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ESSAIS PHILOSOPHIQUES
JOCELYN BENOIST
lieu rendre hommage à son œuvre de traduction mais aussi de commentaire, d'ap-
propriation du texte husserlien, qui seule a!fiourd'hui rend possible la réouver-
ture du chantier.
Reste que, dans un pqysage qui a changé beaucoup et vite, un facteur nou-
veau, et décisif, nous paraît a!fiourd'hui conditionner l'accès à des études propre-
ment husserliennes en un sens renouvelé dans notre pqys. Certainement le para-
doxe est-il que si la phénoménologie peut nous être restituée a!fiourd'hui dans ses
intentions originaires, gnoséologiques et métaphysiques, c'est aussi par la philo-
sophie ana!Jtique. L'intrusion de problématiques anglo-saxonnes a ici un rôle
déterminant à jouer et, dans une large mesure, l'a dijà fait.
Il faut bien évidemment ne pas se laisser allerpour autant à la tentation des
rapprochements trop rapides ni au goût des .rynthèses paciftantes. Autant le dire
tout de suite: nous ne myons ni à la possibilité ni à l'intérêt d'une << phénomé-
nologie ana!Jtique». Le problème n'est pas d'édifier un .rystème mixte et de
faire rentrer à toute force l'intentionnalité dans le moule contraignant de l'ana-
!Jse logique du discours ou inversement d'ordonner celle-ci aux conditions
transcendantales de quelque fondation suqjective. Ily aurait là certainement une
monstrueuse confusion des grammaires, celle qui est recouverte en général par ce
slogan qui ne commence qu'à être trop connu et qui appelle à <<naturaliser l'in-
tentionnalité». Trop souvent la philosophie ana!Jtique s'adresse à la phénomé-
nologie pour combler son attente de <<sens>>, en mal de quelque nouveau men/a-
lisme ou tout au moins de quelque sémantique de rattrapage. Un des premiers
if.fots d'une étude attentive de la phénoménologie, telle qu'elle est donc
alfiourd'hui plus que jamais requise, devrait être de décourager de telles unions,
dont le caractère tératologique éclaterait alors aux yeux du public. C'est aussi
bien que la phénoménologie n'a jamais été en mesure de fournir un tel «sens»
pour elle-même, saufjustement à admettre le tournant transcendanta~ qui est
précisément ce que les lecteurs ana!Jtiques en général rifusent avec le plus d'éner-
gie. Pour nous, qui n'admettrons pas non plus ledit« tournant transcendantal>>
de la phénoménologie, ou tout au moins resterons à distance critique de lu~ dans
une fidélité au premier Husserl qui nous paraît receler a!fiourd'hui quelques pro-
messes, quelles que soient ses difficultés, inévitables (l'attitude transcendantale
en présenterait d'autres, tout aussi inévitables), nous ne prétendrons pas au
bénijice d'un tel« sens» et de la constitution universelle, sésame de l'ontologie, et
nous ne serons même que trop heureux d'en pouvoirJaire l'économie. Ce qui nous
PRÉFACE 7
intéressera, c'est le so4 non transcendantal mais non sans contrainte d'accès ni
sans rigueur, d'une expérience prise à l'état natif, avec sa sensibilité et avec son
langage. Ce so4 c'est à notre sens celui des Recherches logiques. Mais force
est de constater que c'est aussi celui de la philosophie ana!Jtique dans ses pro-
blèmes fondamentaux et originaires. Aussi est-ce atijourd'hui en partie (pas
exclusivement toutifois, et une fois levés les malentendus d'usage) depuis la phi-
losophie ana!Jtique que l'on peut dans une certaine mesure réouvrir les questions
propres de la phénoménologie, dans la nécessaire digonction même de leurs gram-
maires- mais celle-ci est en elle-même une question qui fait partie du problème
de la dijinition même de la phénoménologie, qu'en un sens on commence seulement
à pouvoir aborder, de l'extérieur. Cela tient peut-être au simple fait que la
philosophie ana!Jtique seule a su pendant un certain temps maintenir ouvertes et
vivantes les questions qui étaient initialement aussi celles de la phénoménologie, à
savoir les questions de théorie de la connaissance dans lesquelles s'enracinent
l'une et l'autre. Le terme n'est assurément pas à la mode, mais c'est pourtant;
nous semble-t-i4 le domaine que la recherche doit réinvestir ici en priorité. C'est
en iffet depuis son terrain, nous semble-t-i4 et depuis son terrain seulement; que
l'on peut poser les vraies questions en ces matières, y compris éventuellement
pour subvertir le point d'où on était parti, à savoir le mythe de la « théorie de
la connaissance;> même. La critique de la logique est une affaire logique aussi
- ce que, croyons-nous, le premier Heidegger lui-même avait en vue. D'une cer-
taine façon la philosophie ana!Jtique nous réindique atijourd'hui le chemin de la
recherche d'une théorie de la connaissance et d'une ontologie, d'où la phénoméno-
logie était partie. D'où l'importance extrême de son apport présent à toute
étude et toute mise en question sérieuse de la phénoménologie. Elle contribue à la
généalogie de sa sœurjumelle, qui pose les mêmes questions d'autre façon.
Que la phénoménologie et la philosophie ana!Jtique puissent historiquement
et conceptuellement avoir la même provenance, c'est une chose qui commence à
être bien connue, et que nous ont appris à comprendre certains interprètes ana!J-
tiques. Phénoménologie et philosophie ana!Jtique seraient; selon la formule bien
connue, comme Rhin et Danube\ prenant leur source dans le même centre (celui
de la 1v.litteleu:ropa de la fin du siècle dernier).
1. Cf. :Michael Dummett, Les origines de la philosophie ana!Jtique, tr. fr. Marie-Anne Les-
courret, Paris, Gallimard, 1991, p. 44.
8 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE
1. Suivant les travaux pionniers de Rudolf Haller, Studien zur iisterreichischen Philosophie,
Amsterdam, Rodopi, 1979, et Zur Historiographie der osterreichischen Philosophie, in
J. C. Nyiri (éd.), From Bolzano to Wittgenstein: The Tradition rif Austrian Philosopqy, Vienne,
Holder/Pichler(Tempsky, 1986, p. 41-53.
2. Cf. les Hume-Studien de Meinong (1877-1882).
3. A relativiser toutefois selon la méchante ironle de Musil (il est vrai juste après l'ef-
fondrement de la « Cacanie»), qu'il serait souvent aujourd'hui profitable de rappeler. Cf.
son article L'imposture (1919), traduit dans Le Maga:;jne littéraire, 205, 1984.
PRÉFACE 9
1. Cf. l'anecdote rapportée par Jaspers, citée par I<:arl Schuhmann, Husseri-Chronik, La
Haye, Nijhoff, 1977, p. 175.
2. Alberto Coffa, The Semantic Tradition from Kant to Carnap. To the Vienna Station, ed.
Linda Wessels, Cambridge Q\t(ass.), Cambridge University Press, 1991.
10 PHÉNŒv1ÉNOLOGIE, SÉIYIANTIQUE, ONTOLOGIE
Kevin Mulligan\ Peter Simon? et Bart)' Smit!Jl. Sans eux la recherche phéno-
ménologique risquerait af!iourd'hui de s'enliser dans une ignorance de ses sources
et une certaine scolastique, et leur œuvre du reste pourrait avoir des vertus salu-
taires pour la secouer d'une certaine torpeur post-moderne etjou d'un certain
narcissisme transcendantal ou post-transcendantal. Il faut bien sûr préciser que
leur apport serait resté lettre morte ici sans l'œuvre de Jacques Bouveresse, grand
passeur de la philosophie autrichienne sur la scène philosophique française. Par
l'intérêt qu'il a su réveiller pour ces questions, c'est certainement d'abord à lui
que nous devons af!iourd'hui ces découvertes et redécouvertes, et y compris la
connaissance des nouveaux outils élaborés à Manchester ou ailleurs qui doivent à
présent contribuer à une claire intelligence de la phénoménologie.
Évidemment, il faudra prendre garde à un certain continuisme (et pour être
plus précis à une certaine doxa brentanienne) qui, comme souvent en histoire de
la philosophie, tend à écraser les proble'mes, et se garder aussi bien de tout rap-
porter chez Husserl à une tradition par rapport à laquelle son plus grand mérite
est d'accomplir une percée, celle qui consiste précisément à instituer un sens nou-
veau, non PD'chologique, et à la mesure d'une ontologie en un sens critique du
terme, de l'intentionnalité. Quant à nous, c'est Husserl qui nous fait af!iourd'hui
relire la philosophie autrichienne, et non l'inverse:
<<En connexion avec le malentendu touchant l'essence de la phénoménologie, on
désigne depuis peu ces grands chercheurs- certainement en raison des impulsions que
j'ai reçues de Lotze et de Bolzano et dont j'ai conscience avec la plus grande recon-
naissance, atijourd'hui comme hier- comme les fondateurs de la phénoménologie, et
de telle manière que paraît directement s'imposer l'idée que le meilleur chemin pour
accéder à la phénoménologie soit le retour à leurs écrits en tant que sources origi-
nelles de la nouvelle science. Cependant la grande Logique de Bolzano entre, en l'oc-
currence, d'autant moins en ligne de compte, que celui-ci n'avait pas la moindre idée
de la phénoménologie, de la phénoménologie telle que la représentent mes écrits. [...]
Il en est qui entendent la phénoménologie comme une sorte de continuation de la Psy-
1. Cf. Speech Act and Sachverhalt. Reinach and the Foundations of Realist Phenomenology, éd.
Kevin Mulligan, Dordrecht, Nijhoff, 1987; Mimi, Meaning and Metap4Jsics. The Philosop4J
and Theory of Language ofAnton Marry, éd. Kevin Mulligan, Dordrecht, Kluwer, 1990.
2. Cf. Peter Simons, Philosop4J and Logic in Central Europe from Bolzano to Tarski,
Dordrecht, Kluwer, 1992.
3. Cf. Foundations of Gestalt Theory, éd. Barry Snùth, Munich/Vienne, Philosophia,
1988; Barry Snùth, Austrian Philosop4J, Chicago/La Salle, Open Court, 1996.
PRÉFACE 11
chologie de Brentano. Aussi haut que j'es#me cette œuvre géniale et aussi puis-
samment qu'elle ait agi sur moi dans ma jeunesse (comme c'est le cas des autres
écrits de Brentano), il faut pourtant qjouter en l'occurrence que Brentano est resté
éloigné de la phénoménologie au sens où nous l'entendons etjusqu'à ce jour.;; 1
Souvent des auteurs peu familiers au départ avec la phénoménologie, crqyant
rifuser le transcendanta4 rifusent la phénoménologie elle-même, se laissant aller au
rêve (et au péril?) d'une<< ontologie naïve» ou d'une quelconque théorie mentale de
l'intentionnalité. C'est au point que l'on peut se demander s'il est réellement pos-
sible de dissocierphénoménologie et transcendanta4 souspeine de perdre ce qui est le
grand acquis de la phénoménologie, à savoir l'interrogation sur les modes de donnée,
et de retomber sur les écueils du dogmatisme, D'une certainefaçon, c'est la question
qui animera notre livre, dans la recherche d'un autre statutpour la phénoménologie
que celui d'antichambre du transcendantal et de la suljectivité en un sensfondation-
ne! ou (de Charybde en Srylla) d'une ontologie en un sens dogma#que et nai'vement
réaliste (mais d'un réalisme métapf?ysique qui a peu à voir avec ce qu'on nomme
«réalisme naif;>, qui est celui du sens commun, et dont la phénoménologie estplus
proche). Par là même, nous serons amené à tenir une position critique, donc
peut-être moins tranchée. Nous en assumons toutes les dijftcultés et les éventuelles
apories, qui nous semblent tout au moins être celles de la pensée de Husserl lui-
même, à l'état natif, et en constituer tout l'intérêt. La quête de Husserl demeure
jusqu'au bout marquéepar une interrogation sur les conditions depossibilité, au sens
des conditions de possibilité de discours, des conditions sous lesquelles cela fait sens
que de dire telle ou telle chose, quête qui nousparaît assurémentporter une exigence
proprement critique. Le the'me de l'intentionnalité, chez Husserl (d'une certaine
façon contrairement à Brentano et aux néo-brentaniens), n'est rien de nature4 ni
d'immédiat, et rien moins qu'aristotélicien et noétique au sens classique du terme.]!
constitue l'équation d'un problème plutôt qu'un «modèle;> qui permettrait de
représenterparexemple ce que l'on nomme, d'unefaçon profondément incompatible
avec la pensée de Husser4 dont lepremier acte est d'avoir mis la conscience en dehors
d'elle-même, «états mentaux J>. Pour entendre Husser4 ·ilfaudra donc probable-
ment aux lecteurspeufamiliers avec cette tradition propre de la phénoménologie, se
débarrasser d'abord d'un certain naturalisme anglo-saxon (celui des sciences cogni-
1. Hussed,Ideen III,§ 10, Hua V, p. 57-59 ; tt. fr. La phénoménologie et les fondements des
sdences, p. 68-71.
12 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉJ:viANTIQUE, ONTOLOGIE
Les questions sémantiques ne seront encore unefois pourtant tenues ici quepour
un préambule nécessaire (sans doute la voie d'accès, c'est en soi le problème) aux
questions ontologiques, dont l'économie des Recherches comme la tradition dont
celles-ci sont issues les rendent étroitement solidaires. A la lumière de !'enracine-
ment de la pensée de Husserl dans le contexte des discussions logiques etp{Jchologi-
ques de son époque, et de la mise en avant, dans cet environnementphilosophique, du
problème du sens, linguistique et éventuellement extra!inguistique (ilfaudra pré-
ciser alors en quel sens), c'est en if.fet la question de l'engagement ontologique de
cette pensée que nous entendons poser en un second temps et du statut ontologique,
tout à la fois conditionnépar cette tradition et largement en rupture avec elle, de ce
que les Recherches logiques devaient nommer phénoménologie. A ceux qui
s'interrogeraient sur la portée de cette démarche atijourd'hui, nous avouerons que
nous espérons par là, en redép!qyant les intuitions originaires de ce qui demeure à
nosyeux la penséefondatrice de notre temps, ménager, contre son retour annoncé, la
possibilité d'une totijours de nouveau nécessaire sortie de la métapf?ysique, mais qui
ait peu à voir avec le thème destina! et claironnant de sa «fin>>. Ily a encore des
chantiers en philosophie. Alors nous aimerions parvenir à cette attitude de pensée
qui consisterait à la continuer, en fidélité à ses problèmes, au lieu de nous laisser
emporterpar l'if.fondrement de ce quipourrait être l'une de ses caricatures- ou de
courir à d'autres caricatures, en substituts trop rapides. Tels pourraient être le
sens aussi bien de l'héritage husser!ien de l'exigence d'une philosophie scientifique,
quels que soient les réserves ou les aménagements qu'ilfaudraity Jaire, et!'espoir
que nouspoursuivons ici1•
Ce livre ne prétend guère qu'au titre d'une collection d'études préparatoires,
et cela à plus d'un point de vue. Tout d'abord il ne saurait pour nous se substi-
1. Les questions posées id ne sont pas pour nous tout à fait sans passé. Dans un
recueil précédent, on trouvera deux textes qui les annoncent et les préparent dans une cer-
taine mesure. Nous les signalons au lecteur, s'il a la curiosité de s'y reporter: «Sujet phé-
noménologique et sujet psychologique» et« L'origine du sens: phénoménologie et vérité»,
l'un et l'autre dans Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994. Les deux orienta-
tions contradictoires (recherche d'un empirisme intégral/fidélité à une sorte de platonisme)
qui étaient ainsi mises en évidence dans ce livre n'ont pas id disparu. C'est leur tension
même qui fait la valeur et l'intérêt de cette recherche à nos yeux. Sur cette route, nous cher-
chons encore. Mais il nous plaît de penser que cette problématique (celle d'un platonisme
de l'expérience) fut probablement réell=ent celle de Husserl.
14 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE
PROBLÈME ET FORMES
DE LA SIGNIFICATION
I
Husserl et le mythe
de la signification*
* C'est ici le lieu de dire tout ce que ces études doivent à Sandra Laugier. Sans elle,
jamais ces questions n'auraient pris pour nous une telle urgence, ni nous n'aurions entrevu
les moyens de les poser:.
1. Cf. là-dessus déjà notre essai L'origine du sens, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
2. Non sans distorsions toutefois : cf. Rudolf Bernet, Le concept de noème, in La vie
du slfiet, Paris, PUF, 1994, p. 65 sq.
22 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION
Ce qui est récusé par là, c'est qu'il puisse y avoir tout simplement
quelque chose comme un stock de vécus psychiques correspondant à
tel ou tel terme et constituant sa« signification» comme telle. Mais à
ce niveau on ne sait pas si la réfutation porte sur le dispositif lui-même
ou sur sa simplicité. Il est possible qu'il soit somme toute acceptable,
qu'il y ait bien le signe et quelque chose comme du « sens» psychique
qui lui correspondrait, mais au prix de quelque complication, confor-
mément à la voie déjà empruntée par Frege (celle qui passe par la dis-
tinction du sens et de la référence, selon un usage des termes non hus-
serlien). C'est au fond ce que semblent suggérer les lignes qui suivent,
en mettant en avant le modèle de la nomination:
«En ce qui concerne spécialement les noms, tout ce qui a trait à ce sujet
a été, depuis longtemps déjà, remarqué. On a, pour chaque nom, distin-
gué entre ce dont il "informe" (kundgibt) (c'est-à-dite nos vécus psychi-
ques) et ce qu'il signifie (bedeutet). Et, de plus, entre ce qu'il signifie (le
sens, le "contenu" de la représentation nominale) et ce qu'il nomme
(l'objet de la représentation). »2
1. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 25
1. Cf. RL V, Introduction, Hua XIX/1, p. 353 ; tt. fr. t. II/2, p. 142: « C'est donc une
importante condition préliminaire à la solution des tâches indiquées que ce concept soit
élucidé avant tous les autres.»
26 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
n'en est pas moins déjà un acte de plein droit, au sens où il instaure en
lui-même et par lui-même un rapport à l'objet, susceptible de se
déployer indépendamment de la donation intuitive de l'objet. n faut
donc distinguer plusieurs composantes dans les actes associés à ce que
l'on nomme habituellement la signification (ce qui donne son contenu,
son« sens» à un mot, un énoncé).
C'est ce que fait Husserl, en séparant les actes conférant la signijica-
tion et les actes remplissant la signijication. C'est en vertu des premiers
qu'il y a «sens». Les seconds ne font qu'illustrer la signification. Mais
l'erreur serait de croire que les premiers donneraient pour autant accès
à une sorte de vestibule de l'objet que serait la signification correspon-
dante, et dont les seconds fourniraient l'illustration intuitive en tel ou
tel objet. Les actes conférant la signijication sont eux-mêmes des rapports à
l'oT:fet. Les actes :remplissant la signification ne font qu'« actualiser la
référence objective», ce qui veut dire aussi bien qu'elle leur préexiste,
dans les actes mêmes conférant la signification. L'intuition n'apporte
rien d'autre que l'« actualité».
« On ne devrait pas dire, par conséquent, à proprement parler que .
1
l'expression exprime sa signijication (l'intention). » La signification n'est
rien qui préexisterait à l'expression, ou plus exactement aux actes du
signifier qui caractérisent celle-ci, et que cette dernière devrait alors
« exprimer». Elle se tient bien plutôt dans l'expression elle-même en
2
tant que lieu des actes du signifier • Le fait que les actes du signifier
«animent l'expression d'un sens» doit s'entendre, loin de toute inclu-
sion réelle d'un « sens» dans l'expression, dans le sens de l'institution
d'un rapport à l'objet. Ainsi serait «plus adéquate l'autre conception
de l'acte d'exprimer, selon laquelle l'acte remplissant apparaît comme
celui qui est exprimé par l'expression complète: comme lorsque, par
exemple, on dit d'un énoncé qu'il donne expression à une perception
ou à une fiction» 3• Dire que c'est l'acte remplissant qui est exprimé
renvoyer à quelque chose qui n'est pas elle, qui la détermine comme
telle. Cela n'a pas de sens de vouloir se tenir dans l'immanence, que
cela soit physique ou psychique, de l'expression : celle-ci n'est gouver-
née par aucune autre loi que celle de la transcendance, que Husserl
appellera «intentionnalité» 1•
Que nous soyons retenus par la face physique de l'expression ou
que nous l'utilisions dans un vécu de signification «normal», nous
avons affaire de plein droit à un rapport à l'objet: dans un cas à l'objet
physique «expression», dans un rapport qui est un rapport intuitif
perceptif tout ce qu'il y a de plus classique; dans l'autre cas à l'objet
qui est« désigné» par l'expression, dans un rapport qui n'est pas intui-
tif (du moins pas nécessairement, donc pas essentiellement), que la
re RL n'a pas d'autre sens que d'essayer d'élucider. Or d'un rapport à
l'autre, dans la différenc~ même des objets, le contenu phénoménologique
immanent demeure le même (on «perçoit» la même chose). La différence
relève donc de ce que les Ve et VI" RL appelleront le « caractère
d'acte»2 , c'est-à-dire les modalités mêmes de l'intentionnalité. Le
signifier apparaît alors non pas comme une opération secondaire cons-
truite «sur la base» d'éléments intuitifs (même si assurément inter-
viennent en lui des combinaisons complexes qui relèvent de l'associa-
tion, notamment en ce qui concerne la part d'indication qu'il y a
toujours dans sa face expressivé), mais comme, de plein droit, une
autre modalité de l'intentionnalité. Le passage au signifier fournit dans
les RL une modification phénoménologique exemplaire: «Le phéno-
mène de l'objet demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se
modifie. »4 Ce qui n'a d'autre fonction que de mettre en lumière le
phénomène fondamental de l'intentionnalité en tant que structurant la
conscience, dans ses différences modales mêmes. Ce sur quoi Husserl
attire notre attention, dans une remarque méthodologique qui anticipe
sur l'acquis majeur des RL: «Tous les objets et toutes les références
objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont que par les actes de viser
essentiellement différents d'eux, dans lesquels ils nous deviennent pré-
sents, dans lesquels ils sont en face de nous justement en tant qu'uni-
tés visées.» 1 Le signifier apparaît alors clairement comme l'une des
catégories de ces« actes de viser».
C'est en tant que tel qu'il peut fonder quelque chose comme des
«significations» idéales, dans un :retournement («une objectivation»)
qui, s'il semble exposer de plein fouet Husserl à la critique du mythe de
la signification, ne mesure en fait que la dé:réalisation de la signification
elle-même, dans son impossibilité à constituer un objet par elle-même.
L'idéalité de la signification ne tient effectivement à rien d'autre qu'à
son caractère d' « acte» même, comme tel irréductible à la forme de tel
ou tel objet, mental ou physique. En effet, lorsque Husserl, au § 11,
«objective» la description en distinguant l'expression elle-même, son sens
et l' oijectité correspondante, le sens de l'entité intermédiaire (le« sens»
précisément) ne peut être que celui de l'idéal-spécifique des actes concernés :
il s'agit de l'unité des actes qyant telle ou telle signification. Si la signification
est cette unité même, cela veut dire qu'elle n'est justement rien que ces
actes puissent« avoir» comme une entité qui leur préexisterait ou serait
isolable en leur sein: la signification ne tient dans rien d'autre que dans
l'identité d' effectuation de l'acte, identité qui ne s'illustre et ne s'assigne
dans rien d'autre que dans sa répétition éventuelle. Pour Husserl aussi,
d'une certaine façon, donner la« signification» d'une expression, ce ne
peut être que la :répéter: l'identité qu'est la« signification» elle-même ne
s'assigne que dans la répétition idéalisante et n'a pas d'autre consistance.
Elle est« à même» l'acte, propriété de l'acte lui-même en tant qu'il se
spécifie. n n'en :reste pas moins que cette thèse de la «signification
idéale», dans sa provenance bolzanienne, confirmée ici par le retour en
force du mythe de la p:roposition2 , soulève de grandes difficultés, sur les-
quelles nous reviendrons.
l'objet lui-même. Mais est-ce à dire pour autant qu'il constitue à lui
seul un objet? Certainement pas, dans la mesure où le sens de l'état de
choses ne se découvrira à l'analyse autre que de définir une configura-
tion de :rapport à l'objet. C'est inscrit dans le ca:tactè:re intentionnel
même de la fonction de signification, une fois de plus :téaffi:tmé avec
fo:rce, à l'heure même de l'abstraction de la signification idéale, unique
solution trouvée, en bon platonisme, à la question de l'identité de la
signification: «Tout énoncé, qu'il exe:tce une fonction de connais-
sance ou non, a son intention, et la signification se constitue dans cette
intention comme étant son ca:ractè:te spécifique d'unité.» Telle ou telle
signification ne se détache donc comme rien d'autre que comme le
ca:ractè:te d'unité d'une famille d'intentions, dans l'identité indéfini-
ment :reprise et :répétée de l'acte lui-même.
A p:teuve: l'impossibilité d'use:t de ce concept idéal de significa-
tion au titre de l'inte:tp:tétation familière de l'énonciation qui voud:tait
que l'énoncé« exprime "sa" signification», depuis le début combattue
ou tout au moins :tendue problématique pa:t Husserl. Pa:rle:t de« signi-
fications exprimées» est fondamentalement équivoque et inadéquat.
Enco:re faut-il se :tappele:t que «toute expression, non seulement
énonce quelque chose, mais énonce sur quelque chose; elle n'a pas seule-
ment sa signification, mais elle se :rapporte aussi à des oijets quels
qu'ils soient» et que «jamais l'objet ne coïncide avec sa significa-
tion»1. Il y a ce qu'on dit et ce sur quoi on dit. Mais d'une certaine
façon l'un et l'autre sont indissociables, et c'est le mystè:te du sens en
tant qu'« acte» que d'articuler cette distinction impossible: «Naturel-
lement l'un et l'autre n'appartiennent à l'expression qu'en vertu des
actes psychiques donateurs de sens.» La :téfé:tentialité de la pa:tole en
tant que capacité à pa:rle:t de quelque chose n'est pas distincte du sens
lui-même en tant que non seulement celui-ci la pe:tmet, mais il est cette
:téfé:tentialité elle-même: il n'a d'autre sens que d'assigner à la pa:tole
un objet et le fait d'« énonce:t sur quelque chose» :relève des actes
donateurs de sens eux-mêmes (et non des actes :remplissant le sens) de
plein droit, sans même que l'on puisse dire qu'il s'agisse d'un acte
«édifié sur eux». On dit simultanément que et sur et c'est cette struc-
ture plutôt que l'une ou l'autre de ses faces qu'il faudra appeler le
«sens».
La structure est manifeste dans le cas de la nomination: « Ce sont
les noms qui offrent les exemples les plus clairs pour la distinction
entre la signification et la relation à l'objet. »1 Pour leur distinction
assurément, mais aussi pour leur association, qui n'est rien d'externe
mais leur principe même. Suivent les fameux exemples frégéo-husser-
liens sur Le vainqueur d'Iéna et Le vaincu de Waterloo. Ces noms signi-
fient différemment, mais ils nomment un seul et même objet. Mais la
différence du rapport met ici en lumière, tout autant que sa variabilité
et sa possible« déclinaison», sa fondamentale identité de rapport: dans
un cas et dans l'autre, il s'agit du même objet et surtout d'un rapport
à l'objet. La différence même des «sens» ne se concevrait pas en
dehors de cet horizon du rapport à l'objet.
Ce modèle est pour Husserl un modèle général, qui concerne
l'essence du langage (ou plutôt du« signifier», car le rapport de l'un
à l'autre demeure certes obscur) en tant que tel. D'où son extension
spectaculaire au-delà du cas de la simple nomination, à travers la
théorie de l'état de choses, ici réactivée: « n en va de manière ana-
logue [à celle des noms] pour toutes les autres formes d'expressions,
bien qu'en ce qui les concerne, parler de rapport à l'objet présente,
en raison de leur diversité, quelques difficultés. »2 Toutes n'en ont pour-
tant pas moins un oijet. D suffit pour cela de redéfinir correctement le
concept d'« objet», correctement c'est-à-dire conformément aux
réquisits propres de la modalité signitive de l'intentionnalit é en tant
que rapport à l'objet de plein droit, qui a «ses» objets, pour ainsi
dire taillés sur mesure pour elle. C'est ce que fait la théorie du
Sachverhalt, redéfini selon sa face objective (comme «objet» du dis-
cours, ce sur quoi l'on dit) comme Sachlage. Husserl fait ici un grand
pas en avant dans le sens de la mise en évidence de l'irréductibilité
1. La théorie de l' «intuition catégoriale» viendxa (dans une certaine mesure seule-
ment, voir notre chapitre IV) corriger ce déséquilibre initialement ouvert par la I'" RL en
faveur de la modalité signitive de l'intentionnalité. Il peut y avoir intuition de l'« état de
choses». Cf. RL VI, Hua XIX/2, § 48, p. 684-85; tr. fr. t. III, p. 190.
2. RL I, § 13, Hua XIX/1, p. 54-55; tr. fr. t. II/1, p. 55-56.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 35
vzse pa:t la signification». C'est ce sens qui est sens de l'oijet donné
(c'est-à-elire donné tel qu'il était visé dans le sens) que Husserl nomme
«sens remplissant». li n'y a pas besoin que l'objet soit actuellement
donné pour qu'il y ait intention de signification (donc sens), mais, s'il
est donné, cela ne modifie donc pas seulement l'intention de connais-
sance (~tuitive) correspondante , ily a aussi un remplissement propre au
signifier. Ce n'est rien elire d'autre si ce n'est que la signification est une
modalité intentionnelle de plein droit, ayant ses propres conditions de
satisfaction (de« :templissement »), même si celles-ci sont unies par des
liens complexes à celles des autres modalités - intuitives - de l'inten-
tionnalité, censées être gardiennes de l'objet.
Là où l'objet est visé signitivement et en même temps donné intui-
tivement sur le mode même selon lequel il est signifié, «l'objet à la
fois visé et donné ne nous est pas présent comme double, mais seule-
ment comme un». Le fait qu'il soit donné comme visé (selon les
conditions de sa visée) assigne le sens remplissant de l'expression à
travers laquelle il est visé, sens en lequel se déte:rmine le sens lui-même
de cette expression en tant qu'elle fait sens (c'est le propre des actes du
signifier), mais toujours d'une façon déte:rminée, comme telle ou telle
expression. Toute expression a un sens remplissant et c'est ce en quoi
elle se déte:rmine comme telle ou telle expression (les conditions de la
satisfaction délimitant toujours la capacité de l'intentionnalit é à se
déte:rminer, dans le registre signitif de l'intentionnalit é comme dans
les autres).
Le sens remplissant n'est rien d'autre que le «même» de la signifi-
cation, ce qui fait que des actes du signifier pluriels signifient «la
même chose» et peuvent être compris comme tels. li est par là même
ce en quoi l'objet de l'intention de signification (puisque, dans son
caractère intentionnel, il lui est essentiel d'avoir un objet) s'assigne
comme «le même»; mais il n'est pas lui-même cet oijet: il est l'objet en
tant que donné dans l'acte du signifier, en tant donc que sens réalisé
de cet acte, puisque cet acte est prestataire de «sens», «fait sens»
d'une manière accomplie. Le mode de présence de l'objet qui répond
à cet accomplisseme nt est conforme aux conditions de l'intention de
signification elle-même: c'est une présence proprement signitive, qui
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 37
lois, qui sont propres au signifier: ce n'est rien d'autre que ce que l'on
appellera la grammaire1• L'existence de ces lois, dans la mesure où
elles se situent purement au niveau du signifier et ne garantissent rien
d'autre que sa possibilité, prouve l'autonomie de ces actes dans leur
spécificité. Ce qui garantit contre le «non-sens» ne relève de rien
d'autre que des exigences propres du signifier lui-même, dans la
mesure où il n'est pas informe, mais déploie une variété d'actes mor-
phologiquem ent déterminés. Il y va une fois de plus de la découverte
que le signifier constitue un acte de plein droit, c'est-à-dire un rapport
à l'objet plein et autonome, comportant ses gains et ses exigences pro-
pres. Ce que viennent confirmer les lignes suivantes :
« Cest dans la signification que se constitue le rapport à l'objet. Par
conséquent, employer une expression avec sens, et se rapporter par une
expression à l'objet (se représenter l'objet), c'est là une seule et même
chose. La question n'est nullement, en l'occurrence, de savoir si l'objet
2
existe ou s'il est fictif, voire même impossible. »
même. Bien plutôt, le fait que cette expression soit pourvue de signi-
fication, quel que soit du reste son rapport avec ce que l'on a coutume
d'appeler «le réel», n'indique rien d'autre que l'accomplissem ent en
elle d'une prestation d'objet, sur ce mode original, non forcément
recouvert par les autres modes de l'intentionnalit é, qu'est le signifier.
La «signification» alléguée n'est que le rapport à ce même objet. Le
caractère fictif de l'objet s'avère par après selon d'autres prestations
intentionnelles , qui ne relèvent pas en droit du signifier, mais il ne
saurait en rien identifier la signification concernée à un objet de sub-
stitution. En fait, il suffit de signifier pour avoir rapport à des objets,
mais l'inverse est vrai aussi bien: signifier, c'est toujours déjà avoir
rapport à l'objet, on ne peut retenir la signification sur la route de
l'objet. La signification« toute seule» ne peut jamais se rencontrer: tel
est paradoxalemen t le résultat du problème des «objets inexistants»,
qui nous conduirait si facilement à hypostasier la signification et à en
faire un mauvais substitut de l'objet. S'y reconnaît au contraire la
puissance d'objectivité immédiate du signifier, par mais aussi résolu-
ment au-delà de la signification, dans sa capacité de se rapporter à des
objets qui ne sont qu'à lui, et s'y manifestent la vitalité et l'originalité
de son activité intentionnelle en tant qu'elle est pleine et entière et n'a
pas besoin d'autre registre intentionnel pour l'étayer (même si elle en
a besoin pour la compléter, mais la réciproque serait aussi vraie).
Cette percée husserlienne en direction du caractère intentionnel
des actes du signifier (et simultanément de l'intentionnalit é en général,
puisque l'analyse des vécus du signifier en constitue le laboratoire)
trouve sa contre-épreuve au chapitre II de la rr• RL, dans ce qui ne se
présente comme rien d'autre que comme une critique du mythe de la
signification.
La théorie avec laquelle Husserl se débat au début de ce chapitre
est effectivement celle qui identifierait la signification à un stock
d'images mentales accompagnant l'acte du signifier, «représentatio ns»
de l'objet ou, sur un mode ou sur un autre,« quasi-objets». La signi-
fication n'est en aucun cas de l'ordre de l'image adjointe de manière
constante à l'expression, et comprendre une expression ce n'est pas
retrouver les images associées, comme si le signe réveillait simplement
40 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION
les mêmes entités déjà prêtes d'une boîte noire mentale à une autre. A
preuve: la conscience d'identité de la signification peut subsister
même là où les images associées à l'acte du signifier sont fort varia-
bles. Et que dire des «images» associées aux formes supérieures du
calcul mathématique? Ce qui se joue là, c'est le décrochage fondamen-
tal de la modalité signitive de l'intentionnalit é par rapport à l'en-
semble de ses modalités intuitives, qu'elles soient perceptives ou ima-
ginatives du reste. L'otiginalité et l'irréductibilité de la modalité
signitive y sont suspendues. C'est très exactement ce que mesure la
défaite du« mythe de la signification»: car qu'exptime-t-il d'autre que
le besoin irréfléchi de combler le déficit d'intuitivité constitutif de la
modalité signitive de l'intentionnalit é en réinventant en son sein
quelque chose comme les entités intuitives manquantes (les « significa-
tions» en guise d'images, ou même comme images), ce qui revient aussi
bien à ignorer son mode de fonctionnemen t propre, et même simple-
ment la propriété de son fonctionnemen t? De ce point de vue, dans sa
ctitique anti-mentaliste , la ?' RL de Husserl apparaît tout simplement
comme le terrain de la découverte du signifier comme tel, dans son originalité
irréductible, et démythologisée .
Dans le signifier, il n'y a pas d'images ou de contenus que l'on
pourrait retrouver, et c'est une mauvaise compréhension de la com-
préhension que de la comprendre de cette façon. n faut bien saisir
que le « sens» n'est pas une partie du vécu, ou tien qui existerait
comme tel dans la conscience du signifier et puisse par là revêtit la
dignité de l'image. Ce qui éloigne Husserl de toute théotie du sens-
image, c'est le ptincipe fondamental de l'imperceptibilité du sens, qui
révèle la structure même de l'acte du signifier. Signif;ier, ce n'est
jamais énoncer du sens, pas plus que comprendre ne serait le recueil-
lir comme une chose ou une image. Dans les actes du sens, dans
leur réciprocité, ce qui apparaît et se donne à connaître, c'est l'objet;
le sens lui-même n'apparaît pas.
Mais alors, à supptimer ainsi le «sens» et tous les doubles intuitifs
que l'on pourrait lui procurer, que nous reste-t-il par rapport à l'acte
du signifier, si ce n'est simplement le mot et !'oijet? En l'absence de
troisième terme-réel, c'est-à-dire isolable comme une entité spécifique
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 41
naît dans un acte mental préalable (même si cela peut arriver, mais
c'est alors un problème de mémoire, non de langage). Le nom, en tant
qu'il est normalement utilisé, renvoie immédiatement à la personne qu'il
dénote: sa fonction est précisément d'orienter l'attention de la cons-
cience vers elle, en tant qu'elle est signifiée. On n'a pas les noms en
regard des choses, et il ne s'agit pas de coller des étiquettes, même
dans le cas du nom propre. On a la chose «à travers» le nom, à même
lui, et c'est là tout le problème de la signification, comme mode de
rapport à l'objet, et non au signe lui-même qui, comme tel, n'est
qu'une fonction. L'indication à nos yeux relie la matérialité de deux
«choses»: le nom et l'objet. La signification nous relie directement à
une seule et même chose Q.'objet désigné, «nommé»), sans que le rap-
port d'une chose à une autre soit autre chose qu'un étai 1• C'est en rai-
son de ce caractère fonctionnel du nom propre qu'il peut, au même
titre que les autres mots du langage, 'faire partie d'expressions signi-
fiantes complexes et donc se plier aux lois de composition de la signi-
fication: lui-même signifie.
Ainsi pour nous, dans la" compréhension d'un mot en général, « ce
n'est pas le simple symbole qui est présent, c'est bien plutôt la com-
préhension qui est là, ce vécu d'acte particulier qui se rapporte à l'ex-
pression, l'éclaire de part en part, lui confère une signification et par là
un rapport à l'objet» 2•
Cette modification a tous les caractères d'une modification inten-
tionnelle et, dans l'analyse husserlienne, n'a précisément d'autre fonc-
tion paradigmatique que de mettre en évidence le caractère intention-
nel du signifier lui-même, comme propriété d'aucun objet, pas plus
mental que physique, mais rapport à l'objet même. «La manière d'être
d'un objet ne se modifie pas quand celui-ci prend pour nous la valeur
d'un symbole. »3 C'est dire que d'une certaine façon les mots ne sont
que des objets comme les autres. Le fait de signifier ne modifie pas le
contenu de ce qui est expérimenté au titre du mot, et l'on ne peut
il n'est pas v:rai en :règle générale que nous ayons à inte.tp:réte:r les
signes, c'est-à-di:te à leu:r ajoute:r quelque chose, mais c'est.leu:r percep-
tion même (même« contenu» que leu:r perception physique) qui fait
immédiatement sens. «Nous n'effectuons pas un acte de :représentation
ou de jugement se :rapportant au signe en tant qu'objet sensible, mais
un acte tout différent, et d'une autre espèce, qui se :rapporte à la chose
ainsi désignée. »1 L'idéalité de l'objet du signifier s'évadant de la pré-
sence sensible du mot ne :renvoie d'autant et pourtant à aucun nou-
veau contenu. Le contenu est le même, et si l'objet se donne à di:te
(forme originale et i:t:réductible de donation) c'est dans le signe sen-
sible même, dans le même contenu sensible.
Ainsi s'énonce ce qui est le résultat fondamental de la f' RL, à savoi:t
le caractère purement intentionnel du signifier, en tant que « ca:ractè:re
d'acte», et rien que cela.
Cette intuition n'a pu se développer, dans une pe:rcée phénoméno-
logique :radicale et extrêmement problématique, que su:r les décombres
du mythe de la signification. Tout l'enjeu de l'analyse husse:rlienne en
effet était de se débarrasser d'une mauvaise entente du sens comme
«troisième terme», entente qui lui était connue et p:tenait pou:r lui la
valeu:r d'un obstacle épistémologique pa:rticuliè:rement important
puisque inte:rne à l'école même de Brentano, d'où lui vient l'acquis
fondamental des RL, à savoi:t le concept d'intentionnalité, mais sous
une forme inutilisable comme telle. La découverte du ca:ractè:re origi-
nairement et, faut-ille di:te, originalement intentionnel du signifier n'a
d'autre portée que de dét:rui:te une conception sémantique de l'inten-
tionnalité, qui, plaçant le sens dans l'intentionnalité et en faisant un
moyen de l'intentionnalité, un terme intermédiaire, a pou:r consé-
quences 1 /d'occulter le sens géné:ral de l'intentionnalité comme :rap-
port di:tect aux objets eux-mêmes, 2/ d'obstruer le sens intentionnel
du« sens» lui-même et de fai:te oublie:r que le sens est lui-même le pro-
duit d'une activité intentionnelle. C'est ce qui explique la fixation cri-
tique de Husse:rl su:r la théorie de l'image, qui en fait :relève d'un posi-
sens n'est rien qui serait (ou donc éventuellement pourrait ne pas
être) associé au signe de l'extérieur, mais une modalité intention-
nelle, dont ce qui est appelé le mode d'expression .rymbolique ne
représente jamais qu'un régime particulier, dont la phénoménologie
va cerner descriptivement les contours. Dans une langue formulaire,
précisément en tant qu'il s'agit d'une langue, «il ne s'agit pas des
signes conçus simplement en tant qu'objets prysiques, dont la théorie,
la combinaison, etc., ne pourraient nous être de la moindre utilité» 1•
Là aussi les signes ont un sens dans la mesure exacte où ils « font
sens», suivant des lois qui sont toutefois propres à cet usage particu-
lier - celui qui définit les langues .rymboliques. Ce qui caractérise
l'usage «symbolique», «formulaire» de l'intentionnalité signitive2,
c'est le concept de jeu. Le langage symbolique se spécifie comme un
jeu, dans lequel les signes ne prennent sens que pat et dans leur
usage, avec des valeurs qui ne sont rien d'autre qu'« opératoires».
Pour autant ils ne« signifient» pas moins: la signification opératoire
n'est qu'un mode entre les autres du fonctionnement de l'intention-
nalité signitive, dont il prouve l'originalité bien plutôt qu'il n'en
excède les limites. Ce n'est pas avec des signes dépourvus de signifi-
1. Celui-ci, du reste, est imputé par Quine à Bolzano et Frege (tradition à laquelle se
rattache alors Husserl) plus qu'au psychologisme.
50 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
connaissance dont bien des actes intentionnels n'ont cure, est énoncée
par Husserl au titre de «l'absence de limites de la raison objective»,
qui, au ruveau des RL, pourrait bien constituer le principe - et aussi
la limite, éminemment critiquable - même de la phénoménologie,
dans sa capacité ouverte et sa prétention d'accueillir sans restriction
tous les objets (donc de les reconnaître tous comme oijets de plein
droit) et l'ensemble des modes de rapports à l'objet, dans leur diver-
sité originaire même1•
Cela ne veut absolument pas dire que ce qui est de l'ordre de la
signification pourrait simplement se« traduire» en termes de rapport
(cognitif) à l'objet, comme si la signification n'avait d'autre fonction
que de signifier un rapport à l'objet qui n'est pas le sien. L'idée de la
connaissance possible n'est pas celle de l'explicitation du «contenu»
de la signification corrélative2, ni même à proprement parler celle de la
donation du référent qui est le sien, donation éventuellement de facto
impossible et qui de toute façon ne conserve son sens propre de réfé-
rent que dans les limites de ce mode intentionnel particulier et irréduc-
tible qui est celui du signifier; mais il s'agit de l'assignation de l'iden-
tité juridique, de droit, de ce référent, qui n'est visé comme identique
- fait qui rend possible sa visée même - que sous l'idée, nécessaire,
« objectivante», d'une possible donation, :fictive ou non. La significa-
tion, ou plutôt l'acte de signifier, vise comme tel un objet; mais un
oije~ cela n'a d'autre sens que ce qui peut être en droit connu. Cette possibilité
mesure la transcendance constitutive du mouvement de la signification
en tant qu'acte intentionnel. Parler de quelque chose- ce qui est la
nature même du parler - c'est parler de quelque chose qui peut être
repris en droit comme la même chose et de la même façon, ce qui
assigne en droit l'unité de la visée langagière que l'on en a (sa« signi-
fication»). Mais à cette fondation le mythe de la connaissance pos-
sible, le «regard extérieur» de la connaissance (extérieur par rapport
au signifier) sont nécessaires, dans la mesure où ce mythe n'est rien
1. «Or cette interprétation est exigée non seulement par le fait qu'on parle normale-
ment, en pr=ant modèle sur les expressions stables, d'une signification qui serait toujours
identiquement la même, quel que soit celui qui énonce la même expression, mais elle est
exigée surtout en raison du but qui guide nos analyses» (op. cit., § 28, p. 97; tt. fr. p. 105).
2. Sur cette question difficile, qui déborderait ici le cadre de notre étude, et l'évolution
très importante de la pensée de Husserl en la matière, voir notre essai L'identité d'un sens:
Husserl des espèces à la grammaire, à paraitte dans le collectif Mathématiques, formes et pro-
cessus signitifs chez Husser~ dir. R. Brisart, Bruxelles, Presses des Facultés Universitaires
Saint-Louis, 1998.
3. RL I, § 30, p. 102; tt. fr. p. 111.
54 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
signification même et en cela n'en est donc pas sépa1:able, même si elle
s'y oppose pa!: son idéalité (c'est celle-ci qui est fondatrice d'unité). En
ce sens elle n'est donc rien d'autre qu'unité idéale d'un rapport référen-
tiel à l'objet- en elle le rapport à l'objet est déterminé de telle ou telle
façon sur le mode du signifier, de sorte qu'en droit l'objet puisse aussi
être connu selon cette détermination même. Ainsi le « contenu» de la
signification n'est «rien moins que ce que la psychologie entend pa!:
"contenu", à savoir une partie réelle quelconque ou un aspect du
vécu» 1.lci la thèse de l'idéalité des significations en soi va donc en un sens à la ren-
contre de la critique du mythe de la signification comme entité réelle et de!' ajftrma-
tion du caractère fondamentalement intentionnel donc ir-réel du signifier. La
«signification»,« ce que cela veut dire», le« contenu logique» ne sont
«rien qui puisse valoir, au sens réel, en tant que partie de l'acte de com-
préhension correspondant». ll n'y a aucun reste psychique invariant,
comme élément réel, que l'on trouverait dans tous les actes pourvus de
«la même signification». Reste que d'autant le simple fait d'être un acte
de signification, le simple« ca!:actère d'acte» du signifier, ne suffit pas à
qualifier l'acte comme ayant telle ou telle signification. C'est dans ce fait
(que le signifier se donne toujours en l'espèce d'avoir telle ou telle signifi-
cation) que s'enracine le besoin d'unités de signification pour penser
l'acte même du signifier. L'identité de ces unités, suivant la contrainte
de la phénoménologie, ne s'entend en effet que pa!: rapport à la pluralité
des actes qu'elles mettent en jeu, comme invariants structurels «à
même» les actes mêmes. Mais ces invariants qu'elles sont en définitive
ne sont rien de réel ni qui ait besoin d'être représenté pa!: une compo-
sante réelle de l'acte. L'invariant est ce qui est produit dans la cons-
cience, non thématique mais toujours possible en droit (cette possibilité
est fondatrice du faire sens), que c'est «le même» qui est exprimé, au
sens du «même» qui serait exprimé dans les autres occurrences du
même acte d'expression. L'unité de signification est l'idée d'une identité
de visée, identité à laquelle il n'est besoin ni qu'il corresponde une iden-
tité réelle de l'acte, ni une identité réelle (c'est-à-dire effectivement don-
L'héritage de Bolzano·
l'analytique-formel
§ 1. L'HÉRITAGE KANTIEN
1. Fait trop souvent ignoré par une tradition phénoménologique qui s'est détournée
des questions logiques, et par vocation peu sensible à la distance prise par le texte
des RL vis-à-vis d'une problématique transcendantale de type post-kantien, comme par
une tradition analytique souvent prisonnière du cliché d'un Husserl intuitionniste et
inconscient de ce pouvoir des signes que pourtant toute la première partie de son œuvre n'a
de cesse d'interroger. Parmi les rares études qui fassent exception, outre les travaux pion-
niers de Jacques English, voir Peter Simons, Philosopqy and Logic in Central Europe from Bol-
zyno to Tarski, Dordrecht, Kluwer, 1992, et Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le pro-
blème des propositions synthétiques a priori, Actes du colloque de Saint-Malo (1994), Paris,
Vrin, 1997, qui, dans une recherche d'une nature un peu différente (l'examen de la critique
par Schlick de l'a priori synthétique matériel husserlien), établit fort clairement la prove-
nance bolzanienne du sens husserlien de l'analyticité.
2. Logique formelle et logique transcendantale, Appendice III, § 3, Hua XVII, p. 333;
tt. fr. p. 430.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 61
1. Critique de la raison pure, Ak. III 38; tt. fr. Pléiade, t. I, p. 765.
2. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
3. Prolégomènes à toute métapf?ysique future, § 2, Ak. IV 266; tt. fr. Pléiade, t. II, p. 30.
4. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
5. Cf. LFLT, § 15 et§ 19. Là-dessus, voir Suzanne Bachelard, La logique de Husser~
Paris, PUF, 1957, nota=ent p. 203 sq.
62 PROBLÈME E'I' FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
supeiflue par une plus ancienne, Ak.. VIII 238; tr. fr. Pléiade, t. II, p. 1360.
2. Cf. Wissenschajtslehre, Sulzbach, 1837, § 65, Bd. I, p. 288 sq.
3. Bolzano, Wissenschajtslehre, § 12, Bd. I, p. 52.
64 PROBLÈ1Œ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. Comme c'est le reproche général adressé à Kant par Bolzano. Cf. la présentation de
Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993.
2. Cf. Frege dans Les Fondements de l'arithmétique, § 3, tr. fr. Claude Imbert, Paris,
Seuil, 1969, p. 127: «Les distinctions de l'a priori et de l'a posteriori, de l'analytique et du
synthétique, ne concernent pas à mon avis le contenu (lnhalt) du jugement, mais la légiti-
mité de l'acte de juger (die Berechtigung zur Urteiliflillung). »TI ne s'agit pas, à propos de la
proposition analytique, «de savoir par quel chemin on en vint, peut-être à tort, à la tenir
pour vraie, mais des raisons dernières qui justifient ce tenir-pour-vrai (Fiirwahrhalten) ».
L'HÉRlTAGE DE BOLZANO 65
1. RL III, § 12, Hua XIX/1, p. 259; tr. fr. t. II/2, p. 39, texte de la 2' éd.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 71
1. Cf. notre mise en perspective, in Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996,
p. 25 sq.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 77
thèse de cet écart est aussi bien une thèse sur la signification et sur son
inconsistance gnoséologique, thèse qui se manifeste, comme dans des criti-
ques ultérieures du mythe de la signification, pat la récusation de la doc-
trine convenue des jugements analytiques, à savoir de la doctrine qui
voudrait que ceux-ci fussent analytiques en vertu de leur seule significa-
tion. Jamais en vérité la signification ne nous donnera à elle seule l'objet
sur le mode de la connaissance - ce qui .ne veut pas dite que le mode de
rapport à l'objet qu'elle instaure ne se vérifie et ne se confirme pas dans
la connaissance. Et« là où il est question de connaissances qui "décou-
lent" de l'analyse des simples significations des mots, est visé précisé-
ment autre chose que ce que suggèrent les mots» 1 • Ce qui est en jeu dans
un jugement analytique, ce sont les« essences conceptuelles» des objets
qui sont désignés par les mots, et, dans la donation effective (intuitive)
de ces essences, qui ne sont« nullement les significations des mots elles-
mêmes »2 , se joue la possibilité du templissement ou non de ces significa-
tions, templissement qui est la seule forme de connaissance possible.
«Analytique» et« synthétique» renvoient donc à deux formes de rem-
plissements différents, mais dans un cas comme dans l'autre à un rem-
plissement, certainement pas à la signification elle-même, et l'analytique
n'est rien qui se déciderait au niveau d'une signification alors traitée
comme un objet. L'analyse de la signification, pour autant qu'elle soit
possible (et elle ne le sera pour Husserl que dans l'horizon du grammati-
cal au sens de la grammaire pure logique, cf. RL IV) ne donnera jamais
que de la signification3, au sens où elle ne fera que déplier les lois de ce
rapport original à l'objet qu'est le signifier, et certainement jamais une
connaissance, rapport à l'objet subordonné, pour Husserl, à l'exigence
d'une donation en personne, sous une forme ou sous une autre (catégo-
riale ou non). Si le signifier ne saurait donner lieu en lui-même à une
connaissance, c'est précisément qu'il constitue un mode de rapport à
l'objet original, qui n'est pas de connaissance, et qui est juxtaposé et
De Brentano à Marty ·
la syntaxe
1. J. S. Mill, 0'stème de logique, tt. fr. Louis Peisse, Paris, 1866, rééd. Liège, Mardaga,
1988, p. 96.
2. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 48; tt. fr. p. 213.
88 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. C'est en effet bien à Hume le premier qu'il faut référer la remise en question de la
conception du jugement comme liaison ou séparation d'idées, et on pourra s'étonner de ne
pas voir Brentano mentionner ici cette source plus directement. Cf. Treatise of Human
Nature, éd. Nidditch, p. 96; tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF, 1995,
p. 161: «ll est loin d'être vrai que, dans tous les jugements que nous formons, nous unis-
sons deux idées très différentes, puisque dans la proposition Dieu est, ou, en vérité, dans
toute autre proposition ayant trait à l'existence, l'idée d'existence n'est pas une idée dis-
tincte que nous unissons à celle de l'objet et susceptible de former, grâce à cette union, une
idée composée.» Marty, Ueber subjektlose Siitze, VI" article, Vierteijahrsschrift für
wissenschqftliche Philosophie, 19, 1896, p. 22 sq., remarque bien cette provenance de la thèse
brentanienne, défendant cette proximité avec Hume contre l'interprétation de Hume sou-
tenue par Benno Erdmann dans sa Logique.
2. Cf. Heidegger, Ga 21 (cours de 1925-1926 intitulé Logik. Die Frage nach der Wah-
rheit), p. 135 et p. 142 par exemple. Sur ces textes, voir Jean-François Courtine, Les
«Recherches logiques» de Martin Heidegger: De la théorie du jugement à la vérité de
l'être, et Franco Volpi, La question du logos dans l'articulation de la facticité chez le jeune
Heidegger lecteur d'Aristote, in].-F. Courtine éd., Heidegger 1919-1929, De l'herméneutique
de la facticité à la métapqysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996. A défaut de se référer à la doc-
trine proprement brentanienne du jugement telle qu'elle est exposée dans la P{)'chologie
de 1874, mais exclusivement à la Dissertation de 1862 sur les divers sens de l'être chez Aris-
tote (où Brentano, plus classiquement, finit, dans l'analyse des différents sens aristotéliciens
du «vrai>>, par réduire la vérité à la mesure de la prédication), J.-F. Courtine, p. 22,
manque un emprunt très immédiat de Heidegger à Brentano.
3. Cf. là encore l'extraordinaire critique humienne de la logique, qui n'est pas assez
remarquée, in Treatise, éd. Nidditch, p. 175; tr. fr. p. 252.
4. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 50; tr. fr. p. 214. Voir]. Bouveresse, Langage, per-
ception et réalité, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 453.
94 PROBLÈJ:viE ET FORJ:viES DE LA SIGNIFICATION
Cette doctrine devait toutefois être sujette à une mise à jour dont
l'exposé est indispensable à l'intelligence de notre propos. On en
trouve le témoignage dans plusieurs notes de l'édition originale de la
conférence Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (1889). Non que Bren-
tano revienne sur la classification des phénomènes psychiques précé-
demment établie, et notamment sur le partage fondamental entre
représentations (ideae) et jugements (judicia), dont il attribue, dans sa
radicalité, l'origine à Descartes2, mais il est amené à nuancer l'univer-
salité de la forme monothétique (du type «A existe») qu'il avait pro-
posée en un premier temps pour les jugements. La simplicité supposée
de la «thèse» qui serait alors le sens du jugement ne lui paraît plus
1. Brentano, Psychologie, Bd. II, p. 54; tr. fr. p. 216 sq. A propos d'Aristote, Métaphy-
sique, 0, 10, 1051 b 17 sq. Pour la résurrection de ce thème chez Heidegger, voir Ga 21,
p. 170 sq.
2. Cf. la n. 21 de Vom Ursprung sittlicber Erkenntnis, reprise par I<:raus dans Brentano,
Wahrheit und Evidenv p. 33 sq. La référence est à Descartes, Meditatio ill, AT VII 36-37.
96 PROBLÈME ET FOIU:vŒS DE LA SIGNIFICATION
1. Brentano, Die Lehre vom richtigen Urteil, éd. Franziska Mayer-Hillebrand, Berne,
Francke Verlag, 19 56, p. 114. Cet exposé est emprunté au texte de Franz Hillebrand.
2. Cf. la n. 22 de Vom Ursprung, reprise dans Wahrheit und Eviden:{J p. 40 et 42.
98 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION
1. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 185; tr. fr. p. 300 (voir la note de Gandillac).
DE BRENTANO A MARTY 101
1. Sur tout ceci, cf. op. cit., Bd. II, p. 193 sq.; tr. fr. p. 305 sq.
2. Anton Marty, Ueber subjektlose Satze und das Verhaltnis der Grammatik zur
Logik und Psychologie, sept articles dans le Vierteljahrsschrijt jür wissenschtiftliche Philosophie,
I-III en 1884, IV et V en 1894, VI et VII en 1896.
3. Anton Marty, Ueber das Verha!tnis von Grammatik und Logik, in 0Jmbolae pra-
genses. Festgabe der deutschen Gesellschtift for Altertumskunde in Prag zur 42. Versammlung deut-
scher Philologen und Schulmiinner in Wten 1893, Prague/Vienne/Leipzig, 1893.
DE BRENTANO A MARTY 103
1. Op. cit., VI, p. 56. Dans le cosignifier (mitbedeuten), qu'on retrouvera dans la
l" RL, il faut voir un écho de la théorie millienne de la connotation, ainsi traduite en alle-
mand. La mise en évidence par Mill (cf. 0'ste'me de logique, tr. fr. p. 30 sq.) de l'opposition
entre signes connotatifs et non connotatifs a une importance considérable dans l'invention
de la syntaxe par Marty et Husserl, quelles que soient les remises en question dont ils assor-
tissent cet héritage et qui rendent seulement possible leur découverte du reste.
106 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION
1. C'est la thèse de Claude Imbert dans Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF,
1992.
110 PROBLÈME ET FORlYŒS DE LA SIGNIFICATION
d'autres, celles-ci étant reliées les unes aux autres par cette propriété
générale d'être «formelles» 1• Le catégorial s'identifie ici au formel en
général, la «forme» se définissant par l'abstraction du «contenu» en
un sens qui reste à préciser. Cette définition est tout à fait générale:
l'idée de forme n'y est pas rattachée à quelque structure préconçue
de l'objet qu'il faudrait «habiller», bien plutôt déploie-t-elle le pou-
voir illimité de structuration de l'objet lui-même. La forme n'est
donc pas ici à la mesure de l'objet, comme dans l'objet formel clas-
sique (l'objet transcendantal), tel qu'il est conformé par les catégo-
ries; c'est bien plutôt l'objet qui est à la mesure de la forme, dans
son pouvoir de formation libre des objets. Le catégorial n'est rien
d'autre ici que la grammaire de ce pouvoir. Il y a catégorie partout
où il y a possibilité de conformer un objet indépendamment de son
contenu. Ce point de vue part de l'expérience, toute nouvellement
acquise avec l'algèbre et la logique modernes, de nos pouvoirs appa-
remment illimités de composition formelle d'objets, et de notre
capacité de nous rapporter à des formes d'objectivité de degré supé-
rieur, purement formellement constituées. Certes, dans l'espèce de
généralité absolue (d'« universalité») de ces concepts que sont le
«un» et le «quelque chose», comment ne pas reconnaître l'écho des
philosophies transcendantales classiques, dans leur poursuite d'une
tinologie; mais l'introduction ici cl.'une référence à la «numération»
et aux concepts de la relation modifie sensiblement les choses.
L'universalité visée est celle de la formalisation en général, et non
d'une pure forme abstraite qui fournirait comme le support méta-
physique, le radical ontologique (le «quelque chose») sur lequel
viendraient se greffer toutes les autres propriétés. En fait, seule la
III< RL permettra de l'établir pleinement, dans la définition fort peu
kantienne qu'elle propose de l'analytique:forme/ (précisément?, il y a
catégorial partout où il y a fa possibilité d'une complète mise en variables
du point de vue de fa forme concernée.
C'est cette définition qui est déjà sous-jacente à la fin des Prolégo-
mènes, lors de la reprise du thème du catégorial introduit. dans la PA,
dans le contexte du projet d'une« ontologie formelle» corrélée à une
mathesis universalis. Le retour au «type catégorial », qui doit être
conquis par l'abstraction de tout contenu, c'est pour Husserl la même
chose que le retour à «la forme de théorie» 1• Cette corrélation du caté-
gorial au projet d'une mathesis universalis en tant que théorie de l'objet,
c'est-à-dire précisément théorie de la constitution de l'objet par la
théorie, n'a certes rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau, c'est la
sensibilité à l'élément formel de la théorie, à la pluralité des « formes
de théorie» en tant qu'elles-mêmes productrices de «formes». Le sens
véritable de cet élément formel qui pour Husserl constitue le sol du
catégorial (il n'y a de catégorial que dans le déploiement déterminé de
«formes catégoriales » par les différents genres de théories) apparaît
nettement dans la référence qui est faite aux nouvelles géométries rie-
maniennes et au sens proprement catégorial que l'espace y conquiert,
problème qui avait beaucoup occupé Husserl dans les années qui ont
suivi la publication de la PA 2 et dont on peut penser qu'il a eu un rôle
majeur dans l'édification de la phénoménologie3 •
Toute science formelle définit un horizon de catégorialité qui lui
est propre, et ainsi l'espace de la géométrie, matériau traditionnel de
l'Esthétique transcendantale, qui est censée constituer le niveau infra-
catégorial de la connaissance, est-il fait « catégorial». Non pas que
Husserl récuse l' ~xistence d'un espace de l'esthétique; mais, à côté de
lui, il affirme l'existence d'un espace de la géométrie, catégorialement
constitué, que son existence catégoriale détache de l'espace intuitif
premier. Que signifie que cet espace soit « catégorial » ? C'est qu'il est
défini par des propriétés formelles par rapport auxquelles s'ouvre pré-
cisément le champ des variations qui les laissent intactes. L'« espace»
1. Cf. Riemann, Sur les 4Jpothèses qui servent de fondement à la géométrie, in Œuvres mathé-
matiques, tr. fr. L. Laugel, Paris, Gauthier-Villars, 1898, p. 280 sq.
2. Cf. toujours notre chap. II.
3. RL II, 3 22, Hua XIX/1, p. 166-167; tr. fr. t. II/1, p. 190.
LE CATÉGORIAL 115