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Ladrière Jean. Vérité et praxis dans la démarche scientifique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 72,
n°14, 1974. pp. 284-310;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1974.5790
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1974_num_72_14_5790
Abstract
The development of empiricist epistemology leads from a theory of truth as correspondence toward a
theory of truth as representation. Behind this conception of truth appears a certain understanding of
being, which belongs to the « metaphysics of representation ». But an examination of the practice of
science obliges us to reinterpret rather radically the role of experience. Science creates its objects, in
two senses : it conceives them, and it realizes them effectively. It would appear that the intimate
interconnectedness of the procedures of theoretical construction and of the procedures of effective
transformation can only be correctly described with the aid of the notion of « system ». Scientific
practice constitutes a system, which a) must fulfil certain internal conditions (coherence, stability,
optimality), b) must situate itself with respect to other systems, and c) must be able to transform itself.
This system is evolving towards more and more integrated forms of self-organisation. In this
perspective, truth becomes the degree of the integration potential. The concept of truth which
intervenes here is the belonging to a totality. But the whole is a reality in movement ; truth is therefore
itself a movement. However, in order to make this interpretation meaningful, it is necessary to reinsert
scientific practice in the cosmic totality on the one hand, and in the dynamism of action on the other
hand. The true totality is the horizon of sense.
Vérité et praxis
raître cette construction, c'est que l'existence de tel objet, non encore
rencontré dans l'expérience, est compatible avec tout ce que l'on sait
déjà par ailleurs des systèmes naturels, ou même, dans les meilleurs
cas, que son existence est hautement plausible, voire appelée d'une
manière quasi contraignante par ce qui est déjà connu. Les
considérations d'ordre structural jouent ici un rôle capital; c'est ce qui
fait d'ailleurs comprendre le rôle des mathématiques, qui fournissent
précisément le langage nécessaire pour parler des structures. C'est
dans la mesure où ce qui est déjà connu suggère une structure mais
où, par ailleurs, les objets recensés ne correspondent qu'à une partie
de la structure, que l'on est amené à supposer l'existence d'objets
correspondant aux cases vides de la structure. La dualité
onde-corpuscule nous fournit ici un exemple particulièrement simple. A partir
du moment où l'on sait qu'à toute onde est associé un aspect
corpusculaire, il devient presque naturel, à partir de considérations de
symétrie, donc en postulant une certaine structure duale de la réalité,
de supposer qu'à tout corpuscule doit être associé un aspect
ondulatoire.
Mais il ne suffit pas de concevoir les objets, il faut les réaliser.
Autrement dit, il faut produire les conditions dans lesquelles l'objet
conçu est susceptible de se manifester de façon réelle. Dans l'exemple
de la dualité onde-corpuscule, il fallait imaginer un arrangement
matériel susceptible de mettre en évidence les ondes associées à un
flux d'électrons. Comme dans la construction théorique, il faut bien
partir du connu, c'est-à-dire utiliser des appareillages existants et
des techniques déjà disponibles. Mais il s'agit alors de fabriquer un
nouvel appareillage, répondant aux conditions du problème, et de
coupler cet appareillage de façon convenable avec des systèmes
naturels déjà connus. Il s'agit donc d'introduire dans la réalité matérielle
une configuration nouvelle. Dans un certain vocabulaire, on pourra
dire que l'expérimentateur accroît localement le degré d'organisation
de la matière, ou encore augmente localement la néguentropie, un peu
à la manière des organismes vivants. Il ne peut y réussir qu'en
projetant sur des systèmes déjà disponibles une certaine quantité
d'information, qui provient du travail théorique, qui va se traduire par un
schéma de montage, donc par des connexions et des interactions
nouvelles grâce auxquelles les systèmes préexistants seront intégrés en un
système plus complexe, capable de performances inédites.
Entre ces deux moments productifs, celui de la conception et
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éloigné d'un effort qui se reprend sans cesse pour surmonter l'énigme
que l'univers lui propose. Le degré de vérité d'une proposition ou d'une
théorie est alors défini par sa position relative dans un champ de
tension qui se structure lui-même sous l'action téléologique de cet
horizon. Mais celui-ci est anticipé comme une sorte de discours absolu,
détaché de ses amarres, capable de s'assurer sans réserve de la validité
inconditionnelle de ses affirmations. Si l'on tente de comprendre
la science en termes de système, on est amené à en interpréter la télé-
ologie immanente non plus dans la perspective d'une vision toujours
à venir mais dans celle d'une croissance et d'une éclosion
progressive qui prolonge, avec les instruments du concept et de l'algorithme
réalisé, dans le milieu de la pratique informationnelle, cette immense
dérive ascensionnelle qui a produit, dans le milieu de la combinatoire
moléculaire, les étonnantes architectures qui ont servi de support
à l'émergence de la pensée. Dans une telle perspective, la vérité, si
elle conserve un sens, ne peut être en définitive que l'appartenance à
une totalité. La vérité, toute relative d'ailleurs, d'une proposition, c'est
sa capacité à s'inscrire, par l'intermédiaire de relations logiques,
dans un ensemble théorique lui-même reconnu comme relativement
vrai. La vérité d'une théorie, également relative, c'est sa capacité
à s'intégrer dans un système de pratiques opératoires comportant
à la fois des transformations matérielles et des détours par des relais
formels. Et la vérité, relative elle aussi, d'un tel système de pratiques
est sa capacité à s'intégrer dans l'environnement formé par les autres
systèmes avec lesquels il doit obligatoirement entrer en interaction
pour être capable de maintenir sa propre configuration et sa propre
dynamique interne. C'est donc bien par son accord avec la réalité
que se juge une pratique, qu'elle soit théorique ou expérimentale.
Mais l'accord, ici, n'est pas la conformité statique de l'image, c'est
la compatibilité dynamique de plusieurs processus d'auto-production.
En tant qu'elle est elle-même élaboration progressive d'un système
autonome de fonctionnement opératoire, la pratique scientifique
prend sa valeur, ce qu'on pourra appeler sa vérité, de son potentiel
de coaptation : il faut que ses propres instaurations puissent venir
en quelque sorte s'accrocher à celles des autres systèmes dynamiques,
soit de façon concomitante, dans une complémentarité de
fonctionnement, soit de façon séquentielle, dans une reprise transformatrice.
La vérité d'un système, c'est son inscription dans le tout. Mais
le tout n'est pas une donnée déjà disponible, il est une réalité qui se
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