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« Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka

Michael Löwy
Dans Raisons politiques 2002/4 (no 8), pages 117 à 129
Éditions Presses de Sciences Po
ISSN 1291-1941
ISBN 2724629345
DOI 10.3917/rai.008.0117
© Presses de Sciences Po | Téléchargé le 25/05/2023 sur www.cairn.info (IP: 77.136.67.17)

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dossier
MICHAEL LÖWY

« Devant la Loi » :
le judaïsme subversif de Franz Kafka

L
« Vor dem Gesetz » (Devant la Loi)
A PARABOLE
est un des textes les plus célèbres de Kafka et l’un
des rares qu’il ait publiés de son vivant. Ce passage
du roman inachevé Le procès était aussi un de ses écrits préférés, qu’il
aimait lire à ses amis et sa fiancée Felice 1. Dans son Journal, il le
désigne comme une « légende » et, dans le roman, simplement
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comme une « histoire ». Mais le terme parabole (Gleichniss), qu’il
utilise souvent pour parler de ce genre de textes brefs et à forte
charge paradoxale, disséminés comme autant de gemmes étince-
lantes dans ses cahiers de notes et son Journal, est peut-être le plus
approprié.
Cet écrit polysémique et énigmatique, d’inspiration explicite-
ment religieuse, semble concentrer, en quelques paragraphes, la
quintessence de la spiritualité kafkaïenne : il jette une lumière puis-
sante non seulement sur Le procès lui-même, mais sur l’ensemble de
l’œuvre de l’écrivain pragois. Il s’agit d’un texte paradoxal, à la fois
tendre et cruel, simple et terriblement complexe, transparent et
opaque, lumineux et obscur. Il représente l’art de Kafka dans toute
sa puissance, et il n’est pas surprenant qu’il n’ait cessé de hanter plu-
sieurs générations de lecteurs et de critiques depuis presque un siècle.
On connaît la teneur de la parabole, racontée par un prêtre lors
de la visite de Joseph K. à la cathédrale : un homme de la campagne

1. Klaus Wagenbach, Kafka in Selbstzeugnissen und Bilddokumenten, Hambourg, Rowohlt,


1964, p. 98.

Raisons politiques, n° 8, novembre 2002, p. 117-129.


© 2002 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques.
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demande à avoir accès à la Loi ; mais le gardien des portes de la Loi


lui explique qu’il ne peut pas l’autoriser à entrer. Il n’est, lui, que le
premier des gardiens, les autres, qui se trouvent à l’intérieur, étant
bien plus puissants. L’homme espère en vain l’autorisation. Assis sur
un escabeau, il attend de longues années. Au moment où il va
mourir, le gardien lui confie à l’oreille : « Personne que toi n’avait le
droit d’entrer ici, car cette entrée n’était faite que pour toi, mainte-
nant je pars et je ferme » 2.
Par sa nature de document « canonique », presque biblique, la
légende suscite les interprétations, les tentatives de déchiffrement, les
explications et contre-explications, les délires d’interprétation, les
disputationes et les controverses. Kafka lui-même se livre de bon cœur
à cet exercice, en faisant suivre la parabole d’un long débat théolo-
gique et herméneutique entre Joseph K. et le prêtre sur la significa-
tion du récit – débat qui n’arrive à aucune conclusion et laisse en sus-
pens toutes les questions. Tandis que Joseph K. ne peut s’empêcher
de croire que l’homme a été trompé par le gardien, le prêtre lui
répond par l’argument classique des clercs : « Douter de la dignité du
gardien, ce serait douter de la Loi ». L’autorité du gardien est bien
supérieure à la vérité : « On n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il
dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire ». Ce raisonnement apo-
logétique est spontanément rejeté par Joseph K. qui le définit, dans
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une formule extraordinairement puissante, comme le signe d’une
déchéance universelle : « Triste opinion… elle élèverait le mensonge
à la hauteur d’une règle du monde » (die Lüge wird zur Weltordnung
gemacht) 3.
Que signifie donc cette parabole ? Certaines lectures savantes
me semblent relever du malentendu : elles passent tout simplement
à côté de l’essentiel. C’est le cas notamment de Max Brod, l’ami et
biographe de l’écrivain, qui compare la parabole, dans la lettre et
l’esprit, au Livre de Job : « La volonté de Dieu revêt à nos yeux un
aspect illogique ou plutôt grotesquement opposé à notre logique
humaine … dans le livre de Job, Dieu se livre de la même façon à des
actes qui apparaissent à l’homme absurdes et injustes. Mais ce n’est
que leur apparence pour des regards humains et l’ultime conclusion,
chez Job comme chez Kafka, c’est que les étalons dont l’homme se
sert ne sont pas les mêmes que ceux avec lesquels on mesure dans le

2. Franz Kafka, Le procès, trad. de l’all. par Bernard Lortholary, Paris, Gallimard, 1985,
p. 309.
3. Ibid., p. 316 et Der Prozess, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1985, p. 188.
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monde de l’Absolu » 4. L’ennui avec cette interprétation passable-


ment naïve – qui s’applique, selon Brod, non seulement à la para-
bole, mais aux deux grands romans, Le procès et Le château – c’est que
rien n’indique, dans les écrits de Kafka, cette « ultime conclusion ».
Le même scepticisme est applicable à la lecture de Hartmut Binder
qui, après deux cents pages d’exégèse, arrive à la conclusion que la
parabole est un texte autobiographique qui met en forme
« l’absurdité en tant que telle » dans certains rapports humains,
comme ceux de Kafka avec son père ou avec sa fiancée Felice 5. Enfin,
Giuliano Baioni, dont le livre est souvent plein d’aperçus intéres-
sants, prend une fausse route en écrivant que la fonction de la para-
bole dans le roman est « éminemment esthétique » : elle représente
« la perfection des attributs formels » ou encore « la nécessité de la
forme face à l’arbitraire du chaos » 6. Ce qui disparaît dans ce genre
d’interprétation, c’est la dimension critique, politico-religieuse et
profondément subversive du texte. Il ne s’agit pas, bien entendu,
d’un quelconque « message » ou d’une doctrine à transmettre, mais
d’un état d’esprit de l’auteur.
On ne peut comprendre cet écrit sans le situer dans un contexte
plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions éthico-sociales
et, en particulier, l’anti-autoritarisme – d’inspiration libertaire – qui
lui a fait fréquenter, pendant les années 1909-1912, les milieux anar-
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chistes pragois 7. Cette Stimmung libertaire traverse, comme un fil
rouge, l’ensemble de son œuvre, depuis la « Lettre au père » jusqu’au
Château. Si, dans le premier texte, il s’agit encore de l’autorité per-
sonnelle d’un tyran : « Tu pris à mes yeux le caractère énigmatique
qu’ont les tyrans », (la lettre ne fut jamais envoyée) 8 ; par la suite,
dans les deux grands romans inachevés et dans la nouvelle de 1914,
La colonie pénitentiaire, il s’agit plutôt d’une autorité bureaucratique,
anonyme, hiérarchique, opaque et lointaine, qui prend la forme d’un
appareil, d’un mécanisme impersonnel 9.

4. Max Brod, Franz Kafka : souvenirs et documents, trad. de l’all. par Hélène Zylberberg,
Paris, Gallimard, 1945, p. 278.
5. Hartmut Binder, « Vor dem Gesetz ». Einführung in Kafkas Welt, Stuttgart, Weimar, J.
B. Metzler, 1993, p. 222-224.
6. Giuliano Baioni, Kakfa : letteratura ed ebraismo, Turin, Einaudi, 1984.
7. Cf. Michaël Löwy, « Kafka et le socialisme libertaire », L’homme et la société, 125, 1997.
8. Fr. Kafka, « Lettre au père » (1919), dans Préparatifs de noce à la campagne, trad. de l’all.
par Marthe Robert, Paris, Gallimard, 1957, p.165.
9. Cf. M. Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale. Une étude
d’affinité élective, Paris, PUF, 1988.
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Comment cet anti-autoritarisme – une attitude existentielle,


Sitz im Leben, plus qu’un choix politique – pourrait-il ne pas se tra-
duire aussi sur le terrain religieux ? Il prend alors la forme d’un refus
face à tout pouvoir qui prétend représenter la divinité et imposer en
son nom des dogmes, des doctrines, des interdictions. Ce n’est pas
tant l’autorité de Dieu qui est remise en question que celle des insti-
tutions religieuses, des clercs et autres gardiens de la Loi. La religion
de Kafka, dans la mesure où l’on peut utiliser cette expression, serait
une sorte de religion de la liberté, au sens le plus fort et le plus absolu
du terme, d’inspiration juive hétérodoxe.
Il ne faut pas chercher les sources de cette sensibilité religieuse
dans de lointaines et mystérieuses doctrines ésotériques – comme la
gnose, souvent mentionnée par des chercheurs, sans que personne ait
pu montrer qu’elle fut connue de Kafka – mais plutôt dans les écrits
de certains de ses plus proches amis juifs pragois : Hugo Bergmann
et Felix Weltsch.
Ami d’enfance et collègue de lycée de Kafka, H. Bergmann
publie, en 1913, dans le recueil pragois Vom Judentum (connu de
Kafka, puisqu’il figure dans sa bibliothèque), un essai intitulé « La
sanctification du nom » (Kiddush Hashem). Selon H. Bergmann, ce
qui distingue, dans le judaïsme, l’être humain du monde des objets,
c’est précisément la liberté, la libre décision, la capacité de se libérer du
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réseau des conditionnements, de répondre non aux contraintes. Pour
la conception juive, l’être humain est à la fois créature et créateur. Il est
seulement créature quand il doit être, comme une chose, mû par une
force extérieure ; créateur, quand, en se libérant de la chaîne des
nécessités étrangères, il s’élève librement à l’action éthique. « Comme
être moral, l’être humain est son propre créateur (Selbstschöpfer),
comme nous l’apprend explicitement le Talmud (Sanhedrin 99b). Et
voici – dans le langage du Zohar (I, 9b, 10a) – la tâche de l’être
humain : ne plus être une citerne, simple récipient d’une eau étran-
gère, mais devenir une source, qui fait jaillir sa propre eau » 10.
Quant à F. Weltsch, un des plus proches amis de Kafka depuis
1912, on trouve dans son livre Gnade und Freiheit (Grâce et liberté),
de 1920, une célébration du judaïsme comme « religion de la
liberté », qui croit à la possibilité métaphysique, « magique » même,

10. Hugo Bergmann, « Die Heiligung des Namens (Kiddush Hashem) », Vom Judentum.
Ein Sammelbuch, Prague, Verein Jüdischer Hochschüler Bar Kochba, 1913, p. 40-41.
Cf., à ce sujet, Marina Cavarocchi, La certezza che toglie la speranza. Contributo per
l’approfondimento dell’aspetto ebraico in Kafka, Florence, Giuntina, 1988, p. 89-91.
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de l’intervention de la libre volonté dans le monde. Selon F. Weltsch,


on trouve aussi dans la tradition hébraïque une « religion de la
grâce », mais c’est la « religion de la liberté » qui prédomine dans la
cabale et le hassidisme, avec des prolongements aussi dans la pensée
allemande (Schelling, Fichte) et dans le judaïsme contemporain
(Buber). Tandis que la foi en la grâce conduit au quiétisme, la foi en
la liberté mène à l’activisme et à une éthique de l’action libre, qui la
valorise en tant que telle, indépendamment de son échec ou de son
succès. Dans une lettre à F. Weltsch, Kafka avait manifesté le plus
grand intérêt pour ce livre et, en particulier, pour son dernier cha-
pitre intitulé « Schöpferische Freiheit als religiöses Prinzip » (La
liberté créatrice comme principe religieux) 11.
Il va de soi que Kafka n’était pas nécessairement d’accord avec
toutes les idées de ses amis et que l’on ne saurait expliquer sa propre
spiritualité par une quelconque « influence ». En outre, sa forme
d’expression, la littérature, est nécessairement irréductible à toute
philosophie, théologie ou autre type de discours théorique. Il
n’empêche qu’il existe, entre les travaux de H. Bergmann et
F. Weltsch, d’une part, et certains textes à portée religieuse de Kafka,
d’autre part, un certaine affinité, un certain « air de famille ».
Le cas de Max Brod est différent, parce qu’il est beaucoup plus
hésitant et éclectique que ses deux amis. D’abord partisan d’un strict
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déterminisme de type schopenhauérien, il se rallie, sous l’influence
conjuguée de H. Bergmann et de F. Weltsch, à la religion de la
liberté, dont l’expression littéraire la plus réussie est son roman Tycho
Brahes Weg zu Gott (1915) – ouvrage d’inspiration autobiographique
qui célèbre la libre capacité de décision de l’être humain. Le livre fut
dédicacé par son auteur à Kafka. Toutefois, quelques années plus
tard, suite à une crise personnelle, Max Brod s’éloigne de cette
conception activiste de la religion, fondée sur l’idée que Dieu lui-
même dépend de l’action humaine, pour se faire, dans Heidentum,
Christentum, Judentum (1920), l’apôtre d’une théologie de la grâce

11. Felix Weltsch, Gnade und Freiheit, Prague, 1920, p. 37, 73 ; M. Cavarocchi, La cer-
tezza che toglie…, op. cit., p. 92-99. Ces thèmes étaient présents dans les conversations
et la correspondance entre Fr. Kafka et F. Weltsch bien avant la publication du livre.
Recevant le manuscrit de l’ouvrage en 1919, Fr. Kafka avait envoyé à son ami une liste
de corrections et de commentaires. Voir H. Binder, « Ein ungedrucktes Schreiben
Franz Kafkas an Felix Weltsch », Jahrbuch der deutschen Schillergesellschaft, 20, 1976,
p. 109-130. Dans une lettre à F. Weltsch (printemps 1920), Fr. Kafka reconnaissait
que ce livre avait « beaucoup d’importance » pour lui. (Correspondance 1902-1924,
Paris, Gallimard, 1965, p. 314).
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divine (Gnade) et de l’impuissance humaine. Autant Kafka admirait


le premier ouvrage de son ami, autant il avait beaucoup de réserves
envers le deuxième. Dans une lettre à Max Brod, du 7 août 1920, il
critique sa présentation, qui lui semble injuste, du paganisme : l’uni-
vers religieux des grecs « était moins profond que la Loi juive, mais
peut-être plus démocratique (il n’y avait guère de chefs ni de fonda-
teurs de religions), plus libre peut-être (il retenait, mais je ne sais pas
par quoi)… » 12. Ce qui me semble important dans ce passage, c’est
moins l’éloge – quelque peu provocateur – du paganisme grec, que
l’image idéalisée d’une religion libre et « démocratique », sans chefs
ni autorités.
Cette « religion de la liberté » kafkaïenne et sa critique de
l’autorité religieuse trouvent leur expression la plus pure dans la trou-
blante parabole « Devant la Loi ». Parmi les multiples écoles d’inter-
prétation que ce texte mystérieux et fascinant a suscitées au cours du
siècle, la plus pertinente me semble être celle qui voit dans le gardien
des Lois le représentant non de l’inscrutable justice divine – face à
laquelle l’homme de la campagne, comme Job, se trouverait désarmé
– mais plutôt de cette Weltordnung fondée sur le mensonge dont
parle Joseph K. Le premier représentant de cette lecture n’est autre
que l’ami de toujours, F. Weltsch, qui, fidèle à sa philosophie de la
liberté, souligne, dans un article publié en 1927 : l’homme de la
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campagne a échoué parce qu’il n’a pas voulu prendre le chemin vers
la Loi en traversant cette porte sans autorisation 13.
En d’autres termes, l’homme de la campagne s’est laissé
intimider : ce n’est pas la force qui l’empêche d’entrer, mais la peur,
le manque de confiance en soi, la fausse obéissance à l’autorité, la
passivité soumise 14. S’il est perdu, c’est « parce qu’il n’ose pas placer
sa loi personnelle au-dessus des tabous collectifs dont le gardien per-
sonnifie la tyrannie » 15. À certains égards, le gardien des portes est

12. Fr. Kafka, Correspondance…, op. cit., p. 156 (éloge du Tycho) et p. 331.
13. F. Weltsch, « Freiheit und Schuld in F. Kafka’s Roman “Der Prozess” », Jüdischer Alma-
nach aus dem Jahr 5687, 1926-1927, p. 115-121.
14. Walter H. Sokel, Franz Kafka. Tragik und Ironie, Munich, Albert Langen, 1964,
p. 215 ; Ernst Fischer, « Kafka Conference », dans Kenneth Hughes (ed.), Franz Kafka,
an Anthology of Marxist Criticism, Londres, University Press of New England, 1981,
p. 91.
15. Marthe Robert, Seul, comme Franz Kafka, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 162. Cf. aussi
Ingeborg Henel, « L’obéissance à la loi externe empêche l’entrée dans la vraie loi » qui
est « la loi de chaque individu » (I. Henel, « The Legend of the Doorkeeper and its
Significance for Kafka’s Trial », dans James Rolleston (ed.), Twentieth Century Interpre-
tations of « The Trial », Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1976, p. 41, 48).
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une surpuissante image paternelle, qui empêche au fils l’entrée dans


sa propre vie indépendante. La raison profonde pour laquelle
l’homme n’a pas franchi la barrière vers la Loi et vers la vie, c’est la
peur, l’hésitation, le manque de hardiesse. L’Angst de celui qui
implore le droit d’entrer, c’est précisément ce qui donne au gardien
la force de lui barrer la route 16.
Quant à l’autorité religieuse, le prêtre – en fait l’aumônier des
prisons – qui, par son argumentation théologique spécieuse, essaye
de justifier la position du gardien comme « non vraie mais
nécessaire », elle représente, selon Hannah Arendt, « la théologie
secrète et la croyance intime des bureaucrates comme croyance dans
la nécessité pour soi, les bureaucrates étant en dernière analyse des
fonctionnaires de la nécessité ». La « nécessité » dont se réclame le
prêtre n’est donc pas celle de la Loi, mais celle des lois du monde cor-
rompu et déchu qui empêchent l’accès à la vérité 17. Cette interpréta-
tion est, me semble-t-il, la seule qui soit cohérente avec la sensibilité
anti-autoritaire qui illumine, pour ainsi dire de l’intérieur, toute
l’œuvre de Kafka.
Par son style et son esprit, on a souvent comparé « Devant la
Loi » à des textes talmudiques, des midrashim, des haggadoth, ou
encore des contes hassidiques. Plusieurs interprètes ont insisté sur la
ressemblance avec une des légendes hassidiques de Nachman de
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Bratzlev, rapportée par Martin Buber dans Die Geschichten des Rabbi
Nachman (1906) et intitulée « Le rabbi et son fils unique ». Il s’agit
de l’histoire d’un rabbin, dont le fils, un jeune remarquablement
doué, désire ardemment rendre visite à un Zaddik qui habite à
quelques jours de voyage de leur village. Le père, ennemi juré du has-
sidisme, s’oppose à ce voyage et tente, par toutes sortes d’arguments
et d’obstacles, d’empêcher son fils de l’accomplir. Finalement,
désespéré de ne pouvoir réaliser son désir, le fils meurt et c’est le père
qui, plein de remords et de tristesse, fait le voyage vers le grand
Zaddik 18. Certes, on peut supposer que Kafka, comme la plupart des
intellectuels juifs de culture allemande de sa génération, a lu ce livre,
mais il me paraît impossible de trouver la moindre ressemblance
substantielle entre cette légende et la parabole « Devant la Loi », sauf

16. Jürgen Born, « Kafkas Türhütter legende. Versuch einer positiven Deutung », Jenseits
der Gleichnisse. Kafka und sein Werk, Bern, Verlag Peter Lang, 1986, p. 177-180.
17. Hannah Arendt, Sechs Essays, Heidelberg, Verlag Lambert Schneider, 1948, p. 133. Cf.
aussi I. Henel, « The Legend… », cité, p. 49.
18. Martin Buber, Die chassidischen Bücher, Berlin, Schocken Verlag, 1927, (ou Hellerau,
Jakob Hegner, 1928) p. 40-47.
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des aspects formels d’une très grande généralité : des obstacles qui
empêchent un individu d’atteindre son but, jusqu’à sa mort 19.
On ne peut qu’être frappé, en revanche, par la ressemblance
étonnante – récemment mise en évidence par un chercheur allemand
– entre la légende kafkaïenne et une narration du Midrash, Pesikta
Rabbati, sur la montée de Moïse au ciel, lors de son séjour au mont
Sinaï. Arrivé aux portes du ciel, Moïse voit son chemin barré par un
ange gardien, Kemuel, qui lui interdit l’accès à la demeure du Très
Haut. Sans hésitation, le prophète l’assomme et continue son
chemin dans le ciel. Il est bientôt confronté à un deuxième puis à un
troisième ange gardien, tous deux bien plus puissants que le
premier : le deuxième est six cents fois plus grand que le premier,
mais il n’ose pas s’approcher du troisième, parce que son feu le brû-
lerait. Cela rappelle presque littéralement l’affirmation du gardien
dans le texte de Kafka : « Le troisième gardien est si puissant que
même moi, je ne peux pas supporter sa vue ». Dans le Midrash,
Moïse est finalement admis auprès du Tout Puissant, qui l’aide à
dépasser les dangereux anges gardiens 20.
Ce qui est intéressant, si l’on compare les deux récits, c’est à la
fois la similitude – même s’il n’existe aucune preuve que Kafka
connaissait ce Midrash – mais aussi la différence : contrairement à
l’homme de la campagne, le prophète hébreu ne s’est pas laissé
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décourager par le gardien du seuil et, grâce à une action hardie, s’est
ouvert le chemin vers la Loi.
Kafka n’a jamais caché son admiration pour les personnages qui
ont le courage de suivre leur propre chemin, en passant outre les
interdictions conventionnelles. Dans une lettre à E. Minze, de
novembre 1920, se trouve un passage qui semble un commentaire à
la légende de 1915 : l’écrivain recommande à son amie la lecture des
Mémoires d’une socialiste de Lily Braun, une femme admirable qui « a
eu beaucoup à souffrir de la morale de sa classe (une telle morale est
de toute façon mensongère, au-delà toutefois commence l’obscurité

19. Cf. Moshé Shalev, « C’est du suicide de ne pas aller à la synagogue » (trad. de l’hébreu),
Haaretz, 15 octobre 1997, supplément littéraire Tarbut Ve Sifrut, p. 3-4.
20. Ulf Abraham, « Mose “Vor dem Gesetz” : Eine unbekannte Vorlage zu Kafkas
“Türhüterlegende” », Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistes-
geschichte, 57, 1983, p. 636-641. D’autres chercheurs avaient déjà remarqué que des
récits et légendes talmudiques, transmis à Fr. Kafka par son ami Jitzchaq Löwy, avaient
sans doute profondément influencé la structure d’œuvres comme Le procès et, en parti-
culier, la parabole « Devant la loi » (Walter Sokel, « Franz Kafka as a Jew », Leo Baeck
Institute Yearbook, 18, 1973, p. 238), mais on n’avait pas encore trouvé de sources pré-
cises pour étayer cette hypothèse.
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de la conscience), mais elle a fait son chemin en luttant comme un


ange guerrier » 21. Tandis que l’homme de la campagne s’était plié à
l’ordre mensonger du monde, intimidé par la menace des terribles
anges gardiens de la Loi, la femme socialiste a refusé la morale men-
songère de sa classe (la bourgeoisie) et a osé aller de l’avant, « en lut-
tant comme un ange guerrier ».
C’est en 1914-1915, lorsqu’il écrivait Le procès (et donc la para-
bole « Devant la Loi »), que Kafka découvre le livre de L. Braun ; il
en envoie un exemplaire à sa fiancée Felice Bauer (en avril 1915),
ainsi que, un peu plus tard, à plusieurs amis : « J’ai récemment
envoyé les Mémoires à Max [Brod] et bientôt j’en ferai cadeau à
Ottla, je le distribue à gauche et à droite » (lettre à Felice du
11 septembre 1916) 22. Pourquoi un tel enthousiasme ? À beaucoup
d’égards, les idées de cette femme socialiste sont proches de la
« religion de la liberté » de l’écrivain pragois : « J’ai construit lente-
ment, en rassemblant laborieusement pierre après pierre, l’Église de
ma religion. Un sentiment de bonheur m’a envahie quand j’ai vu que
mon œuvre était accomplie et j’ai pris la ferme décision de ne pas
accepter que l’on m’impose une quelconque profession de foi qui ne
soit pas la mienne propre » 23.
Suivant les préceptes de Shelley – « L’avertissement de la
“Queen Mab” [de Schelley] ne s’adresse-t-il pas à moi ? “N’aie pas
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peur ! Mène la guerre contre la domination et le mensonge !” et de
Nietzsche – « Obéis à toi-même ! », L. Braun condamne « la soumis-
sion, l’humiliation, l’abandon au destin et la désobéissance à soi-
même, au profit de l’obéissance aux supérieurs ». Enfin, elle oppose
« la volonté d’action » de l’être libre au « sentiment résigné
d’impuissance » 24.
Il ne s’agit nullement de suggérer une quelconque « influence »
des Mémoires de L. Braun sur Kafka. Plus simplement, son intérêt
déclaré et soutenu pour le livre témoigne d’une sympathie et d’une
complicité avec les sentiments exprimés par cette femme à l’esprit
libre et insoumis. Cette sympathie éclaire, d’une lumière inattendue,
le texte de la parabole de 1915.

21. Fr. Kafka, Correspondance…, op. cit., p. 334.


22. Fr. Kafka, Briefe an Felice : und andere Korrespondenz aus der Verlobungszeit, Erich von
Heller, Jürgen Born Hrsg., Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1967, p. 638, 655, 695.
23. Lily Braun, Memoiren einer Sozialistin (1909), Berlin, Verlag J. H. W. Dietz, 1985,
p. 82-83.
24. Ibid., p. 82, 85, 136, 756, 806-807.
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126 – Michael Löwy

Le dilemme crainte/insoumission face aux gardiens de la Loi


apparaît aussi dans une autre parabole, « Du problème des lois », où
il est question d’un peuple dominé par un petit groupe de nobles
qui garde les secrets des lois et se proclame lui-même au-dessus des
lois. La conclusion est à la fois paradoxale et ironique : « Un parti
qui en même temps que la croyance aux Lois rejetterait la noblesse,
ce parti aurait aussitôt tout le peuple derrière lui, mais ce parti ne
saurait être et cela pour la seule raison que personne n’ose rejeter la
noblesse ! » 25.
Il serait intéressant d’esquisser un parallèle entre l’homme de la
campagne et Joseph K., le héros du Procès. Ce dernier n’est pas aussi
passif que le premier, mais, à deux moments décisifs de l’histoire, il se
laisse lui aussi intimider. D’abord au début du roman, quand il a
l’intuition, au moment où l’on vient l’arrêter, que « la solution simple
pour tout cela » serait de se moquer des gardiens, d’ouvrir « la porte de
la prochaine chambre et peut-être même la porte du vestibule » et
d’accéder ainsi à la liberté. Inquiet de la réaction des inspecteurs, il finit
par se résigner à « attendre la solution moins incertaine que le cours
naturel des choses amènerait nécessairement ». Or ce produit « néces-
saire » du « cours naturel des choses », nous le connaissons : c’est l’exé-
cution de Joseph K. à la fin de son parcours dans les labyrinthes de la
procédure judiciaire. C’est le deuxième moment de résignation et le
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dernier : plutôt que de résister à ses bourreaux, il se prête avec
« complaisance » (Entgegenkommen) à leur infâme besogne et finit
donc par mourir « comme un chien » 26.
Le « chien » constitue chez Kafka une catégorie éthique – sinon
métaphysique : est décrit ainsi celui qui se soumet servilement aux
autorités, quelles qu’elles soient. Le commerçant Block agenouillé aux
pieds de l’avocat est un exemple typique : « Ce n’était plus là un client,
c’était le chien de l’avocat. Si celui-ci lui avait commandé d’entrer
sous le lit en rampant et d’y aboyer comme du fond d’une niche, il
l’aurait fait avec plaisir ». La honte qui doit survivre à Joseph K. (der-
nier mot du Procès), est celle d’être mort comme un chien, en se sou-
mettant avec complaisance à ses bourreaux. L’homme de la cam-
pagne de la légende n’est pas décrit explicitement comme un chien,
mais cette image est fortement suggérée par la dégradation de son

25. Fr. Kafka, La muraille de Chine et autres récits, trad. de l’all. par J. Carrive et Alexandre
Vialatte, Paris, Gallimard, 1950, p. 113-115.
26. Fr. Kafka, Le procès, op. cit., p. 51, 324-325, corrigé d’après l’original Der Prozess,
op. cit., p. 12, 193-194.
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« Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka – 127

comportement : il ne parle plus, il grogne ; il ne s’adresse plus au gar-


dien mais aux puces de son col de fourrure 27.
Le gardien de la porte, comme les juges du Procès, les fonction-
naires du Château ou les commandants de La colonie pénitentiaire ne
représentent en rien, aux yeux de Kafka, la divinité (ou ses serviteurs,
anges, messagers, etc.). Ils sont précisément les représentants du
monde de la non-liberté, de la non-rédemption, le monde étouffant
dont Dieu s’est retiré. Face à leur autorité arbitraire, mesquine et
injuste, la seule voie pour le salut serait de suivre sa propre loi indi-
viduelle, en refusant de se soumettre et en franchissant les barrières
interdites. Ce n’est qu’ainsi que l’on peut accéder à la Loi divine,
dont la lumière est cachée par la porte.
L’avènement du Messie semble directement lié, pour Kafka, à
cette conception individualiste de la foi, cette « religion de la liberté ».
Dans un étrange aphorisme (daté du 30 novembre 1917), il écrit : « Le
Messie viendra dès l’instant où l’individualisme le plus déréglé sera
possible dans la foi (der zügelloseste Individualismus des Glaubens) – où
il ne se trouvera personne pour détruire cette possibilité et personne
pour tolérer cette destruction, c’est-à-dire quand les tombes
s’ouvriront ». Cet étonnant anarchisme religieux – pour utiliser un
concept cher à Gershom Scholem – imprègne aussi une autre notation
messianique (4 décembre 1917) : « Le Messie ne viendra que lorsqu’il
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ne sera plus nécessaire, il ne viendra qu’un jour après son arrivée, il ne
viendra pas au dernier, mais au tout dernier jour » 28.
Si l’on met en rapport les deux aphorismes, on peut formuler
l’hypothèse suivante : pour Kafka, la rédemption messianique sera
l’œuvre des êtres humains eux-mêmes, au moment où, suivant leur
propre loi interne, ils feront s’écrouler les contraintes et autorités
extérieures ; la venue du Messie serait seulement la sanction reli-
gieuse d’une autorédemption humaine – ou du moins celle-ci serait
la préparation, la précondition de l’ère messianique de liberté
absolue. Cette position, bien entendu très éloignée de l’orthodoxie
juive, n’est pas sans avoir des affinités avec celles de Buber, Benjamin
ou Rosenzweig sur la dialectique entre émancipation humaine et
rédemption messianique.
Selon Martin Buber, par exemple, « le théologumène juif cen-
tral, non formulé, non dogmatique, mais arrière-plan et cohésion de

27. Ibid., trad. fr., p. 283, 309, 325.


28. Fr. Kafka, Préparatifs de noce…, op. cit., p. 81-82 et Hochzeitsvorbereitungen auf dem
Lande und andere Prosa aus dem Nachlass, Francfort-sur-le-Main, Fischer, 1966, p. 88-89.
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128 – Michael Löwy

toute doctrine et prophétie, est la croyance à la participation de


l’action humaine à l’œuvre de rédemption du monde ». Il a été
accordé aux générations humaines une « force coopératrice », une
force messianique (messianische Kraft) agissante 29. Quant à Franz
Rosenzweig, il insiste, dans L’étoile de la rédemption, sur le fait que les
« grandes œuvres de libération » humaine, inspirées par le désir de
liberté, d’égalité et de fraternité, constituent « la condition
nécessaire » de l’avènement du Royaume de Dieu 30.
Pour comprendre la spiritualité de Kafka, telle qu’elle s’exprime
de façon paradoxale, mais éclatante, dans la parabole « Devant la
Loi », il faudrait aussi la situer dans le cadre général de la « crise de la
tradition » du judaïsme centre-européen. G. Scholem nous ouvre
une piste intéressante en écrivant, à propos des analyses développées
par Walter Benjamin sur l’écrivain pragois : « Benjamin savait que
l’on trouve dans Kafka la théologie négative d’un judaïsme qui a
perdu le sens positif de la Révélation, mais qui n’a rien perdu de son
intensité » 31. Or cet élément intense et négatif, en quoi consiste-t-il
sinon dans le refus éthico-religieux du monde ? Plutôt que de
« sécularisation » au sens strict, il faudrait parler, me semble-t-il,
d’intériorisation éthique de la religion. Comme le souligne
M. Weber dans son étude des formes de refus religieux du monde,
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« plus la religion est systématisée et intériorisée dans le sens d’une
“éthique de la conviction”, plus la tension qu’elle entretient avec les
réalités du monde est profonde ». Au contraire, tant que la religion
reste rituelle et légaliste, cette tension se manifeste peu 32.
Chez Kafka – comme chez d’autres intellectuels juifs d’Europe
centrale, éloignés du rituel et de la loi, mais immergés dans la culture
religieuse juive – le refus du monde au nom d’une « éthique de
conviction », ici la liberté absolue, est la forme que prend une sensi-
bilité religieuse intériorisée. 

29. M. Buber, Judaïsme, trad. de l’all. par Marie-José Jolivet, Lagrasse, Verdier, 1982, p. 29
et Die chassidischen Bücher, Berlin, Schocken Verlag, 1963, p. XXIII-XXVII.
30. Fr. Rosenzweig, L’étoile de la rédemption (1921), Paris, Le Seuil, 1982, p. 41.
31. Gershom G. Scholem, Fidélité et utopie : essais sur le judaïsme contemporain, trad. par
Margueritte Delmotte et Bernard Dupuy, Paris, Presses Pocket, 1992, p. 135.
32. Max Weber, Économie et société, trad. de l’all. par Julien Freund, Pierre Kamnitzer,
Pierre Bertrand, Éric de Dampierre, Paris, Plon, 1971, p. 585.
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« Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka – 129

Michael Löwy est directeur de recherche au CNRS et enseignant à


l’École des hautes études en sciences sociales. Auteur de nombreux
ouvrages traduits dans plus de vingt langues, il vient de publier Walter Ben-
jamin. Avertissement d’incendie. Une lecture des thèses « Sur le concept
d’histoire » (PUF, 2001) et travaille actuellement sur l’œuvre de Franz
Kafka.

RÉSUMÉ

« Devant la Loi » : le judaïsme subversif de Franz Kafka


On ne peut comprendre ce célèbre et énigmatique passage du roman Le procès sans
le situer dans un contexte plus ample : la spiritualité de Kafka, ses convictions
éthico-sociales et, en particulier, l’anti-autoritarisme – d’inspiration libertaire –
qui nourrit ce qu’on pourrait appeler sa « religion de la liberté ». La parabole
« Devant la Loi » pourrait alors être interprétée comme une critique des pouvoirs
qui prétendent représenter la divinité et imposer en son nom des dogmes, des doc-
trines, des interdictions.

« Before the Law » : Franz Kafka’s subversive judaism


One cannot understand this famous and enigmatic passage from the novel The
Trial without placing it in a larger context : Kafka’s spirituality, his ethical and social
beliefs, and in particular the anti-authoritarianism – of libertarian inspiration – that
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nourrishes what one could call his “religion of liberty”. The parable “Before the Law”
could then be interpreted as a criticism of all powers that pretend to represent divinity
and to impose, in its name, dogmas, doctrines and interdictions.

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