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Revue Philosophique de Louvain

Vérité et praxis dans la démarche scientifique


Jean Ladrière

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Ladrière Jean. Vérité et praxis dans la démarche scientifique. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 72,
n°14, 1974. pp. 284-310;

doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1974.5790

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1974_num_72_14_5790

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Résumé
Le développement de l'épistémologie empiriste conduit d'une doctrine de la vérité-correspondance à
une doctrine de la vérité-représentation. Derrière cette conception de la vérité se profile une certaine
compréhension de l'être, qui relève de la « métaphysique de la représentation ». Mais l'examen de la
pratique scientifique impose une réinterprétation assez radicale du rôle de l'expérience. La science
crée ses objets, en un double sens : elle les conçoit et elle les réalise effectivement. L'imbrication
étroite des démarches de construction théorique et des démarches de transformation effective ne peut
être décrite correctement, semble-t-il, que grâce à la notion de « système ». La pratique scientifique
forme un système, qui doit répondre à certaines conditions d'ordre interne (cohérence, stabilité,
optimalité), qui doit pouvoir se situer par rapport à d'autres systèmes, et qui doit pouvoir se
transformer. Ce système s'oriente vers des formes d'auto-organisation de plus en plus intégrées. Dans
cette perspective, la vérité devient le degré du potentiel intégrateur. Le concept de vérité qui joue ici,
c'est l'appartenance à une totalité. Mais le tout est une réalité en mouvement: la vérité est donc elle-
même un mouvement. Cependant, pour donner un sens à cette interprétation, il faut resituer la
pratique scientifique dans la totalité cosmique d'une part, dans le dynamisme de l'action d'autre part.
La véritable totalité, c'est l'horizon du sens.

Abstract
The development of empiricist epistemology leads from a theory of truth as correspondence toward a
theory of truth as representation. Behind this conception of truth appears a certain understanding of
being, which belongs to the « metaphysics of representation ». But an examination of the practice of
science obliges us to reinterpret rather radically the role of experience. Science creates its objects, in
two senses : it conceives them, and it realizes them effectively. It would appear that the intimate
interconnectedness of the procedures of theoretical construction and of the procedures of effective
transformation can only be correctly described with the aid of the notion of « system ». Scientific
practice constitutes a system, which a) must fulfil certain internal conditions (coherence, stability,
optimality), b) must situate itself with respect to other systems, and c) must be able to transform itself.
This system is evolving towards more and more integrated forms of self-organisation. In this
perspective, truth becomes the degree of the integration potential. The concept of truth which
intervenes here is the belonging to a totality. But the whole is a reality in movement ; truth is therefore
itself a movement. However, in order to make this interpretation meaningful, it is necessary to reinsert
scientific practice in the cosmic totality on the one hand, and in the dynamism of action on the other
hand. The true totality is the horizon of sense.
Vérité et praxis

dans la démarche scientifique

En faisant de la vérification l'un des problèmes majeurs, et en


un sens même le problème essentiel de la démarche scientifique,
le néo-positivisme mettait en œuvre, de façon implicite à tout le
moins, un concept de vérité qui appartenait, à titre de présupposé, à
l'ensemble des positions épistémologiques commandées par la
métaphysique de la représentation. Certes il l'interprétait dans le cadre pres-
criptif constitué par le principe général de l'empirisme, mais ce
principe lui-même n'est qu'une modalité, parfaitement cohérente dans
son ordre du reste, de la présupposition générale de la représentation.
La science prétend se rapporter à ce qui est et tente de se donner des
moyens sûrs en vue de discriminer la saisie de ce qui est des diverses
illusions que les sens, l'imagination, la coutume, les intérêts ou, à
un niveau plus sublime, le vol hardi des spéculations ne cessent de
tisser dans le champ de nos croyances. Or ce qui est ne se laisse
atteindre que par le moyen d'une donation; nous ne pouvons toucher le
réel que là où celui-ci nous affecte et par là nous détermine. Seule
une puissance passive peut être affectée, et c'est l'expérience sensible
qui est pour nous le lieu, et le lieu unique, de la passivité ; c'est donc
elle seule qui, par la manière dont elle est ébranlée, peut nous donner
accès à ce qui est. Mais la perception est trop près des choses, elle est
trop enfoncée dans la vie du monde pour en constituer un savoir;
il faut le langage, et la distance où il se situe par rapport à ce dont
il parle, pour qu'advienne ce redoublement dans et par lequel ce qui
se livre à la perception peut devenir un objet de connaissance. Or le
langage n'est pas fait d'une accumulation de traits dont chacun
correspondrait à une donnée élémentaire. Il constitue un milieu propre
d'articulation dans lequel les visées partielles d'après lesquelles nous
découpons le donné peuvent s'organiser, selon tout un système de
renvois, de dépendances et de subsomptions qui donne lieu, finale-
Vérité et 'praxis dans la démarche scientifique 285

ment, à un véritable corps de savoir. Il y a davantage. Non seulement


le langage introduit, par rapport au donné, un ordre de connexions
qui lui est propre, mais il fait apparaître de nouveaux effets de sens,
s'enrichit à partir de lui-même, développe des mécanismes qui lui
permettent, à partir de termes existants, de construire de nouveaux
termes et d'étendre ainsi le champ de ce qui est dicible. Par là il
acquiert un rôle anticipateur et prospectif : il suggère des aperçus
inédits, il fait voir des aspects de la réalité que la perception n'avait
pas révélés, qu'elle peut même s'avérer incapable de saisir. Il y a une
productivité propre du langage, à la faveur de laquelle s'élabore,
dans le milieu original des articulations conceptuelles, proposition-
nelles et discursives, une image du monde qui excède de toutes parts
ce que la simple perception pourrait nous offrir.
Il s'agit de concilier ce rôle créatif du langage avec la fonction
qui est attribuée à l'expérience sensible. En d'autres termes, il s'agit
de comprendre comment peuvent se combiner, dans la démarche
scientifique, la contribution de la composante théorique et celle de
la composante expérimentale. Car c'est bien à l'élaboration de
systèmes théoriques, de systèmes de propositions obéissant à des lois
internes de cohérence et d'organisation, qu'aboutit le fonctionnement
réglé du langage. Et d'autre part, c'est bien dans le moment
expérimental que la perception peut exercer son rôle et nous assurer
un contact avec la réalité. La solution du néo-positivisme consiste
en somme à reconnaître à la théorie un rôle indispensable dans le
processus de la connaissance, en tant qu'elle permet d'expliquer et de
prédire les faits mis en évidence par l'expérience, et en même temps
à faire de l'expérience à la fois le déterminant ultime du sens des
termes et propositions théoriques et le garant de la validité des
affirmations de la théorie. Les propositions de la théorie sont considérées
comme susceptibles d'être vraies ou fausses. Et la vérité d'une
proposition théorique est conçue comme son accord avec le contenu
de l'expérience. Le moyen de s'assurer de cet accord consiste à réaliser
une confrontation entre les deux termes en présence : la proposition
à éprouver, la donnée expérimentale. En général, une confrontation
directe est impossible, à la fois parce que les propositions théoriques
ont une généralité trop grande pour être comparées avec des résultats
expérimentaux et parce qu'elles font intervenir des termes qui ne se
rapportent pas de façon directe à des traits observables de la réalité.
Il faudra donc avoir recours à des opérations d'ordre logique, qui
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permettront d'obtenir, à partir de la proposition à éprouver, des


propositions d'un degré moindre de généralité, et à des opérations d'ordre
herméneutique, qui permettront d'interpréter les propositions ainsi
obtenues en termes de propriétés observables. Le processus de la
mise à l'épreuve sera donc doublement indirect, mais cette circonstance
ne change rien à la nature profonde de la démarche, qui est bien une
confrontation destinée à mettre en évidence un accord ou un non-
accord.
Or si la question posée à la théorie est celle de son accord avec
l'expérience, c'est bien qu'elle est considérée comme devant fournir
une représentation de ce dont l'expérience est comme la trace au niveau
de la sensibilité. Le terme de « représentation » est soutenu par une
double métaphore, l'une qui évoque un contexte diplomatique et
l'autre qui évoque un contexte théâtral. La théorie représente le
réel en ce sens qu'elle en tient lieu, qu'elle agit en son nom et à sa
place, et que, en sens inverse, il est possible d'une certaine manière
d'exercer une influence sur le réel par son intermédiaire. Mais si elle
a cette vertu, c'est qu'elle fournit un lieu en lequel peut se produire
une action qui est comme un redoublement de ce qui se passe en
réalité dans l'ordre des faits. D'une certaine manière, cette production
est autosuffisante; la théorie fonctionne par elle-même, en ne s'ap-
puyant que sur ses propres ressources, qui sont à la fois d'ordre
linguistique et d'ordre logique. Mais le sens de l'événement théorique est
de reproduire ce qui arrive en un autre lieu dont l'espace de la théorie
n'est lui-même que le substitut. Il s'agit donc de s'assurer non
seulement de la qualité de la production, de son accord avec les règles
purement internes qui président à sa mise en mouvement, mais aussi, et
même essentiellement, de sa fidélité reproductrice, de la validité de
l'image en tant qu'image, de la rigueur avec laquelle elle recommence,
dans le milieu du langage et par le moyen d'une genèse originale de sens,
ce que, par ailleurs, le cours du monde ne cesse de faire apparaître
dans le milieu originaire et primordial des événements naturels.
Mais si la représentation ne tient sa validité présomptive que
de la ratification qu'elle est susceptible de recevoir de la part de
l'expérience, elle n'en est pas moins le milieu dans lequel l'expérience
vient à son sens, par lequel ce qui était enveloppé dans l'obscurité du
moment percevant, et de son étroite adhérence à la profondeur du
monde, accède à cette transparence que procurent le concept,
l'abstraction, la prédication, la discursivité. Si c'est l'expérience qui juge
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de la vérité de la représentation, en un autre sens c'est la


représentation qui est la vérité de l'expérience. Derrière la notion de vérité-
correspondance apparaît une autre notion de vérité, qui dit une assomp-
tion et une reprise, à un niveau plus élevé d'intégration, de ce qui
n'apparaissait d'abord que sous une forme partielle, dispersée et
lacunaire. Or c'est bien ainsi que se présentent les rapports de la
réprésentation théorique et de l'expérience. Celle-ci ne nous donne en
quelque sorte que des instantanés sur le monde, et elle n'atteint celui-ci
que selon des aspects toujours étroitement limités par les dispositifs
mêmes qui rendent l'expérience possible. Il faut bien dire que
l'expérience, au sens que l'on doit reconnaître à ce mot dans le contexte
de la démarche scientifique, n'est pas cette sorte de plénitude concrète
en laquelle le monde se révèle lorsque, nous laissant envahir par ses
rythmes profonds jusqu'au cœur même de cette passivité résonante
que constitue en nous l'affectivité, nous sommes comme emportés
dans le mouvement secret de la vie et communions à la souveraineté
même des puissances cosmiques. L'expérience scientifique repose sur
un parti pris d'abstraction, et si elle fait appel à la perception, ce n'est
qu'après l'avoir en quelque sorte enfermée dans les contraintes é-
troites que lui dicte précisément son mode de représentation. Il s'agira
de préparer le moment proprement perceptif de telle sorte qu'un
acte d'attention simple pourra, en principe, décider de ce qu'il convient
en définitive d'attribuer au réel. Ce qu'on atteint dans de tels actes de
constatation élective, ce n'est qu'une plage extrêmement étroite de
réalité et des qualités préalablement isolées, qui ne prennent
finalement leur sens que des dispositifs à travers lesquels la réalité est
interrogée, non de la vertu même de la perception et de cette sorte
de luxuriance avec laquelle, dans l'ouverture qu'elle ménage, le monde
vient à se révéler dans l'épaisseur même de sa substance. Ce qu'on
demande à l'expérience, au fond, c'est un verdict purement local,
une réponse par « oui » ou par « non » à une question étroitement
circonscrite, non un véritable apport substantiel. Il ne s'agit pas de
laisser le réel se manifester pour ce qu'il est, de laisser les qualités
sensibles rayonner dans toute la force de leur éclat, mais au contraire
d'oublier la coloration de l'univers, son miroitement et sa profusion
pour ne plus en faire qu'une sorte de phare lointain qui, de temps à
autre, émet de brefs signaux lumineux dont une interprétation
savante fera voir s'il faut les comprendre comme des confirmations ou
comme des réfutations.
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Mais après avoir réduit le monde à n'être que ce signalement


intermittent, local et laconique, après avoir mis entre parenthèses
les significations vécues et relégué dans l'oubli le mouvement de la
manifestation, il faut refaire une image plausible, rendre au monde
une figure, rassembler les signes dispersés, restaurer la continuité,
aussi bien dans l'ordre spatio-temporel que dans l'ordre des qualités.
Il faut donc mettre en œuvre à la fois un instrument d'interprétation
et une puissance de liaison. Il faut lire les signes et il faut relier en une
figure si possible unique tous les résultats partiels de l'interprétation.
C'est le concept qui fournit le medium de la lecture et le discours
qui rend possible la synthèse. Le concept est comme une vue qui est
préalable à la vision; c'est pourquoi il permet de voir. Prenant son
sens de son insertion dans un réseau complexe, dont le discours
précisément dessine l'articulation interne, il se fait valoir par ses propres
ressources, il fait apparaître son sens par les modalités mêmes de son
fonctionnement. Opérant dans l'espace abstrait des relations purement
discursives qui le relient au système dont il fait partie, il trace pour
ainsi dire à l'avance, dans l'absence de tout objet, les figures selon
lesquelles des objets, s'il s'en trouve, pourront nous apparaître. Il est
comme le scheme vide d'apparitions possibles. En tant que tel, il
est lui-même apparition, mais sur le mode seulement de la pure
virtualité. En tant que possibilité de l'apparaître effectif, il est lui-même
virtualité apparaissante, présentation inconsistante, dans l'espace vide
des formes pures, de ce qui ne peut se soutenir que d'être précisément
la loi de figuration d'une présentification effective.
Mais le concept ne vaut que par ses liaisons, il doit être mis en
mouvement pour pouvoir jouer son rôle de scheme figurateur. Il faut
donc le discours, avec la double forme d'enchaînement qu'il met en
œuvre ; d'une part, enchaînement des concepts au niveau de la
proposition, d'autre part, enchaînement des propositions au niveau des
inferences qui assurent, de proche en proche, une solidarité réglée
entre les propositions et, par leur intermédiaire, entre les concepts.
Ainsi se constitue comme une texture unique, en laquelle s'élabore
progressivement la figuration abstraite du monde absent. Sans doute
la structure de la proposition fournit-elle au concept comme une zone
d'ancrage : le terme-sujet joue précisément le rôle d'une entité porteuse à
laquelle sont attribuées des propriétés ou sur laquelle sont définies
des relations. Le discours formalisé fait du reste ressortir mieux encore
que le langage ordinaire cette fonction de sustentation. La représen-
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tation des prédicats sous forme de fonctions, au sens mathématique


du terme, permet de faire apparaître le domaine auquel appartiennent
les arguments comme le lieu d'enracinement des formes abstraites
auxquelles correspondent les prédicats. Lorsqu'on construit un modèle,
ce domaine apparaît explicitement comme un certain ensemble
qui joue le rôle d'une assise fondatrice pour toutes les constructions
du modèle. Mais précisément cette représentation formelle fait voir
aussi qu'il ne s'agit là que d'une pure fonction, qui ne fait que mimer
de façon abstraite les conditions réelles de l'enracinement des formes.
Cette fonction est nécessaire : c'est grâce à elle que les concepts peuvent
précisément se présenter comme apparitions, dans leur fonction
figurative, donc en tant qu'ils sont eux-mêmes des formes organisatrices.
Il faut qu'ils puissent s'exhiber dans l'acte même de la figuration;
il faut donc qu'ils puissent se présenter dans l'acte même de se
rapporter à un support. Mais celui-ci reste un pur auxiliaire de la
représentation; il ne se soutient lui-même que de se rapporter, en tant que
support, à l'action organisatrice des formes, il n'est donc qu'un
simulacre de support. Et du reste le domaine de base, dans un modèle,
ne joue qu'un rôle tout à fait secondaire ; il n'est que le prétexte, en
quelque sorte, à la monstration des relations et en définitive à la
production de la structure que le modèle a précisément pour mission de
rendre visible.
L'espace de la représentation n'est donc qu'un milieu
inconsistant, détaché de toute condition d'ancrage, n'ayant d'autre réalité
que celle qu'il se donne lui-même en se constituant comme lieu
d'apparition des formes, evanescent comme elles, mais revêtu aussi comme
elles de la même puissance d'illusion et de séduction. A travers
l'immensité qu'il déploie, et qui s'ouvre sur une infinité vertigineuse,
s'annonce le règne éclatant et lumineux du logos, ses merveilleux
enchantements, ses ruses admirables et ses trompeuses promesses.
C'est précisément parce qu'il est animé par la force du logos que
l'espace de la représentation peut devenir le lieu d'une vérité et qu'en
lui l'expérience peut être comme élevée à la dignité d'un discours
de compréhension. Finalement l'expérience, qui était d'abord apparue
comme la source même de tout sens et de toute vérité, devient tout
entière dépendante des instaurations du discours. Dans sa prétention
à rejoindre le monde, elle n'a cessé de s'en éloigner, se persuadant
de plus en plus que toute naïveté est trompeuse, que la perception
sauvage est le lieu même des illusions, que seule la vertu organisatrice
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du discours peut nous éclairer sur ce qu'il en est du monde en vérité,


que l'expérience doit être réduite à une sorte de contact minimal et
abstrait avec la substance du monde, et qu'on peut tout juste lui
demander de fournir de temps à autre des indications sur les choix
qu'il faut bien opérer dans les moments où, devant l'indétermination
par excès des concepts, l'esprit se trouve comme débordé par leur
excessive fécondité.
On s'aperçoit du reste que, au fond, l'idée d'un accord entre
propositions théoriques et expérience ne se laisse concrétiser par aucun
critère précis. Car en quoi pourrait consister la comparaison nécessaire
à la reconnaissance de l'accord ? On ne peut comparer une
proposition au contenu instantané de la conscience perceptive. On ne peut
comparer une proposition qu'à une autre proposition. Ce qui doit
servir de banc d'épreuve pour la théorie, ce n'est donc pas à
proprement parler l'expérience, en tant qu'elle est seulement une interaction
entre un appareil sensoriel et un système naturel ou artificiel,
convenablement isolé au sein de l'univers, c'est la proposition en laquelle
s'énonce le résultat des manœuvres effectuées et des observations
enregistrées. Mais comment cette proposition elle-même est-elle
constituée et quelle est sa validité? Qu'en est-il de son rapport avec
l'expérience ? Il faut bien admettre que, avec la proposition, nous
sommes déjà dans le langage, que le degré de généralité selon lequel
elle opère n'a ici aucune incidence, qu'entre le moment purement
réceptif de l'expérience, considérée dans ses aspects sensoriels, et le compte
rendu propositionnel qui en est donné, il y a un véritable abîme, l'abîme
qui sépare précisément l'ordre des événements naturels de l'ordre
du langage, la « physis » du « logos ». Dès le moment où le langage
entre en action, nous sommes déjà sous la mouvance du concept,
sous la puissance de la discursivité, dans l'empire de la figuration
pure. On tentera de sauver les prescriptions épistémiques de
l'empirisme en établissant une distinction entre langage théorique et langage
empirique, et en faisant dépendre entièrement les conditions de sens
et de vérité des propositions théoriques de celles qui gouvernent
le fonctionnement du langage empirique. Mais cette distinction n'a
qu'une portée tout à fait relative ; elle indique tout au plus certaines
relations d'antécédence ou de dépendance partielle entre telle et telle
partie du langage scientifique. En réalité, d'une certaine manière,
tout est théorique, en ce sens qu'il n'y a pas, dans le langage
scientifique, comme une zone privilégiée où l'on aurait affaire à des terme»
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liés d'une manière directe, évidente et définitive à des aspects isolables


de l'expérience perceptive. Tout est déjà compris dans le contexte
d'un langage à la fois interprétatif et explicatif, et le seul problème
qui se pose est de savoir comment on peut consolider et enrichir ce
langage et le rendre pertinent à l'égard de domaines de plus en plus
étendus de l'univers connaissable.
Ainsi, par un subtil renversement, une doctrine qui avait pour
objectif d'ancrer le langage théorique dans l'expérience, de faire
reposer entièrement l'ordre de la représentation sur une donation
originaire, au prix d'ailleurs d'une purification réductrice qui ramenait
cette donation à une sorte de contact ponctuel élémentaire, se trouve
en définitive contrainte de reconnaître un primat inconditionné à
la théorie, d'absorber pour ainsi dire la manifestation du monde dans
la représentation et de faire de celle-ci la mesure même de celle-là.
A vrai dire, ce n'est qu'en apparence qu'un tel renversement pourrait
se montrer surprenant. Car, en réalité, la primauté de la représentation
est inscrite dès l'origine dans le projet épistémique de l'empirisme et
dans sa conception de l'expérience. Dès le premier moment, on a
méconnu la perception et l'on a fait de ce qu'on appelle l'expérience
sensible une construction abstraite. Or l'abstraction appartient déjà
à la représentation. C'est bien celle-ci qui fournit les instruments
grâce auxquels on interroge le réel, et lorsqu'on se propose d'expliquer
on ne fait en réalité que prolonger le mouvement de l'interprétation,
déjà mis en marche dès les premières phases du processus. Dans ces
conditions, c'est bien la représentation qui devient la vérité de
l'expérience. C'est en elle que s'accomplit et trouve sa consécration ce
qui, dans le moment expérimental, n'est encore qu'une suite
discontinue et inorganisée de signaux. Mais en définitive, la distinction
même entre le moment théorique et le moment expérimental doit
être abandonnée. Si l'expérience elle-même n'est que la mise en œuvre
d'un schéma théorique préalable, alors il faut dire que la théorie
enveloppe la démarche scientifique de bout en bout et que celle-ci
est donc tout entière de l'ordre de la représentation. Il faut dire alors
que la représentation est la vérité du monde, en ce sens que c'est
seulement dans l'espace fictif qu'elle procure que ce qui arrive reçoit
son sens, que les événements se mettent en perspective, communiquent
les uns avec les autres, s'organisent en réseaux intelligibles, et
s'agrègent de proche en proche de façon à s'ordonner en une unité confi-
gurationnelle totale que nous désignons précisément par le terme
de « monde ».
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La doctrine de la vérité-correspondance, telle qu'elle a


fonctionné dans la tradition de l'empirisme, conduit ainsi à une doctrine
de la vérité-intégration. C'est par son assumption intégratrice dans
l'ordre du discours représentatif que le phénomène est porté à la
plénitude de son sens, est amené à manifester sans réserve ce dont
il ne portait encore en lui que l'esquisse muette. Mais cette assomp-
tion est aussi une métamorphose : le passage à l'ordre du sens est
absorption dans le discours, et un tel passage implique une
discontinuité que seule une opération transformante permet de franchir.
C'est le langage précisément, plus exactement cette forme particulière
de langage que la démarche scientifique construit, lorsqu'elle élabore
la théorie, qui assure cette transformation. Recueillant en lui le
phénomène, il le détache du monde auquel il appartenait, il le délie de
toutes ses solidarités concrètes et l'inscrit dans l'ordre pur de ses
propres configurations où il vaudra désormais, non plus par la vertu
de son inhérence à la profondeur obscure de la sustentation mais par la
vertu de son appartenance à la translucidité aérienne du discours.
Derrière cette conception se profile une certaine compréhension
de l'être. Si la vérité de ce qui se produit est dans le discours de la
représentation, c'est que l'être même de l'étant naturel est d'être en
quelque sorte promis à la représentation et de ne trouver qu'en elle
la plénitude de son accomplissement. Mais cela signifie que cet être,
en tant que mesure du destin qui est réservé à cet étant, est la
représentation elle-même, en tant que processus par lequel est assurée la
métamorphose du donné naturel et son accession à ce qui fait sa vérité.
Ce n'est que dans l'espace de la représentation, c'est-à-dire par la vertu
d'un discours organisateur, qui vaut par lui-même, que l'étant naturel
trouve son assurance, sa consistance et sa consécration, reçoit en
partage cette valeur, cette solidité, cette cohérence avec soi et cette
solidarité avec le tout qui font que nous pouvons dire à son sujet
qu'il a part à l'être, en vérité.
Mais on a beau réduire l'expérience à n'être qu'un simple verdict,
majorer de toutes les manières le rôle de l'interprétation, affirmer
autant qu'on le voudra le primat de la théorie, il n'en reste pas moins
que la pratique scientifique accorde au moment expérimental le rôle
d'une instance décisive et discriminante, que c'est par rapport à des
critères liés à l'expérience qu'elle déclare telle théorie meilleure qu'une
autre, qu'elle abandonne telle théorie et se met en devoir d'en construire
telle autre. Le concept méthodologique de « portée empirique d'une
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 293

théorie» a une signification profonde et doit être expliqué autrement


qu'en faisant appel à un pouvoir interprétatif de la théorie. Mais
le concept d'expérience, tel qu'il est utilisé par la tradition empiriste,
doit probablement être reinterprete de façon assez radicale ; et
corrélativement d'ailleurs la conception que l'on se fait de la théorie aura
à être soumise à une sérieuse révision.
L'expérience, au sens que l'on doit donner à ce terme dans le
contexte de la pratique scientifique, ne se réduit nullement à effectuer
des constatations de caractère plus ou moins élémentaire. Une
expérience est une suite complexe d'actes, obéissant à un plan, et
impliquant une intervention positive dans la réalité, et donc une
certaine transformation de celle-ci. Sans doute y a-t-il, parmi ces
actes, des constatations, et du reste aussi des interprétations. Mais
il ne s'agit là que de moments très partiels, dont la signification tient
tout entière à la place qu'ils occupent dans la totalité du processus.
Celui-ci consiste essentiellement en la production de certains effets,
conformément certes à des conceptions théoriques qui suggèrent
l'expérience à entreprendre et indiquent, à tout le moins schématiquement,
le cheminement à suivre pour la réaliser, mais aussi en conformité
avec les possibilités offertes par la réalité matérielle elle-même. Or
pour la science moderne, cette réalité n'est plus faite seulement des
systèmes naturels dont nous pouvons constater l'existence et saisir
le fonctionnement, du moins à une certaine échelle, simplement au
moyen de nos organes sensoriels. A ces systèmes naturels sont venus
s'ajouter des systèmes artificiels, qui sont capables d'opérer jusqu'à
un certain point par eux-mêmes, sans l'intervention d'agents humains,
qui ont donc, dans une certaine mesure, le caractère d'automates.
Cela signifie qu'ils sont capables, jusqu'à un certain point, de réaliser
des opérations en chaîne, selon un programme préétabli, de se
contrôler eux-mêmes, et donc de continuer à fonctionner malgré les
perturbations d'ordre interne ou externe qui peuvent se produire,
éventuellement même de tenir compte d'informations acquises en cours de
route pour améliorer leur niveau de performance. Bref, ils sont doués
d'une relative autonomie et c'est bien pourquoi on peut les considérer
comme des systèmes. Car l'idée de système correspond à une totalité
complexe, relativement isolable par rapport à l'extérieur, douée d'un
degré suffisant de stabilité, et capable d'évoluer, c'est-à-dire de passer
d'état en état, en vertu de ressources purement internes, sous l'effet
d'interactions entre les parties constituantes qu'on pourra caracté-
294 Jean Ladrière

riser au moyen d'une loi de caractère dynamique. Mais si un système


a une relative autonomie, en ce sens qu'il a ses propres conditions
de stabilité et ses propres lois de fonctionnement, il est toujours
susceptible d'entrer en interaction avec d'autres systèmes, ce qui
naturellement entraîne des modifications dans son fonctionnement
interne et dans la manière dont se succèdent ses états. Précisément,
dans l'expérimentation scientifique, on établit des couplages entre
des systèmes artificiels et des systèmes naturels, de façon à créer des
systèmes plus complexes qui réalisent des configurations inédites.
Grâce à ces couplages, on a pu étendre considérablement le domaine
des systèmes naturels accessibles. Ainsi il devient possible d'étudier
le comportement d'une particule élémentaire en provoquant des
interactions entre cette particule et divers automates et en faisant
apparaître, dans ces derniers, à la faveur de ces interactions, des états
macroscopiques, dont la présence peut être directement constatée
et qu'il s'agit bien entendu d'interpréter en termes d'événements
microphysiques, par principe non directement observables. De même
il devient possible, par des procédés du même genre, d'acquérir des
informations sur la nature et le comportement des très grands
systèmes, tels que les étoiles, les nébuleuses et les galaxies.
Or l'intervention des systèmes artificiels est nécessaire non
seulement pour enregistrer des résultats d'interaction mais aussi, et pour
commencer, pour produire les interactions que l'on désire étudier.
C'est là peut-être l'aspect le plus remarquable de la pratique
scientifique moderne, sur lequel on a du reste beaucoup insisté : on peut
dire que la science crée ses objets. Mais elle le fait en deux sens : elle les
conçoit et elle les réalise. Elle les conçoit, grâce à la théorie, qui lui
fournit un espace pur d'opérations, de nature essentiellement logique,
dans lequel elle peut construire, à partir d'objets déjà connus, des
objets nouveaux, en tant qu'objets possibles. Les mathématiques
jouent ici un rôle essentiel, puisqu'elles offrent précisément à l'esprit
une sorte de domaine idéal de réalisation, qui n'a pas d'autre sens
que de servir de support à des opérations réglées, grâce auxquelles
peuvent être engendrées de façon systématique de nouvelles
possibilités opératoires qui, à leur tour, pourront servir de support à des
opérations de niveau plus élevé, et ainsi de suite. La construction
dans un champ mathématique ne donne cependant qu'une esquisse,
qui indique des traits structuraux, un profil relationnel, mais au
niveau seulement d'une possibilité. Plus exactement, ce que fait appa-
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 295

raître cette construction, c'est que l'existence de tel objet, non encore
rencontré dans l'expérience, est compatible avec tout ce que l'on sait
déjà par ailleurs des systèmes naturels, ou même, dans les meilleurs
cas, que son existence est hautement plausible, voire appelée d'une
manière quasi contraignante par ce qui est déjà connu. Les
considérations d'ordre structural jouent ici un rôle capital; c'est ce qui
fait d'ailleurs comprendre le rôle des mathématiques, qui fournissent
précisément le langage nécessaire pour parler des structures. C'est
dans la mesure où ce qui est déjà connu suggère une structure mais
où, par ailleurs, les objets recensés ne correspondent qu'à une partie
de la structure, que l'on est amené à supposer l'existence d'objets
correspondant aux cases vides de la structure. La dualité
onde-corpuscule nous fournit ici un exemple particulièrement simple. A partir
du moment où l'on sait qu'à toute onde est associé un aspect
corpusculaire, il devient presque naturel, à partir de considérations de
symétrie, donc en postulant une certaine structure duale de la réalité,
de supposer qu'à tout corpuscule doit être associé un aspect
ondulatoire.
Mais il ne suffit pas de concevoir les objets, il faut les réaliser.
Autrement dit, il faut produire les conditions dans lesquelles l'objet
conçu est susceptible de se manifester de façon réelle. Dans l'exemple
de la dualité onde-corpuscule, il fallait imaginer un arrangement
matériel susceptible de mettre en évidence les ondes associées à un
flux d'électrons. Comme dans la construction théorique, il faut bien
partir du connu, c'est-à-dire utiliser des appareillages existants et
des techniques déjà disponibles. Mais il s'agit alors de fabriquer un
nouvel appareillage, répondant aux conditions du problème, et de
coupler cet appareillage de façon convenable avec des systèmes
naturels déjà connus. Il s'agit donc d'introduire dans la réalité matérielle
une configuration nouvelle. Dans un certain vocabulaire, on pourra
dire que l'expérimentateur accroît localement le degré d'organisation
de la matière, ou encore augmente localement la néguentropie, un peu
à la manière des organismes vivants. Il ne peut y réussir qu'en
projetant sur des systèmes déjà disponibles une certaine quantité
d'information, qui provient du travail théorique, qui va se traduire par un
schéma de montage, donc par des connexions et des interactions
nouvelles grâce auxquelles les systèmes préexistants seront intégrés en un
système plus complexe, capable de performances inédites.
Entre ces deux moments productifs, celui de la conception et
296 Jean Ladrière

celui de la réalisation, il 7 a une solidarité étroite, faite d'une constante


interaction. On ne peut présenter simplement le moment de la
conception comme la mise au point d'un plan, ou d'un programme, qui
sera ensuite exécuté d'une manière en quelque sorte inerte. Les
constructions formelles accompagnent à chaque pas les initiatives concrètes:
elles les guident, elles les rectifient, elles permettent de comprendre
les résistances rencontrées, les effets obtenus, les suggestions
inattendues que procure ce qu'on appelle fort improprement les hasards
de la recherche. Mais en sens inverse les péripéties de la pratique
transformatrice rejaillissent sur le commentaire théorique, soit sous
la forme d'un ajustement des paramètres, soit sous la forme de
déplacements dans le champ théorique, soit même, dans les cas où les
circonstances l'exigent, lorsque l'effet de surprise est plus profond,
sous la forme de remaniements de certains principes directeurs et de
certains présupposés fondamentaux. En somme le rôle du moment
théorique, c'est de fournir comme un contrepoint du moment
expérimental, un accompagnement qui tantôt précède, lorsqu'il s'agit
de suggérer la voie à suivre, tantôt suit, lorsqu'il s'agit d'interpréter
ce qui se passe, la ligne mélodique fondamentale, qui est celle des
pratiques concrètes, des ajustements de systèmes, des transformations
effectives. La vertu propre de cet accompagnement, c'est qu'il opère
dans un espace abstrait, où les contraintes sont introduites par voie
de définition et peuvent être modifiées à volonté ; dans un tel espace,
il sera possible d'explorer diverses possibilités, de simuler des cours
concevables d'opération, bref de faire varier librement les conditions
de la réalité et d'obtenir ainsi des indications sur ce qui pourra se
présenter avec le plus de vraisemblance comme le chemin à la fois
le plus direct et le plus sûr.
On pourrait faire remarquer que, à présenter la pratique
scientifique de cette manière, on efface toute frontière entre la science
et la technique. Effectivement, il faut bien reconnaître que cette
frontière devient de plus en plus floue. N'importe quelle expérience
met en œuvre des procédés techniques plus ou moins sophistiqués,
et, en sens inverse, n'importe quel outil technique met en œuvre,
dans sa construction même et son mode de fonctionnement, un savoir
scientifique plus ou moins étendu. On pourrait dire que la science
est de plus en plus de l'ordre d'un « faire », qu'elle implique de plus
en plus une activité transformatrice et que, en sens inverse si l'on
peut dire, la technique devient de plus en plus spéculative, c'est-à-dire
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 297

s'éloigne de plus en plus de la région définie par les intérêts vitaux


les plus immédiats pour s'ouvrir à des intérêts de plus en plus abstraits
et, en un sens, gratuits. On pourrait songer, il est vrai, à différencier
science et technique par leurs finalités respectives, mais, dans la mesure
précisément où la technique devient spéculative, ses finalités propres,
s'il en est, deviennent de moins en moins discernables des finalités
que l'on dit « purement désintéressées » de la science. Quant à la
distinction entre science fondamentale et science appliquée, elle devient
aussi de plus en plus malaisée à soutenir. Il y a une distinction
relativement claire qui sépare les sciences formelles pures des sciences
dites « empiriques », mais à l'intérieur de celles-ci les différents types
de recherches sont tellement imbriqués les uns dans les autres qu'il
devient arbitraire de vouloir séparer des noyaux fondamentaux de
leurs applications. Ce qu'on pourrait tenter de dire, c'est que, parmi
les démarches transformatrices qui s'inspirent du modèle de la science
moderne, certaines sont d'ordre créatif tandis que d'autres sont d'ordre
répétitif. Il y a des constructions qui ont pour sens de tenter une
avancée dans le domaine des pures virtualités, il y en a d'autres qui ont
pour sens de rendre possible la reproduction en principe indéfinie de
certains schemes opératoires et de fournir ainsi à l'action humaine
comme des relais plus au moins automatisés sur lesquels elle peut,
à tout moment, s'appuyer pour se décharger de certaines tâches
ou même pour obtenir la réalisation de tâches dont elle serait elle-
même incapable, soit simplement en fait, faute de temps par exemple,
soit pour des raisons de principe, à cause de différences d'échelle par
exemple.
Quoi qu'il en soit de cette question, en définitive de portée
secondaire, nous sommes amenés à reconnaître que les démarches de
construction théorique et les démarches d'intervention effective au
niveau des systèmes matériels s'imbriquent étroitement dans le cadre
d'un processus intégrateur unique, qui a lui-même le caractère d'une
totalité complexe en mouvement, donc d'un système. Il faut donc
penser, semble-t-il, la pratique scientifique non comme confrontation
de deux types de propositions et, à travers celles-ci, de deux types
de démarches, mais plutôt comme l'élaboration d'une objectivité
de type original, mêlant des opérations formelles, qui se déroulent
dans le cadre d'un espace purement logique, et des opérations
matérielles, qui se déroulent dans le cadre du monde réel, conçu comme
milieu universel de la coappartenance de tous les systèmes concrets.
298 Jean Ladrière

Le système de la pratique scientifique doit répondre à certaines


conditions d'ordre interne, il doit pouvoir s'inscrire dans la réalité,
c'est-à-dire se situer par rapport aux autres systèmes, et il doit
pouvoir se transformer. Les conditions d'ordre interne concernent la
cohérence, la stabilité et l'optimalité du système. La cohérence est
prise ici au sens non de la simple non-contradiction, qui ne serait
qu'une condition d'ordre logique, mais au sens de la compatibilité
réelle de toutes les composantes et de tous les fonctionnements partiels.
C'est ici que l'on retrouve l'idée traditionnelle de l'accord entre la
théorie et l'expérience, mais il faut examiner de près quel sens prend
ici cet accord. Il ne s'agit pas de la correspondance entre propositions
théoriques et propositions empiriques, ni d'une confirmation d'ordre
local apportée à telle ou telle proposition théorique par telle ou telle
observation, mais de la capacité de la théorie à s'insérer dans le réseau
des actions dont la suite mélodique constitue la pratique considérée
et détermine en définitive la forme du système que celle-ci fait exister.
C'est bien entendu dans son ensemble que la théorie doit ici intervenir,
c'est-à-dire non seulement avec son appareil logico-mathématique,
son vocabulaire propre et ses postulats caractéristiques, mais aussi
avec ses règles sémantiques et avec ses modèles possibles, qui tous
contribuent à déterminer son sens. Il est bien vrai que toutes les
actions entreprises doivent pouvoir être interprétées et que c'est la
théorie qui fournit cette interprétation, mais cela ne signifie nullement
que la condition de cohérence se réduit à l'accord de la théorie avec
elle-même. C'est que l'interprétation ne représente que la face réflexe
de l'action, qui est absolument inséparable de sa face effective.
Or ce qui fait Feffectivité de l'action, c'est sa capacité à inscrire un
effet dans un environnement qui lui impose ses propres conditions
de fonctionnement. L'interprétation est nécessaire pour guider l'action,
puisque celle-ci ne peut compter sur la seule vertu des agencements
naturels ou des coaptations organiques, là où il s'agit précisément
de faire apparaître des configurations inédites. Mais elle est jugée
sur son adéquation au moment où, s'engageant dans le cours du monde,
l'action tente de faire advenir concrètement, sous la forme d'une
nouvelle unité de fonctionnement, ce dont le moment interprétatif ne lui
avait encore fourni que l'esquisse anticipatrice. Encore faut-il prendre
garde à ne pas isoler les actions les unes des autres, comme si l'on
pouvait se contenter d'assurer simplement de proche en proche, région
par région, l'effectivité de ce qui se propose dans l'interprétation.
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 299

La démarche scientifique met toujours en œuvre un projet d'une


certaine ampleur, elle tend à faire exister, par conséquent, un système
d'une certaine dimension, et c'est le fonctionnement d'ensemble de
ce système qui constitue la véritable condition d'effectivité des actions
particulières. Non seulement celles-ci doivent pouvoir réussir,
localement, dans les conditions qui régnent au voisinage de leur lieu d'effectu-
ation, mais elles doivent pouvoir contribuer, en prenant leur place
dans une suite d'opérations convenablement organisée, à la mise sur
pied, au fonctionnement correct et au maintien dans l'existence du
système dont elles ne sont que des supports partiels.
La stabilité du système exige davantage que la simple coaptation
des parties. Il s'agit pour lui de maintenir sa configuration et son
mode de fonctionnement en dépit des perturbations qui peuvent
se produire, soit dans son voisinage soit à l'intérieur même de ses
frontières. Naturellement, cela ne veut pas dire que la démarche
scientifique tend à s'enfermer en définitive dans un système immuable
qui pourrait fonctionner indéfiniment selon le même schéma,
indépendamment de tout ce qui peut advenir par ailleurs dans le monde.
Précisément, il y a des circonstances dans lesquelles le système se
transforme, dans une direction d'ailleurs bien déterminée qu'il faudra
tenter de caractériser. Mais il n'y a pas un processus continu de
transformation. Le changement ne s'effectue que par paliers. Il y a des
moments où un système est relativement stabilisé. Ces moments
correspondent à ce que Kuhn appelle la science normale. En élaborant
des systèmes capables de fonctionner par eux-mêmes, selon un schéma
réglé d'interaction entre pratiques matérielles et accompagnement
interprétatif d'ordre théorique, la démarche scientifique tente de leur
assurer une relative stabilité, en les dotant d'instruments de contrôle
appropriés, qui sont situés, bien entendu, au niveau de la théorie.
Celle-ci comporte une différenciation interne qui distribue ses
propositions en diverses catégories fonctionnelles. Il y a des propositions
qui ont directement pour fonction d'interpréter les opérations
effectives et leurs résultats, il y a des propositions qui ont pour fonction
de rendre possibles, par voie deductive, des explications, des
prévisions et des anticipations, et il y a aussi des propositions qui jouent
le rôle de principes régulateurs, et qui peuvent d'ailleurs se distribuer
elles-mêmes en niveaux hiérarchisés de généralité. Lorsque des
perturbations se produisent, soit sous la forme purement logique de la
contradiction, soit sous la forme d'un blocage dans les interactions
300 Jean Ladrière

effectives, les principes régulateurs entrent en jeu pour modifier de


façon convenable soit certaines des propositions de la théorie elle-même,
soit les interprétations ou anticipations auxquelles elles donnent lieu
et, par ce biais, certains fragments des démarches pratiques. L'usage
des principes régulateurs est lui-même gouverné par un principe
de conservation, qui prescrit de n'introduire que des modifications
de portée minimale, c'est-à-dire de résoudre les difficultés survenues
en préservant autant que possible les propositions qui jouent un rôle
stratégique important dans la théorie, c'est-à-dire qui ont un degré
élevé de généralité ou qui ont elles-mêmes une fonction régulatrice.
Lorsque cette condition ne peut plus être respectée, et que des
modifications doivent être apportées dans des régions relativement
centrales de la théorie, la stabilité n'est plus assurée ; il y a alors
réorganisation du système, transition vers d'autres modes de configuration,
bref transformation.
Mais il ne suffit pas d'assurer la cohérence et la stabilité de
n'importe quelle façon. Le fonctionnement du système doit aussi répondre
à une condition d'optimalité. On pourrait la définir comme l'exigence
d'une adaptation aussi étroite que possible entre les effets cherchés
et les ressources mises en œuvre. La condition d'optimalité est donc,
en un sens, une condition d'économicité : il s'agit d'assurer le
fonctionnement du système, dans les conditions prescrites, par les voies les
plus simples, c'est-à-dire en limitant autant qu'il est possible le degré
de complexité tant des constructions formelles que des montages
expérimentaux qui sont mis en œuvre. On reconnaît là le rôle souvent
invoqué du principe de simplicité, qui constitue un critère ultime de
sélection entre théories. Il faut simplement étendre le principe à
l'ensemble du processus de la recherche. On ne voit pas très bien comment
on pourrait justifier ce principe lui-même en le rattachant à un
principe plus fondamental. Le fait est que tous les systèmes paraissent
obéir à une condition de ce genre, qui exprime une sorte de refus
systématique du gaspillage, et peut-être, en définitive, le souci de ne
pas disposer du temps en vain. Car tout gaspillage se ramène de proche
en proche à une dépense excessive de temps. Or le temps,
pour une entité qui s'inscrit dans un processus évolutif, est la
dimension même qui commande les possibilités d'existence, de stabilisation
et de transformation. Le temps est l'étoffe même de la vie, et c'est
peut-être la tendance profonde de la vie, parce qu'elle est créatrice,
de charger chaque parcelle de temps du plus haut degré de potentia-
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 301

lité, de ne rien perdre de ce qui, en chaque moment, peut annoncer


d'heureuses métamorphoses et prolonger vers son avenir un effort
obstiné d'être, de durer, de croître et de se dépasser.
Mais le système de la pratique scientifique ne peut se définir
simplement par les conditions purement internes de son
auto-construction. Il doit aussi être situé par rapport à d'autres systèmes, qui sont
en partie des systèmes naturels et en partie d'autres systèmes d'action.
La procédure de l'expérimentation isole artificiellement certains
systèmes naturels pour les intégrer dans l'organisation qu'elle construit,
mais cet isolement n'est jamais que relatif; il n'est pas possible,
et du reste il ne serait pas fructueux, de fabriquer un système
complètement fermé. Les systèmes naturels qui sont intégrés au système
de la pratique scientifique restent en fait solidaires de l'ensemble
du cosmos et il n'est possible de les isoler relativement que dans la
mesure où une telle opération reste compatible avec les contraintes
qui pèsent sur les systèmes en question et circonscrivent l'espace
de leurs transformations possibles. Il y a donc non seulement des
conditions de cohérence interne mais aussi des conditions de cohérence
externe; la pratique scientifique change quelque chose, à tout le
moins localement, aux arrangements naturels, mais elle ne le peut
que dans la mesure où le cosmos lui-même autorise ces variations.
Elle est du reste fort analogue, de ce point de vue, aux systèmes
vivants, qui, eux aussi, introduisent localement des potentiels élevés
d'organisation mais ne le peuvent qu'en s'appuyant sur des propriétés
préexistantes et en tirant parti des possibilités d'organisation déjà
présentes dans la matière inorganique, sinon sous la forme fortement
positive de potentialités, à tout le moins sous la forme négative de
permissivités et sous la forme faiblement positive de disponibilités.
Mais la pratique scientifique rencontre dans son environnement
non seulement le cosmos, et sa vie propre, mais aussi d'autres systèmes
d'action, et en particulier les systèmes politiques. Toute entreprise
de transformation du donné met en jeu des ressources qui doivent
pouvoir être puisées dans ce qui est déjà disponible, ce qui implique
des actes de pouvoir, des décisions, différentes formes d'organisation
et de contrôle social. Les décisions doivent pouvoir se justifier, en
fonction de valeurs admises ou imposées, et aussi en fonction des buts
que s'assigne la recherche et des fruits qu'elle permet d'escompter.
Par ailleurs, les démarches constructives elles-mêmes en lesquelles
la pratique scientifique se laisse analyser sont commandées par des
302 Jean Ladrière

présuppositions qui proviennent de divers systèmes de croyance ou


de systèmes philosophiques, qui ont leurs propres critères
d'organisation et de développement. La pratique scientifique a peut-être
tendance à se rendre autonome, mais l'idée d'une indépendance complète
à l'égard des autres instances de représentation, d'évaluation et
d'interprétation est évidemment totalement illusoire. Lorsqu'il tente de
résoudre pour lui-même les problèmes que lui imposent ses propres
conditions internes de subsistance et de croissance, le système de la
pratique scientifique est donc forcé de tenir compte de ses interrelations
avec tous ces autres systèmes et des contraintes que ceux-ci font peser
sur lui. Il peut tenter d'agir sur ces contraintes elles-mêmes, pour les
assouplir ou en limiter l'incidence, mais il ne peut les supprimer. Le
problème d'optimalité qu'il doit résoudre doit donc être défini
relativement à toutes ces contraintes externes et pas seulement relativement
aux contraintes internes de cohérence et de stabilité. Ceci n'a rien de
surprenant, puisque tout problème d'optimum consiste à chercher une
valeur extrémale d'une certaine grandeur, compatible avec des valeurs
fixées de certains paramètres qui définissent précisément les contraintes
imposées au système.
Mais la question essentielle est évidemment celle de la
transformation. Si le système de la pratique scientifique était seulement à la
recherche de conditions internes de stabilité, il n'y aurait pas de
devenir significatif de la science et celle-ci serait purement
conservatrice. Or la stabilité n'est qu'une condition qui doit en définitive
permettre le progrès : il faut que le fonctionnement de la pratique
scientifique se fixe, à un certain moment, à un certain palier de
stabilisation pour que puissent être élaborées les conditions effectives
d'un dépassement. C'est que toute innovation s'appuie toujours sur
ce qui est déjà acquis; il n'y a pas rejet pur et simple de ce qui
fonctionnait déjà, mais remaniement des plans organisateurs et
intégration des fonctionnements sûrs dans des ensembles plus complexes
où s'essayeront de nouvelles possibilités.
Il y a transformation, on l'a déjà noté, lorsque le système est
affecté par des perturbations auxquelles il n'est plus en mesure de
répondre par des adaptations locales ou des modifications seulement
périphériques, mais est obligé de remettre en cause certains de ses
principes les plus centraux, sinon l'ensemble de ses principes
organisateurs. Mais comment se produisent les perturbations ? Elles
peuvent provenir de surprises au niveau de l'expérience : telle portion
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 303

du système se met à fonctionner de manière insolite. Elles peuvent


provenir de l'extérieur, par exemple sous la forme de problèmes
imposés par le système social ou culturel. Mais en général elles
proviennent de la vie même du système : c'est par son fonctionnement même
qu'il fait apparaître des contradictions, ou des lacunes. Ainsi deux
parties d'un même ensemble théorique peuvent donner lieu à des
développements déductifs qui conduisent, à un moment donné, à
une contradiction logique. Ou bien la théorie permet de prévoir un
effet que l'on s'efforce de réaliser expérimentalement, mais le
résultat que l'on obtient n'est pas compatible avec ce que la théorie faisait
prévoir. Ou bien la théorie elle-même suggère des situations dont
elle est incapable de donner une interprétation. En définitive,les
surprises de l'expérience et les perturbations externes se ramènent au
même schéma : il s'agit dans tous les cas d'une incapacité des
structures théoriques disponibles à suggérer une solution à des
problèmes, que ceux-ci trouvent leur origine dans des développements
d'ordre proprement théorique ou dans les circonstances concrètes
de la pratique. On pourrait décrire une telle situation comme
l'introduction d'une coupure dans les circuits d'interaction par la vertu
desquels le système existe et conserve sa configuration. La coupure
peut se situer à l'intérieur de la composante théorique, ou à l'intérieur
de la composante expérimentale, ou à la jointure des deux.
A ce moment entre en action une condition qui est probablement
la plus fondamentale de toutes celles qui commandent la vie du
système : c'est ce qu'on pourrait appeler la condition d'intégration.
Elle impose au système de modifier sa configuration interne de façon
à se rendre capable de surmonter la contradiction ou de combler les
lacunes. Dans les deux cas, le résultat de la transformation est un
système plus fortement intégré. S'il s'agit d'absorber une
contradiction, le nouveau système doit être capable de rendre compte à la fois
des deux aspects qui apparaissaient irréconciliables selon les cadres
interprétatifs de l'ancien. Et s'il s'agit de combler des lacunes, le
nouveau système doit avoir une aire de pertinence plus étendue,
c'est-à-dire absorber dans son fonctionnement des régions que l'ancien
système n'avait pas réussi à s'assimiler.
Les conditions mêmes dans lesquelles s'effectuent les
transformations indiquent la direction générale dans laquelle s'orientent
celles-ci : à travers des paliers successifs de réorganisation et de
stabilisation provisoire, le système de la pratique scientifique s'oriente vers
304 Jean Ladrière

des formes d'auto-organisation de plus en plus intégrées, c'est-à-dire


embrassant des aspects de plus en plus diversifiés et contrastés de la
réalité et des types de situation de plus en plus variés. Cette
évolution va de pair avec un accroissement de complexité, tant sur le plan
de l'organisation formelle que sur le plan des dispositifs matériels que
met en œuvre la pratique expérimentale. Elle marque aussi un
renforcement d'autonomie; plus le degré d'intégration augmente, plus
le système se montre capable de fonctionner par ses propres
ressources, en limitant ses interactions avec son environnement. Et du
même coup le développement devient lui-même de plus en plus
endogène ; ce ne sont plus des circonstances extérieures, par exemple
les suggestions venues d'autres systèmes interprétatifs ou les
problèmes posés par la technique, qui déclenchent les processus transfor-
mationnels, mais le fonctionnement" même du système, qui explore
pour ainsi dire par ses propres moyens tout l'espace en principe
accessible à partir des principes reconnus sur lesquels repose sa
composante théorique et qui est amené alors à découvrir des lacunes
qu'il s'agira d'absorber dans une organisation supérieure. Il y a
une fonction anticipatrice qui prépare pour ainsi dire les moments
de transformation : c'est en reconnaissant par lui-même ses propres
limites et en indiquant déjà où se situent les régions qui sont hors de
ses prises qu'un système annonce et rend possible son propre
dépassement.
Cette conception du devenir de la pratique scientifique nous
permet de revenir au problème de la vérité. Nous retrouvons bien sûr,
au niveau de la condition de cohérence et même, quoique en un sens
moins évident, au niveau de la condition d'intégration, une certaine
idée d'appropriation mutuelle des composantes qui pourrait rappeler
l'idée de correspondance. En réalité, il s'agit de tout autre chose. Il
s'agit de la capacité d'un système à fonctionner comme système,
c'est-à-dire comme une totalité complexe munie de conditions
dynamiques qui assurent sa stabilité et, le cas échéant, sa
transformation. Ce qui compte, ce n'est donc pas une capacité de
représentation, mais, si l'on peut dire, une capacité de performance. Il y a,
certes, dans le système, une composante théorique, et en un sens elle
fournit des représentations, mais elle ne peut être considérée à part,
comme si elle avait sa finalité en elle-même, et sa fonction n'est pas
de fournir une image proprement représentative mais d'offrir un
espace de jeu aux anticipations organisatrices. Ces anticipations elles-
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 305

mêmes ont pour sens de rendre possible l'instauration de


configurations relativement autonomes, qui interposent entre le domaine des
entités naturelles et celui des activités psychiques ce que Popper
appelle un troisième monde. Ce monde est comme une projection
de l'esprit, ou une objectivation de l'action, dans les conditions de
la matérialité, c'est-à-dire de l'effectivité opératoire. Il continue à
porter la trace et comme la signature des actes dont il est issu; il
reste habité par des significations qu'il est toujours possible de
réactiver, comme les phrases d'un texte abandonné sur les rivages du
temps. Mais par ailleurs il participe de la concrétude, de la consistance
et de la relative auto-suffisance des systèmes matériels, auxquels il
ne fait que s'agréger à travers des couplages et des interactions qui
le rendent finalement solidaire du cosmos tout entier.
Où est ici la vérité ? Si le concept de vérité garde un sens, il doit
toujours marquer une certaine espèce d'adéquation. Et l'adéquation
est relative à un dynamisme assimilateur. Or nous sommes ici en
présence d'un dynamisme qui commande un mouvement directionnel
et relève lui-même d'une condition d'ordre structurel, que traduit
tant bien que mal le terme d'intégration. Ne pourrait-on dire que la
vérité d'un système, en tant que mesure de son adéquation, est le degré
de sa conformité à la norme d'intégration, c'est-à-dire ce qu'on pourrait
appeler le degré de son potentiel intégrateur? Si l'on adopte cette
interprétation, on pourra continuer à dire que la science tend vers
la vérité, mais cela signifiera désormais qu'elle tend, en vertu de ses
conditions mêmes de fonctionnement, à élaborer des systèmes
opératoires de plus en plus intégrés, ou plus exactement à se construire
elle-même sous la forme de systèmes opératoires de plus en plus
complexes et de plus en plus prégnants, réalisant pour ainsi dire sous
forme tangible des figures de plus en plus substantielles de ce que
l'on appelle peut-être très improprement « logos » et qui n'est en
définitive ni langage, ni pensée, ni législation universelle, mais cette
puissance organisatrice qui s'allie souterrainement à la vertu germi-
native de la « physis » pour produire, au sein du monde, non son
redoublement, mais comme une vie qui serait devenue auto-production
critique d'elle-même et qui est à la fois le prolongement, la consécration
et la mise en question radicale de ce qui n'est simplement que la vie,
telle que la nature l'a produite.
Selon la conception la plus traditionnelle delà science et de son
devenir, la vérité scientifique n'est jamais que l'horizon indéfiniment
306 Jean Ladrière

éloigné d'un effort qui se reprend sans cesse pour surmonter l'énigme
que l'univers lui propose. Le degré de vérité d'une proposition ou d'une
théorie est alors défini par sa position relative dans un champ de
tension qui se structure lui-même sous l'action téléologique de cet
horizon. Mais celui-ci est anticipé comme une sorte de discours absolu,
détaché de ses amarres, capable de s'assurer sans réserve de la validité
inconditionnelle de ses affirmations. Si l'on tente de comprendre
la science en termes de système, on est amené à en interpréter la télé-
ologie immanente non plus dans la perspective d'une vision toujours
à venir mais dans celle d'une croissance et d'une éclosion
progressive qui prolonge, avec les instruments du concept et de l'algorithme
réalisé, dans le milieu de la pratique informationnelle, cette immense
dérive ascensionnelle qui a produit, dans le milieu de la combinatoire
moléculaire, les étonnantes architectures qui ont servi de support
à l'émergence de la pensée. Dans une telle perspective, la vérité, si
elle conserve un sens, ne peut être en définitive que l'appartenance à
une totalité. La vérité, toute relative d'ailleurs, d'une proposition, c'est
sa capacité à s'inscrire, par l'intermédiaire de relations logiques,
dans un ensemble théorique lui-même reconnu comme relativement
vrai. La vérité d'une théorie, également relative, c'est sa capacité
à s'intégrer dans un système de pratiques opératoires comportant
à la fois des transformations matérielles et des détours par des relais
formels. Et la vérité, relative elle aussi, d'un tel système de pratiques
est sa capacité à s'intégrer dans l'environnement formé par les autres
systèmes avec lesquels il doit obligatoirement entrer en interaction
pour être capable de maintenir sa propre configuration et sa propre
dynamique interne. C'est donc bien par son accord avec la réalité
que se juge une pratique, qu'elle soit théorique ou expérimentale.
Mais l'accord, ici, n'est pas la conformité statique de l'image, c'est
la compatibilité dynamique de plusieurs processus d'auto-production.
En tant qu'elle est elle-même élaboration progressive d'un système
autonome de fonctionnement opératoire, la pratique scientifique
prend sa valeur, ce qu'on pourra appeler sa vérité, de son potentiel
de coaptation : il faut que ses propres instaurations puissent venir
en quelque sorte s'accrocher à celles des autres systèmes dynamiques,
soit de façon concomitante, dans une complémentarité de
fonctionnement, soit de façon séquentielle, dans une reprise transformatrice.
La vérité d'un système, c'est son inscription dans le tout. Mais
le tout n'est pas une donnée déjà disponible, il est une réalité qui se
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 307

fait. L'inscription dans le tout, c'est donc la contribution à l'effort


d'auto-organisation par lequel le tout se constitue, c'est la
participation au processus à la fois universel et diversifié en et par lequel
ne cessent d'advenir des figures toujours nouvelles de la nature et
de l'histoire. Si la vérité est le rapport à la totalité et si la totalité
est toujours seulement le mouvement de son propre avènement,
alors la vérité elle-même est mouvement, incessant devenir d'elle-
même, effort en vue de réaliser une intégration toujours plus serrée
dans le milieu d'un univers de formes de plus en plus diversifiées,
de plus en plus complexes, de plus en plus autonomes. C'est en se
spécialisant et en s'individualisant qu'un système se rend capable
d'assurer de plus en plus efficacement sa participation à l'auto-pro-
duction du tout. En se donnant des instruments plus abstraits et
plus polyvalents, il se donne des possibilités d'interaction plus variées
et plus étendues, il universalise son champ d'action et contribue
par là à porter l'ensemble des systèmes à des degrés plus élevés encore
d'intégration, de coaptation et d'autonomisation.
Cela signifie que nous ne pouvons rendre compte du devenir
de la science et du destin en elle de la vérité sans resituer la pratique
scientifique dans la totalité cosmique. Mais cela signifie aussi que
nous ne pouvons en rester seulement à une interprétation en termes
de système. Car on ne peut penser la totalité seulement comme une
sorte d'intégrale des systèmes, prise sur l'espace-temps depuis
l'explosion initiale jusqu'à l'instant présent. Elle est un horizon universel
de constitution, qui commande, à travers la production des systèmes,
une genèse de sens. C'est seulement par rapport à un tel horizon que
le concept de pratique, et donc d'action, peut être vraiment compris.
Il faut donc tenter de saisir l'articulation du système et du sens,
des conditions cosmologiques et des conditions praxéologiques, des
processus anonymes d'auto-production intégratrice et d'un
avènement signifiant, du devenir de la nature et de la venue à lui-même
de l'esprit.
Du côté du cosmos, il faut pouvoir assigner au système de la
pratique scientifique un espace disponible de construction. Du côté
de l'action, il faut pouvoir le recueillir dans ce mouvement
d'expansion par lequel, à partir de ses modalités les plus passives, l'action
tente de s'élever jusqu'à la réalisation effective des tâches infinies
sur lesquelles l'ouvrent les exigences internes qui la définissent. Que
le monde ne soit pas une totalité fermée et achevée, c'est ce que la
308 Jean Ladrière

notion d'organisation nous permet aujourd'hui de comprendre. Il


y a des processus élémentaires qui obéissent à des lois partiellement
connues, mais sur la base de ces processus se construisent des
architectures qui sont toujours susceptibles de se défaire et ne se
maintiennent d'ailleurs que par l'effort toujours recommencé de leur incessante
reconstruction. La matière s'organise en systèmes qui
s'individualisent de plus en plus, au fur et à mesure qu'ils se complexifient. Mais
aucune limite n'est fixée à ce mouvement d'auto-organisation. Il
y a donc, dans le monde, un champ ouvert pour l'action humaine.
Les déterminismes ne jouent qu'au niveau des processus-supports;
plus on s'élève dans l'ordre de la complexité, plus l'indétermination
s'accroît. C'est au niveau très largement indéterminé des hautes
complexités que s'inscrivent les systèmes d'action et en particulier
le système de la pratique scientifique.
Mais en s'insérant dans le cours du monde, l'action reprend à son
compte, sous la mouvance de son dynamisme propre, le mouvement
productif et organisateur de la nature, et lorsqu'elle construit ses
propres systèmes, ce n'est pas pour se perdre dans une sorte de nature
artificialisée mais bien pour se donner les objectivations par la
médiation desquelles elle doit nécessairement passer pour revenir auprès
d'elle-même. C'est que l'action est à la fois une exigence infime et
une indétermination foncière. Elle se définit par une tâche — s'égaler
à son exigence — mais cette tâche, pour devenir réelle, doit pour ainsi
dire se charger du poids même de la réalité. Or comment, sans se
perdre, l'action pourrait-elle se lier à des figures concrètes si ce n'est
en suscitant, à partir de ses propres ressources, les formes d'objecti-
vation en lesquelles elle pourra à la fois se déterminer et se reconnaître ?
Mais les figures objectivées de l'action doivent reproduire dans leur
ordre et selon leurs potentialités internes ce qui fait le caractère le
plus profond et le plus original de l'action, à savoir la créativité.
Elles doivent être elles-mêmes des figures évolutives, capables
d'engendrer de la nouveauté. C'est précisément ce que nous trouvons
dans les systèmes de l'action, et très particulièrement dans le système
de la pratique scientifique qui, plus que tout autre, est armé pour
s'ouvrir lui-même, selon des procédures parfaitement maîtrisées, des
champs toujours nouveaux d'auto-réalisation. Le système, dans son
propre devenir, symbolise pour ainsi dire le destin tout entier de
l'action. Celle-ci porte devant elle-même la responsabilité de sa
cohérence et de sa structuration progressive et elle est appelée à se resserrer
Vérité et praxis dans la démarche scientifique 309

de plus en plus sur elle-même, dans une potentialité instauratrice


de plus en plus élevée, tout en s'accordant de plus en plus étroitement
à la respiration de l'universel. Ainsi le système, en obéissant à ses
conditions internes d'intégration croissante, ne cesse de renforcer
la qualité et le niveau de ses performances et fait apparaître, dans
l'immensité du cosmos, des zones de haute concentration opératoire
dont les interactions touchent des régions de plus en plus étendues
de la réalité.
Mais le système lui-même n'est encore qu'un relais de l'action.
Le sens qui s'ébauche en lui, et qui se montre dans la production
dont il est le lieu, n'est encore que l'annonce énigmatique d'un sens
toujours à venir en lequel l'action viendrait enfin à s'accomplir.
L'horizon de totalisation qui commande la venue au jour des systèmes,
et par rapport auquel se mesure leur vérité, est l'horizon même qui
définit l'effort toujours recommencé de l'action. Cet horizon, c'est
celui d'un appel qui porte secrètement l'action depuis ses origines,
qui ne cesse de la solliciter à travers toutes les péripéties de son
aventureux cheminement et dont elle est elle-même, de par son vœu le
plus profond, en chacune des projections qu'elle se donne, la silencieuse,
infatigable et incoercible espérance.
Jean Ladeière.

Résumé. — Le développement de l'épistémologie empiriste


conduit d'une doctrine de la vérité-correspondance à une doctrine de la
vérité-représentation. Derrière cette conception de la vérité se profile
une certaine compréhension de l'être, qui relève de la « métaphysique
de la représentation ». Mais l'examen de la pratique scientifique impose
une réinterprétation assez radicale du rôle de l'expérience. La science
crée ses objets, en un double sens : elle les conçoit et elle les réalise
effectivement. L'imbrication étroite des démarches de construction
théorique et des démarches de transformation effective ne peut être
décrite correctement, semble-t-il, que grâce à la notion de « système ».
La pratique scientifique forme un système, qui doit répondre à
certaines conditions d'ordre interne (cohérence, stabilité, optimalité), qui
doit pouvoir se situer par rapport à d'autres systèmes, et qui doit
pouvoir se transformer. Ce système s'oriente vers des formes d'auto-
organisation de plus en plus intégrées. Dans cette perspective, la
vérité devient le degré du potentiel intégrateur. Le concept de vérité
qui joue ici, c'est l'appartenance à une totalité. Mais le tout est une
réalité en mouvement: la vérité est donc elle-même un mouvement.
Cependant, pour donner un sens à cette interprétation, il faut resituer
la pratique scientifique dans la totalité cosmique d'une part, dans le
310 Jean Ladrière

dynamisme de l'action d'autre part. La véritable totalité, c'est l'horizon


du sens.

Abstract. — The development of empiricist epistemology leads


from a theory of truth as correspondence toward a theory of truth as
representation. Behind this conception of truth appears a certain
understanding of being, which belongs to the « metaphysics of
representation ». But an examination of the practice of science obliges us
to reinterpret rather radically the rôle of experience. Science creates
its objects, in two senses : it conceives them, and it realizes them
effectively. It would appear that the intimate interconnectedness of
the procedures of theoretical construction and of the procedures of
effective transformation can only be correctly described with the aid
of the notion of « system ». Scientific practice constitutes a system,
which a) must fulfil certain internal conditions (coherence, stability,
optimality), b) must situate itself with respect to other systems, and
c) must be able to transform itself. This system is evolving towards
more and more integrated forms of self-organisation. In this
perspective, truth becomes the degree of the integration potential. The concept
of truth which intervenes here is the belonging to a totality. But the
whole is a reality in movement ; truth is therefore itself a movement.
However, in order to make this interpretation meaningful, it is
necessary to reinsert scientific practice in the cosmic totality on the one
hand, and in the dynamism of action on the other hand. The true
totality is the horizon of sense.

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