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ÉPIMÉTHÉE

ESSAIS PHILOSOPHIQUES

Collection fondée par Jean Hjppolite


et dirigée par Jean-Luc Marion
PHÉN OMÉN OLO G IE,
SÉMANTIQUE,
ONTOLOGIE
Husserl et la tradition logique autrichienne

JOCELYN BENOIST

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


ISBN 2 13 048675 4
ISSN 0768-0708
Dépôt légal-l"' édition: 1997, août
© Presses Universitaires de France, 1997
108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris
Préface

La pensée de Husserl est-elle accessible a!fiourd'hui ? La question peut sur-


prendre, car l'existence en langue française d'une littérature immense sur cet
auteur devrait pour le moins en simplifier l'intelligence pour le lecteur novice.
L'intérêt de la recherche, souvent orientée par des considérations post-heideg-
geriennes, relevant d'une entente de la phénoménologie ultérieure à Husser4 s'est
toutifois focalisé sur le dernier Husser4 ses découvertes et ses apories. On
manque cruellement a!fiourd'hui d'études replaçant la première pensée de Hus-
serl- et par là même l'invention de la phénoménologie, qui est le pas décisif
accompli par lui - dans son contexte.
L'oijet de ce livre sera donc de réouvrir le dossier, ce qui nous a paru néces-
saire a!fiourd'hui, pour toute sorte de raisons, internes ou externes à la phénomé-
nologie, et de se pencher de nouveau sur les textes de Husserl lui-même. De Hus-
serl c'est-à-dire d'abord du premier Husser4 de celui qui expérimente sa
technique dans une discussion serrée avec la logique de son temps (celle de notre
temps aussi bien, qu'il avait nommée la <(nouvelle logique>>).
Formuler une telle exigence c'est certainement d'abord renouer avec une tra-
dition proprement française, celle ouverte par René Schérer et Suzanne Bache-
lard, ou jean-Toussaint Desanti, dans des travaux qui n'ont été a!fiourd'hui ni
périmés ni à vrai dire réellement complétés. Telle est la lignée qu'il nous paraît
urgent de poursuivre.
Seu4 durant de longues années, Jacques English a su maintenir le cap d'une
investigation documentée et animée d'une authentique ambition philosophique du
premier état de la phénoménologie. Les études qui suivent voudraient en premier
6 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

lieu rendre hommage à son œuvre de traduction mais aussi de commentaire, d'ap-
propriation du texte husserlien, qui seule a!fiourd'hui rend possible la réouver-
ture du chantier.
Reste que, dans un pqysage qui a changé beaucoup et vite, un facteur nou-
veau, et décisif, nous paraît a!fiourd'hui conditionner l'accès à des études propre-
ment husserliennes en un sens renouvelé dans notre pqys. Certainement le para-
doxe est-il que si la phénoménologie peut nous être restituée a!fiourd'hui dans ses
intentions originaires, gnoséologiques et métaphysiques, c'est aussi par la philo-
sophie ana!Jtique. L'intrusion de problématiques anglo-saxonnes a ici un rôle
déterminant à jouer et, dans une large mesure, l'a dijà fait.
Il faut bien évidemment ne pas se laisser allerpour autant à la tentation des
rapprochements trop rapides ni au goût des .rynthèses paciftantes. Autant le dire
tout de suite: nous ne myons ni à la possibilité ni à l'intérêt d'une << phénomé-
nologie ana!Jtique». Le problème n'est pas d'édifier un .rystème mixte et de
faire rentrer à toute force l'intentionnalité dans le moule contraignant de l'ana-
!Jse logique du discours ou inversement d'ordonner celle-ci aux conditions
transcendantales de quelque fondation suqjective. Ily aurait là certainement une
monstrueuse confusion des grammaires, celle qui est recouverte en général par ce
slogan qui ne commence qu'à être trop connu et qui appelle à <<naturaliser l'in-
tentionnalité». Trop souvent la philosophie ana!Jtique s'adresse à la phénomé-
nologie pour combler son attente de <<sens>>, en mal de quelque nouveau men/a-
lisme ou tout au moins de quelque sémantique de rattrapage. Un des premiers
if.fots d'une étude attentive de la phénoménologie, telle qu'elle est donc
alfiourd'hui plus que jamais requise, devrait être de décourager de telles unions,
dont le caractère tératologique éclaterait alors aux yeux du public. C'est aussi
bien que la phénoménologie n'a jamais été en mesure de fournir un tel «sens»
pour elle-même, saufjustement à admettre le tournant transcendanta~ qui est
précisément ce que les lecteurs ana!Jtiques en général rifusent avec le plus d'éner-
gie. Pour nous, qui n'admettrons pas non plus ledit« tournant transcendantal>>
de la phénoménologie, ou tout au moins resterons à distance critique de lu~ dans
une fidélité au premier Husserl qui nous paraît receler a!fiourd'hui quelques pro-
messes, quelles que soient ses difficultés, inévitables (l'attitude transcendantale
en présenterait d'autres, tout aussi inévitables), nous ne prétendrons pas au
bénijice d'un tel« sens» et de la constitution universelle, sésame de l'ontologie, et
nous ne serons même que trop heureux d'en pouvoirJaire l'économie. Ce qui nous
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intéressera, c'est le so4 non transcendantal mais non sans contrainte d'accès ni
sans rigueur, d'une expérience prise à l'état natif, avec sa sensibilité et avec son
langage. Ce so4 c'est à notre sens celui des Recherches logiques. Mais force
est de constater que c'est aussi celui de la philosophie ana!Jtique dans ses pro-
blèmes fondamentaux et originaires. Aussi est-ce atijourd'hui en partie (pas
exclusivement toutifois, et une fois levés les malentendus d'usage) depuis la phi-
losophie ana!Jtique que l'on peut dans une certaine mesure réouvrir les questions
propres de la phénoménologie, dans la nécessaire digonction même de leurs gram-
maires- mais celle-ci est en elle-même une question qui fait partie du problème
de la dijinition même de la phénoménologie, qu'en un sens on commence seulement
à pouvoir aborder, de l'extérieur. Cela tient peut-être au simple fait que la
philosophie ana!Jtique seule a su pendant un certain temps maintenir ouvertes et
vivantes les questions qui étaient initialement aussi celles de la phénoménologie, à
savoir les questions de théorie de la connaissance dans lesquelles s'enracinent
l'une et l'autre. Le terme n'est assurément pas à la mode, mais c'est pourtant;
nous semble-t-i4 le domaine que la recherche doit réinvestir ici en priorité. C'est
en iffet depuis son terrain, nous semble-t-i4 et depuis son terrain seulement; que
l'on peut poser les vraies questions en ces matières, y compris éventuellement
pour subvertir le point d'où on était parti, à savoir le mythe de la « théorie de
la connaissance;> même. La critique de la logique est une affaire logique aussi
- ce que, croyons-nous, le premier Heidegger lui-même avait en vue. D'une cer-
taine façon la philosophie ana!Jtique nous réindique atijourd'hui le chemin de la
recherche d'une théorie de la connaissance et d'une ontologie, d'où la phénoméno-
logie était partie. D'où l'importance extrême de son apport présent à toute
étude et toute mise en question sérieuse de la phénoménologie. Elle contribue à la
généalogie de sa sœurjumelle, qui pose les mêmes questions d'autre façon.
Que la phénoménologie et la philosophie ana!Jtique puissent historiquement
et conceptuellement avoir la même provenance, c'est une chose qui commence à
être bien connue, et que nous ont appris à comprendre certains interprètes ana!J-
tiques. Phénoménologie et philosophie ana!Jtique seraient; selon la formule bien
connue, comme Rhin et Danube\ prenant leur source dans le même centre (celui
de la 1v.litteleu:ropa de la fin du siècle dernier).

1. Cf. :Michael Dummett, Les origines de la philosophie ana!Jtique, tr. fr. Marie-Anne Les-
courret, Paris, Gallimard, 1991, p. 44.
8 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

Le creuset commun en question est celui de ce qu'on commence à appeler


((philosophie autrichienne>/. Le problème n'est probablement pas tant ici un
problème de nationalité que d'attitude philosophique. Carnap était né à Wup-
perta~ Schlick était Berlinois et Brentano dijà Bhénan. De là à conclure que
le Cercle de Vienne et ce qui le précéda fut une affaire essentiellement prus-
sienne ou tout au moins allemande, il n'y a qu'un pas. Reste que si l'on
remonte avant le Cercle de Vienne, ily a bien au XIX' siècle une tradition de
philosophie proprement autrichienne au sens exact où elle s'oppose à ce qu'il
est convenu d'appeler l'<( idéalisme l'allemand}>, celle au fond que l'on peut
faire remonter aux ombres immenses des deux pères fondateurs, qui en dessi-
nent les orientations opposées mais complémentaires et non sans connexion
(logique et P!Jchologique) : Bolzano et Brentano. Chez ceux-là ily a assuré-
ment la volonté de contourner l'héritage kantien, pour revenir à une inspira-
tion antérieure, leibni'(jenne dans un cas, aristotélicienne et cartésienne dans
l'autre, tout en l'adaptant à la mesure des formidables progrès des sciences
logiques et P!Jchologiques de leur temps.
Cest dans ce bain de pensée que Husserl est devenu philosophe, même s'il ne
faut pas négliger et bien sûr sa formation mathématique (ce serait en soi l'oijet
d'un volume) et la fréquentation première et assidue des empiristes anglais
-mais c'était le lot commun de cette école autrichiennr?. Évidemment, bien peu
des acteurs de cette histoire étaient stricto sensu Autrichiens: Tchèques, Hon-
grois, Polonais1 Suisses ou Italiens, et, il faut le dire, évidemment, pour beau-
coup, Allemands. Mais ce fut certainement la grandeur de l'Autriche-Hongrie
de cette époque que de constituer une telle sphère d'iffervescence culturelle et de
très réelle diversité 3 • Une voie alternative sut s'y frqyer par rapport à l'idéa-
lisme spéculatif allemand de la première moitié du siècle, comme par rapport au
néo-kantisme de la seconde, même si les rencontres avec l'un et l'autre1 ainsi

1. Suivant les travaux pionniers de Rudolf Haller, Studien zur iisterreichischen Philosophie,
Amsterdam, Rodopi, 1979, et Zur Historiographie der osterreichischen Philosophie, in
J. C. Nyiri (éd.), From Bolzano to Wittgenstein: The Tradition rif Austrian Philosopqy, Vienne,
Holder/Pichler(Tempsky, 1986, p. 41-53.
2. Cf. les Hume-Studien de Meinong (1877-1882).
3. A relativiser toutefois selon la méchante ironle de Musil (il est vrai juste après l'ef-
fondrement de la « Cacanie»), qu'il serait souvent aujourd'hui profitable de rappeler. Cf.
son article L'imposture (1919), traduit dans Le Maga:;jne littéraire, 205, 1984.
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qu'avec le néo-positivisme prussien existent assurément. Et la phénoménologie en


ses débuts, quelle que soit l'influence très réelle en particulier d'un certain néo-
kantisme sur elle, s'inscrit assurément d'abord dans cette tradition. Le mot
d'ordre de ce vaste et divers mouvement de pensée fut en premier lieu le rifus de
l'idéalisme spéculatif; ce même rifus qui conduisait par exemple encore Husserl
tardivement à déconseiller de prendre Schelling au sérieux1•
De tels jugements sont révélateurs sans doute d'une attitude qui enracine la
phénoménologie dans une certaine forme de positivisme. Nous ne ferons évidem-
ment pas l'apologie de leur dimension d'exclusion ou d'ignorance délibérée, mais
nous nous contenterons de les prendre positivement comme une invitation à partir
à la découverte d'une tradition méconnue, ce que nous appellerons l'autre tradi-
tion de la philosophie allemande au XIX' siècle.
Une telle démarche serait mgourd'hui impossible si un énorme travail de
déblqyage n'avait été accompli ces dernières années par un certain nombre d'au-
teurs de tradition ana!Jtique qui ont rendu pour ainsi dire ce continent dit de la
philosophie autrichienne visible, voire qui l'ont, non sans violence ni volonté d'ex-
clusion, constitué de toute pièce, ignorant notamment souvent l'ancrage kantien
(donc ((allemand>> à leurs yeux) des problèmes, y compris dans la critique
même. Il y a beaucoup de Kant dans Bolzano, y compris lorsque celui-ci joue
Eberhard contre Kant (et en tout cas, sans Eberhard et Kant, son propos est
inintelligible). Reste que ces chercheurs, dans leur persévérance à restaurer le
(( continent oublié» de la philosophie allemande, demeurent certainement des
bienfaiteurs de la philosophie et peut-être encore plus les bienfaiteurs des histo-
riens de la philosophie de langue allemande, qui perdraient af!iourd'hui une moi-
tié du XIX' siècle sans leurs lumières. Il paraît impossible maintenant d'aborder
la phénoménologie sans tenir compte de leur apport, même si d'autres sources
devraient assurément aussi être prises en compte. Ils lui ont rendu son contexte
et par là même sa vérité. Nous pensons évidemment au livre d'Alberto Coffa
sur la tradition sémantiqurl, et surtout aux travaux novateurs de l'école de

1. Cf. l'anecdote rapportée par Jaspers, citée par I<:arl Schuhmann, Husseri-Chronik, La
Haye, Nijhoff, 1977, p. 175.
2. Alberto Coffa, The Semantic Tradition from Kant to Carnap. To the Vienna Station, ed.
Linda Wessels, Cambridge Q\t(ass.), Cambridge University Press, 1991.
10 PHÉNŒv1ÉNOLOGIE, SÉIYIANTIQUE, ONTOLOGIE

Kevin Mulligan\ Peter Simon? et Bart)' Smit!Jl. Sans eux la recherche phéno-
ménologique risquerait af!iourd'hui de s'enliser dans une ignorance de ses sources
et une certaine scolastique, et leur œuvre du reste pourrait avoir des vertus salu-
taires pour la secouer d'une certaine torpeur post-moderne etjou d'un certain
narcissisme transcendantal ou post-transcendantal. Il faut bien sûr préciser que
leur apport serait resté lettre morte ici sans l'œuvre de Jacques Bouveresse, grand
passeur de la philosophie autrichienne sur la scène philosophique française. Par
l'intérêt qu'il a su réveiller pour ces questions, c'est certainement d'abord à lui
que nous devons af!iourd'hui ces découvertes et redécouvertes, et y compris la
connaissance des nouveaux outils élaborés à Manchester ou ailleurs qui doivent à
présent contribuer à une claire intelligence de la phénoménologie.
Évidemment, il faudra prendre garde à un certain continuisme (et pour être
plus précis à une certaine doxa brentanienne) qui, comme souvent en histoire de
la philosophie, tend à écraser les proble'mes, et se garder aussi bien de tout rap-
porter chez Husserl à une tradition par rapport à laquelle son plus grand mérite
est d'accomplir une percée, celle qui consiste précisément à instituer un sens nou-
veau, non PD'chologique, et à la mesure d'une ontologie en un sens critique du
terme, de l'intentionnalité. Quant à nous, c'est Husserl qui nous fait af!iourd'hui
relire la philosophie autrichienne, et non l'inverse:
<<En connexion avec le malentendu touchant l'essence de la phénoménologie, on
désigne depuis peu ces grands chercheurs- certainement en raison des impulsions que
j'ai reçues de Lotze et de Bolzano et dont j'ai conscience avec la plus grande recon-
naissance, atijourd'hui comme hier- comme les fondateurs de la phénoménologie, et
de telle manière que paraît directement s'imposer l'idée que le meilleur chemin pour
accéder à la phénoménologie soit le retour à leurs écrits en tant que sources origi-
nelles de la nouvelle science. Cependant la grande Logique de Bolzano entre, en l'oc-
currence, d'autant moins en ligne de compte, que celui-ci n'avait pas la moindre idée
de la phénoménologie, de la phénoménologie telle que la représentent mes écrits. [...]
Il en est qui entendent la phénoménologie comme une sorte de continuation de la Psy-

1. Cf. Speech Act and Sachverhalt. Reinach and the Foundations of Realist Phenomenology, éd.
Kevin Mulligan, Dordrecht, Nijhoff, 1987; Mimi, Meaning and Metap4Jsics. The Philosop4J
and Theory of Language ofAnton Marry, éd. Kevin Mulligan, Dordrecht, Kluwer, 1990.
2. Cf. Peter Simons, Philosop4J and Logic in Central Europe from Bolzano to Tarski,
Dordrecht, Kluwer, 1992.
3. Cf. Foundations of Gestalt Theory, éd. Barry Snùth, Munich/Vienne, Philosophia,
1988; Barry Snùth, Austrian Philosop4J, Chicago/La Salle, Open Court, 1996.
PRÉFACE 11

chologie de Brentano. Aussi haut que j'es#me cette œuvre géniale et aussi puis-
samment qu'elle ait agi sur moi dans ma jeunesse (comme c'est le cas des autres
écrits de Brentano), il faut pourtant qjouter en l'occurrence que Brentano est resté
éloigné de la phénoménologie au sens où nous l'entendons etjusqu'à ce jour.;; 1
Souvent des auteurs peu familiers au départ avec la phénoménologie, crqyant
rifuser le transcendanta4 rifusent la phénoménologie elle-même, se laissant aller au
rêve (et au péril?) d'une<< ontologie naïve» ou d'une quelconque théorie mentale de
l'intentionnalité. C'est au point que l'on peut se demander s'il est réellement pos-
sible de dissocierphénoménologie et transcendanta4 souspeine de perdre ce qui est le
grand acquis de la phénoménologie, à savoir l'interrogation sur les modes de donnée,
et de retomber sur les écueils du dogmatisme, D'une certainefaçon, c'est la question
qui animera notre livre, dans la recherche d'un autre statutpour la phénoménologie
que celui d'antichambre du transcendantal et de la suljectivité en un sensfondation-
ne! ou (de Charybde en Srylla) d'une ontologie en un sens dogma#que et nai'vement
réaliste (mais d'un réalisme métapf?ysique qui a peu à voir avec ce qu'on nomme
«réalisme naif;>, qui est celui du sens commun, et dont la phénoménologie estplus
proche). Par là même, nous serons amené à tenir une position critique, donc
peut-être moins tranchée. Nous en assumons toutes les dijftcultés et les éventuelles
apories, qui nous semblent tout au moins être celles de la pensée de Husserl lui-
même, à l'état natif, et en constituer tout l'intérêt. La quête de Husserl demeure
jusqu'au bout marquéepar une interrogation sur les conditions depossibilité, au sens
des conditions de possibilité de discours, des conditions sous lesquelles cela fait sens
que de dire telle ou telle chose, quête qui nousparaît assurémentporter une exigence
proprement critique. Le the'me de l'intentionnalité, chez Husserl (d'une certaine
façon contrairement à Brentano et aux néo-brentaniens), n'est rien de nature4 ni
d'immédiat, et rien moins qu'aristotélicien et noétique au sens classique du terme.]!
constitue l'équation d'un problème plutôt qu'un «modèle;> qui permettrait de
représenterparexemple ce que l'on nomme, d'unefaçon profondément incompatible
avec la pensée de Husser4 dont lepremier acte est d'avoir mis la conscience en dehors
d'elle-même, «états mentaux J>. Pour entendre Husser4 ·ilfaudra donc probable-
ment aux lecteurspeufamiliers avec cette tradition propre de la phénoménologie, se
débarrasser d'abord d'un certain naturalisme anglo-saxon (celui des sciences cogni-

1. Hussed,Ideen III,§ 10, Hua V, p. 57-59 ; tt. fr. La phénoménologie et les fondements des
sdences, p. 68-71.
12 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉJ:viANTIQUE, ONTOLOGIE

tives)1 qui croitpouvoir enrichir sa collection d' oijets au mqyen de la phêlroméno!o-


gie. La phénoménologie ne donne pas d'objets. Elle en met en lumière le
caractèreproblématique. Ce qui ne veutpas dire que la question du natura!isme1 et
aussi bien de l' empiric~~~ du statut de ce qui est décritpar la phénoménologie et de
la description elle-même, nepuisse et ne doive pas êtreposée defaçon avivée au mqyen
par exemple d'une confrontation avec "Wittgenstein, qui aurait certainement beau-
coup à nous apprendresur les idéalisations, explicites et subreptices, accompliespar
la phénoménologie, avec toutes les dijjicultés que cela comporte.
Etpourtant rifuser de faire de la phénoménologie un mqyen ou une étape dans
un plan de naturalisation, de l'intentionnalité ou d'autre chose (du<< monde;> par
exemple), est-ce nécessairement revendiquer pour elle un statut trancendanta!?
Nous ne le crqyons pas. A notre sens, la phénoménologie des Recherches logi-
ques en donne l'exemple; qui n'estpas transcendantale au sens d'une «fondation>>
ou d'une« déduction>> et quipo11rtantplace d'emblée très haut la barre de la phéno-
méno!ogie1 au maximum même, comme pensée critique de ce qu'elle fait, au point
que n'importe quelle <<ontologie» (comme les «ontologies naives>> des néo-phéno-
ménologues ana!Jtiques)1 « p.rychologie » évidemment (comme celle de Brentano)
ou« théorie de!' oijet » (comme celle de Meinong, nous verrons pourquoi) n) soit
pas soluble. Telle est la dijjicu!té que nous voulons ici creuser: celle du statut de la
phénoménologie, essentiellement àpartir de l'œuvre-source qui en donne le sens et le
modèle, les Recherches logiques.
Mais sur la voie qui conduit à la Terre promise de !'ontologie (c'est la dette à
pqyer tout d'abord à ladite «tradition autrichienne »1 précisément, et c'est
peut-être aussi bien là que sa dijférence s'atteste et se fait entendre pourtant), on
rencontre inévitablement d'abord la question de la signification. Q;t'est-ce que
parler d'objets? Privilégier la dimension de la signification dans la probléma-
tique husser!ienne c'est sans doute simplement opérer un retour à la logique même
du texte des Recherches, dans lequel nous rappellerons qu'elle estpremière1 voie
d'accès au texte (dans la!"' RL) et axe de force des six Recherches elles-mêmes1
comme nous le montrerons. Nous examinerons donc ce que Husserl a à apporter
dans ce domaine, dans une théorie de la signification considérablement développée
dans sespremiers textes, souvent méconnue ou ma/jugée tantpar les supposés phé-
noménologues que par les philosophes ana!Jtiques, les uns comme les autres étant
souventpersuadés de!'absence de toute détermination (ou tout au moins de la sous-
détermination) linguistique du sens husserlien du phénomène.
PRÉFACE 13

Les questions sémantiques ne seront encore unefois pourtant tenues ici quepour
un préambule nécessaire (sans doute la voie d'accès, c'est en soi le problème) aux
questions ontologiques, dont l'économie des Recherches comme la tradition dont
celles-ci sont issues les rendent étroitement solidaires. A la lumière de !'enracine-
ment de la pensée de Husserl dans le contexte des discussions logiques etp{Jchologi-
ques de son époque, et de la mise en avant, dans cet environnementphilosophique, du
problème du sens, linguistique et éventuellement extra!inguistique (ilfaudra pré-
ciser alors en quel sens), c'est en if.fet la question de l'engagement ontologique de
cette pensée que nous entendons poser en un second temps et du statut ontologique,
tout à la fois conditionnépar cette tradition et largement en rupture avec elle, de ce
que les Recherches logiques devaient nommer phénoménologie. A ceux qui
s'interrogeraient sur la portée de cette démarche atijourd'hui, nous avouerons que
nous espérons par là, en redép!qyant les intuitions originaires de ce qui demeure à
nosyeux la penséefondatrice de notre temps, ménager, contre son retour annoncé, la
possibilité d'une totijours de nouveau nécessaire sortie de la métapf?ysique, mais qui
ait peu à voir avec le thème destina! et claironnant de sa «fin>>. Ily a encore des
chantiers en philosophie. Alors nous aimerions parvenir à cette attitude de pensée
qui consisterait à la continuer, en fidélité à ses problèmes, au lieu de nous laisser
emporterpar l'if.fondrement de ce quipourrait être l'une de ses caricatures- ou de
courir à d'autres caricatures, en substituts trop rapides. Tels pourraient être le
sens aussi bien de l'héritage husser!ien de l'exigence d'une philosophie scientifique,
quels que soient les réserves ou les aménagements qu'ilfaudraity Jaire, et!'espoir
que nouspoursuivons ici1•
Ce livre ne prétend guère qu'au titre d'une collection d'études préparatoires,
et cela à plus d'un point de vue. Tout d'abord il ne saurait pour nous se substi-

1. Les questions posées id ne sont pas pour nous tout à fait sans passé. Dans un
recueil précédent, on trouvera deux textes qui les annoncent et les préparent dans une cer-
taine mesure. Nous les signalons au lecteur, s'il a la curiosité de s'y reporter: «Sujet phé-
noménologique et sujet psychologique» et« L'origine du sens: phénoménologie et vérité»,
l'un et l'autre dans Autour de Husserl: l'ego et la raison, Paris, Vrin, 1994. Les deux orienta-
tions contradictoires (recherche d'un empirisme intégral/fidélité à une sorte de platonisme)
qui étaient ainsi mises en évidence dans ce livre n'ont pas id disparu. C'est leur tension
même qui fait la valeur et l'intérêt de cette recherche à nos yeux. Sur cette route, nous cher-
chons encore. Mais il nous plaît de penser que cette problématique (celle d'un platonisme
de l'expérience) fut probablement réell=ent celle de Husserl.
14 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉMANTIQUE, ONTOLOGIE

tuer à un livre !)Stématique sur les Recherches logiques. Il ny constitue à


vrai dire qu'une introduction, jrqyant un certain nombre de chemins et de pistes
d'accès indispensables à nos yeux. Mais, même sous cet angle, il est évidemment
loin d'être exhaustif. Il attire plutôt l'attention sur un certain nombre de points
à ne pas négliger. En iffet, si l'on voulait étudier sérieusement le rapport de
Husserl à ladite tradition autrichienne, ilfaudrait certainement et jaire rentrer
en ligne de compte d'autres auteurs et d'autres problèmes, et traiter beaucoup
plus à fond ceux qu'après d'autres nous avons convoqués. Un commentaire des
Recherches logiques se confondrait avec un dialogue permanent avec Bren-
tano, qui devrait être beaucoup plus présent qu'il ne l'est ici, et certainement
plus considéré qu'un reliquat de prijugés anti-métapl:zysiques ne nous a conduit à
le jaire. On ne pourrait faire l'économie d'une lecture attentive et suivie de la
Psychologie d'un point de vue empirique qui, en France, reste largement
à faire. Mach, quant à lui, mériterait plus qu'une politesse. Quant à Bolzano,
la reprise de son héritage par Husserl serait en elle-même l'oijet d'un volume.
On aurait tort en revanche (on comprendra pourquoi en nous lisant) à notre sens
de surestimer l'importance de Meinong, dans son élaboration paralle'le d'une
théorie de l'oijet. Tout donne à penser que son influence est faible sur Husserl
(ce qui n'est pas le cas de celle de Mar(y, dans la série commune des élèves de
Brentano). Mais c'est surtout l'apport, considérable en matière de la théorie de
la perception, d'Ehrenjels et de la Gestalt-Theorie naissante qui devrait être
pris en compte, là où nous avons décidé délibérément de l'ignorer. C'est à vrai
dire que nous lui réseroons un autre traitement, et que l'axe directeur de notre
recherche ici, centrée sur l'ontologie et la théorie de la signification et leur lien
critique, a dessiné un parcours qui nous conduisait naturellement sur d'autres
voies, dans des liens trop complexes avec la question posée par la Gestalt-
Theorie pour qu'ils puissent encore être abordés ici. Nous espérons, bien sûr,
que ce n'est que partie remise.
Dans la série des confrontations avec les grands Autrichiens, resterait bien sûr
le délicat problème de la poursuite de cette tradition au-delà de Husser~ peut-être
malgré voire contre lui (dans le schisme croissant d'une philosophie de la logique
positive et d'une phénoménologie se réenracinant rapidement- au premier chif
dans une certaine mesure chez Heidegger- dans l'idéalisme allemand), ou inverse-
mentpeut-être paifois dans une affinitéplus grande avec lui que ce ne fut avoué ou
pensé. C est certainement à ce niveau que se situent les questionsphilosophiquement
PRÉFACE 15

les plus intéressantes et les plus contemporaines. De ce point de vue la lecture de


Schlick, Berlinois mais professeur à Vienne et l'un des fondateurs du<< Cercle de
Vienne>> et de sa critique de l'a priori .rynthétique matériel des phénoménologues
1
constituerait une première étape, importante etpassionnante • La discussion avec
Wittgenstein et son entente très critique des notions de «phénoménologie» et de
«description», entente qui s'assortit de ce qui peutfacilement être retourné en un
rifus de l'idée de phénoménologie au sens husserlietl, mais avec peut-être souvent
une plus grande proximité que ne le croient souvent et les phénoménologues et les
wittgensteiniens, seraient un aboutissement.
Notre incapacité à remplir de telles tâches nous a fait priférer ici les voies
d'une généalogie historique parcellaire et plus suggestive que méthodique (nous
avons choisipour chaque auteur un point très particulier de son influence sur Hus-
serl), dans le simple espoir que ces essais poutTont donner à quelques-uns le désir
d' « entrer dans le même pqys », suivant la métaphore consacrée par Husser0 dans
la conscience même d'ailleurs du caractèreproblématique que peut avoir cette méta-
phore géographique lorsqu'elle est faite, comme à l'occasion pour les mathémati-
ques sous la plume du mathématicien, paradigme de la phénoménologie.
Nous remercions tous ceux qui nous ont aidé dans notre entreprise. jean-
Luc Marion et Jean-François Courtine dont l'amitié et la générosité on0
comme totijours, accompagné nos recherches et dont les essais respectifs, créatifs
et sans pr{jugés, ont ménagé pour nous la liberté du retour aux textes. Sandra
Laugier qui nous a très largement introduit à ces questions et qui aura soutenu
de sa présence chaque étape de la confection de ce livre. Jacques Bouveresse dont
l'érudition et l'exigence philosophique, ainsi que l'intérêt bienveillant qu'il a tou-
jours témoigné à nos travaux, n'ont pas été pour peu dans la poursuite de nos
if.forts en ce domaine. Christiane Chauvir~ dont le savoir plus ancien que le
nôtre et autrement sûr nous a plus d'une fois donné l'occasion d'approfondir ce
qui nous était au départ inconnu. Tous nos premiers lecteurs en samizdat enfin,
et les autres, dont seule l'attention peut donner sens à ces questions, et nous
récompenser.

1. Voir le texte de Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le problème des proposi-


tions synthétiques a priori, in Actes du colloque de Saint-Malo, Paris, Vrin, 1997.
2. Cf. Jacques Bouveresse, Le mythe de l'intériorité, Paris, 1-linuit, 1976.
Note bibliographique

Un certain nombre des chapitres qui suivent reprennent en partie


certains essais déjà publiés en collectif ou en revues. Nous remercions
les directeurs des publications concernées de nous avoir autorisé à les
reprendre. On trouvera une première version du chapitre I dans le
Tijdschrijt voor ftlosofie, 57, septembre 1995; du chapitre II dans la
Revue de métapqysique et de morale) 1997, no 2; du chapitre IV dans le
collectif Phénoménologie et logique, dir. J.-F. Courtine, Paris, PENS, 1996;
du chapitre V dans les Recherches husserliennes, vol. 3, 1995.

Nous ne donnerons pas ici de bibliographie systématique sur Hus-


serl et la philosophie autrichienne, réservée pour un autre ouvrage.
Nous indiquerons toutefois quelques références et sigles couramment
utilisés.
Tous les renvois aux œuvres de Husserl seront faits aux Husser-
!iana, publiées chez Nijhoff (La Haye), puis Kluwer (Dordrecht/Bos-
ton/London), et notés Hua, là où cette édition existe - ce à quoi il n'y
a que de très rares exceptions. Pour les tomes que nous utiliserons le
plus fréquemment:
Hua ID/1 : Ideen zu einer reinen Phlinomenologie I, éd. Karl Schuh-
mann, 1976; tt. fr. Paul Ricœur, Idées directrices pour une phénoménologie,
Paris, Gallimard, 1950.
Hua IV: Ideen zu einer reinen Phanomenologie II, éd. Marly Biemel,
1952; tt. fr. Éliane Escoubas, Recherches phénoménologiques pour la consti-
tution, Paris, PUF, 1982.
18 PHÉNOMÉNOLOGIE, SÉ:tviANTIQUE, ONTOLOGIE

Hua V: Ideen zu einer reinen Phanomenologie III, éd. Marly Biemel;


tt. fr. Dorian Tiffeneau, Paris, PUF, 1993.
Hua VII: Erste Philosophie l Kritische Ideengeschichte, éd. R. Boehm,
1956; tt. fr. Arion L. Kelkel, Paris, PUF, 1970.
Hua XII: Philosophie der Arithmetik, éd. Lothar Eley, 1970; tt. fr.
Jacques English, Philosophie de l'arithmétique (PA), Paris, PUF, 1972.
Hua XVII: Formale und Transzendenta!e Logik, éd. P. Janssen,
1974; tt. fr. Suzanne Bachelard, Paris, PUF, 1957.
Hua XVIII: Logische Untersuchungen. Prolegomena, éd. Elmar
Holenstein, 1975; tt. fr. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Sché-
rer, Recherches logiques. Prolégomènes (RL, t. I), Paris, PUF, 1959.
Hua XIX/1 et 2: Logische Untersuchungen, Bd. II, éd. Ursula Panzer,
1984; tt. fr. Hubert Elie, Arion L. Kelkel et René Schérer, Recherches
logiques (RL, t. II/1, II/2 et III), Paris, PUF, 1961 et 1963.
Hua XXII: Aujsatze und Rezensionen (1890-191 0), éd. Bernhard
Rang, 1979; beaucoup de ces textes, avec d'autres, sont traduits par
Jacques English dans le recueil Articles sur la logique (AL)> Paris, PUF,
1975, que nous citerons souvent, ainsi que dans le recueil Sur les oijets
intentionnels, également édité par Jacques English, Paris, Vrin, 1993.
Hua XXVI: Vor!esungen über Bedeutungslehre, éd. Ursula Panzer,
1987; tt. fr. Jacques English, Sur la théorie de la signification, Paris,
Vrin, 1995.

Les références à Brentano faites sous le titre P.rychologie renvoient à


Die P.rychologie vom empirischen Standpunkt, éd. O. Kraus, Hambourg,
Felix Meiner, 1924; tt. fr. de Maurice de Gandillac sous le titre P!Jcho-
logie du point de vue empirique, Paris, Aubier, 1944.
Les références à Meinong renvoient à la Gesamtausgabe (notée GA),
éd. Rudolf Haller et Rudolf Kindinger, Graz, Akademische Druck-
und Verlagsanstalt, 1969 sq.
Les références à Heidegger renvoient, sous le sigle Ga, aux tomes
de la Gesamtausgabe, publiée à Frankfurt am Main chez Vittorio
Klostemann.
Toute autre référence utile sera précisée.
Première partie

PROBLÈME ET FORMES
DE LA SIGNIFICATION
I

Husserl et le mythe
de la signification*

n n'y a guère de pensée qui, dans la filiation de l'idéalisme allemand,


ait autant usé et abusé de la notion de sens que la phénoménologie. La
phénoménologie husserlienne, à plus forte raison après son tournant
idéaliste-transcenda ntal, pourrait même se caractériser comme la der-
nière tentative moderne de reconstruire une philosophie du sens à nou-
veaux frais, en ménageant des conditions d'accès au sens crédibles et
assignables\ celles-là mêmes dés diverses «réductions» phénoménolo-
giques. Remplacer les choses par leur sens, ne pourrait-on trouver là une
définition générique, schématique mais juste, de la réduction?
Cet idéalisme du sens se manifesterait déjà dans la théorie husser-
lienne de la signification: les RL ne font-elles pas fond sur une théorie
idéaliste de la signification, qui l'hypostasie en elle-même, et l'autono-
misant par rapport au langage, la déploie en un plan propre qui consti-
tuerait comme le vestibule de l'accès au réel? Cet en-soi de la significa-
tion fournira plus tard subrepticement sa légitimité au noème perceptif
comme unité de sens, comme s'il y avait du sens en soi dans le rapport
vivant noué par la conscience avec le monde, et si ce sens précédait et
constituait ce rapport.

* C'est ici le lieu de dire tout ce que ces études doivent à Sandra Laugier. Sans elle,
jamais ces questions n'auraient pris pour nous une telle urgence, ni nous n'aurions entrevu
les moyens de les poser:.
1. Cf. là-dessus déjà notre essai L'origine du sens, in Autour de Husserl: l'ego et la raison.
2. Non sans distorsions toutefois : cf. Rudolf Bernet, Le concept de noème, in La vie
du slfiet, Paris, PUF, 1994, p. 65 sq.
22 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION

Pru: là même, la phénoménologie s'exposerait, en son départ, aux


critiques des philosophies acharnées à détruire «le mythe de la signifi-
cation»1. Le point relève d'abord de l'analyse linguistique: comme s'il
y avait entre les mots et les choses ce troisième terme susceptible de se
développer en troisième royaumé dont parlait Frege. Mais son enjeu
est métaphysique: le langage nous donne-t-il quelque raison de croire
à l'existence de quelque chose comme du «sens», dont le modèle soit
pru: après susceptible de s'appliquer en général au réel? C'est effective-
ment ce que semble faite la phénoménologie.
il importe donc de revenir au texte de la Ire RL: s'agit-il bien ici
d'abstraite du langage une« signification» ou même déjà d'entendre le
langage en termes d'association d'un signe et d'une «signification»?
Pour le mesurer il faut suivre Husserl dans sa stratégie d'interpréta-
tion personnelle - celle aussi bien qui sert à la phénoménologie nais-
sante de laboratoire et de banc d'essai- du fait de la signification. Car
il y a bien un fait de la signification, du «faite sens» (making sense,
comme diraient les Anglo-Saxons) pru: et dans le langage, c'est-à-dite
le fait de pru:ler, et de quoi d'autre la phénoménologie, si elle est fidèle
à son projet d'une pensée accrochée aux phénomènes et aux faits,
d'une pensée descriptive enfin, pourrait-elle pru:tit en matière de signi-
fication, sinon de ce pur fait?
Si pru: «mythe de la signification» .on entend cette vision du langage
qui le décrit en termes de l'association à un signe, formulé ou non, d'une
prestation psychique que l'on nommerait« signification», il faut remru:-
quer que c'est de cette position populaire que part Husserl dans son tour
d'horizon doxogtaphique préalable, et pour la réfuter.
«On a coutume de distinguer deux choses à propos de toute expression:
« 1. L'expression selon sa face physique (le signe sensible, le complexe
phonique, articulé, le signe écrit sur le papier, etc.).

1. Cf. Quine, Le mythe de la signification, in La philosophie ana!Jtique, Colloque de


Royaumont, Paris, Éd. de :Minuit, 1962. Sur tout ceci, voir Sandra Laugier, L'anthropologie
logique de Quine, Paris, Vrin, 1992, p. 93 sq. La formule est due à Wittgenstein, Recherches
philosophiques, § 547, note.
2. Frege, La pensée, Écrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil,
1971, p. 184.
HUSSERL ET LE :MYTHE DE LA SIGNIFICATION 23

«2. Une certaine somme de vécus psychiques qui, reliés associative-


ment à l'expression, en font, par ce moyen, l'expression de quelque
chose. La plupart du temps, ce sont ces vécus que l'on désigne comme
sens (Sinn) ou signification (Bedeutung) de l'expression, et cela en croyant
atteindre, pat cette désignation, ce que ces termes signifient dans le
langage courant. Mais nous verrons que cette conception est inexacte, et
que la simple distinction entre le signe physique et les vécus qui confè-
rent le sens en général ne suffit pas, surtout lorsqu'on l'applique à des
fins logiques.» 1

Ce qui est récusé par là, c'est qu'il puisse y avoir tout simplement
quelque chose comme un stock de vécus psychiques correspondant à
tel ou tel terme et constituant sa« signification» comme telle. Mais à
ce niveau on ne sait pas si la réfutation porte sur le dispositif lui-même
ou sur sa simplicité. Il est possible qu'il soit somme toute acceptable,
qu'il y ait bien le signe et quelque chose comme du « sens» psychique
qui lui correspondrait, mais au prix de quelque complication, confor-
mément à la voie déjà empruntée par Frege (celle qui passe par la dis-
tinction du sens et de la référence, selon un usage des termes non hus-
serlien). C'est au fond ce que semblent suggérer les lignes qui suivent,
en mettant en avant le modèle de la nomination:
«En ce qui concerne spécialement les noms, tout ce qui a trait à ce sujet
a été, depuis longtemps déjà, remarqué. On a, pour chaque nom, distin-
gué entre ce dont il "informe" (kundgibt) (c'est-à-dite nos vécus psychi-
ques) et ce qu'il signifie (bedeutet). Et, de plus, entre ce qu'il signifie (le
sens, le "contenu" de la représentation nominale) et ce qu'il nomme
(l'objet de la représentation). »2

Cette distinction double introduit une division à trois termes là où


on en voyait deux, faisant écho, sur le terrain de l'analyse linguistique,
à la tripartition twardowskienne: la représentation, le sens et l'objet.
Le sens apparaît alors comme un troisième terme, éventuellement
démentalisé, mais qui d'une certaine façon n'a pas nécessairement
changé de fonction: il faut toujours qu'il y ait du sens et c'est l'asso-
ciation de ce sens préalable avec le signe physique qui va« faire sens»,

1. RL I, § 6, Hua XIX/1, p. 38; tt. fr. t. II/1, p. 36-37.


2. Ibid.
24 PROBLÈME E'T FORMES DE LA SIGNIFICATION

produire l'expression comme telle. C'est du moins ce que l'on pourrait


penser au niveau de cette phénoménologie naïve qui est celle du début
de la I'e RL, se contentant de faire le compte des distinctions établies,
dans leur plus ou moins fausse évidence: celle du signe et du sens
d'abord, puis celle du signe, de l'acte conférant le sens (la représenta-
tion associée), du sens et de l'objet. En réalité lorsqu'on a fait cela on
n'a rien d'autre que ce que le langage lui-même distingue et l'on n'a
pas encore avancé d'un pas dans la direction de la connaissance de ce
que c'est que «faire sens».
n n'en reste pas moins que dans ces divisions premières, c'est un
paradigme qui est acquis: celui de la nomination. Husserl restera tou-
jours fidèle à l'idée d'une puissance de nomination première du langage,
dans laquelle se manifeste son essence, et la théorie du sens qui est
esquissée dans la re RL ne peut être retirée à ces coordonnées. Le
«nom» est assurément le modèle qui porte id la puissance et tout à la
fois l'exigence référentielle du langage, et cela assurément au-delà de lui-
même, au point que l'on puisse se demander si le problème de cette
re RL n'est pas celui de l'extension de la nomination (toute expression
serait alors nominale dans son essence, y compris celle qui prend la
forme d'énoncés supérieurs complexes) : «Nous devons trouver néces-
sairement des distinctions analogues pour toutes les expressions et
approfondir leur essence. »1 Ce qui vaut pour le nom vaut-il pour d'au-
tres formes d'expression? Entendez: notamment en ce qui concerne le
rapport à l'objet et son rôle fondateur par rapport au« sens». Mais il est
possible aussi qu'à la lumière de l'analyse ultérieure de ce rapport ce soit
plutôt la nomination elle-même qui ait à être réinterprétée, au-delà de
l'immédiateté apparente des distinctions qu'elle suggère, qu'on ne sau-
rait ériger en quelque état supposé brut de la signification.
Le § 9 de la Recherche nous ramène au partage apparent initial de
l'expression et de son «sens», pour cette fois le passer au tamis de
l'analyse phénoménologique : qu'y a-t-il phénoménologique ment der-
rière ces termes lorsqu'on les emploie dans leur sens ordinaire?

1. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 25

n faut tout d'abord remarquer qu'en lieu et place de la« significa-


tion» qui serait censée se tenir derrière la face physique de l'expression
et la complémenter, il faut bien plutôt parler d'« actes conférant la
signification». Ce déplacement paraît minime et ne semble pas nous
faire sortir de la sphère psychique de la signification, bien au contraire
semble-t-il nous y ramener, en réassignant sa provenance psychique à
la signification. Mais en fait il fonde un véritable renversement de per-
spective (de nature à mettre en question le «mythe de la significa-
tion»), dans la mesure où l'objet des RL n'est rien d'autre que la
réélaboration de la notion d'acte\ dans le sens tout à la fois de sa
dépsychologisation et de son institution comme pièce fondamentale
de la phénoménologie, sous le nom d'intentionnalité. On le verra,
c'est tout l'intérêt de la notion d'intentionnalité, les actes conférant la
signification ne sont rien qui puisse être traité en soi-même comme de
la signification. Inversement, il n'y a pas de« signification» en dehors
de ces actes, et c'est cette exigence que l'analyse husserlienne fait peser
sur le concept de signification, que de le réinscrire dans les actes inten-
tionnels en dehors desquels il se découvrira dépourvu de sens, dahs
l'impossibilité de le réifier - ce qui pour Hul)serl toutefois ne remettra
pas en question son idéalité.
D'autre part, l'analyse phénoménologique de ce qui est habituelle-
ment désigné sous le nom de signification met en évidence sous ce
titre une diversité d'actes irréductible.
Les actes qui accompagnent une expression lui donnent certes un
sens, mais aussi éventuellement un contenu intuitif Ge perçois alors
intuitivement ce que je suis en train par ailleurs d'exprimer) et de
toute façon une référence à l'objectité exprimée. li y a là toute une
richesse de données dont il faut dénouer l'écheveau: tout cela passe
ordinairement sous le compte de la «signification», sans que le pro-
cessus en soit clairement déterminé. En vertu de l'ensemble de ces
actes «l'expression est plus qu'un simple phénomène sonore. Elle vise

1. Cf. RL V, Introduction, Hua XIX/1, p. 353 ; tt. fr. t. II/2, p. 142: « C'est donc une
importante condition préliminaire à la solution des tâches indiquées que ce concept soit
élucidé avant tous les autres.»
26 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

(meint) quelque chose, et, en le visant, elle se rapporte à quelque


chose d'objectif» 1• Ce qui est propre au signifier donc, c'est la visée
(Meinung, le terme qui désignera l'intentionnalité) de quelque chose,
visée qui est déterminée comme rapport à une objectité. Mais l'objet
peut être intuitivement présent comme manquant: dans le deuxième
cas, l'expression n'en garde pas moins son sens, bien que la référence
à l'objet soit« non réalisée».
Est-ce à dite qu'il y ait quoi que ce soit comme du «sens» que l'on
pourrait isoler de cette référentialité de l'intention de signification?
Non, car précisément si la référence peut être non réalisée, n'en est-elle
pas moins «impliquée dans la simple intention de signification».
Signifier, de toute façon, c'est signifier un objet- ce qui ne veut pas dite
pout autant que l'objet soit ce qui est signifié au sens de la« significa-
tion». «Le nom, pat exemple, nomme en toutes circonstances son objet,
à savoir en tant qu'ille vise. »2 C'est dans le caractère de visée du signi-
fier- son intentionnalité- qu'est inscrite sa téférentialité, inéluctable
-même si elle n'est pas «réalisée» au sens d'intuitivement remplie. Eu
égard à cette téférentialité, l'intuition semble jouet le tôle de gardien,
dans la possibilité de donner pleinement l'objet, mais comme tel de
gardien extérieur, extrinsèque à l'acte même du signifier et au mode de
rapport original à l'objet que celui-ci institue. A preuve, la détermina-
tion possible de l'objet congruente à cet acte, conçu dans son originalité,
à savoir en tant qu'« objet nommé». Il est vrai que la présence de l'objet
dans l'acte de la nomination (et donc sa donation conforme aux caracté-
ristiques de cet acte) semble encore subordonnée à celle de l'objet dans
l'intuition: «Il ne s'agit pas d'autre chose que de la simple visée quand
l'objet n'est pas présent intuitivement, et, pat conséquent, n'est pas non
plus présent en tant qu'objet nommé (c'est-à-dite en tant que visé). »3 Le
remplissement de l'acte du signifier paraît donc lié à celui des actes
intuitifs gardiens de notre rapport aux objets, et la signification a donc
quelque chose à voit avec la connaissance des objets. Reste que le signifier

1. RL I, § 9, Hua XIX/1, p. 44; tr. fr. t. II/1, p. 43.


2. Ibid.
3. Ibid.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 27

n'en est pas moins déjà un acte de plein droit, au sens où il instaure en
lui-même et par lui-même un rapport à l'objet, susceptible de se
déployer indépendamment de la donation intuitive de l'objet. n faut
donc distinguer plusieurs composantes dans les actes associés à ce que
l'on nomme habituellement la signification (ce qui donne son contenu,
son« sens» à un mot, un énoncé).
C'est ce que fait Husserl, en séparant les actes conférant la signijica-
tion et les actes remplissant la signijication. C'est en vertu des premiers
qu'il y a «sens». Les seconds ne font qu'illustrer la signification. Mais
l'erreur serait de croire que les premiers donneraient pour autant accès
à une sorte de vestibule de l'objet que serait la signification correspon-
dante, et dont les seconds fourniraient l'illustration intuitive en tel ou
tel objet. Les actes conférant la signijication sont eux-mêmes des rapports à
l'oT:fet. Les actes :remplissant la signification ne font qu'« actualiser la
référence objective», ce qui veut dire aussi bien qu'elle leur préexiste,
dans les actes mêmes conférant la signification. L'intuition n'apporte
rien d'autre que l'« actualité».
« On ne devrait pas dire, par conséquent, à proprement parler que .
1
l'expression exprime sa signijication (l'intention). » La signification n'est
rien qui préexisterait à l'expression, ou plus exactement aux actes du
signifier qui caractérisent celle-ci, et que cette dernière devrait alors
« exprimer». Elle se tient bien plutôt dans l'expression elle-même en
2
tant que lieu des actes du signifier • Le fait que les actes du signifier
«animent l'expression d'un sens» doit s'entendre, loin de toute inclu-
sion réelle d'un « sens» dans l'expression, dans le sens de l'institution
d'un rapport à l'objet. Ainsi serait «plus adéquate l'autre conception
de l'acte d'exprimer, selon laquelle l'acte remplissant apparaît comme
celui qui est exprimé par l'expression complète: comme lorsque, par
exemple, on dit d'un énoncé qu'il donne expression à une perception
ou à une fiction» 3• Dire que c'est l'acte remplissant qui est exprimé

1. Op. cit., p. 45; tr. fr. p. 44.


2. Au sens où, ibid. : « Pru: expression tout court, on entend donc, en règle générale,
l'expression animée d'un sens.»
3. Ibid.
28 - PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

pat l'expression, c'est souligner le sens du rapport à l'objet (en prin-


cipe donné dans le remplissement) comme donnée axiale de ce phéno-
mène qu'est le «sens», en tant qu'il donne son sens d'expression à
l'expression. C'est pat là même proposer comme «sens» quelque
chose qui ne saurait tenir lieu de teneur «réelle» de signification, un
pur rapport (le rapport à l'objet lui-même, tel qu'il est garanti par l'in-
tuition) et non une «entité». On remarquera d'autre part les varia-
tions possibles de l'intuition en fonction de la signification qui sont ici
suggérées: il peut s'agir d'une perception, mais aussi d'une fiction. Le
besoin d'intuition et la nature de celle-ci peuvent être déterminés par
la signification elle-même et le travail des actes du signifier qui la
fonde. n ne faudrait pas croire que le remplissement fournirait aux
actes du signifier un sens tout préparé et inamovible, en substitut
externe de l'entité « sens» que nous ne sommes que trop content
d'avoir expulsé de l'expression elle-même. Le sens n'est en fait rien
d'externe pas plus que d'interne à l'expression en tant que contenu
isolable dans l'acte du signifier, et à ce niveau il n'est pas plus vrai de
dire que l'expression exprime son propre remplissement que de lui
assigner quelque contenu immanent d'expression. De ce point de vue,
les formules avancées sont à préciser, dans l'élaboration plus complexe
du rapport entre remplissement et signification. Ce que va faire Hus-
serl dans les paragraphes qui suivent.
Le problème du signifier ne peut plus dès lors se poser que dans
les termes de celui de la référentialité du signifier : comment se cons-
titue-t-elle, en tant que mode original de rapport à l'objet? C'est ce
que signifie l'insistance de Husserl sur la déviation de l'intérêt objectif
des vécus de signification par rapport à la matérialité du signe. n ne
s'agit en rien d'opposer à l'inscription du signe on ne sait trop quelle
teneur de signification idéale qui serait thématiquemen t perçue dans
l'acte du signifier, mais de souligner le déplacement d'objet qui, de
l'objet perceptif que constitue lui-même le signe en tant qu'entité phy-
sique, conduit notre attention vers l' oijet qui est signijié en personne.
L'acte du signifier est marqué par une dissymétrie, une « non-équiva-
lence» fondamentale de ses composantes : pour ainsi dire, tout y est
donné au côté objectif de la signification, son pouvoir référentiel de
HUSSERL ET LE l:vfYTHE DE LA SIGNIFICATION 29

renvoyer à quelque chose qui n'est pas elle, qui la détermine comme
telle. Cela n'a pas de sens de vouloir se tenir dans l'immanence, que
cela soit physique ou psychique, de l'expression : celle-ci n'est gouver-
née par aucune autre loi que celle de la transcendance, que Husserl
appellera «intentionnalité» 1•
Que nous soyons retenus par la face physique de l'expression ou
que nous l'utilisions dans un vécu de signification «normal», nous
avons affaire de plein droit à un rapport à l'objet: dans un cas à l'objet
physique «expression», dans un rapport qui est un rapport intuitif
perceptif tout ce qu'il y a de plus classique; dans l'autre cas à l'objet
qui est« désigné» par l'expression, dans un rapport qui n'est pas intui-
tif (du moins pas nécessairement, donc pas essentiellement), que la
re RL n'a pas d'autre sens que d'essayer d'élucider. Or d'un rapport à
l'autre, dans la différenc~ même des objets, le contenu phénoménologique
immanent demeure le même (on «perçoit» la même chose). La différence
relève donc de ce que les Ve et VI" RL appelleront le « caractère
d'acte»2 , c'est-à-dire les modalités mêmes de l'intentionnalité. Le
signifier apparaît alors non pas comme une opération secondaire cons-
truite «sur la base» d'éléments intuitifs (même si assurément inter-
viennent en lui des combinaisons complexes qui relèvent de l'associa-
tion, notamment en ce qui concerne la part d'indication qu'il y a
toujours dans sa face expressivé), mais comme, de plein droit, une
autre modalité de l'intentionnalité. Le passage au signifier fournit dans
les RL une modification phénoménologique exemplaire: «Le phéno-
mène de l'objet demeure inchangé, le caractère intentionnel du vécu se
modifie. »4 Ce qui n'a d'autre fonction que de mettre en lumière le
phénomène fondamental de l'intentionnalité en tant que structurant la
conscience, dans ses différences modales mêmes. Ce sur quoi Husserl
attire notre attention, dans une remarque méthodologique qui anticipe
sur l'acquis majeur des RL: «Tous les objets et toutes les références

1. Op. cit., § 10, p. 46; tt. f:r. p. 45.


2. Cf. RL V,§ 14, Hua XIX/1, p. 398; tt. fr. t. II/2, p. 187.
3. RL I, § 4, Hua XIX/1, p. 36-37; tt. fr. t. II/1, p. 33-34.
4. Op. cit., § 10, p. 47; tt. fr. p. 47.
30 PROBLÈME ET FORtvŒS DE LA SIGNIFICATION

objectives ne sont, pour nous, ce qu'ils sont que par les actes de viser
essentiellement différents d'eux, dans lesquels ils nous deviennent pré-
sents, dans lesquels ils sont en face de nous justement en tant qu'uni-
tés visées.» 1 Le signifier apparaît alors clairement comme l'une des
catégories de ces« actes de viser».
C'est en tant que tel qu'il peut fonder quelque chose comme des
«significations» idéales, dans un :retournement («une objectivation»)
qui, s'il semble exposer de plein fouet Husserl à la critique du mythe de
la signification, ne mesure en fait que la dé:réalisation de la signification
elle-même, dans son impossibilité à constituer un objet par elle-même.
L'idéalité de la signification ne tient effectivement à rien d'autre qu'à
son caractère d' « acte» même, comme tel irréductible à la forme de tel
ou tel objet, mental ou physique. En effet, lorsque Husserl, au § 11,
«objective» la description en distinguant l'expression elle-même, son sens
et l' oijectité correspondante, le sens de l'entité intermédiaire (le« sens»
précisément) ne peut être que celui de l'idéal-spécifique des actes concernés :
il s'agit de l'unité des actes qyant telle ou telle signification. Si la signification
est cette unité même, cela veut dire qu'elle n'est justement rien que ces
actes puissent« avoir» comme une entité qui leur préexisterait ou serait
isolable en leur sein: la signification ne tient dans rien d'autre que dans
l'identité d' effectuation de l'acte, identité qui ne s'illustre et ne s'assigne
dans rien d'autre que dans sa répétition éventuelle. Pour Husserl aussi,
d'une certaine façon, donner la« signification» d'une expression, ce ne
peut être que la :répéter: l'identité qu'est la« signification» elle-même ne
s'assigne que dans la répétition idéalisante et n'a pas d'autre consistance.
Elle est« à même» l'acte, propriété de l'acte lui-même en tant qu'il se
spécifie. n n'en :reste pas moins que cette thèse de la «signification
idéale», dans sa provenance bolzanienne, confirmée ici par le retour en
force du mythe de la p:roposition2 , soulève de grandes difficultés, sur les-
quelles nous reviendrons.

1. Op. cit., p. 48; tr. fr. p. 48.


2. RL I § 11, Hua XIX/1, p. 51; tr. fr. p. 51: «C'est aussi cette unité idéale que l'on
a en vue quand on désigne "le" jugement co=e étant la signification de "la" proposition
énoncée (Aussagesat:(). »
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 31

L'important est ce par rapport à quoi se définit la signification, en


tant que ce qu'elle n'est pas: là réside le sens de son idéalité. Si la signi-
fication ne peut s'identifier à des actes mentaux du locuteur qui y
seraient exprimés comme tels ou à quelque autre donnée, connue ou
non de lui, mais qui serait de toute façon communiquée là par lui,
c'est que le signifier est lui-même un acte, par rapport auquel la signi-
fication n'est rien d'extérieur, mais dans lequel seulement elle se cons-
titue, au sens où elle se détermine, se délimite. L'acte de juger que je
manifeste dans un jugement n'est pas la signification de la proposition
énonciative qui serait censée l'exprimer, on ne peut pas dire qu'il soit
ce que l'énoncé «veut dire» dans la mesure exacte où il n'y a rien que
l'énoncé «veuille dire», il y a ce qu'il dit, et la signification, comme
détermination du dire, ne se constitue nulle part ailleurs que dans le
dire lui-même, comme son unité spécifique. C'est en ce sens qu'elle ne
relève ni d'un catalogue des contenus mentaux, ni d'un catalogue des
objets eux-mêmes: son sens de ne pas être un« acte» elle-même ne
s'entend que comme inhérence à une certaine classe d'actes, une fois
prise la mesure de leur caractère intentionnel. Car si ce qu'énonce
l'énoncé reste la même chose quelle que soit la personne qui le formule
et quelles que soient les circonstances dans lesquelles il est formulé, il
ne faut d'autant pas croire qu'il y ait là quoi que ce soit d'objectif:
c'est assurément dans l'identité de l'objet énoncé que s'assigne l'iden-
tité de la signification concernée; mais cette dernière identité n'est cer-
tainement pas celle de l'objet lui-même, ni d'un objet en général, mais
celle du rapport même à l'objet, dans ce rapport particulier qui est
l'acte du signifier. C'est ce que manifeste la théorie de l'état de choses
(Sachverhalt), dans son indépendance relative par rapport à l'objet.
<<L'état de choses [signification de l'énoncé en tant qu'énoncé com-
1
plexe] demeure ce qu'il est, que nous aff1:t1llions sa valeur ou non. »
C'est-à-dire: le sens dans la configuration qu'il dessine Q.' état de
choses qu'il détermine) demeure le même que l'objet soit donné
conformément ou non, son identité d'état de choses n'est pas celle de

1. Op. cit., p. 49; tt. fr. p. 50.


32 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION

l'objet lui-même. Mais est-ce à dire pour autant qu'il constitue à lui
seul un objet? Certainement pas, dans la mesure où le sens de l'état de
choses ne se découvrira à l'analyse autre que de définir une configura-
tion de :rapport à l'objet. C'est inscrit dans le ca:tactè:re intentionnel
même de la fonction de signification, une fois de plus :téaffi:tmé avec
fo:rce, à l'heure même de l'abstraction de la signification idéale, unique
solution trouvée, en bon platonisme, à la question de l'identité de la
signification: «Tout énoncé, qu'il exe:tce une fonction de connais-
sance ou non, a son intention, et la signification se constitue dans cette
intention comme étant son ca:ractè:te spécifique d'unité.» Telle ou telle
signification ne se détache donc comme rien d'autre que comme le
ca:ractè:te d'unité d'une famille d'intentions, dans l'identité indéfini-
ment :reprise et :répétée de l'acte lui-même.
A p:teuve: l'impossibilité d'use:t de ce concept idéal de significa-
tion au titre de l'inte:tp:tétation familière de l'énonciation qui voud:tait
que l'énoncé« exprime "sa" signification», depuis le début combattue
ou tout au moins :tendue problématique pa:t Husserl. Pa:rle:t de« signi-
fications exprimées» est fondamentalement équivoque et inadéquat.
Enco:re faut-il se :tappele:t que «toute expression, non seulement
énonce quelque chose, mais énonce sur quelque chose; elle n'a pas seule-
ment sa signification, mais elle se :rapporte aussi à des oijets quels
qu'ils soient» et que «jamais l'objet ne coïncide avec sa significa-
tion»1. Il y a ce qu'on dit et ce sur quoi on dit. Mais d'une certaine
façon l'un et l'autre sont indissociables, et c'est le mystè:te du sens en
tant qu'« acte» que d'articuler cette distinction impossible: «Naturel-
lement l'un et l'autre n'appartiennent à l'expression qu'en vertu des
actes psychiques donateurs de sens.» La :téfé:tentialité de la pa:tole en
tant que capacité à pa:rle:t de quelque chose n'est pas distincte du sens
lui-même en tant que non seulement celui-ci la pe:tmet, mais il est cette
:téfé:tentialité elle-même: il n'a d'autre sens que d'assigner à la pa:tole
un objet et le fait d'« énonce:t sur quelque chose» :relève des actes
donateurs de sens eux-mêmes (et non des actes :remplissant le sens) de

1. Op. cit., § 12, p. 52; tt. fr. p. 53.


HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 33

plein droit, sans même que l'on puisse dire qu'il s'agisse d'un acte
«édifié sur eux». On dit simultanément que et sur et c'est cette struc-
ture plutôt que l'une ou l'autre de ses faces qu'il faudra appeler le
«sens».
La structure est manifeste dans le cas de la nomination: « Ce sont
les noms qui offrent les exemples les plus clairs pour la distinction
entre la signification et la relation à l'objet. »1 Pour leur distinction
assurément, mais aussi pour leur association, qui n'est rien d'externe
mais leur principe même. Suivent les fameux exemples frégéo-husser-
liens sur Le vainqueur d'Iéna et Le vaincu de Waterloo. Ces noms signi-
fient différemment, mais ils nomment un seul et même objet. Mais la
différence du rapport met ici en lumière, tout autant que sa variabilité
et sa possible« déclinaison», sa fondamentale identité de rapport: dans
un cas et dans l'autre, il s'agit du même objet et surtout d'un rapport
à l'objet. La différence même des «sens» ne se concevrait pas en
dehors de cet horizon du rapport à l'objet.
Ce modèle est pour Husserl un modèle général, qui concerne
l'essence du langage (ou plutôt du« signifier», car le rapport de l'un
à l'autre demeure certes obscur) en tant que tel. D'où son extension
spectaculaire au-delà du cas de la simple nomination, à travers la
théorie de l'état de choses, ici réactivée: « n en va de manière ana-
logue [à celle des noms] pour toutes les autres formes d'expressions,
bien qu'en ce qui les concerne, parler de rapport à l'objet présente,
en raison de leur diversité, quelques difficultés. »2 Toutes n'en ont pour-
tant pas moins un oijet. D suffit pour cela de redéfinir correctement le
concept d'« objet», correctement c'est-à-dire conformément aux
réquisits propres de la modalité signitive de l'intentionnalit é en tant
que rapport à l'objet de plein droit, qui a «ses» objets, pour ainsi
dire taillés sur mesure pour elle. C'est ce que fait la théorie du
Sachverhalt, redéfini selon sa face objective (comme «objet» du dis-
cours, ce sur quoi l'on dit) comme Sachlage. Husserl fait ici un grand
pas en avant dans le sens de la mise en évidence de l'irréductibilité

1. Op. cit., p. 53; tr. fr. p. 53.


2. Op. cit., p. 54; tr. fr. p. 54-55.
34 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de la modalité signitive de l'intentionnalité à ses modalités intuitives,


au moins prises dans leut acception naïve: en effet l'objet qu'est la
Sachlage, situation globale dans laquelle se trouvent pris des termes
sans que l'on puisse thématiquement les distinguer (« S est p » par
exemple), en tant qu'objet du discours, s'éloigne du modèle de l'ob-
jet atomique de perception tel qu'il est donné à l'intuition et tel qu'il
gouvernerait l'énonciation dans une interprétation trop fruste de
l'intentionnalité signitive, rabattue unilatéralement sut son fonde-
ment perceptif (« S » serait alors à lui seul l'« objet» du discours·
concerné) 1. Ce sont les exigences propres du « sens» comme régime
spécifique de l'intentionnalité qùi conduisent Husserl à étendre et à
redéfinir ainsi, dans une percée phénoménologique fondatrice, le
domaine de l'objectité. Car il faut que le «sens» «ait un objet». Il
n'a d'autre «sens»!
S'il faut donc distinguer la «signification d'une expression et sa
propriété de se diriger en la nommant, tantôt vers telle réalité objec-
tive, tantôt vers telle autre» (puisque la signification comme rapport à
l'objet peut varier sans que l'objet nommé change, ou inversement), il
n'en est pas moins vrai« qu'une expression n'acquiert de rapport avec
une réalité objective que du fait qu'elle signifie et qu'on est, par consé-
quent, en droit de dire que l'expression désigne (nomme) l'objet au
mqyen de sa signification, ou encore que l'acte 'de signifier constitue le
2
mode déterminé de visée de l'objet en question» • Seulement la signi-
fication peut varier, l'objet restant identique; c'est alors le rapport à
l'objet qui se modifie (se respécifie), l'orientation vers l'objet demeu-
rant la même.
C'est parce que le rapport à l'objet est le fait de la signification
elle-même (ce qui ne veut dire en rien que celle-ci soit un objet, ce
serait méconnaître le principe même de l'intentionnalité) qu'on ne

1. La théorie de l' «intuition catégoriale» viendxa (dans une certaine mesure seule-
ment, voir notre chapitre IV) corriger ce déséquilibre initialement ouvert par la I'" RL en
faveur de la modalité signitive de l'intentionnalité. Il peut y avoir intuition de l'« état de
choses». Cf. RL VI, Hua XIX/2, § 48, p. 684-85; tr. fr. t. III, p. 190.
2. RL I, § 13, Hua XIX/1, p. 54-55; tr. fr. t. II/1, p. 55-56.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 35

peut sérieusement distinguer deux faces dans l'expression, et qu'un


examen plus attentif des vécus d'expression, à la lumière de leur fonc-
tion de connaissance, toujours possible en droit (dans la mesure où il
y a objet), ce qui ne veut dite assurément ni qu'elle soit nécessaire-
ment effectuée, ni que, effectuée, elle soit nécessairement couronnée
de succès, mettrait en lumière qu'il n'y a en réalité pas deux faces dans
l'expression, mais qu'au contraire «l'essence de l'expression réside
exclusivement dans la signiE.cation» 1• Le tout est de se prémunit
contre «l'erreur d'après laquelle on pourrait sérieusement distinguer,
dans l'acte donateur de sens, deux faces qui donneraient à l'expression,
l'une la signification, et l'autre la détermination de son orientation
vers l'objet» 2•
Mais le fait est que le signifier est une relation déterminée à l'objet
- c'est en cela qu'il peut y avoir« signification». En d'autres termes,
l'ostension de l'objet lui-même ne suffira jamais à caractériser le signi-
fier comme tel c'est-à-dite comme tel ou tel, dans .son pouvoir de
détermination du rapport à l'objet. Déterminer le rapport à l'objet, c'est
assurément déterminer de quel objet il s'agit, mais pas seulement: il
s'agit également de déterminer comment- dans cette relation du signi-
fier - est cet objet. Pour faite droit à la spécificité intentionnelle du
signifier, il faudra donc distinguer l'objet lui-même et d'autre part
«son corrélat idéal dans l'acte de remplissement de signification qui le
constitue, à savoir le sens remplissant» 3 • L'objet est ce qui au moins en
droit serait donné s'il y avait connaissance de ce dont il est parlé. Mais
s'il était donné (ce qui vaudrait remplissement de la signification
concernée), il le serait alors, dans le fusionnement des actes de
connaissance et des actes du signifier, dans le signifier lui-mémé, c'est-à-
dite aussi bien selon ses déterminations , « de la même manière qu'il est

1. Op. cit., p. 55; tt. fr. p. 56.


2. Op. cit., p. 55; tt. fr. p. 57. C'est, d'après Husserl, l'erreur de Twardowski.
3. Op. cit., § 14, p. 56; tt. fr. p. 57.
4. Lorsque je parle de quelque chose de présent, j'en parle comme présent et non en
sachant par ailleurs que c'est présent, du moins dans le cas d'un énoncé affirmatif normal.
Alors la connaissance ne vient pas s'adjoindre de l'extérieur à la parole: la parole elle-même
est connaissance, dans la connaissance exprimée.
36 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

vzse pa:t la signification». C'est ce sens qui est sens de l'oijet donné
(c'est-à-elire donné tel qu'il était visé dans le sens) que Husserl nomme
«sens remplissant». li n'y a pas besoin que l'objet soit actuellement
donné pour qu'il y ait intention de signification (donc sens), mais, s'il
est donné, cela ne modifie donc pas seulement l'intention de connais-
sance (~tuitive) correspondante , ily a aussi un remplissement propre au
signifier. Ce n'est rien elire d'autre si ce n'est que la signification est une
modalité intentionnelle de plein droit, ayant ses propres conditions de
satisfaction (de« :templissement »), même si celles-ci sont unies par des
liens complexes à celles des autres modalités - intuitives - de l'inten-
tionnalité, censées être gardiennes de l'objet.
Là où l'objet est visé signitivement et en même temps donné intui-
tivement sur le mode même selon lequel il est signifié, «l'objet à la
fois visé et donné ne nous est pas présent comme double, mais seule-
ment comme un». Le fait qu'il soit donné comme visé (selon les
conditions de sa visée) assigne le sens remplissant de l'expression à
travers laquelle il est visé, sens en lequel se déte:rmine le sens lui-même
de cette expression en tant qu'elle fait sens (c'est le propre des actes du
signifier), mais toujours d'une façon déte:rminée, comme telle ou telle
expression. Toute expression a un sens remplissant et c'est ce en quoi
elle se déte:rmine comme telle ou telle expression (les conditions de la
satisfaction délimitant toujours la capacité de l'intentionnalit é à se
déte:rminer, dans le registre signitif de l'intentionnalit é comme dans
les autres).
Le sens remplissant n'est rien d'autre que le «même» de la signifi-
cation, ce qui fait que des actes du signifier pluriels signifient «la
même chose» et peuvent être compris comme tels. li est par là même
ce en quoi l'objet de l'intention de signification (puisque, dans son
caractère intentionnel, il lui est essentiel d'avoir un objet) s'assigne
comme «le même»; mais il n'est pas lui-même cet oijet: il est l'objet en
tant que donné dans l'acte du signifier, en tant donc que sens réalisé
de cet acte, puisque cet acte est prestataire de «sens», «fait sens»
d'une manière accomplie. Le mode de présence de l'objet qui répond
à cet accomplisseme nt est conforme aux conditions de l'intention de
signification elle-même: c'est une présence proprement signitive, qui
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 37

ne se réduit en rien aux modalités de la présence perceptive qui peut


éventuellement l'accompagner et la fonder. Signifier, c'est forcément
«faire sens», qu'il y ait :templissement ou non, et que l'objet du signi-
fier soit signillé comme donné (auquel cas il est également donné comme
signifi~ dans l'horizon de la signification elle-même) ou non. Mais le« faire
sens» n'acquiert sa plénitude complète que dans cette transparence du
sens dans laquelle se dit l'adhérence du langage à son oijet, lo;rsque la visée
signitive de l'objet s'accompagne de la donation en personne de l'ob-
jet confo:tmément aux conditions mêmes qui sont celles de cette visée.
Ce en quoi la modalité signitive de l'intentionnalit é dessine des condi-
tions propres de donation dans sa spécificité i:t:téductible de visée.
L'exemple pris pa:r Husserl, celui des oijets fictifs, est particulièremen t
frappant, puisqu'il :ressortit bien aux conditions d'un :templissement
qm n'a de sens que selon l'élargissement du sens de l'objectité qui a
été imposé pa:t les conditions mêmes de la modalité signitive de l'in-
tentionnalité et d'elle seule, et donc pa:t les exigences du« sens» même
en tant que celui-ci est p:toducteu:r d'objets (mais aussi, en besoin d'in-
tuitions et de :templissement , complémenté et transcendé par ses pro-
pres objets). Le« sens)>, en tant que modalité originaire de l'intentionnalit~ a
alors créé la possibilité de nouveaux oijets.
Le problème classique bolzanien des «:représentation s sans objet»
vérifie ce dispositif. Toute expression a de soi une signification: elle
n'a d'auqe fonction que de «faire sens». Une expression dépou:rvue
de sens n'est rien d'autre qu'une parodie d'expression, mimant pa:t le
simple fait de l'articulation les contours d'un complexe phonique signi-
fiant (Abracadabra). Ou bien alors c'est une expression composée
d'unités signifiantes, mais mal composée, de sorte que l'assemblage est
comme tel dépou:rvu de signification (Vert est ou). Ce de:tnie:t fait
attire notre attention su:t le fait massif des :règles d'usage propres à la
signification: on ne peut pas faire n'importe quoi avec les actes du
signifier, ils ont une logique p:topre, qui n'a rien à voir du :teste avec
une éventuelle vérité. La composition du sens obéit comme telle à des

1. Op. cit., p. 57; tr. fr. p. 58-59.


38 PROBLÈlvŒ E'T FORMES DE LA SIGNIFICATION

lois, qui sont propres au signifier: ce n'est rien d'autre que ce que l'on
appellera la grammaire1• L'existence de ces lois, dans la mesure où
elles se situent purement au niveau du signifier et ne garantissent rien
d'autre que sa possibilité, prouve l'autonomie de ces actes dans leur
spécificité. Ce qui garantit contre le «non-sens» ne relève de rien
d'autre que des exigences propres du signifier lui-même, dans la
mesure où il n'est pas informe, mais déploie une variété d'actes mor-
phologiquem ent déterminés. Il y va une fois de plus de la découverte
que le signifier constitue un acte de plein droit, c'est-à-dire un rapport
à l'objet plein et autonome, comportant ses gains et ses exigences pro-
pres. Ce que viennent confirmer les lignes suivantes :
« Cest dans la signification que se constitue le rapport à l'objet. Par
conséquent, employer une expression avec sens, et se rapporter par une
expression à l'objet (se représenter l'objet), c'est là une seule et même
chose. La question n'est nullement, en l'occurrence, de savoir si l'objet
2
existe ou s'il est fictif, voire même impossible. »

La signification de toute façon donne un objet, quel que soit lesta-


tut de cet objet selon les autres modalités de l'intentionna lité. C'est ce
qu'il faut entendre dans le retourneme nt husserlien paradoxal du pro-
blème classique des «objets inexistants» . L'être signifié («dénoté»)
est un mode d'existence propre de l'objet au sens où il répond à un
mode intentionnel de rapport à l'objet de plein droit, et les objets
signifiés sont donc absolument des objets, au même titre que les tables
et les chaises du monde perceptif (tables et chaises qui sont elles aussi
éventuellem ent, et sans doute nécessairem ent, signifiées). Mais cela au
sens où la signification est u:g_ mode de rapport à l'objet et en aucun
cas l'objet lui-même ou un quasi-objet, un «deuxième objet».
Lorsqu'on dit que la signification de l'expression «une montagne
d'or» par exemple renvoie à un objet qui, du reste (c'est-à-dire en l'oc-
currence dans le monde perceptij), n'existe pas, on ne veut absolument pas
dire qu'elle n'indiquerai t que «sa propre signification », en l'absence
d'objet, ou un objet qui n'est rien d'autre que cette signification elle-

1. Cf. RL N, § 14, et notre chap. N.


2. RL I, § 15, p. 59; tr. fr. t. II/1, p. 61.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 39

même. Bien plutôt, le fait que cette expression soit pourvue de signi-
fication, quel que soit du reste son rapport avec ce que l'on a coutume
d'appeler «le réel», n'indique rien d'autre que l'accomplissem ent en
elle d'une prestation d'objet, sur ce mode original, non forcément
recouvert par les autres modes de l'intentionnalit é, qu'est le signifier.
La «signification» alléguée n'est que le rapport à ce même objet. Le
caractère fictif de l'objet s'avère par après selon d'autres prestations
intentionnelles , qui ne relèvent pas en droit du signifier, mais il ne
saurait en rien identifier la signification concernée à un objet de sub-
stitution. En fait, il suffit de signifier pour avoir rapport à des objets,
mais l'inverse est vrai aussi bien: signifier, c'est toujours déjà avoir
rapport à l'objet, on ne peut retenir la signification sur la route de
l'objet. La signification« toute seule» ne peut jamais se rencontrer: tel
est paradoxalemen t le résultat du problème des «objets inexistants»,
qui nous conduirait si facilement à hypostasier la signification et à en
faire un mauvais substitut de l'objet. S'y reconnaît au contraire la
puissance d'objectivité immédiate du signifier, par mais aussi résolu-
ment au-delà de la signification, dans sa capacité de se rapporter à des
objets qui ne sont qu'à lui, et s'y manifestent la vitalité et l'originalité
de son activité intentionnelle en tant qu'elle est pleine et entière et n'a
pas besoin d'autre registre intentionnel pour l'étayer (même si elle en
a besoin pour la compléter, mais la réciproque serait aussi vraie).
Cette percée husserlienne en direction du caractère intentionnel
des actes du signifier (et simultanément de l'intentionnalit é en général,
puisque l'analyse des vécus du signifier en constitue le laboratoire)
trouve sa contre-épreuve au chapitre II de la rr• RL, dans ce qui ne se
présente comme rien d'autre que comme une critique du mythe de la
signification.
La théorie avec laquelle Husserl se débat au début de ce chapitre
est effectivement celle qui identifierait la signification à un stock
d'images mentales accompagnant l'acte du signifier, «représentatio ns»
de l'objet ou, sur un mode ou sur un autre,« quasi-objets». La signi-
fication n'est en aucun cas de l'ordre de l'image adjointe de manière
constante à l'expression, et comprendre une expression ce n'est pas
retrouver les images associées, comme si le signe réveillait simplement
40 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

les mêmes entités déjà prêtes d'une boîte noire mentale à une autre. A
preuve: la conscience d'identité de la signification peut subsister
même là où les images associées à l'acte du signifier sont fort varia-
bles. Et que dire des «images» associées aux formes supérieures du
calcul mathématique? Ce qui se joue là, c'est le décrochage fondamen-
tal de la modalité signitive de l'intentionnalit é par rapport à l'en-
semble de ses modalités intuitives, qu'elles soient perceptives ou ima-
ginatives du reste. L'otiginalité et l'irréductibilité de la modalité
signitive y sont suspendues. C'est très exactement ce que mesure la
défaite du« mythe de la signification»: car qu'exptime-t-il d'autre que
le besoin irréfléchi de combler le déficit d'intuitivité constitutif de la
modalité signitive de l'intentionnalit é en réinventant en son sein
quelque chose comme les entités intuitives manquantes (les « significa-
tions» en guise d'images, ou même comme images), ce qui revient aussi
bien à ignorer son mode de fonctionnemen t propre, et même simple-
ment la propriété de son fonctionnemen t? De ce point de vue, dans sa
ctitique anti-mentaliste , la ?' RL de Husserl apparaît tout simplement
comme le terrain de la découverte du signifier comme tel, dans son originalité
irréductible, et démythologisée .
Dans le signifier, il n'y a pas d'images ou de contenus que l'on
pourrait retrouver, et c'est une mauvaise compréhension de la com-
préhension que de la comprendre de cette façon. n faut bien saisir
que le « sens» n'est pas une partie du vécu, ou tien qui existerait
comme tel dans la conscience du signifier et puisse par là revêtit la
dignité de l'image. Ce qui éloigne Husserl de toute théotie du sens-
image, c'est le ptincipe fondamental de l'imperceptibilité du sens, qui
révèle la structure même de l'acte du signifier. Signif;ier, ce n'est
jamais énoncer du sens, pas plus que comprendre ne serait le recueil-
lir comme une chose ou une image. Dans les actes du sens, dans
leur réciprocité, ce qui apparaît et se donne à connaître, c'est l'objet;
le sens lui-même n'apparaît pas.
Mais alors, à supptimer ainsi le «sens» et tous les doubles intuitifs
que l'on pourrait lui procurer, que nous reste-t-il par rapport à l'acte
du signifier, si ce n'est simplement le mot et !'oijet? En l'absence de
troisième terme-réel, c'est-à-dire isolable comme une entité spécifique
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 41

dans l'acte du signifier, il se pourrait que le modèle prégnant de la


nomination nous ait bel et bien porté vers une forme particulièrement
corrosive de n<Jminalisme. Cette objection n'a de sens que dans la
mesure où Husserl est très conscient que la mise en évidence du carac-
tère originairement et absolument intentionnel du signifier n'a d'autre
sens et d'autre portée que la remise en question radicale de tout mythe
de la signification: objet mental ou objet référentiel, de toute façon la
signification n'est pas un objet. Reste alors à rendre compte pourtant
de la spécificité du signifier, sur laquelle le nominalisme reste muet,
emporté qu'il est par la récusation de son hypostase.
On pourrait croire, dit Husserl lui-même, qu'il «identifie le mot
avec l'idée» 1• Affirmation pour le moins déconcertante en vérité,
puisque les critiques trop rapides de Husserl, analytiques ou continen-
taux du reste, ont plutôt l'habitude de lui reprocher exactement le
contraire. Mais la raison en est évidente, et on ne peut qu'admirer la
perspicacité de Husserl à se critiquer lui-même. C'est qu'il s'est débar-
rassé du « troisième terme», et s'il en récolte (ce qu'on ne lui reconnaît
habituellement pas) tout le mérite, il en engrange aussi toutes les apo-
ries. Celles-ci ne font que dessiner la problématicité, incomprise de
beaucoup de lecteurs qui n'y voient qu'un résidu psychologisant de la
notion d'« acte».
A partir du moment où on s'est débarrassé des images mentales (et
toute la phénoménologie est un effort pour êliminer cela), comment
éviter la pure et simple confrontation entre les mots en tant que sim-
ples objets physiques et les choses ·elles-mêmes (en laissant même de
côté la question de~ savoir si celles-ci sont nécessairement du même
ordre que ces signes, donc purement physiques) ? Comment «un mot,
une proposition, une formule» peuvent-ils «être compris, alors que
d'après notre théorie il n'y a là, au point de vue intuitif, rien d'autre
que le corps sensible, sans esprit de l'idée, tel trait matériel sur le
papier» 2 ? On pourrait rétorquer qu'il faut sans doute aussi renoncer
alors au «mythe de la compréhension», grain qui reste à moudre au

1. Op. cit., § 18, p. 71; tt. fr. p. 75.


2. Op. cit., loc. cit.
42 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

moulin du réductionnisme. T'el n'est évidemment pas le point de vue


de Husserl qui, quant à lui, part du fait de la compréhension et de la
signification, comme horizon du« faire sens», toujours déjà donné. Le
fait est que nous comprenons ce qu'on nous dit et que tout acte de
langage signifie (c'est son mode même d'exister) et il faut rendre
compte du phénomène comme d'un fait indiscutable. En rendre
compte c'est-à-dire, en bonne phénoménologie, non pas l'expliquer,
mais le décrire, le moins mal possible.
Cette description met précisément en jeu le concept d'« acte», qui
n'est en rien un troisième terme entre les deux autres (le mot et l'ob-
jet), mais ce qui fonde leur sens à l'un et à l'autre, comme leur rapport
même. De ce point de vue, le modèle de la nomination, qui risquait
d'absorber le langage dans la pure superficialité des signes, existant
comme différents «noms» les uns à côté des autres comme autant
d'étiquettes pour les objets, se révèle plus complexe à l'analyse, et il
faut revenir à la critique de la théorie millienne de la connotation
esquissée à la :6.n du chapitre I de larre RL. La nomination n'est un
modèle absolu que pour autant que son interprétation est en fait déjà
révisée à la lumière de l'intentionnalité. Pour Mill, les noms propres
(et eux seuls il est vrai, mais cette théorie peut être généralisée dans le
sens d'un nominalisme pur et dur) n'avaient pas de signification, ils
étaient ravalés au rang de simples indices: ainsi, dans leur cas le mot
renvoie directement à la chose comme la simple marque de son exis-
1
tence. D n'est rien de plus que le trait de craie de l'histoire d'Ali Baba •
Or ce n'est pas vrai: même le nom propre remplit bel et bien une
fonction expressive, qui ne saurait être réduite à celle de l'indice. Ce qui
caractérise phénoménologique ment l'indice, c'est qu'il est perçu
comme tel, que l'attention s'y arrête, pour rebondir vers l'objet indi-
qué, dans la conscience du lien de l'un à l'autre. Or le nom propre, qui de
ce point de vue est bien un mot comme les autres, au sens fort du
terme, ne retient pas l'attention en tant que tel. On n'infère pas de lui
l'existence d'une personne correspondante, pas plus qu'on ne la recon-

1. Op. cit., § 16, p. 64; tr. fr. p. 65.


HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 43

naît dans un acte mental préalable (même si cela peut arriver, mais
c'est alors un problème de mémoire, non de langage). Le nom, en tant
qu'il est normalement utilisé, renvoie immédiatement à la personne qu'il
dénote: sa fonction est précisément d'orienter l'attention de la cons-
cience vers elle, en tant qu'elle est signifiée. On n'a pas les noms en
regard des choses, et il ne s'agit pas de coller des étiquettes, même
dans le cas du nom propre. On a la chose «à travers» le nom, à même
lui, et c'est là tout le problème de la signification, comme mode de
rapport à l'objet, et non au signe lui-même qui, comme tel, n'est
qu'une fonction. L'indication à nos yeux relie la matérialité de deux
«choses»: le nom et l'objet. La signification nous relie directement à
une seule et même chose Q.'objet désigné, «nommé»), sans que le rap-
port d'une chose à une autre soit autre chose qu'un étai 1• C'est en rai-
son de ce caractère fonctionnel du nom propre qu'il peut, au même
titre que les autres mots du langage, 'faire partie d'expressions signi-
fiantes complexes et donc se plier aux lois de composition de la signi-
fication: lui-même signifie.
Ainsi pour nous, dans la" compréhension d'un mot en général, « ce
n'est pas le simple symbole qui est présent, c'est bien plutôt la com-
préhension qui est là, ce vécu d'acte particulier qui se rapporte à l'ex-
pression, l'éclaire de part en part, lui confère une signification et par là
un rapport à l'objet» 2•
Cette modification a tous les caractères d'une modification inten-
tionnelle et, dans l'analyse husserlienne, n'a précisément d'autre fonc-
tion paradigmatique que de mettre en évidence le caractère intention-
nel du signifier lui-même, comme propriété d'aucun objet, pas plus
mental que physique, mais rapport à l'objet même. «La manière d'être
d'un objet ne se modifie pas quand celui-ci prend pour nous la valeur
d'un symbole. »3 C'est dire que d'une certaine façon les mots ne sont
que des objets comme les autres. Le fait de signifier ne modifie pas le
contenu de ce qui est expérimenté au titre du mot, et l'on ne peut

1. Cf. op. cit., § 2.


2. Op. dt., § 18, p. 71; tr. fr. p. 75.
3. Op. dt., loc. cit.
44 PROBLÈME ET .FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

donc pas elire que le sens corresponde à quelque. marquage objectif du


mot que ce soit. Le sens peut advenir, l'objet reste identique. Faut-il
alors croire que le fait de faite sens rienne à l'adjonction à l'objet phy-
sique «mot>>, resté identique, de quelque second objet d'une autre
nature, d'un contenu mental en d'autres termes? Tel n'est assurément
pas le cas et c'est certainement la pointe de la théorie husserlienne de
l'intentionnalité du signifier: «Un nouveau contenu psychique n'est
1
pas non plus venu s'ajouter de lui-même à l'ancien. » Non, c'est le
même contenu (donc celui de la manifestation physique du mot) qui a
modifié sa manière de se présenter, son «mode de donnée» : mystère
de l'être intentionnel de la conscience, découvert ici par Husserl en
même temps que (et sur) celui du signifier. «Le contenu, tout en res-
tant le même, a modifié sa manière d'être psychique, il nous impres-
sionne différemment, il ne nous apparaît plus seulement comme un
trait matériel sur le papier, mais le phénomène physique vaut comme
un signe que nous comprenons. »2 Ce qui se dit ici de façon encore
impropre dans le concept psychologisant de «manière d'être psy-
chique» (pat opposition à la «manière d'être de l'objet», mais aussi
bien de l'objet physique que de toijet mental, sinon le sens serait bien
adjonction ou substitution d'un autre contenu mental au contenu
mental initial, ce qu'il n'est pas), c'est l'intentionnalité. Nous «vivons
dans la compréhension»: c'est elire qu'elle est un acte de la vie de
conscience dans lequel nous nous tenons et sur lequel la vue de der-
rière est impossible. Le « sens» a lieu ou non comme fait de signifier,
mais il n'est rien qui serait compris dans son propre avoir lieu comme
élément réel de ce signifier. C'est ce qui explique ce paradoxe qui est
que dans le signifier le signe disparaît: le signifier en fait n'a pas
besoin d'intermédiaire entre lui et l'objet qui est signifié, pas plus d'in-
termédiaire psychique (le « sens» en un sens réel) que d'intermédiaire
physique (le signe qui, dans la conscience maintenue qu'on aurait de
lui, appellerait un sens pour le compléter et le dépasser tout à la fois).
En matière de langage, le modèle de l'interprétation n'est pas le bon:

1. Op. cit., loc. cit.


2. Op. cit., p. 71; tr. fr. p. 76.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 45

il n'est pas v:rai en :règle générale que nous ayons à inte.tp:réte:r les
signes, c'est-à-di:te à leu:r ajoute:r quelque chose, mais c'est.leu:r percep-
tion même (même« contenu» que leu:r perception physique) qui fait
immédiatement sens. «Nous n'effectuons pas un acte de :représentation
ou de jugement se :rapportant au signe en tant qu'objet sensible, mais
un acte tout différent, et d'une autre espèce, qui se :rapporte à la chose
ainsi désignée. »1 L'idéalité de l'objet du signifier s'évadant de la pré-
sence sensible du mot ne :renvoie d'autant et pourtant à aucun nou-
veau contenu. Le contenu est le même, et si l'objet se donne à di:te
(forme originale et i:t:réductible de donation) c'est dans le signe sen-
sible même, dans le même contenu sensible.
Ainsi s'énonce ce qui est le résultat fondamental de la f' RL, à savoi:t
le caractère purement intentionnel du signifier, en tant que « ca:ractè:re
d'acte», et rien que cela.
Cette intuition n'a pu se développer, dans une pe:rcée phénoméno-
logique :radicale et extrêmement problématique, que su:r les décombres
du mythe de la signification. Tout l'enjeu de l'analyse husse:rlienne en
effet était de se débarrasser d'une mauvaise entente du sens comme
«troisième terme», entente qui lui était connue et p:tenait pou:r lui la
valeu:r d'un obstacle épistémologique pa:rticuliè:rement important
puisque inte:rne à l'école même de Brentano, d'où lui vient l'acquis
fondamental des RL, à savoi:t le concept d'intentionnalité, mais sous
une forme inutilisable comme telle. La découverte du ca:ractè:re origi-
nairement et, faut-ille di:te, originalement intentionnel du signifier n'a
d'autre portée que de dét:rui:te une conception sémantique de l'inten-
tionnalité, qui, plaçant le sens dans l'intentionnalité et en faisant un
moyen de l'intentionnalité, un terme intermédiaire, a pou:r consé-
quences 1 /d'occulter le sens géné:ral de l'intentionnalité comme :rap-
port di:tect aux objets eux-mêmes, 2/ d'obstruer le sens intentionnel
du« sens» lui-même et de fai:te oublie:r que le sens est lui-même le pro-
duit d'une activité intentionnelle. C'est ce qui explique la fixation cri-
tique de Husse:rl su:r la théorie de l'image, qui en fait :relève d'un posi-

1. Op. dt., p. 71-72; tt. fr. p. 76.


46 PROBLÈME ET FORlYIES DE LA SIGNIFICATION

tionnement interne à l'école de Brentano, que Husserl a besoin de


dépasser pour accéder à son prop;re concept d'intentionnalité, démen-
talisé, comme structure d'apparaître du phénomène lui-même. Le sens
comme «image» renvoie à la métaphore utilisée par Twardowski, et
condamnée par Husserl, qui est celle du tableau. «Au verbe représen-
ter correspond, d'une manière semblable au verbe peindre, d'abord un
objet double - un objet qui devient représenté, et un contenu qui
devient représenté. »1 L'objet représenté au sens dans lequel le paysage
représenté existe comme image est le contenu de la représentation, par
opposition à son objet réel. Le même dispositif vaudrait du «sens»
dans l'énonciation. Or voilà ce que ne peut admettre Husserl: il n'y a
en aucun cas d'« objet double» et la signification n'en constitue certai-
nement pas un, en redoublement de l'objet désigné. li n'y a rien de
comparable à l'image du tableau dans le langage, et cette absence
d'image langagière doit nous inviter à nous méfier de la notion d'objet
intentionnel par rapport à l'ensemble des modalités de l'intentionnalité
(aussi bien les modalités intuitives). Ici la modalité signitive nous sert
de guide: elle nous apprend, le langage aidant, que l'intentionnalité est
un mode de rapport direct aux objets, que la cotrscience est toujours
déjà« dehors», et nous éclaire sur l'inconsistance de la sphère mentale
qu'une mauvaise théorie de l'intentionnalité nous aurait conduit à
reformer. Tant l'intentionnalité prête aisément la complexité de sa
structure morphologique à la reconstitution d'un arrière-monde cons-
dentiel que pourtant sa version husserlienne dans l'affirmation de
départ. de l'idéalité et de la transcendance radicale et fondatrice de
l'objet n'a d'autre fonction que de démentir. n y va du glissement de
la scolastique (gétriale mais d'autant non moins scolastique) brenta-
trienne à la découverte de la phénoménologie qui, si elle en hérite, n'a
d'autre but que de l'annuler. Or, dans ce déplacement, on remarquera

1. Twardowski, in Husserl-Twardowski, Sur les oijets intentionnels, p. 99 (voir notre


étude «A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la représentation», Critique, juin-juil-
let 1995, p. 480-506). Cf. la critique husserlienne, qui ne s'explique vraiment qu'une fois
que le modèle de l' «image» a été définitivement repoussé, déjà au§ 13 de RL I, p. 55; tr.
fr. p. 57.
HUSSERL ET LE JviYTHE DE LA SIGNIFICATION 47

que la critique du mythe de la signification a valeur de clé: c'est par


elle aussi bien qu'est ébranlé le mythe de l'intériorité, et non l'inverse,
dans la mesure où c'est l'analyse phénoménologique du signifier
comme rapport immédiat à l'objet qui conduit aussi bien en retour au
démantèlement des «significations mentales» ou supposées telles.
La critique du mythe de la signification débouche donc sur un
rejet du mentalisme qui va tout à fait à rebours de ce que des inter-
prétations rapides conduiraient à attendre de la phénoménologie.
Elle nous amène aussi, contrairement à un préjugé tenace, à recon-
naître toute la part qui est faite au symbolique dans l'analyse de
Husserl, au moins telle qu'elle est menée dans la r• RL. Trop sou-
vent il est fait état, de façon passablement incompréhensible au vu
des textes, d'un «privilège de l'intuition» dans la rr• RL et d'une
absence de sensibilité de Husserl, sur fond d'intuitionnisme phéno-
ménologique, au pouvoir constituant du signe. Mais c'est purement
et simplement absurde: reconnaître le statut originaire de «caractère
d'acte» du signifier, c'est précisément dégager la sphère de constitu-
tion du signifier dans son immensité et dans son autonomie propres.
Ce que révèle notamment en écho aux résultats déjà antérieurs de la
Philosophie de l'arithmétique l'analyse du calcul symbolique au § 20 de
larr· RL.
On pourrait en effet se demander si les découvertes récentes à
l'époque de Husserl en matière de calcul symbolique ne remettent
pas en question la théorie husserlienne du« sens», dans l'apparition,
sur de nouvelles formes d'expression, purement formelles, des
limites de toute entente purement sémantique de l'expression, enraci-
née dans le langage naturel. Le calcul symbolique ne fournit-il pas le
paradigme d'un langage sans .«sens», mais pur jeu de «signes»
matériels, dans leur inscription même? La réponse de Husserl est
qu'on ne peut croire cela que tant que l'on continue de partager
avec l'idéalisme pourtant apparemment combattu une conception
erronée, réaliste-fétichiste, du «sens», qui en fait une instance réelle
associée au signe, au lieu de saisir le caractère originairement inten-
tionnel du signifier. En réalité le calcul symbolique est un langage
de plein droit, il fait lui aussi « sens» dans la mesure même où le
48 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

sens n'est rien qui serait (ou donc éventuellement pourrait ne pas
être) associé au signe de l'extérieur, mais une modalité intention-
nelle, dont ce qui est appelé le mode d'expression .rymbolique ne
représente jamais qu'un régime particulier, dont la phénoménologie
va cerner descriptivement les contours. Dans une langue formulaire,
précisément en tant qu'il s'agit d'une langue, «il ne s'agit pas des
signes conçus simplement en tant qu'objets prysiques, dont la théorie,
la combinaison, etc., ne pourraient nous être de la moindre utilité» 1•
Là aussi les signes ont un sens dans la mesure exacte où ils « font
sens», suivant des lois qui sont toutefois propres à cet usage particu-
lier - celui qui définit les langues .rymboliques. Ce qui caractérise
l'usage «symbolique», «formulaire» de l'intentionnalité signitive2,
c'est le concept de jeu. Le langage symbolique se spécifie comme un
jeu, dans lequel les signes ne prennent sens que pat et dans leur
usage, avec des valeurs qui ne sont rien d'autre qu'« opératoires».
Pour autant ils ne« signifient» pas moins: la signification opératoire
n'est qu'un mode entre les autres du fonctionnement de l'intention-
nalité signitive, dont il prouve l'originalité bien plutôt qu'il n'en
excède les limites. Ce n'est pas avec des signes dépourvus de signifi-

1. RL I, § 20, Hua XIX/1, p. 74; tr. fr. p. 79.


2. Qui représente un régime tout à fait spécijique et irréductible de cette modalité inten-
tionnelle. Husserl en est bien conscient, qui précise que la pensée symbolique au sens d'une
pensée sans intuition (concept générique de la modalité signitive de l'intentionnalité) et la
pensée symbolique au sens d'une pensée se réalisant aux moyens de concepts opératoires
sont deux choses différentes (cf. op. cit., p. 75; tr. ft. p. 80). Déjà en 1893, contrairement à
un préjugé trop répandu sut Husserl, il avait affirmé, dans la discussion menée avec V oigt
autout de l'algèbre logique de Schroder, que le langage logique des signes n'était pas une
simple traduction du langage des mots (cf. Hua XXII, p. 80 sq.; tr. fr. in Articles sur la
logique, p. 109 sq.). Reste que le mode de fonctionnement du régime opératoire de l'inten-
tionnalité signitive nous apprend beaucoup sut cette dernière intentionnalité, et notamment
sut son caractère d'« acte» à travers la problématique de l'usage: le sens d'une signification
opératoire, c'est son «usage». li y a là une analyse particulièrement prometteuse, même si
Husserl refuse évidemment de la généraliser (c'est même ce refus de la généraliser qui
fonde le retrait et aussi bien la percée de la l'e RL au-delà de la conception pout ainsi dire
pragmatiste de la Philosophie de l'arithmétique, en direction de la mise en évidence du carac-
tère originairement intentionnel du signifier, en deçà et à la soutce de sa modalité opéra-
toire même, qui ne saurait en aucun cas en recouvrir le tout ni en constituer la raison
ultime).
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 49

cation que l'on opère dans la sphère de la pensée mathématique.


Mais le caractère de «signification de jeu» des énoncés concernés
nous ouvre les yeux sur les possibilités propres du signifier: on n'a
pas nécessairement besoin d'un autre accès aux choses que le langage lui-même
pour produire du sens sur elles; reste que le «sens» qui est produit,
symbolique ou non, est toujours en rapport à elles, voire ce rapport
même. Le caractère d'acte du signifier se manifeste ici une fois. de
plus, car la possibilité pour lui d'être déterminé de façon «opéra-
toire» ne tient à rien d'autre qu'à ce que sa capacité de faire« sens»,
comme il est naturel pour un «acte», réside dans son effectivité
même : il n'y a donc rien de surprenant à ce que les simples règles
de son usage soient en mesure d'assurer la déclinaison du sens (c'est
le sens exact du concept de «significations de jeu»).
Cette autonomie du signifier en tant que pouvoir propre de pro-
duire des objets ne peut se voir pleinement reconnue que dans la prise
de conscience de l'écart fondamental qui existe entre la donation de
l'objet que procure la signification et celle qui est obtenue dans la
connaissance en tant que remplissement intuitif, écart qui constitue le
thème axial de cette re RL, et qu'il ne faudra pas perdre de vue si l'on
veut saisir la constitution fondamentale de l'intentionnalité telle
qu'elle se déploie dans les RL
Évidemment, cette face critique de l'analyse de Husserl ne doit pas
dissimuler l'axe idéalisant de son projet, à savoir la déduction de
l'existence d'un champ de significations idéales constituant un plan
unitaire stable, susceptible d'être articulé dans les lois (spécifiques) qui
sont celles d'une grammaire pure logique. Dans la défaite même des
thèses psychologisantes sur la signification, a-t-on alors jamais été plus
près du «mythe de la signification» 1 ? C'est que la signification peut
pour Husserl s'envisager subjectivement, en tant qu'acte du signifier,
et objectivement, en tant qu'unité de signification. Ici tout porte sur la
question de l'unité. Peut-on réellement distinguer des significations
unitairement stables? La question de l'existence de significations au

1. Celui-ci, du reste, est imputé par Quine à Bolzano et Frege (tradition à laquelle se
rattache alors Husserl) plus qu'au psychologisme.
50 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

sens objectif du terme est entièrement suspendue à cette difficulté et


n'a pas d'autre sens pour Husserl.
Ici ressurgissent le problème de la référence et l'articulation com-
plexe du rapport à la connaissance qui y est mis en jeu. Le remplisse-
ment est en effet le lieu où se manifeste l'unité de la signification,
comme contrainte objective exercée sur ce rapport à l'objet qu'est de
toute façon la signification. De ce point de vue l'analyse des fluctua-
tions du signifier telle qu'elle est menée au chapitre III de la re RL,
sur la question des indexicaux, a une fonction stratégique: elle n'a
d'autre portée que de révéler le lien intrinsèque entre signification et
unité de signification, qui nécessite le passage au plan« objectif» de la
signification, après le risque encouru de l'éparpillement et du mon-
nayage de la signification dans l'acte, résultat quasiment inévitable de
la découverte du caractère originairement et originalement intention-
nel du signifier.
La connaissance est la gardienne de l'objet- donc de la référence-
dans son identité. Cela au sens où s'y manifeste la fondamentale idéa-
lité de l'objet (d'être idéalement identique à soi), qui n'est pas une
pièce rapportée du dispositif intentionnel mals son fondement même.
Dans tout rapport à l'objet (qu'il soit de l'ordre du signifier ou de l'in-
tuition, éventuellement sur le mode de l'imagination), il est essentiel
que l'objet soit donné sur le mode du même à connaître (sa« mêmeté»
étant indexée à son statut d' «à connaître»), c'est son sens même
d'« objet». Si cette unité est perdue, il n'y a plus d'objet et c'est l'acte
même, dans son caractère intentionnel-idéalisa nt, qui se dissout dans
la subjectivité de vécus comme tels dépourvus de cette structure fon-
damentale d'apparaître que constitue l'intentionnalité. Or l'unité
comme telle, dans son «idéalité» (elle n'est en effet jamais elle-même
donnée), est gagée dans la possibilité de droit de la connaissance, possi-
bilité qui la constitue. Ce qui est constitutif de la donation d'objet, sur
un mode ou sur un autre, c'est effectivement de supposer qu'ily ait là
quelque chose à connaître. La puissance d'idéalité de cette supposition
tient à ce que la connaissance de l'objet n'y est jamais simplement (et
pas toujours) de fait, mals toujours aussi et d'abord de droit. Cette
cognoscibilité de droit, qui n'a rien à voir avec l'effectivité d'une
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 51

connaissance dont bien des actes intentionnels n'ont cure, est énoncée
par Husserl au titre de «l'absence de limites de la raison objective»,
qui, au ruveau des RL, pourrait bien constituer le principe - et aussi
la limite, éminemment critiquable - même de la phénoménologie,
dans sa capacité ouverte et sa prétention d'accueillir sans restriction
tous les objets (donc de les reconnaître tous comme oijets de plein
droit) et l'ensemble des modes de rapports à l'objet, dans leur diver-
sité originaire même1•
Cela ne veut absolument pas dire que ce qui est de l'ordre de la
signification pourrait simplement se« traduire» en termes de rapport
(cognitif) à l'objet, comme si la signification n'avait d'autre fonction
que de signifier un rapport à l'objet qui n'est pas le sien. L'idée de la
connaissance possible n'est pas celle de l'explicitation du «contenu»
de la signification corrélative2, ni même à proprement parler celle de la
donation du référent qui est le sien, donation éventuellement de facto
impossible et qui de toute façon ne conserve son sens propre de réfé-
rent que dans les limites de ce mode intentionnel particulier et irréduc-
tible qui est celui du signifier; mais il s'agit de l'assignation de l'iden-
tité juridique, de droit, de ce référent, qui n'est visé comme identique
- fait qui rend possible sa visée même - que sous l'idée, nécessaire,
« objectivante», d'une possible donation, :fictive ou non. La significa-
tion, ou plutôt l'acte de signifier, vise comme tel un objet; mais un
oije~ cela n'a d'autre sens que ce qui peut être en droit connu. Cette possibilité
mesure la transcendance constitutive du mouvement de la signification
en tant qu'acte intentionnel. Parler de quelque chose- ce qui est la
nature même du parler - c'est parler de quelque chose qui peut être
repris en droit comme la même chose et de la même façon, ce qui
assigne en droit l'unité de la visée langagière que l'on en a (sa« signi-
fication»). Mais à cette fondation le mythe de la connaissance pos-
sible, le «regard extérieur» de la connaissance (extérieur par rapport
au signifier) sont nécessaires, dans la mesure où ce mythe n'est rien

1. RL I, § 28, Hua XIX/1, p. 95; tr. fr. t. II/1, p. 103.


2. Cf. op. cil., § 21.
52 PROBLÈ:ME ET FORlviES DE LA SIGNIFICATION

d'autre que celui de l'oijet même\ gardien de la référence autour de


laquelle se nouent les liens de la spécification des différentes « signifi-
cations» en tant que différents modes concrets du signifier. La façon
dont les modes du signifier se spécifient est originale et n'appartient
qu'au signifier, mais leur unité n'est que sous la condition de leur croi-
sement avec les autres modalités originaires de l'intentionnalité (intui-
tives: imagination/perception= connaissance), en conjugaison origi-
naire avec lesquelles ils sont.
C'est le retournement de l'acte du signifier sur son pouvoir référen-
tiel, en hypostase du rapport à l'objet qui est le sien pris dans sa détermi-
nité, qui produit le concept de signification idéale, comme un moment
intangible du signifier, déterminé par son rapport à l'objet. Pour Hus-
serl, la logique pure n'a pas d'autre terrain, qu'il faudra encore spécifier
dans ce qui relève en propre du jeu des significations elles-mêmes, en
dehors de la possibilité réelle de se donner l'objet, et ce qui touche préci-
sément cette possibilité telle qu'elle peut être déterminée apriori par cer-
taines combinaisons de significations. Le premier niveau sera celui de la
«grammaire pure logique», le second celui de la logique à proprement
parler, qui est une théorie de la vérité. Mais, dans un cas comme l'autre,
il s'agit de sciences, qui, comme telles, prennent la signification comme
objet et traitent les significations comme des oijets. Ceci n'induit en rien
quelque statut d'objet que ce soit de ce qui se joue dans l'acte même du
signifie~, en tant que signification concrète. D'autre part la réapparition
de la problématique des jugements analytiques dans la définition même
du logique (mais, on le remarquera, par opposition au grammatical
comme ordre exclusivement du signifier) ne doit pas tromper3 : il y va
bien au niveau logique non des seules «significations», mais d'une
donation intuitive de l'objet, en l'occurrence de l'objet catégorial-for-
mel, qui investit tel ou tel jeu de signification et fait peser sur elle la

1. De ce point de vue, il y aurait lieu de réfléchir à ce que Quine appelle, en un sens


positif,« mythe des objets», cf. Sandra Laugier, op. cit., p. 117 sq.
2. Cf. RL I, § 34: «Dans l'acte du signifier, la signification n'est pas donnée à la cons-
cience comme objet.»
3. Cf. la fin de natte chap. TI.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 53

contrainte logique qui la fait ou non «vraie», c'est-à-elire prestataire


d'objet au sens de la connaissance. Considérer les significations eu égard
à leur éventuelle« absence d'objet» (ou au contraire à la nécessité d'un
objet, analytiquement déterminée), c'est toujours faire un pas au-delà de
la signification, et convoquer la détermination~ extérieure par rapport
au signifier- de la connaissance elle.,.même, car, en tant que telle, la signifi-
cation en a toujours un: elle est essentiellement rapport à l'objet.
Le déploiement de ce plan absolu des significations idéales, néces-
saire au règne de la logique pure1, peut paraitre étrange à l'issue de
tout ce travail de destruction qui a présidé à la mise en évidence du
caractère d'acte du signifier. Mais il faut bien comprendre que pour
Husserl l'un n'est pas réellement distinct de l'autre: avec les significa-
tions, dans les RL, on n'a affaire qu'aux abstracta du signifier. Les uni-
tés idéales de signification ne sont certainement pas des unités réelles.
Comment les déduire dès lors ?
Ce travail de déduction est esquissé, de façon sans doute trop rapide,
dans le dernier chapitre de larre RL2• L'essence dela signification- ou
plutôt la signification comme essence - serait censée ne pas résider
«dans le vécu qui confère la signification, mais dans son "contenu", une
unité intentionnelle identique, par opposition à la multiplicité dispersée
des vécus réels ou possibles de sujets parlants ou pensants »3 • L'unité ici
visée n'est en aucun cas celle de l'objet même, une note est là pour le
rappeler qui précise qu'unité intentionnelle (en l'occurrence pour la
signification unité de l'intention même) ne signifie pas nécessairement
unité intentionnée. L'unité de la signification est unité de l'intention de

1. «Or cette interprétation est exigée non seulement par le fait qu'on parle normale-
ment, en pr=ant modèle sur les expressions stables, d'une signification qui serait toujours
identiquement la même, quel que soit celui qui énonce la même expression, mais elle est
exigée surtout en raison du but qui guide nos analyses» (op. cit., § 28, p. 97; tt. fr. p. 105).
2. Sur cette question difficile, qui déborderait ici le cadre de notre étude, et l'évolution
très importante de la pensée de Husserl en la matière, voir notre essai L'identité d'un sens:
Husserl des espèces à la grammaire, à paraitte dans le collectif Mathématiques, formes et pro-
cessus signitifs chez Husser~ dir. R. Brisart, Bruxelles, Presses des Facultés Universitaires
Saint-Louis, 1998.
3. RL I, § 30, p. 102; tt. fr. p. 111.
54 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

signification même et en cela n'en est donc pas sépa1:able, même si elle
s'y oppose pa!: son idéalité (c'est celle-ci qui est fondatrice d'unité). En
ce sens elle n'est donc rien d'autre qu'unité idéale d'un rapport référen-
tiel à l'objet- en elle le rapport à l'objet est déterminé de telle ou telle
façon sur le mode du signifier, de sorte qu'en droit l'objet puisse aussi
être connu selon cette détermination même. Ainsi le « contenu» de la
signification n'est «rien moins que ce que la psychologie entend pa!:
"contenu", à savoir une partie réelle quelconque ou un aspect du
vécu» 1.lci la thèse de l'idéalité des significations en soi va donc en un sens à la ren-
contre de la critique du mythe de la signification comme entité réelle et de!' ajftrma-
tion du caractère fondamentalement intentionnel donc ir-réel du signifier. La
«signification»,« ce que cela veut dire», le« contenu logique» ne sont
«rien qui puisse valoir, au sens réel, en tant que partie de l'acte de com-
préhension correspondant». ll n'y a aucun reste psychique invariant,
comme élément réel, que l'on trouverait dans tous les actes pourvus de
«la même signification». Reste que d'autant le simple fait d'être un acte
de signification, le simple« ca!:actère d'acte» du signifier, ne suffit pas à
qualifier l'acte comme ayant telle ou telle signification. C'est dans ce fait
(que le signifier se donne toujours en l'espèce d'avoir telle ou telle signifi-
cation) que s'enracine le besoin d'unités de signification pour penser
l'acte même du signifier. L'identité de ces unités, suivant la contrainte
de la phénoménologie, ne s'entend en effet que pa!: rapport à la pluralité
des actes qu'elles mettent en jeu, comme invariants structurels «à
même» les actes mêmes. Mais ces invariants qu'elles sont en définitive
ne sont rien de réel ni qui ait besoin d'être représenté pa!: une compo-
sante réelle de l'acte. L'invariant est ce qui est produit dans la cons-
cience, non thématique mais toujours possible en droit (cette possibilité
est fondatrice du faire sens), que c'est «le même» qui est exprimé, au
sens du «même» qui serait exprimé dans les autres occurrences du
même acte d'expression. L'unité de signification est l'idée d'une identité
de visée, identité à laquelle il n'est besoin ni qu'il corresponde une iden-
tité réelle de l'acte, ni une identité réelle (c'est-à-dire effectivement don-

1. Op. cit., loc. cit.


HUSSERL ET LE 1Y1YTHE DE LA SIGNIFICATION 55

née) del' objet.« Ce que je vise dans la proposition mentionnée, ce que je


conçois comme étant sa signification, c'est identiquement ce qu'elle
est. »1 Mais qu'est-ce que la proposition, ce mythe bolzanien, d'un point
de vue phénoménologique, si ce n'est le dire d'un objet (ou d'un état de
choses)? Lui retirer cela, c'est la défaire de son essence de signifier et
donc brasser des unités, mais qui n'ont plus rien à voir avec des unités de
signification comme telles.
Dès lors ces unités qui sont censées tenir lieu de «significations
idéales» n'auront d'autre sens possible que celui de constituer des
«unités de l'espèce», au sens de l'espèce des actes concernés. On n'a
affaire à rien d'autre qu'à des classes d'actes, comme telles ultimes et
irréductibles, et inscrites dans la constitution de l'acte lui-même (en
l'occurrence dans celle de la modalité signitive de l'intentionnalité,
naturellement toujours prise dans son rapport aux autres modalités
originaires de l'intentionnalité). La signification n'est rien qui se
tienne au-delà de l'acté, mais l'invariance spécifique selon laquelle se
distribuent les actes de la modalité signitive de l'intentionnilité. En
d'autres termes, si l'on applique les résultats de cette analyse au pro-
blème du langage, le langage est traversé par des sortes d'« espèces
naturelles», dont on remarquera qu'elles sont néanmoins d'entrée de jeu
des espèces langagie'res, ou plutôt signitives, et non directement importées
de quelques espèces naturelles préexistantes à l'œuvre du signifie1?,

1. Op. cit., § 31, p. 105; tr. fr. p. 115.


2. «Les singularités multiples formant la signification idéalement une sont naturelle-
ment les moments d'acte correspondant du signifier, les intentions de signijication» (op. cit.,
p. 106; tr. fr. p.115).
3. TI y a donc lieu de montrer quelque prudence avant de se formaliser de la« natura-
lité» de ces« espèces», qui pourraient bien ne représenter que la contrainte que le langage
-ou du moins le signifier, dans une distinction assurément problématique, mais liée sans
doute aussi bien à la conscience husserlienne de la différence des langages, et à la recherche
d'un concept plus vaste, susceptible d'accueillir l'œuvre propre, alors récente, des langues
formalisées- exerce toujours déjà par rapport à lui-même, d'habiter tel ou tel langage, où
les choses ne signifient pas à notre gré, dans un rapport originaire au monde (et donc aux
autres modalités de l'intentionnalité) que nous n'avons pas nous-mêmes noué: d'où sa puis-
sance propre de faire monde, et de constituer comme un univers platonicien- ce que disent
très exactement les «significations idéales>>.
56 PROBLÈME ET FORlviES DE LA SIGNIFICATION

même si elles sont aussi certainement sous la pression complexe de la


contrainte perceptive\ en ajointement originaire des différents modes
de l'intentionnalité. Toujours est-il qu'il n'y a pas de passage« direct»
d'un règne d'espèces à un autre, pas plus que réduction d'un mode
originaire de l'intentionnalité à un autre.
Cette thèse des« espèces» comme telle n'est pas normative et ne pré-
tend soumettre le langage à aucune contrainte logique venue de l'ex-
térieur: elle n'a d'autre fonction, descriptive, que de rendre compte de
ce fait massif de l'unité de la signification, en tant que capacité de faire
sens comme un sens un, de cette impression d'être capable de «parler
de la même chose» qui habite notre langage au point d'en constituer
non point une possibilité annexe mais le principe même. S'il n'y avait
d'une certaine façon unité de signification, comment le même pour-
rait-il revenir dans notre langage? Or tout se passe comme s'ily revenait:
tel est le sens du spécifisme phénoménologique appliqué à la significa-
tion, dans son caractère phénoménologiquement exorbitant et ses
relents frégéo-bolzaniens mêmes. Ce «même» dont le retour est
mesuré par l'idéalité de la signification, comme mesure idéale d'une
identité d'approche de l'objet dans le signifier même, n'est lui-même
rien de réel et la généralité que nous pensons ne s'égale jamais à la
généralité des significations dans lesquelles nous pensons - qui sont
toujours singulières en tant que nous pensons« en» elles, comme actes.
La signification n'est dès lors qu'une unité réflexive, qui existe
sous le regard de la théorie, mais certainement pas dans l'acte du signi-
fier2, qui, assurément selon des configurations déterminées (et c'est ce
qui permet de parler tout de même de« significations»), instaure un
rapport direct à l'objet et n'a d'autre «sens» que ce rapport même.
Voilà ce que peut apporter l'invention majeure de l'intentionnalité à
une théorie de la signification, en déroute des évidences reçues, ,PJ.ais

1. En réalité les difficultés qu'il y a à penser cet ajointement conduiront progressive~


ment Husserl à remettre en question puis à rejeter le modèle de l'idéalité de l'espèce pour
penser la signification (cf. la Bedeutungslehre de 1908).
2. Avec la limite du problème de la «signification indirecte», autour duquel tourne"
ront les leçons de 1908.
HUSSERL ET LE MYTHE DE LA SIGNIFICATION 57

aussi bien réciproquement ce en quoi l'analyse phénoménologique


minutieuse du phénomène du signifier a pu contribuer pour Husserl à
la découverte de l'intentionnalité (ou à la libération de son écrin psy-
chologiste-mentaliste, solidaire qu'il était de son interprétation séman-
tique). En appliquant cette percée au langage, ce que Husserl ne fait
pas, dans la disjonction première pour lui de l'expression et de la
signification, on pourrait dire que le langage est un rapport premier et
originaire au monde, en tant que capacité de le signifier, et que,
comme tel, il a ses objets, qui valent bien ceux de la perception, et qui
se découpent dans un rapport complexe à eux, tout comme la réci-
proque est vraie. L'un sans l'autre n'ont pas lieu- c'est-à-dire perdent
leur lieu propre: l'objet. Mais, d'un côté comme de l'autre, il ne sau-
rait être question de quasi-objets. Les objets fantômes n'existent pas
-c'est leur vocation même, mais il n'y a rien à dire de celle-ci, que de
la mauvaise métaphysique à faire. D'une certaine façon, tout ce que
l'on dit est, car le dire est un mode propre de donner l'être. N'est-ce
pas ce qu'il faut entendre aussi dans cette thèse trop souvent reversée
au compte d'un seul et élémentaire «platonisme»:
«les sept corps réguliers sont sept objets tout comme les sept Sages; le
principe du parallélogramme des forces, un objet aussi bien que la ville de
Paris»1 ?

Ici, dans la prise de conscience des pouvoirs du signifier, s'amenui-


sent les chances de tout« troisième règne», une fois défaite l'illusion
du besoin de médiations vers l'objet. Tous les objets sont immédiate-
ment des objets. Ceux du discours comme les autres. Si la phénoméno-
logie doit nous apprendre une chose, retenons cela: son élargissement
sans précédent du sens de l'« objet».

1. RL I, § 31, p. 106; tr. fr. p. 116.


II

L'héritage de Bolzano·
l'analytique-formel

Joëlle Proust conclut sa remarquable histoire du concept d'analy-


ticité de Kant à Carnap par une note ultime: «Notre projet topique
étant dans ce livre centré sur le concept d' ana!J'ticité, le détour par
Husserl ne nous a pas semblé pertinent. »1 Cet aveu déconcertera, car
les RL sont bien le théâtre d'une reformulation du concept kantien
d'analyticité qui s'inscrit bel et bien dans le mouvement de réforme
décrit par Joëlle Proust dans son livre. Dans les RL, cette tentative de
réécrire la Critique de la raison pure adaptée aux besoins de la moderne
logique mathématique, il est question de «jugements» (Urtei!e) ou
plutôt de «propositions» (Satze) analytiques et de «propositions syn-
thétiques»; or, un examen superficiel suffit pour le constater, ce n'est
certainement pas au sens de Kant. Comme le remarque René Schérer
dans son commentaire classique des RL, «en excluant toute référence
subjective, Husserl fonde cette distinction sur des bases rigoureuses et
dont le mérite principal est, en accord avec l'orientation des mathéma-
tiques modernes, de définir une sphère ontologique formelle relevant
de lois d'essence analytiques>}. Or, d'où Husserl a-t-il pu tirer

1. Joëlle Proust, Questions de forme. Logique et proposition ana!Jtique de Kant à Carnap,


Paris, Fayard, 1986, p. 464.
2. René Schérer, La phénoménologie des <r Recherches logiqueS)> de Husserl, Paris, PUF, 1967,
p. 215.
60 PROBLÈME ET FORt'vŒS DE LA SIGNIFICATION

l'inspiration de ce remaniement conceptuel, si ce n'est de l'œuvre de


Bolzano\ dont Joëlle Proust a souligné le rôle de tournant en la
matière? La lecture des textes nous conduira, sur ce point comme sur
bien d'autres, à reverser Husserl au compte d'une tradition autri-
chienne (mais qui, par des médiations complexes, le rapproche aussi
bien ici de Frege) trop souvent ignorée, plutôt que d'un idéalisme alle-
mand par rapport auquel sa sensibilité de mathématicien ouvert à la
révolution contemporaine du formalisme l'amène une fois de plus à
s'inscrire en faux.

§ 1. L'HÉRITAGE KANTIEN

Dans un Appendice de Logique formelle et logique transcendantale


(1929), Husserl salue l'introduction par Kant du concept de jugement
analytique. Ce qu'il a recherché dans ce livre sous le nom d'« analy-
tique formelle»« doit naturellement aussi être qualifié d'analytique au
sens que Kant cherchait à saisir avec les mots de simple explication de
la connaissance par opposition à une extension de la connaissance »2 •
On reconnaît ici la terminologie kantienne, qui distingue les juge-

1. Fait trop souvent ignoré par une tradition phénoménologique qui s'est détournée
des questions logiques, et par vocation peu sensible à la distance prise par le texte
des RL vis-à-vis d'une problématique transcendantale de type post-kantien, comme par
une tradition analytique souvent prisonnière du cliché d'un Husserl intuitionniste et
inconscient de ce pouvoir des signes que pourtant toute la première partie de son œuvre n'a
de cesse d'interroger. Parmi les rares études qui fassent exception, outre les travaux pion-
niers de Jacques English, voir Peter Simons, Philosopqy and Logic in Central Europe from Bol-
zyno to Tarski, Dordrecht, Kluwer, 1992, et Jacques Bouveresse, Moritz Schlick et le pro-
blème des propositions synthétiques a priori, Actes du colloque de Saint-Malo (1994), Paris,
Vrin, 1997, qui, dans une recherche d'une nature un peu différente (l'examen de la critique
par Schlick de l'a priori synthétique matériel husserlien), établit fort clairement la prove-
nance bolzanienne du sens husserlien de l'analyticité.
2. Logique formelle et logique transcendantale, Appendice III, § 3, Hua XVII, p. 333;
tt. fr. p. 430.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 61

ments analytiques, «explicatifs» (Er!auterungsurteile), qui «n'ajoutent


rien au concept du sujet, mais le décomposent seulement par analyse
en ses concepts partiels, qui étaient déjà pensés (quoique confusément)
en lui» et les jugements synthétiques, «extensifs» (Erweiterungsurteile),
qui« ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était pas du tout
pensé dans le sujet, et qu'aucune analyse de celui-ci n'aurait pu en
tirer» 1• La suite du texte confirme cette filiation, même si elle recon-
duit le postulat général qui gouverne l'élaboration de l'analytique hus-
serlienne dans Logique formelle et logique transcendantale, à savoir celui du
caractère purement syntaxique de l'analyticité, là où l'analytique kan-
rienne semblait renvoyer à des inclusions d'extension. En effet, par
l'effectuarion des actes de combinaison syntaxique, «la connaissance
n'est pas "enrichie"; dans toute action syntaxique on s'en rient à ce
qu'on "avait" déjà en fait de jugement ou en fait de connaissance;
2
tout ce qui apparaît de manière analytique y est "impliqué" » • On
reconnaît ici une fois de plus l'opposition kantienne entre les juge-
ments analytiques «qui n'ajoutent rien au contenu de la connaissance»
et les jugements synthétiques «qui accroissent la connaissance don-
née»3. Certes, «avec cette réserve qu'on doit si souvent appeler à
l'aide le génie du mathématicien pour venir à bout de ce simple pro-
4
cessus de distinction ou de cette simple "explication" » • Mais ce
«génie du mathématicien», à l'aune de la problématique axiale du
texte, qui est celle de la possibilité ou non de donner un «remplisse-
ment» intuitif en termes d'intuition d'objets individuels sensibles aux
«noyaux» sur lesquels viennent opérer de l'extérieur les transforma-
rions syntaxiques, paraît ici jouer le rôle du parent pauvre. Ce qui est
mis en valeur, sous le nom d'« analyticité», c'est le caractère seulement
formel- et, par là même, de l'ordre de la seule «logique de la consé-
5
quence», par opposition à une véritable «logique de la vérité» - du

1. Critique de la raison pure, Ak. III 38; tt. fr. Pléiade, t. I, p. 765.
2. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
3. Prolégomènes à toute métapf?ysique future, § 2, Ak. IV 266; tt. fr. Pléiade, t. II, p. 30.
4. LFLT, Hua XVII, p. 333; tt. fr., p. 430.
5. Cf. LFLT, § 15 et§ 19. Là-dessus, voir Suzanne Bachelard, La logique de Husser~
Paris, PUF, 1957, nota=ent p. 203 sq.
62 PROBLÈME E'I' FORMES DE LA SIGNIFICATION

raisonnement logique. Ce dont Husserl trouve la confirmation dans


l'évolution de la logistique contemporaine en direction d'une doctrine
des «tautologies», «tautologies» qui illustrent dès lors pour lui au
mieux le concept kantien d'analyticité. C'est ce rapprochement qui jus-
tifie l'insertion dans le texte de Husserl d'un paragraphe rédigé par
son élève, connu notamment pour ses travaux sur les mathématiques,
Oskar Becker\ paragraphe qui n'a d'autre objet que d'exposer l'usage
du concept de «tautologie» dans la logistique contemporaine et de
mettre en évidence son appartenance à ce que Husserl a appelé une
«logique de la conséquence», ceci par l'opération formelle qui
consiste à définir la notion sans utiliser les prédicats de vérité ou de
fausseté, simplement en termes de compatibilité de propositions élé-
mentaires (sur la base du seul principe de contradiction donc, et indé-
pendamment du tiers exclu, qui, pour Husserl, caractérise le passage
de plein droit~ la« logique de la vérité»). Ce paragraphe est d'autant
plus intéressant qu'il s'accompagne, en note, de ce qui est probable-
ment l'unique référence du corpus husserlien (mais sous la plume de
Becker) au Tractatus de Wittgenstein, dont les «tautologies» sont
alors curieusement appelées à la rescousse pour fournir un modèle au
sens de l'analyticité mis en œuvre par Husserl.
Reste que si l'analytique husserlienne déploie sans conteste une
richesse de formes considérable, conformément à une prise de
conscience de la contrainte propre exercée par la [Jnfaxe, à la mesure
de la révolution de la logistique contemporaine, le sens de l'analyti-
cité ici mis en jeu, dans la proximité soulignée même avec Kant,
demeure quant à lui très pauvre, et pour ainsi dire négatif.
«Analytique» veut dire «seulement formel», et autant que «dépourvu
de contenu», enréférence à des vérités qui sont privées de leur prise
sur le monde même, réduites qu'elles sont tout au plus à la gestion
d'autres vérités, nourries par un rapport plus originaire avec ce
monde. On reco:t).naît là un des axes de la définition de l'analy-
tique chez Kant, et aussi bien sa difficulté constitutive, qui fait de

1. LFLT, Appendice III,§ 4, Hua XVII, p. 334; tr. fr., p. 431.


L'HÉRITAGE DE BOLZANO 63

l'histoire de ce concept l'histoire des critiques de la définition


kantienne.
«Les jugements analytiques [...]ne font rien d'autre que représen-
ter et énoncer clairement, comme appartenant au concept donné, ce
1
qui y était déjà effectivement pensé et contenu. » Mais, si tel était le
cas, si le jugement analytique ne faisait qu'énoncer ce qui était déjà
connu, pourquoi y aurait-il des jugements analytiques? Et, du reste,
que veut dire énoncer «ce qui était contenu» dans un concept- est-ce
même possible? Bolzano, par sa réforme de l'analyticité, répond à la
première question, et l'on verra que, quel que soit l'hommage rendu à
Kant pour l'invention des termes du problème (hommage auquel Bol-
2
zano lui-même adhérerait jusqu'à un certain point) dans Logique for-
melle et logique transcendantale, dès les RL, Husserl lui a emboîté le pas.
Quant à la seconde question, la très originale doctrine de la significa-
tion qui est celle de la phénoménologie en modifie profondément les
termes, ceci également dès les RL.

§ 2. BoLZANO ET LA RÉVOLUTION DE L'ANALYTICITÉ

Le premier effet de la révolution bolzanienne est assurément de


rendre à l'analyticité sa fécondité, dans l'établissement de critères de
rationalité conformes à l'esprit des mathématiques modernes. En
effet, à en rester aux définitions kantiennes, les propositions analyti-
ques seraient «bien trop insignifiantes pour être reçues comme doc-
trine par aucune science» 3• Elles ne diraient rien, ou rien de nou-
veau. On ne voit pas dès lors comment elles pourraient enrichir
quelque corpus scientifique que ce soit. Ceci suffit à mesurer la défi-
cience de la définition proposée. Car, au sens qui sera plus tard celui

1. Kant, Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle critique de la raison pure serait rendue
supeiflue par une plus ancienne, Ak.. VIII 238; tr. fr. Pléiade, t. II, p. 1360.
2. Cf. Wissenschajtslehre, Sulzbach, 1837, § 65, Bd. I, p. 288 sq.
3. Bolzano, Wissenschajtslehre, § 12, Bd. I, p. 52.
64 PROBLÈ1Œ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de Frege, il y a des sciences qui sont essentiellement faites de juge-


ments analytiques, ou qui en comprennent une part substantielle, et
sont pourtant des sciences de plein droit, donnent bien quelque
chose à connaître. Ainsi en est-il des mathématiques. Mais interpré-
ter en ce sens les énoncés mathématiques requiert déjà une réforme
du concept d'analyticité, réforme dont Bolzano seul a ouvert au
moins la voie.
Donner une définition correcte de l'analyticité exige d'abord l'aban-
don de l'approche« subjective» 1 de ce phénomène induite par les for-
mulations kantiennes. Tant qu'on en reste à la question de savoir si le
prédicat était ou non« pensé dans le sujet», il est malaisé de séparer le
fait et le droit et de donner une détermination précise au problème.
Qu'est-ce en effet qu'être pensé ou non dans un concept? A l'analyse il
devient évident que le problème ne peut pas se réduire à celui de savoir
si la représentation avancée comme prédicat était ou non contenue dans
ma représentation du sujet. L'analyticité, si elle a un sens, est un fait
objectif, qui concerne la structure même de ce à quoi je suis confronté
dans mon jugement, la vérité de ce jugement:, et non le« contenu» de
mes représentations. Distinguer l'analytique et le synthétique, c'est
départager des conformations de jugement, en tant que celles-ci définis-
sent des formes différentes pour les objets eux-mêmes (des types
d'« objectivité» différents). D'une certaine façon, par là même, l'analy-
ticité (ou son contraire) n'est plus à chercher nulle part ailleurs que dans
la proposition elle-même, fût-elle idéalisée- comme c'est le cas chez
Bolzano- et non dans les« représentations» (au sens de représentations
du sujet) qui y sont associées.
La percée décisive est accomplie par Bolzano lorsqu'il développe

1. Comme c'est le reproche général adressé à Kant par Bolzano. Cf. la présentation de
Jacques Laz, Bolzano critique de Kant, Paris, Vrin, 1993.
2. Cf. Frege dans Les Fondements de l'arithmétique, § 3, tr. fr. Claude Imbert, Paris,
Seuil, 1969, p. 127: «Les distinctions de l'a priori et de l'a posteriori, de l'analytique et du
synthétique, ne concernent pas à mon avis le contenu (lnhalt) du jugement, mais la légiti-
mité de l'acte de juger (die Berechtigung zur Urteiliflillung). »TI ne s'agit pas, à propos de la
proposition analytique, «de savoir par quel chemin on en vint, peut-être à tort, à la tenir
pour vraie, mais des raisons dernières qui justifient ce tenir-pour-vrai (Fiirwahrhalten) ».
L'HÉRlTAGE DE BOLZANO 65

au § 148 de la Wissenschaftslehre une théorie originale de l'analyticité,


fondée sur le concept leibnizien de substituabilité.
«li y a des propositions qui, d'après tout leur agencement, sont vraies ou
fausses si l'on tient pour variables certaines de leurs parties; alors que la
proposition même qui a cette propriété si ce sont précisément les représenta-
tions i, j, ... que l'on tient pour variables en elles, ne la conserve pas si l'on
suppose variables d'autres représentations, à leur place ou en plus d'elles. li
est aisé de comprendre qu'aucune proposition ne peut être formée de telle
sorte qu'elle conserve ladite propriété au cas où nous voudrions tenir pour
variables toutes les représentations qui la constituent. [...] Mais lorsqu'il y a ne
serait-ce qu'une seule représentation dans une proposition qui se laisse chan-
ger arbitrairement, sans perturber la vérité ou la fausseté de cette proposi-
tion; autrement dit lorsque toutes les propositions qui viennent au jour par
l'échange de ces représentations avec celles qu'on voudra sont globalement
vraies ouglobalementfausse s, à cette condition près qu'elles aient un objet,
alors cette propriété de la proposition est en soi assez remarquable pour la
distinguer de toutes celles dont ce n'est pas le cas. Je me permets donc de
nommer toutes les propositions de ce genre, d'un nom emprunté à Kant, des
propositions ana!Jtiques, et toutes les autres, c'est-à-dire celles pour lesquelles
il n'y a pas une seule représentation qui se laisse changer arbitrairement sans
dommage pour sa vérité ou sa fausseté, des propositions !Ynthétiques. »1

La première remarque qui s'impose est qu'il s'agitici d'une définition


positive de l'analyticité. Chez Kant, l'analyticité se définissait pat la néga-
tive, et pour ainsi dite« en creux» du synthétique. Une connaissance
analytique était une connaissance pour laquelle il n'était pas besoin de
«sortir du sujet». Ici, c'est le contraire: l'analyticité se définit par la pos-
sibilité d'une opération formelle, ce qui veut dite aussi bien qu'elle
mesure un pouvoir, et c'est le synthétique qui se délimite négativement,
pa:r rapport à elle. Indice certain que c'est par là un nouveau domaine de
connaissance (celui de la mathématique moderne, pressentie par Leibniz)
qui est touché. L'analyticité se détermine dans la possibilité de la substi-
tution, dans l'extension d'un champ de variation, matérialisée par la pos-
sibilité de mettre en variables la proposition elle-même, cela dans les
limites mêmes de son analyticité - une proposition qui ne serait que
variables, où tout pourrait changer en laissant intacte la fonction logique

1. Wissenschaftslehre, § 148, Bd. II, p. 83.


66 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

de la proposition comme porteuse de vérité est rigoureusement impen-


sable. Comme on le verra, Husserl retiendra l'essentiel de cette leçon.
Reste évidemment un problème qui est le caractère relatif ou
«faible» (au sens où il faut distinguer une analyticité faible d'une analyti-
cité forte) de cette définition. En effet toutes les propositions répondant
au critère bolzanien de substituabilité indéfinie d'un élément de la propo-
sition sa/va veritate ne sont pas analytiques au sens habituel du terme qui
dans son indétermination kantienne même (en vague référence au prin-
cipe de contradiction) semble comporter la notion de contrainte logique,
laissée de côté par l'exigence bolzanienne prise dans toute sa généralité.
Ce flou donne aussi bien la mesure de toute la souplesse grammaticali-
sante (peu pressée d'emprisonner le langage au moule de quelque gram-
maire pure logique) de la pensée bolzanienne\ Les exemples donnés par
Bolzano en un premier temps ne relèvent en effet certainement pas de la
logique au sens fort du terme, et pourtant mettent en évidence une pro-
priété indubitable de certains énoncés.
«"Un homme qui est mauvais moralement ne mérite aucun respect" et
"Un homme qui est mauvais moralement jouit pourtant d'une félicité
perpétuelle", voilà deux propositions analytiques; car dans l'une comme
dans l'autre il y a une certaine représentation, à savoir homme, que l'on
peut échanger avec celle qu'on voudra, par exemple ange, être, etc., de
façon que la première (dans la mesure toutefois où elle conserve un objet)
soit toujours vraie, la seconde toujours fausse. »2

Outre l'étrangeté de ces exemples de prêtre catholique non sans


relents de kantisme moral- les postulats de la raison pratique ne sont
pas loin- on remarquera que l'un comme l'autre se tiennent loin de
l'analyticité traditionnelle de type kantien. Dans un cas comme dans
l'autre on peut douter que le prédicat soit «analytiquement compris»

1. Même si celle-ci ne saurait assurément se réduire à un pur et simple verbalisme. Elle


se situe au plan des significations idéales. Dans une première remarque au§ 148 sur les pro-
positions analytiques, Bd. II, p. 84 sq., Bolzano avertit qu'il ne faut pas se laisser tromper
par la forme grammaticale apparente de l'énoncé lorsqu'on veut déterminer s'il est analy-
tique ou synthétique. «Plus d'une proposition qui paraît analytique dans sa lettre (seinen
Worten nach) peut être synthétique dans son sens (dem Sinne nach). »
2. Wissenschciftslehre, § 148, Bd. II, p. 83 sq.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 67

dans le sujet au sens où il y serait déjà donné- ou alors il faut relever


l'ambiguïté ordinaire de nos énoncés: dans le premier d'entre eux, la
notion de mal moral n'introduit-elle pas déjà dans le sujet un jugement
de valeur implicite, d'où l'irrespectabilité (déjà)? Mais que faire alors
du second exemple? Là, du point de vue kantien, il y a bien synthèse
dans l'établissement d'une impossibilité; car pourquoi l'impossibilité
d'une félicité éternelle serait-elle analytiquement comprise dans le seul
concept de méchanceté? li n'en reste pas moins que, pour Bolzano, le
maintien de la vérité de l'énoncé dans l'ensemble des substitutions de
ce qui y a été isolé comme variable («l'homme») en garantit l'analy-
ticité, à quel prix que ce maintien soit acquis, ce n'est pas ici en question
(en l'occurrence il s'agit d'une vérité révélée).
Alors, il faudra faire une distinction interne au champ de l'analyticité
pour isoler les vérités analytiques au sens où l'entendait Kant, c'est-à-dire
les vérités logiques, tout en conservant le gain qu'a représenté la mise en
évidence de la substitution comme principe de l'analyticité (en général).
C'est ce que fait Bolzano, anticipant ainsi les définitions de l'analyticité
par la philosophie dela logique de la fin du siècle (Frege, Husserl).
«Voici quelques exemples très généraux de propositions qui sont analyti-
ques et en même temps vraies : "A est A" ; "A, qui est B, est A"; "A,
qui est B, est B"; "Tout objet est soit B, soit non-B", etc. Les proposi-
tions de la première sorte, c'est-à-dire qui rentrent dans la forme "A est
A" ou "A a (la propriété) d', portent habituellement le nom particulier
de propositions identiques ou tautologiques. »1

Au sein des propositions analytiques, Bolzano isole donc celles dont


l'analyticité paraît inscrite dans l'identité même du sujet et du prédicat,
que celui-là se retrouve en celui-ci en lui-même, ou sous forme de
propriété (adjectivation de son être-substantif). Mais, par là, ce ne serait
qu'un genre de propositions analytiques au sens classique du terme qui
serait regagné, et, Kant l'avait déjà vu,lemoins intéressant, qui a lui seul
ne justifierait pas encore l'introduction du concept d'analyticité2 : il

1. Wissenschciftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Cf. Kant, Quels sont les progre's de la métapqysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz
et de Wolff?, Ak. XX 322; tr. fr. Pléiade, t. III, p. 1269 sq.
68 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

s'agit des propositions identiques. On remarquera qu'en y assimilant les


tautologies Bolzano atteste qu'il n'a pas encore atteint le concept
moderne, fécond de tautologie, en tant que celui-ci est coextensif au
concept d' ana!Jticité logique tel qu'il va le mettre en évidence pourtant
immédiatement dans les lignes qui suivent, et qui déborde de très loin la
seule pauvreté de la proposition identique.
En effet, tous les exemples formels pris alors pat Bolzano (dans le 2o
de son § 148), et non seulement ceux qui relèvent de la simple proposi-
tion identique, ont ceci de commun pat rapport aux premiers exemples
d'analyticité qui avaient été avancés que «pout l'appréciation de leut
analyticité il n'est besoin d'aucune autre connaissance que logique, car
les concepts qui forment la partie invariable de ces propositions appar-
tiennent tous à la logique; alors que pout apprécier la vérité ou la faus-
seté [de nos premiers exemples], on avait besoin de tout autres connais-
1
sances, car s'y étaient immiscés des concepts étrangers à la logique» •
Intervient alors nécessairement une distinction plus fondamentale entre
«analyticité logique» ou analyticité au sens restreint et «analyticité au
sens large», une analyticité forte et une analyticité faible. Si la substitu-
tion peut mettre en évidence des propriétés fondamentales des proposi-
tions, c'est que, convenablement menée, elle peut en dernier ressort iso-
ler ce qu'il faudra nommer leurs constantes logiques, ou leut structure
logique, dans une découverte de l'analytique formel au sens moderne du
terme, c'est-à-dite dans son équivalence au logique même.
Reste que, c'est sans aucun doute aussi le gé"nie de Bolzano que de
le remarquer, il n'est pas toujours évident de faite le partage d'un

1. Wissenschqftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Jacques Bouveresse, dans la communication citée, souligne avec force, en rappro-
chant Bolzano de Tarski voire de Quine, comment ce qui pourrait passer pour une légéreté
du texte bolzanien marque au contraire une conscience aiguë du caractère problématique
du logique comme tel. Reste que ce qui chez Quine deviendra une critique de la pertinence
de la division des jugements entre "analytiques" et "synthétiques" ne peut en aucun cas
être présenté dans ces termes chez Bolzano, puisque celui-ci, s'il hésite sur la fixation des
constantes logiques, délimite en revanche clairement un lieu pour des propositions synthé-
tiques comme telles, définies précisément par la possibilité d'une vérité qui ne serait pas
sauve par substitution (cf. WL, § 197). La frontière entre l'analytique etle synthétique n'est
en aucun cas effacée, elle est seulement déplacée.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 69

sens à l'autre de l'analyticité: «Cette distinction a assurément son


bougé, car le domaine des concepts qui appartiennent à la logique
n'est pas si exactement délimité que l'on ne puisse jamais venir en
conflit sur ce point.» Seule l'utilité pragmatique du logicien peut donc
aux yeux de Bolzano justifier une telle distinction, dans ce qu'elle peut
avoir de strictement opératoire1•
C'est que, sur cette base, restait entièrement ouverte la question
que Husserl et bien d'autres allaient essayer de résoudre: Qu'est-ce qui
est logique? ou Qu'est-ce que le logique? Et y répondre par la simple exhi-
bition d'une analyticité prétendue2 ne pouvait plus dès lors, pour Bol-
zano comme pour ses successeurs, équivaloir à rien d'autre qu'à une
pirouette rhétorique.

§ 3. LA REPRJSE HUSSERLIENNE DE BOLZANO:


LA VÉRJTÉ PAR LA FOR1\Œ

L'important dans la définition balzacienne, comme cela sera égale-


ment le cas chez Frege, c'est évidemment que l'accent soit mis sur la
vérité (ou la fausseté) portée par l'énoncé. La définition de l'analyticité
est une définition par le maintien d'une valeur de vérité, quels que
soient les changements opérés dans certaines limites :
« ll me semble que toutes ces explications ne mettent pas assez en relief ce
qui fait l'importance de ce genre de propositions. Cela consiste, à ce que je
crois, en ce que leur vérité ou leur fausseté ne dépend pas des représenta-
tions singulières qui les composent, mais reste la même, quels que soient
les changements que l'on opère avec certaines d'entre elles, pourvu que
l'on ne détruise pas la référence objective (die Gegenstandlichkeit) de la
proposition. »3

1. Wissenschaftslehre, § 148, Bd. II, p. 84.


2. Définition de la logique critiquée au § 12 de la Wissenschaftslehre, Bd. I, p. 51 sq.
3. Wissenschaftslehre, § 148, Remarque IV, Bd. II, p. 88. Cf. la définition d'une vérité
anafytique, op. cft., § 197, Bd: II, p. 331.
70 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Cest exactement le sens de la définition de l'analyticité que l'on


retrouvera dans la III" RL de Husserl. Celle-ci, comme telle, est tribu-
taire d'une vérité. «Nous pouvons définir des propositions ana!Jtiquement
nécessaires comme étant celles qui comportent une vérité pleinement
indépendante de la nature concrète particulière de leurs objecrités [...]
ainsi que de la facticité éventuelle du cas donné et de la valeur de la posi-
tion éventuelle d'existence.» 1 L'indépendance de la valeur de vérité de la
proposition par rapport à la nature particulière concrète des contenus
mis en jeu, par rapport au« cas» qui est la valeur particulière prise par
une variable en un énoncé déterminé, c'est une définition fort bolza-
nienne de l'analyticité. De l'analyticité au sens fort, «logique», toute-
fois, puisque Husserl envisage ici la variabilité de tout contenu particu-
lier, tenu pour inessenriel, dans le sens de l'exhibition de ce qui reste à
savoir l'armature idéale de la proposition, le« pur logique».
Or que reste-t-il, lorsque ne sont plus tenus pour invariables que
ce que Bolzano appelait non sans incertitude les «concepts logi-
ques»? Rien d'autre que la forme, en un sens qu'il va nous falloir
déterminer. Ainsi Husserl répond-il à sa façon au problème laissé
ouvert par Bolzano.
Le contexte est celui d'une élucidation des différents types de rela-
tions de dépendance qui unissent les moments de l'objet (au sens très
général de ce dont on peut parler comme de ce qu'on peut voir ou
imaginer, selon cet élargissement du sens de l'objecrité dont nous
avons vu au chapitre précédent qu'il était acquis dès la Ire RL). De ce
point de vue, l'essentiel est le partage très fermement établi entre ce
qui relève de l'analytique et du synthétique, partage qui, s'il n'est plus
bolzanien, est à bien des égards proche de celui fait par Frege.
Dans Les fondements de l'arithmétique, Frege arrache la question· de
l'analyticité à la psychologie (dont il soupçonne Kant) pour la reverser
aux mathématiques. Lorsque, recherchant la preuve d'une vérité, «on
ne rencontre sur son chemin que des lois logiques générales et des
définirions, on a une vérité analytique [...]. En revanche, s'il n'est pas

1. RL III, § 12, Hua XIX/1, p. 259; tr. fr. t. II/2, p. 39, texte de la 2' éd.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 71

possible de produite une preuve sans utiliser des propositions qui ne


sont pas de logique générale, mais concernent un domaine particulier,
la proposition est synthétique» 1•
Dans cette référence à la constitution particulière d'un domaine
objectuel particulier du savoir (ein besonderes Wtssensgebiet) tient le
sens du synthétique. ll n'en sera pas autrement aux § 10-12 de la
III" RL, même si l'originalité profonde par rapport à ce dispositif de
ces paragraphes où la phénoménologie invente sa grammaire est
assurément de ménager une place pour une certaine forme de syn-
thétique a priori 2, qui, loin de nous éloigner de l'analyticité balza-
cienne, n'est pas sans ressembler à celle-ci prise au sens faible (et
comprise dans ses raisons éidétiques, pourrait-on dire), là où l'analy-
ticité proposée alors s'identifie quant à elle à celle de Bolzano au
sens fort, c'est-à-dire logique du terme.
Dans la multiplicité des lois de dépendance entre «contenus» qui
apparaissent, c'est-à-dire auxquels on se réfère d'une façon ou d'une
autre, on peut distinguer deux classes radicalement distinctes. Tout
d'abord celle des lois de la dépendance matérielle, qui définit des pro-
positions (faiblement) analytiques au sens de Bolzano. C'est qu'y est
fondée la possibilité de substitutions indéfinies, mais dans un ordre de
réalité déterminé (sinon la proposition perd son objet et devientgegen-
standslos au sens de Bolzano). La possibilité ou non de la substitution·
demeure fondée sur les «genres, espèces, différences purs qui subsu-

1. Frege, Les fondements de l'arithmétique, tt. fr., p. 127.


2. Voir notre chap. V. Cette possibilité husserlienne sera l'objet propre de la critique
de Bouveresse, avec Schlick et Wittgenstein. Cf., outre le texte cité, Le réel et son ombre:
la théorie wittgensteinienne de la possibilité, in Rosaria Egidi (ed.), Wittgenstein: Mind and
Language, Dordrecht, Reidel, 1995. Nous n'entrerons pas ici dans cette discussion, mais il
nous semble toutefois qu'il faut être sensible au déplacement inévitable du sens de la notion
d'a priori précisément à partir du moment où il y a un a priori matériel ou supposé tel.
Celui-ci, pris en un sens radicaiement non transcendantai (non« constituant»), pourrait ne
pas nous conduire si loin du sens de la «règle» cher à Bouveresse (surtout une fois muni
de la notion de grammaire, dans la rve RL, dont la portée ici est particulièrement équi-
voque, et riche en promesses autant qu'en ambiguïtés- il faudrait prendre en compte ici la
thèse de l'indétermination de la signification empirique, telle qu'elle apparaît dans des textes ulté-
rieurs de Husserl).
72 PROBLÈ1Œ ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

ment les contenus dépendants complémentaires dont il s'agit» 1• Si on


considère par exemple la proposition: «Une couleur ne peut exister
sans une certaine étendue qui soit recouverte par elle», cette impossi-
bilité tenant à l'être particulier, «matériel» et ontologiquement
«régional» de la couleur, elle ne pourra être tenue pour analytique au
sens défini par Frege et que Husserl va reprendre. En revanche,
remarque Husserl, cet énoncé est vrai quelle que soit la couleur envi-
sagée. C'est une vérité enracinée dans l'être même de la couleur, et qui
le définit, ce qui ménage une classe de substitutions pour la proposi-
tion concernée, qui est précisément celle.des couleurs. Cette classe de
substitutions «régionale», qui rétablit comme une certaine forme
d'analyticité bolzanienne (à condition toutefois de conformer l'énoncé
de façon suffisamment discriminante pour réduire le champ de ses
variations non absurdes- donc pourvues d'objet- possibles à la seule
«région» concernée), est la mesure très exacte de ce que Husserl
nomme le «synthétique a priori», qui est articulation a priorique de tel
ou tel domaine dans sa particularité. Il n'est pas vrai que n'importe
quoi puisse portet de façon sensée n'importe quelle propriété.
L'analytique, en tant qu'analytique-formel, pose une tout autre
question. C'est qu'à côté des concepts matériels décrivant l'un ou
l'autre des grands genres du réel il faut reconnaître une certaine exis-
tence aux «concepts simplement formels», manifestés comme tels
dans les «propositions exemptes de toute matière concrète»2 • Le for-
mel se dégage simplement par l'exemption de la matière, l'abstraction
de tout contenu dans lequel serait fondée la déterminité de la proposi-
tion. Ainsi obtient-on les «catégories logiques formelles» et les « caté-
gories ontologiques formelles», telles que le «quelque chose», ou la
«chose quelconque», l'objet, la relation, la connexion, la pluralité, le
nombre, l'ordre, le nombre ordinal, le tout, la partie, la grandeur, etc.
Tous ces concepts «se groupent auto'u:r de l'idée vide du quelque
chose ou de l'objet en génétal»3, suivant le dispositif des philosophies

1. RL III, § 11, Hua XlX/1, p. 255-256; tt. fr. t. II/2, p. 35.


2. Cf. notre chap. IV.
3. RL III, § 11, Hua XlX/1, p. 256; tt. fr. t. II/2, p. 36.
L'HÉRl'TAGE DE BOLZANO 73

transcendantales classiques. Mais leur originalité, proprement contem-


poraine, est d'être obtenus à partir de cette idée au moyen d'« axiomes
ontologiques formels», leur fécondité ontologique n'étant plus ici
mesurée à rien d'autre que précisément à leur formalité. Ces lois d'ob-
tention des catégories sont simplement formelles en tant qu'elles sont
«dépourvues de contenu concret», elles formulent des propriétés qui
sont indépendantes de la teneur particulière des objectités considérées.
Ce serait par exemple« un contresens "formel", "analytique", de pré-
tendre qu'une chose est une partie quand il manque un tout qui aille
avec elle», dans la mesure exacte où« cela ne dépend absolument pas
du contenu interne de la partie»\ la légalité formelle qui est en jeu est
sans rapport avec la légalité matérielle qui pourrait déterminer le type
d'inclusion de telle ou telle partie dans le tout correspondant, suivant
le genre de partie dont il s'agit.
Le propre de la légalité formelle, c'est qu'elle laisse les moments
dont elle définit la relation dans une «indétermination formelle».
Comme telle, elle est unique pour toutes les incarnations des places lais-
sées vides par son abstraction constitutive. Cela prescrit un certain
mode de détermination de ses éléments constituants, qui est détermi-
nation de l'indétermination même: celle qui apparaît dans le langage
ordinaire sous la figure du «un certain quelque chose». La loi analy-
tique-formelle (l'un s'identifie dès lors à l'autre) se caractérise donc en
fait par la possibilité d'une complète mise en variables du point de vue
de ses «objets» ou «contenus», mise en variables qui conserve sa
vérité, dans la plus pure tradition bolzanienne. Ainsi par exemple: « Si
un certain ex est dans une certaine relation avec un certain ~, ce même ~ est
dans une certaine relation correspondante avec cet ex; ex et ~ sont ici indé-
finiment variables. »2
On revient à Bolzano, mais un Bolzano quelque peu enrichi par
toute la réflexion sur la nature et la genèse du logique qui a été celle
des RL. En effet Husserl est ici en mesure de proposer une détermi-
nation de cet élément résiduel (non variable) de la proposition que

1. Op. cit., p. 258; tt. fr. p. 37.


2. Op. cit., p. 258; tt. fr. p. 38.
74 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

Bolzano avait laissé dans un certain flou: le «logique». Il n'y va de


rien d'autre que du formel comme tel:
«Des lois ana!Jtiques sont des propositions absolument générales (et pat
conséquent exemptes de toute position d'existence, explicite ou implicite,
de l'individuel) qui ne contiennent pas d'autres concepts que des
concepts formels.» 1

Dès lors, la valeur et le sens des propositions analytiques ne tien-


nent dans rien d'autre que dans ce que Husserl thématise explicite-
ment ici sous le nom de «formalisation». Les propositions analytiques
au sens défini plus haut (celles qui comportent une vérité indépen-
dante de la nature concrète particulière de leurs objectités) sont très
exactement celles «qui peuvent se "formaliser" complètement (die sich
vollstandigformalisieren lassen) »2• Cette idée de formalisation, que Husserl
introduit ici avec une grande originalité, dévoilant par là même le pré-
supposé implicite (le type d'« actes» fondateurs) de ce qu'il avait lui-
même appelé «la nouvelle logique», constitue le noyau même de
l'idée d'analyticité, telle que la tradition, c'est-à-dire Kant et Bolzano,
l'avait véhiculée. Mais de ce point de vue même il faut reconnaître un
privilège à Bolzano, qui assurément est allé plus loin que Kant dans
son enquête en direction du fondement de cette analyticité, et a ouvert
la voie à Husserl. C'est en ce sens que les définitions données par Kant
«ne méritent nullement d'être nommées "classiques" »3• «Dans une
proposition analytique, il doit être possible de remplacer chaque
matière concrète, en maintenant intégralement la forme logique de la pro-
position, par la forme vide quelque chose, et d'éliminer toute .position
d'existence en passant à la forme du jugement correspondante ayant
"une généralité inconditionnée" ou le caractère d'une loi.» 4
La proposition analytique, en ce sens, est exhibition de la forme
logique. L'apport propre de la phénoménologie est de faire ici un sort

1. Op. cit., § 12, p. 258-259 ; tr. fr. p. 38.


2. Op. cit., p. 259; tr. fr. p. 39.
3. Op. cit., § 12, Remarque I, p. 260; tr. fr. p. 40.
4. Op. cit., § 12, p. 259; tr. fr. p. 39. «Forme logique... » est souligné par nous.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 75

particulier aux types d'actes qui peuvent fonder la «forme» comme


telle. En d'autres termes, d'où vient la forme? Qui opère la formalisa-
tion et qu'est-ce qu'opérer une formalisation? Voilà le genre de ques-
tions inédites auxquelles nous confronte l'approche phéno-
ménologique de la logique. Or, l'intérêt de cette approche est,
contrairement à ce qu'on croit trop souvent, que, loin de toute éidé-
tique abstraite qui figerait la forme logique dans quelque intuition
éidétique de type platonisant, elle reconnaît à la formalisation le
régime spécifique et irréductible d'un mode d'intentionnalité bien par-
ticulier. Nul mieux que Husserl n'a souligné le caractère original et
originaire de la formalisation, irréductible à tel ou tel autre type
d'abstraction ou d'essentialisation. L'« abstraction formalisante»
(abstraction de la forme) est une abstraction d'un type particulier, qui
ne ressemble à aucune autre, parce que abstraction d'aucun contenu, fût-il
idéal. C'est que cette abstraction ne fonctionne que sur le seul axe de la
modalité signitive de l'intentionnalité, mise en évidence dans son irré-
ductibilité de principe dès la I'• RL.
Comme telle, cette abstraction est isolée au § 24 de la III" RL. ll
s'agit de
«quelque chose de tout autre que ce qu'on envisage habituellement sous
le nom d'abstraction, donc [djune fonction totalement différente de celle
qui, par exemple, fait se détacher le "rouge" d'une donnée visuelle
concrète, ou le moment générique "couleur" du rouge déjà abstrait.
Dans la formalisation nous remplaçons les noms désignant les espèces de
contenus dont il s'agit par des expressions indéterminées comme: une
CERTAINE espèce de contenus, une certaine AUTRE espeèe de contenus, etc.; et
par là s'effectuent en même temps du côté de la signification les substi-
tutions correspondantes d'idées purement catégoriales aux idées
matérielles» 1•

Prenant ses distances par rapport au modèle que représente


l'abstraction de l'espèce «rouge», ce n'est pas seulement les théories
empiristes de l'abstraction (critiquées dans la rr· RL) que Husserl
évite; bien plutôt fixe-t-il des limites à l'abstraction éidétique ou idéa-

1. Op. cit., § 24, p. 291-292 ; tr. fr. p. 71.


76 PROBLÈJYIE ET FORJYIES DE LA SIGNIFICATION

lisante (ideirende Abstraktion) mise en-lumière p.âr lui-même~.11y a un


autre type d'abstraction. Et cette abstraction se déploie suivant l'axe de
la signitivité. C'est celle que mesure la possibilité de substitutions qui,
par les classes d'équivalence qu'elles dessinent, ne constituent rien
d'autre que les formes de la catégorialité elle-même, en tant que phé-
nomène proprement signitif.
Ainsi la puissance originaire de production d'objets spécifiques
(ceux qui relèvent de l'« analytique-formel») de la formalisation, origi-
naire en vertu de l'originarité qui est celle-là même du signifier, est-elle
mise en évidence. Par là même d'une certaine façon c'est le résidu de
l'analyse bolzanienne (le« logique») dont le statut se trouve clarifié.

§ 4. ANALYTICITÉ FORMELLE ET CRITIQUE


DU MYTHE DE LA SIGNIFICATION

Que l'analyticité de certaines propositions trouve son fondement


dans les phénomènes qui relèvent en propre du« signifier», ce n'est en
vérité pas nouveau, et le soupçon en pèse déjà sur la présentation kan-
tienne du problème (qui, tout en parlant la langue des extensions,
semble bien plutôt faire jouer confusément une inclusion des sens, sui-
vant un modèle récurrent dans la théorie kantienne du jugement/.
Reste à s'entendre sur ce que cela veut dire. Que l'analyticité soit fon-
dée sur un certain usage (formalisant, par substitution) de la modalité
signitive de l'intentionnalité est une chose. Qu'elle repose dans le
« sens » des concepts de la proposition considérée, autant dire dans son
intension (qui par définition n'est rien de formel) en est une autre, et
pourrait bien constituer purement et simplement la thèse opposée. Ce
que nous voudrions montrer maintenant, c'est que la construction
husserlienne, précisément parce qu'elle met au jour la véritable prove-

1. Cf. notre mise en perspective, in Kant et les limites de la .rynthèse, Paris, PUF, 1996,
p. 25 sq.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 77

nance signitive de l'analyticité (pa:t la forme), après Bolzano et Frege,


est aussi le lieu de la péremption d'une certaine conception, intension-
nelle, de l'analyticité. Trop longtemps l'analyticité, dans l'ignorance
de sa provenance signitive, c'est-à-dire formelle, a adhéré à un langage
naturel dont le rapport à elle n'avait pas été préalablement critiqué
- ce qui induisait une véritable illusion« sémantique» sur sa nature et
sa fonction.
Sur l'analyticité pèse un très vieux préjugé, présent certainement
dès l'introduction kantienne de la notion, qui consiste à entendre
celle-ci comme un problème de« contenus» des différentes parties de
la proposition énoncée. Mais, dans les RL, dès la Ire RL, cet usage du
concept d'analyticité a été par avance exclu, au nom précisément de
contraintes fortes sur ce que signifie le «signifier» (c'est-à-dire de la
découverte de son ca:ractère originairement et irréductiblement inten-
tionnel en un sens qui déjoue toute «intension»), contraintes qui
interdisent de toute façon que l'on raisonne ainsi simplement en
termes d'entités sémantiques («sens» de tel ou tel mot).
Bolzano lui-même sacrifiait à cette conception «sémantique».
Dans son analyse de l'analyticité, il afflrmait ne pas entendre pa:t «pro-
position une simple chaîne de mots qui dit quelque chose, mais le sens
de cet énoncé»\ l'analyticité se tenant précisément au niveau de ce
«sens», même si certainement pour lui elle ne saurait se réduire à
l'inhérence d'un «sens» dans un autre- ainsi est-elle analyticité dans le
sens, au niveau du sens, et non analyticité par le sens. Quant à Hus-
serl, il emboîtera le pas à Bolzano dans son opposition idéalisante des
mots de la proposition et de sa signification idéale, voire de la propo-
sition énoncée et de la« proposition en soi»2 • Et pourtant, ce n'est pas
son moindre mérite, compte tenu de son analyse qui ne fait de la
«signification idéale» rien d'autre qu'une classe d'équivalence liée à
une pluralité d'actes du signifier, il ne peut accepter le mode de travail
sur la signification présupposé pa:r les définitions classiques (sémanti-
ques) de l'analyticité.

1. Wissenschtifts!ehre, § 148, Remarque IV, Bd. II, p. 89.


2. Cf. la fin du chapitre précédent.
78 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

En effet, pat la mise en évidence de l'élément formel comme lieu de


l'analyticité, Husserl, loin de tout mythe de la signification, ne peut
qu'être amené à prendre ses distances pat .rapport à cette conception
« intensionnelle» de l'analyticité -liée au postulat de la possible mise en
lumière de l'analyticité par l'analyse d'un sens 1• C'est ce qu'il fait dans
des termes particulièrement vigoureux au § 21 de larre RL.
C'est que le signifier est modalité intentionnelle et donc rapport à
l'objet de plein droit. n est toujours déjà en lui-même visée d'objets, la
visée d'objets (l'intentionnalité) n'étant elle-même possible que depuis
et dans cet écart fondamental qui existe entre la donation de l'objet que
p.rocu.re la signification et celle qui est obtenue dans la connaissance en
tant que remplissement intuitif. Tout comme la Critique de la raison pure
est traversée pat la distinction de départ entre le penser et le connaître, on
pourrait dire que l'intuition centrale et thématique des RL est la bar-
rière qui sépare le signifier et le connaître, écart qui du reste fonde l'une et
l'autre de ces intentionnalités dans leu.r complémentarité même2• La

1. Sur le lien de cette interprétation sémantique de l'analyticité et du «mythe de la


signification» (corrélation stricte d'une« signification», comme entité autonome, à un mot
ou une expression, telle qu'elle est critiquée par Austin ou Quine), voir Sandra Laugier,
L'anthropologie logique de Quine, Paris, Vrin, 1992, p. 149 sq. Sur la critique déjà proprement
husserlienne de ce mythe, voir notre chapitre précédent. La critique quinienne de l'analyti-
cité (c'est-à-dire de la possibilité de faire un partage strict et définitif entre l'analytique et le
synthétique et d'exhiber une sphère analytique-formelle pour elle-même, indépendamment
de toute référence empirique) demeure certes assurément, comme le souligne Bouveresse,
puisque Husserl, dans son culte mathématique (et hilbertien) de la forme, a outrepassé la
prudence bolzanienne, qui recélait par avance plus de sensibilité au problème de Quine.
Reste que, si une critique de l'analyticité est encore possible, elle ne pourra en aucun cas
reprocher aux jugements ou plutôt propositions analytiques de Husserl de reposer sur
quelque hypostase de la signification comme «teneur de sens». Nous sommes précisément
au pur niveau du formel, et du syntaxique, non du sémantique.
2. Ce déplacement pourrait aussi bien constituer la raison ultime du changement du
sens de l'analyticité entre Kant et Husserl, comme semblent l'attester les dernières réserves
formulées contre Kant dans la Vlc RL, qui consistent à reprocher à Kant de ne pas avoir
aperçu la modalité signitive de l'intentionnalité (là et seulement là réside en fait pour Husserl
l'iruperfection de l'a priori kantien, ce qui n'a pas été aperçu par Schlick dans sa critique,
qui joue un peu vite Kant contre Husserl), dont le régirue de fonctionnement formel
(cf. RL I, § 20) est le lieu propre de l'analyticité, en tant que formalité de ce qui peut être
mis en variables. Cf. RL Vl, § 66, 4), Hua XIX/2, p. 732; tt. fr. t. III, p. 243.
L'HÉRITAGE DE BOLZANO 79

thèse de cet écart est aussi bien une thèse sur la signification et sur son
inconsistance gnoséologique, thèse qui se manifeste, comme dans des criti-
ques ultérieures du mythe de la signification, pat la récusation de la doc-
trine convenue des jugements analytiques, à savoir de la doctrine qui
voudrait que ceux-ci fussent analytiques en vertu de leur seule significa-
tion. Jamais en vérité la signification ne nous donnera à elle seule l'objet
sur le mode de la connaissance - ce qui .ne veut pas dite que le mode de
rapport à l'objet qu'elle instaure ne se vérifie et ne se confirme pas dans
la connaissance. Et« là où il est question de connaissances qui "décou-
lent" de l'analyse des simples significations des mots, est visé précisé-
ment autre chose que ce que suggèrent les mots» 1 • Ce qui est en jeu dans
un jugement analytique, ce sont les« essences conceptuelles» des objets
qui sont désignés par les mots, et, dans la donation effective (intuitive)
de ces essences, qui ne sont« nullement les significations des mots elles-
mêmes »2 , se joue la possibilité du templissement ou non de ces significa-
tions, templissement qui est la seule forme de connaissance possible.
«Analytique» et« synthétique» renvoient donc à deux formes de rem-
plissements différents, mais dans un cas comme dans l'autre à un rem-
plissement, certainement pas à la signification elle-même, et l'analytique
n'est rien qui se déciderait au niveau d'une signification alors traitée
comme un objet. L'analyse de la signification, pour autant qu'elle soit
possible (et elle ne le sera pour Husserl que dans l'horizon du grammati-
cal au sens de la grammaire pure logique, cf. RL IV) ne donnera jamais
que de la signification3, au sens où elle ne fera que déplier les lois de ce
rapport original à l'objet qu'est le signifier, et certainement jamais une
connaissance, rapport à l'objet subordonné, pour Husserl, à l'exigence
d'une donation en personne, sous une forme ou sous une autre (catégo-
riale ou non). Si le signifier ne saurait donner lieu en lui-même à une
connaissance, c'est précisément qu'il constitue un mode de rapport à
l'objet original, qui n'est pas de connaissance, et qui est juxtaposé et

1. RL I, § 21, Hua XIX/1, p. 77; tr. fr. t. II/1, p. 82.


2. Op. cit., foc. cit.
3. La complexité de la signification n'est en rien le reflet de celle de l'objet:
cf. RL IV,§ 2, Hua XIX/1, p. 304-305; tr. fr. t. II/2, p. 87-88. Voir notre chap. IV.
80 PROBLÈ:tvŒ ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

entrelacé à elle de façon irréductible. Le signifier ne constitue certaine-


ment pas le vestibule ou la voie d'accès de la connaissance (ce qui étaitle
présupposé implicite de la classique conception de l'analyticité liée au
mythe de la signification); il est son autre, par rapport auquel elle se défi-
nit dans le jeu de ses écarts constituants, sans que jamais la différence
puisse être réduite, dans sa puissance fondatrice des deux termes, sur le
fond de l'énigme posée au départ par le signifier en tant que signifier
quelque chose.
Il faut bien saisir que cette altérité du signifier au connaître n'est pos-
sible et n'a toute sa portée que dans la mesure où le premier constitue
bien ce rapport à l'objet de plein droit, concurrent de celui dela connais-
sance et ajointé à lui de façon complexe, que dans la mesure où tous deux
sont d'une certaine façon de même niveau (des modalités originaires de
l'intentionnalité). Sinon la connaissance nous donnerait bien à un
niveau ou un autre« ce qui est signifié», au sens dela teneur dela signifi-
cation, son« contenu», et celle-ci se résorberait donc en quelque« carac-
tère du connu»; tel est aussi bien le sens de la thèse classique de l'analyti-
cité qui, sous couvert de faire de la signification la voie royale et
immanente d'accès à la connaissance, la réifie et la subordonne en fait à
un sens de l'objet quin'estpas le sien-mais celui dela connaissance. En
réalité, si la signification donne l'objet- et assurément le fait-elle- ce
n'est en aucun cas sur le mode de la connaissance, ce qui veut dire aussi
bien que cet objet de la signification (celui qui est précisément en jeu
dans l'analytique-formel, dans le déploiement des possibilités supé-
rieures de la signitivité en tant que productrice d'objets, qui, par l'intui-
tion catégoriale, trouvera sa « contrepartie intuitive») n'est rien qui soit
déjà analysable en soi-même comme un« contenu de connaissance».
Dans ce déphasage de la signification à la connaissance, c'est la déréifica-
tion de la signification qui se joue, dans l'impossibilité manifeste de la
traiter comme un quasi-objet, c'est-à-dire comme un simple reflet de
l'objet de la connaissance qu'on se serait déjà donné et qu'on s'ébahirait
par après d'y retrouver (miracle supposé d'habitude le ressort de l'analy-
ticité). De toute façon la signijication n'est pas un<< contenu;> au sens d'une
« donnée» de la connaissance, voilà ce qu'on pourrait tirer aussi de la
réforme husserlienne du concept d'analyticité.
L'HÉRJTAGE DE BOLZANO 81

Le paradoxe de l'analyse husserlienne est donc que, tout en met-


tant en lumière la source de l'analyticité dans des actes producteurs de
«forme» (puisque l'analyticité husserlienne, après et mieux que celle
de Bolzano et de Frege, est une analyticité par la forme) qui relèvent en
propre de la modalité signitive de l'intentionnalité - comme une ana-
lyse plus fine le montrerait, tout ce qui est de l'ordre du catégorial, qui
est le problème fondamental des RL- néanmoins, pour que l'analy-
tique existe en tant que tel, prenne cette consistance qui le fait presta-
taire d'objets, elle lui rend une certaine teneur intuitive, sous la figure
d'un aspect bien particulier de l'intuition catégoriale, comme intuition
formelle, seul lieu où cette analyticité puisse prendre un sens de
«vérité». Avec Husserl, ainsi, l'analytique-formel (l'analytique devenu
le formel) est réintégré à la sphère de l'intuition. Mais c'était absolu-
ment nécessaire si l'on voulait comprendre quelque chose de très
simple, et qu'avait déjà dit Frege, qui est que l'analyticité, tout produit
de la forme (et donc d'un certain usage des signes) qu'elle soit, et
parce que produit de cette« forme», n'est rien de sémantique, au sens
exact où elle détermine une façon pour la vérité elle-même de se pré-
senter, dans la capacité de report même d'une modalité de l'intention-
nalité (signitive) sur une autre (intuitive), plus qu'une façon pour le
discours de faire sens. Ici, entre sens (mais un sens qui ne pouvait plus
être rien de « donné») et vérité, se tenait, pour la «nouvelle logique»
à laquelle cette tradition autrichienne issue de Bolzano avait réservé ce
qu'elle avait de meilleur à penser, le lieu proprement contemporain de
l'analyticité. L'analyse husserlienne des actes associés avait rendu par-
lante la vérité propositionnelle de Bolzano, tout en l'épurant de quel-
ques excroissances ontologiques.
III

De Brentano à Marty ·
la syntaxe

Le statut de l'analytique-formel, cet héritage de Bolzano dans


l'édifice husserlien, ne se comprend donc que sur le fond d'une
réélaboration radicale de la problématique de la signification comme
dimension intrinsèque de l'expérience. La plasticité du signifier, se
prêtant à des transformations formelles susceptibles d'exhiber son
noyau pour ainsi dire analytique, dans la divergence même alors
accusée par rapport à ses usages courants, est en fait strictement tri-
butaire d'une détermination nouvellement acquise de la structure de
ce signifier même.
Là encore, la philosophie husserlienne plonge ses racines dans la
dite tradition autrichienne, et plus précisément dans un aspect
souvent négligé en France des recherches théoriques propres à
l'école de Brentano (qu'on croit souvent être purement« psychologi-
ques»), à savoir la remarquable prise en compte des faits de langage
qui la caractérise. Le nom qui s'impose ici, dans la généalogie de la
thématisation husserlienne de ce qui sera nommé grammaire, ou plus
précisément de la syntaxe propre au discours, est celui d'Anton
Marty, avec Husserl et Meinong un des principaux élèves de
Brentano.
84 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

§ 1. LA PREMIÈRE DOCTRINE BRENTANIENNE


DU JUGEMENT

Tout part ici de la doctrine brentanienne du jugement. Celle-ci


représente certainement une des formes d'inn~:>Vation essentielle que la
psychologie brentanienne lègue en partage à la phénoménologie, hus-
serlienne ou heideggerienne d'ailleurs, et un des points en lesquels est
la plus nette la rupture de cette école de pensée (Brentano, Husserl,
Heidegger) avec la tradition aristotélicienne du pacte apophantique
moulé dans la forme du jugement prédicatif, tradition avec laquelle on
voudrait si souvent la mettre en continuité1•
La définition brentanienne du jugement intervient dans le contexte
de la problématique propre au Livre II de laP.rychologie du point de vue empi-
rique (1874), qui est celle de la classification des phénomènes psychiques.
Comme on le sait, Brentano, après les avoir, dans le Livre I, caractérisés
par cette propriété commune qui est d'être dirigés vers un objet
(l'« intentionnalité»\ se préoccupe maintenant de leur différenciation,
et les répartit donc en trois classes: représentation (Vorstellung), juge-
ment (Urteil) et troisièmement, avec une hésitation terminologique,
3
mouvement affectif, intérêt ou amour (Gemiitsbewegung, Interesse, Liebe) •
Nous n'entrerons pas ici dans les difficultés inhérentes à l'usage du
concept de représentation dans cette période qui conduit à la phéno-
ménologie naissanté. n nous suffira de rappeler que, dans la plus
large extension du terme, il y a, pour le Brentano de la P.rychologie

1. Après un long défaut dans la bibliographie francophone, il existe maintenant une


bonne présentation du problème, par Jean-Claude Gens: La doctrine du jugement correct
dans la philosophie de Franz Brentano, in Revue de métapqysique et de morale, septembre 1996.
2. Cf. nos chap. VII et VIII.
3. P.rychologie, Bel. II, p. 33; tt. fr. p. 203.
4. Cf. notamment notre étude: A l'origine de la phénoménologie: au-delà de la repré-
sentation, Critique, juin-juillet 1995, p. 480-506.
DE BRENTANO A MARTY 85

de 1874, représentation partout où un objet, là aussi au sens le plus


général du terme, apparaît. D'autre part, l'activité psychique- en un
sens faible - et donc les phénomènes psychiques en général, ne peu-
vent jamais se rapporter à quelque chose qui ne serait pas en soi objet
de représentation. Thèse« objectiviste» du primat de la représentation
qui aura des conséquences importantes pour l'architecture des RL, et
également dans leur travail de démarcation interne de leurs propres
limites - en dehors de cette référence, on ne peut comprendre le rôle
axial dans les RL de l'interrogation sur l'existence d'éventuels actes
non o bj ectivants ; il n'y va de rien d'autre que des limites de la « repré-
sentation» au sens brentanien.
Mais la question qui nous intéressera id sera celle de la délimitation
entre représentation et jugement. Elle semble évidente, et la tradition
logique, aristotélico-kantienne pourrait-on dire, à laquelle est confronté
Brentano semble l'avoir reçue pour telle. Mais tout le génie de Brentano
tient à la remise en jeu particulièrement aiguë qu'il en propose.
A quoi fait-on tenir habituellement la différence entre une repré-
sentation et un jugement? A rien d'autre qu'à une composition, à une
complexité intrinsèque qui caractériserait le jugement. Ce qui dis-
tingue un jugement d'une représentation, c'est donc que le jugement
est fait de représentations. «Suivant une opinion très courante, le
jugement consisterait effectivement en une liaison ou une séparation
qui s'effectueraient dans le domaine de notre représentation; et le
jugement affirmatif comme aussi, sous une forme légèrement
modifiée, le jugement négatif sont qualifiés très fréquemment,
contrairement à la simple représentation, de pensée complexe ou
encore relative. » 1
Cette thèse, véhiculée comme une évidence par toute la tradition
logique depuis Aristote, recèle pourtant une grande difficulté. Si en
effet l'essence du jugement repose dans la liaison, ce qu'on nomme
habituellement le lien prédicatif, qui associe deux représentations
dans une unité synthétique ( « S est p » ), que dire des représentations

1. Op. cit., Bd. II, p. 44; tr. fr. p. 211.


86 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

qui seraient elles-mêmes doubles, ou complexes ( « S et p ») ? Une


détermination plus précise de la nature du lien prédicatif lui-même
(«est»), comme la réclamait déjà Kant (Critique, B 140 sq.), au
moins est requise. Mais même alors il n'est pas sû:r que la différence
en cause puisse être assignée comme celle de deux modes de liaison,
au niveau strict (formel) de la liaison. La liaison peut en effet très
bien être apparemment la même, du jugement à la représentation. Je
peux, dit Brentano, me représenter « S est p », sans porter là-dessus
aucun jugement, comme une «simple représentation» (b!ojle
Vorste!!ung) au sens précisément où ce n'est pas un jugement. «li
arrive évidemment qu'un acte de la pensée, qui n'est rien qu'une
simple représentation, ait comme contenu la même complexité de
plusieurs caractères qui constitue, dans un autre cas, l'objet d'un
jugement. » 1
La pointe de l'argumentation brentanienne réside dans le constat
d'une certaine confusion qui s'instaure dès lots dans la logique tradi-
tionnelle entre représentation et jugement, l'analyse de la pensée selon
sa plus ou moins grande complexité relative s'avérant impuissante à
établit ici une nette démarcation. La seule différence entre ce genre
éminent de représentation que serait le concept et ce qui relèverait en
propre du jugement serait donc subjective, relèverait de l'activité
constituante de la conscience, et de la conscience que celle-ci précisé-
ment peut avoir d'elle-même. Formellement, d'une certaine façon, il
n'y en aurait donc aucune.
Mais comment accepter un principe seulement subjectif à cette dis-
tinction fondamentale entre les représentations et les jugements, là où
on souhaite rendre compte de ce qui se présente pour ainsi dire
comme une distinction objective, indépendante du rapport que le
sujet peut entretenir avec elle? Une représentation, quel que soit son
degré de complexité, diffère d'un jugement en vertu de propriétés
objectives qui ont trait à ce que le premier Husserl appellerait sa
teneur et à sa portée logique mêmes, ce qui se traduit dans leurs

1. Op. cit., Bd. II, p. 44 sq.; tr. fr. p. 211.


DE BRENTANO A MARTY 87

formes énonciatives respectives. C'est ce que Brentano va s'employer


à débrouiller. Qu'est-ce en vérité, qui fait l'essence du jugement du
point de vue logique?
La première borne qui conduise vers la vérité, Brentano la trouve
chez Mill, et de toute évidence inclli:ectement chez Hume, dont la théo-
rie millienne du jugement n'est au fond qu'une interprétation. Mill
admet certes qu'un jugement soit nécessairement fondé sur la composi-
tion de plusieurs représentations, mais pour lui ce critère de composi-
tion ne suffit pas. Ce qui constitue le jugement comme tel, c'est la
croyance, l'assentiment ou le rej et qui s'ajoute à la conjonction des deux
idées qui sont associées. Deux idées peuvent en effet s'associer en nous
sans constituer une croyance (comme celles de montagne et d'or, dans
un exemple partagé par Mill et Bolzano) 1• Alors que le jugement est là
où est l'affirmation- respectivement la négation. Celles-ci conservent
leur mystère assurément, mais le grand mérite de Mill, après Hume, est
de les mettre en lumière comme des faits derniers, introduisant une dif-
férence ultime par rapport à la simple représentation dans l'ordre de la
pensée. Brentano salue cette rigueur descriptive pour laquelle« la repré-
sentation et le jugement sont deux modes absolument différents de la
relation avec l'objet, deux modes radicalement différents de la cons-
cience qu'on prend d'un objet»2•
Mais n'est-ce pas là précisément un trait subjectif? N'est-ce pas
alors la présence ou non d'un «sentiment» intérieur, la crqyance qui
caractérise dès lors le jugement, venant s'adjoindre à cet aspect formel
qu'est la composition, et pour ainsi clli:e la qualifier de l'extérieur?
Cette question complexe exigerait évidemment qu'on rentre dans le
problème du psychologisme réel ou supposé de Brentano, tel que le
critiquera Husserl, mais il faut remarquer que l'analyse brentanienne
se passe très bien de cette référence psychologisante et demeure de
toute façon pourvue, comme on va le voir bientôt, d'une indéniable

1. J. S. Mill, 0'stème de logique, tt. fr. Louis Peisse, Paris, 1866, rééd. Liège, Mardaga,
1988, p. 96.
2. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 48; tt. fr. p. 213.
88 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

valeur logique. En effet, en dehors des eaux troubles du sentiment


d'assentiment, dont on ne sait pas s'il est présent ou non, et pour
lequel à vrai dire il n'y a aucun critère logique, l'affirmation et la néga-
tion demeurent de toute façon des propriétés logiques des proposi-
tions, et le génie de Brentano est de poursuivre la déflnition du juge-
ment à ce niveau-là, dans une véritable analyse logique du discours
dont, à quelques années de la découverte de la quantification, la perti-
nence ne peut que forcer l'admiration.
La thèse centrale de Brentano en effet va beaucoup plus loin que
celle de Mill et, du coup, va directement plonger ses racines dans ce
qu'il y a de plus subversif chez Hume par rapport à la logique clas-
sique. Elle s'énonce en une phrase: «Il n'est même pas vrai qu'il y ait
dans tout jugement une liaison ou une séparation de caractères repré-
sentés. »1 Brentano remet donc en question rien de moins que la thèse
de la composition (.rynthesis), aussi vieille qu'Aristote au moins. En
effet, si le jugement tient dans l'affirmation ou la négation, il faut
remarquer que «pas plus que le désir ou la répulsion, l'afflrmation ou
la négation ne se réduisent à des synthèses ou à des relations »2•
Cette subversion de la doctrine traditionnelle du jugement comme
association d'un sujet et d'un prédicat par la copule passe par la mise
en avant du jugement d'existence caractéristique de la première doc-
trine brentanienne du jugement. Selon lui, la doctrine traditionnelle a
en effet rendu le sens et le statut de ce type de jugement inintelligibles.
On a bien essayé en effet de réduire le jugement existentiel «A
est» à la forme générale du jugement supposée être «A est B», mais
cela implique un traitement logique de la notion d'existence qui aux
yeux de Brentano est parfaitement inacceptable.
«Quand nous disons "A est", cette proposition n'est pas, comme beaucoup
l'ont cru etle croient encore aujourd'hui, un jugement attributif, dans lequel
l'existence est, en tant que prédicat, unie à A en tant que sujet. L'objet affirmé
n'est pas l'union du caractère "existence" à A, c'est A lui-même. »3

1. Op. cit., loc. cit.


2. Op. cit., Bd. II, p. 48 sq.; tt. fr. p. 213.
3. Op. cit., Bd. II, p. 49; tt. fr. p. 213.
DE BRENTANO A MARTY 89

Et la négation d'existence en apporte la contre-épreuve, car en elle,


ce n'est pas l'existence comme caractère abstrait qui est niée, mais bien
l'objet lui-même. Loin que cela retire quoi que ce soit à l'objet, qui
subsisterait alors sauf de cette détermination, plus radicalement il faut
alors dire qu'« il n'y a pas» de tel ou tel objet.
Le jugement d'existence est donc bien irréductiblement de la
forme «A est» (respectivement «A n'est pas»), sans qu'on puisse
jamais le reconduire à la forme supposée générale «A est B ». Le tra-
duire par «A est existant» (respectivement «A est inexistant») en
croyant rejoindre par là la forme prédicative générale revient à un
usage tératologique de la notion d'existence, qui ne peut structurelle-
ment pas être un prédicat.
Brentano se réfère alors, comme on s'y attendrait, à la critique
kantienne de la «preuve ontologique», critique selon laquelle l'être
ne serait pas un «prédicat réel» (A 598/B 626). Cette remarque
aurait dû conduire Kant à reconnaître que «tout jugement ne se rap-
porte pas à une synthèse de caractères représentés et ne contient pas
nécessairement l'attribution d'un concept à un autre concept»\ puis-
qu'il a bien vu que dans le jugement d'existence on ne peut à pro-
prement parler considérer que le concept de quelque chose ( «l'exis-
tence») soit associé au concept d'autre chose2• Pourtant il s'est
découvert incapable de penser le jugement en dehors de la forme
catégorique (sujet-prédicat), reconduisant un des plus vieux présup-
posés de la pensée logique. Dès lors s'ouvre d'ailleurs une difficulté
considérable, souvent passée inaperçue, dans la pensée kantienne :
celle du statut des dites propositions existentielles. Qu'est-ce en effet

1. Op. cit., Bd. II, p. 53; tr. fr. p. 216.


2. Même si, comme le souligne Sigwart (cf. Logik, 2e éd., Freiburg im Breisgau, 1889-
1893, p. 94, et Die Impersona!ien, Freiburg im Breisgau, 1888, p. 53-56), approuvé par Hus-
serl du point de vue philologique, Kant est pourtant aussi celui qui lègue à Bolzano l'inter-
prétation critiquable selon laquelle le jugement existentiel devrait être formalisé comme
adjonction au sujet comme représentation du stijet de ce qui demeure bien le prédicat d'oijectivité.
Cf. la discussion critique de Husserl dans sa recension de Marty, Hua XXII, p. 238; tr.
fr. AL, p. 319, qui conteste la lecture plus généreuse de Marty qui, contre Sigwart, tire sur
ce point la logique de Kant dans le sens de Brentano.
90 PROBLÈ:tvŒ ET FORNŒS DE LA SIGNIFICATION

que formuler un jugement d'existence «A est»? Certainement pas


porter un jugement analytique, car, dans la position d'existence, c'est
certainement le sens le plus clair de la fameuse critique de la preuve
ontologique, on a affaire à l'acte synthétique par excellence, on
adjoint au concept ce qui par construction ne peut être trouvé
a priori en lui. Mais le dit jugement est-il plus «synthétique» au sens
technique, rigoureux du terme? De ce que l'être au sens de l'exis-
tence n'est pas un prédicat «réel», Kant devrait conclure que l'on ne
peut pas interpréter ce jugement en termes d'addition au concept-
sujet d'un prédicat qui n'y était pas déjà compris - puisque ce qui
est ici «ajouté» n'a absolument pas la nature d'un prédicat. n faut
pourtant qu'il pense cette «synthèse» sur le modèle du jugement
synthétique et de la forme qui lui est sous-jacente, à savoir le rap-
port sujet-prédicat.
«De même, dlt-il, que le "est" de la copule met d'ordinaire en :relation
deux concepts, le "est" du jugement existentiel met "l'objet en relation
avec mon concept". - "L'objet s'ajoute synthétiquement à mon
concept".» 1

Ainsi Brentano pointe-t-il une des difficultés les plus abyssales de


la Critique de la raison pure: celle du lien qui y est fait, et comme
apparemment évident, entre la synthèse nécessaire à la connaissance
et la forme synthétique du jugement. Que veut dire ajouter un objet
à un concept comme on ajouterait un concept à un concept (à
l'image de cet ajout, modelé par la forme prédicative)? On peut s'in-
terroger à juste titre, et Brentano formalise ici une inquiétude
qu'aura pu entretenir sans l'avouer plus d'un lecteur de bonne foi de
la Critique.
En fait, pour Brentano, le jugement d'existence n'est ni analy-
tique ni synthétique au sens kantien de ces distinctions, au sens où
de toute façon il ne se plie pas à la forme aristotélico-kantienne du
jugement qui définit le cadre dans lequel ce partage fait sens chez
Kant.

1. Brentano, P.rychologie, Bd. II, p. 53; tr. fr. p. 216.


DE BRENTANO A :MARTY. 91

La vérité est que, s'il fallait en un premier temps distinguer le


«est» existentiel et celui de la copule, en libérant ainsi le premier
«est» de toute fonction de liaison entre un sujet et un prédicat, en un
second temps il faudrait approfondit ce qui a pu être remarqué par
Mill par exemple à propos du « est» copule. Là où dans le cas du juge-
ment existentiel on a tendance à imputer fâcheusement au« est» l'ad-
jonction au sujet d'un prédicat d'existence, on s'accordera pourtant
avec Mill et toute la tradition logique à reconnaître que la copule
«est», dans le cas du jugement attributif, ne désigne en elle-même
«rien» et ne contient aucun prédicat - c'est ce qui la fait copule, par
opposition aux prédicats et au sujet, le fait, comme le dit Mill, qu'elle
ne soit qu'un« signe de prédication» 1•
Mais en est-il réellement autrement dans le cas de la proposition
existentielle? La réinterprétation par Brentano de la proposition exis-
tentielle, qui refuse de l'astreindre à la logique de la prédication, a
ici un effet de retour sur celle de la supposée proposition catégo-
rique, qui, dans une analyse renouvelée, vient confirmer la précé-
dente, dans le sens d'un modèle unique de propositions, pour toutes
les propositions, existentielles ou catégoriques. D'une certaine façon,
toutes les propositions sont existentielles, y compris celles que !'on croit tradi-
tionnellement catégoriques, tout simplement parce que les propositions existen-
tielles ne sont pas ce qu'on croit (à savoir pas l'adjonction d'un prédicat
dit prédicat d'existence à un sujet, mais un mode de détermination
logique originaire de ce sujet).
n y va d'une mise en forme des propositions qui en révèle la
structure profonde: «Toute proposition catégorique peut, sans le
moindre changement de sens, se traduite en proposition existentielle
et alors le "est" et le "n'est pas" de la proposition existentielle pren-
nent la place de la copule. »2 Le principe de la traduction est simple:
de « S est p » on peut toujours passer à une formule du style « (S, p)
est», ce dernier «est» prenant alors une valeur existentielle, ce qui
révèle la véritable portée de la supposée copule dans l'énoncé

1. Cf. J. S. Mill, Système de logique, p. 84 sq.


2. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 56; tt. fr. p. 218.
92 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

catégorique «normal». Ainsi «quelque homme est malade» devient


«un homme malade est», ou significativement, dans une équivalence
qui assigne bien alors son sens au « est» : «Il y a un homme
malade.» Brentano déploie ainsi les transformations nécessaires pour
réduite à la forme du jugement existentielles quatre classes de juge-
ments catégoriques habituellement reconnues dans la tradition
aristotélicienne: particuliers affi:rmatifs, universels négatifs, univer-
sels affi:rmatifs et particuliers négatifs, usant habilement de la dualité
qui lie ce qui ne s'appelle pas encore quantificateur existentiel et
quantificateur universel pout toujours reconduite la formule initiale,
même lorsqu'elle se présente avec le quantificateur universel, à la
forme générale existentielle «A existe>/« A n'existe pas» 1• Pat là il
veut prouver le possible recouvrement de l'ensemble de la logique
attributive classique pat une logique purement existentielle, où
l'essence des propositions, qui est d'être des thèses d'existence, appa-
raîtrait à nu.
Ainsi se voif récusée l'erreur - vieille comme Aristote - de ceux
qui voient dans le jugement essentiellement une synthèse au sens de la
liaison (.rymplokè) formelle d'un sujet et d'un prédicat. «Grâce à la
réduction de la proposition catégorique en proposition existentielle,
l' "être" de la proposition existentielle prend la place de la copule et
montre ainsi qu'il n'est pas plus prédicatif que cette copule. »2 C'est
donc le lien originaire entre jugement et ptédication,y compris pour les
jugements habituellement interprétés comme prédicatifs, conformément à leur
forme syntaxique apparente, qui est ici dissous.

1. Le problème de sa réductibilité à une proposition existentielle se pose notamment


pour la proposition universelle affirmative de la forme ('/x) P(x), que Brentano reconduit
à la forme (• 3x)., P(x), suivant un procédé classique. Mais cette traduction prend chez lui
une valeur métaphysique, dans la négation de la consistance réelle des affirmatives univer-
selles, qui en fait ne sont jamais que des existentielles singulières. Toute proposition affir-
mative au fond pour lui est singulière, en bon nominalisme. «En réalité, comme on vient
de le voir aucune proposition affirmative n'est universelle (à moins d'appeler universelle
une proposition dont la matière est individuelle) et aucune proposition négative n'est par-
ticulière» (P.rychologie, Bd. II, p. 57; tt. fr. p. 218).
2. Op. cit., p. 63; tt. fr. p. 221.
DE BRENTANO A MARTY 93

Ce déplacement, de toute évidence hérité de Hume\ est bien sûr


non sans rapport avec un changement profond du sens du jugement,
qui ici d'une certaine façon - ce qui permettra la remise en question
du modèle prédicatif-judicatif de la vérité par le premier Heidegger -
excède carrément la sphère de ce que la tradition a reçu comme
« logique» 3 •
En effet, le plus troublant est qu'ici le jugement, pure position (ou
infirmation) d'existence tire en fait son modèle de ce qui traditionnel-
lement fut assigné comme son autre, à savoir la perception: « Que la
prédication n'appartienne pas à l'essence de chaque jugement, cela res-
sort aussi très nettement du fait que toute perception est un juge-
ment. »4 C'est que toute perception porte en elle une affirmation, fût-
elle même erronée, et cette affirmation perceptive constitue comme la

1. C'est en effet bien à Hume le premier qu'il faut référer la remise en question de la
conception du jugement comme liaison ou séparation d'idées, et on pourra s'étonner de ne
pas voir Brentano mentionner ici cette source plus directement. Cf. Treatise of Human
Nature, éd. Nidditch, p. 96; tr. fr. Philippe Baranger et Philippe Saltel, Paris, GF, 1995,
p. 161: «ll est loin d'être vrai que, dans tous les jugements que nous formons, nous unis-
sons deux idées très différentes, puisque dans la proposition Dieu est, ou, en vérité, dans
toute autre proposition ayant trait à l'existence, l'idée d'existence n'est pas une idée dis-
tincte que nous unissons à celle de l'objet et susceptible de former, grâce à cette union, une
idée composée.» Marty, Ueber subjektlose Siitze, VI" article, Vierteijahrsschrift für
wissenschqftliche Philosophie, 19, 1896, p. 22 sq., remarque bien cette provenance de la thèse
brentanienne, défendant cette proximité avec Hume contre l'interprétation de Hume sou-
tenue par Benno Erdmann dans sa Logique.
2. Cf. Heidegger, Ga 21 (cours de 1925-1926 intitulé Logik. Die Frage nach der Wah-
rheit), p. 135 et p. 142 par exemple. Sur ces textes, voir Jean-François Courtine, Les
«Recherches logiques» de Martin Heidegger: De la théorie du jugement à la vérité de
l'être, et Franco Volpi, La question du logos dans l'articulation de la facticité chez le jeune
Heidegger lecteur d'Aristote, in].-F. Courtine éd., Heidegger 1919-1929, De l'herméneutique
de la facticité à la métapqysique du Dasein, Paris, Vrin, 1996. A défaut de se référer à la doc-
trine proprement brentanienne du jugement telle qu'elle est exposée dans la P{)'chologie
de 1874, mais exclusivement à la Dissertation de 1862 sur les divers sens de l'être chez Aris-
tote (où Brentano, plus classiquement, finit, dans l'analyse des différents sens aristotéliciens
du «vrai>>, par réduire la vérité à la mesure de la prédication), J.-F. Courtine, p. 22,
manque un emprunt très immédiat de Heidegger à Brentano.
3. Cf. là encore l'extraordinaire critique humienne de la logique, qui n'est pas assez
remarquée, in Treatise, éd. Nidditch, p. 175; tr. fr. p. 252.
4. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 50; tr. fr. p. 214. Voir]. Bouveresse, Langage, per-
ception et réalité, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1995, p. 453.
94 PROBLÈJ:viE ET FORJ:viES DE LA SIGNIFICATION

forme même, le paradigme premier du jugement, en tant qu'affirma-


tion (ou rejet). Or cette communauté essentielle entre perception et
jugement exclut que l'essence même du jugement tienne dans la com-
position qu'on lui prête habituellement. Car, «s'il est un fait évidem-
ment indéniable, c'est bien que la perception ne consiste pas dans la
synthèse d'une notion de sujet et d'une notion de prédicat, et ne se
rapporte pas à une telle synthèse»1• La perception ne renvoie à rien
d'autre qu'à elle-même, en tant que présentation d'objet physique ou
psychique, et certainement pas à une liaison prédicative. Certes, on
peut dire qu'on perçoit non seulement une couleur, un son, mais qu'il
existe une couleur, un son, mais cette détermination apparemment
prédicative de la perception est l'objet d'une formation ultérieure de
jugement et on ne peut en aucun cas faire comme si elle était comprise
dans la première perception («simple»), qui pose assurément une
«existence» (celle de la couleur, du son, etc.), mais de façon immé-
diate, sans cette conscience réflexive de l'existence qui s'expose dans
ce qui serait censé être la seconde perception (perception d'« exis-
tence»)2. La première est purement et simplement antéprédicative, pour
employer la langue plus tardive de Husserl. Elle n'en demeure pas
moins une certaine forme de« jugement», et le lieu d'une vérité, du
point de vue de Brentano.
En fait Brentano, bien avant Heidegger, joue ici Aristote contre
Aristote. C'est-à-dire l'Aristote de Métapf?ysique, ®, 10, contre celui,
canonisé par la scolarisation de la tradition logique, de la doctrine aristo-
télicienne du jugement: «Dans saMétapf?ysique, ®, 10, il enseigne que, la
vérité de la pensée consistant dans sa concordance avec les choses, la
connaissance d'objets simples, par opposition à d'autres connaissances,
ne peut être une union ou une séparation de caractères, mais doit être un

1. Op. cit., Bd. II, p. 51; tt. fr. p. 215.


2. Op. cit., Bd. II, p. 51 sq.; tt. fr. p. 215. On remarquera combien ici la réflexion de
Brentano fixe les termes du problème de ce que Husserl nommera dans la VIc RL l'intui-
tion catégoriale, et en même temps combien la solution husserlienne marque une ruptute
par rapport à la solution brentanienne, encore dominée par une certaine forme d'opposition
naive entre le catégorial et la perception. Cf. les discussions de notre chapitre suivant.
DE BRENTANO A MARTY 95

simple acte de la pensée, une perception (thigein, toucher). »1 Dans cette


appréhension de l'être comme tact, il faut sans doute voir et le premier
débordement (mais dont le théâtre sera paradoxalement celui de la doc-
trine brentanienne du jugement) de la doctrine de la vérité en dehors de
ce qu'il est convenu d'appeler «logique» au sens énonciatif-prédicatif
du terme, et le fondement du contrat phénoménologique, à sa manière
de provenance aristotélicienne, qui scellera cette phase moderne de la
pensée qui va de Brentano à Heidegger, en passant par Husserl. La rééla-
boration, au nom d'un certain Aristote et contre un autre, par Brentano,
de la doctrine classique du jugement, ce point de logique apparemment
mineur, est donc loin d'être sans effet dans l'invention de la pensée
contemporaine. Tout son tournant phénoménologique y est à vrai dire
compris.

§ 2. LA SECONDE DOCTRJNE BRENTANIENNE DU JUGE1ŒNT

Cette doctrine devait toutefois être sujette à une mise à jour dont
l'exposé est indispensable à l'intelligence de notre propos. On en
trouve le témoignage dans plusieurs notes de l'édition originale de la
conférence Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis (1889). Non que Bren-
tano revienne sur la classification des phénomènes psychiques précé-
demment établie, et notamment sur le partage fondamental entre
représentations (ideae) et jugements (judicia), dont il attribue, dans sa
radicalité, l'origine à Descartes2, mais il est amené à nuancer l'univer-
salité de la forme monothétique (du type «A existe») qu'il avait pro-
posée en un premier temps pour les jugements. La simplicité supposée
de la «thèse» qui serait alors le sens du jugement ne lui paraît plus

1. Brentano, Psychologie, Bd. II, p. 54; tr. fr. p. 216 sq. A propos d'Aristote, Métaphy-
sique, 0, 10, 1051 b 17 sq. Pour la résurrection de ce thème chez Heidegger, voir Ga 21,
p. 170 sq.
2. Cf. la n. 21 de Vom Ursprung sittlicber Erkenntnis, reprise par I<:raus dans Brentano,
Wahrheit und Evidenv p. 33 sq. La référence est à Descartes, Meditatio ill, AT VII 36-37.
96 PROBLÈME ET FOIU:vŒS DE LA SIGNIFICATION

soutenable descriptivement, en contradiction avec la forme explicite


de nombreux jugements dont l'articulation - prédicative - ne cons-
titqe en rien un revêtement simplement extérieur, mais un trait
logique essentiel. En d'autres termes: si la doctrine des jugements
existentiels demeure bien la même, il va falloir en :revanche de nou-
veau, en concession par rapport à la tradition, faire une place aux dits
jugements catégoriques, dont la structure prédicative ne constitue en
rien un accident, mais le fondement même.
Mais cette forme prédicative doit néanmoins alors être :réinterpré-
tée à la lumière de la découverte de la première édition de la P~cholo­
gie, à savoir celle de l'essence du jugement comme thèse. C'est ce qui
conduit Brentano à une doctrine logique passablement embrouillée,
mais en elle-même significative, celle du jugement prédicatif ou caté-
gorique comme «jugement double» (Doppelurteil). En fait, il main-
tient bien sa réserve de départ sur toute interprétation du jugement
comme synthèse ou liaison de représentations. Les jugements existen-
tiels simples, pures thèses d'existence, n'en sont en aucun cas. Quant
aux jugements dits catégoriques qui, reconnaît alors Brentano, sont
irréductiblement de forme «A est B » et non« Il y a A», ce ne sont pas
non plus des synthèses de :représentations, mais de jugements. En fait, il
y a deux jugements compris en un, ce qui rend compte d'une certaine
façon du maintien de l'interprétation existentielle du jugement, même
dans la formalisation des jugements catégoriques nouvellement accep-
tée par Brentano.
L'exposé le plus clair de la doctrine est celui de Die Lehre vom
richtigen Urteil, censé restituer l'enseignement de Brentano à Vienne
dans la deuxième moitié des années 1880- donc celui qu'a pu suivre
Husserl. L'éditeur, F:ranziska Mayer-Hilleb:rand, précise toutefois
que sur ce point elle a incorporé des éléments plus tardifs, subsé-
quents au changement intervenu dans Vom Ursprung der sittlichen
Erkenntnis précisément, ainsi que des extraits de l'essai de Franz Hil-
lebrand de 1891 Die neuen Theorien der kategorischen Schliisse, où l'élève
fait état des transformations intervenues dans la pensée du maître.
La teneur de la distinction introduite est la suivante: «Nous parle-
rons d'un jugement composé ou double, lorsqu'un objet est :reconnu
DE BRENTANO A lviARTY 97

(affirmé) et une propriété quelconque est attribuée ou refusée à cet


objet qui a été reconnu. »1 Par exemple, dans le jugement «Cet
homme est savant», un objet est reconnu (affirmé), cela au sens d'un
jugement simple («il y a un homme»), mais une propriété lui est
aussi attribuée (il est savant). Cet homme, dont l'existence est
reconnue, est savant; il y a donc deux jugements en un, un juge-
ment double. Le sujet de l'énoncé recouvre en fait ici déjà un juge-
ment, et est sujet en tant que porteur du sens d'un jugement. il est
relativement indépendant du second jugement immédiatemen t com-
biné avec lui dans l'énoncé, jugement dont il ne constitue que la
matière au sens logique du terme, et qui peut très bien être négatif
par rapport à lui, comme tout jugement. Je peux en effet très bien
dire: «Cet homme n'est pas savant»; cela ne change rien à la dupli-
cité inhérente au jugement. C'est dans cette duplicité - celle de deux
jugements - et d'une certaine façon toujours pas dans la liaison (en
tout cas celle de deux concepts ou deux représentations ) que tient la
véritable essence du jugement catégorique, par opposition au juge-
ment existentiel simple.
Ainsi, dans des notes de Vom Ursprung sittlicher Erkenntnis, Bren-
tano pouvait-il de nouveau, après les interdits formulés par la Prycho-
logie, renvoyer à bon droit à la possibilité, pour lui maintenant évi-
dente, de distinguer des jugements composés ou doubles et des
jugements simples 2 •
Mais le terrain sur lequel s'était jouée cette amélioration de la théo-
rie initiale, qui, d'une certaine façon, en constituait pourtant aussi à
son niveau propre (celui de l'interprétation des jugements d'existence
et de ce qu'est un jugement en général) une confttmation, n'était autre
que celui de l'analyse linguistique ou en tout cas d'un certain rapport
de la psychologie philosophique à la linguistique.

1. Brentano, Die Lehre vom richtigen Urteil, éd. Franziska Mayer-Hillebrand, Berne,
Francke Verlag, 19 56, p. 114. Cet exposé est emprunté au texte de Franz Hillebrand.
2. Cf. la n. 22 de Vom Ursprung, reprise dans Wahrheit und Eviden:{J p. 40 et 42.
98 PROBLÈ:ME ET FOR:MES DE LA SIGNIFICATION

§ 3. LE TOURNANT LINGUISTIQUE DU PROBLÈ:ME

C'est en effet en lisant un linguiste slovène spécialiste des langues


slaves et premier titulaire d'une chaire de slavistique à Vienne que
Brentano devait rencontrer un puissant aiguillon pour la reformula-
tian de sa théorie.
Brentano avait pourtant pris soin de commencer pat mettre en
suspens toute considération linguistique, selon cette défiance à l'égard
du langage assez caractéristique de sa démarche. Selon lui, l'illusion
qui conduisait la tradition logique à toujours interpréter le jugement
comme complexe et comme mise en relation de termes était d'abord
verbale, et liée à une absence de distance par rapport à la constitution
de nos langues ordinaires, où le jugement se présente toujours comme
un assemblage de mots 1•
Mais en 1883 il est amené à faite pour la Wiener Zeitung (13 et 14
novembre) le compte rendu de la réédition d'un opuscule du linguiste
Miklosich2, spécialiste des langues slaves et l'un des fondateurs de leur
grammaire comparée. La première version du texte (1865) s'intitulait
Les verbes impersonnels en slave3, et se rapportait donc à une ère linguis-
tique déterminée. Mais dans la deuxième édition, dont Brentano rend
compte, Miklosich a élargi son propos, dans le sens d'une réflexion de
linguistique générale, et choisi pour titre Suljectlose Satze (propositions
sans sujet) 4 • Le débat logico-graromatical de la :fin du siècle va y puiser
une inspiration nouvelle.

1. Cf. Psychologie, Bd. II, p. 74; tt. fr. p. 229.


2. L'analyse de Brentano est reproduite par lui en annexe dans Vom Ursprung (1889),
avec quelques modifications. Kraus a préféré en défiuitive la mettre en appendice au
tome II de la Psychologie, sous le titre Miklosich über subj ektlose Satze. C'est cette version
que nous citerons.
3. F. Miklosich, Die Verba impersona/ia im S/avischen, annales de la classe philosophique
et historique de l'Académie des sciences impériale de Vienne, Bd. XIV, 1865, p. 199-244.
4. F. Miklosich, Subject/ose Séitze, Vienne, Braumi.iller, 1883.
DE BRENTANO A MARTY 99

Brentano y trouve d'abord une éclatante confinnatio n de ses


thèses de 1874. :Miklosich s'attaque en effet sur le plan grammatica l au
préjugé que Brentano avait discuté du point de vue logico-psyc holo-
gique. Les grammairien s soutiennent souvent que «l'expressio n la
plus simple du jugement, c'est la forme catégorique, qui unit un sujet
à un prédicat»1• Or tout un type de proposition s soulèvent une grave
difficulté par rapport à ce modèle initial, celui des proposition s dites
impersonnel les, comme «il pleut», «il tonne», etc. Le propos de
:Miklosich a d'autant plus de poids que ces proposition s sont plus cou-
rantes dans les langues slaves, à propos desquelles il a édifié sa théorie,
et dans la langue allemande, dans laquelle il écrit, que dans la langue
française - ce qui, comme le remarque Gandillac, rend malaisée pour
nous la traduction de certains des exemples donnés.
Le problème abordé par :Miklosich n'est pas nouveau, et les gram-
mairiens antérieurs ont essayé d'y apporter une réponse.. Mais leur
erreur est de ne pas avoir voulu sortir du modèle initial. lis se sont
obstinés à chercher le «sujet réel». Les hypothèses les plus aberrantes
ont été formulées, d'un sujet caché qui serait« Zeus» à celle, ironique,
de Schleiermac her qui attribue à ce genre de proposition s comme sujet
«le chaos». De façon intéressante , la plus crédible de ces tentatives est
encore celle que l'on pourrait nommer la tautologique , qui consiste à
assigner au «prédicat» qui reste alors seul le prédicat lui-même
comme sujet. On aboutit alors à des énoncés tautologique s beaux
comme du Heidegger : ainsi si on demande qui bruit lorsqu'on dit «il
bruit», ou «il y a du bruit» (es lèirmt), on répondra «le bruit» (der
Lèirm). «Le bruit bruit» (der Larm lèirmt), voilà tout ce qu'on peut
répondre à la demande de sujet exercée sur cet énoncé impersonne l2•
Mais outre le caractère évidemmen t ambigu d'un sujet réel qui
n'assure en rien son rôle de support grammatica l et logique, mais
n'exprime rien d'autre que la prédication du prédicat lui-même, dans

1. Brentano, PfYchologie, Bd. II, p. 184; tr. fr. p. 299.


2. On ne peut pas ici ne pas penser aux tautologies du début d' Unterwegs zur Sprache:
<r es spricht >>, <r die Sprache spricht » ...
100 PROBLÈME E'T FORlYŒS DE LA SIGNIFICATIO N

une impersonnal ité complète, ce type d'analyse :rencontre immédiate-


ment sa limite là où de l'usage des verbes d'action ou assimilables on
passe à ce qui n'est rien d'autre qu'une certaine forme, particulière-
ment courante et importante en allemand, d'énoncés existentiels, qui
sont tout aussi impersonnel s. Miklosich pense bien sûr id aux énoncés
de la forme« es gibt... » («il y a ... »), qui présentent un schéma parfai-
t~ment irréductible d'impersonn alité. Peut-on sérieusemen t soutenir
que là où on dit «il y a un Dieu » (es gibt einen Gott) 1 «Dieu» soit le
sujet :réel? Cela supposerait que Dieu se donne (gibt) lui-même, ce qui
pointerait dans le sens d'un Dieu causa sui, ce qui n'était absolument
pas compris dans la formule initiale, et relève en fait de la syntaxe
transitive du verbe donner (geben) 1 qu'on découvre id profondéme nt
différente de celle, impersonnel le, de la locution es gibl.
En fait, il faudra :reconnaître qu'il n) a pas pour les tournures
impersonnel les de sujet assignable, l'autop:rédic ation du sujet ne :repré-
sentant en rien une solution satisfaisante. On peut certes partir à la
:recherche de quelque sujet impensé. Mais il faudra alors :répondre,
avec Miklosich, que la grammaire n'opère pas sur l'impensé.
La thèse grammatical e de Miklosich, qui revient à poser des pro-
positions à proprement pa:rle:r sans sujet met ainsi à mal la conception
grammatica le traditionnell e, qui interprète la proposition comme liai-
son d'un sujet et d'un prédicat.
Elle n'est pas sans conséquenc e logique. Loin en effet d'y voir un
phénomène purement grammatical , Miklosich ne :renonce en rien au
principe du parallélisme logico-gram matical, et :réfère ce caractère
apparemme nt déviant de certaines propositions pa:r :rapport à la forme
catégorique à la propriété logique de certains jugements mêmes. Ce
qui est manifesté pa:r l'existence au niveau linguistique de propositions
sans sujet, c'est au niveau logique l'existence d'une classe de juge-
ments bien distincts, étrangers à la forme prédicative. La linguistique
nous conduit alors à :réviser notre conception logique du jugement.
« n est faux que tout jugement comporte une :relation entre deux

1. Brentano, P{)'chologie, Bd. II, p. 185; tr. fr. p. 300 (voir la note de Gandillac).
DE BRENTANO A MARTY 101

concepts. Il s'agit souvent de l'af:fi:tmation ou de la négation d'un


simple fait. »1
L'analyse plus affinée des formes linguistiques, au-delà de l'appa-
rence verbale précédemment dénoncée par Brentano, apporte donc
des éléments de con:fi:tmation à la théorie de la P.rychologie de 1874,
qui d'une certaine façon était déjà arrivée à la même conclusion que
Miklosich «par l'analyse purement psychologique».
Évidemment en un premier temps Brentano est plus royaliste que
le roi. En conformité avec la leçon de 1874, il veut dans les articles de
1883 maintenir contre Miklosich une certaine forme d'universalité du
schéma isolé par lui qui était celui des propositions sans sujet. Pour lui
Miklosich s'est trompé en limitant ce schéma à certains énoncés et à
certaines langues (dans d'autres il ferait défaut). Le caractère purement
logique, et a priori, du schéma amènerait à postuler pour lui une cer-
taine universalité. En un sens, pour le Brentano de 1874 et encore
de 1883, toute proposition est réductible à une proposition sans sujet,
dans la mesure exacte où s'y expose alors sa caractéristique de propo-
sition existentielle (« S est p » est en effet réductible à «Il y a Sp »).
L'attention de Miklosich aux formes linguistiques constituées devait
pourtant conduire Brentano à nuancer le caractère unilatéral et a priori
de sa théorie, etc' est justement dans ce contexte qu'il devait pour la pre-
mière fois, dans une note ajoutée à la version de 1889 (dans Vom
Ursprung) des articles, introduire la théorie du «jugement double»,
comme classe de jugement réellement distincte du jugement simple exis-
tentiel. S'il y a de l'impersonnel sans sujet, il faut bien en contrepartie
reconnaître le rôle éminent de l'adjonction d'un sujet là où cette forme
(sujet-prédicat) structure la proposition.
Dans la note de 1889, Brentano précise donc qu'il faudra distinguer
les jugements réellement« unitaires» (einheitlich) et les« jugements dou-
bles» (Doppelurteile), où il y a construction d'un jugement sur un autre,
suivant le procédé qui sera exposé dans Die Lehre vom richtigen Urteil,
comme dans le jugement« ceci est un homme» (il y a un ceci, et ce ceci,

1. Op. cit., Bd. II, p. 187; tt. fr. p. 301.


102 PROBLÈ1Œ ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

dont on affirme l'existence, est de plus reconnu comme un homme).


Brentano avoue même alors, contrairement à Miklosich, qui soutenait le
caractère originaire du jugement existentiel simple (c'est-à-dire tout aussi
originaire que.la proposition prédicative composée, contrairement à ce
que pourrait faire croire la disparition des propositions impersonnelles
dans certaines langues évoluées), que, du point de vue linguistique, c'est
probablement la forme catégorique adaptée au dit jugement double qui
est première, et qui a donné naissance, par changement de fonction, à la
forme existentielle et impersonnelle, ce qui crée dans ce dernier cas si
souvent l'illusion d'un sujet réel. Mais cette priorité génétique ne limite
en rien l'autonomie du régime impersonnel et existentiel du jugement,
qui en représente une forme particulièremen t efficace du point de vue
logique, et évoluée. Selon la formule de Brentano, ce n'est pas parce que
le poumon dérive de la vessie natatoire des poissons qu'il s'y identifie.
Une fonction est ici greffée sur une autre1•

§ 4. LES ARTICLES DE MARTY

C'est à ce point prec1s du débat que se situe l'intervention de


Marty, l'un des meilleurs élèves de Brentano qui, s'étant aventuré à
son tour sur le chemin de la logique, va découvrir par là même ce fait
philosophiquem ent fondamental: la syntaxe.
Le mérite de Marty, dans toute une série d'articles consacrés au
problème2 comme dans sa contribution au Festschrift pragois du
3
congrès des philologues allemands à Vienne en 1893 , est d'affronter

1. Sur tout ceci, cf. op. cit., Bd. II, p. 193 sq.; tr. fr. p. 305 sq.
2. Anton Marty, Ueber subjektlose Satze und das Verhaltnis der Grammatik zur
Logik und Psychologie, sept articles dans le Vierteljahrsschrijt jür wissenschtiftliche Philosophie,
I-III en 1884, IV et V en 1894, VI et VII en 1896.
3. Anton Marty, Ueber das Verha!tnis von Grammatik und Logik, in 0Jmbolae pra-
genses. Festgabe der deutschen Gesellschtift for Altertumskunde in Prag zur 42. Versammlung deut-
scher Philologen und Schulmiinner in Wten 1893, Prague/Vienne/Leipzig, 1893.
DE BRENTANO A MARTY 103

avec une grande raclicalité la question sous-jacente, que nous retrouve-


rons au centre des préoccupations de Husserl, qui est celle du rapport
entre forme linguistique («grammaire») et logique. Ici le tournant
linguistique de l'analyse est assumé et problématisé.
Dans les premiers articles de 1884 (I-III), Marty, :fidèle à la pre-
mière théorie brentanienne du jugement et en référence à Miklosich,
nourrissait une certaine défiance à l'égard du langage. Le maintien
trop avant du parallélisme logico-grammatical, tel que Prantl avait pu
le préconiser, lui paraissait problématique par ses conséquences sur la
théorie du jugement (illusion verbale de l'universalité de la structure
sujet-préclicat) et il lui semblait important au premier chef pour la
logique« d'examiner le jugement indépendamment de l'énoncé (Aus-
sagt:) »1, dans un décrochage donc de l'analyse logique par rapport au
langage- décrochage qu'il saluera d'ailleurs dans la Begriffsschrijt fré-
géenne (1879) dans son deuxième article2• Les catégories grammati-
cales ne sont pas des images :fidèles des catégories logiques, et l'ana-
lyse des formes de proposition ne peut donc se porter garante de celle
des formes de jugement3• Mais en même temps, tout comme Brentano
à partir de lviiklosich, il se livre à une analyse proprement grammati-
cale des phrases impersonnelles qui tendrait à confirmer dans le lan-
gage courant même la structure du jugement telle qu'elle a été analy-
sée par Brentano dans la première éclition de la P.rychologie. Le
jugement obéirait à un seul et même schéma, fondé sur le couple
reconnaissance/rejet4, du sujet lorsqu'il s'agit d'un énoncé existentiel
simple, du groupe sujet-préclicat lorsqu'il s'agit d'un énoncé apparem-

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, I, p. 58.


2. Op. cit., II, p. 185.
3. Op. cit., I, p. 71.
4. D'où l'opposition de Marty, op. cit., II, p. 188 sq., sur ce plan, au Frege de la
Begri.ffschrift, pour lequel toutes les propositions sont au fond affirmatives (ou tout au
moins assertives). Sa réticence ici aurait été plus que confirmée par la lecture du texte tardif
de Frege, La négation (1918), qui renvoie la négation du côté du contenu de «la pensée»,
réservant à l'affirmation le rôle logique premier de l'assertion - cf. Frege, Écrits logiques et
philosophiques, tr. fr. Claude Imbert, Paris, Seuil, 1971, p. 206 sq.
104 PROBLÈME ET FOR1ŒS DE LA SIGNIFICATION

ment catégorique1• En tout jugement, selon une terminologie qui sera


importante pour comprendre le concept husserlien de «matière» au
sens logique du terme, il faut distinguer la forme, qui n'est rien
d'autre que celle de la reconnaissance ou du rejet, et la matière qui est
le contenu reconnu ou rejeté, quel que soit son degré de complexité.
Mais l'intérêt de la démarche de Marty réside sans doute d'abord
dans le retour qu'il opère alors sur l' «illusion linguistique». Le pro-
blème qui se pose est 1 /celui de l'origine des «sujets et prédicats
apparents» des énoncés impersonnels et existentiels (le «il» pseudo-
sujet de «il pleut»), auxquels font pourtant défaut au niveau de la
signification les distinctions correspondantes, et 2/celui de l'origine
de ces «énoncés catégoriques» qui occupent une place si grande
dans notre discours et semblent en constituer pour ainsi elire la
forme naturelle, là où pourtant avec le premier Brentano on a
affu:mé leur caractère second et réductible. N'est-il pas un peu rapide
d'invoquer ici une différence «simplement grammaticale»? Ne
faudra-t-il pas alors s'interroger plus avant sur le concept de
grammaire2 ?
C'est ce que Marty essaie déjà de faire, de façon assez confuse,
dans le nre article, en discussion avec la théorie humboldtienne de la
«forme interne du langage» et des eryma, dont illèguera la référence à
Husserl. Le résultat de son analyse critique de ce thème humboldtien
vulgarisé dans la tradition logique de son siècle est qu'il faut bien dis-
tinguer la pensée elle-même (der Gedanke) de« la forme interne du lan-
gage» (die innere Sprachjorm), qui n'est jamais qu'un auxiliaire de com-
préhension (Hi!fsmittel des Verstandnisses) qui s'est constitué
historiquement dans telle ou telle langue compte tenu de la situation
particulière du locuteur.
Mais si par là congé a été donné une fois de plus à «l'apparence
linguistique», reste entier le p:roblème de la grammaire, comme rien
de proprement extérieur à la pensée elle-même, problème que le génie

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, II, p. 161 sq.


2. Cf. le compte rendu de Husserl, Hua XXII, p. 237; tr. fr. in AL, p. 318.
3. Marty, Ueber subjektlose Satze, III, p. 340.
DE BRENTANO A MARTY 105

de Marty a été d'effleurer ici, dans une percée lourde de conséquences


pour Husserl et l'héritage de Brentano. En fait pour y arriver, il suffit
d'inverser le sens de la recherche, et, de la question de la possibilité
des jugements catégoriques, passer à celle de la possibilité des énoncés
impersonnels en tant que non superficiellement linguistiques, mais
point d'affleurement en et par la langue d'une structure de la pensée
elle-même. Comment une structure grammaticale peut-elle avoir
valeur logique?
Ce renversement est chose faite dans la suite de la série d'articles,
qui paraît dix ans plus tard, et tient compte, dans une théorie du juge-
ment très différente, de l'évolution de Brentano sur ce point. Dans le
VI" article Marty revient en effet sur l'analyse du III" et attire l'atten-
tion sur un fait qu'il avait négligé, à savoir le caractère .ryntaxique de la
«forme interne» du langage. «J'entends ici par syntaxe tout cas où
l'union de plusieurs composantes de discours a une signification qui
n'est pas la simple somme des significations de ces éléments et où un
mode du signifier résulte des signes, qui n'est pas autonome mais un
simple cosignifier. »1 Ainsi la syntaxe se mesure-t-elle exactement au
partage des termes en catégorématiques et syncatégorématiques, sui-
vant une distinction médiévale, ou entre un usage catégorématique et
un usage syncatégorématique des termes. Compte tenu de l'usage ori-
ginaire (par définition autonome et catégorématique) des termes, leur
signification catégorématique et substantive constitue comme une
«forme interne» linguistique au sens de Humboldt, mais induite alors
par la syntaxe elle-même. Or il faut remarquer que celle-ci joue au
niveau de la signification (Bedeutung) elle-même (et non du simple
«énoncé», Aussage) et de sa composition, propriété intrinsèque de la
signification, qui peut et doit essentiellement être composée. S'il faut
donc se défier de l'effet de report d'une incarnation linguistique déter-

1. Op. cit., VI, p. 56. Dans le cosignifier (mitbedeuten), qu'on retrouvera dans la
l" RL, il faut voir un écho de la théorie millienne de la connotation, ainsi traduite en alle-
mand. La mise en évidence par Mill (cf. 0'ste'me de logique, tr. fr. p. 30 sq.) de l'opposition
entre signes connotatifs et non connotatifs a une importance considérable dans l'invention
de la syntaxe par Marty et Husserl, quelles que soient les remises en question dont ils assor-
tissent cet héritage et qui rendent seulement possible leur découverte du reste.
106 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

minée d'une forme syntaxique sur une autre, et de l'apparence linguis-


tique qui peut en résulter, il n'en faudra pas moins maintenir ces dif-
férences qui sont celles de la syntaxe au niveau de la signification, en
tant que différenèes de Jonction, auxquelles le logicien devra prêter la
plus grande attention.
Bien sûr, à un certain niveau, des formes syntaxiques différentes,
au sens de formes linguistiques déterminées, incarnées dans le maté-
riau signifiant de différentes façons, peuvent recouvrir la même pen-
sée1 et nous induire une fois de plus à confondre la signification elle-
même et les représentations qui l'accompagnent étymologiquement
- il est bien évident que dans l'héritage d'une langue on hérite aussi
et d'abord une syntaxe déterminée. Mais à partir du moment où,
comme Marty, on a placé l'analyse à ce niveau, on ne peut plus non
plus éliminer entièrement la syntaxe du plan de la signification elle-
même et, au-delà de la thèse humboldtienne réputée historique-psy-
chologiste, on est bien obligé d'accorder quelque valeur supplémen-
taire au langage, dans son pouvoir de structuration plus radical que
toute sémantique, dans l'examen des questions de logique. Comment
en effet reconnaître la spécificité des phrases impersonnelles par rap-
port aux autres (dans un partage que Marty admet maintenant avec
le second Brentano) si ce n'est en lui donnant une portée .ryntaxique
au sens le plus fort du terme - sur le plan de la signification - au-
delà même de cette forme interne syntaxique dénoncée ici par Marty,
qui fait illusion et conduirait à lire ces phrases sur le modèle de la
syntaxe des autres, conformément au moule apparent sujet-prédicat?
n y a là une différence .ryntaxique originaire, qui en elle-même n'est pas
non plus justiciable de la seule logique, c'est-à-dire de l'analyse
abstraite du jugement indépendamment de ses formes d'expression
ou du simple fait qu'il ait à être exprimé - ou alors, ici la gram-
maire, dans son décrochage de toute grammaire empirique, rejoint la
logique -, et qui est parfaitement irréductible. L'existence de phrases
impersonnelles est ce qu'on pourrait appeler un fait .ryntaxique premier

1. Marty, Ueber subjektlose Satze, VI, p. 57.


DE BRENTANO A MARTY 107

(soluble dans rien d'autre du point de vue de la syntaxe). Elle se


comprend en effet, selon le lexique de Brentano auquel Marty donne
id un sens profond au moyen d'une analyse linguistique radicale
- qui donc a abandonné le terrain de toute «linguistique» ~mpi­
rique - comme un «changement de fonction» syntaxique1 par rap-
port à l'usage premier de l'énoncé catégorique, qui, lui, mettait en
fait en jeu une autre syntaxe (et donc une autre signification), celle
du dit «jugement double» brentanien. li y a une syntaxe étymolo-
gique, qui pèse de tout son poids sur les apparences du discours ;
mais la syntaxe est aussi cette articulation qui est essentielle, au
niveau logique même, à tout discours, et, de ce point de vue-là, les
phrases impersonnelles constituent un phénomène proprement et
radicalement syntaxique (au-delà de la syntaxe apparente même), qui
atteste la puissance de constitution qui est celle du discours
lui-même sur la pensée, en deçà de la vérité, ce que Marty et Husserl
nommeront bientôt une grammairrl.
Ainsi toute l'ambiguïté du rapport au langage de la phénoméno-
logie naissante se concentrait déj~ dans la conclusion du VII< article
de Marty paru en 1896. Celui auquel on devrait savoir gré d'avoir
libéré pour la phénoménologie une entente des pouvoirs constitutifs
du langage y terminait sur une réaffumation étonnante, compte tenu
du chemin parcouru et du sérieux qu'il avait reconnu au problème,
de l'indépendance complète de l'idée par rapport à son expression et
de la logique par rapport à la grammaire3 • Mais, soulignait-il,
émancipation ne veut pas dire ignorance. Bien au contraire, un tel
partage supposait une investigation approfondie sur l'essence du lin-
guistique et du grammatical comme tel. Cette recherche ne pouvait
elle-même conduire qu'à distinguer «signification» et «forme
interne» du langage. La signification, quant à elle, dans une réminis-
cence bolzanienne, serait, au-delà de la forme externe ou même
interne du langage, «ce qu'il y a pour ainsi dire de logique dans le

1. Op. cit., VI, p. 61sq.


2. Cf. le chapitre suivant.
3. Marty, Ueber subjektlose Satze, VII, p. 327 sq.
108 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

langage» 1• Dans ce dénl apparent de Ï'enracinement linguistique de


la pensée, il y avait donc d'abord et surtout un fondamental refus de
cette manlère alors dominante de considérer le langage psycho-
logiquement2 et un retour vers l'essence même du langage. Ce qui,
au moins autant que la critique frégéenne, pouvait être un puissant
motif pour le tournant anti-psychologiste qui devait conduire
Husserl vers les RL. Entendre la signlfication comme telle, c'est-à-
dire dans ses lois spécifiques, tel était le défi devant lequel se trou-
vait dès lors la pensée, qui ne pouvait que l'entraîner loin de toute
psychologie.
Ce que Husserl devait reconnaître dans sa recension parue en
1904\ mais en renforcant encore le caractère linguistique de l'analyse,
et en pointant donc vers une véritable réhabilitation du langage et de
la forme linguistique, qui devait marquer aussi l'œuvre ultérieure de
Marty4 :
«Moi, de mon côté, je penserais, bien entendu, que, malgré de nombreuses
exagérations et malgré les confusions blâmées par Marty entre la sigrùfica-
tion et la formeinteme du langage, il y a aussi une part de vérité du côté de ses
adversaires. A mon avis, seule une phénoménologie, largement déployée et
développée en profondeur, des vécus de pensée et spécialement des vécus
linguistiques, peut conduire à une solution effective. »5
Restait alors à mettre en œuvre une véritable phénoménologie de la
signijication.

L Op. cit., VII, p. 329 sq.


2. Op. cft., VII, p. 330.
3. Mais faisant partie du compte rendu général par Husserl sur les ouvrages et articles
de logique en langue allemande des années 1895-1899, V' article de la série.
4. Anton Marty, Untersuchungen zur Grundlegung der allgemeinen Grammatik und
Sprachphilosophie, Halle, 1908.
S. Husserl, Hua XXII, p. 258; tr. fr. in AL, p. 344 sq.
IV
Le catégorial

S'interroger sur le statut des catégories chez Husserl, c'est évi-


demment se poser la question de l'ancrage du dispositif
des RL dans la tradition aristotélicienne, et par là même dans ce que
d'aucuns ont nommé le projet de la métaphysique occidentale. Sui-
vant les lectures, Husserl sera le tard-venu qui accomplit ce disposi-
tif, dernier et retardataire de l'histoire à essayer de renouer le pacte
apophantique, rêve d'une prise catégoriale immédiate sur le réel, là
où notamment la découverte récente de la puissance d'abstraction
symbolique des langues formulaires le rendait dénué de sens1 ; ou
bien au contraire il sera le découvreur (mais comme Moïse alors,
prophète testant sur les marches de la Tette promise) de cette pen-
sée non métaphysique qui, dans le retour à la phénoménalité du phé-
nomène, fait imploser le dispositif catégorial. n y a du vrai dans les
deux points de vue et assurément tout d'abord les RL commencent
avec la Recherche I comme un Peri Hermeneias moderne. Tout coule-
rait alors de source, jusqu'au dispositif catégorial, que l'entreprise
husserlienne semble n'avoir d'autre but que de refonder, grâce à
cette arme nouvelle, paradoxale entre toutes, et qui pourrait repré-
senter l'ultime coup de force d'une pensée catégoriale reconduite à

1. C'est la thèse de Claude Imbert dans Phénoménologies et langues formulaires, Paris, PUF,
1992.
110 PROBLÈME ET FORlYŒS DE LA SIGNIFICATION

sa propre absurdité (affirmer son adéquation absolue à l'intuition,


puisque sa nature intuitive même, là où son divorce avec l'intuition
est devenu trop flagrant), que constitue l'intuition catégoriale. Mais
d'un autre côté, affirmer la nature intuitive du catégorial, n'est-ce
pas bouleverser le sens même qu'il y a à parler de «catégorie» et
subvertir le dispositif lui-même, en réarticulant le partage entre sen-
sibilité et entendement (la deuxième moitié de la VJ< RL lui est thé-
matiquement consacrée) et, ce qui a été moins aperçu, entre langage
(ou tout au moins «signification») et pensée, le langage ne se
contentant plus de fournir des catégories mortes à la pensée, dans
laquelle son travail s'oublie lui-même, mais articulant le rapport
même aux choses qu'est la pensée, dans l'investissement de l'intui-
tion elle-même par la signification ? Dans cette seconde lecture,
entrevue pour partie par Heidegger lui-même, et assignée en tout
cas par lui comme point de départ de sa propre pensée\ mais sou-
vent recouverte par le commentarisme heideggerien, Husserl, point
culminant de l'aristotélisme, dans la prise de conscience de ses pré-
supposés, serait aussi le premier penseur non aristotélicien, si une
telle évaluation a un sens autre que la simple mise en valeur d'une
singularité. Mais il va de soi que cette singularité pourrait aussi se
découvrît en elle-même ne relever à proprement parler ni de l'un ni
de l'autre de ces axes de lecture, dans un déplacement et non un
dépassement, pas plus qu'une reconduction ou un accomplissement,
du dispositif catégorial, à la lumière de ce qui constitue peut-être la
découverte centrale des RL: l'irréductibilité de la modalité signitive
de l'intentionnalité. Telle est la piste que nous voudrions, pour
notre part, ici frayer.

1. Séminaire de Zlihringen, in Questions IV; Paris, Gallimard, «Tel», 1990, p. 465-466,


malgré les réserves critiques, p. 4-69, quant au fait de savoir si Husserl a réellement abordé
le problème des catégories, c'est-à-dire remis en question le dispositif catégorial comme teL
LE CATÉGORIAL 111

§ 1. AU-DELA DES CATÉGORIES :


LE « CATÉGORIAL-FORME L»

L'histoire des catégories d'Aristote à Kant est certainement celle


de leur détachement d'une première naturalité langagière, à même la
langue ordinaire dont elles dessinent les articulations, en direction de
la conquête du formel de l'objet. Dans la table proposée par la Critique
de la raison pure, elles ne font rien d'autre que décliner, a priori, les pro-
priétés formelles de l'objet.
D'une certaine façon, l'usage du terme « catégorial » dans
les RL s'inscrit bien dans cette perspective, qui renvoie la phénomé-
nologie à cette tradition des pensées de l'objet, dont elle est issue.
Mais, nous semble-t-il, dans cet usage même (la désignation du formel
de l'objet), le catégorial est alors le théâtre d'un déplacement très
significatif, qui touche à l'essence de l'objet même, ou plus exactement
faudra-t-il dire, des objets, dans la découverte de-l'existence de plu-
sieurs types d'objets. Le sens de ce déplacement est le suivant: la prise
en compte, au-delà du formel de l'objet« en général», de l'existence
d' oljets formels, dont la structure est elle-même catégoriale. Il n'y a pas
seulement une forme de l'objet en général; la forme peut elle-même
produire des objets. Telle est l'intuition qui conditionne un très net
élargissement et remaniement du sens du catégorial chez Husserl par
rapport à l'héritage kantien, et qui assurément enracine sa pensée
autant et plus du côté de Bolzano et Frege que dans cette tradition
aristotélico-kantienn e dont son projet de «phénoménologie» aussi
bien pourrait représenter les derniers feux.
Non pas que le problème du catégorial ne se pose plus chez lui
en termes d'une analytique du «quelque chose» en général et des
différentes propriétés qui peuvent y être rattachées. Mais c'est le
sens même du «quelque chose» qui dans une certaine mesure a
changé. D'abord, lorsqu'il apparaît, dans la PA, ce n'est pas comme
raison générale du catégorial, mais comme une «catégorie» parmi
112 PROBLÈME ET FORJ.VIES DE LA SIGNIFICATION

d'autres, celles-ci étant reliées les unes aux autres par cette propriété
générale d'être «formelles» 1• Le catégorial s'identifie ici au formel en
général, la «forme» se définissant par l'abstraction du «contenu» en
un sens qui reste à préciser. Cette définition est tout à fait générale:
l'idée de forme n'y est pas rattachée à quelque structure préconçue
de l'objet qu'il faudrait «habiller», bien plutôt déploie-t-elle le pou-
voir illimité de structuration de l'objet lui-même. La forme n'est
donc pas ici à la mesure de l'objet, comme dans l'objet formel clas-
sique (l'objet transcendantal), tel qu'il est conformé par les catégo-
ries; c'est bien plutôt l'objet qui est à la mesure de la forme, dans
son pouvoir de formation libre des objets. Le catégorial n'est rien
d'autre ici que la grammaire de ce pouvoir. Il y a catégorie partout
où il y a possibilité de conformer un objet indépendamment de son
contenu. Ce point de vue part de l'expérience, toute nouvellement
acquise avec l'algèbre et la logique modernes, de nos pouvoirs appa-
remment illimités de composition formelle d'objets, et de notre
capacité de nous rapporter à des formes d'objectivité de degré supé-
rieur, purement formellement constituées. Certes, dans l'espèce de
généralité absolue (d'« universalité») de ces concepts que sont le
«un» et le «quelque chose», comment ne pas reconnaître l'écho des
philosophies transcendantales classiques, dans leur poursuite d'une
tinologie; mais l'introduction ici cl.'une référence à la «numération»
et aux concepts de la relation modifie sensiblement les choses.
L'universalité visée est celle de la formalisation en général, et non
d'une pure forme abstraite qui fournirait comme le support méta-
physique, le radical ontologique (le «quelque chose») sur lequel
viendraient se greffer toutes les autres propriétés. En fait, seule la
III< RL permettra de l'établir pleinement, dans la définition fort peu
kantienne qu'elle propose de l'analytique:forme/ (précisément?, il y a
catégorial partout où il y a fa possibilité d'une complète mise en variables
du point de vue de fa forme concernée.

1. PA, Hua XII, p. 84-85; tr. fr. p. 103.


2. Cf. notre chap. TI.
LE CATÉGORIAL 113

C'est cette définition qui est déjà sous-jacente à la fin des Prolégo-
mènes, lors de la reprise du thème du catégorial introduit. dans la PA,
dans le contexte du projet d'une« ontologie formelle» corrélée à une
mathesis universalis. Le retour au «type catégorial », qui doit être
conquis par l'abstraction de tout contenu, c'est pour Husserl la même
chose que le retour à «la forme de théorie» 1• Cette corrélation du caté-
gorial au projet d'une mathesis universalis en tant que théorie de l'objet,
c'est-à-dire précisément théorie de la constitution de l'objet par la
théorie, n'a certes rien de nouveau. Mais ce qui est nouveau, c'est la
sensibilité à l'élément formel de la théorie, à la pluralité des « formes
de théorie» en tant qu'elles-mêmes productrices de «formes». Le sens
véritable de cet élément formel qui pour Husserl constitue le sol du
catégorial (il n'y a de catégorial que dans le déploiement déterminé de
«formes catégoriales » par les différents genres de théories) apparaît
nettement dans la référence qui est faite aux nouvelles géométries rie-
maniennes et au sens proprement catégorial que l'espace y conquiert,
problème qui avait beaucoup occupé Husserl dans les années qui ont
suivi la publication de la PA 2 et dont on peut penser qu'il a eu un rôle
majeur dans l'édification de la phénoménologie3 •
Toute science formelle définit un horizon de catégorialité qui lui
est propre, et ainsi l'espace de la géométrie, matériau traditionnel de
l'Esthétique transcendantale, qui est censée constituer le niveau infra-
catégorial de la connaissance, est-il fait « catégorial». Non pas que
Husserl récuse l' ~xistence d'un espace de l'esthétique; mais, à côté de
lui, il affirme l'existence d'un espace de la géométrie, catégorialement
constitué, que son existence catégoriale détache de l'espace intuitif
premier. Que signifie que cet espace soit « catégorial » ? C'est qu'il est
défini par des propriétés formelles par rapport auxquelles s'ouvre pré-
cisément le champ des variations qui les laissent intactes. L'« espace»

1. RL, Prolégome'nes, § 69, Hua XVIII, p. 249; tr. fr. t. I, p. 273.


2. Cf., avant même la PA, déjà la thèse d'habilitation Sur Je concept de nombre (1887),
Hua XII, p. 293-294; tr. fr. in PA, p. 358-359. Ce problème occupe toute la deuxième
moitié du volume d'études préparatoires à ce qui devait être le tome 2 de la PA et autres
réunies par Ingeborg Strohmeyer (Hua XXI).
3. RL, Prolégomènes,§ 70, Hua XVIII, p. 252; tr. fr. t. I, p. 277.
114 PROBLÈME ET FORMES DE LA SIGNIFICATION

au sens ordinaire du terme, mais pris catégorialement, «se range alors


dans un genre». Au-delà de cet espace, on peut définir des espaces, qui
conservent les mêmes propriétés formelles, réduisant ainsi l'espace à la
pure forme de ses propriétés « catégoriales ». La structure formelle à
laquelle renvoie ici Husserl, et qui lui sert d'exemple type du catégo-
rial, ce n'est rien d'autre que la variété riemanienne (Mannigfa!tigkeit),
support de la généralisation de la géométrie à n dimensions, qui par là
même change de statut, dans son nouvel accès à des objectités pure-
1
ment formelles, loin de toute spatialité intuitive •
La question qui se pose alors, puisqu'il y va de la constitution
d'un «genre», est celle de savoir comment extraire le catégorial.
Celui-ci n'apparaît qu'au moyen d'un type d'abstraction bien particu-
lier, qui ne sera défini que dans les ne et III" RL, dans leur examen
des différentes formes de l'abstraction. A la base intervient une dis-
tinction fondamentale, qui sépare d'une façon apparemment clas-
sique d'un côté ce qui reste üne généralisation directe de telle ou
telle propriété sensible - et produit par là même les grands
«concepts sensibles» - et de l'autre, ce qui ne saurait en aucun cas
être obtenu par simple généralisation à partir du sensible, et qui est
en propre le catégorial :
«Nous distinguerons les cas d'abstraction sensible, c'est-à-dire de l'ab-
straction se conformant simplement, et éventuellement d'une manière
adéquate, à l'intuition sensible; et les cas d'abstraction non sensible, et
tout au plus partiellement sensible, c'est-à-dire ceux où la conscience de
généralité réalisée s'édifie, tout au plus en partie, sur des actes de l'intui-
tion sensible, puis, pour l'autre partie sur des actes non sensibles, et, par
suite, se rapporte à des formes de pensée (catégoriales) qui, par nature, ne
peuvent se remplir dans aucun genre de sensibilité. Pour le premier cas,
les concepts purs provenant de la sensibilité soit interne soit externe,
co=e couleur, bruit, douleur, jugement, volonté, pour le second cas
des concepts tels que série, so=e, disjonction, identité, être, etc., offri-
ront des exemples adéquats. »3

1. Cf. Riemann, Sur les 4Jpothèses qui servent de fondement à la géométrie, in Œuvres mathé-
matiques, tr. fr. L. Laugel, Paris, Gauthier-Villars, 1898, p. 280 sq.
2. Cf. toujours notre chap. II.
3. RL II, 3 22, Hua XIX/1, p. 166-167; tr. fr. t. II/1, p. 190.
LE CATÉGORIAL 115

Le catégorial serait donc le niveau des concepts absolument non


mêlés de sensibilité, on le note une fois de plus ici dans un très large
éventail de sens de ces concepts. Mals par quelle abstraction obtenir
une telle pureté, celle de la somme comme celle de l'être? Le sens de
cette abstraction ne se détermine pleinement que dans ~a rn· RL, qui
se donne les moyens de concevoir autrement que négativement (la
non-sensibilité) la constitution du catégorial. li y va du partage entre
les deux niveaux de constitution de l'objet mis en évidence par
les RL, et notamment cette rn· RL, qui y joue un rôle ontologique
central: l'analytique-formel et le synthétique-matériel.
«Les nécessités ou les lois qui définissent des classes quelconques de
dépendances trouvent leut fondement dans la particularité essentielle des
contenus, dans leur spécificité [...]. A èes essences correspondent les
"ëbntepts matériels" ou propositions que flous distinguons rigoureuse-
ment des "concepts simplement formels", et des propositions qui sont
exemptes de toute matière concrète. De ces derniers concepts font partie
les catégories logiques formelles et les catégories ontologiques formelles qui sont
liées avec elles par des rapports d'essence [...], ainsi que les formations
syntaxiques qui en résultent. Des èbncepts comme quelque chose, ou une
chose quelconque, oijet; qualité, relation, connexion, pluralité., nombre, ordre,
nombre ordinal, tou~ partie, grandeur; etc., ont un caractère fondamentale-
ment différent de celui de concepts comme maison, arbre, couleulj son,
espace, sensation, sentimen~ etc., qui, eux, expriment quelque chose de
concret. Tandis que ceux-là se groupent autour de l'idée vide du quelque
chose ou de l'objet en général, et sont reliés à lui par les à:x:iomes ontolo-
giques formels, ceux-ci s'ordonnent autour des différents genres concrets
les plus généraux (catégories matérielles) dans lesquels sont enracinées des
ontologies matérielles.» 1

Le catégorial, comme déjà dans la PA, se définirait par l'exemp-


tion de toute matière concrète. Ici, cette évacuation conduirait à
«l'idée vide du quelque chose ou de l'objet en général», suivant
cette problématique tinologique2 qui caractérise les philosophies
transcendantales classiques. Sont catégoriales les propriétés de l'objet

1. RL ill, § 11, Hua XIX/1, p. 255-256; tr. fr. t. II/2, p. 35-36.


2. Cf. Jeau-François Courtine, Suarez et le .rystème de la métap4Jsique, Paris, PUF, p. 535-
536.
116