologiquement décrite, qui est vierge de signification méta-
physique, et peut-être aussi bien met en lumière, par contraste, l'ina-
nité de telles significations.
Dès lors, en deçà et en dehors de la question du réalisme et de
l'idéalisme, se déploie le plan d'immanence de l'expérience
phénoménologique, qui n'est rien d'autre que celui de l'expérience
naturelle elle-même, mais telle qu'elle ressort d'une description qui ne
serait . que description, ce qui est aussi bien la plus formidable des

1. Op. cit., § 4, p. 120 ; tt. fr. p. 368.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 237

abstractions. C'est ce que Husserl a en vue lorsqu'il souligne le


caractère« ontologique», en un sens inédit, des RL: «Par là s'ouvri-
rent pour la première fois, et dans de vastes analyses effectivement
menées à terme, les champs immenses des données de la conscience,
en tant que champ de recherches "ontologiques". »1 Pour lui, Lotze fait ici
figure de pionnier dans la mesure exacte où, le premier, il « avait
considéré le domaine des données de sensation, des données de cou-
leurs et de sons, comme un champ de connaissances idéales, donc
"ontologiques" »2 • Le mérite de Lotze, c'est donc d'avoir ontologisé
la conscience, au sens exact où il l'a mise à la mesure d'une ontolo-
gie. Décrire les sons et les couleurs, la vie fugace et l'ordre des sen-
sations, ce n'est pas s'appliquer au rapport hypothétique que le sujet
(mais qu'est-ce donc?) entretient avec ses représentations, mais
directement faire de l'ontologie. A vrai dire, Husserl n'en connaît
pas d'autre, à savoir pas d'autre que celle où il y a aussi les couleurs
et les sons, les sensations3 (ce qui ne l'empêche pas du reste de dis-
tinguer un niveau formel, analytique, de l'ontologie, et un niveau
synthétique-matérie l, contre la théorie meinongienne fourre-tout des
«objets sans domicile»4). Par là même, c'est un nouveau sens de la
conscience, rigoureusement coextensive au monde, à l'ensemble de
ce qui est et qui, ipso facto - à ce niveau, c'est la même chose -,
apparaît comme étant, qui est conquis, au-delà de toute p!Jchologie.
Lotze, quant à lui, malgré son élargissement de la sphère ontolo-
gique, donnant une dignité «ontologique» à certains éléments tradi-
tionnellement tenus pour de purs contenus de conscience subjectifs,
n'a pas été capable de parvenir jusqu'à un tel sens immédiatement
ontologique de la conscience. D en est resté à une opposition du
psychologique et de l'ontologique et par là est resté psychologiste,
du fait de préjugés en fait métaphysiques, incapable de se retenir de
formuler une thèse métaphysique sur l'être respectif des choses et de

1. Op. cit., § 7, p. 321; tt. fr. p. 385-386.


2. Op. cit., § 7, p. 321; tt. fr. p. 386.
3. Sur la grammaire de cette ontologie, voir notre chap. V.
4. Cf. le chapitre précédent.
238 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

la conscience, et se privant ainsi de la possibilité d'une «ontologie»


en un sens renouvelé\ extramétaphysique. C'est qu'il
«présuppose nn monde de choses métaphysique existant en soi, et, en
face, de lui, nn monde représentatif qui est destiné à le reproduire - du
moins selon les prétentions habituelles de connaissance - et qui est celui
des esprits existant dans le monde, et il se met alors en peine, en vain
naturellement, d'expliquer pourquoi il y a dans la connaissance nn accord
entre ces deux mondes. »2

La phénoménologie, au contraire, commence avec l'abolition de


telles «présuppositions» et simultanément la sortie du piège de la
métaphysique de la représentation, qui redouble l'objet en son reflet
subjectif3. Par là même, c'est avec elle une nouvelle immanence qui
est conquise, si ce n'est l'affirmation métaphysique qu' «il n'y a
qu'un seul monde», en tout cas, hors métaphysique, la tenue de la
pensée en un plan d'apparaître qui ne peut être qu'un et un seul,
celui, purement et simplement, de tout ce qui apparaît. A partir de
ce moment-là, on ne peut plus séparer «un monde représentatif qui
a simplement une valeur humaine subjective et un monde métaphy-
sique de monades en soi, sur lequel nous pouvons hasarder sous le
titre de métaphysique, selon des méthodes complètement mysté-
rieuses, des esquisses métaphysiques »4• li n'y a qu'un seul terrain,
celui du« donné» lui-même, qui est celui-là même de la phénoméno-
logie. C'est le seul terrain sur lequel désormais, en dehors de toutes
les objectivations impropres, pourront être résolues les questions

1. Sur l'absence de limites de cette ontologie, qui déborde le seul domaine de ce qui
pourrait être naïvement caractérisé comme éléments de conscience, voir la remarque de
l'introduction de la III< RL, Hua XIX/1, p. 227; tt. fr. t. II/2, p. 5, sur la différence de
l'abstrait et du concret et la diversité des rapports de dépendance qu'ils engendrent respec-
tivement: cette différence «s'étend alors au-delà de la sphère des contenus de conscience et
devient une différence de la plus haute importance théorique dans le domaine des objets en
général».
2. Esquisse, § 8, p. 324 ; tt. fr. p. 390.
3. Cf. notre étude «A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représentation>},
Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
4. Esquisse, § 8, p. 325; tt. fr. p. 390.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (I) 239

philosophiques. Mals c'est aussi bien le terrain sur lequel chacun de


nous se tient, celui de ce qui apparaît familièrement - il n'y a pas
d'apparaître autre que celui-là, ou qui lui soit radicalement étranger.
Voilà à quelle immanence nous reconduit la phénoménologie, qui
n'est certainement pas celle de la conscience au sens étroit, psycholo-
gique, et ontologiquement prédéterminé du terme. On ne décrit que
ce qu'il y a dans la conscience, dit-on. Mais tout est dans la
conscience.
VIII
Le statut métaphysiqu e
des Recherches logiques (II)

Reste évidemment la détermination extrêmement douteuse de ce


qui est atteint là comme une «conscience». Pourquoi tout ce qui
apparaîtrait apparaîtrait-il à une conscience, et pourquoi même fau-
drait-il continuer à raisonner en termes d'« apparaître»? Ces termes ne
véhlculent-ils pas d'eux-mêmes une certaine forme d'idéalisme subjec-
tif, que dément la doctrine?
On revient ici à la question du «vécu» que nous avions laissée en
attente, et que nous ne pouvons plus maintenant différer. Si tout ce
que nous avons dit est vrai, si la phénoménologie déploie un plan
d'immanence qui n'est pas ou pas immédiatement subjectif, et en
aucun cas psychologique, comment expliquer que ce qui est« donné»
soit, dans les RL, systématiquement interprété en termes de «vécu» ?
TI n'y a apparemment là rien de nécessaire, à moins que ce ne soit le
terme de« donné» lui-même qui soit sujet à caution, porteur qu'il est
de l'idée que c'est donné à quelqu'un, que cela lui est offert. D'où bien
des soupçons, qu'il va falloir trancher en examinant la lettre même,
passablement amphlbologique, du texte des RL.
Une fois de plus, le problème pourrait bien ne pas être que le
«vécu» soit empirique (le contraire du reste serait suspect, car qu'est-
ce qu'un «vécu» qui n'est pas empirique?), mais qu'il soit un vécu. A
travers ce terme, c'est toute la métaphysique de la conscience qui
investit la phénoménologie, qui se voulait description des « choses
242 LA CONTREPAR1'IE ONTOLOGIQUE

elles-mêmes». Au delà de la décision, limitée, gnoséologique, entre


«réalisme» et <<idéalisme», qui pourraient bien constituer les deux
faces de la même illusion, y a-t-il un engagement métaphysique plus
lourd, et plus préjudiciel à la liberté de la discussion? On suggère
même qu'y serait liée précisément l'orientation « gnoséologique»
des RL. Alors ne faut-il pas se débarrasser d'une seule main et de la
théorie de la connaissance, et de la métaphysique implicite mais mas-
sive qui y serait ici nécessairement associée?
Reste à démontrer que dans ces termes de «vécu» et de « cons-
cience» soit inéluctablement comprise ici l'exigence d'une métaphy-
sique, là où il s'agit essentiellement de termes opératoires, qui se défi-
nissent par leur fonction plus que par leur teneur, et d'autre part que
dans les RL la description soit réellement asservie et écrasée par les
nécessités de la théorie de la connaissance, là où l'autolimitation du
propos est à plusieurs reprises soulignée et où la phénoménalité est
manifestement, à plusieurs reprise, présentée comme laissée libre de la
contrainte des processus cognitifs. Il y a autre chose dans l'apparaître
que du connaître, assurément, et Husserl n'a jamais prétendu le
contraire. Il se pourrait bien que son point de vue soit tout simple-
ment beaucoup plus descriptif que ce que croient ses détracteurs,
empressés à l'enfermer dans la problématique métaphysique (et de
l'histoire de la métaphysique) dont eux-mêmes ne sortent pas.
Essayons donc de rendre aux termes du texte husserlien leur sens sim-
plement descriptif.
N'y a-t-il pas, dans la détermination de l'apparaître comme vécu,
d'ores et déjà la qualification ontologique la plus lourde qui soit? La
phénoménologie consiste à revenir aux «phénomènes» et aux seuls
phénomènes: «C'est maintenant le seul caractère descriptif des phéno-
1
mènes tels qu'ils sont vécus qui est déterminant. » Mais pourquoi le
phénomène serait-il nécessairement coextensif au «vécu» et devrait-il
d'abord ou immédiatement se déterminer ainsi? N'est-ce pas la preuve
même qu'ici la phénoménalité est toujours «comprise à partir de la

1. RL VI, Appendice (sur lequel nous reviendrons), Hua XIX/2, p. 756-757; tr. fr.
t. rn, p. 275.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 243

conscience -présupposée prévalente»\ sans que ce présupposé ait


vraiment été éclairci, dans la reconduction tacite des décisions ontolo-
giques préalables d'une« psychologie» qui a pourtant été d'abord soi-
gneusement mise à l'écart? «Ce qui apparaît, dira-t-on, est admis
comme tel non point parce qu'il apparaît, mais parce qu'il apparaît à
une instance établie d'emblée comme originaire. »2 C'est ce qui s'attes-
terait dans la définition même du phénomène à partir du «vécu».
Un réexamen détaillé des notions, peut-être parasitaires, en tout
cas fort ambiguës, de «vécus» et de «conscience» dans les RL s'im-
pose donc assurément.
C'est la tâche de l'importante v· RL, réécriture de la doctrine
brentanienne de l'intentionnalité, dont on remarquera qu'elle inter-
vient après ce que l'on peut tenir pour l'exposé de l'« ontologie» hus-
serlienne, à savoir la doctrine du tout et des parties et certainement
dans une large mesure la grammaire pure logique elle-même, comme
la clarification après coup de son statut critique. La «psychologie» ou
ce qui peut lui ressembler n'est décidément pas première.
La v• RL commence, comme on le sait, par une élucidation du
concept de« conscience» comme présupposé inentamé de la phéno-
ménologie. Or force est de constater que Husserl lui fait subir des
transformations essentielles, à la mesure de la force d'extranéation de
l'intentionnalité, dont le pouvoir idéalisant est certainement ce qui le
sépare le plus profondément de Brentano et de ce qui chez lui teste
«psychologique». D'autre part, Husserl n'en est pas moins sensible à
ce qui, dans la conscience, demeure irréductiblement non intentionnel,
là encore contre le maître lui-même, et ce caractère toujours aussi non
intentionnel de la conscience n'est pas sans importance ici pour sa
détermination ou sa non-détermination ontologique comme pure
immanence, en dehors de toute caractérisation métaphysique de cette
immanence.
Le point de départ, il faut le souligner, demeure encore et toujours
l'intentionnalité, c'est-à-dire la visée d'objet comme fait déterminant

1. Cf. Jean-Luc Marion, in Réduction et donation, p. 81 sq.


2. Marion, op. cit., p. 83.
244 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

de l'apparaître, descriptivement peu discutable. Des choses apparais-


sent, et l'apparaître est globalement structuré comme apparaître de
quelque chose, même s'il ne s'y réduit certainement pas, quel que soit
le statut métaphysique que l'on accorde du reste à ces choses. C'est de
ce fait que part Husserl, selon le paradigme de l'expression, qui est le
modèle constituant de l'intentionnalité pendant tout le premier mou-
vement des RL, mouvement qui culmine et s'achève tout à la fois
dans cette ye RL: parler, c'est toujours parler de quelque chose,
quelque chose est visé et/ou apparaît par la parole. C'est ce que Hus-
serl nomme le «caractère d'acte» du signifier. Ce faisant, il reprend un
terme constitutif de la psychologie descriptive brentanienne. La
notion d'acte y recouvre une classe psychologique descriptive de
vécus, qui sont ceux qui précisément ont pour propriété d'être tournés
vers un objet. Telle quelle elle suppose donc l'existence d'une psychè,
à laquelle pourraient être attribués ces vécus. En fait, dans une circu-
larité inquiétante, la consistance de la classe des « actes» ou prestations
intentionnelles va même, chez Brentano, jusqu'à constituer la preuve,
ou la manifestation phénoménologique de ladite psychè, dont elle
mesure l'existence. Comme on le sait en effet, l'in-existence intention-
nelle est, selon Brentano, un des moyens (non le seul il est vrai) de
délimiter la sphère des phénomènes psychiques par rapport à celle des
phénomènes physiques. La distinction, qui a toute apparence d'être
ontologique, entre nature et psychè, vient donc recroiser ici la mise en
lumière de l'intentionnalité comme phénomène fondamental de la
«conscience» au sens phénoménologique.
Or, de façon décisive par rapport à la question de l'éventuelle
«neutralité métaphysique» des RL, c'est précisément ce recoupe-
ment que Husserl conteste avec la dernière énergie, dans une discus-
sion de Brentano qui peut paraître au premier abord scolastique.
L'acquis descriptif des analyses brentaniennes (l'intentionnalité)
demeure à coup sûr irremplaçable. Mais son interprétation, qui
demeure métaphysique aux yeux de Husserl, est violemment contes-
tée, dans une ferme disjonction des deux problèmes: thèse de l'in-
tentionnalité et délimitation du psychique par rapport au physique.
En effet, « s'il y a un concept de conscience qui peut être utilisé à
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 245

juste titre pour effectuer correctement cette délimitation, c'est un


autre qui fournit la détermination du concept d'acte psychique» 1• Pat
là même, il faut le souligner, la théorie de «l'acte psychique» (i.e.
l'intentionnalité) est affranchie de toute référence à une « cons-
cience», au sens psychologique du terme, dont elle instruirait l'ana-
lyse- c'est alors la possibilité pour elle d'avoir une valeur « ontolo-
gique» en un sens très général et extrapsychologique qui se décide.
Mais aussi bien, c'est l'ambiguïté et l'équivocité qui s'installe alors
dans le concept de« conscience». n
faudra en un premier temps dis-
tinguer trois ententes du terme:
« 1. Conscience comme l'ensemble des données phénoménologiques du
moi spirituel (conscience= le moi phénoménologique en tant que "faisceau"
ou entrelacement des vécus psychiques).
« 2. Conscience comme perception interne des vécus psychiques propres.
« 3. Conscience comme désignation globale pour toute sorte d' "actes
psychiques" ou de "vécus intentionnels".» 2

§ 1. LA CONSCIENCE COMME MILIEU UNIVERSEL


DE L'APPARAÎTRE

La prermere définition, à laquelle Husserl va s'attaquer tout


d'abord, peut paraître extraordinairement déterminée du point de vue
métaphysique. La conscience, c'est le moi («spirituel» qui plus est).
Est-ce une raison pour penser que le sol métaphysique des RL (qui,
phénoménologique ment, est la conscience, c'est indubitable) soit un
pur phénoménisme, ou, comme on a pu l'avancer, plus cartésien3 qu'il
le sera jamais dans l'évolution de la pensée de Husserl?

1. RL V, § 1, Hua XIX/1, p. 355; tt. fi:. t. II/2, p. 144-145.


2. Op. cit., p. 356; tt. fi:. p. 145, modifiée selon la première édition (voir tt. fi:. p. 344).
3. Cf. T. De Boer, The Development of Husserl's Thought, La Haye, Nijhoff, 1978,
p. 200-201. Dan Zahavi nous semble se rapprocher parfois dangereusement de ce point de
vue dans son étude, par ailleurs remarquable, Intentionalitat und Konstitution, Copenhague,
Museum Tusculanum Press, 1992, notamment p. 113.
246 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

Et effectivement, laye RL s'engage dans une voie qui, si elle n'est


pas psychologique, semble bien conduite à ce qui est nommé ici « cons-
cience» par abstraction par rapport à la p{Jchè, prédonnée, des psycholo-
gues et des métaphysiciens. Un préconcept gouverne l'abord de la cons-
cience par la phénoménologie, comme son terrain d'expérience propre,
etc' est celui du« vécu» comme« événement psychique». La conscience
1
est ici visée comme «l'unité de conscience de l'individu psychique» •
Les vécus sont déterminés comme des «contenus de conscience», sui-
vant un dispositif typique des philosophies classiques de la conscience,
cette détermination renvoyant à un concept préétabli de la conscience
bien plus qu'elle ne définit réellement celle-ci. La deuxième édition indi-
quera que c'est ce concept même de vécu qui peut être pris en un sens
phénoménologique: il suffit d'opérer cette conversion qui est celle
d'une :réduction (transcendantale), et qui consiste à suspendre toute
position d'existence empirique associée, excluant ainsi la relation des dits
vécus avec des hommes ou des animaux qui en seraient les supports.
Mais, dans la première édition, la théorie phénoménologique de la cons-
cience développée dans cette Ve RL parait bien enracinée dans un sol
métaphysique de psychologie descriptive, quelles que soient les abstrac-
tions qu'elle opère par :rapport à lui.
Qu'est-ce qui est «vécu» dès lors, dans ce sens premier du terme
«conscience», c'est-à-dire au sens d'une pure inhérence de tout ce
qu'« il y a» dans la conscience? Précisément tout« ce qu'il y a», tout
ce qui apparaît. Husserl prend ici l'exemple, décisif pour la question
du «réalisme», de ladite «perception externe».
«Par exemple, dans le cas de la perception externe, le moment couleur
qui constitue un composant réel de mon voir concret (au sens psycholo-
gique du phénomène perceptif visuel), est donc un "contenu vécu" ou
"conscient" tout aussi bien que le caractère de l'acte de la perception et
le phénomène perceptif complet de l'objet coloré.» 2

Le vécu n'est donc pas à prendre au sens d'un simple contenu


mental qui s'opposerait :radicalement à la chose extérieure. Dans notre

1. RL V,§ 2, Hua XIX/1, p. 357; tt. fr. t. II/2, p. 146.


2. Op. cit., § 2, p. 358; tt. fr. p. 147, tt. mise en conformité avec la première édition.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 247

perception, il y a certes une dimension immanente qui est celle de la


sensation, comme contenu au sens propre du terme; mais il y a aussi
le« caractère d'acte», c'est-à-dire la modalité de la visée, la dimension
intentionnelle du vécu, et par là même, d'une certaine façon !' oijet visé
lui-même1 en tant que phénomène de toijet. On ne peut retirer au vécu et à
la conscience l'objet qui y est visé, tel est le sens husserlien de la thèse
de l'intentionnalité.
Mais pourtant, ne faut-il pas ici établir un partage entre l'objet
en tant qu'il est visé (le «phénomène de l'objet») et l'objet lui-
même, qui en lui-même ne peut jamais être «vécu» et réduit à l'état
de phénomène? Une telle thèse induit évidemment le soupçon d'un
statut purement mental de la phénoménalité: «Par contre, cet objet
lui-même, bien que perçu, n'est ni vécu ni dans la conscience, pas
plus que ne l'est la coloration perçue en lui. »1 La transcendance de
l'objet, thèse fondamentale de la phénoménologie des RL, semble
laisser subsister la sphère phénoménale intacte en deçà de l'objet, et
pour ainsi dire indépendamment de sa réalité propre, dans une sorte
de phénoménisme qu'il est fort tentant d'interpréter en un sens men-
taliste. Le vécu peut exister indépendamment de l'objet, ou tout au
moins son mode d'existence n'a rien à voir avec celui de l'objet qui
y est éventuellement corrélé. C'est ce que prouvent les exemples
classiques de la conception mentaliste de l'intentionnalité, tributaires
d'une certaine relecture du rôle de la phantasia dans le De Anime?, de
l'hallucination, de l'illusion et de l'apparence trompeuse. Husserl
risque ici une affirmation très grave: «Ces différences entre percep-
tion normale et anormale, vraie et trompeuse, n'ont rien à voir avec
le caractère interne purement descriptif ou phénoménologique de la
perception »3, dissociant complètement ainsi la teneur phénoménolo-
gique de l'apparaître de la réalité ou l'irréalité de son objet, qui lui
paraît alors radicalement extérieure, et dès lors indécidable. Le phé-

1. Op. cit., § 2, p. 358; tt. fr. p. 147.


2. Cf. la relecture brentanienne d'Aristote, influencée par Chisholm, de K Lycos,
Aristotle and Plata on «Appearing», in lrfimi, 73, 1964.
3. RL V, § 2, Hua XIX/1, p. 358; tt. fr. t. ll/2, p. 147.
248 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

nomène semble dès lors, selon le dispositif mentaliste classique, être


ce qui teste une fois qu'on a supprimé l'objet. Quant à l'existence de
l'objet, tendue en soi absolument indécidable (dans son caractère
«absolu», détaché de la conscience même), elle ne peut plus para-
doxalement en retour être interprétée qu'en un sens phénoméniste.
N'existe (pour moi, mais comment se placer d'un autre point de
vue?) que ce qui m'apparaît, et cela existe de toute façon, quel que
soit du reste son statut réel. Cela existe précisément en tant que
«contenu réel» et état de conscience. L'immanence de l'apparaître
semble bien ici être immanence réelle à la conscience, prise en un
sens mental si ce n'est psychologique. La couleur vue, propriété de
l'objet réel, c'est-à-dire siJJ:tplement visé comme réel, «existe» ou non, en
un sens transcendant et qui ne peut être tranché. Mais ce qui existe à
coup sûr, c'est la donnée immanente réelle, ce qui « est dans la cons-
cience», à savoir la sensation.
Husserl semble faire ici un choix métaphysique phénoméniste et
subjectiviste très déterminé, puisqu'il va même en conséquence s'en
prendre de façon résolue à la thèse moniste qui voudrait réduire la dif-
férence ontologique entre sensations et objets extérieurs et par là
même risquerait de mettre en question l'originalité et l'originarité de
l'expérience de la sensation comme pure immanence1•
On pourrait voir là une critique très directe de Mach, pour lequel
il n'y a pas différence de nature, mais de point de vue, entre les sensa-
tions elles-mêmes et les objets auxquels elles sont censées renvoyer. il
faut toutefois nuancer cette première impression. En effet, si Mach
met bien d'une certaine façon sur le même plan ces deux moments de
ce qui pour lui constitue une seule et même sphère d'apparaître et de
donnée, il se garde bien d'affirmer leur identité métaphysique et de
poser une réalité qui serait l'un et l'autre à la fois, se tenant précisé-
ment (tout comme Husserl en fait) à un niveau résolument descriptif,
qui pour lui est le seul auquel précisément non pas une identité, mais
une homogénéité des sensations et des objets, dans un seul et même

1. Op. cit., § 2, p. 359 ; tt. fr. p. 148.


LE STATUT MÉTAPHY SIQUE DES RECHERC HES LOGIQUE S (II)
249

plan d'apparaî tre, puisse se manifest er comme c~lle de deux groupes


de données corrélés :
«Notre conceptio n est égalemen t différente de celle de Fechner, qui
considère le physique et le psychique comme deux versants distincts d'une réa-
lité une et la même. Premièrem ent, la nôtre n'a aucun soubassem ent méta-
physique ; elle correspon d plutôt à la généralisa tion des expérienc es
qu'elle exprime. Secondem ent, nous ne distinguo ns pas non plus de=
versants différents d'une troisième chose inconnue , car les éléments que
nous avons extraits de l'expérien ce, et dont nous examinon s la
connexion , sont toujours les mêmes, d'un type rigoureusement unique: ce
n'est que leur mode de connexio n qui les fait apparaître tantôt comme
physiques , tantôt comme psychique s.» 1

En fait, la concepti on de Husserl n'est donc pas si éloignée de


celle de Mach, et il faut réviser profondé ment une première lecture
qui trouvera it dans ces pages une thèse mentalis te referman t la cons-
cience sur soi et lui accordan t un privilège de donation . En effet, si
Husserl conteste la confusio n ontologi que de la sensation et de l'ob-
jet, ce n'est pas pour sauvegar der la première dans une réserve d'ap-
paraître pur auquel s'oppose rait la transcen dance de l'objet comme
ce qui n'appara ît pas. Bien plutôt l'analyse de Husserl se situe-t-el le
maintena nt à l'intérieur du plan d'apparaître, de façon rigoureusement
immanente, exacteme nt comme celle de Mach. Et c'est sur ce terrain-
là seulemen t que le désaccor d (tout relatif: Mach reconnaî t bien lui-
même deux groupes différents de données, distingué es par leur fonc-
tion respectiv e) peut avoir un sens, en un conflit interne à une école
pourrait- on dire. Ce que dit Husserl, c'est que descriptivement, au
niveau de l'apparaître même, il y a une différenc e de manifest ation entre
ce qui est nommé «objet» et ce qui est nommé «sensati on». Cette
différenc e est donc interne à l'apparaî tre, et aucun phénomé nisme
(doctrine de l'être réduit au phénomè ne) ne peut se débarras ser de
l'objet et de la différenc e objet/sen sation, puisque celle-ci est inscrite
dans l'apparaî tre même2•

1. Ernst Mach, L'ana!Jse des sensations, tt. fr. p. 59-60.


2. RL V,§ 2, Hua XIX/1, p. 359; tt. fr. t. II/2, p. 148 (1« éd.).
250 LA CONTREPARTIE ONTOLOGI QUE

La structure du vécu est donc plus complexe qu'on aurait pu le


croire, plus complexe que celle de simple« contenu mental», indifféren t
au fait d'être accompag né ou non d'un objet. Car si le «vécu» en tant
que «vécu» est bien indifféren t, en un sens, au fait d'être accompag né
ou non d'un objet, si par là on entend un objet réel extérieur que l'on
mettrait en balance avec sa propre réalité, en essayant de penser leur rap-
port comme un rapport de réalité à réalité préciséme nt, il n'est assuré-
ment pas indifféren t au fait de le viser: le fait de le viser ou non, et la
façon dont ille vise, creusent en lui des différence s descriptive s insignes,
qui constituen t pour ainsi dire la grammaire de l'« immanenc e» recher-
chée par la phénomén ologie. L'apparten ance de plein droit des« carac-
tères d'acte» au «vécu» modifie profondém ent l'entente sensualiste et
mentaliste tout à la fois qu'on pourrait en avoir.
Ce qui conduit à affirmer une ambiguïté essentielle de la notion de
«phénomè ne», qui constitue l'objet thématiqu e même de la phénomé-
nologie. li ne faut pas croire que la phénomén ologie se contente de
ramasser des phénomèn es en un sens «mental» préconstit ué. Bien au
contraire, elle assume la fondamen tale ambiguïté de ce qui apparaît,
faisant de son refus de trancher ontologiqu ement un moyen de tout
voir, c'est-à-dir e de voir tout ce qui apparaît, tel que cela apparaît.
«On ne saurait assez fortement insister sur l'équivoque qui nous permet
de donner le nom de phénomène (Erscheinung) non seulement au vécu en quoi
réside l'apparaître (Erscheinen) de l'objet (par exemple au vécu concret de la
perception, dans lequel l'objet est présumé être présent lui-même), mais
aussi à l'ol?J.et apparaissant. »1

Le phénomèn e, ce n'est donc pas« simplemen t» le vécu qui donne


accès à l'objet, mais d'une certaine façon le vécu et l'objet lui-même,
en tant qu'objet apparaissa nt. Par objet, bien sûr, il ne faut pas
entendre ce qui est postulé être transcenda nt à la conscience (formuler
des hypothèse s sur cette transcenda nce débordant l'apparaîtr e, ce
serait préciséme nt de la «métaphy sique»), mais justement ce qui y
apparaît, cette chose en tant qu'elle s'y manifeste. Mais ce qu'il faut

1. Op. cit., § 2, p. 359 ; tt. fr. p. 148-149 (1" éd.).


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 251

bien comprendre, c'est que d'une certaine façon, c'est la seule chose
qui« apparaissse» et dont on puisse dire qu'elle soit sous le regard de
la conscience. En effet, le phénomène au sens 11 le ((vécu» lui-même n 1appa-
raît pas1 il est <( vécu>> précisément~.
Cette « inapparence » structurelle du phénomène est sans doute
une des thèses fondamentales des RL, dans leur invention de l'appa-
raître. L'apparaître lui-même n'apparaît pas. Ce qui apparaît, c'est
l'objet qui, comme tel, appartient au «monde phénoménal» de ce qui
apparaît. Mais le phénomène, quant à lui, qui n'est rien d'autre que
précisément l'apparaître de l'objet, n'« apparaît» pas, il est« senti» ou
«vécu». Cette opposition radicale entre Erscheinen et Er/eben constitue
la grammaire même de l'immanence telle que l'entend ici Husserl. Plu-
tôt que d'une opposition entre deux types de réalités disjointes (celle
du vécu et celle de la chose rencontrée dans la réalité extérieure), il
s'agit de la constitution d'une seule et même immanence, qui est celle
de l'apparaître: l'objet est manifesté (c'est ce qui est donné précisé-
ment dans l'immanence de l'apparaître, cette manifesteté de l'objet),
mais il n'est pas de manifestation qui ne soit accompagnée de
l'épreuve propre de l'apparaître, qui est expérience de l'immanence
elle-même, à savoir sentir originaire. Dès son départ la phénoménologie
ancre ici la manifestation dans un sentir primordial qui ne saurait être
dépassé: celui de l'apparaître ·lui-même, qui n'apparaît pas, mais
accompagne toujours l'apparaître comme l'expérience même qui est
faite, en son propre sein, de lui, sur un mode qui n'est pourtant pas le
sien (pas celui d'une« objectivation»). Les deux faces du phénomène
ne sont pas deux moments réellement disjoints, mais les deux dimen-
sions phénoménologiques du phénomène lui-même, comme appari-
tion d'un objet qui s'accompagne toujours de l'épreuve qui lui est
propre (son «vivre», en tant que «vécu», mais qui n'est pas un
contenu propre qui pourrait être isolé du vécu). Le fait de devoir être
vécu, pour le phénomène, ne mesure rien d'autre que son immanence,
et ne ménage aucun sas ontologique préalable qui gouvernerait l'accès

1. Op. cit., § 2, p. 359-360; tr. fr. p. 149 (1'" éd.).


252 LA CONTREPARTIE ON'rOLOGIQUE

à lui. Dire que l'apparaître est toujours «vécu», c'est assigner en lui-
même le lieu de son épreuve, comme constitutive du fait même qu'il y
ait« apparaître».
Partant d'un dualisme apparent (vécu- objet), c'est donc à une
pure immanence que nous aboutissons, que le terme de «vécu»
même n'a d'autre fonction que de pointer. Le vécu est ce qui ne
peut rien avoir derrière lui: la conscience est adossée à son propre
vécu, et pat là même le vécu n'a d'autre sens que de mesurer les
limites de l'apparaître, mais des limites positives, et fondatrices,
celles de sa propre épreuve. Le vivre assure id la clôture de l'appa-
raître, mais une clôture dans laquelle aussi bien il y a les objets (il y
a tout ce qui apparaît, sans reste). Dans toute manifestation de la
conscience, il y a «ce qui, en elle, est vécu (Erlebnis), c'est-à-dire ce
qui la constitue réellement», qu'il faut distinguer «de ce qui, dans
un sens impropre ("intentionnel''), est en elle» 1• Mais cette référence
à une «réalité» première de la conscience, au sens d'une inclusion
réelle en elle, ne renvoie aucunement l'objet dans l'irréalité et ne
dessine aucune réserve ontologique première qui serait celle d'une
âme ou d'un ego. Ces termes à vrai dire ne signifient que pat rap-
port à l'apparaître, dont le point de vue exclusif id est constituant.
La «téalité» qui est expérimentée (celle de l'Erlebnis) n'est aucune
autre que celle de la conscience, c'est-à-dire de l'apparaître lui-même,
ce que, pout filet la métaphore hussetlienne, nous appellerons la
chair de la conscience. Mais ce qui est dans la conscience sans y être,
ce qui ne semble pas bénéficier de ladite réalité, à savoir l'objectité
transcendante en tant que visée, n'est là, n'a de consistance phéno-
ménologique à défaut d'ontologique (nous sommes id en deçà de
l'ontologie) que dans la mesure où il y a cette vie et cette chair,
qu'au sein de l'apparaître lui-même, et comme autre face du vécu
qui en est l'épreuve. La différence de nature de ces deux dimensions
d'expérience d'une seule et même conscience leur permet de coexis-
ter, sans faire de l'une une étape ou une voie d'accès vers l'autre,

1. Op. cit., § 2, p. 361; tr. fr. p. 150.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 253

comme l'entendrait un mentalisme sensualiste, dont l'erreur serait


précisément de croire qu'il y ait, dans les situations normales de l'ap-
paraître (par exemple la perception), un apparaître de l'apparaître, ou
un premier regard conscientiel qui tomberait sur la sensation comme
objet et sphère mentale.
C'est ce que révoque en doute Husserl, en détruisant ce qu'on
pourrait appeler une conception transititive du vécu (comme «vivre
un vécu»), inhérente à la psychologie et au mentalisme sur lequel elle
fait fond. Le vivre du vécu est pure immanence et il y a disjonction
.radicale de grammaires entre le vécu et l'objet (on ne peut pas dire,
dans le rapport normal à un vécu, que l'on vive un vécu au sens où on
vise un objet): on ne conjugue pas de la même façon vivre et appa-
raître. Le vivre est toujours tel ou tel vivre (c'est ce qui fait tel ou tel
vécu, Erlebnis), immédiatement et purement et simplement; l'appa-
raître se définit pa.t .rapport à autre chose que lui-même, c'est-à-dire à
la transcendance qui l'habite, il est apparaître de tel ou tel objet. Cette
dissymétrie est essentielle pour déjouer la fiction de l'objet ou du sas
mental, qui ancrerait la phénoménologie dans sa signification pure-
ment psychologique et, dit-on, cartésienne. L'immanence première du
vécu, tout au moins tant qu'on le traite en tant que vécu, n'est rien qui
puisse être visé par la conscience: elle est celle de la visée elle-même,
ce qui définit la sphère d'apparaître dans laquelle la visée est et que
celle-ci anime de son sens.
Par là même, la phénoménologie s'éloigne de la conception popu-
laire du vécu. Lorsqu'on parle populairement de son «vécu», on tend
à renvoyer à un certain nombre d'objets ou de situations, dont on a pu
faire l'expérience, éventuellement avec une nuance intensive, comme
lorsque le lieutenant Jünger, confronté à l'incompréhension de l'offi-
cier d'état-major qui lui .reproche l'échec de l'assaut qu'il a violem-
ment disputé, .remarque: «Pour lui, toute l'affaire était un plan, pour
nous, une .réalité intensément vécue. »1 Mais la conscience «elle-
même» en .réalité ne contient ni l'assaut ni l'échec. Ce ne sont donc

1. Ernst Jünger, Orages d'acier, tr. fr. Henri Piard, Paris, Livre de Poche, 1995, p. 250.
254 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

pas là des «vécus» au sens d'une inclusion réelle dans la conscience. Si


le sens phénoménologique du terme retient bien la dimension d'inten-
sité ou d'épreuve qu'il peut y avoir parfois dans la locution courante\
il met en lumière là une dimension basale de la conscience qui n'est
plus conscience d'objet, et qui définit pourtant la conscience dans ce
qu'on n'ose pas nommer son être-même, sa sphère d'immanence, illi-
mitée et totale, recouvrant l'ensemble de l'apparaître. Dès lors toutes
ces choses que l'on dit habituellement «vécues» ne sont plus quali-
fiées de «vécues». Elles« apparaissent» précisément et tout cela se fait
sur fond et en contexte de «vécus», par la façon qu'ils ont de s'ordon-
ner selon un certain sens et de constituer un« apparaître»- mais l'ap-
paraître lui-même donne quelque chose qui n'est essentiellement pas
«vécu»: l'objet2•
Mais n'est-ce pas aussi bien, dans une réduction avant la lettre,
ramener le vécu aux limites de la psychè, au sens de ce qui est réelle-
ment inclus dans la psychè au sens naïf du terme - ce qui supposerait
déjà qu'il y ait une psychè? Des explosions des bombes de 14-18 et
des guerres de 1866 et 1870 nous voici reconduits :à leur vécu au sens
de leur perception, ou de leur souvenir d'ailleurs ... Mais pourquoi
surinterpréter ce qui est dit? Husserl dit simplement 1 1 que tout cela,
la guerre de 1866, comme de 1870, comme de 1914, passée, présente
ou future au moment où il écrit, n'a de sens que pour autant que cela
apparaît - on ne s'y réfère que dans cette mesure exacte -, d'une façon
ou d'une autre, la conscience étant le registre de ces façons (modalités
de l'intentionnalité) ; 21 que ces apparaîtres eux-mêmes sont, en tant
qu'apparaîtres, on ne peut plus «réels», au sens de la réalité de l'appa-
raître lui-même, qui est immanence et plénitude phénoménologique. n
n'y a pas de distance au fait qu'apparaissent ces objets ou ces événe-
ments- cela est immédiatement «vécu»- si ces objets, eux, peuvent
très bien apparaître de façon distanciée, comme souvenirs ou imagi-

1. On ne peut en un sens vivre qu'intensément, au sens exact où on n'a pas de distance


à son vécu, l'immanence se définit précisément par cette absence de distance de la cons-
cience avec son «vécu». D'où la pertinence de l'exemple fourni par Jünger.
2. RL V,§ 3, Hua XIX/1, p. 361-362; tt. fr. t. II/2, p. 151.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 255

nations. C'est cette absence de distance qui définit l'apparaître pur,


comme «vivre», et rien de plus. La vie, en tant que vie de l'apparaître,
se vit elle-même, se conjuguant dans sa propre immanence, comme
celle du film qui tourne, qui pourrait être ici l'image la plus exacte de
l'ontologie phénoménologique. Plutôt qu'au «il a beaucoup vécu» au
sens des expériences accumulées comme objets par un sujet, mis en
avant par Jean-Luc Marion\ il faudrait penser ici au «vivre sa vie»,
faussement transitif. La vie se vit elle-même, c'est elle qui définit la
conscience et non l'inverse. Il n'y a personne pour vivre la vie, ni
-c'est la même chose- pour dérouler l'apparaître. Il n'y a que le res-
sac de l'apparaître en soi, cette pure épreuve de sa propre facticité, que
l'on nomme, de façon sans doute impropre, le vécu. La conscience
n'est pas plus dedans que dehors : elle déflnit, en tant que «vécu», le
bord d'immanence de ce pur dehors qui est tout- c'est-à-dire où tout
apparaît. Le vécu n'est ici, quant à lui, défini par rien d'autre que par
son absence de différence d'avec lui-même (qui est pure donation,
absence de différence de l'apparaître d'avec lui-même, dans l'absoluité
même du plan d'apparaître): «Il n'y a pas de différence entre le
contenu vécu ou conscient et le vécu lui-même. Ce qui est senti par
exemple n'est pas autre chose que la sensation. »2 Au contraire l'objet
c'est l'autre, ce qui est censé se tenir au-delà de l'apparaître. Mais l'ap-
paraître de cet autre n'excède bien sûr pas les limites de l'apparaître, et
par là même, production du non-« vécu», il vient s'attester dans l'im-
manence même du «vécu». C'est le paradoxe de l'intentionnalité, sur
lequel nous reviendrons, de permettre cette extériorisation infinie
d'une immanence qui est pourtant pleinement et absolument imma-
nence (qui en cela ne peut être psychique, dans l'isolation d'un
«moment» du réel), puisqu'elle ne sort radicalement jamais d'elle-
même. Il n'y a que des «vécus», ou des «contenus», au sens exact où
«par contenus au pluriel, on entend alors ces vécus eux-mêmes;
c'est-à-dire tout ce qui constitue en tant que partie réelle le courant phé-

1. Cf. Réduction et donation, p. 86.


2. RL V, § 3, Hua XIX/1, p. 362; tt. fr. t. II/2, p. 151.
256 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

noménologique actuel de la conscience»\ dira la seconde édition. Mais, il est


vrai, la première portait «le moi actuel ou la conscience».
Et c'est ce qu'on ne peut se dissimuler: le fait est que le texte
continue de pulluler de déterminations psychologiques et égologiques
de la conscience et de son être fondamental de «vécu», au moment
même où un effort est fait pour donner un statut de neutralité métapi:!J-
sique précisément à cette pure sphère d'apparaître primordial, celle de
l'apparaître en général en tant qu'il est pris dans sa pure phénoména-
lité, son être de «phénomène», qu'est celle du «vécu» comme sol de
la conscience. Husserl ne traduit-il pas l'immanence dans cette langue
(celle de l'inclusion dans un ego) ? :
«Certains contenus sont des composantes d'une unité de conscience dans
un sujet psychique qui les "vit". Celui-ci est lui-même un tout réel, qui se
compose réellement de parties multiples, et chacune de ces parties est dite
"vécue". Dans ce sens, ce que le moi ou la conscience vit est précisément
son vécu. »2

La conscience se retrouve ici d'une certaine façon une «chose»,


composée et constituée de «vécus» suivant la logique du tout et des
parties, dont nous avons déjà elit qu'elle formait une première gram-
maire de l'immanence; ma1s cette grammaire se découvre ici constitu-
tive, en un sens réel et non plus critique, et ce qu'elle constitue est
qualifié comme un moi, qui devient alors d'une certaine façon le pre-
mier et le seul objet de connaissance. Si l'on se réfère déjà à la défini-
tion préalable de la conscience au sens 1 au§ 1, on verra que Husserl
n'hésite pas à utiliser, apparemment impunément à ses yeux, cette
détermination pourtant archi-métaphysique du "moi" pour désigner
la sphère ainsi obtenue.
Reste évidemment à entendre ce qui est signifié par «moi» dans la
langue, extraordinairement humienne, de ce début de la ye RL. Si
l'on veut pousser le paradoxe jusqu'au bout, il faudra dire que le moi

1. Op. dt., § 3, p. 363; tt. fr. p. 152. Nous soulignons, ainsi que dans la citation de la
première édition.
2. Op. cit., § 3, p. 362; tt. fr. p. 151 (1"' éd.).
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (II) 257

n'est id rien qui serait un moi, et cela au double sens où ce n'est rien
qui serait un moi ni rien qui serait un moi.
Qu'est-ce que le moi en effet ici, ce moi que la seconde édition
qualifiera d'« empirique», si ce n'est l'ensemble des «données phéno-
ménologiqu es» elles-mêmes ? A ce propos Husserl emploie l'expres-
sion de «faisceau» (Biindel) \ qui vient directement de Hume2, et du
fameux chapitre du Traité consacré à la critique de l'identité person-
nelle et de la notion de «moi» précisémen f. En vérité, le moi, comme
sphère pure d'apparaître , et faudra-t-il dire, de l'apparaître en général, ne
peut même pas être qualifié comme un moi: il n'est rien d'autre que le
pur flux des «vécus», pris eux-mêmes comme purs «apparaître », sans
aucune déterminati on ontologique préalable.
Aussi le paradoxe de l'analyse husserlienne est-il, au moment
même où elle semble avancer une déterminatio n égologique de la
conscience, de retirer toute signification proprement phénomé-
nologique au moi et à la supposée inclusion des «vécus» dans ce
moi, qui serait censée définir la «conscience »: «li est clair que la
relation selon laquelle nous rapportons les vécus à une conscience
qui les vit, ou un indivu psychique, ou un moi, ne renvoie à aucune
situation phénoménologique spécijique» 4• Autrement dit, le moi, si moi il
y a, n'apparaît pas et, comme tel, ne modifie pas vraiment le sens de
ce qui apparaît, n'a pas de signification phénoméno logique particu-
lière. Ou bien alors, selon les lignes fameuses qui inspireront Sartre
dans La transcendance de l'ego, il faut traiter le moi comme un objet
empirique comme un autre, objet possible de visée. Si quelque chose
comme un moi apparaît, il ne fait évidemmen t pas exception au

1. Cf. déjà la définition de la conscience au sens 1, RL V,§ 1, Hua XIX/1, p. 356; tr.
fr. t. II/2, p. 145 modifiée conformément à la 1'" édition (tr. fr. p. 344), et aussi RL V,
§ 12 b), Hua XIX/1, p. 390; tr. fr. t. II/2, p. 179: «Le moi ne représente pour nous pas
autre chose que "l'unité de la conscience", le "faisceau" momentané des vécus.»
2. Cf. ce que dit Rudolf Bernet, in La vie du stijet, Paris, PUF, 1994, p. 301, n. 2, du rôle
de la traduction du Treatise en allemand par Th. Lipps pour la fixation de ce vocabulaire.
3. Hume, Treatise, ed. Nidditch, p. 252: «They are nothing but a bundle or collection
of different perceptions>>, souligné par nous.
4. RL V,§ 4, Hua XIX/1, p. 363; tr. fr. t. II/2, p. 152.
258 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

régime général de l'apparaître, et ne bénéficie d'aucun privilège ni


n'assure aucune fonction fondatrice par rapport à l'apparaître lui-
même. La détermination égologique de la conscience comme thème
général de description coextensif à l'apparaître lui-même, quelle que
soit sa provenance psychologique assez grossièrement déguisée, perd
dès lors toute signification. Le «moi» pris en ce sens-là, qui n'est
plus le «moi» objet particulier du monde, n'est pas non plus un
second moi, pur ou transcendantal, qui viendrait redoubler le pre-
mier, il se confond tautologiqueme nt avec la conscience elle-même,
avec l'apparaître qu'il serait censé qualifier: «li va de soi que le moi
n'est pas quelque chose de spécifique qui planerait au-dessus des
multiples vécus, mais il est simplement identique à l'unité propre de
leur connexion. »1 L'unité du moi n'est rien d'autre que ce qu'il fau-
dra bien appeler, comme le confirmeront les Leçons sur le temps,
l'unité du fl.ux2 , qui se constitue de façon purement transitive et
immanente, par la conjugaison des vécus les uns avec les autres,
selon leurs propres horizons de protention et d'attente. Pas besoin
assurément de rajouter un principe égologique (Ichprinzip) à cet
entrelacs qui est celui de la manifestation même du réel. Le fantôme
de l'aperception transcendantale néo-kantienne est congédié ici avec
vigueur.
Par là même, c'est une pure immanence de l'apparaître dont la
vue est dégagée, indépendamme nt de tout «moi» entité ou principe
et en deçà ou en dehors du partage obligé entre choses physiques et
psychiques, qui accompagne d'habitude la définition du moi. La fln
de ce § 4, dans la première édition, ne voyait de détermination phé-
noménologiqu ement correcte pour le «moi» qu'une détermination
causale, le saisissant dans ses rapports d'action avec les autres choses
constituées (exactement comme chez Hume), et en même temps
marquait le caractère non phénoménolog ique en un sens primordial

1. Op. cit., § 4, p. 363-364; tr. fr. p. 153, modifiée selon la première édition (voir cette
même traduction, p. 344).
2. Voir Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, § 36.
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (TI) 259

(celui d'une pure et simple description) du «moi» alors conquis.


L'unité du moi en ce sens-là (celui d'un objet constitué) «n'est plus
une unité phénoménol ogique, elle consiste dans une légalité cau-
sale»1. Mais, au niveau phénoméno logique, il faut d'autant plus
«laisser en suspens la question de savoir s'il faùt distinguer des
choses psychiques et physiques en les séparant comme des unités
réelles ayant un statut équivalent, et comment il faut le faire» 2•
L'unité à laquelle la phénoméno logie nous a ramené, celle de la
conscience comme sphère pure d'apparaître, de ce qui est« donné»,
n'est en aucun cas celle d'une «chose», pas plus psychique que phy-
sique, et à ce niveau on ne peut vraiment parler d'un «moi», qui
n'aurait de sens que dans les rapports causaux que l'on pourrait ou
non établir pour lui avec les autres choses du monde. L'immanenc e
ne peut prendre le visage d'aucune «chose» métaphysiq uement pré-
déterminée, y compris celui d'un moi.
On ne peut donc dire que, pour Husserl, la conscience se définisse
à partir du moi ou comme« moi», puisque c'est bien plutôt l'inverse:
le moi, concept qui se voit ici ôter sa valeur descriptive et du même
coup neutraliser ontologique ment, ne se détermine (à la rigueur) que
depuis la conscience, qui, dans sa liberté même par rapport au «moi»
ou à toute construction métaphysiqu e et/ou transcendan tale, est le
véritable lieu de l'apparaître.

§ 2. LA CONSCIENCE COMME INTÉRIORITÉ

Mais cette dénominatio n de «conscience » ne porte-t-elle pas en


elle-même la possibilité d'un redoubleme nt (la conscience comme
conscience d'elle-même , ce qui serait le sens du thème husserlien du
«sentir pur» comme consubstant iel à l'apparaître) qui l'inscrit tou-

1. RL V,§ 4, Hua XIX/1, p. 364; tt. fr. t. II/2, p. 345.


2. Op. cit., loc. cit.
260 LA CONTREPART IE ONTOLOGIQU E

jours au moins virtuellemen t, mais de façon fondatrice pour elle,


dans l'espace d'une intériorité présupposée ? C'est ici qu'intervien t
inévitablem ent le deuxième axe de définition de la conscience propo-
sée, dans une fidélité ambiguë à la tradition brentanienn e, à savoir
celui de la conscience comme «perception interne» («perception
interne des vécus psychiques propres», disait la définition 2, pour le
moins explicite).
Dès les premières lignes du § 5, Husserl indique sa défiance par
rapport à cette entente réflexive ou autopercepti ve de la conscience, à
laquelle il préfère substituer en général ce qu'il appellera dans la
1
seconde édition« un sens purement phénoméno logique» , celui précisé-
ment de flux absolu de l'apparaître même, ni plus ni moins.« C'est à
ce sens que nous entendons nous tenir désormais, à moins que d'au-
tres concepts ne soient expressémen t indiqués.»
Et pourtant, comment ignorer la persistance d'un emploi du mot
«conscience » qui la qualifie comme« conscience interne», à défaut de
conscience de soi, là où le sens du Soi comme ego est devenu problé-
matique? «Il s'agit là de la "perception interne" qui doit accompa-
gner les vécus présents, soit en général, soit dans certaines classes de
2
cas, et se rapporter à eux comme à ses objets. » Cette perception, par
opposition à la perception externe, se caractérisera it par son évidence
supérieure, et à vrai dire absolument indubitable - c'est cette indubi-
tabilité qui, dans la recherche d'une sphère cartésienne soustraite à
toute remise en question, manifesterai t l'intériorité comme telle. Id
3
l'écho de Brentano, infiniment plus cartésien qu'aristotéli den , et,
croyons-nou s, infiniment plus cartésien tout au moins que le Husserl
des RL, se fait indiscutable ment entendre.
L'évidence de la perception interne de nos phénomène s psychi-
ques est posée au départ de la Prychologie du point de vue empirique. Les

1. Op. cit., § 5, p. 365; tr. fr. p. 154.


2. Op. cit., loc. cit.
3. Cf. Franco Volpi, War Franz Brentano ein .Aristoteliker? Zu Brentanos und Aris-
toteles' Auffassung der Psychologie ais Wissenschaft, in Brentano-Studien, II, 1989, p. 13-29.
Ce cartésianisme trouverait ample confumation à la lecture de Wahrheit und Eviden:v éd.
O. Kraus, Leipzig, Meiner, 1930.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 261

phénomènes (externes) étudiés par le physicien « n'ont pas d' exis-


tence véritable et effective (sind nicht Dinge, die wahrhajt und wirklich
bestehen). ils constituent les signes d'une réalité effective dont l'ac-
tion produit leur représentation. Mais l'image qu'ils en donnent ne
correspond aucunement à cette réalité, et la connaissance qu'on peut
en tirer demeure bien imparfaite. (...) La vérité des phénomènes
physiques n'est, suivant l'expression consacrée, qu'une vérité
relative» 1• Nous voici donc en pleine métaphysique de la realitas
oljectiva cartésienne. il en va en effet «tout autrement pour les phé-
nomènes de la perception interne. Ceux-là sont vrais en soi. ils sont
en réalité tels qu'ils paraissent; nous en avons pour garantie l'évi-
dence avec laquelle ils sont perçus». L'intériorité de la sphère men-
tale, dans l'autoperception de soi, écrase la différence entre l'être et
le paraître, l'apparaître et l'objet. Le flux absolu de l'apparaître, via
la dite «perception interne», est ici récupéré comme conscience
absolue. A cette évidence primordiale qui est bien d'une certaine
façon celle d'un cogito s'oppose le caractère intrinsèquement problé-
matique des objets extérieurs. C'est qu'en effet «lorsque, des phéno-
mènes de nos sensations, nous tirons la conclusion qu'ils ont leur
cause dans un monde étendu sous forme spatiale, nous supposons
quelque chose qui n'a jamais été constaté comme fait immédiat d'ex-
périence», et la pertinence de cette hypothèse n'est guère plus que
descriptive, dans la mesure où elle permet de rendre compte dans
une certaine mesure de la régularité des apparitions auxquelles nous
sommes confrontés 2• En fait, pour Brentano, l'existence des choses
extérieures n'ira jamais au-delà d'une hypothèse présentant un haut
degré de probabilité3• C'est qu'au sens propre du terme il n'y a
qu'une seule perception, où une existence soit donnée comme telle
dans sa vérité (Wahr-nehmung, au sens étymologique, comme le relève

1. Brentano, P{Jchologie, Bd. I, p. 28; tt. fr. p. 40. La traduction Gandillac, de façon
amusante, porte «affective» pour wirklich dans la première phrase. Plus grave: dans la der-
nière phrase, elle met « psyclûques » à la place de «physiques>> 1
2. Brentano, PDJchologie, Bd. I, p. 151; tt. fr. p. 119.
3. Cf. Vom Dasein Cottes, éd. A. Kastil, Leipzig, Meiner, 1929, p. 156.
262 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

justement Maurice de Gandillac en note\ la «perception interne»


précisément:
«Non seulement la perception intérieure est la seule qui soit d'une évi-
dence immédiate; elle est vraiment la seule perception au sens propre du
mot. Ainsi que nous l'avons vu, les phénomènes de la perception dite
extérieure ne peuvent aucunement, même par des procédés indirects, être
démontrés comme vrais et réels. [...] et ainsi nous pouvons dire que les
phénomènes psychiques sont les seuls à propos desquels on puisse parler
de perception au sens propre du mot. »2

Et, si l'on peut dire, aggravant son cas, Brentano ajoute: «Cette
définition, elle aussi, caractérise suffisamment les phénomènes psychi-
ques.» Nous avons donc ici affaire à une définition des phénomènes
psychiques en tant que tels, alternative et concurrente de celle par l'in-
tentionnalité. A côté de la voie intentionnaliste, de provenance plutôt
aristotélicienne, même si elle peut être interprétée au sens proprement
moderne d'une métaphysique de la rea!itas oljectiva (et elle l'est tou-
jours malheureusement, dirons-nous), Brentano a, toute prête, une
définition cartésienne de la conscience, comme sphère d'évidence
propre d'une psychè. C'est celle qui réapparaît ici et qui en dernier res-
sort domine. Son héritage n'enracine-t-il pas la phénoménologie du
côté des métaphysiques de la conscience, comme sphère égologique
d'évidence, fût-elle sans «ego» apparent? D'abord vient la «percep-
tion interne» ; c'est elle qui au fond définit la conscience, et comme
telle, pour Brentano, elle est source de la psychologie en un sens
absolu et ultime3, même si elle demeure en un sens insaisissable, et
doit passer au filtre de la mémoire pour donner prise à une éventuelle
observation interné dont Auguste Comte, s'il a eu tort de la décréter

1. Cf. Brentano, P{Ychologie, tt. fr. p. 105, n. 1. Sur la persistance de ce jeu de mots
classique de la philosophie allemande chez Husserl, voir RL, tt. fr. t. rn, Remarques sur la
traduction de quelques termes, p. 316.
2. Brentano, P{Ychologie, Bd. I, p. 128-129; tt. fr. p. 104-105.
3. Cf. Brentano, P{Ychologie, Bd. I, p. 40; tt. fr. p. 48.
4. Sur cette distinction, fondamentale chez Brentano, entre perception interne (innere
Wahmehmung) et observation interne (innere Beobachtung), voir P{Ychologie, Bd. I, p. 180; tt.
fr. p. 138. Cf. aussi op. cit., Bd. I, p. 41; tt. fr. p. 48.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 263

impossible, a eu raison de souligner le caractère non immédiat et la


difficulté.
C'est dans ce contexte qu'intervint la réflexion husserlienne sur la
caractérisation ou non de la conscience comme« perception interne».
Or, ce qui est très remarquable, et ce sur quoi il faudra revenir en défi-
nitive, car c'est assurément un tournant stratégique, c'est le déplace-
ment opéré alors par Husserl, qui manifestement n'aime pas le terme
«interne» pour qualifier la perception et, puisqu'il s'agit de qualifier
l'évidence- et à ses yeux rien de plus - sans l'interpréter métaphysi-
quement comme inhérence ou non à un ego, lui préfère décidément le
terme d'« adéquat», purement et simplement. On comprendra que ces
pages, dans leur neutralité et leur caractère scolastique mêmes, soient
décisives.
«L'évidence que l'on accorde d'habitude à la perception interne indique
qu'on la comprend alors comme une perception adéquate, qui n'attribue
(zudeutet) à ses objets rien qui n'ait été représenté intuitivement et donné
réellement dans le vécu perceptif lui-même; et inversement, qui les repré-
sente et les pose d'une manière exactement aussi intuitive qu'ils sont en
fait vécus dans et avec la perception.» 1

En fait l'évidence supposée de la «perception interne» ne peut


rien vouloir dire si ce n'est qu'on entend par là la perception adé-
quate. Or le propre de la perception adéquate, dans une sorte de
paradigme de la phénoménologie elle-même, est de ne rien ajouter
par l'interprétation (zudeuten) à ses objets. Dans la perception adé-
quate, c'est la «chose elle-même» qui apparaît. Telle est la vertu de
l'intuition: la « donnée réelle» de la chose. La chose y est réduite à
la mesure du mode de donation qui est alors le sien: la perception,
au sens le plus large du terme2 • Mais, d'un autre côté, elle s'y tient
sans reste, au sens où la perception n'est rien d'autre que présence
de cette chose même. n n'y a pas de réserve dans la perception par

1. RL V,§ 5, Hua XIX/1, p. 365; tt. fr. t. II/2, p. 154.


2. Lorsqu'on parle de «perception» dans les RL, il ne faut jamais oublier l'élargisse-
ment que Husserl y fait subir à ce concept, avec l'intuition catégoriale. Cf. notre chap. IV.
264 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

rapport à la chose qu'elle présente, pas de «sas» représentatif qui y


conduirait et aurait besoin d'être interprété (gedeutet) à cette fin.
L'adéquation ne représente donc rien d'autre que l'idéal de l'absence
de distance entre le vécu et ce qui y est vécu, celui de la pure pré-
sence du donné en tant que donné. C'est le pur fait, par définition
sans reste, de l'apparaître dans la conscience, fait qui devient celui
d'une connaissance intuitive, immédiate (qui est aussi bien la figure
de la connaissance accomplie) là où l'apparaître se recouvre avec
l'apparu et est donné en personne comme tel ou tel (cette donation,
on le sait, pour Husserl, est loin d'être dépourvue de toute structu-
ration catégoriale). L'adéquation est la qualité d'apparaître du pur
vécu en tant que la visée est tenue précisément dans les limites de
son vivre, qu'on se restreint à ce qui est effectivement donné, qui du
reste, peut être structuré de bien des façons. C'est à vrai dire le
propre de toute situation perceptive, au sens le plus large du terme.
La question se pose alors de savoir pourquoi ce modèle devrait
être spécialement appliqué à une supposée «perception interne», au
sens d'une visée réflexive de soi-même, comme le fait Brentano,
reconduisant les certitudes qui sont souvent supposées être celles de la
conscience cartésienne.
Toute perception en effet, Husserl y insiste, même si elle n'est pas
nécessairement adéquate, du moins tend constitutivement à l'adéqua-
tion et en un sens c'est donc là une propriété de la perception en géné-
ral bien plus que de la« perception interne» en un sens limitatif.
«Toute perception est caractérisée par l'intention d'appréhender son objet
comme lui-même présent, précisément ainsi qu'il est, existant et visé. A
cette intention correspond la perception, elle est adéquate quand l'objet est
"là" en tant que ce qu'il est, présent en chair en os (leibhaftig), donc pré-
sent dans le percevoir même et ne fait qu'un avec lui.» 1

Id s'accomplit toute une métaphysique de la connaissance comme


tact, de provenance aristotélicienne, qui traverse de son axe toute la
pensée occidentale. La perception est présence« charnelle» de la chose

1. RL V,§ 5, Hua XIX/1, p. 365; tt. fr. t. II/2, p. 154 (1'" éd.).
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 265

elle-même, dans un percevoir avec lequel elle se confond, dans l'im-


manence du vécu précisément. La chose est là, elle est vécue, telle est
l'évidence qu'a alors en vue Husserl, évidence perceptive qui ne se
confondra jamais avec une interprétation, si interprétée du teste soit la
chose qui est là. Mais alors l'immanence de cette évidence (ce qui est
perçu tient littéralement «dans» la perception) ne court-elle pas le
risque d'induire sa réintériorisation, selon le dispositif métaphysique le
plus naturel pour l'expliquer? Dire que le perçu est «dans» la percep-
tion, dans l'adéquation parfaite avec elle-même dans laquelle celle-ci
s'expérimente, n'est-ce pas nécessairement lui prêter l'intériorité silen-
cieuse du vécu, supposé perçu dans un« sens interne» toujours déjà là
et réceptacle des évidences ultimes? Aussi bien est-ce la solution bren-
tanienne à laquelle Husserl semble se rallier en un premier temps dans
les lignes qui suivent, donnant en définitive raison au maitre:
«ll va de soi, bien plus il est évident d'après le simple concept de laper-
ception, qu'une perception adéquate ne peut être que perception interne,
qu'elle ne peut portet que sur des vécus donnés en même temps qu'elle,
appartenant avec elle à une seule conscience; tandis qu'inversement il
n'est pas possible d'affirmer purement et simplement à la manière des
psychologues que toute perception dirigée sur nos propres vécus (qui,
conformément au sens naturel du mot, devrait être qualifiée d'interne)
doit être perception adéquate.» 1

n faut évidemment être attentif à la définition ou plutôt la non-


définition qui est donnée du concept d'intériorité dans le premier
membre de phrase. Une perception adéquate ne peut être
qu' «interne» au sens exact où elle ne peut porter que sur des
«vécus». Mais nous avons vu le sens très particulier pris par le mot
«vécu» dans la construction husserlienne. Celui-ci est parfaitement
neutre métaphysiquement (et en particulier absolument pas «psycho-
logique») et il ne renvoie à rien d'autre qu'à une certaine absoluité de
l'expérience en tant qu'expérience. L'immanence n'est pas ici recon-
duite à une intériorité ptéconstituée, mais c'est bien plutôt l'inverse :
le lexique de l'intériorité n'a droit qu'en tant qu'il signifie immanence

1. RL V,§ 5, Hua XIX/1, p. 365-366; tt. fr. t. II/2, p. 154 (1" éd.).
266 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

de la donnée, que l'on ne sort pas de la sphère de la donation. Toute


perception adéquate est «interne»; mais c'est que l'adéquation n'a
d'autre sens que de mesurer l'essence du vécu lui-même, c'est-à-dite
l'apparaître put en lui-même, sans qu'aucune teneur métaphysique
spéciale y soit présupposée. D'où, après ce que nous avons dit sut le
«vécu» et sut le «moi», ou sut le caractère non égologique du flux
des vécus, la nécessité de ne pas entendre immédiatement au sens car-
tésien d'un ego la référence à une «intériorité» de la perception, au
sens de son intériorité au flux du vécu lui-même, qui rencontre en elle
son propre bord d'immanence. Une fois de plus c'est l'adéquation id
qui mesure l' dntétiorité», qui est intériorité de l'apparaître à lui-
même, et non l'inverse.
D'où le rejet extrêmement explicite du cartésianisme de Brentano,
pat lequel Husserl s'interdit de fond et l'évidence de l'adéquation dans le
statut supposé métaphysiquement «interne» de son objet, au sens de
l'intériorité d'un objet qui se distinguerait des autres, conscience ou ego.
Si la perception adéquate peut être dite« interne», en un sens qui d'ail-
leurs ne nous apprend rien sut l'adéquation, ce qu'on appelle ordinaire-
ment (et ce que Brentano appelle)« perception interne» n'a aucun droit
particulier à l'adéquation. On ne voit absolument pas pourquoi laper-
ception que nous sommes censés avoir de nous-mêmes (et qui générale-
ment n'est pas une« perception» au sens propre du terme) bénéficierait
d'une évidence particulière. La fin du chapitre I, dans sa critique du moi,
y insistera lourdement: la perception que j'ai moi-même, de ce point de
vue, ne diffère pas fondamentalement des autres perceptions, elle est
très largement impropre et présomptive, et, si l'on peut dite, ne vaut pas
mieux que celle que nous avons des objets extérieuts 1• L'évidence de la
sphère phénoménologique est ailleurs, au niveau de l'apparaître même,
en deçà du partage entre le moi et le monde donc d'une certaine façon.
Là Husserl diverge radicalement de Brentano et du sol métaphysique
subjectiviste dont il était patti. D'où la réforme terminologique propo-
sée, lourde de signification, et sur laquelle nous reviendrons, qui revient

1. Cf. op. cit., § 8, p. 375-376; tr. fr. p. 163.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 267

à libérer la phénoménologie de quelques excroissances ontologiques et


de quelques pseudo-concepts comme l'interne et l' extern_e, pour se
rabattre sur des concepts proprement et purement descriptifs, comme
c'est sa destination:
«Étant donné l'ambiguïté, que nous venons de mettre en lumière, de
l'expression "perception interne", il serait préférable d'établir une dis-
tinction terminologique entre perception interne (en tant que perception
de nos propres vécus) et perception adéquate (évidente). Ce qui, alors,
ferait également disparaître la fausse opposition, utilisée par la théorie de
la connaissance [allusion évidente à la querelle du réalisme] et exploitée aussi
en psychologie, entre perception interne et perception externe, opposi-
tion qui est substituée à l'opposition authentique entre perception adé- ·
quate et perception inadéquate.»1

Suit une mise au point décisive, qui devrait être prise en compte
pour toute spéculation sur le sens de cette « conscience» à l'étude de
laquelle la phénoménologie est thématiquement consacrée.
«Si certains auteurs, Brentano par exemple, établissent une étroite :relation
entre les deux concepts de conscience que nous avons traités jusqu'ici, cela
vient de ce qu'ils croient pouvoir interpréter la conscience de contenus (I.e
fait qu'ils sont vécus) selon le premier sens comme une conscience selon le
deuxième sens. Dans ce dernier sens est conscient ou vécu ce qui est perçu
intérieurement (et chez Brentano cela signifie toujours en même temps: adé-
quatement) ; conscient dans le premier sens signifiait ce qui, en général, est
présent psychiquement. L'équivoque qui pousse à concevoir la conscience
comme une sorte de savoir (Wissen) et, remarquons-le, de savoir intuitif,
pourrait bien avoir suggéré ici une conception que rendent insoutenables les
difficultés excessives qu'elle entraîne. »2

Husserl disjoint ici radicalement l~s deux concepts de conscience:


la conscience comme vécu d'un côté, la conscience comme perception
interne de l'autre. Qu'il y ait des vécus, des apparaîtres, n'implique en
rien qu'il y ait quoi que ce soit d' «interne» à percevoir- il faudrait

1. Op. cit., § 5, p. 366; tt. fr. p. 154-155 (1"' éd.).


2. Op. cit., § 5, p. 366; tt. fr. p. 155 (rectifiée selon la 1re éd.). A la place de« psychi-
quement», la deuxième édition porte la très nette amélioration «en tant que vécu dans
l'unité de conscience», dans une dépsychologisation qui n'est pas nécessairement en soi
transcendantale.
268 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

déjà qu'il y ait quelque chose à quoi cela pUisse être interne, ce dont,
au niveau phénoménologique fondamental, il ne saurait être question.
li y a là la distance du pur vécu, qui est purement et simplement vécu,
ou "senti", et qui en aucun cas n'est encore en lui-même objet, à une
réflexion ou à un regard intérieur qui le saisirait précisément comme
objet mental. Pour Husserl, l'un ne saurait en aucun cas se confondre
avec l'autre: on ne peut identifier l'être des vécus au sein de la cons-
denee comme sphère universelle de l'apparaître, non déterminée, avec
l'inclusion dans une conscience égologique sur laquelle se retournerait
un regard intérieur au sens d'une inspectio sui. La conscience n'est pas
savoir de soi ni sphère privée; elle est laisser être de l'apparaître. La
neutralité phénoménologique affirmée de la conscience ici va très loin,
car c'est ici aussi bien le modèle de la conscience comme savoir qui est
fugitivement remis en question. La conscience n'est pas savoir de soi,
mais elle n'est pas même immédiatement ni exclusivement savoir. Elle
laisse apparaître l'apparaître- elle est son recueillement ou son ouver-
ture même, accompagnée de ce sentir originaire qui est épreuve de
l'apparaître lui-même, mais certainement pas d'elle-même comme d'un
«Soi»- et ne le qualifie pas d'abord ni toujours en un sens théorique.
En fait, à ce niveau, elle ne s'oriente pas même comme regard: pure
ouverture au donné, laisser être de ce qui vient dans l'apparaître (c'est
le sens du« flux»), tel était donc le sens de la conscience au sens 1 du
terme, dont c'est ici le triomphe, contre Brentano et les métaphysiques
de la subjectivité.
Et Husserl de rappeler ici les apories inévitables des philosophies
de la réflexion, qui accordent une structure essentiellement et immé-
diatement réflexive à la conscience, comme regard retourné sur soi,
regard du regard qu'elle est à l'encontre des choses. Ne faudra-t-il pas
alors un autre regard pour embrasser la réflexion elle-même? On va
vers la régression à l'infini, que court-circuite résolument l'entente
phénoménologique de la conscience, adossée au sentir de sa propre
immanence, qui est immanence même du phénomène, et non d'un
sujet qu'il y aurait à «voir». La conscience ne voit pas son propre
départ. Et c'est pour cela qu'elle est conscience. Tel pourrait être un
des sens de l'immanence, comme limite, dans l'économie des RL.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 269

Assurément Brentano a essayé d'éviter ce piège, en distinguant dans


l'acte psychique (l'acte de conscience) orientations primaire et secon-
daire. Plutôt que d'admettre« une conscience dont on n'aurait pas cons-
cience», ce qu'il confond avec le problème d'éventuelles représentations
psychiques inconscientes (qu'il refuse), et de reconnaître le fond de pur
sentir qui est celui de la conscience, comme expérience de sa propre
immanence, Brentano, pourrait-on dire, asservit la conscience elle-
même au modèle de la conscience en un sens théorique et veut mainte-
nir, accompagnant toute conscience, une « conscience de la cons-
cience», comme conscience de soi ou« perception interne». Seulement,
pour échapper à la régression à l'infini (la conscience de la conscience de
la conscience...), il professe que cette conscience réflexive (mais qui n'a
pas besoin d'acte de réflexion particulier) n'est pas un acte réellement dif-
férent de l'acte psychique au sens normal du terme, c'est-à-dire tourné
vers l'objet extérieur, ou« objet premier». La représentation du son et
celle de l'audition ne soht pas réellement deux phénomènes distincts. En
fait il y a simplement un phénomène psychique qu'on peut envisager
dans son rapport à deuX: objets différents: le son, phénomène physique,
qui est« objet premier» du phénomène psychique en question, et l'au di-
tion, qui est ce phénomène psychique en tant qu'« objet second», objet
de lui-même d'une certaine façon 1• Ainsi, «l'audition paraît, au sens le
plus propre du mot, tournée vers le son, et, de ce fait même, semble se
percevoir en passant et à titre supplémentaire»2• Nul besoin d'un autre
acte pour assumer le premier, celui qui est tourné vers l'objet extérieur.
Toute conscience porte en elle le rapport à elle-même, comme un rap-
port latéral à la conscience del' objet qui est le sien.
Ce dispositif ne convainc pourtant nullement Husserl par tout ce
qu'il présuppose de partage métaphysique non débrouillé entre une
intériorité et une extériorité présupposées. Husserl doute de la capa-
cité de la conscience à constituer elle-même un objet (objet second en
visée, mais premier en évidence et en intégrité) au sens d'évidence
entendu par Brentano. Ou alors le rapport visé (rapport de la cons-

1. Brentano, P{)'cbologie, Bd. I, p. 179-180; tt. fr. p. 137.


2. Op. cit., Bd. I, p. 180; tt. fr. p. 138.
270 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

denee à elle-même) est un non-rapport, un vivre premier, celui de la


sensation ou du sentir, comme adéquation pure de la conscience avec
elle-même, et il ne saurait plus alors être question de conscience à pro-
prement parler, et certainement pas de conscience de la conscience,
mals d'une expérience, par la conscience, de sa propre immanence,
celle en laquelle est donné l'objet. C'est en fait que le concept de cons-
cience a profondément été modifié, étant devenu champ de donation
absolu, et non plus quoi que ce soit qui puisse être transformé en un
objet, même et surtout de psychologie - non pas que celle-ci soit
impossible, mals elle a alors affaire à nos vécus comme à des objets
comme les autres, répondant aux mêmes contraintes épistémologi-
ques, loin de l'évidence cartésienne, et dénuée de tout privilège onto-
logique particulier. Husserl est donc d'avis, pour des raisons de prin-
cipe, et non seulement de commodité d'exposition, de laisser de côté
les subtilités brentaniennes, beaucoup trop chargées de présupposi-
tions métaphysiques. Celles-ci ne passent pas la barrière de l'examen
phénoménologique, purement descriptif, qui ne saurait laisser instau-
rer un tel sens pour la« conscience», là où celle-ci précisément n'est
que le corrélat absolu de la description de ce qui apparaît.
«Comme notre propos concerne ici des constatations pw:ement phéno-
ménologiques, nous devons laisser de côté des théories de cet ordre tant
que précisément la nécessité d'admettre l'action continue de la perception
interne ne peut être démontrée phénoménologiquement. »1

On se passera donc de la perception interne et du mythe de l'inté-


riorité qui lui correspond pour définir la conscience, celle-ci se voyant
dès lors d'une certaine façon affranchie de la «subjectivité» dans
laquelle un œil intérieur aurait été censé l'ancrer.
n n'empêche que, comme on l'a vu, la notion de «perception
interne» peut conserver un certain sens, mals au prix d'un déplace-
ment qui précisément l'éloigne de toute intériorité, pour lui rendre son
sens de pure immanence (l'objet est « dans» sa perception), comme pré-

1. RL V, § 5, Hua XIX/1, p. 367; tr. fr. t. II/2, p. 155 (2:' éd.). La première édition
portait une version plus faible, faisant référence à la seule nécessité de préserver le caractère
empirique de l'analyse, en dehors de toute hypothèse (.Annabme).
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 271

sence, présence qui est la limite, constitutive de tout apparaître mais


en elle-même non phénoménale (rappelons-nous qu'elle «n'apparaît
pas», elle est «vécue») de toute conscience. Ici on retrouve comme
une forme de cogito, dont Husserl n'hésite pas à emprunter la langue
au § 6, mais non sans lui faire subir des distorsiqns qui nous emmè-
nent plus sur le terrain de Hume que sur celui de la philosophie carté-
sienne stricto sensu. En un sens il est bien vrai que la seconde acception
du mot «conscience», comme perception interne, mais convenable-
ment remaniée, comme «adéquation», apparaître à la conscience de
l'inhérence de ce qui y est tenu (qui n'est plus tout à fait un apparaître,
mais fusion du sentir et de l'apparaître), est plus originaire que la pre-
mière, celle qui fait de la conscience simplement l'ensemble des vécus
ou des apparaîtres en général, au sens exact où ce sens large tire son
évidence du premier. L'existence de la conscience se manifeste d'une
certaine façon dans l'adéquation, et c'est cette évidence (celle du
«vécu» précisément) qui sous-tend l'ensemble des vécus et fait la
consistance de la vie de conscience en généraL Là où Descartes a rai-
son, c'est qu'il y a une indubitabilité si ce n'est du cogito1 ergo sum en
tout cas du simple sum 1 • Mais, même si l'on hésite à employer ce terme
galvaudé par Heidegger, cette évidence n'est aucune autre que celle de
l'être même, ou disons de l'apparaître comme unique sol de la donnée,
au-delà duquel cela n'a pas de sens que de se situer. Et le fait que l'on
puisse, comme l'a déjà fait ici Husserl, bien avant le tournant transcen-
dantal, appeler cela un ego, ne doit pas être pris en un sens métaphy-
siquement trop déterminé, si l'on tient compte de la critique radicale
de l'ego et de l'interprétation égologique qui est formulée dans les
paragraphes suivants, et que nous avons déjà présentée. li n'y va de
rien d'autre que de l'immanence humienne du phénomène. Exacte-

1. Op. cit., § 6, p. 367; tt. fr. p. 156. Husserl retrouve ici le déplacement de formule
opéré par Descartes entre le Discours de la méthode (AT VI 32) et les Méditations
(AT VII 25), dans le sens de la mise en évidence du fondement, purement existentiel, du
cogito, qui est d'abord ego sum, ego existo. Cf. dans nette Autour de Husser~ Égologie et dona-
tion. TI est vrai qu'ici, dans les RL, il n'est même plus question d'un ego sum, mais le sum est
réduit à la pureté de sa simple position d'existence, qui est celle de l'apparaitte même.
272 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

ment comme chez Hume les impressions ne sont pas des idées et sont
donc d'une certaine façon l'être même1• Loin de tout subjectivisme, la
perception adéquate, adéquation de la conscience avec soi (avec sa
propre« chair») qui est fondement de la conscience chez Husserl n'est
rien d'immédiatement subjectif ou égologique en un sens privé ou
intérieur: elle n'est rien d'autre que le surgissement de la chair même
de l'apparaître et la prise de conscience de sa thèse sensuelle première
(qui est ce qu'on entend dans le sum), qui est aussi bien celle de la sen-
sation comme «contenu» primordial. Le cogito husserlien est ici un
cogito de la sensation ou de l'impression première, de l'impressionnalité
de la conscience comme rencontre de la vie avec soi et épreuve de la
facticité de l'apparaître. Il y a un ressentir premier qui n'est pas encore
un «je sens» - ce que les Leçons sur le temps nommeront Urimpression.
Jamais on n'a été aussi près de Hume. L'évidence du «Je suis», qui
est celle-là même de l'être («cela apparaît», voilà ce qui est évident)
doit id être rigoureusement déconnectée de toute entente du «moi» :
«L'évidence de la proposition je suis ne peut dépendre de la connais-
sance ni de l'adoption des concepts philosophiques du moi toujours
demeurés douteux. »2 Même dans son interprétation comme cogito,
l'adéquation est donc id encore déconnectée de toute entente précons-
tituée du moi. En fait, dans l'élargissement de la sphère adéquate à
tout apparaître dans lequel le contenu du flux de l'apparaître est mani-
festé en tant que tel, elle finit par s'identifier à la sphère ontologique
absolue (et pourtant absolument relative, puisque purement de l'ordre
de l'apparaître) du temps pur. Il n'y va de rien d'autre que de l'unité
continue de la conscience elle-même, en tant que «tout phénoménolo-
gique concret»3, entrelacs plein des vécus. On ne peut retirer sa chair
à l'apparaître, et sa propre immanence s'éprouve dans l'adéquation
comme incarnation, qui est celle de la sensation (celle qui marque de
son sentir originaire précisément la donnée adéquate de ce qu'on

1. Cf. Michel Malherbe, La philosophie empiriste de David Hume, Paris, Vrin, 1992,
p. 83 sq.
2. RL V, § 6, Hua XIX/1, p. 367; tt. fr. t. II/2, p. 156.
3. Op. cit., § 6, p. 369; tt. fr. p. 158.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 273

nomme habituellement «perception»). Ainsi, partant de la supposi-


tion métaphysique d'une sphère d'évidence particulière qui serait celle
de l'ego comme regard retourné sur soi qui se saisit de façon instanta-
née dans l'adéquation («perception interne»), le second concept de
conscience :finit par s'identifier au premier et s'y dissoudre: l'évidence
déborde la sphère supposée (et en fait devenue problématique) de l'in-
trospection pour prendre la mesure du flux en tant que flux. Ce qui est
évident, c'est le temps pur en tant que temps incarné, la vie de l'appa-
raître lui-même dans sa pulsation, et non l'ego en un sens particulier.
C'est sur ce fond et sur ce fond seulement que, dans la première
édition, pouvait être reposée et évacuée la question brentanienne du par-
tage entre les «phénomènes physiques» et les «phénomènes psychi-
ques» et en même temps d'ores et déjà posée et évacuée la ps-eudo-ques-
tion du «réalisme», dont c'est en fait le lieu véritable.
On a coutume d'opposer aux phénomènes psychiques (et au moi
empirique, qu'ils constituent) les choses physiques, qui sont les «non-
moi». Ces dernières, dira-t-on avec Brentano, «ne nous sont données
qu'en tant qu'unités intentionnelles, c'est-à-dire en tant qu'unités visées
dans les vécus psychiques, unités représentées ou jugées»1• On voit id
comment un certain usage de l'intentionnalité, qui aurait oublié de faire la
critique préalable de son point de départ ontologique et de le mettre lui-
même à l'épreuve de l'intentionnalité, retombe directement dans la méta-
physique de la représentation et de la realitas oijectiva cartésienne, dans
laquelle l'école brentanienne resta durablement enlisée. Faute d'avoir
précisément un concept assez radical de la« conscience», on revient tou-
jours à ce départ qui est celui d'un« moi», et le problème se pose alors iné-
vitablement de savoir comment en« sortir».
Mais, répond Husserl, si les choses physiques sont «représentées»
par nous, «elles ne sont pas pour autant elles-mêmes de simples repré-
sentations, pas plus que ne le sont les autres "moi", pour lesquels il en
va de même. Les choses physiques nous sont données (gegeben), elles se
trouvent devant nous (stehen vor uns), elles sont objets »2• Cette réfé-

1. Op. cit., § 7 (n'existe que dans la 1'e éd.) p. 370; tr. fr. p. 347.
2. Op. cit., loc. cit. Souligné par nous.
274 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

renee à l'être-donné des choses dites extérieures est évidem.m.ent fon-


damental. Là où il y a donation, au sens d'un se trouver en personne
de la chose devant nous (c'est-à-dire toujours aussi en fait dans ce que
Husserl appelle la conscience), il y a toujours aussi une certaine forme
d'indubitabilité- même si du reste des erreurs d'appréciation, d'inter-
prétation sont possibles, mais c'est une autre question. L'être de la
chose donnée ne peut se résoudre dans une simple «représentation»
au sens de ce prétendu «contenu mental» qui laisserait en suspens
l'existence de son objet. Ici pointe l'opposition de Husserl au repré-
sentationnalisme, conséquence logique de sa libération d'un sens nou-
veau, universel et non mental, pour le phénomène.
En même temps, et de façon absolument non contradictoire,
l'être-donné de la chose paraît absolument relatif, cela non pas au sens
où il relèverait d'une simple «représentation» ou hallucination subjec-
tive, mais au sens où la détermination de son« être» et sa portée gno-
séologique sont toujours strictement tributaires des jugements que
l'on porte surlui et de leur contexte, qui dessinent la configuration de
l'objet com.m.e leur corrélat et assignent exactement les limites qu'il y
a à parler de son« existence» ou à la remettre en question: les choses
physiques nous sont données,
«c'est-à-dire nous avons certaines perceptions et des jugements adaptés à
elles, dirigés sur "ces objets". Au système de toutes ces perceptions et de
tous ces jugements correspond le monde physique en tant que corrélat
intentionnel. n conviendrait d'établir une distinction plus précise, suivant
que nous considérons le système de ces jugements chez les individus,
dans une communauté d'individus (en tant que système de jugement qui
leur est commun), et dans l'unité de la science entre le monde du moi
individuel, le monde de la communauté sociale empirique, et éventuelle-
ment le monde d'une communauté idéale de savants; le monde de la
science (idéalement achevé), le monde en soi.»1

Mais, de ce point de vue, ce serait une lourde erreur de croire que les
prétendus« vécus psychiques» ou« intérieurs» fassent exception à cette
détermination épistémologique: «Eux-mêmes, les vécus psychiques et

1. Op. cit., loc cit. On a déjà affaire ici in nucleo au Husserl de la Krisis.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 275

les "moi" ne trou-vent la justification de leur être et de leurs relations


soumises à des lois que dans la science en tant que système de représenta-
tions et de jugements à -validité objecti-ve et ne sont donnés que comme
des pôles des -vécus intentionnels en moi. » 1 Une fois de plus, il n'y a pas
d'é-vidence pri-vilégiée des «-vécus» au sens psychique du terme. Si à un
certain ni-veau il est pourtant -vrai que les «-vécus» sont« donnés tels
qu'ils sont, alors que cela n'a jamais lieu pour les choses physiques en
général», c'est très certainement en un autre sens, celui d'« une certaine
sphère plus étroite» 2, à sa-voir celui de l'immanence de la conscience elle-
même. n y a une é-vidence de l'apparaître; il n'y en a pas (ou pas plus que
pour tout autre objet) du -vécu comme objet particulier, par construc-
tion déterminé et délimité dans le monde, de connaissance.
En fait, le paradoxe, c'est que le contraste entre la pure immanence
du -vécu et l'extériorité de principe de tout objet (y compris cet objet que
je serais moi-même) ne sert pas du tout ici à préser-ver la sphère d'é-vi-
dence d'une pure intériorité qui serait celle du phénomène, subreptice-
ment qualifié comme« subjectif», mais constitue au contraire aux yeux
de Husserl la meilleure réfutation du phénoménisme. C'est que l'ab-
sence d'é-vidence de ce qui est donné en tant que toujours aussi -visé et
constitué de telle ou telle façon fait elle-même partie de l'évidence.
D'où l'opposition de Husserl à ce qu'il nomme «l'hypothèse de
Berkeley-Hume», non sans quelque injustice, gommant ainsi d'une
certaine façon ses sources3 • Le phénoménalisme écrase les différences internes
au phénomène, réduisant l'écart entre la manifestation de l'immanence
du phénomène et l'idéalité de ce qui y est -visé, comme construction

1. Op. cit., loc. cit. Cf. les analyses de la fin du § 8.


2. Op. cft., § 7, p. 370; tr. fr. p. 347-348.
3. TI est en effet très discutable que pour Hume le monde se réduise à un «faisceau
d'idées», d'abord parce que la pensée de Hume, via le concept d'impression, est, contre
Locke notamment, le théâtre d'une très vigoureuse critique de la notion d'idée (cf. Treatise,
ed. Nidditch, p. 2, n. 1 - en cela, comme Husserl le reconnaît à plusieurs reprises du reste,
Hume, au-delà du représentationnalisme classique, est bien, sans doute avec Berkeley déjà.,
le véritable inventeur de l'immanence), ensuite parce que la conclusion du chapitre du Trea-
tise sur l'existence du monde extérieur est autrement ambiguë et problématique que cela:
d'une certaine façon, comme Husserl, elle supprime bien plus le sens pour la question
qu'elle n'y répond par la négative (cf. Treatise, p. 217-218).
276 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

(construction d'un «donné» éventuellement, au sens du recouvrement


de l'immanence du vécu et de ce qui y est visé, mais construction tout
de même).
«La théorie d~ Berkeley-Hume, qui réduit les corps phénoménaux à des
faisceaux (Bündel) d'idées, ne peut rendre compte du fait que même si les
idées élémentaires de ces faisceaux sont réalisables psychiquement, cepen-
dant, les faisceaux eux-mêmes, les complexes intentionnels des éléments,
n'ont jamais été présents réellement dans aucune conscience humaine
comme complexe d'idées et ne le seront jamais. Aucun corps (Ka·rper) ne
peut être objet de perception interne, non parce qu'il est "physique",
mais parce que, par exemple, la forme spatiale tridimensionnelle ne peut
être intuitionnée adéquatement dans une conscience. »1

C'est donc l'inadéquation de l'intuition externe, l'existence struc-


turelle en elle d'un supplément intentionnel qui constitutivement ne
relève pas du régime de l'adéquation, qui fait son« extériorité», déter-
minée avec un sens particulier certainement qui est précisément celui
des «choses extérieures», et non la référence à quelque sphère d'inté-
riorité préconstituée. Or cette différence phénoménologique - le type
d'inadéquation particulière qui est celle des choses « extérieures» en
tant qu'extérieures- est justement une différence phénoménologique: elle
traverse la sphère phénoménologique comme une différence d'appa-
raître, interne à l'ordre des phénomènes. Aucun phénoménalisme ne
peut donc expulser au-dehors du phénomène (son terrain, mais qu'il a
mal compris) l'existence des choses physiques, mais cela en un sens
phénoménologique, ou critique, auquel généralement il ne parvient
pas, en tant que thèse métaphysique. La différence entre ce qui est
interne (mais en un sens bien particulier, qui n'a plus rien à voir avec
celui d'une intériorité, mais qui est celui d'une adéquation) et ce qui
est externe n'est plus ici traitée comme un partage métaphysique
(ontologique), mais comme une modulation, essentielle, de l'appa-
raître lui-même. Ce déplacement évidemment ne serait pas possible
sans la réintetprétation de la «perception interne» et son identification
pure et simple à l'intuition adéquate précédemment exposée.

1. RL V,§ 7, Hua XIX/1, p. 370; tr. fr. t. ll/2, p. 348.


LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 277

En fait le vice intrinsèque du phénoménalisme, comme de toute


théorie métaphysique du« mental» pris comme objet, c'est de man-
quer le sens phénoménologique de la conscience, comme intentionna-
lité. C'est ici, en effet, sur la base de la démentalisation et de la désin-
tériorisation préalable du concept de «conscience» qu'intervient son
troisième sens, fondamental pour la problématique de la phénoménolo-
gie comme théorie des conditions de possibilité des objets. « L'exté-
rieur» (ou plus exactement les différentes versions et les différents
sens de l'extériorité, «interne» ou« externe» au sens étroit du terme
du reste) est «dans J> la. conscience, telle est l'intuition avec laquelle
culmine ici la théorie phénoménologique de la conscience, qui n'est
aucune autre que celle de l'intentionnalité au sens phénoménologique
du terme, ayant perdu son écorce mentale brentanienne. Ici Husserl,
comme le Hume du Traité, est tellement phénoméniste qu'il ne l'est
plus du tout. Encore· faut-il en effet être sensible aux différences
internes aux phénomènes, et surtout à. la différence des différences, la
différence phénoménologique (à. défaut d'ontologique) essentielle, à.
savoir celle inscrite au cœur de la conscience par l'intentionnalité.
«Le défaut fondamental des théories purement phénoménalistes est
qu'elles ne distinguent pas entre le phénomène comme vécu intentionnel
et l'objet phénoménal (le sujet des prédicats objectifs) et que, par suite,
elles identifient la complexion vécue des sensations et la complexion des
caractères objectifs. »1

Encore une fois on ne peut confondre la couleur (qui en un sens,


à. ce niveau est «vécue» mais n'« apparaît» pas) et l'objet coloré, le
vécu qui supporte l'intentionnalité et constitue son noyau de présence
intuitive et l'objectité intentionnée, qui «apparaît» pourtant dans le
même «vécu», mais, quant à. elle, n'est pas, ne peut pas être «vécue».
Les «objets» de nos perceptions demeurent: ils font d'une certaine
façon partie de nos perceptions elles-mêmes. Par après, l'objet phy-
sique s'identifie-t-il à l'objet psychique? On revient ici à une question
bien connue: celle du dualisme psychophysique et d'un éventuel

1. Op. cit., § 7, p. 371 ; tt. fr. p. 348.


278 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

«monisme». Mais, pour Husserl, cette question est sans enjeu méta-
physique immédiat. C'est tout au plus une question de grammaire, liée
à la façon dont on opère sm ces objets et dont on les déter:mine
conceptuellement (pour autant ils ne sauraient se confondre avec l'im-
manence même de l'apparaître dans laquelle ils apparaissent, ni entraî-
ner par voie de conséquence la phénoménologie dans quelque choix
métaphysique). n n'y a pas d'« abîme mystique», de «différence
incomparable» entre ces deux types d'objets, précisément dans la
mesure où ce sont des oijets, relevant de la même logique qui est celle
de l'intentionnalité, mais des distinctions intentionnelles qui sont
celles des sciences qui les ont constitués. «S'il y a une telle séparation,
c'est ce que seul peut nous apprendre le progrès des deux sciences. »1
On croirait lire du Mach, ce qui étonnera moins si on songe au formi-
dable pouvoir de relativisation qui est celui de l'intentionnalité,
comme problème posé aux objets de lem constitution par et dans l'im-
manence même.
En fait le phénoménalisme ici n'est absolument pas réfuté, et Hus-
serl le confesse avec la plus grande sérénité, qui prouve l'essentielle
indifférence de la question (et cela, c'est du Hume). On peut très bien
avoir une théorie fondée qui décrive les choses physiques comme les
effets de la corrélation réglée, subjective et intersuijective (y compris,
comme c'est le cas chez Berkeley, avec et par Dieu), de «vécus psychi-
ques», et Berkeley peut avoir métaphysiquement raison.
«Mais la signification des sciences ne serait pas supprimée pat l'accepta-
tion de cette théorie. La distinction entre les vécus (contenus de cons-
cience) et les non-vécus représentés dans les vécus (et même perçus ou
jugés comme existants) testerait. »2

Rien ne peut supprimer le phénomène constaté purement descripti-


vement de l'intentionnalité, comme structuration interne du phéno-
mène. Après, la grammaire des « choses psychiques » et «physiques»,
qui les unes comme les autres sont des corrélats intentionnels, peut
être fluctuante. Pourquoi, remarque ironiquement Husserl, ne pas

1. Op. cit., loc. cit.


2. Op. cit., § 7, p. 371; tt. fr. p. 349.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 279

faire répondre à l'exigence langienne reprise par Brentano d'une« psy-


chologie sans âme» celle d'une« science de la nature sans corps», flir-
tant une fois de plus avec l'immanence épistémique (porteuse à sa
façon d'une certaine neutralité métaphysique) de Mach, où âme et
corps se confondent? Écartons toute théorie métaphysique sur la
nature de la physique comme de la psychologie et décrivons! Mais
cela nous conduit à tourner le dos au phénoménalisme, dans la mesure
même où celui-ci a fait un choix métaphysique1• Le phénoménalisme
ici est récusé comme thèse métaphysique, non comme thèse critique
(contre la solidification de certaines de nos évidences de conscience).
On n'a pas le droit de trancher par avance la question de la séparation
de la physique et de la psychologie et de leurs objets, dans la mesure
où précisément cette question, qui, purement immanente, est une
question de grammaire de leurs objets, ne pourra être justement tran-
chée que de façon immanente, « sur des bases purement phénoméno-
logiques et descriptives». En fait, il faudrait vider la question de toute
préoccupation métaphysique, préoccupation qui interfère de toute évi-
dence dans le cas de la psychologie, compte tenu de l'attente classique
depuis Descartes de la possibilité d'une «psychologie rationnelle»
·comme science pure de la cogitatio. Alors que «la définition de la psy-
chologie comme science des phénomènes psychiques ne doit [...] pas
être comprise autrement que l'on comprend la définition de la science
de la nature comme science des phénomènes physiques», c'est-à-dire,
dirons-nous, que comme grammaticale.
Ce à quoi nous sommes parvenu au fond au titre de la « cons-
cience», c'est à une sphère d'empiricité pure, qui est celle de tout ce qui
est donné. Une conscience sans sujet, faudra-t-il dire, selon une formule
que renieraient pas certains int~rprètes de Hume2, et les héritiers de
Mach aussi bien. Cette conscience, apparemment abstraite, puisqu'elle
est détachée de toute subjectivité particulière, et est censée être la
sphère d'apparaître primordial par rapport à laquelle celle-ci même

1. Op. cit., loc. cit.: «C'est une théorie de cette sorte, engagée par avance dans une cer-
taine métaphysique, qu'est la théorie phénoménaliste. »
2. Cf. :tYiichel Malherbe, op. cit., p. 97 sq.
280 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

(entre autres objets du monde) peut apparaître, n'est pourtant pas non
plus un double transcendantal de ladite subjectivité empirique, une
construction transcendantale «plaquée par le haut»\ selon l' expres-
sion qu'emploiera Husserl encore en 1913 contre le néo-kantisme et
son dédoublement transcendantal du sujet, créant un arrière-monde
d'entités abstraites comme source de toute constitution, mais qu'il
aurait aussi bien pu employer au § 8 de cette v· RL à propos de
l'aperception transcendantale vue par Natorp. Elle n'est rien d'autre
que le flux des vécus mêmes, et, sans reste, l'ensemble de l'apparaître,
tout ce qui apparaît, tout ce qui est donné en tant que tel, selon son
régime propre. Dans une première édition qui se tient, selon la for-
mule de la seconde, loin des «excès de la métaphysique du moi» 2, je
peux certes, dans cet univers immense du donné, prêter attention à
mon moi (mais alors à mon moi empirique, il n'y en a pas d'autre: c'est
le prix à payer pour la radicalité non psychologique de la phénoména-
lité, la psychologie elle-même ne peut dès lors être que strictement
empirique) et à sa relation empirique à ses vécus propres et aux objets
extérieurs, mais alors «"dehors" comme "dedans" il demeure toutes
sortes de choses auxquelles manque cette relation au moi» 3• Non seu-
lement un centre de référence nécessaire est donc inutile à toute com-
préhension de la phénoménalité comme telle, mais il y est même un
obstacle. A ce stade, il faut donc libérer la phénoménalité et de l'inté-
riorité, et du transcendantal.
Cela ne veut pas elire que les question de l'intériorité et de l' exté-
riorité, du réalisme et de l'idéalisme ne puissent pas se reposer à la
manière et selon l'échelle propre qui est celle de la phénoménologie,
c'est-à-dire celle de l'analyse des «vécus» et des «actes», de façon
purement immanente. :Mais cela, sur le terrain du concept de cons-
cience et d'apparaître dégagé jusqu'ici, exige assurément que l'on ait
recours au troisième concept de conscience, point culminant de l'inter-
rogation phénoménologique, qui est celui dont on verra en définitive

1. Cf. Esquisse d'une Priface, p. 115-116; tr. fr. p. 363.


2. RL V,§ 8, Hua XIX/1, p. 374, n.; tr. fr. t. II/2, p. 161, n.
3. Op. dt., § 8, p. 374; tr. fr. p. 161.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 281

que tout à la fois il délimite et permet (dans une certaine mesure) la


nouvelle question du «:réalisme» et de la métaphysique, mise à la
mesure de la phénoménologie.

§3. LA CONSCIENCE CO:M1YŒ INTENTIONNALITÉ

Il y a tout dans la conscience, c'est-à-di:te tout ce qui apparaît. Mais


cette thèse n'est compréhensible qu'une fois intégrée la dimension
fondamentalement intentionnelle des vécus de conscience. Tout appar-
tient à la conscience au sens exact où « à la complexion des vécus
appartiennent précisément aussi les vécus intentionnels» et où «ces
vécus intentionnels constituent un noyau phénoménologique essentiel
du "moi"» phénoménal» 1• Nous touchons ici le troisième concept de
conscience, dont la conjugaison avec le p:remie:r (dont le second cons-
titue pour ainsi di:te l'épreuve et le fond) fait l'originalité et la :radica-
lité de la phénoménologie. L'intentionnalité signifie: on ne peut
expulser l'objet, ou tout au moins le :rapport à l'objet, de la cons-
cience. Il ne vient pas s'y adjoind:te de l'extérieur comme un supplé-
ment à une sphè:re mentale qui se:rait p:rédonnée. D'une certaine façon
(en tant que :rapport) ily est, et est même l'âme de la conscience. De
ce point de vue, Sa:rt:te avait :raison: nous sommes toujours déjà
deho:rs.
Mais, par là même, l'intentionnalité est aussi bien une thèse sur
le statut, phénoménologique et non métaphysique, de l'objet. Elle
assigne les conditions sous lesquelles nous parlons habituellement
d'objet, conditions que notre discours tend généralement à efface:r.
C'est ce qui est :rappelé ici dans une formule évidemment fonda-
mentale, souvent :remarquée, et qui, si l'on a tcirt de la tradui:re
métaphysiquement par un «idéalisme» des RL, invalide certaine-
ment la thèse métaphysique de son «:réalisme»: la spécificité

1. Op. cit., § 8, p. 374; tr. fr. p. 162 (1« éd.).


282 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

af:fi:rmée des vécus intentionnels (ou du caractère intentionnel des


vécus) signifie simplement «que l'être-ol:jet du point de vue phénoménolo-
gique consiste en certains actes dans lesquels quelque chose apparaît ou est
pensé comme o!:jetJ> 1•
Dès lors, le sens de l'objet et le sens qu'il y a pour l'objet à être
«réel» ou non, «extérieur» ou non réside essentiellement dans la
nature et la différence des actes concernés, en tant qu'actes intention-
nels, modulations de l'apparaître de l'objet en tant qu'objet (l'inten-
tionnalité n'est rien d'autre que cela: apparaître de robjet en tant qu'ob-
jet) précisément. Qu'il y ait là des différences très réelles et le lieu
d'une grammaticalité propre, voilà qui est indubitable.
«Je ne puis pas non plus concevoir comment l'on peut prétendre que la
relation du moi au contenu de conscience n'admet pas de modes diffé-
rents; car si, par contenu, on entend le vécu (le constituant réel du moi
phénoménologique), la manière dont les contenus s'insèrent dans l'unité
de nos vécus dépend bien effectivement de la particularité des contenus
tout comme dans le cas de l'insertion des parties dans des touts en
général. Mais si par contenu, l'on veut dire n'importe quel objet sur
lequel se dirige la conscience en tant que perception, imagination,
souvenir ou attente, représentation ou prédication conceptuelles, etc., il
existe alors, à plus forte raison, des différences manifestes qui apparais-
sent nettement dans l'énumération des expressions que nous venons
d'employer. »2

La conscience est donc le lieu d'une double grammaire : tout


d'abord celle, purement immanente et horizontale, qui concerne les
contenus en tant que contenus, ne dépend que de leur simple teneur,
et ressortit à la simple logique du tout et des parties (dont nous avons
vu précisément qu'elle constitue la grammaire de l'immanence- et par
là même de l'existence, d'une certaine façon); puis celle de l'intention-
.nalité elle-même, du mode d'apparition des objets eux-mêmes qui y
sont visés, qui est caractérisée par des différences modales essentielles

1. Op. cft., § 8, p. 375; tr. fr. p. 162. Souligné par nous. Dan Zahavi fait évide=ent
un sort tout particulier à cette formule.
2. Op. cft., § 8, p. 375; tr. fr. p. 162-163.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES Ql) 283

(entre perception, imagination, signification). li y alà des différences


phénoménologiques essentielles, qui ne tiennent pas à la présence ou à
l'absence de tel ou tel contenu ou à sa composition ou sa division:
elles ne se situent à aucun autre niveau que celui de la détermination
phénoménologique du rapport à l'objet lui-même, qui peut être
qualitativement différent d'une façon telle que c'est précisément dans
ses différences qualitatives que se définit le lieu de l'objet lui-même et
son sens théorique éventuel1•
li y va bien sûr là d'une dépsychologisation de l'intentionnalité,
qui devient d'une certaine façon lieu même de l'ontologie en tant
que théorie des objets. C'est l'opération accomplie par Husserl dans
le chapitre II de la Ve RL avec une grande virtuosité: la dissocia-
tion du concept brentanien d'intentionnalité de son rôle supposé de
partage entre les phénomènes psychiques et les phénomènes physi-
ques, afin de libérer ce qu'on pourrait appeler la puissance ontolo-
gique de l'intentionnalité.
Que l'intentionnalité suffise à caractériser les phénomènes psychi-
ques, voilà qui est intuitivement fort contestable, et qui conduit
d'ailleurs Brentano à des aménagements de sa propre doctrine, qui
sont d'une grande complexité2• D'un point de vue naïf- mais celui-
ci, à partir du moment où l'on admet une certaine relativisation de
l'ontologie, a assurément sa légitimité - il est bien évident que les
sensations, et autres vécus non intentionnels ou dimensions non
intentionnelles du vécu, font partie de la psychè (là où Brentano se
résout à les tenir pour des contenus «physiques », étant donné la

1. Ainsi le passage de la modalité perceptive de l'intentionnalité à sa modalité signifi-


cative nous avait-elle plus haut fourni le paradigme même de ce qu'est une modification
intentionnelle (transformation du statut de l'objet). Cf. notre chap. I.
2. Cf. Brentano, P{Jchologie, Bd. I, p. 140; tt. fr. p. 112. La détermination des phéno-
mènes psychiques par l'intentionnalité n'est pour Brentano qu'une détermination entre
autres (même si elle est probablement l'essentielle) et probablement pas exclusive (il y a
d'une certaine façon du psychique non intentionnel, même s'il ne se définit que par rapport
à l'intentionnalité), on l'a assez remarqué. La définition n'intervient que parmi d'autres, et
elle doit être immédiatement suivie de la caractérisation, tout de même gênante, par le sens
interne.
284 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

définition très restrictive qu'il a donnée du psychlque). Et d'un


point de vue phénoménologique, la« conscience» elle-même, au sens
qui a été conquis jusque-là, comprend des composantes essentielle-
ment non intentionnelles1 •
Mais la valeur de la découverte btentanienne n'est pas là. Sa
véritable portée va en fait très loin au-delà d'une définition du psy-
chique qu'elle est du reste incapable de fournit. li y va d'une véri-
table redéfinition de la conscience elle-même, en un sens non immédia-
tement psychlque, par la mise en évidence de ce qui se révèle être sa
propriété structurelle, en tant qu'elle est essentiellement structurée
par l'apparaître d'objet. Si tout apparaître n'est pas apparaître d'objet
(là-dessus l'analyse de la conscience aux sens déjà analysés est fort
claire et bouscule l'image de Husserl qui domine souvent),
l'apparaître a essentiellement à voir avec l'apparaître d'objets. li y a
forcément là-dedans des objets qui émergent, et se produisent en
tant que tels. l'el est le sens, descriptif et très simple, de la thèse de
l'intentionnalité.
L'expérience en pensée d'un être auquel l'intentionnalité (et qui
ne serait par là même plus que «contenu», immanence sans tension)
ferait défaut2 est on ne peut plus claire : alors, plus «rien» n' apparaî-
trait, je ne pourrais plus me rapporter à rien, ni à moi, ni au monde.
L'intentionnalité, si elle ne recouvre pas l'ensemble de l'apparaître,
et en aucun cas ne résorbe cette première épreuve de son immanence
qu'est précisément la pure sensation, est condition structurelle de
l'apparaître en général, en tant que nécessairement (sinon il ne ferait
plus sens) apparaître de quelque chose. C'est au point qu'en son
absence on ne pourrait plus parler de «vivre», et, pat effet de
retour, la conscience au sens 1 (le «vécu») devient tributaire de la

1. Cf. RL V, § 10, Hua XIX/1, p. 382-383; tt. fr. t. II/2, p. 171: «Que tous les vécus
ne sont pas intentionnels, c'est ce dont témoignent les sensations et les complexions de sen-
sations. N'importe quel fragment du champ visuel, senti, de quelque manière qu'il puisse
être rempli par des contenus visuels, est un vécu qui peut contenir toutes sortes de conte-
nus partiels, mais ces contenus ne sont pas en quelque sorte des objets visés par le tout,
c'est-à-dire contenus intentionnellement en lui.» ·
2. Op. cit., § 9, p. 378-379; tt. fr. p. 166-167.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 285

conscience dans le nouveau (et ultime) sens qui est découvert ici.
D'un tel être, par rapport à ses vécus,
«nous ne pourrions plus dire: qui les vivrait. L'origine du concept de
vécu réside bien dans le domaine des "actes psychiques", et si son exten-
sion nous a menés à un concept du vécu qui embrasse aussi des non-
actes, toutefois la relation à un contexte réel qui les intègre dans ou les
adjoint à des actes, bref à une unité de conscience, demeure si essentielle
que si elle venait à manquer, nous ne pourrions plus parler de vécus. »1

Que retenir de l'analyse brentanienne, qui a ainsi mis en lumière


le caractère originairement et fondamentalement intentionnel (i.e.
tourné vers un objet) de la conscience?- L'existence de toute une
série de différences phénoménologiques essentielles qui investissent
le vécu précisément en tant qu'il est déterminé dès le départ par son
orientation vers le pôle objectif de l'apparaître. Au sein même de
l'immanence se délimitent les conditions, diversifiées~ de l'apparaître
d'objets 2•
Voilà le seul terrain sur lequel pourra être posée la question de la
«réalité» ou de !'«idéalité», de la «subjectivité» ou de l'«objecti-
vité» de l'objet. Nous ne sommes plus à proprement parler sur un sol
psychologique et c'est le moment de prendre au sérieux le compte
rendu sur l'article de Elsenhans. C'est qu'il s'agit de qualifications
purement a priori de l'apparaître, qui déterminent aussi bien sa forme
éventuellement psychologique. Si une psychè apparaît, elle le fait
conformément à cette grammaire, mais celle-ci n'a pas besoin de psy-
chè pour fixer les règles du jeu.
D'où l'importance considérable de la démarche qui consiste à
démentaliser l'intentionnalité (là où aujourd'hui elle est trop souvent
recherchée comme «contenu mental» précisément). En effet, deman-
dera-t-on à bon droit, qu'est-ce que l'intentionnalité, si elle est la
machinerie prestataire d'objets par laquelle adviennent à la cons-
cience ses objets? De quoi est-elle faite? il est probable qu'à cette

1. Op. cit., § 9, p. 378, n. 2 ; tr. fr. p. 166, n. 2 (1"' éd.).


2. Op. cit., § 10, p. 381; tr. fr. p. 169.
286 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

question il y a à peu près aussi peu de réponse qu'à celle de savoir


de quoi est faite la conscience chez Hume (il y a des choses qu'il n'y
a pas à justifier). En tout cas, ce qui est clair c'est qu'elle n'est faite
de rien que l'on pourrait qualifier de mentaP. Elle est pure produc-
tion de l'objet (au sens d'un laisser apparaître), et l'objet n'est lui-
même rien qui puisse être tenu pour mental, c'est l'objet tel que
nous le connaissons ou le pratiquons, « extérieur» comme on dit.
D'où la lutte décidée de Husserl contre la théorie brentanienne-twar-
dowskienne de «l'objet immanent» 2 •
En fait, si par «phénomène» on entend ce qui apparaît à la
conscience comme« objet», il n'est certainement pas vrai que tout vécu
intentionnel soit lui-même phénomène, et que le vécu intentionnel porte
en lui le fait d'être lui-même phénomène comme pour ainsi dire une
seconde dimension de son être de vécu intentionnel. On retrouve ici
l'opposition husserlienne à la théorie brentanienne de la «perception
interne», dont on voit qu'elle n'est pas simple désaccord sur un point
technique, mais qu'elle met enjeu la conception même de l'intentionna-
lité. L'intentionnalité va directement à l'objet, à l'apparaître duquel elle
est ordonnée. Elle-même, dans son fonctionnement normal et naturel
pourrait-on dire, n'apparaît pas; par destination, elle est vouée à ne pas
«apparaître» au sens où apparaît l'objet, et la visée et la détermination
de l'objet n'est certainement pas à entendre comme la rencontre ou la
production de quelque contenu intermédiaire que ce soit, qui serait alors
le corrélat, et aussi la concrétisation, -de l'intentionnalité, comme

1. Contrairement à la lettre même de la définition brentanienne. Cf. Brentano, P.rycho-


logie, Bd. I, p. 124; tr. fr. p. 102: «Ce qui caractérise tout phénomène psychique, c'est ce
que les Scolastiques du Moyen Age ont appelé la présence (Inexisten:{) intentionnelle (ou
encore mentale) de l'objet et ce que nous pourrions appeler nous-mêmes- en usant d'expres-
sions qui n'excluent pas toute équivoque verbale- rapport à un contenu, direction vers un
objet (sans qu'il faille entendre par là une réalité) ou objectivité immanente» (souligné par
nous). Même si le caractère «mental» de l'existence de l'objet dans la conscience (Inexis-
ten:{) est ici rappelé pour mémoire, et non sans réserv-e, il ne tardera pas à prendre le pas
sur une véritable analyse phénoménologique de l'intentionnalité.
2. Cf. notre étude A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représentation, Cri-
tique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 287

«contenu mental» 1• C'est id que Husserl se dissocie définitivement et


radicalement de la théorie représentative de la perception, et de la cons-
cience en général 2 • L'intentionnalité est ce par quoi on ne peut plus rai-
sonner en termes de représentations 3, quel que soit du reste le sens que
peut éventuellement reprendre ce terme dans le contexte d'une théorie
intentionnelle, mais alors fait« local» et extrêmement modifié.
En fait, dans un passage décisif, Husserl nous apprend qu'il faut se
garder de deux mésintetprétations essentielles lorsqu'on aborde la question
de l'intentionnalité. Deux mésinterprétations qui sont aussi bien des
surinterprétations, caractérisées par l'injection de présupposés méta-
physiques incontrôlables dans ce qui n'est qu'un concept descriptif,
phénoménologiquement approprié pour rendre compte de la vie de la
conscience et du flux des apparaîtres qui se présentent.
li faut se garder de prendre trop au pied de la lettre toute une série
d'expressions du langage ordinaire qui touchent à la conscience, telles
que «entrer dans la conscience» ou «être reçus par la conscience»
pour des objets, «entrer en relation» avec eux ou les «contenir» en
quelque façon pour la consdencé. Elles se prêtent à des surinterpréta-
tions métaphysiques, apparemment opposées, mais qui tiennent l'une
comme l'autre à une méconnaissance de la conscience et de l'inten-

1. Cf. l'important appendice aux § 11 et 20 de laVe RL, Hua XIX/1, p. 436 sq.; tr. fr.
t. II/2, p. 228 sq., qui traite le problème en détail, et que nous ne commenterons pas ici.
Op. cit., p. 437; tr. fr. p. 229: «L'expression simpliste d'images internes (par opposition
aux objets extérieurs) ne doit pas être tolérée dans la psychologie descriptive (ni a fortiori
dans la phénoménologie pure).» On comprendra que cela soit de quelque conséquence
pour la question de l'idéalisme et du réalisme.
2. Personne ne l'a mieux mis en évidence que Dan Zahavi, dans son article: Intentio-
nality and the Representative Theory of Perception, in Man and World, 27, 1994, p. 37-47.
3. On peut être étonné de ne pas voir ce point figurer plus au centre de l'interrogation
de Jacques Bouveresse dans Langage, perception et réalité, dont le propos est pourtant expli-
citement de remettre en question la théorie représentationnelle de la perception, ce en quoi
assurément la phénoménologie aurait son mot à dire. Mais Husserl y est surtout mentionné
sous la figure sémantique, en fait idéaliste, et pour le moins discutable, du Husserl de
F01lesdal.
4. RL V, § 11, Hua XIX/1, p. 384-385; tr. fr. t. II/2, p. 173. Husserl prévient ici la
tendance, aujourd'hui à la mode, à tirer on ne sait trop quelle métaphysique d'une pré-
tendue folk p.rychology inscrite dans le langage lui-même.
288 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

tionnalité, prises comme des « choses». On oscille dès lors entre la


méprise réaliste et la méprise idéaliste si l'on peut dire. Ici certaine-
ment se joue le sens le plus radical de la «neutralité métaphysique».
«Des expressions de ce genre suscitent deux interprétations erronées: en pre-
mier lieu, qu'il s'agttait d'une action réelle de la conscience ou du moi sur
la chose "dont nous avons conscience", du moins d'un rapport entre les
deux, descriptivement décelable dans tout acte; et en second lieu, qu'il
s'agttait d'un rapport réel entre deux choses se trouvant au même titre
dans la conscience, acte et objet intentionnel, d'une sorte d'emboîtement
d'un contenu psychique dans l'autre. »1

n faut bien sûr se détacher d'un modèle réaliste-psychologisant de


la conscience, qui essaierait de penser l'intentionnalité comme son rap-
port réel à un objet extérieur à elle (un« autre» objet, alors), voire son
action-réaction sur cet objef. Une pierre dans le jardin des mentalistes
d'aujourd'hui. Mais l'interprétation idéaliste, qui traite en fait aussi la
conscience comme une chose, en concevant simplement ladite action
comme lui étant interne, voire réflexive, n'est pas plus exacte. li faut
désencapsuler la conscience, pour reprendre les termes de Heidegger,
et l'intentionnalité ne vaut que comme le principe voué à rendre
compte d'une telle «ouverture», qui n'est rien de réel ni d'idéel, mais le
principe de l'apparaître même. Encore une fois, nous sommes au
niveau des questions de« grammaire».
L'« objectivité immanente», ou «intentionnelle», en tant qu'elle
serait supposée exprimer une inhérence réelle, «mentale» de l'objet à

1. Op. cit., § 11, p. 385; tr. fr. p. 174 (1'" éd., cf. p. 351).
2. Cf. op. cit., § 25, p. 451 ; tr. fr. p. 242: «Qu'une représentation se rapporte à un cer-
tain objet, et cela d'une certaine manière, elle ne le doit assurément pas à une opération
qu'elle exercerait sur l'objet existant en soi, hors d'elle, comme si elle se "dirigeait" vers lui
au sens littéral de ce mot, ou comme si, de quelque autre manière, elle s'occupait de lui et
le manipulait par exemple, comme la main qui écrit a affaire à la plume; ce rapport à l'ob-
jet, elle ne le doit en aucune façon à quelque chose qui demeure de quelque manière exté-
rieur à elle, mais exclusivement à son caractère interne.» Sur cet exposé, qui intervient dans
l'examen de l'hypothèse, erronée, d'une différenciation purement qualitative des« représenta-
tions» ou vécus intentionnels, on pourra consulter notre essai L'origine du sens in Autour
de Husser~ p. 289 sq. Mais sa teneur descriptive, une fois libérée de l'hypothèque d'un
concept purement qualitatif de la représentation, demeure en un sens parfaitement valable.
Comme on le verra, c'est qu'ilfaut réviser le sens de l'« en soi;; même.
LE STATUT MÉTAPHYSIQ UE DES RECHERCHE S LOGIQUES (Il) 289

la conscience qu'il y en a, doit donc être sévèrement proscrite. L'ob-


jet ne sera jamais un contenu mental- ou alors c'est que l'on vise
un contenu mental, mais pour lui-même, comme objet. En fait il n'y
a pas d'autre objet que l'objet réel (ou pas d'ailleurs), celui dont on
parle et celui qu'on vise, celui qui existe (ou n'existe pas) là dehors.
D n'y a pas deux sens du mot «objet»\ telle est la découverte très
simple mais très profonde de Husserl ici contre Brentano et toute la
métaphysiqu e de la représentati on. C'est qu'on n'a pas besoin de
penser le passage d'un milieu dans un autre ou le «contact» d'un
milieu avec un autré, puisqu'on se tient dans l'immanenc e de l'appa-
nûtre. « n n'y a pas deux choses (nous faisons abstraction de certains
cas exceptionne ls) psychiquem ent présentes, l'objet n'est pas vécu
(erlebt) 1 et à côté de lui l'acte intentionnel qui se dirige sur lui. »3
«Une seule chose est présente, le vécu intentionnel [donc l'appa-
raître lui-même], dont le caractère descriptif essentiel est précisément
l'intention relative à l'objet. »4
Évidemmen t l'objet peut très bien «ne pas exister». Mais cela ne
veut pas dire alors qu'il manque en tant qu'objet, et l'acte n'est pas
réduit pour autant à ce qui a été nommé à tort« objet immanent».
Ce sont alors des conditions extérieures, celles-là même de l'inten-
tionnalité dans le rapport de ses différentes modalités, qui fixent le
sens qu'il y a à parler ou non d'« existence» de l'objet. L'objet peut
très bien être seulement «présumé». Mais le sens selon lequel il est
présumé appartient alors à l'intentionna lité elle-même. n ne lui

1. Cf. op. cit., appendice aux § 11 et 20, Hua XIX/1, p. 438-439; tt. fr. t. II/2, p. 231:
«C'est une grave erreur que d'établir d'une manière générale une différence réelle entre les
objets "simplement immanents" ou "intentionnels" d'une part et d'autre part les objets
"véritables" (wirklichen) et "transcendants " qui leur correspondent éventuellement .»
«L'objet intentionnel de la représentation est LE MÊME que son objet véritable (wirk!icher)
éventuellement extérieur et il est ABSURDE d'établir une distinction entre les deux.»
2. D'où notre gêne devant la traduction systématique de la phénoménologi e
des RL par Jacques English dans une langue métaphoriquem ent topologique: il ne fau-
drait pas donner ici à cette topologie un sens trop «réel».
3. RL V, § 11, Hua XIX/1, p. 386; tt. fr. t. II/2, p. 174, modifié suivant le texte dela
première édition.
4. Op. cit., § 11, p. 386; tt. fr. p. 174-175.
290 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

donne aucune consistance ontologique spéciale en un sens extra-


intentionnel (en ce sens-là, contrairement à ce que croit Meinong, les
«quasi-objets» ne sont «rien»\ et la pensée husserlienne, quant à
elle, obéit à un principe d'économie ontologique). Pour autant il a
un sens ontologique («présomptif» ou« assomptif») dans la mesure
et dans la mesure seulement où les conditions de l'intentionnalit é
aménagent pour lui certaines modalités d'apparaître, modalités qui
présupposent de toute façon son sens d'objet. D'une certaine façon,
il n'y a pas d'autre objet que celui de l'intentionnalit é. L'objet n'est
pas pour autant «dans» l'intentionnalit é au sens d'une inclusion
mentale ou métaphysique, ce qui supposerait que l'intentionnalit é
elle-même soit« quelque chose».
Suit le fameux exemple du dieu]upiter, qui n'existe ni infra men-
tem, ni extra mentem. Plus exactement, ce n'est pas parce qu'il
n'existe pas extra mentem au sens d'une existence réelle, physique,
qu'il gagnerait eo ipso le droit à une existence mentale ou on ne sait
trop quoi, en tant qu'« objet immanent». On pourra décomposer le
vécu ou l'acte autant qu'on voudra, en le mésinterprétan t comme
contenu psychologique réel, « on ne pourra naturellement pas y
2
trouver quelque chose comme le dieu Jupiter» • Jupiter est un objet
et rien qu'un objet, c'est donc sur le terrain de notre pensée ou tout
au moins de notre visée, de la détermination discursive que nous en
proposons et dans le contexte de laquelle elle intervient, que cela
3
aura un sens que de poser ou non la question de son « existence» •
On ne peut pour autant en inférer aucune conclusion sur une suppo-
sée teneur réelle de l'intentionnalité elle-même.
Ce qui est véritable immanence (mais en un sens nouveau, qui n'a
plus rien à voir avec une «intériorité»), ce n'est pas l'objet inten-
tionné, mais encore une fois cette expérience en laquelle la conscience

1. Op. cit., § 11, p. 386; tr. fr. p. 175: «L'objet est visé, cela signifie que l'acte de le
viser est un vécu; mais l'objet est alors seulement présumé et, en vérité, il n'est rien.»
2. Op. cit., § 11, p. 386; tr. fr. p. 175.
3. Cf. Philippe de Rouilhan, Discours sans objet in Essais sur le langage et J'intentionna-
lité, D. Laurier et F. Lepage (éd.), Paris/Montréal, Vrin/Bellarmin, 1992.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 291

éprouve sa propre facticité, celle de ce que l'apparaître lui-même est


donné, à savoir la sensation pure. Mais voilà précisément ce qui ne
peut être (en tout cas comme tel) visé:
«Si ce qu'on appelle les contenus immanents sont bien plutôt de simples
contenus intentionnels (intentionnés), alors, par contre, les contenus véritable-
ment immanents1 qui appartiennent à la composition réelle des vécus inten-
tionnels, ne sont pas intentionnels: ils constituent l'acte, ils rendent l'inten-
tion possible en tant que points d'appui (Anhaltspunkte) nécessaires, mais
ils ne sont pas eux-mêmes intentionnés, ils ne sont pas les objets qui sont
représentés dans l'acte. Je ne vois pas des sensations de couleurs mais des
objets colorés, je n'entends pas des sensations auditives mais la chanson
de la cantatrice, etc. »1

Au profit de ces nouvelles distinctions, purement phénoméno-


logiques, qui reposent essentiellement sur le couple conceptuel adé-
quation/inadéq uation, il faut décidément abandonner «le vieux
schème traditionnel: image interne consciente, être en soi extérieur à
la conscience» 2• Pouvait-on rêver une prise de position plus explicite
sur la question réalisme/idéali sme ?
C'est qu'on veut à toute force réintroduire un« moi» dans l'ana-
lyse de l'intentionnalité , que celle-ci soit considérée comme un proces-
sus interne à lui, dans le rapport de l'un de ses moments à un autre, où
comme l'extériorisation de celui-ci depuis la base et le point de départ
que constituerait sa sphère privée, dans ce cas mise en rapport du moi
avec quelque chose d'extérieur à lui.
Mais, une fois de plus, il n'y a là rien de phénoménolog iquement
réel ou observable. Si l'on se place dans une interprétation réaliste de
l'intentionnalit é, comme rapport d'un« état mental» du moi avec une
chose réelle extérieure, on se heurtera à la difficulté qui est celle de
l'inconsistance descriptive du modèle alors suggéré:
«Si nous vivons, pour ainsi dire, dans l'acte en question, si, par exemple,
nous nous absorbons dans l'observation d'un processus phénoménal, ou
si nous nous plongeons dans un jeu de notre imagination, dans la lecture

1. RL V,§ 11, p. 387; tt. fr. p. 176.


2. Op. cit., § 11, p. 387, n. 2; tt. fr. p. 176, n. 2.
292 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

d'un conte, dans la réalisation d'une démonstration mathématique, etc.,


le moi, comme point de référence de l'acte effectué, n'apparaît absolu-
ment pas.»1
Cela ne veut pas elire qu'en un sens phénoménolog ique pur, ce
ne soit pas le « moi» (mais qui n'a alors plus guère à voir avec un
«moi» en un sens constitué) qui se rapporte à l'objet au sens où ce
serait dans une certaine attitude de ce «moi» que se jouerait l'appa-
raître de l'objef.
L'intentionnali té, de ce point de vue, appartient certainement au
«moi», comme pure immanence; mais en ce sens, on n'en sort pas. On
ne peut donc représenter de l'extérieur l'intentionnalit é comme rapport
d'un moi prédonné (qui supposerait le «moi» au sens phénoménolo-
gique ici mentionné) à quelque chose qui serait extérieur au moi. Le
«moi» ne figure ici en aucun cas comme un« morceau», un« terme»
ou un «contenu» intermédiaire du rapport, qui serait lui-même repré-
senté, ou dont le rapport à l'objet serait représenté dans la représenta-
tion de l'objet même- ou alors c'est lui-même qui est objet, et donc
« dehors» comme toutes les autres choses, de ce « dehors» qui est celui
de l'intentionnalit é.
nfaut décidément faire sortir le moi de la question de l'intention-
nalité, et avec lui les concepts de l'interne et de l'externe, qui, en fait,
loin de constituer un cadre préalable pour comprendre l'intentionna-
lité, ne sont intelligibles que par rapport à elle et depuis sa constitu-
tion propre du problème de l'objet.
Une fois qu'on a déf:tnitivement renoncé au concept de « phéno-
mène psychique»3 au profit de celui de «vécu intentionnel» ou
d'« acte», en déconnectant cette dernière expression de toute relation
4
à l'idée mythologique d'une «activité psychique» sous-jacente, on
apprend alors à décliner .et à expérimenter les variations du rapport

1. Op. dt., § 12, p. 390 ; tr. fr. p. 178.


2. Op. dt., § 12, p. 390 ; tr. fr. p. 179 (1'c éd., cf. p. 352).
3. Cf. op. cit., § 13, p. 391-392; tr. fr. p. 180.
4. Op. dt., § 13, p. 393 n.; tr. fr. p. 182 n. La formule vient de Natorp.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 293

intentionnel à l'objet comme formes de l'apparaître de l'objet même


en tant qu'objet. Assurément Natorp a raison (et le néo-kantisme
pourrait bien avoir son mot à dire dans la libération de la phénomé-
nologie husserlienne du mentalisme brentanlen) de souligner que
l'on ne peut séparer l'acte d'entendre de l'audition du son, «comme
s'il pouvait être encore quelque chose sans le son» 1• L'objet mental
ou immanent est par là récusé. «Mais il me semble bien que l' "exis-
tence d'un contenu pour moi" est une chose qui autorise et exige
une analyse plus poussée. n y a tout d'abord les différences dans le
mode de l'acte de remarquer. »2 Là commence la sphère des distinc-
tions proprement phénoménolog iques, celles dans l'ordre de l'appa-
raître de l'objet, que l'exclusion de l'objet immanent et du mythe de
l'objet mental, de la «représentatio n» n'a en rien supprimées.
On touche évidemment un point essentiel: celui d'un certain
sens proprement phénoménolog ique de l'« existence» («existence
pour moi», si l'on veut) de l'objet. Exister, pour l'objet, à un certain
nlveau, c'est être visé, apparaître de telle ou telle façon. D'une cer-
taine façon cette visée ou cet apparaître sont pourtant indifférents .à
l'être de l'objet, si l'on prend cet être en un sens naïf, brutalement
réaliste. Mais c'est pourtant en eux et en eux seulement que se déter-
mine le sens de ce dont l'être pourra être en question pour nous,
puisque le sens même de ce qui apparaît, comme tel ou tel. On ne
peut séparer le sens qu'il y a à s'interroger sur l'être ou le non-être,
la réalité ou l'idéalité de ce qui apparaît, de la question précisément
du sens avec lequel il apparaîf. La réponse de Husserl au problème
de l'existence de l'objet dit « extérieur» est très claire: la question de
cette «existence» n'a de sens que sur fond _d'« existence de l'objet
pour moi» (ce qui n'a rien à voir avec une existence «mentale»). Or
cette dernlère « existence» est constituée très précisément dans ce

1. Op. cit., § 14, p. 394; tr. fr. p. 183. Cf. Paul Natorp, Einleitung in die P.rychologie, Frei-
burg-im-Breisgau, 1888, p. 18.
2. yc RL, § 14, p. 394; tr. fr. p. 183.
3. Sur ce sens du «sens>> phénoménologique , voir notre Origine du sens: phénomé-
nologie et vérité, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
294 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

1
que Husserl nomme «le sens d'appréhension» de l'intentionnalité.
Les différences d'appréhension, qui constituent le sens de l'objet, ne
sont pas à référer à un appareillage transcendantal implicite ou
inversement à un processus empirique sous-jacent, l'un ou l'autre
prestataire de sens tout prêt pour la conscience, ce sont «avant tout
des différences descriptives; et ce sont exclusivement celles-là qui inté-
ressent la théorie de la connaissance, et non pas n'importe quels pro-
cessus cachés et admis par hypothèse dans les profondeurs incons-
2
cientes de l'âme ou dans la sphère des faits physiologiques » •
Assurément le monde ne se réduira-t-il jamais au «vécu» de
celui qui le vit. C'est qu'il n'est pas vécu, mais constitué par lui, il se
dessine dans le système de ses visées, avec leurs modes de validation
respectifs, qui n'ont jamais de sens que contextuel (compte tenu de
la nature de la visée elle-même). Les raisons pour lesquelles Husserl
échappe au phénoménisme sont exactement celles pour lesquelles il
ne peut pas être réaliste. n faut toujours interroger les objets en
direction de leur constitution (leurs règles de jeu), qui n'est pas une
production3 •
«Un contenu est [...] un vécu constituant réellement la conscience; la
conscience est elle-même la complexion des vécus. Mais le monde n'est
jamais un vécu de celui qui le pense. Le vécu c'est la visée-du-monde, le
monde lui-même c'est l'objet intentionné. Pour cette distinction, peu
importe- je le souligne encore expressément -la position qu'on adopte
vis-à-vis de la question de savoir ce qui constitue l'être objectif, l'être-en-
soi véritable et effectif du monde ou d'un autre objet quelconque, et

1. Cf. RL V, § 14, Hua XIX/1, p. 397; tt. fr. t. II/2, p. 186, en référence à la capacité
d'un même complexe sensible de présenter des objets différents:« Ne serait-il pas pertinent
de répondre qu'il y a sans doute dans les deux cas des contenus sensoriels différents, mais
qu'ils sont appréhendés, aperçus selon "le même sens", et que l'appréhension selon ce sens
est un caractère du vécu qui, seul, constitue l' "existence de l'objet pour moi" ?» La reprise
de la formule de Natorp («l'existence de l'objet pour moi») prouve bien qu'il s'agit là
d'une réponse, en fidélité à une pensée critique.
2. Op. cit., § 14, p. 398-399; tt. fr. p. 188.
3. Cf. la lettre à William Hocking du 25 janvier 1903: «L'expression selon laquelle
"des objets se constituent" dans un acte veut toujours dire la propriété qu'a l'acte de rendre
l'objet représenté: non pas "constituer" au sens propre 1»Ce primat de la constitution dans
les RL est au centre de l'étude de Dan Zahavi, lntentionalitat und Konstitution.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 295

co=ent l'on définit l'être objectif co=e "unité" par rapport à l'être-
pensé subjectif dans sa "multiplicité", de même dans quel sens un être
immanent et un être transcendant doivent être opposés. n s'agit ici bien
plutôt d'une distinction qui, précédant toute métaphysique, se trouve au
seuil de la théorie de la connaissance qui, par conséquent aussi, ne présup-
pose co=e déjà résolue aucune des questions auxquelles précisément la
théorie de la connaissance est seule appelée à répondre.» 1
Id, en discussion avec le néo-kantisme de Natorp (pas celui des
constructions transcendantale s «plaquées par en haut» et autres écono-
mies imaginaires des facultés), s'accomplit le criticisme des RL. La dis-
tinction entre le vécu lui-même en tant qu'épreuve de l'immanence de
l'apparaître (ou« sensibilité») etl'objet qui y est intentionné n'estpas une
distinction métapi?Jsique, et ne déploie en aucun cas deux plans ontologi-
ques différents (pas plus qu'un seul). En fait elle précède toute détermi-
nation ontologique et en est la source, le lieu constitutif de l'ontologie
car le lieu même de la constitution qui y préside, et en assigne la gram-
maire, entre exercice dela modalité signitive del'intentionna lité et intui-
tion, qui en sont les deux bornes extrêmes.« Le monde n'est jamais un
vécu de celui qui le pense»: c'est qu'il est pure transcendance de ce qui
est donné, et objet de discours (cela fait partie de sa« donation»), et cela
ne sert à rien que de prétendre l'interroger en deçà de cette transcen-
dance. En même temps, par là aucune position ontologique n'est avan-
cée sur le statut réel du monde, ni du sujet qui serait censé se le représen-
ter. On est en deçà de tout cela, au niveau même de la grammaire par
rapport à laquelle cela a sens que de parler de «monde» ou de « sujet».
Alors la neutralité métaphysique de la phénoménolog ie, via la théorie de
l'intentionnalit é, s'accomplit comme thèse critique sur l'ontologie. n faut
décidément, en un premier temps- mais qui détermine toute la suite- veil-
ler à ce que ce qui apparaît ne soit pas« interprété dans un sens métaphy-
sique au lieu de l'être dans un sens phénoménolog ique» 2 • Tel est le sens
ultime de la phénoménolog ie.

1. RL V, § 14, Hua XIX/1, p. 400-401; tr. fr. t. II/2, p. 190 (1'" éd.).
2. Cf. la note 1 de RL V, § 16, p. 413; tr. fr. p. 354 (1'" éd.), sur le sens, trop méta-
physique, du mot <<réel» au sens de la réal-ité de la chose (real) pour désigner la cons-
cience.
296 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

§ 4. AU-DELA DU J\ŒNTALISME,
LE SENS CRJTIQUE DE LA PHÉNOMÉNOLOGIE

Dépassant la métaphysique de la représentation, nous avons donc


supprimé les «images internes»; mais, ce faisant, pourrait-on dite
parodiant Nietzsche\ nous avons du même coup supprimé les« objets
extérieurs» - c'est-à-dite ceux-ci comme fictions, comme mythe du
«réalisme». La phénoménologie des RL se situe d'ores et déjà
-comme toute phénoménologie d'ailleurs- au-delà du réalisme et de
l'idéalisme2, dont elle désarme la question commune, bien plus qu'elle
ne la «dépasse» au sens d'un accomplissement métaphysique (dans
«l'être» heideggérien, ou au-delà).
C'est le sens de cet appendice à la Recherche V qui se voit
repoussé par Husserl à la fin des RL, après la Recherche VI, et leur
tient donc lieu d'une certaine façon, de conclusion. C'est que s'y joue
l'explication ultime avec le maître, le parricide du père Brentano, dans

1. Cf. la fameuse fable du Crépuscule des idoles, tt. fr. Jean-Claude Hémery, in Œuvres
complètes, t. VIII, Paris, Gallimard, 1974, p. 80-81. Le :rapprochement entre la «phénomé-
nologie» au sens machien et Nietzsche s'imposa tant et si bien en Allemagne à la fin du
siècle de:rnie:r que Mach en souffrit beaucoup, et s'employa avec énergie à en dissiper ce qui
pour lui en était l'équivoque.
2. Là certainement s'achèverait notre acco:rd avec Dan Zahavi, qui ne croit pas à ce
dépassement :relatif ou à cette :retenue propre à la position des RL, qui joue pour ainsi di:re
en touche par :rapport à la métaphysique (et par voie de conséquence par :rapport à la sub-
jectivité), n'y voyant d'autre accomplissement possible, quant à lui, que le tournant trans-
cendantal, au fil conducteur de la constitution - même si lui-même le critique. Cf. Dan
Zahavi, Constitution and ontology: Sorne :remarks on Husse:rl's ontological position in the
Logicallnvestigations, in Husserl Studies, 9, 1992, p. 119: «En ce qui concerne notre caracté-
risation de la position de Husserl comme ontologiquement neutre, il est important de sou-
ligner que ce gen:re de neutralité invoquée pa:r Husserl ne doit pas être comprise comme
transcendant en quelque manière le contraste entre :réalisme et idéalisme. C'est une neutra-
lité qui exprime purement et simplement une incapacité théorique à trouver une solution à
ces problèmes, incapacité due à certaines :restrictions méthodologiques. » Voilà un avis
qu'évidemment nous ne partagerons pas, une fois :replacée l'invention phénoménologique
des RL dans son contexte.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 297

lequel se décide aussi bien certainement le sens profond de l'accès à la


phénoménologie. Ici la critique du thème brentanien de la « percep-
tion interne» et du présupposé internaliste qui l'accompagne (qui est
aussi celui de l'« objet immanent») trouve toute sa portée métaphy-
sique, ou antimétaphysique, comme libération du champ de neutralité
de la phénoménologie - neutralité au sens d'une libre détermination,
ou plutôt d'une libre réceptivité pour la détermination, de ses objets.
Une fois dissipée l'« ombre de l'objet» en nous, ce fantôme que la
métaphysique nous a légué sous le nom de «représentation» et dans
lequel on piétine encore de nouveau aujourd'hui à grand renfort de
théories, computationnelles ou autres, de l'« esprit», se voit dégagée
la liberté de l'accès à l'objet «lui-même». Nous avons accès à l'objet
«lui-même»; mais reste que c'est un «objet», et qu'il est donc déter-
miné, constitué: tel est le paradoxe qui est affronté et pour ainsi dire
pour la première fois construit (une fois renversé le mythe kantien de
la« chose en soi», en accomplissement de l'ontologie critique) par la
phénoménologie. Sur le terrain même de la contestation de la « per-
ception interne» et du mentalisme, la phénoménologie s'affttme ici
comme pensée critique, en un sens inévident et - délibérément -
problématique.
Au début de la VI" RL, dans son analyse de la perception, Husserl
revient (et, contrairement à ce qu'on croit souvent, ne la crée pas) sur
cette détermination du langage ordinaire qui veut que la perception
donne l'objet «lui-même;>. C'est parfaitement exact, dit-il. Ce qui est
présent dans la perception, c'est bien l'objet même. il n'y en a pas
d' «autre». Et pourtant, ne peut-on avoir diverses perceptions d'un
même objet? Plus: notre perception d'un objet ne peut-elle pas s'affi-
ner, progresser, se rectifier? Assurément, mais il n'y a pas là pour
autant passage d'un plan métaphysique à un autre, accès à un« autre»
objet, qui serait d'abord caché, et qui serait à ces perceptions comme
leur chose en soi. Notre perception en réalité n'est jamais« adéquate»,
complète et absolue, pure présence de la« chose-même». Pour autant,
c'est bien cette « chose-même» qui est présente et se manifeste en elle,
dans la mesure même où elle y est en question, et non quelque « repré-
sentation» et substitut. Il ny en a pas ((d'autre;> de toute façon.
298 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

«L'objet tel qu'il est en soi- en soi au seul sens intelligible dont il puisse
s'agir ici, sens que réaliserait le remplissement de l'intention perceptive-
n'est pas totalement autre que le réalise, quoique imparfaitement, la percep-
tion. Ce qui est, pour ainsi dire, impliqué dans le sens propre de la per-
. ception, d'être apparition de l'objet lui-même. »1

La définition de l'« en soi» ne peut être plus explicite. Il n'y a


d'altérité que relative, et non absolue, de l'objet. On ne sort pas des
ajustements de l'intentionnalité. L'objet «lui-même» ne se tient
aucunement dans quelque «ailleurs» métaphysique, mais dans l'idéal
d'une adéquation complète, d'une saturation de la visée par la pré-
sence de la chose qui y est visée, en remontée de la présence
(impressionnelle et sensible) propre de la visée, selon une structura-
tion téléologique de l'intentionnalité qu'a brillamment analysée Jac-
ques Derrida.
C'est que, comme il est écrit en toutes lettres dans la première édi-
tion des RL - ce qui tout de même rend difficile de les lire dans un
sens que je n'ose pas qualifier de « ni.if», mais qu'il faudrait bien plu-
tôt appeler dogmatique: «Être objet n'est pas un caractère positif, ni
une espèce positive de contenu, cela désigne seulement le contenu
comme corrélat intentionnel d'une représentation. »2 L'idée de corréla-
tion est donc déjà bien là - elle est constitutive de la phénoménologie
elle-même, en tant qu'il y va d'un se montrer de quelque chose - et elle
n'a assurément pas besoin d'être interprétée en un sens transcendantal,
celui d'une fondation ou d'une déduction« subjective». On est pour
l'instant dans l'ordre de la pure description.
Le maintien dans cet ordre suppose en fait l'abandon de l'oppo-
sition entre la «chose elle-même» et sa «représentation» et des
représentations mentalistes ou inversement réalistes (partageant le
même préjugé du «réel») qui l'accompagnent, au profit des seules
différences internes au niveau de la phénoménalité, descriptiblement
assignables précisément.

1. RL VI, § 14 b), Hua XIX/2, p. 589 ; tr. fr. t. III, p. 75.


2. Op. cit., § 24, p. 616; tr. fr. p. 109.
LE .STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 299

C'est ce sûr quoi revient Husserl dans l'appendice aux Recherches.


n part de la conception «naïve» 1 selon laquelle sont opposées la per-
ception externe comme perception des « choses extérieures» et la
perception interne comme «perception de soi», au sens de la percep-
tion du corps propre et des vécus passés et présents, et fait remar-
quer combien ce partage est relatif: beaucoup des éléments qui
déterminent le moi propre, objet supposé de la perception interne,
ne sont pas moins externes que ceux qui sont visés par ladite percep-
tion externe. En contraste avec cette délimitation imparfaite et natu-
relle du physique et du psychique, il fait valoir la distinction brenta-
nienne, et met en lumière son présupposé ultime, qui en banalise
aussi bien l'originalité, à savoir la thèse de la «perception interne»
comme constitutive de la conscience, thèse dont Husserl souligne
alors la provenance cartésienne (sur fond de philosophie de l'évi-
dence) et lockienné. Or Husserl, comme nous l'avons déjà souligné,
refuse cette thèse, qui lui paraît chargée d'une détermination irréduc-
tiblement métaphysique de la conscience. Pour lui, il n'est pas vrai
que la conscience doive être déterminée comme une «perception
interne continue», le sens de l' «interne» et de l'« externe» se jouant
d'une certaine façon en dehors de la conscience (au niveau de l'ob-
jet), sauf à prendre «interne» en un sens très particulier, celui de
l'immanence phénoménologique.
Ce refus de jouer suivant la distinction brentanienne ne peut entraî-
ner qu'une seule conséquence: le retour au sens «normal», « na1f», de
l'opposition entre l'interne et l'externe, comme seul sens (par construc-
tion relativement) légitime. Or, sous ce rapport, si l'on entend la percep-
tion interne et la perception externe « dans leur sens normal», et non
dans celui de Brentano, il est indiscutable qu'elles «ont un caractère tout à

1. Appendice, Hua XIX/2, p. 751; tr. fr. t. III, p. 269. Ici on touche un sens nouveau
de la naïveté, comme attitude natutelle, au sens du «réalisme naïf».
2. Op. cit., p. 758-759; tr. fr. p. 277-278. ·Sans doute Locke serait-il à mettre à la
source de la phénoméno~ogie en un sens brentanien (co=e cartésianisme modifié), alors
que Husserl, dans les RL tout au moins, nous paraît souvent plutôt humien, dans son rap-
port très problématique à l'apparaître.
300 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

fait identique au point de vue de la théorie de la connaissanée>~ 1 -:-D'u:ne certaine


façon, id, sur le terrain même d'une philosophie de la conscience, mais
en un autre sens, c'en est fini des privilèges de la conscience pure,
comme sphère d'évidence propre à soi2• Comme on l'a vu, il y a en effet
certes pour Husserl une différence, et fondamentale, entre perception
adéquate et inadéquate, évidente et inévidente, mais celle-ci ne recouvre
en rien celle entre perception interne et perception externe. Et le plus
remarquable id, c'est que Husserl, en fidélité par rapport à la grammaire
de la langue ordinaire, refuse de faire se recouvrir l'une par l'autre au
prix d'un ajustement de vocabulaire qui lui paraît dénué de sens et
d'intérêf. Toute perception est une aperception, y compris s'il s'agit
d'une perception interne, et l'adéquation est un phénomène très général
de présence sensible du contenu qui concerne la perception dans son
ensemble, comme idéal directeur, loin de se réfugier dans
quelque réflexion interne de son contenu4 • En fait, en règle générale,
((c'est l'interprétation qui constitue ce que nous appelons le phénomène

1. Op. cit., p. 760; tr. fr. p. 279.


2. Op. cit., p. 769; tr. fr. p. 287: Brentano «oublie que c'est seulement du fait que,
relativement à la perception interne, il se sert d'un concept essentiellement différent de per-
ception, et non du fait de la particularité des phénomènes perçus intérieurement, que
découle le privilège de l'évidence qu'il attribue à sa perception interne}}.
3. La seule condition sous laquelle il y aurait recouvrement serait celle où le phéno-
mène psychique brentanien se confondrait avec la pure immanence du vécu - ce qui est
présent dans la pure adéquation précisément. Mais les «phénomènes psychiques» ne
seraient alors plus ceux de la psychologie brentanienne, ni de la psychologie en général, y
compris en son sens populaire, mais cette «présence» même qui est celle à laquelle les
choses elles-mêmes se manifestent, s'inscrivant dans la chair même de la conscience, comme
essence de la manifestation- aménagements linguistiques que refuse Husserl, peu soucieux
ici d'adopter la voie d'un dédoublement empirico-transcendantal de la conscience, manifes-
tant en arrière-fond d'elle-même comme la vérité de sa propre manifestation. Cf. op. cit.,
p. 771 ; tr. fr. p. 289.
4. Selon le remaniement husserlien des définitions brentaniennes, il y a inévitablement
perception évidente de «contenus physiques» autant que de «contenus psychiques»
- puisque Brentano reversait les sensations, dont l'ambiguïté ontologique pour ainsi dire
machienne joue ici un rôle majeur, au compte des premiers (à tort selon Husserl, puisqu'en
faisant violence au langage ordinaire- et pour cette unique raison). Cf. op. cit., p. 768; tr.
fr. p. 286.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (Il) 301

(Erscheinen) >> 1• Dans cette importante définition du phénomène, assi-


gnant les limites ou tout au moins les conditions de l'ontologie des
Recherches,« interprétation» (qui pourrait bien être un mot malheureux,
remplacé dans la seconde édition par «aperception») signifie ce que
nous avons rencontré dans laye RL sous le nom d'appréhension, et
d'une certaine façon l'intentionnalité elle-même: les «phénomènes» y
trouvent leur détermination. En dehors de cette contrainte logico-psy-
chologique (là s'exprime la fécondité de la tension mise en lumière par
Natorp) qui est celle de l'intentionnalité en tant que visée d'objet déter-
minée par le sens de son objet, point d'ontologie, et point de sens à
enquêter sur l'existence ou le statut des dits objets.
Ce point prend chez Husserl la forme de l'exigence d'une théorie cri-
tique de la connaissance. Ici la phénoménologie se délimite en opposition
à toute métaphysique du phénomène, qui ignorerait les contraintes et les
déterminations propres à la visée d'objet (si internes au phénomène que
soient celles-ci en un autre sens du mot« phénomène»), métaphysique
du phénomène qui, d'une façon qui n'est pas sans rappeler le besoin
éprouvé par Mach de refuser l'assimilation de son« phénoménisme»
purement gnoséologique, à celui, à ses yeux métaphysique, de
Nietzsche, prend pour Husserlla figure de Schopenhauer. On dit que
«le monde est ma représentation» 2• Mais cet énoncé est tel quel dénué
de sens. n faudrait déjà assigner les conditions, purement descriptives
(elles ne peuvent être autres du point de vue phénoménologique) sous
lesquelles on peut parler d'un moi ou d'un monde. Et, si
«on est en droit de clixe que les choses du monde phénoménal, selon tous
leuts catactères internes, sont constituées du même matériau que celui
que nous attribuons en tant que sensations au contenu de conscience.
Mais cela ne change rien à ce fait que les qualités phénoménales des choses ne sont
pas elles-mêmes des sensations, mais appataissent seulement comme étant
conformes (gleichartig) aux sensations en tant que sensations. »3

1. Op. cit., p. 762; tt. fr. p. 280-281 (1'" éd.).


2. Op. cit., p. 763-764; tt. fr. p. 282. Cf. Le monde comme volonté et comme représentation,
I, 1. Husserl était, du reste, un grand lecteur de Schopenhauer. .
3. Appendice à la Recherche VI, p. 764; tt. fr. p. 282 (1'e éd.), souligné par nous. La
seconde édition mettra, au début,« on peut à la rigueur dire».
302 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

Au niveau descriptif, les différences demeurent, quelle que soit la


position métaphysique du reste adoptée, et en fait cette évidence des-
criptive, dont on ne peut sortir et sur laquelle on ne peut se donner de
vue «de dessus», invalide le sens même de ces positionnements méta-
physiques. Il y a un sens phénoménologique, premietj de l'extériorité de la
chose visée, en tant qu'elle est porteuse de déterminations non immédia-
tement ou purement sensuelles (qui ne se fondent pas dans l'imma-
nence de la« sensation»), sens de l'extériorité qui se situe en deçà de
la question de l'idéalisme et du réalisme.
«Nous insistons sur ce mot d'extérieures (ausserliche), qui évidemment, ne
doit pas être entendu dans le sens de "spatiales". Quelque solution que
puisse recevoir la question de l'existence ou de la non-existence des
choses phénoménales extérieures, on ne peut mettre en doute que la réa-
lité de la chose perçue ne peut être comprise comme réalité d'une com-
plexion sensorielle perçue dans la conscience percevante. »1

Cette extériorité de la «chose», de l'objet qui est visé, ne doit


certes pas être entendue au sens d'une existence «réelle», c'est-à-dite
ayant un statut métaphysique en soi. En fait, rien n'échappe au plan
d'immanence antimétaphysique de la conscience, qui est celui de l'ap-
paraître même, et qui, d'une certaine façon, seul« existe», en un sens
qui n'est plus à proprement parler ontologique, mais qui manifeste la
condition même de l'ontologie, comme, selon le mot kantien, «pensée
immanente» 2 • Mais précisément cette immanence n'est-elle celle d'au-
cune sphère qui pourrait être délimitée et isolée pour elle-même,
comme un objet ou une réalité privilégiée. D'où l'erreur profonde de
Brentano, typique d'une entente métaphysique de l'immanence, lors-
qu'il dit« que les phénomènes pqysiques existent "seulement d'une manière
phénoménale et intentionnelle", tandis qu'aux phénomènes p.rychiques
échoit "outre l'existence intentionnelle, aussi une existence réelle" »3,

1. Op. cit., p. 764-765; tr. fr. p. 283.


2. Cf. là-dessus notre essai Sur une prétendue ontologie kantienne. Kant et la néo-sco-
lastique, in Kant: alternatives critiques, dir. C. Ramond, Bordeaux, Presses universitaires de
Bordeaux, 1996.
3. RL VI, appendice, Hua XIX/2, p. 774; tr. fr. t. III, p. 292.
LE STATUT MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 303

opposant ainsi une espèce de sphère d'existence évidente à celle d'une


existence purement présomptive.
En effet, «si nous entendons par phénomènes physiques les choses
phénoménales, il est certain qu'elles du moins n'ont pas besoin d'exis-
ter»\ cela au sens exact où elle peuvent être imaginées, désignées,
représentées comme Le chevalietj la mort et le Diable de Dürer, sans
exister au sens strict du terme. Elles n'en «sont» pas moins au sens où
elles apparaissent, elles sont manifestées, et déterminées en quelque
façon par l'intentionnalité, structure spécifique de la production de
l'objet (dans la mesure où l'on pourrait dire que l'objet« se produit»,
au sens théâtral du terme, dans le phénomène, et nulle part ailleurs
qu'en lui). Reste évidemment dans ce cas à déterminer la grammaire
de leur qualification intentionnelle, dans l'écart déterminé par leur.
visée propre entre les différentes modalités possibles de l'intentionna-
lité, écart suivant lequel le sens qu'il y a pour ledit phénomène d' exis-
ter ou non (d'être phénomène d'un objet existant ou non) peut se
constituer. Certes en cela il y a bien un fond d'existence «réelle», dans
la rencontre par la conscience de sa propre facticité, celle de l'appa-
raître pur Q-a sensation), des «phénomènes physiques entendus au sens
de contenus sentis» 2• Mais cette «réalité» ambiguë (celle du reel!, non
du real) est strictement incommensurable à l'autre, celle qui est attribuée
ou non aux objets, intérieurs ou extérieurs, sans non plus en consti-
tuer une avant-scène« intérieure». Elle n'a à vrai dire plus rien d'une
«réalité» au sens strict, celle dont il est question dans la querelle de
l'idéalisme ou du réalisme. Dans un oxymore hautement phénoméno-
logique, elle n'est que« réalité de l'apparaitre», sans que celle-ci puisse
s'autonomiser pour constituer un double fond de la «réalité» elle-
même, dont la question se décide toujours sur le même terrain qu'elle,

1. Op. cit., foc. cit.


2. Op. cit., p. 775; tt. fi:. p. 292. TI est très remarquable que Husserl assume id la qua-
lification brentanienne de «contenus physiques» à propos des contenus de conscience à ses
yeux premiers (les sensations), qu'il rejette pourtant par ailleurs. Cela montre combien pour
lui cette forme d'absoluité qui est celle de l'immanence de la conscience à elle-même en tant
que lieu d'incarnation phénoménologique (de «sensibilité») a peu à voir avec une quel-
conque intériorité ou psychologie.
304 LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

par l'épreuve ou non de son adéquation strictement phénoménale:


Comme le précise Husserl, à propos de cette « réalité» de la conscience
en ses contenus incarnés (les sensations), qui n'en est pas une, et en
ultime hommage au principe d'évidence cartésien, qui constitue les
dernières lignes des RL, il ne faut pas oublier qu'ici « réellement
(wirklich) n'a pas le même sens qu'existant hors de la conscience mais
équivaut à n'ayant pas se1-1lement une existence présomptive» 1• Il n'y a
pas d'autre adéquation que celle de l'apparaître lui-même.
Mais aussi bien, si la« réalité» ou plutôt, faudra-t-il dite, le fait (au
sens du Faktum) de la conscience n'est en rien identifiable à celle ou à
celui d'une« chose» au sens objectif du terme, d'une certaine façon, la
«réalité» des objets dits extérieurs (ou d'ailleurs intérieurs, s'il y en a),
quant à elle, n'a pas d'autre sol que cette évidence qui est celle de l'in-
carnation de l'apparaître sensible lui-même, tel qu'en lui quelque
chose est donné à la conscience. Il n'y a pas d'autre lieu que la cons-
cience pour expérimenter la« réalité» même. Celle-ci est au croisement
des variations modales de la conscience elle-même, dans la possibilité
de l'adéquation précisément où l'objet est donné en recouvrement
avec le «contenu» de la conscience dans l'évidence de ce qui est là.
Mais cet être-là n'est rien d'extérieur à la conscience -il n'a de sens
que dans l'apparaître et conformément à sa grammaire- sans non plus
être rien qui lui serait «intérieur» au sens, chosiste ou tout au moins
métaphysique, de l'idéalisme. Une fois de plus, on ne sort pas de l'ap-
paraître.
C'est par là et par là seulement que l'on retrouve un sens
pour cette détermination qui pourrait caractériser la doctrine
des RL comme un empirisme intégral (mais alors au sens de Mach ou
de James), celle qui définit« la sphère des objets réels (realen) »comme
celle, «purement et simplement, des a!:jets d'une perception sensible pos-
sible»2. L'expérience devient ici qualifiante et prestataire de «réel» de
façon interne au champ de ses propres lois, une fois déployé le plan
d'immanence première qui est celui de la conscience, ou sphère pure

1. Op. cit., p. 775; tr. fr. p. 293.


2. RL VI, § 43, Hua XIX/2, p. 667; tr. fr. t. III, p. 171.
LE ST'AT'UT' MÉTAPHYSIQUE DES RECHERCHES LOGIQUES (II) 305

et illimitée d'apparaître, dans la diversité constituante de ses modali-


tés. C'est dans cette diversité seule que la« perception sensible» (diffé-
rentiellement) et corrélativement la notion même d'« existence», peu-
vent prendre un sens.
Alors et seulement alors, comme dans le § 7 de la Recherche V,
peuvent ressurgir les déterminations les plus classiques qui opposent
l'être apparent d'un objet et ce qu'il est« en soi» et les problématiques
de l'erreur et de l'illusion une fois restitué leur sens phénoménolo-
gique purement immanent. Un énoncé comme
«Naturellement, il ne s'agit ici que des parties composantes de l'objet
comme il apparaît dans la perception et tel qu'il se trouve en elle-même, et
non de celles qui appartiennent à l'objet existant dans la "réalité" objec-
tive, et que seules des expériences ultérieures, des connaissances, des
sciences, nous permettent de dégager.» 1

n'a pas de sens en dehors de son contexte, qui est celui de l'expérience
en général, dans ses modalités essentiellement diverses, tel pourrait
être le sens, très simple, de la phénoménologie, comme restitution du
sol d'expérience sut lequel nous vivons, mais dont la structure même
de l'expérience veut qu'il passe habituellement inaperçu. Comme
dirait Austin, dans quels contextes et selon quelles procédures cela
a-t-il du sens que de se demander si la crème à laquelle on a affaire est
de la vraie crème ou la barbe du gentleman est une vraie barbe2 ? On
ne peut séparer le problème du réel (et de ce qui est réel et de ce qui
ne l'est pas) de son contexte et des voies d'accès à ses déterminations,
voies d'accès qui, dans la mesure où elles sont purement phénoméno-
logiques, au niveau de l'expérience et du langage, ne laissent pout
autant la place à aucune entité d'accès, à aucun double ou préalable de
l'objet.

1. Op. cit., § 48, p. 682; tt. fr. p. 187.


2. Cf. Austin, Le langage de la perception, tr. fr. Paul Gochet, Paris, Armand Colin, 1971,
p. 95-96. Nous devons à Sandra Laugier d'avoir attiré notre attention sur la grande proxi-
mité de la défense du« réalisme naïf» dans Sense and sensibifia et de certaines des thèses de la
phénoménologie des RL.
306 LA CONT'REPARTIE ONT'OLOGIQUE

«Est ce qui vaut pour nous comme existant», disait la Ir RL1•


C'est ce qui fait qu'aucun artifice méthodologique ne peut éliminer de
notre monde les «objets idéaux», eux qui peuplent notre langage et
notre pensée. Pour autant, il y a bien des façons d'exister, et c'est ce
que la phénoménologie, en alternative à la théorie de l'objet meinon-
gienne, dans l'examen non du simple être des objets, mais des condi-
tions par et sous lesquelles cet être est déterminé, entend débrouiller.
C'est aussi bien qu'il faut renoncer et au monde en kit, paradis des
ontologies passées, que l'on voit aujourd'hui pourtant de nombreux
héros empressés à reconstruire, et à sa contrepartie «idéaliste» inévi-
table, dont la philosophie transcendantale pourrait malheureusement
constituer un double ambigu: le mythe de la «boîte noire mentale»,
d'où tout sortirait.
«Égaré par la confusion entre objet et contenu psychique, on oublie que les
objets dont nous devenons "conscients", ne sont pas simplement présents
dans la conscience comme dans une boîte, de telle sorte qu'on n'ait qu'à les y
trouver et à les saisir; mais que c'est dans des formes diverses de l'intention
objective qu'ils se constituent comme ce qu'ils sont et valent pour nous. »2
Les objets ne sont pas de but en blanc donnés, telle est la leçon
paradoxale de la phénoménologie, théorie de la donation s'il en est.
Ou plutôt ils le sont, mais en un sens commun et naturel. Le philo-
sophe, quant à lui, n'a pas à se baisser seulement pour les prendre et
les ramasser, surtout dans quelque conscience indûment mentalisée et
réduite à une collection de prestations objectives évidemment don-
nées. Au-delà du nécessaire« désencapsulement» de la conscience, qui
n'est décidément pas une boîte, lui reste alors la plus difficile des
tâches: celle de la détermination, purement descriptive et immanente
(la constitution est ici sans arrière-fond et sans «conscience transCen-
dantale» pour l'assurer), entre intuition et signification, ces deux
piliers de l'immanence, de la grammaire de ces oljets.

1. RL II, § 8, Hua XIX/1, p. 131; tt. fr. t. II/1, p. 147.


2. Op. cit., § 23, p. 169; tt. fr. p. 193.
Index norrunum

Ali Baba, 42. Coffa A., 9-10.


Aristote, 84-85, 88, 90, 92-95, 109-111, Comte A., 262.
131-132, 163, 170, 201-202, 220, 222, Courtine J.-F., 15, 93, 115.
247, 260, 262, 264.
Austin]. L., 78, 305. De Boer T., 245.
Avenarius R., 226, 228. Derrida J., 298.
DesanciJ.-T., 5.
Bachelard S., 5, 61. Descartes R., 95, 222, 253, 260-262, 264,
Bar-Hillel Y., 126. 266, 270-271, 273, 279, 299, 304.
Becker 0., 62. Dummett M., 7, 129.
Benveniste E., 129, 131. Dürer A., 303.
BergmannJ., 205.
Berkeley G., 156, 198-199, 214, 216, 228, Eberhard]. A., 9.
275-276, 278. Ehrenfels (von) C., 14.
Bernet R., 21, 257. Elsenhans T., 225-226, 228-229, 285.
Bolzano B., 8-10, 14, 30, 37, 49,55-56,59- EnglishJ., 5, 60, 152, 169, 226, 235, 289.
60, 63-74, 76-78, 81, 87, 89, 107, 111, Erdmann B., 93.
130, 181, 190, 193, 203.
Bouveresse J., 10, 15, 60, 69, 71, 78, 93, Findlay J. N., 170, 181.
124, 131, 287. F01lesdal D., 287.
Brentano F., 8, 10-12, 14, 45-46, 83-107, Frege G., 22-23, 33, 49, 56, 60, 64, 67, 69-
182-183, 188, 190, 203, 219-225, 243- 72,77,81,103,108,111,116,129,188-
244, 260-262, 264-270, 273, 277, 279, 189,232.
283-284, 286, 289, 293, 296-297, 299-
300, 302-303. Gandillac (de) M., 99-100, 261-262.
Burton R.F., 169. Gens J. C., 84.

Carnap R., 8, 59. Haller R., 8.


Chauviré C., 15. Heidegger M., 7, 14, 84, 93-95, 99, 110,
Chisholm R., 247. 149, 197, 201, 222, 271, 288, 296.
308 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

Hilbert D., 78. Natorp P., 231, 233, 280, 292-295, 301.
Hillebrand F., 96-97. Nietzsche F., 296, 301.
Hofler A., 177. Nyiri J.-C., 8.
Humboldt (von) W., 104-106, 130.
Hume D., 87-88, 93, 154, 175, 184, 197, Pal:igyi M., 225.
200-201, 256-258, 271-272, 275-279, Philipse H., 230.
286, 299. Platon 170.
Prantl K., 103.
Imbert C., 109. Pro~stJ., 59-60.
Quine W. V., 22, 49, 52, 68, 78.
James W., 201, 304.
Jaspers K., 9. Ramond C., 206,302.
Jünger E., 253-254. Ri=ann B., 113-114.
Rimbaud A., 124.
Kant I., 9, 59-67, 70, 74, 76-78, 85-86, 89- Rouilhan (de) P., 290.
90, 111-112, 116-117, 131, 134, 148- Russell B., 186, 189, 199.
151, 154-155, 158, 161-162, 164, 175,
185, 206, 211, 297, 302. Sachs-Rombach K., 203, 221.
Kraus 0., 95, 98, 223. Sartre J.-P., 257, 281.
Kusch M., 225. Schelling F. W. J., 9.
Schérer R., 5, 59.
Lange F. A., 221, 279. Schleiermacher F., 99.
Laugier S., 15, 21-22, 52, 78, 129, 305. Schlick M., 8, 15, 60, 71, 78.
Laz]., 64. Schopenhauer A., 301.
Leibniz G. W., 65, 171, 212. Schroder E., 48.
Lipps T., 257. Schuhmann K., 9, 226.
Locke J., 275, 299. Sigwart (von) C., 89.
Lotze H., 10, 237. Simons P., 10, 60.
Lykos K., 247. Smith B., 10.
Speke J.H., 169.
MachE., 14, 201, 205, 228, 248-249, 278-
279, 296, 300-301, 304. Tarski A., 68.
Malherbe M., 272,279. Trendelenburg F. A., 203.
MarionJ.-L., 15, 199, 243, 255. Twardowski K., 23, 35, 46, 124, 154, 179,
Marty A., 14, 83, 89, 93, 102-108, 121, 188-189, 191-192, 286.
127, 130.
Mayer-Hillebrand F., 96. Voigt A., 48.
Meinong (von) A., 8, 12, 14, 83, 120, 152, Volpi F., 93, 260.
155-157, 167, 169-195, 290, 306.
:Mi.klosich F., 98-103. Wittgenstein L., 12, 15, 22, 62, 71, 129,
Mill]. s., 42, 87-88, 91, 105, 137. 131, 136.
Mulligan K., 10.
Musil R., 8. Zahavi D., 245, 282, 287, 294, 296.
Table des matières

PRÉFACE,5

Note bibliographique, 17

PREMIÈRE PARTIE

PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

I - Husserl et le mythe de la signification, 21

II - L'héritage de Bolzano :l'analytique-formel, 59


§ 1. L'héritage kahtien, 60
§ 2. Bolzano et la révolution de l'analyticité, 63
§ 3. La reprise husserlienne de Bolzano : la vérité par la forme, 69
§ 4. Analyticité formelle et critique du mythe de la signification, 7 6

III - De Brentano à Marty : la syntaxe, 83


§ 1. La première doctrine brentanienne du jugement, 84
§ 2. La seconde doctrine brentanienne du jugement, 95
§ 3. Le tournant linguistique du problème, 98
§ 4. Les articles de Marty, 102
310 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

IV - Le catégorial, 109
§ 1. Au-delà des catégories : le « catégorial-formel », 111
§ 2. L'impensé des catégories : le catégorial-sémantique, 119
§ 3. Catégorial sémantique et catégorial ontologique : transcen-
dance du sen~ et catégorialité, 132

DEUXIÈME PARTIE

LA CONTREPARTIE ONTOLOGIQUE

V - La logique de l'expérience :le tout et les parties, 147

VI - Husserl, Meinong et la question de l'ontologie, 169

VII - Le statut métaphysique des Recherches logiques (l), 197


§ 1. Le sens de la mise à l'écart de la métaphysique dans les Recher-
ches logiques du point de vue logique, 201
§ 2. Neutralité métaphysique et phénoménologie, 207
§ 3. Un choix métaphysique préjudiciel : la phénoménologie
comme« psychologie descriptive», 215
§ 4. Ambiguïté ontologique et plan d'i=anence de l~ phénoméno-
logie, 231

VIII - Le statut métaphysique des Recherches logiques (Il), 241


§ 1. La conscience comme milieu universel de l'apparaître, 245
§ 2. "La conscience comme intériorité, 259
§ 3. La conscience comme intentionnalité, 281
§ 4. Au-delà du mentalisme, le sens critique de la phénoméno-
logie, 296

Index nominum) 307


Imprimé en France
Imprimerie des Presses Universitaires de France
73, avenue Ronsard, 41100 Vendôme
Août 1997- N° 44 059

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