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cahiers du !

CINEMA

165 avril 1965


Plus de fils encombrants...

Tout ce que votre caméra filme,


ce nouveau magnétophone
à transistors peut l’enregistrer
car il marche dans les conditions
les plus invraisemblables
et dans toutes les positions :
le M 300 est vraiment
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« ...rien ne peut plus se faire
sans que plusieurs soient associés
d’une certaine manière. »
Michel Deguy.

cahiers du CINEMA
N° 165 - AVRIL 1965
ORSON WELLES
Conversations avec Juan Cobos, Juan A n to nio Pruneda et Miguel Rubio
~~
8
Le secret des poètes et des rois, par M ichel Mardore ~ ~ 24
Falstaff sur le v if, par Juan Cobos 28
Welles â la TV 3t
AGNÈS VARDA
Entretien, par Jean-André Fieschi e t Claude O llîer 42
L’ACTION PARLÉE
Entretien avec Pierre Perrault, par M ichel Delahaye et Louis M arcorelies 32
Post-scriptum, par Michel Brault : 4?
INGMAR BERGMAN ~
Journal des Communiants, par V ilgot Sjoman 52
LË COURT MÉTRAGE
Oberhausen ou le troisièm e axe, par M ichel Delahaye 58
LE CAHIER CRITIQUE
Rossen : Lilith, par Jean-André Fieschi 70
W ilder : Embrasse-moi, idiot, par Gérard Guégan 70
Tashlin : Disorderly Orderly, par André Téchiné 71
Etaix : Yoyo, par Jacques Bontemps 72
Varda : Le Bonheur, par Claude O llie r 73
Richardson : La Solitude d'un coureur de fond, par Jean-Claude Biette 74
De Sica : Mariage à l’italienne, par Jean-André Fieschi 75
Marton : L’Attaque dura sept jours, par Jean-Pierre Biesse 75
Juran : Les Premiers Hommes dans la lune, par M ichel Mardore 76
PETIT JOURNAL DU CINÉMA "
Cannes, Compton, Rohmer, Rossellini 64
Chronique de la TV 66
Revue de presse 78
Courrier des lecteurs 5
Les dix m eilleurs film s de 1964 67
Liste des film s sortis à Paris du 10 fé vrie r au 23 mars 79
CAHIERS D U C IN É M A , R e v u e m e n s u e l l e de C in ém a
A dm inistration-Publicité : 8, rue M arbeuf, P a r i s - â 1* - 3 5 9 - 5 2 - 8 0
R édaction : 5, rue C lém e nt-M a r o t, P aris-8e - 225-93-34
C o m i t é d e r é d a c t i o n : J a c q u e s D o n i o l - V a l c r o z e , D a n i e l F i iip ac c hî , J e a n - L u c G o d a r d , P i e r r e K a s t , R o g e r
T h é r o n d , F r a n ç o is T r u f f a u t . R é d a c t e u r s e n c h e f : J e a n - L o u i s G i n i b r e , J a c q u e s R i v e i t e . R é d a c t e u r e n c h e f
adjoint : J e a n -L o u is Com olli. M ise e n p a g e s : A n d r é a B ureau . S e c r é ta r ia t : J e a n N a r b o n i. D o c u m e n ­
t a t i o n p h o t o : J e a n - P i e r r e B i e s s e . S e c r é t a i r e g é n é r a l : J e a n H o h m a n . Les a r t i c l e s n ’e n g a g e n t q u e le u r s
a u t e u r s . Les m a n u s c r i t s n e s o n t p a s r e n d u s .

T o u s d r o it s r é s e r v é s . C opyright b y l e s E d it io n s d e l'Etoile.

3
1819-1965

cinéastes
Toute Technique évolue...
y compris celle de la garantie
illustrations

Comme son arrière-grand-père, l'homme de 1965 souscrit des


contrats d’ assurance. M a is ces contrats sont adaptés a u x c i r ­
constances actue//es. l/s accordent des garanties ////mitées, fis
ne co m p o rte n t pas de déclaration de capitaux.

L'hom m e moderne s'adresse a

La Compagnie Française du Phénix


fo n d é e en 1819

par Georges Sadoul mais toujours à l’avant-garde du progrès


DICTIONNAIRE4 ^ F technique.
MICROCOSME 9 . 5 0

SE U IL Ses références le prouvent :


C’EST LA COMPAGNIE D’ASSURANCES DU CINÉMA
ET DE L’ÉLITE ARTISTIQUE FRANÇAISE
31, RUE LAFAYETTE - PARIS - IX° - 878-98-90
SERVICE P .A .I . POUR PARIS — P .R .I. POUR LA PROVINCE
le
cahier des
lecteurs
forme fort intéressante, dans Une femme
Pologne mariée et sur ce point je suis pleinement
Il me semble que vous mésestimez le ciné­ d’accord avec vous.
ma polonais... Ainsi, dans votre n° 155, L. J’ai fort peu d’opinions communes avec les
Moullet traite Train de nuit avec légèreté « Cahiers », mais il est une question sur
et désinvolture, et pour dix lignes d’une cri­ laquelle je les ai pleinement approuvés et
tique sérieuse qui entrevoit la nature du film, où ils ont, je crois, fait du très bon travail :
il nous en offre quarante de verbiage inutile... ils ont hâté et favorisé la venue au jour de
Ensuite, dans votre n° 157, vous expédiez nouveaux talents et de nouvelles tendances
en quelques lignes le Samson de Wajda. Ce (articles de Bazin, Leenhardt, Astruc, Truf­
film, sans être un chef-d’œuvre, est extrê­ faut, etc.). Tout particulièrement, ils ont aidé
mement intéressant et nous offre un autre pour leur part à dépasser un certain cinéma
aspect de la personnalité de Wajda, intermé­ qui, l'heure des génies passée (Eisenstein), ne
diaire entre sa trilogie initiale et Les Char­ pouvait se survivre que comme un cinéma
meurs innocents. du signe grossier et de la manipulation irres­
Enfin, il y a (n° 165) l’article de Moullet ponsable. Mais le montage, lui, a encore de
(décidément il sévit beaucoup dans le cinéma beaux jours à vivre. Le montage d’A bout
polonais). Réduire Munk à une suite de rata­ de souffle est admirable. Et ce n’est qu’un
ges que seuls viendraient racheter son » chef- exemple. Seul un certain montage est mort...
d’œuvre La Passagère et... ses bonnes inten­ — Christian METZ - 7, rue Maître-Albert -
tions, c ’est bien peu aimer Munk... Quant PARIS (?)■
à valoriser son ceuvre par rapport au reste
du cinéma polonais, c’est un non-sens. Car
si Munk est différent des autres, et se trouve D éception h itch co ckien n e
à l'opposé d'un Wajda par exemple, il se
trouve que j’aime le cinéma polonais parce Rien n’est plus ennuyeux que de voir un
qu’il contient à la fois Wajda, Munk, Kawa- des cinéastes en qui l’on a le plus confiance,
lerowicz. et Polanski, de même que Resnais, faire un mauvais pas. Pourtant j’ai dû me
Truffaut, Godard et Demy pour ne citer rendre à l’évidence après avoir vu une
qu'eux me font, à des titres divers, aimer le seconde fois Mamie ; certes, Hitch nous pro­
cinéma français... — N. GU1BERT, PARIS (s*). pose, mais nous choisissons avant qu’il nous
le demande et à notre plus grande déception
il ne nous offrira pas la possibilité d’une
Godard et le m ontage fin ouverte, sinon une autre solution que
celle qu’il nous tend dès le début.
Voici une lettre personnelle adressée par Alors pour masquer notre déception, on se le premier
Christian Metz à notre collaborateur Gérard
Guégan, lettre que nous reproduisons avec
livre, comme tout hitchcockien moyen, au
petit jeu bien amusant de la thématique qui
de chaque mois dans
l’accord des intéressés :
Dans votre critique d’Une iemme mariée
n’aurait dû être qu’un point de repère. Que tous les kiosques
nous reste-t-il donc 1 Avant tout une femme
(n° 163 des « Cahiers », p. 81-82), vous faites
allusion à l’article que j'ai publié dans « Com­
munications », n° 4, sous le titre « Le cinéma :
impossible ; on peut alors comprendre le
dédain de la critique devant ce qu’on hésite
à appeler une étude trop explicite.
jazz
langue ou langage? » Vous dites que le grand Mamie ne nous livre qu’une certitude : celle magazine
tort de cet article est de refuser le montage. de ne pas s’être trompé sur les films pré­
Je ne pense pas que vous ayez correctement cédents, et qu’une satisfaction donc : celle spécimen
interprété mon texte, et il est d’ailleurs de retrouver toutes les clés, même si pour
possible, comme souvent en pareil cas, que une fois elles ne coïncident pas avec la sur demande, 8, rue
la faute en incombe en partie à ce texte lui-
même, où je n’ai peut-être pas été assez clair.
serrure. — Jean-Claude BOISSEAU - PARIS.
Le seul conseil que nous puissions nous per­
Marbeuf, Paris
Toujours est-il que je condamnais uniquement mettre de vous donner : revoyez une troi­
— un peu dans l’esprit d’un Leenhardt ou sième fois Marnie...
d’un Rossellini — une certaine forme de mon­
tage (et de « syntaxe cinématographique »),
que le cinéma a d’ailleurs dépassée de lui- LotL M oullet et le Nô
même : disons les théories du montage-roi,
de la manipulation souveraine, les délires sur ... Au vrai, le lecteur d’une revue comme
la toute-puissance du montage, le cinéma la vôtre 11e doit pas y chercher une confor­
entier réduit au seul montage. Exemple : mité idéale avec ses vues, ni une parole
l’abus des métaphores non-diégétiques, des d'Evangile, mais la confrontation libre et
surimpressions, du montage court, etc. intelligente avec de bons esprits dont le
Mais dans son principe le plus général, le principal mérite est d’aiguillonner le sens
montage demeure — j’en suis persuadé, et critique du spectateur moyen : ainsi s’ins-
c ’est d'ailleurs une évidence — une des bases taure un dialogue fécond entre les films, la
essentielles de tout cinéma. Le texte de Ros­ critique et les spectateurs, bien plus propre
sellini que je citais (p. 52, premier paragraphe) à faire progresser l'intérêt pour la chose
le disait lui-même. Je soulignais, d’autre part, cinématographique que la complaisance de
qu’avec des cinéastes comme Orson Welles la critique démagogique envers les goûts d’un
ou Alain Resnais commence tout un nouveau public passif ou que l’attitude du « fan »
montage, compris autrement, et qui n ’est plus des Cahiers qui les prend pour la manne
une caricature des structures verbales (p. 64). tombée du ciel. J’entends bien de vos lecteurs
Ce nouveau montage apparaît aussi, sous une émettre des réserves sur votre vocabulaire et
5
votre style « compliqués ». Il est vrai qu’assez incendies (cf. Rueil), car les contrevenants payés, ils feraient peut-être sacrifice de leur
souvent vous pourriez dire en langage plus — plus nombreux dans les vieilles salles plus dimanche, et retrouveraient en semaine leur
simple et, somme toute, plus élégant, les inflammables et moins respectées — n ’ont femme, qui ne serait plus forcée de travailler.
mêmes choses, sans qu'elles perdent de leur pas de cendrier et doivent parfois jeter leurs En 1930, le dimanche existait déjà, pas la
profondeur, bien au contraire ! j ’y vois par­ cendres et mégots très rapidement, (l’ouvreuse désaffection.
fois de la coquetterie et même de l’infan­ approche), maladroitement donc. Le spec­ 70 II est plaisant de constater que la C.S.T.
tilisme. Mais il y a un très net progrès : tateur est fautif (si on le retrouve), l’exploi­ avoue n’avoir poussé à la réalisation (venue
continuez dans cette voie ! D’autre part, le tant aussi (mais il lui faudrait dix ouvreuses- en partie d’initiative individuelle, à elle étran­
fait même que les Cahiers soient un peu gendarmes...), pas 3a Loi ni la C.S.T., qui gère) de matériel léger que dans le domaine
difficiles à lire, empêche le lecteur de rece­ éviteraient pourtant ce risque en supprimant du 16 (on ne touche pas au 35, pour ne pas
voir paresseusement la manne et éveille cons­ l’interdiction, moyennant une réglementation diminuer l’emploi des studios et techniciens)
tamment son esprit, en le préparant au dia­ accrue. et des lampes à iode, qui n’ont guère d’in­
logue évoqué plus haut... 2“ La fumée ne trouble pas la projection dans térêt — vous l'avouerez — pour ceux qui
... D’autre part, je n'ai guère apprécié le les salles bien aérées, vastes, à l’écran suffi­ travaillent en matériel léger, 3 spots sur
démolissage de Kurosawa par Luc Moullet. samment haut, aux fauteuils confortables (on compteur dedans, 2 réflecteurs dehors, ou pas
Disons que ce dernier, s'il veut de manière reste face à l’écran, on ne fume pas vers le d’éclairage du tout (éclairage par fenêtre, ou
louable se garder de toute « admiration à la voisin) et espacés. Dans les cinémas anglais, toit ôté dans les maisons du Midi). N’est-ce
Loti » en vient à refuser par esprit de sys­ les cinémas américains de France et les salles point la C. S. T. qui a poussé, au contraire,
tème toute tradition japonaise et commet privées de Paris, l'autorisation est apparue le 70 mm ? Résultats : 4 films français
ainsi l’erreur inverse de celle qu’il dénonce. plus bénéfique que l’interdiction. déficitaires, techniquement et artistiquement
Pourquoi d’ailleurs condamner la tradition du décevants (critique et festivals sont d’accord)
30 L’article 13 du décret du 18-1-61 (Tout et projetés en 35 jusque dans les salles 70.
Nô parce que c’est justement une tradition? film doit être présenté au public dans la
Pourquoi vouloir priver une tradition natio­ La raison ? On n’aime pas les cadrages caho­
forme où il a été approuvé par la commis­ tants, les taches d’éclairage irrégulières. Or,
nale, collective, de valeur artistique ? Cela sion de contrôle) vous donne les moyens de
n'est pas sérieux ] Si Kurosawa, c’est le Nô, depuis Platon, on admet la confusion de l’idée
supprimer l’irrespect du format dans 9 ou et de la forme. Refusant des formes, vous
alors, vive le Nô ! Je comprends bien que les 8 cas sur 10 : a) la C.S.T. visite chaque salle,
grimaces des protagonistes et les conventions refusez des idées. Refusant le cahotement,
note les formats de projection convenables reflet parfois de l’incertitude sociale, morale,
des gestes peuvent prêter à rire pour une qu’elle peut offrir ; è) d’après les déclarations
sensibilité occidentale. Pour moi, je ne ris physique sous notre régime, vous faites de la
à la commission de contrôle, le C.N.C. note propagande gouvernementale, comme vous en
pas (sauf dans La Forteresse cachée où l'in­ les formats des films en exploitation ; c) à
tention burlesque est trop évidente : c'est, faites contre la petite et libre entreprise en
la déclaration des programmes par les exploi­ ventant le seul et coûteux matériel lourd.
au fond, un roman picaresque) mais je suis tants, le C.N.C. les interdit en cas de non
pris aux tripes par cet art qui, à force d’anti- Les taches de lumière sont-elles si régulières
coïncidence. Ii y a suffisamment de films sur dans la vie ? Notre corps, la matière obéis­
naturel, de conventions, de schématisme et le marché en standard — ou en panora­
d’abstraction, -réussit à être d’une force sent-ils à votre loi du non-cahot? Bertolucci,
mique — pour satisfaire les mal-éauipés. Brault, Godard ne prouvent-ils pas que la
expressionniste terrifiante et à rendre les sen­ Evidemment, cela donnerait du travail à la
timents multipliés par dix (il faut aimer bien beauté peut avoir n ’importe quelle base, et
C.S.T... sera d'autant plus originale et considérable
sûr alors les outrances), jusqu’à leur donner
une dimension universelle, détachés qu’ils 4° D’accord, la complexité des nouvelles tech­ que cette base sera la plus inconnue ou même
sont des sujets qui les éprouvent. D’où un niques n’explique pas la mauvaise projection, la moins élevée?
art de la quintessence... — Vincent BERKEL- justifiée par un réglage insuffisant, mais Je suis entièrement d’accord avec vous en
îvïANS - 61, rue Madame - PARIS (6f). celui-ci est causé par la complexité des nou­ ce qui concerne les autres termes de votre
velles techniques : le 70 mm demande évi­ réponse. — Albert JUROSS.
E rratum demment plus de surveillance et de réglages,
nous écrit un projectionniste. L’apathie du
Dans l'article de Tierre Kast : « Le sucre du public est excusable : ça ne fait pas bien
Im précisions
sel » (n° 164, page 56, troisième colonne), il de crier dans un lieu public quand on sort Que d’erreurs ! Que d’imprécisions, que de
faut lire, à la quatorzième ligne du second quelqu'un ; le spectateur ne sait pas toujours confusions sur le fonctionnement des Com­
paragraphe : « ... c ’est un monde marqué de si c’est la faute du projectionniste ou du film, missions du Centre National du Cinéma, le
la non-communication. Il y a ausS? bien des et ne veut pas passer pour un imbécile. système des cartes professionnelles, l’équipe
variétés d'alcooliques, mais je crois, j ’en 5° D'accord, il y avait quelques copies qui minimum, sur la politique de notre syndicat,
connais des exemples, que l’usager recherche gaufraient à Cannes, mais il n’y en avait la Convention Collective !
un accroissement aussi vertigineux que pos­
pas 20. Curieux que 2 films consécutifs et Etant donné la notoriété (parfois) des gens
sible de la communication, de la vitesse de
de nationalité différente gaufrent identique­ qui énoncent ces erreurs on ne peut que
communication. Les choses tournent plus
vite... » ment, que le même film gaufre dans la s ’interroger sur le sérieux de votre revue.
Grande Salle et pas dans la Petite (toujours Croyez que nous ferons toute la publicité
supérieure). Et l'affaire Vasazerka alors? Vous nécessaire.
Post-scri p tu m avez un ridicule de moins, celui de n’avoir Veuillez agréer, Monsieur, l ’expression de nos
A monsieur Jean Vivié, pas osé redire que c’était la faute du spec­ sentiments distingués.
Secrétaire Général de la C.S.T. tateur... Le Secrétaire Administratif (du Syndicat des
Permettez-moi de rectifier vos rectifications 6° La passivité des projectionnistes s ’explique Techniciens de la Production Cinématogra­
(Cahiers du Cinéma de mars, p. 6) à mon effectivement par la désaffection à ce métier phique) : D. MARTINEAU.
article. qui fait travailler les jours de repos familial. Que d’imprécisions, en effet.
i° L’interdiction de fumer peut favoriser les Mais, si les projectionnistes étaient mieux Jean-André FIESCHI.

LE TERRAIN VAGUE
2 3 -2 5 , ru e du C h e rc h e - M id i, P a ris -6 e

P O S I T I F N os 61-62-63: L’Eroîisme,
N os 64-65: Aspects du Cinéma américain,
13,50 F
9F
N° 66 : Antonioni, 6 F
N os 67-68 : U.R.S.S. - Cuba - Hollywood, 9F
N° 69 : Rosi 4,50 F

M IDI-M INU IT FANTASTIQUE N os (0-1 f : Corman-Casffe-Fisher 12F

6
LE CONSEIL DES DIX
COTATIONS • inutile de se déranger à voir à la rigueur * * à voir ★ ★ voir absolument chef-d’œuvre
■ ★ à ★ ★ ★ ★
M ic hel Rob ert Jean-Lou is A lb ert Jean Jea n-L ouis M ich el M ich el Jean -A nd ré G e o rg es
A ub rl ant Benayoun Bory C er vo ni Collet C om o lli C o ur no t Dela h a y e F îes ch i Sacloul
{ P ar is - P r e s s e ) (P ositif) (A rts) { Franc e- (T é l é r a m a ) (C ahiers) ( Le N o uv e l (C a h i e r s ) (C ahiers) ( L e tt r e s
N ouvellc) O bservateur) Fr a nç a is es

La Vieille Dame indigne (R. Allio) ★ . * * * ★ * * * * * ★ ★ ★ ★ ★ ★ 'k 'k k ★ ★ ★

The Disorderly Orderly (F. Tashlin) 9 ★ * * * ★ * * 'k 'k 'k

Le Bonheur (A. Varda) * ★ * 'k 'k ★ * * 9 9 ★ ★ ★ ★ • k 'k

L’Evangile selon saint Matthieu (Pasolini) 9 ’k ' k k ★ ★ ★ ® k 'k 'k 'k k ^ k 'k 'k ★

La Bourrasque (V. Bassov) * * * ★ * * ★ * * k k k ★

Quand naîtra le jour (A. Kardar) * * k k 9 9 •À-tfn*r

Ouvrez la porte et regardez (J. Hill) ★ * ★ ★ ★* * k •k

Au revoir, Charlie (V. Minnelli) * * ' k ' k 'k ★ * ★ * * 9 9 ★

Point limite (S. Lumet) * * ★ k * * ★ • 9

Antigone (G. Tzavellas) ★ ★ 9 9 ■k

Le Trouble-fête [T.J. Flicker) 9 9 • 9 ★

Celui qui n’existait pas (W. Castle) ★ * * 9 9 9 •

La Meutrière diabolique [W. Castle) * 9

La Bonne Occase (M. Drach] ★ • ★ ★ • 9 9

Lè Corniaud (G. Oury) * • • ★ • * ' • 9 •

[les Canons de Batasi (J. Guillermin] * ★ • •

L'Homme qui a trop parlé (P. Karlson) ★ 9 • 9

Zorba le Grec (M. Cacoyannis) • ★ • ★ 9 • • 9 •

L’Invasion secrète (R. Corman) 9 ★ ★ • • ' 9 • • 9 •

La Septième Aube (L. Gilbert) • • • • ★ •

L’Etrange Mort de Miss Gray (M. Truman) • 9 9

Grand Méchant Loup appelle (R. Nelson) 9 • 9 •

Déclic et des claques (P. Clair) • • • 9 •

Une femme dans une cage (W. Grauman) • • 9 • • 9 •

Moi et les hommes de 40 ans (Pinoteau) • • • 9 • 9 9 •

Le Majordome (J. Delannoy) • • • 9 * 9 9 •


VoyageaupaysdeDonQuichotte
conversations avec Orson Welles
par Juan Cobos, Miguel Rubio
et J.A. Pruneda
QUESTION Dans Le Procès, il semble que vous veille de la première à Paris. Je n’ai vu le est dû en partie au fait que je ne possédais
fassiez une critique sévère de l’abus du pou­ film entier qu’une seule fois. Nous étions pour tout plateau que cette vieille gare
voir ; à moins qu'il ne s’agisse de quelque encore en train de mixer, et voilà que la abandonnée. Une station de chemin de fer
chose de plus profond : Perkins apparaît première nous tombait dessus : au dernier qui est vide, c’est immense ! La production,
comme une sorte de Prométhée... moment, j'ai raccourci la scène de dix minu­ telle que je l’avais ébauchée, comprenait des
WELLES C’est aussi un petit bureaucrate. tes. Elle devait être la meilleure scène du décors qui disparaissaient graduellement. Le
Je le considère comme coupable. film et elle ne l'était pas. Quelque chose nombre des éléments réalistes devait dimi­
QUESTION Pourquoi dites-vous qu’il est cou­ n'avait pas marché, je suppose. J’ignore nuer de plus en plus, et le public s'en aper­
pable ? pourquoi, mais elle n ’était pas réussie. Le cevoir, jusqu’à ce que la scène soit réduite
WELLES Qui sait ? Il appartient à quel­ sujet de cette scène était le libre-arbitre. Elle à l’espace libre, comme si tout s’était dissous.
que chose qui représente le mal et qui, en était teintée de comédie noire, et c’était mon QUESTION Le résultat du mouvement conju­
même temps, fait partie de lui. II n'est pas cheval de bataille. Comme vous le savez, gué des acteurs et de la caméra est très beau
coupable de ce qu’on lui reproche, mais il il est toujours dirigé contre la machine et dans vos films.
est coupable tout de même : il appartient à favorable à la liberté. WELLES C'est là une obsession visuelle.
une société coupable, il collabore avec elle. QUESTION S’agit-il de vos propres réflexions Je croîs, en pensant à mes films, qu’ils ne
De toute façon, je ne suis pas un analyste sur le cinéma, lorsque Joseph K voit les sont pas tellement axés sur une poursuite,
de Kafka. diapositives, à la fin, avec l’histoire du gar­ mais plutôt sur une recherche. Si nous cher­
QUESTION Joseph K devrait-il lutter ? dien, de la porte, etc.? chons quelque chose, le labyrinthe est l’en­
WELLES II ne le fait pas, il devrait peut- WELLES 11 s’agit du problème technique droit le plus favorable à la recherche. Je ne
être le faire, mais je ne prends pas position que pose cette histoire à raconter : si elle sais pas pourquoi, mais mes films sont tous,
dans mon film. K collabore tout le temps. était racontée à ce moment-là, le public en grande partie, une recherche physique.
Dans le livre de Kafka aussi. Moi, je lui s’endormirait ; c’est pourquoi je la raconte QUESTION Vous réfléchissez beaucoup sur
permets seulement de défier ses bourreaux, au début, et ne la rappelle qu’à la fin. votre œuvre...
à la fin. L’effet obtenu équivalait à raconter l’histoire WELLES Jamais à posteriori. Je réfléchis
QUESTION II existe une version du scénario à ce moment-là, et je pouvais alors le faire sur chacun de mes films lorsque je les
avec une fin différente : K mourait sous les en quelques secondes. Mais, de toute façon, prépare. Je fais pour chaque film une
coups de poignard de ses bourreaux. ce n’est pas moi l'avocat. énorme quantité de préparatifs, et j’en laisse
WELLES Cette fin ne me plaît pas. Je crois QUESTION Un critique, qui admire beaucoup le plus clair de côté en le commençant.
qu’il s'agit là d’un « ballet » écrit par un votre œuvre, a dit que dans Le Procès vous Ce qui est merveilleux, au cinéma, ce qui
intellectuel juif avant Hitler. Après la mort vous répétiez vous-même,.. le rend tellement supérieur au théâtre, c’est
de six millions de Juifs, Kafka ne dirait pas WELLES C'est exact, je me suis répété. Je
qu’il possède beaucoup d’éléments qui peu­
cela. Il me semble que c’est du pré-Aus- crois que nous le faisons toujours. Nous re­ vent nous vaincre mais aussi nous enrichir,
chwitz. Je ne veux pas dire que ma fin était prenons toujours certains éléments. Comment nous offrir une vie qui ne vient de nulle part.
bonne, mais c’était la seule solution. Je devais l’éviter? Un acteur a toujours le même tim­
Le cinéma doit toujours être la découverte
passer à une vitesse supérieure, même si ce bre de voix et, par conséquent, se répète. II de quelque chose. Je crois que le cinéma
n’était que pour quelques instants. en est de même pour le chanteur, le pein­ devrait être essentiellement poétique, c'est
QUESTION Une des constantes de votre œu­ tre... Il y a toujours certaines choses qui pourquoi, au cours du tournage et non pen­
vre, c'est cette lutte pour la liberté et la reviennent, car elles font partie de sa per­ dant la phase de préparation, j’essaie de me
défense de l’individu. sonnalité, de son style. Si elles n’en faisaient plonger dans un processus poétique qui dif­
WELLES Une lutte pour la dignité. Je ne pas partie, ce serait une personnalité si fère du processus narratif ou du processus
suis absolument pas d’accord avec ces œuvres complexe qu’il deviendrait impossible de
dramatique. Mais, en réalité, je suis un
d’art, ces romans, ces films qui, de nos jours, l'identifier. homme d’idées ; oui, avant toute chose ; je
parlent du désespoir. Je ne pense pas qu’un Il n’est pas dans mes intentions de me répé­
suis même davantage homme d’idées que
artiste puisse prendre le désespoir total ter, mais, dans mon travail, il doit y avoir moraliste, je suppose.
comme sujet : nous en sommes trop proches certainement des références à ce que j’ai
dans la vie quotidienne. Ce genre de sujet fait dans le passé. Vous direz ce que vous
ne peut être utilisé que lorsque la vie est voudrez, mais Le Procès est le meilleur film PAREILS A DES T OM BE S
moins dangereuse et plus clairement affir­ que j'aie jamais fait. On ne se répète soi-
mative. même que lorsqu’on est fatigué. Or, je n’étais QUESTION Croyez-vous qu’il puisse y avoir
QUESTION Dans la transposition au cinéma pas fatigué. Je n ’ai jamais été aussi heureux une forme de tragédie éloignée du mélo­
du « Procès », il y a un changement qui est que lorsque j'ai fait ce film. drame ?
fondamental ; dans le livre de Kafka, le QUESTION Comment avez-vous tourné la très WELLES Oui, mais c’est très difficile. Pour
personnage de K est plus passif que dans le longue course d’Anthony Perkins ? n’importe quel auteur de tradition anglo-
film. WELLES Nous disposions d’un plateau très saxonne, c’est très difficile. Shakespeare n’y
WELLES Je l'ai fait plus actif, au sens long, et la caméra était placée sur un est jamais arrivé. On peut y parvenir —
propre. Je 11e crois pas que les personnages fauteuil roulant. mais jusqu’à présent personne n ’a réussi.
passifs conviennent au drame. Je n’ai rien QUESTION Mais la vitesse est énorme ! Dans ma tradition culturelle, la tragédie ne
contre Antonioni, par exemple, mais, pour WELLES Oui, mais j’avais un coureur peut fuir le mélodrame. Nous pouvons tou­
m ’intéresser, les personnages doivent faire yougoslave pour pousser ma caméra. jours tirer parti des éléments tragiques et
quelque chose, du point de vue dramatique peut-être même de la grandeur de la tra­
s’entend. UNE OBS ES SIO N VISUELLE
gédie, mais le mélodrame est toujours inhé­
QUESTION Le Procès était-il un projet ancien ? rent à l’univers culturel anglo-saxon. Il n ’y
WELLES J’avais dit une fois que l'on pour­ QUESTION Ce qui est étonnant, dans votre a aucun doute.
rait tirer un bon film du roman, mais sans œuvre, c’est cet effort continuel pour appor­ QUESTION Est-il exact que vos films ne cor­
penser à mol. Un homme est venu me voir et ter des solutions aux problèmes que la réali­ respondent jamais à ce que vous pensiez
m ’a dit qu’il croyait pouvoir trouver de l’ar­ sation pose... faire avant de les commencer ? A cause des
gent pour que je fasse un film en France. WELLES Le cinéma est encore très jeune, et producteurs, etc.
Il m ’a donné une liste de films en me deman­ il serait tout à fait ridicule de ne pas réussir WELLES Non, en réalité, en ce qui concerne
dant de choisir. Et sur cette liste de quinze à trouver pour lui de nouvelles choses. Si ma création, je dois dire que je change
films, j’ai choisi celui qui, je crois, était le seulement je pouvais faire plus de films ! constamment. Au début, j ’ai une notion-base
meilleur : Le Procès. Puisque je ne pouvais Savez-vous ce qui est arrivé au Procès ? Alors du film que rendra plus ou moins l ’aspect
pas faire une histoire écrite par moi-même, que nous étions à deux semaines du départ final du film. Mais, chaque jour, à chaque
j'ai choisi Kafka. de Paris pour la Yougoslavie, on nous a dit instant, on est dévié ou modifié par l ’expres­
QUESTION Quels films voulez-vous vraiment qu’il n'était pas question de dresser un seul sion que l’on trouve dans les yeux d’une
faire ? décor là-bas parce que le producteur avait actrice, par la position du soleil. Je n ’ai pas
WELLES Les miens. J’ai des tiroirs pleins déjà fait un autre film en Yougoslavie et l’habitude de préparer un film et de me
de scénarios écrits par moi. n’avait pas payé ses dettes. C’est pourquoi mettre à le faire. Je prépare un film, mais je
QUESTION Dans Le Procès, le long travelling il a fallu utiliser cette gare désaffectée. n’ai pas l’intention de faire ce film. La pré­
sur Katina Paxinou traînant la malle pendant J’avais projeté un film tout à fait différent. paration a pour but de me libérer, pour que
qu'Anthony Perkins lui parle, est-il en hom­ Tout fut inventé à la dernière minute, parce je puisse travailler à ma façon : pour penser
mage à Brecht ? que mon film, physiquement, était différent à des morceaux du film et au résultat qu’ils
WELLES Je ne l'ai pas vu ainsi. Il y avait dans sa conception tout entière. Il était donneront; et il y a des parties qui me
une longue scène avec elle, qui durait dix fondé sur l’absence de décors. Et ce gigan­ déçoivent, parce qiie je ne les ai pas conçues
minutes, et que j’ai d’ailleurs supprimée la tisme dans les décors que l’on m ’a reproché assez" complètes. Je ne sais pas quel mot
10
employer, parce que j'ai peur des mots
pompeux lorsque je parle de faire un film.
Le degré de concentration que j’utilise dans
un monde que je crée, que ce soit pour trente
secondes ou pour deux heures, est très éle­
vé ; c’est pour cela que, lorsque je tourne,
j’ai beaucoup de mal à dormir la nuit. Ce
n'est pas parce que je suis préoccupé, mais
parce que, pour moi, ce monde a une telle
réalité qu’il ne me suffit pas de fermer les
yeux pour qu’il disparaisse. 11 représente une
terrible intensité de sentiment. Si je tourne
dans un site royal, je sens et je vis ce site
d'une façon si violente que, maintenant,
lorsque je revois ces endroits, ils sont pareils
à des tombes, complètement morts. Il y a
des endroits de par le monde qui sont à mes
yeux des cadavres, cela parce que j’ai déjà
tourné là ; pour moi, ils sont complètement
finis. Il y a un propos de Jean Renoir qui
semble se rapporter à cela : « Nous devons
rappeler aux hommes qu’un champ de blé
peint par Van Gogh peut être plus passion­
nant qu’un champ de blé naturel ». Il est
important de se rappeler que l'art surpasse
la réalité. Le film devient une autre réalité.
A propos, j’admire beaucoup l’œuvre de
Renoir. J’ai comme une dévotion pour ses
films, bien que les miens ne lui plaisent
guère. Nous sommes très amis et, en vérité,
une des choses que je regrette, c’est qu’il ne
les aime pas pour la raison même qui me
fait aimer les siens. Ses films me paraissent
merveilleux parce que ce que j’admire le
plus chez un auteur, c'est la sensibilité
authentique. La présence d’une sensibilité
poétique réelle. Je n ’attache pas d’impor­
tance au fait que le film soit ou non une
réussite technique : les films qui manquent
de ce genre de sensibilité ne peuvent d’ailleurs
se juger que sur le plan de l’habileté techni­
que ou esthétique. Mais le cinéma, le vrai, est
expression poétique, et Renoir l’un des rares
poètes. Comme Ford, il l’est dans son style.
Ford est un poète. Un baladin. Pas des
femmes, bien sûr, mais des hommes.

LE DEVOIR D'EXPLORER

QUESTION Ford et Renoir mis à part, quels


sont les autres cinéastes que vous admirez ?
WELLES Toujours les mêmes, je crois que
sur ce point je ne suis pas très original.
Celui qui me plaît le plus de tous, c’est
Griffith. Je pense qu’il est le meilleur met­
teur en scène de l’histoire du cinéma. Le
meilleur, bien meilleur qu’Eisenstein. Et pour­
tant, j’admire beaucoup Eisenstein.
QUESTION Qu’en est-il de cette lettre qu'Ei­
senstein vous a envoyée quand vous ne vous
étiez pas encore lancé dans le cinéma ?
WELLES C’était à propos d’Ivan le Terrible.
Le Procès :
QUESTION II paraît que vous aviez dit que
Jeanne Moreau son film ressemblait à du Michael Curtiz...
et Anthony WELLES Non. Ce qui est arrivé, c ’est que
Perkins. j’ai écrit une critique d'Ivan le Terrible pour
un journal, et, un jour, j’ai reçu une lettre
d’Bisenstein, lettre qui venait de Russie et
comptait quarante pages. Alors je lui ai
répondu, et c ’est de cette façon que com­
mencèrent les échanges qui firent de nous
des amis par correspondance. Mais je n'ai
rien dit qui puisse ressembler à un parallèle
entre lui et Curtiz. Ce ne serait pas juste.
Ivdn le Terrible est le film le plus mauvais
d’un grand cinéaste.
C’est que je le jugeais de la hauteur d’Eisens-
tein, et non de celle qui convient à un
cinéaste mineur. Son drame était avant tout
politique. Ce n'était pas parce qu’il avait à
raconter une histoire qu’il ne voulait pas
raconter. C’était parce qu’il n ’était pas un
cinéaste pour films d’époque, à mon avis.

n
Le Procès :
Anthony Perkins et Romy
Schneider.
Je crois qu’il y a chez les Russes une forte faites. Elles ressemblent à n’importe quel
tendance à se montrer plus académiques lors­ autre film de Hollywood.
qu'ils traitent une autre époque. Ils devien­ L’histoire de Lady From Shangal, je crois
nent alors rhétoriciens, et académiciens, au que vous la connaissez. J’étais en train de
pire sens du mot. travailler à cette idée de théâtre spectacu­
QUESTION Dans vos films, on a la sensation laire, avec « Around the World in 80 Days »,
que l’espace réel n’est jamais respecté : il qui devait être à l’origine produit par Mike
semble qu’il ne vous intéresse pas... Todd. Mais, du jour au lendemain, celui-ci
WELLES Le fait que je n’en fasse pas se ruina, et je me retrouvai à Boston le
usage ne signifie nullement qu’il ne me plaise jour de la première, sans pouvoir retirer mes
pas. En d’autres termes, il y a beaucoup costumes de la gare parce que l'on devait
d’éléments du langage cinématographique 50000 dollars. Sans cet argent, nous ne pou­
que je n ’utilise pas, mais ce n ’est pas parce vions pas faire la première. A l’époque,
que j’ai un grief contre eux. II ine semble j’étais déjà séparé de Rita, nous ne nous
que le champ d’action dans lequel je fais parlions même plus. Je n’avais pas l’inten­
mes expériences est celui que l’on connaît tion de faire un film avec elle. J’ai demandé
le moins, et mon devoir est de l’explorer. une communication de Boston à Harry Cohn,
Mais cela ne veut pas dire que c’est pour alors directeur de Columbia, qui se trouvait
moi le meilleur et le seul — ou que j'écarte à Hollywood, et je lui ai dit : « J'ai une
une des conceptions normales de l’espace, par histoire extraordinaire pour vous si vous
rapport à la caméra. Je crois que l’artiste m ’envoyez par télégramme 50.000 dollars
doit explorer son moyen d’expression. dans une heure, à valoir sur un contrat que
En réalité, le cinéma, exception faite de quel­ je signerai pour la faire «, Cohn demande :
ques petits trucs qui ne vont pas bien loin, « Quelle histoire? » J’étais en train de télé­
n’a pas avancé depuis plus de trente ans. Les phoner du guichet du théâtre ; à côté, il y
seuls changements se rapportent aux sujets avait une tablette avec des livres de poche,
des films. Je vois qu’il y a des metteurs en et je lui ai donné le titre de l'un d’eux :
scène pleins d’avenir, sensibles, qui explorent « Lady From Shangaï ». Je lui ai dit :
des thèmes nouveaux, mais je ne vois per­ « Achète le roman et je ferai le film ». Une
sonne s’attaquer à la forme, à la manière de heure plus tard nous avons reçu l’argent.
dire les choses. Il semble que cela n’intéresse Après, j’ai lu le livre, il était horrible, je me
personne. Ils se ressemblent beaucoup, les suis donc mis à écrire à toute vitesse une
uns et les autres, quant au style. histoire. J’arrivai à Hollywood pour faire
le film avec un budget très faible et en six
semaines de tournage. Mais je voulais tou­
LA MOELLE DU FILM
cher plus d'argent pour mon théâtre. Cohn
me demanda pourquoi je 11e la tournais pas
QUESTION Vous devez travailler très vite : avec Rita. Celle-ci me répondit que cela lui
en vingt-cinq ans de cinéma, vous avez fait plairait beaucoup. Je lui fis comprendre que
dix films, vous en avez interprété une tren­ son personnage était antipathique, que c’était
taine, vous avez fait une série de programmes une femme qui assassinait et que cela pour­
très longs pour la télévision, vous avez joué rait faire du tort à l’image que le public se
et dirigé au théâtre, vous avez fait des com­ faisait d’elle en tant qu’étoile. Rita s ’entêta
mentaires pour d’autres films et, en plus, à faire ce film et celui-ci, qui allait coûter
vous avez écrit trente scénarios. Chacun 350.000 dollars, devint un film de 2 millions.
d’entre eux a dû vous prendre plus de Rita se montra très coopérante. Celui qui
six mois. fut effrayé en voyant le film, ce fut Cohn.
WELLES Quelques-uns plus longtemps encore. QUESTION Comment travaillez-vous avec les
Il y en a pour lesquels il m'a fallu deux acteurs ?
ans, mais cela tout en les laissant de côté de WELLES Je leur donne beaucoup de liber­
temps en temps pour faire autre chose et en té et, en même temps, le sentiment de la pré­
les reprenant après. Mais il y en a aussi que cision. C’est une étrange combinaison. En
j’écris très rapidement. d’autres termes, physiquement, et dans la
QUESTION Vous les écrivez complètement, façon dont ils évoluent, j’exige une précision
avec les dialogues ? de ballet. Mais leur façon de jouer sort tout
WELLES Je commence toujours par le dia­ droit de leurs propres idées autant que des
logue, Et je ne comprends pas comment on miennes. Lorsque la caméra commence à
ose écrire l'action avant le dialogue. C’est tourner, je n’improvise pas visuellement. En
une conception très étrange. Je sais qu’en ce domaine, tout est soigneusement préparé.
théorie la parole est secondaire au cinéma, Mais je travaille très librement avec les
mais le secret de mon travail, c’est que tout acteurs. J’essaie de leur rendre la vie agréa-
est fondé sur la parole. Je ne fais pas de ciné­ ble.
ma muet. Je dois commencer par ce que
disent les personnages. Je dois savoir ce LE DÉSESPOIR DE L'ART
qu’ils disent avant de les voir faire ce qu’ils
font. QUESTION Votre cinéma est essentiellement
QUESTION Dans vos films, pourtant, la partie dynamique...
visuelle est essentielle. WELLES Je crois que le cinéma doit être
WELLES D’accord, mais je ne pourrais y dynamique, bien que je suppose que tout
arriver sans la solidité de la parole prise artiste défend son propre style. Pour moi, le
comme base pour construire les images. Ce cinéma, c’est une tranche de vie en mouve­
qui arrive, c’est qu'après le tournage des ment que l’on projette sur un écran, ce
composants visuels, les paroles s’obscurcissent. n’est pas un cadrage. Je ne crois pas au ciné­
L’exemple le plus classique est Lady From ma à moins que, sur l’écran, il y ait du mou­
Shanghai. La scène de l'aquarium était si vement. C'est pour cela que je ne suis pas
prenante pour la vue que personne n’enten­ d’accord avec certains réalisateurs que, pour­
dait ce que l’on disait. Et ce qui était dit tant, j’admire, et qui se contentent d’un
était pourtant la moelle du film. Le sujet était cinéma statique. Pour moi, ce sont des
si ennuyeux que je me suis dit : « Il faut quel­ images mortes. J’entends le bruit du pro­
que chose de beau à regarder. ;> Assurément, jecteur derrière moi, et lorsque je vois ces
la scène était très belle. Ce sont les dix pre­ longues, longues promenades à travers les
mières minutes du film qui ne me plaisent rues, j’attends toujours que la voix du met­
pas du tout. Lorsque je pense à elles, j’ai teur en scène dise : « Coupez ! »
l'impression que ce n’est pas moi qui les ai Le seul metteur en scène qui ne déplace pas
13
1. C itizen
Kane : Orson Welles
et Dorothy Comingore.
2. Confidential Report :
Suzanne Flon et Orson
W elles.
beaucoup sa caméra ni ses acteurs, et en sonnage... Sinon, le film est quelque chose vail et les oeuvres de certains auteurs du
qui je croie, c’est John I-'ord. Il réussit à me de mort. Ce qu'il y a sur l’écran n'est autre théâtre moderne, comme Beckett, Ionesco et
faire croire en ses films bien que dans ceux-ci chose que des ombres. Quelque chose de autres... Ce qu’on appelle théâtre de rupture.
il y ait peu de mouvement. Mais les autres, plus mort encore que les mots. WELLES Peut-être, mais j’éliminerais Ionesco
j’ai toujours l’impression qu’ils essaient parce que je ne l’admire pas. Lorsque j'ai
désespérément de faire de l’Art. Pourtant, LE COTÉ AMUSANT DES CHOSES dirigé le « Rhinocéros » à Londres, avec Lau­
c ’est du drame qu’ils devraient faire, et le rence Olivier dans le rôle principal, l'œuvre
drame doit être plein de vie. Le cinéma, pour que nous répétions chaque jour me plaisait
QUESTION Aimez-vous la comédie ?
moi, est un moyen essentiellement drama­ de moins en moins. Je crois qu’il n’y a rien
tique, et non littéraire. WELLES J’ai écrit au moins cinq scénarios
dedans. Rien du tout. Ce théâtre provenant
QUESTION C’est pourquoi votre mise en scè­
de comédie et, au théâtre, j'ai fait plus de
comédies que de drames. La comédie m’en­ de tous les types d’expression, de tous les
ne est vivante : c’est la rencontre de deux types d’art d’une certaine époque, est donc
thousiasme, mais je n'ai jamais réussi à
mouvements, celui des acteurs et celui de la forgé par le même monde que mes films.
caméra. De là découle une angoisse qui obtenir un producteur de cinéma pour en
Les choses qui composent ce théâtre com­
reflète très bien celle de la vie moderne... tourner une. Une des meilleures choses que
j’ai faites pour la télévision était un pro­ posent aussi mon cinéma, sans que ce théâtre
WELLES Je crois que cela correspond à soit dans mon cinéma ou sans que mon
gramme du genre comédie. J’aime beaucoup,
ma vision du monde ; elle reflète cette sorte par exemple, les comédies de Hawks. J’ai cinéma soit dans ce théâtre. C’est quelque
de vertige, d’incertitude, de manque de sta­ chose qui a trait à notre temps. De là vien­
même écrit vingt-cinq minutes environ de
bilité, ce mélange de mouvement et de nent ces coïncidences.
l'une d'entre elles. Elle s’appelait I ,Was a
tension qui est notre univers. Et le cinéma Maie War Bride. Le scénariste était tombé
doit exprimer cela. Dès l’instant où le cinéma malade, et j’ai écrit à peu près le tiers du VELASQUEZ ET DOSTOÏEVSKI
a la prétention d’être une œuvre d'art, film.
il doit être, avant tout, un film, et non la
QUESTION Avez-vous écrit des scénarios de QUESTION II y a deux types d’artistes : par
séquelle d’un autre moyen d’expression un
comédies avec l’intention de les réaliser? exemple, Velasquez et Goya ; l’un disparaît
peu littéraire.
WELLES Je crois que la meilleure de mes du tableau, l'autre est présent en lui ; d’un
comédies est « Opération Cinderella ». Elle autre côté nous avons Van Gogh et Cézanne...
UN INTÉRÊT TRÈS PARTICULIER raconte l’occupation d’une petite ville WELLES Je vois ce que vous voulez dire.
italienne (qui a été occupée préalablement C'est très clair.
QUESTION Herman G. Weinberg disait, en par les Sarrasins, les Maures, les Normands, QUESTION II nous semble que vous êtes du
parlant de Mr. Arkadin : « Dam les films et, pendant la dernière guerre, par les Alle­ côté de Goya.
d’Orson Welles, le spectateur ne peut pas se mands, les Anglais et pour finir les Amé­ WELLES Sans doute. Mais je préfère Velas­
laisser aller en arrière dans son fauteuil ricains) par une compagnie cinématographi­ quez de beaucoup. Il n'y a pas de compa­
pour se relaxer, il lui faut au contraire aller que de Hollywood... Et cette nouvelle occu­ raison possible entre l’un et l’autre en
à la rencontre du film et faire au moins la pation se déroule exactement comme une tant qu’artistes. Comme je préfère Cézanne
moitié du chemin pour arriver à déchiffrer opération militaire. La vie de tous ceux qui à Van Gogh.
ce qui se produit pratiquement à chaque habitent la ville est changée pendant le tour­ QUESTION Et entre Tolstoï et Dostoïevsky ?
seconde ; sinon, le voilà perdu. » nage du film. C’est une grosse farce. J’ai très WELLES Je préfère Tolstoï.
WELLES Tous mes films sont comme cela. envie de faire une comédie pour le cinéma. QUESTION Mais en tant qu’artiste...
11 y a des cinéastes, certains excellents, qui Dans mi certain sens, le Quichotte est une WELLES Oui, comme artiste. Mais je nie
posent tout si explicitement, si clairement, comédie, et je mets beaucoup de comédie cela, car je ne corresponds pas à mes goûts.
que malgré la grande force visuelle que peut dans tous mes films, mais c’est un genre de Je sais ce que je fais et, lorsque je le recon­
contenir leurs films, on suit sans aucun comédie qui — j'ai le regret de vous le dire nais dans d’autres oeuvres, ce que je fais m’in­
effort -— j'entends par là le fil de la narra­ parce que c’est une faiblesse —- n ’est com­ téresse moins. Les choses qui me ressemblent
tion uniquement. Je me rends parfaitement prise que des Américains, à l'exclusion des le moins sont celles qui m’intéressent le plus.
compte que, dans mes films, j’exige un spectateurs des autres pays, quels qu’ils Pour moi Velasquez est le Shakespeare des
intérêt très particulier de la part du public. soient. Il y a des scènes qui, vues dans d’au­ peintres et, pourtant, il n’a rien de commun
Sans cette attention, il est perdu. tres pays, n ’éveillent pas le moindre sourire avec ma façon de travailler.
QUESTION Lady From Shanghai est une his­ et qui, vues par les Américains, trouvent QUESTION Que pensez-vous de ce que l’on
toire qui, tournée par un autre réalisateur, tout de suite la veine comique. Le Vrocès appelle le cinéma moderne ?
aurait été davantage axée sur les questions est plein d’humour, mais les Américains sont WELLES J’aime certains jeunes cinéastes
sexuelles... les seuls à comprendre son côté amusant. français, beaucoup plus que les italiens.
WELLES Vous voulez dire qu’un autre C’est là que l’on découvre ma nationalité : QUESTION Avez-vous aimé L’Année dernière
metteur en scène aurait rendu cela plus mes farces n’ont pas une portée assez uni­ à Marienbad?
évident. Je n’aime pas montrer crûment le verselle. Bon nombre des disputes que j’ai WELLES Non. Je sais que ce film vous a
sexe sur l’écran. Non pas à cause de la avec les acteurs sont dues au fait que les plu ; pas à moi. J'ai tenu jusqu’à la quatrième
morale, ou par puritanisme : mon objection scènes sont posées en termes absolus de bobine et après je suis parti en courant. Ça
est uniquement d’ordre esthétique. À mon comédie, et que je ne les change en drame me rappelait trop le « Vogue Magazine ».
avis, il y a deux choses qu'il est absolument qu'à cinq minutes du début. C’est ma méthode QUESTION Comment voyez-vous le déve­
impossible de porter à l’écran : l’exhibition de travail : montrer le côté amusant d’une loppement du cinéma?
réaliste de tout acte sexuel, qu’il soit impli­ chose et n'en montrer le côté triste qu’à la WELLES Je ne le vois pas. Je vais peu au
cite ou sous une autre forme, et prier Dieu. toute dernière seconde. cinéma. II y a deux sortes d’écrivains, l’écri­
Je ne crois jamais un acteur ou une actrice QUESTION Qu’est-il arrivé lorsque vous avez vain qui lit tout ce que l’on publie d’intéres­
qui prétendent être tout à fait à l’acte sexuel, vendu à Chaplin le sujet de Monsieur Ver- sant, écrit à ce sujet dans les journaux,
s’il est trop littéral, de même que je ne peux doux ? échange des lettres avec les autres écrivains ;
pas croire un acteur qui voudrait me faire WELLES Je ne me suis jamais disputé avec et d'autres qui ne lisent absolument pas leurs
croire qu’il prie. Ce sont deux choses qui, Chaplin à cause de Monsieur Verâoux. Ce contemporains. Je fais partie de ces derniers.
pour moi, évoquent immédiatement la pré­ qui m ’ennuie, c’est qu’il prétende maintenant Je vais très rarement au cinéma et ce n'est
sence d’un projecteur et d’un écran blanc, qu’il ne m ’a pas acheté ce sujet. Comme pas parce que je ne l’aime pas, c'est parce
l’existence d'une série de techniciens et d’un acteur, Chaplin est très bon, sensationnel. que ça ne me procure aucune jouissance. Je ne
directeur qui dit : « C'est bon. Coupez ». Et Mais dans le cinéma comique je lui préfère pense pas être très intelligent en ce qui
je les imagine en train de se préparer pour Buster Keaton. Lui est un homme de cinéma touche aux films. Il y a des œuvres dont je
le plan suivant. Quant à ceux qui adoptent qui n ’était pas seulement un excellent acteur, sais qu’elles sont bonnes, mais que je ne
une attitude mystique et regardent avec mais un excellent directeur, ce que Chaplin peux pas supporter.
ferveur les spotlights du plateau... n’est pas. Et Keaton a toujours de fabuleuses QUESTION On a dit que vous alliez tourner
Pourtant, mon illusion ne cesse presque idées. Dans Limelight, il y avait une scène « Crime et Châtiment », que devient ce
jamais quand je vois un film. En filmant, je entre les deux qui durait dix minutes, en projet ?
pense à quelqu’un dans mon genre : j’utilise principe. Chaplin était excellent, et Keaton WELLES On voulait que je le réalise. J'y ai
tout mon savoir pour forcer cette personne sensationnel. C’était ce qu’il avait fait de réfléchi, mais j’aime trop le livre. A la fin,
à vouloir voir le film ayec le plus grand plus réussi au cours de sa carrière. Chaplin j’ai décidé que je ne pouvais rien faire,
intérêt, je veux que l’on croie ce qu'il y a a coupé la scène dans sa presque totalité, et l’idée de me contenter de l’illustrer ne
sur l'écran ; ce qui signifie que l’on doit parce qu’il avait compris quel était celui des me plaisait guère. Je ne veux pas dire par
créer là un monde réel. C’est dans le monde deux qui la dominait complètement. là que le sujet n'était pas à ma hauteur, il
que je place ma vision dramatique d’un per­ QUESTION II y a une parenté entre votre tra­ s’en faut de beaucoup ; ce que je veux dire,
15
c’est que je ne pouvais rien apporter. Je ne
pouvais lui donner qu’acteurs et images et,
lorsque je ne peux faire que cela, le cinéma
ne m’intéresse pas. Je crois qu’il faut dire
quelque chose de nouveau sur un livre, sinon
il vaut mieux ne pas y toucher.
Cela mis à part, je considère que c’est une
œuvre très difficile, parce que, à mon avis,
elle n’est pas tout à fait compréhensible hors
de son temps et de son pays. La psychologie
de cet homme et de ce policier sont telle­
ment russes, tellement xjxc siècle russe, qu’on
ne pourrait pas les trouver ailleurs ; je crois
que le public ne pourrait pas suivre comme
il faut.

LE CONTRAIRE DU CINÉMA

QUESTION II y a chez Dostoïevski une ana­


lyse de la justice, une analyse du monde
qui est très proche de la vôtre.
WELLES Peut-être trop proche. Mon apport
serait plutôt limité. La seule chose que je
pourrais faire, c’est de diriger. J’aime faire
des films où je puisse m ’exprimer en tant
qu’auteur plutôt que comme interprète. Je ne
partageais pas le point de vue de Kafka dans
>ï Le Procès ». Je crois que c’est un bon écri­
vain, mais Kafka n ’est pas le génie extraor­
dinaire que l’on s’accorde aujourd'hui à
reconnaître. C’est pourquoi je n ’étais pas
soucieux de fidélité excessive et que je pou­ . •1
vais faire un film de Welles. Si je pouvais
faire quatre films par an, je tournerais sûre­
ment « Crime et Châtiment ». Mais comme
il me coûte beaucoup de convaincre les
producteurs, j’essaie de bien choisir ce que
je tourne.
QUESTION Chez vous, il semble que l'on
trouve en même temps la tendance Brecht
et la tendance Stanislavski.
WELLES Tout ce que je puis dire, c’est que
j ’ai fait mon apprentissage dans l’orbite de
Stanislavski, j’ai travaillé avec des acteurs
à lui et je les ai trouvés très faciles à
diriger. Je ne fais pas allusion aux acteurs
de la « Méthode » ; ça, c’est déjà autre
chose. Mais Stanislavski était merveilleux.
Quant à Brecht, il a été pour moi un grand
ami. Nous avons travaillé ensemble dans
« Galileo Galilei ». En réalité il l ’a écrit pour
moi. Non pour que je l’interprète, mais pour
que je le dirige.
QUESTION Comment était Brecht ?
WELLES Terriblement agréable. C'était un
cerveau extraordinaire. On voyait bien que
c’était les Jésuites qui l’avaient éduqué. Il
avait ce type de cerveau discipliné qui carac­
térise l’éducation jésuite. Instinctivement, en
tant qu’artiste, il était plus anarchiste que
marxiste, mais il se croyait un parfait mar­
xiste. Lorsque je lui ai dit un jour, alors que
nous parlions de « Galileo », qu'il avait écrit
une œuvre parfaitement anticommuniste,
il est devenu presque agressif. Je lui ai
répondu : a Mais cette Eglise que tu as
décrite, à l’heure actuelle, ce doit être Sta­
line, et non le Pape. Tu as fait quelque chose
de résolument antisoviétique 1 »
The M agnificent
QUESTION Quelles relations voyez-vous entre
Ambersons : Joseph Cotten et
votre travail comme metteur en scène de Richard B e n n e tt; Tim H olt et Anne
cinéma et comme metteur en scène de Baxter.
théâtre ?
WELLES Mes parentés avec ces deux milieux
sont très différentes. Je crois qu’ils ne sont
pas intimement en rapport l’un avec l’autre.
Peut-être chez moi, en tant qu’homme, cette
relation existe-t-elle, mais les solutions tech­
niques pour l’un et l’autre sont si différentes
dans mon esprit que je n’établis absolument
aucune relation entre ces deux moyens.
Au théâtre, je n ’appartiens pas à ce qui a
réussi à devenir l’idée brechtienne du théâtre,
cette forme particulière d'éloignement n ’a
16
jamais été propre à mon caractère. Mais j'ai J’écrivais alors des romans policier, ce qui mais les choses que j’aime en peinture, en
toujours fait de terribles efforts pour rap­ ne me prenait que deux jours par semaine musique, en littérature, ne représentent que
peler à chaque instant au public qu’il est au et me rapportait trois cents dollars. Avec mon penchant pour ce qui est à l’opposé de
théâtre. Je n’ai jamais essayé de 1 elever vers cet argent, j’étais un grand seigneur à Séville. ce que je suis. Et les moralistes m’ennuient
la scène, j’ai plutôt essayé de faire descendre Il y avait tant de monde passionné par la beaucoup. Pourtant, j’ai peur d’être l’un
la scène vers lui. Et cela, c’est tout le con­ corrida que j’attrapai le virus moi aussi, d’eux !
traire du cinéma. j ’achetai les novillos de quelques corridas QUESTION En ce qui vous concerne, il ne
QUESTION II y a peut-être une relation dans et c’est ainsi que j’ai pu débuter — sur les s’agit pas tellement d’une attitude de mora­
la façon de manier les acteurs... affiches on m ’appelait « l’Américain ». Ma liste mais plutôt d’une éthique que vous
WELLES Au théâtre il y a 1.500 caméras plus grande fierté, c’est d'être arrivé à toréer adoptez en face du monde.
qui tournent toutes en même temps, au à trois ou quatre reprises sans avoir eu WELLES Mes deux films shakespeariens sont
cinéma il n ’y en a qu’une. Cela change besoin d’acheter les novillos. Je me rendis faits d’un point de vue éthique. Je crois que
toute l’esthétique pour un metteur en scène. compte que je n’étais pas bon comme torero je n’ai jamais fait de film sans avoir un solide
et décidai de me mettre à écrire. A l’épo­ point de vue éthique sur son histoire. Mora-
"L'AMÉRICAIN" que, je ne pensais presque pas au théâtre lement parlant, il n’y a pas d’ambiguïté dans
et encore moins au cinéma. ce que je fais.
QUESTION Le M oby Dick de Huston, auquel QUESTION Vous avez dit un jour que vous QUESTION Mais un point de vue ambigu est
vous avez collaboré, vous plaît-il ? aviez beaucoup de mal à trouver de l’argent nécessaire : de nos jours, le monde est ainsi
WELLES Le roman me plaît beaucoup, mais pour faire vos films, que vous passiez plus fait.
il me plaît plus en tant que drame que de temps à lutter pour obtenir cet argent WELLES Mais c’est justement ainsi que le
comme roman. Il y a deux choses très dif­ qu'à faire œuvre d’artiste. Comment est monde nous apparaît. Ce n’est pas une véri­
férentes dans le roman : cette sorte d'élément actuellement ce combat ? table ambiguïté : c ’est comme un écran plus
pseudo-biblique qui n’est pas très bon, et WELLES Plus âpre que jamais. Pire que
large. Une espèce de cinémascope moral. Je
aussi cet élément curieux d’Américain du jamais. Très difficile, j'ai déjà dit que je ne crois qu’il faut donner à tous les personnages
xixe siècle, du genre apocalyptique, qui peut travaillais pas assez. Je suis frustré, vous les meilleurs arguments, afin qu’ils puissent
rendre très bien au cinéma. comprenez? Et je crois que mon œuvre se se défendre, y compris à ceux avec lesquels
QUESTION Dans la scène que vous avez, ressent du fait que je ne tourne pas assez. je ne suis pas d’accord. A ceux-là aussi, je
interprétée dans le film, avez-vous suggéré Mon cinéma est peut-être trop explosif : donne les meilleurs arguments défensifs que
quelques idées sur la façon de la mener? parce que j’attends trop pour parler. C’est je puisse imaginer. Je leur offre la même
WELLES Tout ce que nous avons fait, c’est terrible. J’ai acheté des petites caméras pour possibilité d’expression que s’ils étaient à
de discuter de la façon dont serait ce plan. faire un film, si j’arrive à trouver de l’argent. mes yeux des personnages sympathiques.
Vous savez que mon discours est très long. Je le tournerai en 16 mm. Le cinéma est C’est cela qui donne cette impression d’am­
Il se prolonge sur une bobine entière, et un métier... Rien ne peut être comparé au biguïté : être très chevaleresque avec les gens
nous ne l’avons jamais répété. Je suis arrivé cinéma. Le cinéma appartient à notre temps. dont je n ’approuve pas le comportement.
sur le plateau déjà maquillé et habillé, je C’est « la chose » à faire. Pendant le tour­ Les personnages sont ambigus, mais la signi­
suis monté sur l'estrade et nous l’avons nage du Procès, j’ai passé des jours mer­ fication de l’œuvre ne l’est pas. Je ne veux
tourné d’un seul trait. Nous n’avons fait veilleux. C’était un amusement, un bonheur. pas ressembler à la majorité des Américains,
qu’une seule prise de vue. Et ça, c’est un Vous ne pouvez pas imaginer ce que je res­ qui sont démagogues et rhétoriciens. C’est
des mérites de Huston, parce qu’un autre sentais. là une des grandes faiblesses de l’Amérique,
directeur aurait dit : « Faisons une autre Lorsque je fais un film, ou lors de mes pre­ et la rhétorique est une des plus grandes
prise de vue pour voir ce qu’elle donne. » mières au théâtre, les critiques disent d’habi­ faiblesses de l’artiste américain, surtout de
Il a dit « bon » ; et mon rôle dans le film tude : « Cette œuvre n’est pas aussi bonne celui qui fait partie de ma génération. Miller,
s ’est terminé là ! que celle d’il y a trois ans ». Et si je cherche par exemple, est terriblement rhétoricien.
QUESTION Vous êtes en train de préparer la critique de celle-ci, vieille de trois ans, je
un film sur les toros. trouve un avis défavorable qui dit qu’elle
ne vaut pas celle que j'avais faite trois ans LA TRAHISON DE LA GAUCHE
WELLES Oui, mais un film sur les amateurs
de toros, sur les suiveurs... Je pense que le plus tôt. Et ainsi de suite. J’admets que,
véritable événement dans la corrida, c'est parfois, les expériences peuvent être erro­ QUESTION Quel est le problème en Amé­
l’arène elle-même — mais on 11e peut pas nées, mais je crois qu’il est tout aussi erroné rique ?
faire de film sur elle. L’atmosphère, elle, du de vouloir être à la mode. Si on est à la WELLES Si je vous parle de choses qui ne
point de vue cinématographique, est ce qu'il mode pendant la plus grande partie de sa vont pas, il ne s’agira pas de choses évidentes ;
y a de plus passionnant. La corrida est une carrière, on produira des œuvres de seconde elles sont semblables à celles qui ne vont pas
chose qui possède déjà une personnalité bien zone. Peut-être parviendra-t-on par hasard à en France, en Italie, ou en Espagne, nous les
définie. Le cinéma ne peut rien pour la obtenir un succès, mais cela signifie qu’on connaissons toutes. Dans l’art américain, le
rendre dramatique. Tout ce que l'on peut est un suiveur et non un novateur. Un artiste problème, ou mieux, l’un des problèmes, c’est
faire, c’est la photographier. Ma grande pré­ doit guider, frayer des chemins. la trahison de la gauche par la gauche, I’auto-
occupation, actuellement, est de savoir que Ce qui est grave, c’est que dans les pays de trahison. Dans un sens, par stupidité, par
Rosi est déjà en train de tourner alors que langue anglaise, le rôle que joue la critique orthodoxie, et à cause des slogans ; dans l’au­
j’ai mis quatre ans, en plusieurs fois, pour en ce qui concerne les œuvres de cinéma tre, par simple trahison. Nous sommes très
écrire mon scénario. A cause de lui, je sérieuses est très important. Etant donné que peu de notre génération à n'avoir pas trahi
trouverai plus difficilement l’argent néces­ l’on ne peut pas faire de films qui puissent notre position, à n ’avoir pas donné les noms
saire : on me dira désormais : « Nous avons rivaliser avec ceux de Doris Day, la seule d’autres personnes...
déjà un film sur les courses de toros, fait référence, c ’est ce que disent des revues Cela est terrible. On ne peut jamais s’en
par un cinéaste sérieux, qui voudrait encore comme « Sight and Sound ». remettre. J'ignore comment on peut se remet­
d’un autre? » J’espère pourtant que je réussi­ Les choses vont particulièrement mal dans tre d’une semblable trahison, qui diffère pour­
rai à faire ce film, mais j’ignore encore mon pays. Touch of Evil n ’a jamais été pro­ tant, énormément, de celle, par exemple, d’un
comment je vais trouver l’argent. Rosi a jeté dans un cinéma d’exclusivité, il n ’a Français ayant collaboré avec la gestapo pour
tourné quelque chose en 16 mm à Pampe- jamais eu l’habituelle présentation à la pouvoir sauver la vie de sa femme ; c’est un
lune l’an dernier. II l’a montré à Rizzoli, presse et n ’a fait l’objet d’aucune critique autre genre de collaboration. Ce qui est mau­
il lui a dit « Guarda che bella cosa » et dans les hebdomadaires ou revues, non plus vais dans la gauche américaine, c’est qu’elle
Rizzoli lui a donné carte blanche. Mainte­ que dans les journaux. On le considérait a trahi pour sauver ses piscines. II n’y avait
nant, il ne s ’agit plus de savoir si ce sera comme trop mauvais. Quand le représentant pas de droites américaines dans ma géné­
un film bon ou un film mauvais. Il vaut de l’Universal voulut l’exhiber à l’exposi­ ration. Elles n’existaient pas intellectuelle­
mieux pour moi que le film soit bon. S’il tion de Bruxelles en 1958, on lui a dit que ment. Il n ’y avait que des gauches, et celles-
échoue, j ’a u ra is encore plus de mal à réunir c ’était un film qui n ’était pas assez bon ci se sont trahies mutuellement. La gauche
les fonds. pour un festival. 11 répondit que, de toute n’a pas été détruite par MacCarthy -, elle s'est
QUESTION On a parlé quelquefois de votre façon, il fallait le mettre au programme : démolie elle-même, cédant le pas à une nou­
premier séjour en Espagne, avant la guerre il passa outre et fut renvoyé. Le film rem­ velle génération de Nihilistes. C’est cela qui
civile... porta le grand prix, mais il n ’en fut pas est arrivé.
WELLES Lorsque je suis arrivé en Espagne, moins renvoyé. On ne peut pas parler de « fascisme ». Je
la première fois, j’avais âix-sept ans et j’avais QUESTION Vous considérez-vous comme un crois que le terme « fascisme » devrait être
déjà travaillé en Irlande comme acteur. Je moraliste ? utilisé pour définir une attitude politique bien
n'ai vécu que dans le sud, en Andalousie. WELLES Oui, mais contre la morale. La plu­ précise. Il faudrait trouver un mot nouveau
A Séville, j’habitais le quartier de Triana. part du temps, cela peut paraître paradoxal, pour définir ce qui arrive en Amérique.
17
Le fascisme doit naître du chaos. Et l’Amé­ des accolades et par boire une bouteille au moins que l’immense majorité tiendra pour
rique n'est pas que je sache dans le chaos. de whisky. Nous avons passé notre vie évident que je suis antifasciste...
La structure sociale n’est pas en dissolution. à avoir de longues périodes d’amitié et d'au­ On confond toujours le vrai fascisme avec la
Non, elle ne correspond aucunement à la vraie tres pendant lesquelles nous nous parlions première mystique fasciste du futurisme. Je
définition du fascisme. Je crois que ce sont à peine. Je n ’ai jamais pu éviter de me moquer fais allusion par-là à la première génération
deux choses simples, évidentes : la société de lui gentiment, et ceci personne ne l’a du fascisme italien, qui avait une façon de
technologique ne s’est pas habituée à vivre jamais fait, tout le monde le traitait avec parler qui disparut dès que le vrai fascisme
avec ses propres ustensiles. C’est cela qui le plus grand respect. s ’est imposé, parce que c'était un romantisme
compte. Nous parlons d’eux, nous les utili­ QUESTION En tant qu'artiste, en tant que idiot, comme celui de d’Annunzio et autres.
sons, mais nous ne savons pas vivre avec membre d’une certaine génération, vous sen­ C’est cela qui a disparu. Et c’est de cela que
eux. L’autre chose, c’est le prestige des gens tez-vous isolé ? parlent les critiques français.
responsables de la société technologique. WELLE5 Je me suis toujours senti isolé. Je Le vrai fascisme est un « gangstérisme » de la
Dans cette société, les hommes qui dirigent et crois que tout bon artiste se sent isolé. Et il classe moyenne de basse couche, lamenta­
les savants qui représentent la technique ne me faut penser que je suis un bon artiste, blement organisé par... Bon, nous savons
laissent pas suffisamment d’espace à l’artiste car autrement je ne pourrais pas travailler. tous ce qu’est le fascisme. C’est très clair. Il
qui est favorable à l’être humain. En réalité, Et je vous demande pardon de prendre la est amusant de voir combien les Russes ont
on l’utilise seulement pour la décoration. pu se tromper au sujet de La Soit du mal. Us
liberté de croire ceci : si quelqu'un veut diri­
Hemingway dit, dans « The green hills of ger un film, il doit penser qu’il est bon. Un l’ont attaqué sans pitic, comme s’il s’agissait
Africa », que l’Amérique est un pays d’aven­ bon artiste doit être isolé. Si l’on est pas de la véritable décadence de la civilisation
turiers et que, si l’aventure venait à dispa­ isolé, c’est que quelque chose ne marche pas. occidentale. Ils ne se sont pas contentés d’at­
raître là-bas, tout Américain possédant cet taquer ce que je montrais : ils m'ont attaqué
QUESTION De nos jours il serait impossible
esprit primitif doit aller ailleurs chercher aussi.
de monter le « Mercury Theatre ».
l’aventure : Afrique, Europe, etc... C'est un Je crois que les Russes n’ont pas compris les
point de vue intensément romantique. Il y a WELLES Complètement impossible pour des
raisons financières. Le « Mercury Theatre » mots, ou quelque chose d'autre. Ce qui est
une part de vrai, mais s’il est si intensément
a été possible uniquement parce que je désastreux, en Russie, c’est qu’ils sont en plein
romantique, c’est parce qu’il y a encore en
gagnais trois mille dollars par semaine à la moyen âge, un moyen âge dans son aspect
Amérique une énorme quantité d’aventures.
radio et que j’en dépensais deux mille pour le plus rigide. Personne ne pense pour son
Au cinéma, vous ne pouvez pas imaginer tout
soutenir Je théâtre. A l’époque, soutenir un compte. C’est très triste. Cette orthodoxie a
ce que l’on peut faire. Tout ce dont j'ai besoin,
théâtre était encore bon marché. J'avais, en quelque chose de terrible. Ils ne vivent que
c’est d’un emploi pour faire du cinéma, qu’on
plus, des acteurs formidables. Et ce qu’il y des slogans dont ils ont hérité. Personne ne
me donne une caméra. II n’y a rien de dés­
avait de plus passionnant dans ce « Mercury sait plus ce que ces slogans signifient.
honorant à travailler en Amérique. Le pays
est plein de possibilités d’exprimer ce qui Theatre », c’est qu’il était un théâtre dans
arrive dans le monde entier. Ce qui existe Broadway, il n'était pas « off ». Actuellement, LA LIBERTÉ DE C HOI SIR
réellement, c’est un énorme compromis. Le on peut avoir un théâtre « off » Broadway,
type idéal de l'Américain est l’expression mais c’est autre chose.
QUESTION Comment sera votre Falstaif?
même du protestant, individualiste, anticon­ Ce qui caractérisait le te Mercury Theatre »,
WELLES Je ne le sais pas... J’espère qu’il sera
formiste, et c’est ce type qui est en train de c ’est qu’il était à côté d’un autre qui donnait
une comédie musicale, près d’un théâtre bon. Tout ce que je peux dire, c ’est que, du
disparaître. En réalité il en reste très peu.
commercial, il était au centre de tous les point de vue visuel, il sera très modeste, et
théâtres. Dans le pâté de maisons voisin, il que j’espère en même temps qu'il sera satis­
" IN " ET "OFF”
y avait le « Group Theatre » qui était le faisant et correct. Mais ce que je vois, c ’est
théâtre officiel de la gauche : nous étions en qu’il est essentiellement une histoire humaine,
QUESTION Quels ont été vos rapports avec contact sans entretenir de relations offi­ et j’espère qu’un bon nombre des gens stu­
Hemingway : cielles : nous étions de la même génération, pides du cinéma se sentira déçu. Cela parce
WELLES Mes relations avec Hemingway ont bien que n ’empruntant pas les mêmes voies. que, comme je viens de le dire, je considère
toujours été très drôles. La première fois L’ensemble donnait au New York d’alors une que ce film doit être très modeste du point
que nous nous sommes rencontrés, c ’était extraordinaire vitalité. La qualité des acteurs de vue visuel. Ce qui ne veut pas dire .qu’il
lorsqu’on m ’avait appelé pour lire le com­ et celle des spectateurs n’est plus celle de ces soit visuellement inexistant, mais plutôt qu’il
mentaire d'un film que lui et Joris Ivens années merveilleuses. Le meilleur théâtre ne doit pas être criard sur ce plan. 11 s ’agit de
avaient fait sur la guerre d’Espagne ; il devrait être au centre de toutes les choses. l’histoire de 3 ou 4 personnes, celles-ci doi­
s'appelait Spanish Earth. En arrivant là-bas, vent donc dominer complètement. Je crois
QUESTION Cela explique votre lutte perma­ que je ferai plus de gros plans. Ce sera réel­
je suis tombé sur Hemingway qui était en nente pour rester au milieu du cinéma et non
train de boire une bouteille de whisky ; on me lement un film entièrement au service des
en dehors du cours général de l ’industrie ? acteurs.
donna un récit trop long, pâteux, qui n ’avait
WELLES On peut me rejeter, mais moi je QUESTION On vous accuse souvent d’égo-
rien à voir avec son style, toujours si écono­ veux toujours être au centre même. Si je
mique et si concis. Il y avait des phrases centrisme. Lorsque vous paraissez comme
suis isolé, c ’est parce qu’on m ’y oblige, car acteur dans vos films, on dit que la caméra
aussi pompeuses et aussi compliquées que
telle n ’est pas mon intention. Je vise tou­ est avant tout au service de votre exhibition
celles-ci : « Voici les visages des hommes qui
jours le centre. J’échoue, mais c ’est cela que personnelle... Par exemple dans La Soif du
sont près de la mort » ; et ceci, il fallait le
j’essaie d'atteindre. m a i l'angle de prise de vue passe du plan
dire au moment où l’on voyait sur l’écran
ces visages tellement plus éloquents. Je lui QUESTION Pensez-vous revenir à Hollywood ? général au gros plan pour pouvoir saisir
ai dit « Mr. Hemingway, il vaut mieux que WELLES Pas en ce moment. Mais qui sait ce votre première apparition à la descente de
l’on voie ces visages tout seuls, sans com­ qui peut changer à chaque instant ?... Je suis voiture.
mentaire ». ravi de travailler là-bas à cause des techni­ WELLES Oui, mais c’est cela l ’histoire, le
Cela ne lui a pas plu et, comme j’avais ciens qui sont merveilleux. Ils représentent sujet. Je n ’interpréterais aucun rôle s’il n'était
dirigé peu de temps avant le « Mercury vraiment le rêve d’un metteur en scène. pas sensé dominer toute l’histoire. Je ne
Theatre » qui était une sorte de théâtre QUESTION On peut trouver dans vos films pense pas qu'il soit juste de dire que j'utilise
d'avant-garde, il a pensé que j’étais un genre une certaine attitude antifasciste... la caméra à mon profit et non à celui des
de tapette. 11 a dit alors : «Vous, les jeunots WELLES II y a plus d’un intellectuel français autres acteurs. Ce n'est pas exact. Bien qu’on
efféminés du théâtre, que savez-vous de la pour croire que je suis fasciste... C’est idiot, le dira encore davantage pour Falstalf :
vraie guerre ? » mais c’est ce qu’ils écrivent. Ce qui arrive mais c’est précisément parce que dans (e film
Saisissant la balle au bond, je commençai à ces intellectuels français, c’est qu’ils pren­ j’interprète Falstaff, et non Hotspur.
à faire des gestes efféminés, et je lui dis : nent mon aspect physique comme acteur En ce moment, je pense et repense, avant
« Monsieur Hemingway, comme vous êtes pour mes idées comme auteur. En tant qu’ac­ tout, au monde dans lequel l’histoire se
fort et comme vous êtes grand! » Cela le mit teur, j’interprète toujours un certain type de déroulera, à l’apparence du film. Le nombre
en colère et il prit une chaise ; j’en pris une rôles : rois, grands hommes, etc. Ce n ’est pas de décors que je pourrai construire sera si
autre et, là-bas, devant les images de la parce que je pense qu’il s’agit là des seules restreint que le film devra être résolument
guerre civile espagnole qui défilaient sur personnes au monde qui vaillent la peine. antibaroque. Il lui faudra posséder de nom­
l'écran, nous eûmes une terrible bagarre. Mon aspect physique ne me permet pas de breux plans généraux assez formels, comme
Ce fut quelque chose de merveilleux : jouer d’autres rôles. Personne ne croirait à ceux que l’on peut voir sur scène au niveau
deux types comme nous devant ces images un personnage sans défense, humble, joué de l'œil humain, sur les fresques des murs.
représentant des gens en train de lutter par moi. Mais ils prennent ceci pour une C’est un grand problème que de créer un
et de mourir... Nous finîmes par nous donner projection de ma propre personnalité. J’espère monde en costumes d’époque. La vraie res-
13
W elles
dans The Stranger
et The Lady From
Shangaï
semblance dans ce genre est difficile à obte­ bien vous entendre expliquer : « J’aurais pu on n ’a donné autant de pouvoir à un homme
nir, peu de films y arrivent. Je crois que cela être un grand homme, si je n’avais pas été dans le système Hollywoodien. Un pouvoir
est dû au fait qu’on n'a pas concrétisé cet aussi riche ». absolu. Et le contrôle artistique.
univers dans tous ses détails avant de com­ WELLES Bon. Toute l’histoire est là-dedans. QUESTION 11 y a des c in é a s te s , e n E u ro p e ,
mencer à travailler à tout ce qu’un tel film N’importe quelle cause peut détruire la gran­ q u i p o s s è d e n t ce p o u v o ir .
suppose. deur : une femme, la maladie, la richesse. Ma WELLES Mais ils ne possèdent pas l’arsenal
Falstaff se doit d’être très pauvre sur le plan haine de la richesse en elle-même n’est pas technique des américains, qui est une chose
visuel parce qu’avant tout c’est une histoire une obsession. Je ne crois pas que la richesse grandiose. L’homme qui pousse la caméra,
humaine très réelle, très compréhensible et soit la seule ennemie de là grandeur. S’il ceux qui changent les lumières, celui qui
très adaptable à la tragédie moderne. Et rien avait été pauvre, Kane n ’aurait pas été un manie la grue, ont leurs enfants à l’Univer-
ne doit s’interposer entre cette histoire et le grand homme, mais ce qui est sûr, c’est sité. On côtoie des hommes qui ne se sentent
dialogue. La partie visuelle de cette histoire qu’il aurait été un homme à succès. Il pense pas ouvriers, mais qui pensent être des arti­
doit demeurer comme toile de fond, comme que la réussite apporte la grandeur. Ça, c’est sans très habiles et très bien payés. Cela
quelque chose de secondaire. Toute l’impor­ le personnage qui le dit, pas moi. Kane arrive suppose une différence énorme, énorme..
tance du film doit se trouver sur les visages ; à posséder une certaine classe, mais jamais
sur ces visages, il nous faut retrouver tout cet Tout ce que j’ai fait dans La Soif du mal, je
de Ja grandeur.
univers dont je parle. J'imagine qu’il sera n'aurais jamais pu le faire ailleurs. Et iî ne
Ce n ’est pas parce que tout lui semble facile. s’agit pas seulement d'une question technique,
« le » film en gros plans de ma vie. Théori­ C'est là l’excuse qu’il se donne à lui-même.
quement, je suis contre les gros plans de tous il s’agit essentiellement de l'habileté humaine
Mais le film ne dit pas cela. Evidemment, des hommes avec lesquels j’ai travaillé. Tout
genres, bien que je ne possède que peu de comme il est à la tête d'une des plus grandes
théories étant donné que je tiens à demeurer cela découle de la sécurité économique dont
fortunes du monde, les choses deviendront ils jouissent, du fait qu’ils sont bien payés,
très libre. Je suis résolument contre les gros plus faciles, mais sa plus grande erreur a
plans, mais je suis persuadé que cette histoire du fait qu’ils ne pensent pas appartenir à
été celle des grands ploutocrates de l'Amé­ une autre classe.
les exige. rique de ces années-Ià, qui croyaient que
QUESTION Pourquoi cette objection aux l’argent confère automatiquement à un Dans toutes les industries européennes du
gros plans ? homme un certain rang. Kane est un homme cinéma, à un plus ou moins grand degré, on
qui appartient vraiment à son époque. Ce sent qu’il y a une grande barrière dressée par
WELLES Je trouve merveilleux le fait que le
genre d’homme riche n’existe déjà presque la différence d’éducation. Dans tous les pays
public puisse choisir des yeux ce qu’il veut
plus. C’étaient des ploutocrates qui croyaient européens on vous appelle « Docteur », « Pro­
voir dans un plan. Je n’aime pas le forcer, et
pouvoir être Président des Etats-Unis, s’ils fesseur », etc., si vous êtes allés à l’Univer-
l’usage du gros plan revient à le forcer : il
en avaient envie. Ils croyaient aussi pouvoir sité : le gros avantage de l’Amérique, c’est
ne peut voir que lui. Dans Kane par exemple,
tout acheter. Il n'était même pas nécessaire qu'on y trouve parfois des metteurs en scène
vous avez dû voir qu’il y avait très peu de
d’être intelligent pour voir qu’il n'en est qui ont moins d’instruction que l ’homme qui
gros plans, presque aucun. Il y en a peut-être
pas toujours ainsi. pousse la caméra. Il n’y a pas de « profes­
six dans tout le film. Mais une histoire com­
seur ». Les classes n’existent pas dans le
me Falstaff les exige, parce qu’au moment où QUESTION Sont-ils plus réalistes ? monde du cinéma américain. Le plaisir que
nous prenons du recul et que nous nous WELLES Ce n ’est pas une question de réa­ l’on éprouve à travailler en Amérique avec
séparons des visages, nous apercevons des lisme. Ce genre de ploutocrates n ’existe plus. une équipe américaine est quelque chose qui
gens en costume d’époque et beaucoup d'ac­ Les choses ont beaucoup changé, surtout les n'a pas d'équivalent sur terre. Mais on paye
teurs au premier plan. Plus nous sommes structures économiques. Très peu d’hommes aussi pour avoir cela. Il faut donc des pro­
près du visage, plus celui-ci devient univer­ riches réussissent aujourd’hui à conserver ducteurs, et tout ce monde-là est aussi mau­
sel ; Falstaff est une comédie sombre, l’his­ le contrôle absolu de leur propre argent : vais que les techniciens sont bons.
toire de la trahison de l’amitié. leur argent est contrôlé par d’autres. C’est
Ce qui me plaît dans Falstaff, c’est que le comme pour beaucoup d’autres choses, une
projet m ’a intéressé en tant qu’acteur alors question d’organisation. Ils sont prisonniers LE SYSTÈME AMÉRICAIN
que je m'intéresse rarement à quelque chose de leur argent. Et je ne dis pas cela au point
au cinéma en tant qu’interprète. Je suis heu­ de vue sentimental : il n'y a plus que des QUESTION Comment avez-vous tourné cette
reux quand je ne joue pas. Et Falstaff est une comités et des participations à divers con­ scène si longue dans le living de Marcia au
des rares choses que je veuille réaliser en seils ... Ils ne disposent plus de la liberté de moment de l’interrogatoire de Sanchez ?
tant qu’acteur. Il n ’y a que deux histoires faire n'importe quelle folie comme cela
que je veuille faire comme acteur et que j’ai arrivait alors. Le moment est passé pour ce WELLES En Europe, il y a trois opérateurs
écrites. Dans Le Vrocès je ne voulais absolu­ type de ploutocrates égocentristes, de même à la caméra qui sont aussi bons que les opé­
ment pas jouer, si je l’ai fait, c'est parce qu’a disparu ce type de propriétaire de jour­ rateurs américains. Celui qui a fait Le Procès
qu’on n’avait trouvé aucun acteur qui puisse naux. avec moi est sensationnel. Mais ce qu’il n ’y a
tenir le rôle. Tous ceux à qui nous l'avions pas, c ’est quelqu'un de capable de manier
Ce qu’il y a de très particulier dans la per­ la grue. En Amérique; cet homme a une
demandé ont refusé. sonnalité de Kane, c’est qu’il n’a jamais
QUESTION Au début, vous aviez dit que vous
énorme auto, il est instruit, et se considère
gagné d'argent : il n’a passé sa vie qu’à le lui-même comme aussi important que le
interpréteriez le rôle du prêtre... dépenser. Il n’appartenait pas à cette catégorie propre caméraman du film. Dans cette scène
WELLES Je l’ai tourné, mais comme nous de riches qui ont fait fortune : il la dépen­ de la maison de Marcia, il y ayait environ
n ’avions pas trouvé d’acteur pour le rôle de sait uniquement. Kane n’avait même pas la soixante marques de craie sur le sol : c’est
l’avocat, j’ai coupé les plans ou j’apparaissais responsabilité du véritable capitaliste. dire combien l’homme qui guide la caméra
en prêtre, et j’ai tourné de nouveau. Fal-
doit être habile et intelligent pour pouvoir
staff est un film d’acteurs. Non seulement
LA PLUS BELLE CHANCE bien faire. A ce moment-là, je suis à sa
mon rôle, mais tous les autres sont favora­
merci, à la merci de sa précision. S’il ne peut
bles à la mise en valeur des bons acteurs.
QUESTION Citizen Kane a-t-il rapporté beau­ pas le faire avec cette assurance, le plan
Mon Othello est mieux réussi au théâtre est impossible.
qu’au cinéma. Nous verrons ce qui arrivera coup d’argent ?
à Falstaff, qui est le meilleur rôle qu’ait WELLES Non, il ne s’agit pas de cela. Le QUESTION Est-ce bien Charlton Heston qui
écrit Shakespeare. C'est un personnage qui film a bien marché. Mais mes problèmes avec vous a proposé comme metteur en scène de
est aussi grand que Don Quichotte. Si Shakes­ Hollywood ont commencé avant que je n’ar­ La Soif du m a l7
peare n’avait fait que cette magnifique créa­ rive là-bas. Le vrai problème était ce contrat WELLES Ce qui s’est passé est plus amusant
tion, cela lui suffirait pour être immortel. qui me laissait bel et bien carte blanche et encore. On proposa à Charlton Heston le
J’ai écrit le scénario en m ’inspirant de trois qu'ils m’avaient signé avant mon départ. scénario en lui disant qu’il était d’Orson
œuvres dans lesquelles il apparaît, plus une J’avais trop de pouvoirs. A ce moment-là, on Welles ; à l’autre bout du fil, Heston com­
autre dans laquelle on parle de lui, et je monta contre moi une machination dont je prit que je dirigeais le film, auquel cas il
complète par des choses qui se trouvent dans ne me suis jamais relevé, parce que je n ’ai était prêt à tourner n'importe quoi avec
une autre encore. J'ai donc travaillé sur cinq jamais eu d’énormes succès de guichet. Dès moi. Ceux de l’Universal ne le détrompèrent
œuvres de Shakespeare. Mais, naturellement, l’instant où vous obtenez un tel succès on pas, raccrochèrent et automatiquement me
j’ai écrit une histoire sur Falstaff, sur son vous passe tout! téléphonèrent en me demandant de le diriger.
amitié avec le prince et sa répugnance lors­ J’ai eu de la chance comme personne ; après, La vérité est que Heston a dit textuellement
que le prince devient roi. J’ai de grands j’ai eu la pire malchance de l’histoire du ciné­ ceci : « Je travaillerai dans n ’importe quel
espoirs pour ce film. ma, mais cela est dans l’ordre des choses : film dirigé par Orson Welles ». Lorsqu’on m'a
QUESTION II y a une phrase que John Poster je devais payer le fait d’avoir eu la plus proposé de mettre en scène le film je n'y ai
dit à son banquier, et que nous aimerions belle chance de l’histoire du cinéma. Jamais mis qu’une seule condition : écrire mon pro­
20
son propre chef. Son travail, pourtant, est WELLES II est vraiment terminé. Il ne man­
meilleur comme chef que comme metteur en que plus que trois semaines environ, pour le
scène, étant donné que dans ce rôle il passe tournage de quelques petites choses. Ce qui
le plus clair de son temps à attendre avec la m'inquiète, c'est le lancement : je sais que
caméra que quelque chose se passe. Il ne dit ce film ne plaira à personne. Ce sera un film
rien. 11 attend, comme le producteur attend exécré. J’ai besoin d’obtenir un grand succès
dans son bureau. U visionne vingt prises de avant de le mettre en circulation. Si Le
vue impeccables en cherchant celle où il est Procès avait été un succès complet quant à
arrivé quelque chose et, d'habitude, il sait la critique, j’aurais alors eu le courage de
choisir la meilleure. Comme metteur en sortir mon Don Quichotte- Les choses étant
scène il est bon, mais comme producteur il ce qu’elles sont, je ne sais que faire : tout
est extraordinaire. le monde se mettra en colère contre ce film.
QUESTION Selon vous, le rôle d’un metteur QUESTION Comment voyez-vous le person­
en scène consiste à faire en sorte que ce nage central ?
quelque chose arrive ? WELLES Exactement comme Cervantès, je
WELLES Je n’aime pas établir de règles très crois. Mon film se passe dans les temps
strictes, mais, dans le système hollywoodien, modernes, mais les personnages de Don Qui­
le metteur en scène a une tâche. Dans d’au­ chotte et Sancho sont exactement semblables,
tres systèmes qui ne sont pas ceux d'Holly- tout au moins, je le répète, dans mon esprit.
wood, le metteur en scène a une autre tâche. Ce n’était pas le cas pour Kafka ; j'utilise
Je suis contre ces règles absolues parce que, ces deux personnages librement mais je le fais
même dans le cas de l ’Amérique, nous trou­ dans le même esprit que Cervantès. Ce ne
vons des films merveilleux réalisés sous la sont pas mes personnages, ce sont ceux de
tyrannie la plus absolue du système de pro­ l ’écrivain espagnol.
duction, Il y a même des films que les ciné- QUESTION Pourquoi avez-vous choisi de tour­
clubs respectent beaucoup et qui n ’ont pas ner « Don Quichotte » ?
été faits par les metteurs en scène mais par WELLES J'ai commencé par en faire un pro­
les producteurs et les scénaristes... Dans le gramme de télévision d’une demi-heure, j'avais
système américain, personne n’est capable de juste assez d’argent pour le faire ; mais je
dire si c’est le metteur en scène qui a ou suis tombé si éperdument amoureux de mon
n’a pas dirigé le film. sujet que je l’ai agrandi au fur et à mesure
QUESTION Dans une interview, John Hou-
et que j’ai continué à le tourner en fonction
seman a dit que tout le mérite de Citizen de mes rentrées d'argent. On peut dire qu'il
Kane a été pour vous, et que c’est injuste, a grandi à mesure que je le faisais. Il m ’est
parce qu’il aurait dû en revenir à Herman arrivé plus ou moins, vous le savez, ce qui
J. Mankiewicz, qui avait écrit le scénario. est arrivé à Cervantès qui commença à faire
WELLES 11 a écrit quelques scènes impor­ une nouvelle et finit par écrire « Don Qui­
tantes. (Houseman est un vieil ennemi à chotte u. C’est un sujet que l’on ne peut
moi). J’ai eu beaucoup de chance de tra­ plus lâcher une fois qu’on Ta commencé.
vailler avec Mankiewicz : tout ce qui se
QUESTION Est-ce que le film aura le même
rattache à Rosebud lui appartient. A moi,
scepticisme que le roman ?
sincèrement, il ne me plaît pas beaucoup ; il
fonctionne, c’est vrai, mais je n ’ai jamais eu WELLES Certainement ! Je crois qu’il arrivera
entièrement confiance en lui. Il est là pour à mon film ce qui est arrivé au livre. Vous Chimes at
servir de trait d’union entre tous les éléments. savez que Cervantès a commencé par écrire
une satire des livres de chevalerie et qu'il a M idnight (Falstaff) :
J’ai eu, en revanche, la chance d ’avoir Gregg Sir John Gielgud et Keith Baxter ;
Toland, qui est le meilleur directeur de la fini par en faire la plus belle apologie que l'on
puisse trouver dans la littérature. Pourtant, le Norman Rodway et Marina
photographie qui ait jamais existé, et j'ai eu
aussi la chance de tomber sur des acteurs film sera plus sincère que le roman en ce Vlady ; Keith
qui n ’avaient jamais fait de cinéma aupara­ qui touche la défense de cette idée de cheva­ Baxter.
vant ; pas un seul d’entre eux ne s’était lerie, bien qu’aujourd’hui elle soit plus ana­
chronique que lorsque Cervantès écrivait.
trouvé devant une caméra jusque-là. Ils
venaient tous de mon théâtre. Je n’aurais J’apparais moi-même dans le personnage d’Or-
jamais pu faire Citizen Kane avec de vieux son Welles, mais Sancho et Don Quichotte
acteurs de cinéma, parce qu'ils auraient dit ne disent que ce que Cervantès leur fait
tout de suite « que sommes-nous en train de dire et non pas ce que, moi, je dis.
faire à votre avis ? » Ma condition de nou­ Je ne pense pas que le film soit moins scep­
veau venu les aurait mis sur leurs gardes et, tique parce que ]e crois que si nous poussons
du même coup, cela aurait gâché le film. jusqu'au bout l’analyse, le scepticisme de
11 a été possible parce que j‘avais ma propre Cervantès était en partie une attitude. Son
famille, pour ainsi dire. scepticisme était une attitude d’intellectuel :
QUESTION Comment en êtes-vous arrivé aux je crois que, sous le scepticisme, il y a un
innovations de Citizen Kane sur le terrain du homme qui aime les chevaliers autant que
cinéma ? Don Quichotte lui-même. C’e&t qu'avant tout
WELLES C'est à mon ignorance que je le
il était Espagnol.
dois. Si ce mot ne vous semble pas adéquat, C’est vraiment un film difficile. Je dois dire
remplacez-le par innocence. Je me suis dit : aussi qu’il est très long ; ce que je dois tour­
c’est cela que la caméra devrait être capable ner ne servira pas à compléter le métrage :
de faire réellement, de façon normale. Alors je pourrais monter trois films avec le maté­
que nous étions sur le point de tourner le riel qui existe déjà. Le film, sous sa première
premier plan du film, j'ai dit : « Faisons forme, était trop commercial ; il était conçu
cela ! » Gregg Toland m’a répondu que c ’était pour la télévision et j’ai dû changer certaines
impossible. Je suis revenu à la charge. « Es­ choses pour faire plus dur. Le plus drôle c'est
sayons toujours, nous verrons bien. Pourquoi- que Don Quichotte a été tourné avec une
pas ? » 11 nous a fallu fabriquer des lentilles équipe de six personnes. Ma femme était
spéciales^ parce qu'alors il n ’y avait pas script-girl, le chauffeur déplaçait les lampes,
celles qui existent aujourd'hui. je dirigeais, j’étais édairagiste et opérateur
QUESTION Pendant le tournage, aviez-vous en second. C’est seulement à travers la camé­
la sensation de faire un film aussi important? ra que l’on peut aussi avoir l’œil à tout. —
WELLES Je n ’en ai jamais douté un seul (Propos recueillis au magnétophone, Madrid,
instant. mai - juin - juillet 1964). — JUAN COBOS,
QUESTION Que devient votre Don Quichotte, MIGUEL RUBIO, JOSE ANTONIO PRUNEDA.
annoncé depuis si longtemps ? (Par courtoisie de « Film Idéal »)■

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pre scénario ! Et j’ai dirigé et écrit le film
sans toucher un centime puisqu’on ne m ’a
payé en définitive qu’à titre d'acteur.
QUESTION Par rapport au roman original,
vous avez fait beaucoup de changements...
WELLES Mon Dieu ! Je n’ai jamais lu ce
roman ; je n ’ai lu que le scénario de l'Uni-
versal. Le roman a peut-être un sens, mais le
scénario était ridicule. Tout se passait à San
Diego et non sur la frontière mexicaine, ce
qui change tout à fait la situation. La raison
qui m ’a poussé à faire de Vargas un mexi­
cain est d’ordre politique, je voulais montrer
comment Tijuana et les villes frontières sont
corrompues par toutes sortes de « mics-
maçs » plus ou moins publicitaires sur les
relations américaines ; c ’est là la seule raison.
QUESTION Que pensez-vous du cinéma amé­
ricain, vu d’Europe?
WELLES Je suis surpris par la tendance de la
critique sérieuse qui ne trouve d’éléments de
valeur que parmi les directeurs américains de
films d’action, alors qu’elle n ’en trouve pas
chez les directeurs américains de films à
histoire. Lubitsch, par exemple, est un géant.
Mais il ne correspond pas au goût des esthètes
du cinéma. Pourquoi 7 Je n'en sais rien. D’ail
leurs cela ne m ’intéresse pas. Mais le talent,
l'originalité de Lubitsch sont stupéfiants.
QUESTION Et von Sternberg ?
WELLES Admirable ! c’est le plus grand direc­
teur exotique de tous les temps, et l ’une des
grandes lumières.
QUESTION Parlons d’autres réalisateurs. Que
pensez-vous d'Arthur Penn ? Avez-vous vu
The Left Handed Gun ?
WELLES Je l’avais d'abord vu à la télévision
et après au cinéma. Il était mieux à la télé­
vision, plus brutal et, de plus, je crois qu ’à
l’époque Penn maniait mieux l’élément télé­
vision où il était un metteur en scène plein
d’expérience, que l ’élément cinéma où celle-ci
lui faisait défaut. Au théâtre, je crois que
c'est un faon directeur, un admirattte direc­
teur d’actrices, chose très rare : très peu de
cinéastes possèdent cette qualité.
Je n ’ai rien vu de la génération la plus ré­
cente, sauf quelques échantillons d ’avant-
garde. Parmi ceux que j’appellerais « jeune
génération », Kubrick me paraît un géant.
QUESTION Mais, par exemple, The Kiïïing
était plutôt copié sur The Asphalt Jungle?
WELLES Oui, mais The Killing était meilleur.
Le problème des imitations me laisse indif­
férent surtout si l’imitateur parvient à sur­
passer le modèle. Kubrick, pour moi, est
meilleur directeur que Huston. Je n ’ai pas
vu Lolita, mais je crois que Kubrick peut
tout faire. C’est un grand directeur et qui
n’a pas encore fait son grand film. Ce que
je vois en lui, c’est le talent que ne possè­
dent pas les grands metteurs en scène de la
génération précédant immédiatement la
sienne, je veux dire Ray, Aldrich, etc. C’est
peut-être parce que son tempérament corres­
pond davantage au mien.
QUESTION Et ceux de la génération plus
vieille 7 Wyler, par exemple ? Et Hitchcock ?
WELLES Hitchcock est un metteur en scène
Othello : extraordinaire ; William Wyler un produc­
Orson Wedes et Suzanne teur brillant.
C loutier. QUESTION Comment faites-vous cette diffé­
rence entre des hommes qui se disent tous
deux metteurs en scène?
WELLES Un producteur ne fait rien. Il choi­
sit l’histoire, l’améliore avec le scénariste,
opère une sélection dans la distribution et,
au vieux sens du terme de producteur amé­
ricain, décide même des prises de vues, des
plans qui se monteront. De plus, il définit la
forme finale du fiÜm. En réalité, il est une
sorte de chef du metteur en scène.
Wyler est cet homme-là. Seulement il est
21
Orson Welles
Le secret cles poètes
et des rois
par Michel
Mordoré
Les « enfants prodiges », ça n’existe pas. pas que Ducasse écrit tous ses « Chants » sentaient en 1940 une grande nouveauté. Ne
A tous ceux qu’une rumeur admiratlve dési­ claustré dans une chambre), trouvent une parlons pas du cinéma français, qui avait
gne ainsi, pourrait s’appliquer le mot cruel compensation et un masque dans l’exaltation alors un siècle de retard sur les tendances
que Jean Cocteau réservait à une Lolita du Mal, la surenchère du grouillement phy­ majeures de l’art contemporain.. Notre litté­
rimailleuse : « Tous les enfants ont du génie, sique. De nombreux adolescents incultes rature elle-même n ’avançait guère. Citizen
sauf Minou Drouet ». « font du Lautréamont » sans le savoir, dès jfCane grille « L’Ere du Soupçon » et une
Welles réalise Citizen Kane h l’âge de vingt- qu’on leur accorde la liberté d'exprimer vrai­ bonne part du roman moderne.
cinq ans. L’élan d’extase envers sa jeunesse ment ce qu’ils ressentent. Passée l’épreuve, Cette précocité de la mise en forme, cette
et sa maturité, pourquoi ne le recule-t-on pas Ducasse et Rimbaud, en cela point différents extra-lucidité artistique, n'empêchent pas le
d’une ou deux décades ? A cinq ans, l’Orson du commun des mortels, inversent leur atti­ film de traduire le contentement d'une bonne
bien léché mettait en scène Shakespeare, tude, au grand étonnement des critiques. conscience. Un homme qui s'apprête à dévo­
dont il connaissait évidemment plusieurs piè­ Pour l’un, ce sera le négoce au Harrar (avec rer la vie ne déteste pas lé romantisme,
ces par cœur. A ses moments perdus, il en corollaire une Correspondance volontai­ l’apitoiement sur la déchéance. Le « sic tran­
écrivait lui-même des tragédies. rement antilyrique, écrite dans une langue sit gloria mundi » qui transparaît en guise
Comment l’exégète ne serait-il pas tenté de admirable, bien supérieure pour mon goût de morale à chaque nouveau flash-back ne
séparer l’auteur génial de la vie commune, aux « Illuminations » ou au « Bateau Ivre »), tracasse pas beaucoup l’auteur. La vieillesse
la grandiose monstruosité de l’œuvre dévo­ dont le caractère antiartiste désespère les non plus. Avec Àrkadin, nous rencontrerons
rant son créateur, une fois pour toutes ? Par exégètes, toujours persuadés que les livres des différences vertigineuses.
un maximum de sympathie, au sens fort du s’écrivent avec de l’encre. Pour l'autre, ce Pour l’instant, la grande affaire consiste à
terme, on prêtera à l’enfant terrible une sera la simple annonce, d’une portée tout peindre un homme à tous les âges de sa vie,
séduisante complexité d’esprit, à défaut d’une aussi provocante, que désormais il chanterait de l’extérieur. Le plaisir numéro un, c ’est
âme et d’un cœur. Derrière le flamboiement le Bien. Rimbaud et Ducasse écrivaient à de se gonfler les joues avec du coton, pour
d’une rhétorique visuelle dont les spécialistes l’heure juste, ni trop tôt ni trop tard, ce représenter un visage de quinquagénaire.
du cinéma-cinéma ont fait depuis toujours qu’il fallait écrire. Welles y éprouve la même satisfaction que
leurs choux gras, transparaît la contradiction Une telle constatation ne dénigre pas les lorsqu’il interprétait, à seize ou dix-sept ans,
entre l’égotisme cher à « l’Homme de la poètes. Elle tend seulement à rappeler cette le rôle d’Alexandre de Wurtemberg (quatre-
Renaissance », et les vues généreuses d’un vérité première, à savoir que l’accord entre vingts ans), du « Juif Süss ». Par la suite,
libéral démocrate. Cela est vrai. La lutte de l’homme et l’œuvre, pour atteindre à la les métamorphoses charnelles revêtiront une
la Raison et de la Passion inspire à Welles plénitude, doit s ’inscrire au plus profond autre importance dans l’œuvre wellesienne.
des films admirables. de l’être. Par ce détour, Welles nous devier Le masque est une manière de fuir l’angoisse
Et après ? Dans ce genre d’analyse, où pas­ dra plus proche, plus vrai. de la réalité, mais il arrive à la réalité de
sent donc la chair et le sang? Les extrapo­ Puisqu’il faut s’en tenir aux preuves tan­ courir plus vite que le mensonge (c’est un
lations morales ne nous disent pas si une gibles, considérons que la carrière du « Won- peu le sujet de La Soif du Mai).
œuvre est vivante ou non. der boy » commence en 1940, avec Citizen Au début le masque, le maquillage, la com­
Pour esquisser une approche minimale, il Kane. En marge des innombrables analyses position, relèvent de l’activité ludique. On
faut rendre à l ’homme et à ses actes leur que ce film a inspirées, on observera com­ peut en dire autant du personnage de Kane
vérité charnelle. La démarche n ’est guère bien il est influencé par l’âge de son auteur. à l'intérieur du film, et de la position de
facile, surtout dans le monde cinématogra­ Du point de vue esthétique, il est peut-être Welles envers le personnage. Vingt ans après,
phique, où la glose néglige, quand elle ne exact, comme le pense Truffaut, que Welles la critique s ’est demandée : « Charles-, Foster
la fuit pas avec horreur, toute information se sentait obligé, étant promu réalisateur à Kane ne préfigurerait-il pas le deiùn de
sur l ’intimité du cinéaste, ses origines, son vingt-cinq ans, de faire un film qui résu­ Welles lui-même ? » (cf. « Le Bateau Ivre »,
milieu social, etc. L’œuvre doit naître ex merait tous les autres. A cet égard, il anti­ par rapport à Rimbaud). Il est probable que
nihilo. Les plus matérialistes admettent les cipait sur deux décades au moins du cinéma Welles n’a pas attendu vingt ans pour songer
contingences économiques. Pour le reste, la américain. Cela n’empêche pas Citizen Kane à la ressemblance. En écrivant le scénario
critique ânonne son B.A. BA. de porter témoignage sur la sensibilité parti­ du film, il devait sans arrêt penser à lui-
Dans le cas de Welles, les présentes notes culière d’un jeune homme de vingt-cinq ans. même. Chaque détail, d’une certaine manière,
ne prétendent qu’à désigner une direction La conception de l’œuvre, la vision du per­ constitue un « private joke » destiné à
possible, et rien de plus. Sa biographie n'est sonnage central, trahissent la personnalité l’homme mûr que l’on deviendra plus tard.
connue que d’une manière vague, dans ses intime du metteur en scène, à un moment Mais il ne faut pas entendre cela comme
grandes lignes. Si l ’on examine l’activité donné de son existence. Là, Kane cesse d’ap­ une prédiction dramatique. Le jeune homme
créatrice de Welles, la situation ne présente partenir aux théoriciens. D'objet quelque de vingt-cinq ans ne prend pas au sérieux
pas un aspect plus réjouissant. Nous ignorons peu impersonnel et monstrueux, il est passé l'échec, la solitude, la vieillesse, la mort.
les trois-quarts de sa production (théâtre, à l'état plus aimable d’aventure humaine. Il joue avec. Dans la meilleure des éven­
télévision, radio), et cela nous contraint à On y surprend d’abord l'immense joie qu'un tualités, il faut considérer cela comme un
juger sur une dizaine de films. Aussi bien, garçon de vingt-cinq ans éprouve à tenir défi de jongleur, sûr de sa force et de son
ces lignes doivent plus à l’intuition qu’à dans sa main une destinée entière. Pour plus adresse. Un tyran qui prévoit les modalités
l’examen objectif. Elles souhaitent seulement de sûreté, le personnage est saisi à l'heure de son éventuel assassinat ne prépare pas
apporter quelques racines et entrailles à une de sa mort, et nous n’appréhenderons les le crime lui-même, sauf masochisme extraor­
œuvre située trop près de la tête et du ciel. étapes de sa vie que par des retours en dinaire. Il envisage, il caresse l’événement
Avant tout, il faut tuer le mythe du pro­ arrière, des témoignages (notons la séduction hypothétique, partie pour le conjurer, partie
dige. Le postulat de « l'inhumain », impliqué qu’exerce une idée aussi théorique sur un pour le plaisir de tenter le diable. Au fond,
par ce mythe, interdit toute compréhension auteur qui ne possède pas une expérience il n’y croit pas. Ainsi Welles agit-il avec
de l’artiste. Or ce n ’est pas le désaccord, vitale suffisante pour se permettre la Charles Foster Kane. Le drame, la révélation
mais l'accord suprême entre le « génie » description directe). L’apprenti-démiurge se de la prescience, ne surgiront qu’au futur.
et son public, qui donne l’élan vital à la délecte visiblement à franchir les barrières L’exemple le plus frappant des progrès de
création. de l’inconnu. Dès les premières images, le l’inquiétude chez Orson Welles, nous le sur­
Une audience limitée, une apparente incom­ viol des interdits (« No Trespassing ») affirme prendrons peut-être dans le décor le plus
préhension, ne démentent pas cette règle on sentiment de supériorité. Welles domine obsédant de ses films, le « château », ce
absolue : l’artiste (l’enfant « prodige ») sa créature, il est persuadé de la connaître terme étant pris dans un sens très vaste.
exploite les suprêmes virtualités de son âge à fond. La complexité, les lacunes, les ombres A l’époque de Citizen Kane, le château ras­
et de son état, jusqu’à paraître surhumain, de la narration 11e doivent pas nous tromper. sure. Il est le refuge, l’arche, le sein maternel
mais il ne peut s ’en défaire, ni les dépasser Comme un romancier du XIXe siècle, il tient (inutile de battre le rappel des notions psy­
réellement. Pour plus de clarté, cela signifie toutes les ficelles dans sa main. Le puzzle chanalytiques pour justifier la pérennité de
que la fulgurance de Rimbaud ou de Lau­ de Citizen Kane est d’une cohérence exem­ ce thème : dans le cas d’un égocentriste
tréamont ne trahissait pas une maturation plaire. Le caractère, le contexte, les mœurs, comme Welles, son utilité saute aux yeux).
exceptionnelle. Il fallait avoir moins de vingt sont; décrits avec précision. Ce film respire Xanadu paraît sinistre comme une tombe
ans, surtout moins de vingt ans, pour inven­ la certitude. — d’ailleurs sa construction évoque celle
ter « Une Saison en Enfer » ou « Les L'iHusion du doute, de l’ambiguïté, émane de d’un gigantesque monument funéraire —, et
Chants de Maldoror ». Dans le cas de Lau­ la structure littéraire. Le thème de l’enquête, dès le commencement du film cette fonction
tréamont, le phénomène est particulièrement le sentiment de l’absurde, la dilatation du de nécropole est soulignée par la mort de
explicite. Maldoror exorcise le malaise que décor et des objets, l’obsession de la volonté Kane. Sans doute, mais ce caractère funèbre
ressentent presque tous les adolescents à de puissance, tous ces éléments de Kane le place loin des atteintes du monde. Lieu
l’approche de la réalité physique. L’horreur empruntent à la littérature anglo-saxonne. clos idéal, somptueux et calme, il protège
de la chair, de la nature, de la vie (n’oublions Dans le cadre du cinéma américain, ils pré­ des tourments, et satisfait un besoin vital
25
de sécurité, chez l’auteur comme chez son château, dont le maître est forcé comme
personnage. Là encore s’impose Narcisse, dans une bête aux abois. Macbeth, de l’aveu même
la gloire et la sérénité. Un air de tristesse de Welles, marque un tournant.
est posé dessus comme un parfum baude- Encore un délai de cinq ans, le monolithe
lairien, mais le décor ne triche pas. s’effrite davantage. Othello accroît le pro­
Décadence et nostalgie à nouveau dans La cessus de destruction. Les organes de défense :
Splendeur des Ambersons qui, sur la lancée épaisses murailles, grilles, chaînes, etc., se
et dans le souffle de i.Kane, n’apporte pas métamorphosent en pièges. Ils servent la
grand-chose de neuf. Le jeune homme qui trahison, le crime, la calomnie. Iago navigue
touchait à tout et croyait tout connaître comme un poisson parmi ces voûtes, ces
— journalisme, politique, amour, cinéma — escaliers, ces remparts, ces cages. L’abri de
ce jeune homme s ’offre une pause discrète. jadis recèle un poison mortel. Il faudrait le
Le temps de rêver avec complaisance sur fuir, mais Othello, confiant dans le m yth e
l’enfant gâté, le temps de voir s’effriter les classique, y dépose la proie qu’il imagine
valeurs durables. Le film est tout entier en sécurité, Desdémone, alors qu’elle court
replié sur la demeure des Ambersons. Le à cet endroit le plus grand péril. Ici encore,
« château » est ici encore condamné à imiter le désordre, la précipitation du montage, té­
les lieux mortuaires. Mais lorsque la mort moignent de l ’insécurité universelle.
est si douce, avec cette patine que l’usure
Avec les films suivants, la plongée dans 3a
des années confère à toutes les ruines (celles
confusion s’accentue. Dans Dossier Secret, le
des pierres, celles des familles), ne peut-on
château de San Tirso ne dédaigne pas une
considérer le même endroit comme un havre
parenté certaine avec Xanadu et le repaire
de bonheur, de paix, de certitude ?
de Macbeth (disposition de la terrasse, notam­
Kane et les Ambersons, en dépit des impres­
ment), mais il semble infiniment plus déri­
sions contraires, finissent par communiquer
soire. Quoique son architecture pèse comme
la même assurance tranquille. Welles a réussi
un reproche sur l ’idylle entre Van Stratten
au delà de tout espoir ses deux premiers
et la fille d’Arkadin, il tient plus de l’épou-
films. Il a triomphé d’un homme puissant et
vantail à moineaux, du moulin pour Don
riche, qui s’était juré de l’abattre. Il peut
Quichotte, que de la forteresse moyen­
se permettre de montrer les avatars des
âgeuse. Arkadin lui-même a si peu confiance
sociétés en tirant du jeu son épingle per­
dans son château en Espagne qu'il court le
sonnelle. Son « château » privé tiendra bon. monde. Sa véritable puissance, il la prouve
Le reste peut sombrer dans la déliquescence,
par le don d’ubiquité. Omniprésent, toujours
qu’importe ? Il en fera des films.
sur les traces de Van Stratten qui remonte
Mais dès la fin des Ambersons, les choses
sa piste, Arkadin compose un mouvement
se gâtent. La R.K.O. impose des scènes addi­
excentrique (au rebours de Kane, dont il
tionnelles, modifie le montage. Welles est
réédite en apparence le destin). San Tirso
au creux de la vague. Cinq ans de pénitence,
ne figure là que comme décor, vestibule de
durant lesquels seuls le scénario de Journey
la tragédie, où ne se produisent guère que
Into Fear et un voyage en Amérique du
les masques, dont celui du maître et héros.
Sud (pour It’s Ail True) annoncent le cosmo­
politisme des œuvres ultérieures. Son travail Passé la quarantaine, Welles 'affronte des
exercice de style, la preuve qu’il peut obéir problèmes psychophysiologiques dont nous
aux normes « commerciales ». reparlerons, et qui vont influer sur son ins­
La Dame de Shangai témoigne d’une reprise, piration. Rien de surprenant à ce que le
d'un second souffle. Welles le doit d’abord climat pessimiste de La D am e de Shangai,
à son’ mariage avec Rita Hayworth (nous y film d’une crise, réinvestisse une autre crise.
reviendrons, car ce film a inspiré un océan Touch of Evil est le fruit d’un retour momen­
d’erreurs autour du thème : « le mythe de tané aux Etats-Unis. Comme dans La Dame,
la femme dans le cinéma américain », et à nous y observons l'absence d’un « château »,
l’amertume des récentes déceptions. Pas de liée à l’angoisse de vivre et à l’obsession de
« château » dans La Dame de Shangai, mais l’injustice. Il semble que, à dix ans d’écart,
au contraire une folle instabilité. Le héros l’Amérique moderne produise toujours le
est un marin, sans attaches par définition. même effet sur Welles. Du château, il ne
L’action hésite entre les lieux multiples. nous présente que les caricatures les plus
L’intrigue est quasiment inintelligible. Le inquiétantes et les plus sordides, en parti­
style de la mise en scène obéit au désordre culier ce motel isolé, El Mirador, dont les
ambiant, changeant de tournure à chaque portes cèdent à la moindre agression (viol
scène. Le moment-clé se situe à l'instant où de la femme de Vargas par les blousons
Grisby annonce à Michael la fin du monde. noirs). Il n ’y a même plus, comme dans
Tous deux sont parvenus au sommet d'une La Dame, la liberté de l ’errance (thème que
colline qui domine Acapulco, « la plus belle Welles se proposait de reprendre dans son
baie du monde ». Là Grisby évoque la pour­ Don Quichotte) : partout la menace est ins­
riture, la décomposition, l’apocalypse. La crite — la bombe qui explose dès la pre­
caméra bouge sans arrêt, épousant la démence mière scène —, et il n ’y a pas de refuge.
et l’instabilité de l’homme. Les plans s’entre­ A son retour en Europe, Welles développera
choquent, les images se heurtent, avec pour cette idée dans Le Procès. Devenu plus
toile de fond un paysage serein, reflet trom­ adulte, il considère avec recul, sous forme
peur de l’hédonisme antique. Il n ’y a pas de parabole, l'angoisse fondamentale de sa
de refuge, pas de secours à espérer. La fin vie. Dans Le Vrocès, il n’y a pas de château,
dans le toboggan, les miroirs de Luna-Park, parce que tout est devenu le château (notons
illustrent la même idée. Toute carapace est que, sans plaisanterie aucune, Welles n'a pas
illusoire, l’agression des autres est perma­ adapté « Le Château », précisément parce
nente. Cette fois, le pessimisme ne doit rien que ce dernier n’aurait guère été plus visible
à la littérature. que l’Arlésienne ; en choisissant « Le Procès »,
Welles réalise Macbeth, avant de quitter pour il tournait la difficulté). Toutes les portes
longtemps les Etats-Unis. L’image du châ­ communiquent, le monde est un vaste laby­
teau est ici exacerbée. Un univers d'antres, rinthe qui ne permet pas de conserver le
de cavernes, offre une vision primitive de moindre recoin pour la sauvegarde indivi­
la sécurité maternelle. Mais le danger, prédit duelle. Derrière les portes closes, ce ne sont
par les sorcières, n’en devient que plus que tortures et infamies.
menaçant. Prométhéen comme tout artiste, Le cauchemar touche à l’apothéose. Pour
Macbeth subit l'encerclement de sa tour l'avenir, ce sera l’exorcisme, ou la chute
d’ivoire. La forêt de Dunsinane investit le finale. (A suivre.) — Michel MARDORE.
1. Othello
(Suzanne C loutier). 2. The
Magn'rîicent Ambersons.
3, Touch of Evil (au centre,
Janet Leigh).
CHIMES AT MIDNIGHT
Falstaff
sur le v if
par Juan
Cobos
Le 12 octobre, jour anniversaire de la décou­ Welles élargit sans cesse, dans son travail,
verte de l'Amérique, commençait, au cœur de les possibilités d'expression du cinéma, grâce
ces collines en pente douces situées à trente à une recherche infatigable, d’autant plus
kilomètres de Madrid, le tournage du film le surprenante que ce film aurait précisément
plus ambitieux du plus américain de tous permis, de la part d’un aussi grand amoureux
les cinéastes. Tout au long des semaines, la du texte shakespearien, une interprétation
tension à laquelle son travail d’acteur-met- plus traditionnelle. Parfois, lorsqu’il avait
teur en scène soumettait Welles, nous donna recours à la caméra portée ou à un travel­
ce spectacle merveilleux du grand auteur à ling rudimentaire fait de cordes attachées
la recherche de la perfection de son. œuvre. par des planches, il disait à ses acteurs :
Orson Welles avait Falstaff en projet depuis « Nous allons faire du cinéma-vérité ». Et si
vingt ans déjà, et le film aurait sans doute l’un d’entre eux, à cause de sa formation
été américain si Hollywood n ’avait appré­ exclusivement théâtrale, ignorait le sens de
hendé son indépendance créatrice et son anti­ cette expression, WeUes s’exclamait : « Com­
conformisme. Il en avait même fait un mon­ me on voit que vous ne lisez pas les revues
tage pour le théâtre, dont la première avait de cinéma! »
eu lieu à Dublin, et qui portait le même Quand, rare occasion, il y avait quelques
titre : Chimes at Midnight. Comme de bien minutes d'attente avant de tourner, Welles
entendu, il y interprétait le rôle de « l’ivro­ racontait des anecdotes, ou commentait les
gne, menteur, voleur, paillard, cynique Fals­ films d’autres cinéastes : « Vous1 vous souvenez
taff, le compagnon le plus jovial et le plus de ce film d ’Hitchcock, c'est même l’un des
sympathique du monde ». Keith Baxter y meilleurs, où l’on tue un homme politique
jouait, comme dans le film, le prince Hal, sous la pluie... » Et une fois que nous lui
futur Henry V. Les divertissantes aventures avions dit qu’il s ’agissait de Foreign Corres­
de ce personnage plein d’humanité qu’est pondant, il continuait à faire l’éloge du film,
Falstaff — Welles considère qu’il s ’agit là du s’étendait en digressions sur Hitchcock ; ou
plus réussi que Shakespeare ait créés — bien il parlait de sa passion pour le « vol »
nous sont contées à travers son amitié pour des décors d’autres films : ainsi, dans Kane,
le prince, et elles ont pour contrepoint la il y a plusieurs décors des filins que la
déception de Henry IV ■— obsédé par le R.K.O. tournait alors, Welles et son équipe
destin de cette couronne qu’il a si durement profitant de l ’absence des autres cinéastes
gagnée — devant ce prince de Galles qui qui avaient terminé leur journée pour tour­
préfère la compagnie des brigands, des ivro­ ner sur leurs plateaux. Havvks, seul, avait
gnes et des prostituées à celle des nobles de la manie d’emporter chez lui, le soir, les
la cour, à leurs intrigues et leurs mensonges. éléments de décor qu’il avait utilisés dans la
Roger Planchon disait que les critiques con­ journée.
naîtraient mieux le monde de Welles s’ils L’improvisation caractérise le travail de
connaissaient celui de Shakespeare. Affirma­ Welles. Mais elle n’est rendue possible que
tion vérifiée par Chimes at Midnight, où par la connaissance parfaite que lui-même et
Welles a réalisé une très intelligente version ses acteurs ont du texte. Grâce à leur expé­
cinématographique, basée principalement sur rience — Sir John Gielgud (Henry IV), Keith
sa propre adaptation de « Henry IV », addi­ Baxter (Hal), Jeanne Moreau (Dolly), Norman
tionnée de quelques fragments de « Henry Rodway (Hotspur), Margaret Rutherford (Mis-
V », « Richard II » et « The tvlerry Wives of tress Qmckly)» Tony Beckley (Poins), Fer­
Windsor ». Son travail sur les textes a duré nando Rey (Worcester), Alan Webb (Shat-
plusieurs années. Pendant le tournage même, tow), Walter Chiari (Silence) et Michael Al-
il continuait à modifier la structure du scé­ drige (Pistol), -— Welles a pu tourner avec la
nario, les dialogues étant naturellement ceux plus grande liberté, dans un climat d’impro­
de Shakespeare, et il disait en souriant : « Il visation particulièrement favorable à son tem­
me reste peu de jours pour finir, et je conti­ pérament.
nue o écrire le scénario ! » Il a toujours su tirer parti de cette méthode :
Pendant le tournage, Welles a surpris tout le il fait renaître ainsi l’admirable pouvoir des
monde, y compris ceux qui, comme nous, grands primitifs, qui permet d’improviser
travaillaient à ses côtés depuis plusieurs mois. continuellement en fonction du décor, de la
Il y a en lui la nécessité physique de tourner lumière, d’un troupeau de moutons qui surgit
sans déperdition de temps, ni d ’énergie ; sa à travers champs, ou de nuages dramatiques,
rapidité est proprement effarante. Ainsi, la qui peuvent augmenter l’impression de soli­
nombreuse équipe engagée par le producteur tude et le pathétique d’une scène qui n'était
donnait l’impression, en suivant la marche prévue que pour des semaines plus tard. La
légère de Welles à travers les collines de tension créée au sein de l’équipe par cette
Castille, de tourner un simple documentaire, façon de travailler est pleinement bénéfique,
plutôt qu’un film à thèse des plus complexes. malgré un surcroît de difficultés. La person­
A peine Welles avait-il crié : « Cut, that’s the nalité débordante de Welles gagne tout un
one! » qu’il faisait déjà placer la caméra à chacun, et les hiérarchies tendent à s’effacer
un autre endroit. Il s'est ainsi montré le plus derrière cette notion d’équipe. C’est l’image
dynamique des réalisateurs, toujours à la même du créateur en liberté qui dispose des
recherche de solutions pratiques pour résou­ moyens suffisants pour suivre son inspiration.
dre les problèmes continuels que le monde Conditions rendues possibles par la confiance
extérieur et le rythme de la scène lui impo­ du jeune producteur espagnol Emiliano Pie-
sent. 11 est surprenant de voir comment dra, qui s’est lancé dans un film que bien des

29
producteurs éuropcens n’avaient pas voulu et pourtant toute sa mise en scène est fonc­ Michael Aldrige le rythme général de la scène,
entreprendre. tion de la rigueur du cadrage. Dès que les le nuancement de ses divers moments, les
Fréquemment, Welles commençait sa scène diverses positions des acteurs sont déter­ passages de la joie à la tristesse, les rapports
avec le minimum dcléments, et, à mesure minées, Welles cherche à leur laisser le maxi­ entre les états d’âme des personnages. La
qu’il allait plus loin dans la mise au point, mum de liberté de gestes — une des ques­ scène s ’enrichissait de trouvailles brillantes
tout prenait de l'ampleur, jusqu’à donner une tions qu’il posait le plus souvent aux acteurs — que l’on abandonnait l'instant d’après pour
scène infiniment plus complexe, plus riche était de savoir s’ils se sentaient à l’aise dans le seul plan-séquence. A l ’opposé, il y a la
que celle qui était prévue. Autre constante les mouvements qu’il leur avait indiqués, et scène de la bataille, dont le montage était
du travail de Welles : le souci de la composé toutes leurs remarques sur le plus ou moins implicite dans la conception. La bataille se
tion et de l’éclairage, participant du dyna­ grand degré de naturel étaient écoutées et déroule tout entière dans le brouillard, la
misme de la mise en scène. J’ai mentionné discutées. D’un autre côté, il est arrivé que pluie, la boue ; Welles a tourné par des
plus haut ses inventions continuelles : si Welles renonce à quelques uns des mouve­ pluies torrentielles, par des terrains où la
étonnante est son imagination pratique que, ments d’appareil qui pourtant auraient conclu boue empêchait tout mouvement. La violence
lorsque King Vidor vint assister au tournage une scène, parce qu’il les jugeait trop « clas­ du combat est soulignée dans les premiers
des extérieurs, il avoua que jamais il n’aurait siques »... plans — mais ceux-ci ne sont jamais isolés de
songé aux solutions que Welles apportait, Devant nos yeux un monde nouveau, né de la l’ensemble du combat : la bataille reste tou­
sur un plan technique ou mécanique même, fragmentation du monde physique, prenait jours présente dans le « background ».
aux problèmes qui se posaient. forme peu à peu. Welles est d’abord, au sens Enfin, il faut dire que, pendant ce tournage
Cependant — mais cela est son lot chaque strict, un grand magicien. Et ses pouvoirs ne difficile, Welles, une fois encore, a du être
fois qu’il tourne en Europe —, Welles a du se limitent pas à endormir une poule, comme omniprésent : metteur en scène, acteur prin­
renoncer à tourner certains plans à la réali­ il le fit une fois en plein tournage (rappelant cipal, mais aussi décorateur, costumier (il a
sation extrêmement complexe et pour les­ du même coup le temps où il faisait avec supervisé tous les décors et dessinés les cos­
quels, répète-t-il, il a besoin de la discipline Marlene Dietrich son « magic-show »). Mais tumes), et même, un jour où E. Richmond
parfaite et de l’entraînement des techniciens le plus extraordinaire, dans cette naissance était malade, plus ou moins chef opérateur
américains. Il ne cherche pas à dissimuler sa minute par minute de la mise en scène de (il choisissait l’emplacement des sources de
nostalgie d ’Hollyvvood, sur ce plan. Quoiqu’il Welles, c’est son travail avec les acteurs, au lumière). La première fois que nous sommes
en soit, Crimes at Midnight comporte déjà cours de plans-séquence qui atteignent par­ entrés dans la salle de montage, Welles m ’a
plusieurs plans très longs, où les mouvements fois cinq minutes — telle la dernière scène dit : « Here is where Eilm an really made ! »...
diaboliques de la caméra répondent à la dyna­ chez le juge Shallow. Après plusieurs jours passés à ses côtés, il
mique de la mise en scène. Welles n’utilise C’est là que se dévoile le mieux la conception disait encore : « N aw you can see w h y never
jamais de viseur — il dit que c'est là un wellesienne du cinéma. Nous l'avons observé look again at one of m y îilms. I run them
instrument que las mauvais metteurs en pendant des heures d’essai, alors qu’il cher­ in the m ovioh thousands of times. »
scène portent habituellement en sautoir — chait avec Alan Webb, Walter Chiari et Juan COBOS.

Welles à la TV
par Maurizio Ponzi
Quand, en 1953, Zavattini projeta Siamo plaisir à se filmer l’un l'autre sur une toile américaine de Viaggio nel paese di Don
donne, Rossellini accepta de filmer un épi­ de fond pour eux insolite. Ce sont des impres­ Chisciotte, il y a les vacances en terre étran­
sode de la vie d’Ingrid Bergman raconté par sions, donc, désordonnées, sympathiques, gère dans le sens le plus complet du terme,
elle-même et, contrairement à Franciollini et souvent passionnantes sur tout ce qui les a il y a l’exaltation de l’admiration artistique,
Zampa, il réalisa son sketch bref (comme celui frappés : corridas, places, églises, curiosités il y a une stupéfaction devant les exotismes,
de Visconti) sur un plan absolument « non- locales, etc., sans autre critère, on s’en doute, purifiée de toute intention, même noblement
engagé ». Ingrid Bergman est un court métra­ que celui du spectacle. tendancieuse.
ge aux apparences inutiles, quotidiennes dans La première chose que Welles ait évitée, est En Italie, la critique de gauche a accusé
le sens le plus exquis du terme. Rossellini ne de faire un documentaire touristique — pres­ l’œuvre de Welles de non-engagement : dans
pensa même pas à le charger de significa­ que tous les critiques de TV italiens ont l’Espagne de Franco, de Grimau, Welles va
tions qui lui étaient étrangères ; il s’aban­ aux corridas ! Mais Welles ne nie pas Franco.
coupé la transmission, en accusant les
donna au fait raconté — Bergman aux prises Welles de faire du « tourisme d’occasion ». Les images de son Voyage sont toujours
avec une poule qui massacre sa roseraie — authentiques, curieuses, jamais mystificatri­
signant ainsi un morceau de cinéma qui est En fait, pour un œil attentif, il demeure clair
qu’il est impossible de relier ces images à ces. Sur la racine du facisme, Welles nous a
sans doute le dernier, le tout dernier souffle donné bien d’autres « documents », il nous
de vie du néoréalisme. quelque situation que ce soit, ni historique,
encore moins géographique. Une anecdote le a donné Touch of Evil, je veux dire l’art.
C’est avec une attitude très semblable qu’Or- Je ne demande pas à Welles ce qu’il ne peut
son Welles regarde l'Espagne dans Viaggio prouve : Callegari, en écrivant son commen­
taire, s’est trouvé en face d’un fait curieux : pas nous donner. Nous ne demandons pas
nel paese di Don Chisciotte, un inédit du une enquête, nous rie demandons pas « Espa-
grand cinéaste que la télévision italienne a nous voyons sur l’écran Welles qui, sur une
plage de Pampelune, s’apprête à entrer dans gna si ! » à l’auteur du Trocès.
transmis récemment. Le « documentaire »
(c’est ainsi qu’il a été défini) était divisé en une église ; aussitôt après nous le voyons à Welles ne croit pas que la réalité historique
neuf parties de trente minutes chacune envi­ l’intérieur, mais c’est l’intérieur d ’une église d’un pays saute si facilement à l’œil-vérité
ron. Je dis tout de suite que le film de Welles de Barcelone ! Même si la TV cherchait déses­ d’une caméra de touriste, il a besoin de per­
a été malmené de manière très discutable. Je pérément à arranger les choses par son com­ sonnages, de l’imagination.
mentaire, cela me semble démontrer une Le cinéma-vérité d ’Orson Welles ne dépasse
m ’explique : après l’avoir réalisé en 1961,
Welles l'a remis à la RAI, monté, mais sans seule chose : Welles voulait faire du spec­ pas la surface — ne dépasse pas le spectacle
aucun commentaire. La TV a cru nécessaire tacle, une série d’images qui aient leur fin —, en fait, Welles est le premier à s ’intro­
de lui en ajouter un, et a confié ce travail en elles-mêmes. La seule préoccupation de duire dans le paysage, s ’amusant avec sa fille,
au metteur en scène et auteur dramatique Welles a été de filmer avec la plus com­ se faisant filmer pendant qu’il filme... Il ne
Gian Paolo Callegari, qui a écrit un com­ plète absence de préoccupations. Et je recon­ dépasse pas le spectacle parce que sa con­
mentaire comme il l’aurait fait pour n’im­ nais bien là le Orson Welles aimé ! Se placer ception du cinéma le lui interdit. L’Espsgne
porte quel documentaire touristique, chose devant les choses après les avoir poussées de Franco vue par un touriste est celle de
que le Viaggio n ’est absolument pas. à leur extrême limite. Viaggio nel paese di Don Chisciotte. Vue par
Il s’agit d’une série de notes que Welles, sa Si Rankin (de The Stranger) et Quinlan sont un metteur en scène espagnol, elle pourrait
femme Paola Mori et sa fille Béatrice ont le nazisme exaspéré en deux personnages, si, sans doute être celle de Muerte de un cic/ista
prises pendant un été espagnol, occasionnel­ dans la mince silhouette de Perkins-K il y a ou de Ei Verdugo, mais cela, naturellement,
lement, comme des amateurs qui prennent tout l’homme contemporain, dans la famille est une autre histoire. — Maurizio PONZI.
30
CHIME5 AT MIDNIGHT : KEITH BAXTER ET 0R5QN
L'actionparlee
ecM
lrsoa entriavecP
ireP
raultprM
ichelDlahaye et Louis
Murcorel les
Tour à tour avocat, champion de hockey
sur glace (il entraîna à Taris le Racing Club
de Taris pour payer son sé/our dans notre
capitale), poète, auteur dramatique, conteur,
cinéaste, Pierre Perrault est venu au cinéma
par la télévision en tournant pour Radio-
Canada une série de treize émissions intitulée
« Au pays de Neufve France » (1959*1960, en
collaboration avec René Bonnière). Il explo­
rait les rives du Saint-Laurent, dans le comté
de Charlevoie, et déjà découvrait l’Ile-aux-
Couldres avec La « Traverse » d’hiver à l’Ile-
aux-Couldres.
Malgré le grand succès de prestige remporté
en Europe et aux Amériques par son premier
grand film, Pour la suite du monde (en col­
laboration. avec Michel Brault), production
conjointe de l’Office National du Film et de
Radio-Canada, Pierre Perrault n’a pas réussi
à mettre sur pied un nouveau hlm vécu
selon son goût. Trois projets attendent l’ac-
cord de l’O.N.F. : Le Journal des frères Col-
lins, histoire de deux frères trappeurs morts
/entement d'avitaminose dans le Grand Nord
après avoir consigné dans un journal le ré­
cit de leur lente agonie ; Sur le fleuve, la vie
d’une famille d’indiens, riverains du Saint-
Laurent, qui refusent obstinément de regar­
der la terre, car « tous les métiers leur refu­
sent ce que la mer leur donne : ils sont
poètes du fieuve. Illogiques. Inconscients.
Mais leur admiration pour l’eau n’a pas de
bornes puisqu’ils en vivent » ; Les Goélettes,
sur la vie des hommes qui construisent les
goélettes, ces bateaux faits entièrement de la
main de l’homme et condamnés par le pro­
grès : » S’ils cessent d’être capitaines, ils
deviennent débardeurs... Et les charpentiers
de goélettes n’ont plus d’emploi et font des
meubtes ou de mauvais rêves... II ne s’agit
ni de thèse ni de polémique... Mais de savoir
une lutte et la réaction des lutteurs. Il ne
s'agit même pas de provoquer une solution.
Simplement de vivre un combat, mais moins
pour décrire le combat que pour vivre avec
des hommes une entreprise exaltante. »
En attendant, Pierre Perrault explore les
docks de Montréal avec un magnétophone
pour gagner sa vie, sans rien renier de, ses
conceptions d'un art vécu : un couple, dans
une cabane sur la berge, s’apprête à se sépa­
rer. Je cite Pierre Perrault, conteur né :
«L ’autre jour toutefois... je m'arrête ! J’al­
lais vous raconter une longue histoire de
fille et de bateau. Mais ce soir-là, j’ai eu une
chance. Dans combien la prochaine? Depuis
ce jour je n’ai rien réussi. Non pas que ce
garçon et cette fille fussent plus brillants
que d ’autres. Mais je me trouvais là au bon
moment. Lui veut partir au bout du monde
avec son bateau. Elle vit avec lui dans une
cabane... fanal à mèche... un lit prend toute
la place... il reste ci peine J'espace d’une chaise
qu’il faut soulever pour ouvrir la porte... un
carreau... et tout leur argent va pour le bateau.
Mais lui ne veut pas l’amener. Il le dit. Elle
proteste. J’écoute : c’est tout. C’est une tra­
gédie en puissance... mais sans éclat... sans
tirades... intérieure. » — L. Ms.

MICHEL DELAHAYE : Il semble que Pour la


suite du monde n’ait guère pîu au Canada.
PIERRE PERRAULT : C’est quelque chose qui
les touche de façon très différente de nous.
Ils sont trop près de ce Canada-là. Pour eux,
)e film reflète quelque chose d'un peu rétro­
grade dont ils voudraient bien s’éloigner.
Mais il faut ajouter que ce côté « rétrograde »
existe surtout pour les « Canadiens de Paris
les Canadiens des villes. Ainsi, le rédacteur
en chef du « Devoir », de Montvéal, a. eu
devant le film, à Cannes, une réaction de ce
genre. Par contre, au festival de Montréal,
la foule a réagi de façon beaucoup plus
intelligente. Les moindres subtilités ont porté.
33
Il faut préciser que le public canadien intel­ M. D. : Vous avez fait certaines recherches, danse populaire ancienne. Cela donne un ré­
lectuel aura toujours, vis-à-vis de ce genre avant de commencer le film. sultat absolument inattendu et très beau.
de choses, deux réactions. Celle dont je viens P. P. : Oui. L’histoire a commencé il y a une J’aurais aimé insérer cette scène dans le film,
de vous parler est la spontanée. L'autre est dizaine d’années, et voici comment. Quand mais je n’ai pas pu : les circonstances ne s ’y
la réfléchie. Ceux qui ont été le plus satis­ j’ai quitté le droit, j’ai fait de la radio: je prêtaient pas, elles n’enchaînaient pas. Cela
faits du film sont les gens de l ’île aux Coul- faisais des émissions sur le folklore. Quand je dit, ils continuent d’avoir une préférence mar­
dres qui vivent à Montréal. Réaction extrê­ dis folklore, je veux qu’on m'entende : il quée pour les danses traditionnelles. Ce sont
mement significative : ce sont ceux qui ont s ’agit du folklore au sens profond du mot : celles qu’iîs pratiquent avant toute autre. Pour
rêvé d’une certaine émancipation, mais qui récits, poésies, traditions populaires... et ça l’instant.
ne l’ont pas atteinte tout à fait. m ’a passionné de voir les différences et simi­ Beaucoup de gens ont pensé qu’il y avait dans
L’on essaie de penser, de croire, ou de faire litudes entre les hommes de tous les pays. Pour la suite du monde un effort de reconsti­
croire, qu’un film peut être une image par­ Un jour, j’ai eu envie de faire un « Chant tution — attitude mentale qui ne s’accorde
faite de nous-mêmes. Or, il n’y a pas d’image des hommes » (c’était le titre de mon émis­ pas du tout avec l’esprit du film. Mais j’ai
parfaite, ni d’un pays ni d’un individu. sion) avec des gens que je pourrais rencon­ essayé justement d’imposer ce genre de ci­
C’est-à-dire que les gens resteront toujours sur trer, connaître, au milieu de qui je pourrais néma à des esprits qui sont façonnés par le
leur appétit. Surtout devant un film fait vivre. C’est là que j’ai décidé d’étudier la cinéma de fiction où l’on se permet toutes
sans complaisances et qui ne cherche pas à région de Charlevoie, qui est sur la côte nord les reconstitutions, tous les embellissements.
embellir. du fleuve Saint-Laurent, en aval de Québec. Ainsi, des phénomènes actuels, comme Cassius
Cela dit, que le film se soit situé au niveau J’y ai rencontré, entre autres choses, l'île aux Clay, ou les majorettes, tous ces phénomènes
paysan et insulaire, c’est une question de ha­ Couldres. J’ai commencé à y faire des enre­ qui correspondent à une façon d’être des so­
sard, de circonstances. Je connaissais ces gens. gistrements ; et Alexis s ’est imposé. Tout de ciétés depuis toujours, et qui ont l’air absur­
Je connaissais leur goût pour le marsouin, suite. des et un peu grotesques dans les films du
pour la danse, etc,, et tout ça, à un moment La première fois que j’ai débarqué sur l’île, cinéma-vécu, ont une toute autre dimension
donné, s’est présenté comme un film à faire. c'est avec un avion. Car c’était l'hiver et il dans le cinéma de fiction quand vous faites,
Je l’ai fait. n’y avait pas de traverses (c’est le mot qu’on par exemple, une reconstitution de la chute
Mais ça n'a rien à voir avec une description emploie, là-bas, pour un bateau passeur). Nous de l'Empire romain, en montrant des jeux...
totale du Québec. nous sommes donc retrouvés dans la neige Le football et les jeux romains, c’est le même
Que certains puissent se sentir gênés, je le avec un énorme magnétophone qui pesait principe. Seulement, étant donné la distancia­
comprends, mais leurs réactions ne sont pas bien vingt kilos, nous enfoncions jusqu’aux tion et l'embellissement du cinéma de fiction,
toujours très pures. Ils admettent très bien genoux, et c ’est alors que je suis allé frapper vous n'avez pas du tout, en regardant ces
qu’on fasse un film sur une tribu lointaine, à la porte d’Alexis, que je connaissais par films, l’impression que vous avez en regar­
mais ils se sentent gênés d'apprendre que, mes beaux-parents. dant les films documents. En plus, vous n’avez
parmi eux, il y a des gens qui ne savent pas Tout de suite, Alexis s’est chargé de l'île aux pas la mauvaise conscience de participer un
que la terre tourne autour du soleil. Pour­ Couldres. Il était vraiment celui qui se portait peu à ces phénomènes-là.
tant, il n’y a pas de mal à ça ! garant de l'île. Il me disait tout ce qui s'y Seulement, à partir du moment où vous n'avez
M. D. : Ce qui m ’a frappé dans ce film, c'est était passé, il me la racontait, il me la don­ pas respecté les règles du cinéma de fiction
}’extrême intelligence des gens. nait. Et Alexis peut remonter, de mémoire, et où vous montrez des choses vraies, les gens
P. P. : J’allais y venir. Les gens qui réagissent jusqu’à la première génération des Tremblay. refusent. Ils n’acceptent pas que ces choses
mal au film sont des gens qui sont très « Rien qu’à la tête », comme il dit. Toute la soient vraies. Ils mettent en doute, ils soup­
influencés par la mode. Or, ceci n’est pas à généalogie. çonnent...
la mode. Ce ne sont pas les façons de penser Ce n ’est pas seulement l’aspect folklorique M. D. : Vous avez observé ce qui devrait être
qu’on rencontre dans les vernissages, les pre­ qui m'intéressait. Une chanson, une danse, la règle de tout enquêteur com me de tout
mières, etc. Us croient que, pour bien penser, par exemple, ce ne doit pas être un vieux ethnologue : respecter le m ode de pensée de
il faut penser comme tout le monde, au moins souvenir qu’on extrait des coffres et dont on la société dans laquelle vous êtes. Si vous
comme un certain nombre. Or, il se trouve essuie la poussière, j ’aime bien que ce soit aviez abordé les gens de l’ïïe aux Couldres
que les gens du film pensent des choses qui, présent dans la vie des gens. Car ce qui me armé d'un mode de pensée autre que le leur,
dans leur sentiment, sont absurdes. Mais ces passionne, c’est le présent des gens. Ce pré­ sans doute auraient-ils été mal à l'aise. Tar
gens de l'île aux Couldres, qui ont élaboré sent qui est fait à la fois d’avenir, de télé­ contre, le spectateur, lui, sc fût senti plus à
leur pensée à partir d’éléments limités (du vision, de chansons très anciennes — tout ça l’aise. Peut-être même supérieur...
fait de la nature de leur société, de son iso­ ensemble. Je n’essaie pas d’abstraire l’homme P. P. : Oui. Je me dis que, dans chaque être,
lement, du manque d’écoles, etc.), ont quand de cette actualité où il est, jusqu’à un certain il y a un certain nombre de possibilités, mais
même, à partir de là, élaboré un système de point, anachronique. Je suis tout à fait contre si vous lui imposez de se manifester dans des
vie qui est une sorte de perfection, qui réalise les procédés de certains cinéastes documen­ domaines qu’il ne connaît pas, il a l’air idiot
une sorte d’équilibre. Un équilibre que n’ont taires qui cherchent à retrouver l'homme Mais c’est la façon la plus facile de faire les
pas les gens qui vivent autour des bistrots dans un cadre pur, parfait, sans anachronis­ choses, et une grande partie du cinéma actuel
de Montréal, du genre Deux-Magots, plus évo­ mes..., folklorique (dans le mauvais sens du joue cette carte.
lués peut-être, en un certain sens, mais en terme), et qui, par exemple, éviteront de ÏÏ faut essayer de rechercher ce qu’il y a de
tout cas incapables de comprendre une autre photographier le poste de télévision. Ce genre précieux chez les gens, et qui existe, je crois,
société que la leur. de folklore, ça ne m'intéresse pas. dans chaque être. Il est impossible qu'un
Et les gens de mon film n ’ont pas seulement Les études folkloriques que j ’ai faites m’in­ homme n’ait rien à dire. Ça n'existe pas.
leur intelligence, ils ont aussi leur poétique. téressent dans la mesure où elles font partie Cela dépend de la question qui lui est posée,
Ce qui est remarquable, c’est qu’on trouve de l’actualité des gens. Ainsi la mi-carême. et de celui qui la lui pose. On peut toujours
à l'île aux Couldres tous les personnages « Qu'est-ce que c'est que cette histoire de trouver dans les hommes ce qu’ils ont de plus
d’une société organisée. mi-carême ? » m'a-t-on dit parfois. 11 faut voir. important à dire. Vous devez parvenir à
Il y a cet espèce de prophète, classe Alexis L’île aux Couldres est isolée, l’hiver. Il faut atteindre le moment, la façon qu’a un homme
Tremblay, par exemple, l’homme chargé de quelque chose pour animer sa vie. A Paris, de s’exprimer. Vous avez alors sa parole. Car
la colère. Chargé d’être contre. D’insulter les on voit partout des jeunes gens qui mettent la parole ne contient pas toutes les possibi­
jeunes gens, par exemple, de leur reprocher des sous dans des machines à boules, et ça lités, Elle a besoin d’un sujet, elle a besoin
leur inertie. Tandis que Grand Louis, c’est le fait une pétarade avec des choses qui s’allu­ de l'inspiration, elle a besoin de partir de
poète, c’est le fou, L’homme qui se réjouit ment. C’est une sorte d’exutoire. Les gens la vie, surtout chez ces gens-là qui ne sont
de tout. Qui transforme toutes les matières ont besoin d'agir en dehors de leur routine pas des professionnels de la parole. Mais
en récits. Ce rôle social, il le tient très bien. quotidienne. A l'île aux Couldres, la grande quand ils sont en situation, quand ils sont
Si j’essayais, moi, d'être le poète de l’île aux évasion, c’est la mi-carême. Et elle est d’au­ dans leurs bottes à eux, ils peuvent très bien
Couldres, je serais inutile. Personne n'enten­ tant plus importante que le carême, là-bas, s’en servir. Toute la question est de recher­
drait. Tandis que lui est parfaitement utile. ce n’est pas une chose facile, c’est une chose cher ce point crucial où l’homme va s’expri­
Je pense que c’est une faiblesse intellectuelle pénible. Le carême est une institution. C’est mer. S’il s ’exprime mal, c ’est qu’il est ma]
que de juger ce qu’il y a quelque part en flinsi que le folklore s’insère dans Pour la situé, et il va vous donner une impression qui
fonction de ce qu’on a décidé qu’il devait y suite du monde, et pas autrement. sera fausse. Mais s’il s'exprime bien, il a
avoir. La danse est d’une grande actualité à 111e aux donné une bonne description de ce qu’il est.
Nous avons peut-être de la chance d’avoir Couldres. Il y a de merveilleux danseurs, C'est ma fidélité quand je fais du tournage ;
reçu plus que les gens de l’île aux Couldres, qui dansent très bien et spontanément, qui j’évite de placer l’homme dans une situation
mais je ne suis pas sûr que la plupart d’entre savent aussi toutes les danses modernes. J'en qui le mette mal à l’aise, et je tâche de
nous, avec les instruments qu’ils ont pour ai photographiés qui dansaient le twist admi­ connaître suffisamment les gens pour savoir
penser, pensent aussi bien, proportionnelle­ rablement, et qui le dansaient avec cette édu­ ce que je peux demander, comment, et à qui.
ment, que les gens de l’île aux Couldres. cation de danseurs que procure la gigue, la LOUIS MARCORELLES : Vous n'essayez pas d’in-
34
troduire un élément de fiction dans le film,
à la façon de Rouch par exemple ?
P. P. : Peut-on appeler fiction la pêche au
marsouin ? Jusqua un certain point. Mais
cette fiction, je l’ai trouvée sur piace, et j’ai
cherché à ce qu’elle corresponde à leurs possi­
bilités. C’était une fiction qui pouvait devenir
réalité. Une réalité qui correspondait à leur
vie, une réalité qui leur était possible, qui leur
était naturelle, dans laquelle ils n’avaient pas
besoin de se forcer pour être. Car je n ’ai pas
demandé aux gens de penser, mais d’être.
D'être un acte dans leur vie à eux.
Au début, évidemment, Michel Brault et moi
avons eu quelques maladresses. Nous avons
fait quelques petites tentatives pour obliger
les gens soit à se répéter, soit à faire des choses
qui ne leur étaient pas tout à fait naturelles.
Les résultats étaient médiocres. C’est seule­
ment quand nous avons placé les gens dans
leur propre action, quand nous nous sommes
placés, par rapport à eux, au moment précis
où ils étaient susceptibles d’agir, que nous
avons eu des résultats analogues a ceux qui
sont dans le film. Ht si nous avions introduit
dans ce film une des séquences tournées sui­
vant la technique précédente, on aurait pu
juger de l’énorme différence.
L. M. : Vous étiez au début — et vous êtes
toujours, en un sens — extérieur au cinéma.
Comment avez-vous ressenti le besoin de vous
exprimer par la caméra?
P. P. : En fait, je suis venu au cinéma par la
parole. Cette parole qu’on peut maîtriser
aujourd’hui, c’est un phénomène nouveau,
extraordinaire. Vous écoutez parler quelqu’un.
Vous enregistrez avec vos oreilles, votre mé­
moire, votre intelligence, ce que cette personne
dit. Vous avez un souvenir, une impression,
mais ce qui a disparu, c’est toute la tissure
de la parole, c’est-à-dire la tonalité, l’intona­
tion... alors que, dès qu’on possède quelques
pieds d’enregistrement sonore, tout ça reste,
et vous vous apercevez très rapidement que
tout ce qui a été dit auparavant est parti.
J’ai été très frappé par ce phénomène parce
que je faisais des émissions radio. Mais, en
plus, j’aime beaucoup le théâtre, j’en ai d’ail­
leurs fait un peu. J’aime donner la parole
aux gens. Or, cette parole enregistrée au
magnétophone me paraissait avoir un poids
nouveau. Elle portait; elle comportait une
signification que l’on n’avait jamais réussi à
posséder avant d’avoir la technique de
l’enregistrement. C’est cela qui m ’a ébloui.
J’ai imaginé — j’ai même fait, en quelque
sorte —• des radio-romans-vérité, en utilisant
cette parole comme un langage littéraire, bien
qu’elle n’ait pas, en fait, la forme littéraire.
Cette parole a plusieurs dimensions. Au début,
et en général, les gens considèrent qu’on peut
faire des entrevues et obtenir des réponses à
des questions. Je me suis très rapidement
rendu compte qu’on pouvait aller beaucoup
plus loin. Quand vous posez une certaine
question à une personne, vous avez une ré­
ponse. Quand vous posez la même question
à deux personnes, vous n’avez pas deux ré­
ponses, mais, dans certains cas, un dialogue.
Or, le dialogue est, jusqu’à un certain point,
l ’instrument par excellence du théâtre et du 1. Pour la suite
cinéma. Peut-être que personne ne partageait du monde : à droite,
mon émotion quand j’obtenais quelque chose Pierre Perrault.
au magnétophone, mais je continuais de suivre
cette voie, et, tout à coup, j’ai eu envie 2. Au pays de Neufve France :
d’utiliser la caméra. Car j’avais la tonalité, une pêcherie de loups marins
la nature de la voix. J’avais la parole, fixée, au Groenland, à la
mais il me manquait les visages. fin décembre.
C’est donc en dernier ressort, en toute der­
nière instance, que j’ai voulu avoir la canu-ra,
et, ce qui est étrange, c’est que cette façon
de procéder est venue améliorer la technique.
L’Office National du Film était alors en train
de la mettre au point, mais sans savoir encore
très bien comment l’utiliser. Car 011 peut

5
très bien faire de la photo synchrone, mais
si vous faites de l’enregistrement filmé, vous
n ’avez pas le même résultat. Je précise : si
votre but est de faire un film qui retiendra
le son, vous obtenez un certain résultat ; si
votre but est d’enregistrer des paroles et de
filmer en fonction d’elles, vous en obtenez
un autre.
Il ne faut pas mésestimer la parole. On s’est
vite rendu compte des limites de l’image seule.
Il y a eu des gens de génie comme Chariot
et d’autres qui ont fait des films muets, mais,
quand le film parlant est arrivé, personne
n’a reculé. On se fait bien de temps à autre
un petit film muet comme hors-d'œuvre, mais
c’est le film parlant qui compte.
Ceci pour le cinéma de fiction. Mais si on
en arrive au cinéma documentaire, le son est
encore plus important. Car que savez-vous
d’un homme si vous ne lui avez pas parlé,
s'il ne vous a pas parlé, si vous n’avez pas
entendu ses mots, ses paroles ? Même dans
un film admirable comme Nanouk, que sait-
on de Nanouk ? Il est tous les esquimaux,
mais est-il Nanouk? Un peu, mais très peu.
Celui qu’on n'a pas entendu parler vous de­
meure toujours un peu étranger. C’est ce qui
fait l'importance de la parole. Et c ’est par
elle que je suis arrivé à la forme d’expression
qui est maintenant la mienne, très indirecte­
ment, et sans m ’être auparavant beaucoup
intéressé au cinéma.
D’ailleurs, je n’aime pas beaucoup le cinéma.
Je m ’y ennuie. J’y vais quand je suis pris dans
un festival, mais je m ’y ennuie/
M. D. : Les festivals ne sont pas l'endroit le
plus indiqué pour aimer le cinéma.
P. P. : Peut-être, mais en fait, il y a très peu
de cinéma que j ’aime. Je trouve que le ci­
néma nous raconte des histoires... enfin, des
histoires qui ne me passionnent pas tellement.
..Et ces monstres sur l’écran... Cela me fait
penser aux gigantesques sculptures d’empe­
reurs romains, à l’époque de la décadence.
M, D. : Mais !a façon même dont on a établi
u n e f i c tio n rév èle quelque chose de ceux
qui Vont établie. Ainsi le cinéma américain
révèle quelque chose de la civilisation amé­
ricaine.
P. P. : Mais, à ce moment-là, pourquoi cher­
cher à comprendre les hommes à travers le
verre déformant du cinéma ? Pourquoi ne pas
essayer directement d’aller y voir au lieu de
chercher à les découvrir à travers leur façon
de s ’interpréter eux-mêmes ?
M. D. : On peut peut-être les voir à travers
leurs films, comme on peut les voir à travers
des chansons ou des danses, des légendes, des
mythes... On peut peut-être dire que le cinéma
est la parole de l'Amérique.
P. P. : Le grand danger du cinéma, c’est qu’il
y a dans cette parole dont vous parlez une
grande part de convention qui voudrait se
faire passer pour du réalisme. C’est cela qui
m ’ennuie le plus. Au théâtre, on sait tout de
suite la distance qui est prise. Le personnage
du valet de chambre ou du paysan dans le
théâtre classique est faux, mais on n ’a pas
l ’impression qu’on essaie de vous le faire
1. Pour la passer pour vrai. Tandis qu’au cinéma, le lan­
suite du monde gage conventionnel tente toujours de se faire
(L'île aux Couldres). passer pour réaliste. On se trouve devant un
2. Pour la suite du monde : prisme qui déforme tout.
Grand Louis, Pierre Perrault, M. D. : Mais la convention, le prisme peuvent
être, eux-mêmes révélateurs de quelque chose.
Marcel Carrière. P. P. : Oui. Ils révèlent qu’il est nécessaire
d’observer et de connaître.
M. D. ; Il faut sans doute les deux : le prisme
et l’observation.
P. P. : Il faut les deux, oui, mais il faut sur­
tout l’autre...
M. D. : Je crois que Pour la suite du monde
n ’était pas votre premier film.
P. P. : J’avais fait auparavant un certain nom­
bre de courts métrages qui provenaient juste-
ment de mes expériences au magnétophone, c’est le point tournant. C’est le moment où L. M. : Pensez-vous qu’en retrouvant cette
mais qui, à ce moment-là, étant donné l’ins­ l’un d'eux se blesse à la jambe, ce qui les marge de fiction dont vous parliez, on puisse
trument de travail, n ’étaient pas parfaits. condamne à rester dans la cabane. Or, rien introduire un élément de contestation, un élé­
Pourtant, les résultats n ’étaient pas mal pour n’est plus dangereux pour des trappeurs que ment critique?
l’époque : cela remonte à huit ou neuf ans. de ne pas sortir, de ne pas travailler physi­ P. P. : Je pense que la critique, la critique so­
Dans trois ou quatre films de cette série quement. En plus, il y a des tempêtes. Us ciale, qu’on peut faire au cinéma — disons,
(j'en ai fait treize), on voit les gens, répon­ mangent de moins en moins. L’avitaminose dans le cinéma vécu — n’est possible qu’à
dant aux questions, donner un peu plus s’empare d’eux très rapidement. partir du moment où l’on s'intéresse à des
qu’une réponse, s’engager avec une certaine A un certain moment, il y aurait une trans­ phénomènes sociaux. Mais si l’on s'intéresse
passion dans leur dire ; leur parole devenant position totale, et à partir de là, j’utiliserai aux hommes eux-mêmes, aux hommes qui
un acte, une action parlée. Mais c'est seule­ le journal. Il est rempli de petits faits très sont dans ces phénomènes, la critique sociale
ment quand nous avons eu les instruments émouvants et très beaux et qui, visuellement, n’est pas possible. Je m’explique.
convenables que nous avons pu faire ce qui pourraient être très forts. Par exemple, à par­ L'homme est trop complexe. J’ai bien essayé
devait aboutir à Tour la suite du monde. tir d’un moment, ils n'ont plus le courage de me dire : il y a tel homme, il y a telle
L. M. : Qu'avez-vous fait depuis ce film ? d’aller chercher du bois pour se chauffer. façon. Tel homme est dans l’erreur, tel autre
P. P. : Rien. J'ai seulement fait une série Alors (ils sont dans un camp de bois rond, n’est pas dans l’erreur. Mais, quand je pense
d’émissions radiophoniques (39) avec le ma­ évidèment), ils équarrissent le camp par une chose pareille, je m’aperçois toujours qu’il
tériel sonore enregistré à l’occasion de Pour l’intérieur. Ils commencent à entamer leur y a des facettes de l’homme qui m ’échappent.
la suit? du monde, qui comprenait environ dernier refuge... Et c’est un peu ce que la Autrement dit : mes jugements critiques —
une centaine d’heures. Cela m'a beaucoup mort fait, au fond, elle nous ronge par en quand il m ’est possible d'en faire — sont
intéressé, car c’est là qu’on se rend compte dedans. Et j’ai quelques autres projets. toujours faux. Alors, ils ne m’intéressent pas.
que le film a certaines impuissances. J’ai des Ce qui est curieux, c’est que, quand nous On peut toujours faire une critique des phé­
bandes sonores qui ne sont pas utilisables au avons fait Pour la suite du monde, Michel et nomènes sociaux — disons le football, les
cinéma ou qui, au cinéma, n’auraient pas moi, nous étions convaincus que nous étions majorettes, etc. — car ils ne sont pas
tout à fait la même intensité qu’elles ont à la dans une position privilégiée, étant donné le complexes, Les gens qui y participent, je veux
radio. Il y a aussi une impression de recueille­ contexte de l’île, étant donné cette histoire bien qu'ils y participent de cent façons diffé­
ment que le cinéma ne semble pas permettre. de marsouin que nous y avions trouvée, qui rentes, mais il n’en reste pas moins que ce
Ou alors, c’est que je n ’ai pas réussi à aller était encore possible, et qui fournissait un que vous analysez, c’est la foule entière, et
assez loin, avec ces personnes-là et avec leur élément épique à introduire dans la vie des il n'y a personne dans la foule, à ces moments-
parole, pour que la caméra puisse s’introduire. gens. Nous pensions qu’une telle chose ne se là, qui ne réagisse de façon conforme à la
Par exemple, je parle de la mort, et je réussis renouvellerait plus, mais je me rends compte, foule entière. Vous pouvez donc analyser le
à faire parler quelqu’un de la mort de façon maintenant, que sa possibilité peut être retrou­ phénomène. Mais si vous prenez par exemple
extraordinaire. C’était devant un magnéto­ vée à n’importe quel niveau, dans n'importe un spectateur, ou un joueur en particulier,
phone, mais je n'aurais probablement pas quelle circonstance, à partir du moment où vous allez atteindre des valeurs tellement
réussi si la caméra avait été là. 11 y a des l’on connaît suffisamment les gens. différentes, tellement complexes, que vous ne
champs d’action dans lesquels il est délicat Seulement, dans ce genre de film, on n'est pas pouvez plus critiquer. Car cet homme, qui a
d’introduire certains instruments. là seulement pour la durée d’un tournage. au départ certaines capacités ou certaines in­
11 y a aussi que j'ai très peur de profaner C’est tout un moment de vie à passer, et cela capacités, a été inséré dans une société qui
ce que les gens vont dire. Je demande beau­ coûte très cher. Trop cher. Pas si l’on compare l'a influencé de telle ou telle façon, a été
coup. Mais j’attends très longtemps avant de au cinéma de fiction, mais trop cher quand soumis à certaines forces qui le dépassent,
demander certaines choses, parce que je veux même pour un cinéma qui, pour l’instant, n’a etc., autant de phénomènes qui font qu’il est
que les gens soient aussi prêts à donner les pas de débouchés. là, sans qu’on puisse dire de quoi il est ou
réponses que je me sens prêt, moi, à poser L. : Le film dont vous venez de parler vous n’est pas responsable.
les questions. Mais peut-être parviendrai-je poserait des problèmes d'interprétation et de Un homme de la pègre, par exemple, si vous
plus tard à obtenir les possibilités que la transposition qui vous feraient retomber dans le connaissez bien, pourrez-vous porter un
caméra ne m’a pas encore données. une certaine mesure dans le cinéma de fiction. jugement critique sur lui? On peut très bien
L. M. : Quels sont tes sujets que vous aime­ P. P. : Une grande partie du film serait faite condamner quelqu’un, au tribunal, parce qu’il
riez traiter ? exactement dans l’esprit de Pour la suite du a commis un acte dont il est responsable en
P. P, : Il y a surtout deux films que j’aime­ monde. C'est-à-dire que je prendrais deux face du droit criminel, mais ce n’est pas à
rais faire, et qui ont à peu près la même jeunes gens dans leur vie actuelle, avec leurs proprement parler une critique de sa vie. Par
facture. L’un d'eux est un film sur le fleuve. problèmes, leurs histoires d'amour, etc. Donc, contre, si vous essayez de faire cette critique
Je connais bien les gens : toute une famille, au moment où la reconstitution commence­ de sa vie, il vous faudra utiliser tous les élér
dont la mère est morte. Reste le père, qui se rait, on connaîtrait déjà ces gens et leur vie. ments qui ont fait de cet homme ce qu’il est
laisse vivre, et, je crois bien, une quinzaine Ensuite, l’élément de vérité me serait pro­ maintenant, et je ne crois pas que vous pour­
d’enfants. C’est un tableau extraordinaire. curé, soit par le journal lui-même, soit par rez dire quoi que ce soit de cet homme qui
Ces gens sont entièrement dévoués à la mer. les récits des gens qui ont connu les héros ne soit immédiatement démenti par un cer­
Ils essaient bien de travailler, mais... L’un de l’aventure. Et alors, tout çe qui serait tain aspect de sa vie.
d'eux m ’a téléphoné, cet hiver, à Montréal. image serait moins une action qu’un symbole. Ce que je veux montrer, c’est l’homme dans
Il travaillait dans une manufacture de jouets. C’est dur à expliquer, d’autant que mon idée toute sa complexité, mais je veux bien que,
11 était malheureux comme les pierres : « Je n’est pas encore très précise, mais il y aurait entre autres éléments de cette complexité,
m ’en vais. Je m ’en vais chez moi... » Chez lui, un système d’équivalences à trouver. Peut-être l’homme que je montre introduise lui-même,
c’est une petite maison au bord du fleuve, le travail en gros plan, ou l’utilisation des volontairement ou non, un élément critique.
assez misérable, mais son canot est là, près objets qui prendraient le pas sur les hommes... Le curé de mon film, je n’ai rien dit sur lui,
de la mer, et s’il passe un loup marin, il va je ne sais pas, mais je devrais trouver quelque ni voulu le montrer comme ceci ou comme
aller le tuer, et s’il y a quelque chose sur le chose pour signifier l’action de la mort. cela. 11 n'empêche que lui-même, à travers
fleuve, il s’en occupera. Ce que je ne peux pas dire encore avec cer­ ses paroles, ses gestes, etc., fournit les élé­
Leur présence au fleuve est très importante, titude, c’est jusqu’à quel point cette histoire ments d’une interprétation critique.
11 est toute leur vie. Ils essaient bien de pourra être greffée sur mes personnages. Cela Mais qu’en serait-il si j'avais dit carrément,
pénétrer dans la civilisation, d’en faire partie, dépendra de qui je trouverai, de la réaction par exemple : ce curé est un peu imbécile ?
mais ils en ressortent continuellement. de ces deux jeunes gens au journal des frères (ce qu’il peut paraître, jusqu’à un certain
Je voudrais suivre leur vie et, grâce à eux, Colin (car ils s’appelaient Colin). 11 y a donc point). J’aurais catalogué mon homme et
faire la description du fleuve et la description encore une marge d’inconnu, car je ne peux invité les gens à cataloguer dans le même
d’un type d'homme. Le film serait plutôt lyri­ pas choisir une solution sans avoir tous les sens. Or, justement ce sens est faux, car il ne
que (beaucoup plus que Tour la suite du éléments de cette solution. l’est pas, imbécile. Et la preuve qu'il n ’est pas
monde) et l’image y aurait de l’importance. Je me laisse toujours toute liberté d'agir en imbécile, c’est que les gens l’acceptent, qu'il
L’autre film, je le ferai à partir du journal fonction de ce que j ’aurai en main. C’est cela est à sa place, dans cette société dont il est
de deux trappeurs qui sont morts d’avitami­ qui embête bien les gens à qui je propose le produit, disant ce qui doit être dit pour
nose vers 1930. C’est étonnant, mais il y a un film. Ils me demandent un scénario. Or, je être entendu par elle. Tout ça s ’explique par
encore des gens qui meurent du scorbut en ne peux pas l’écrire, puisque je ne sais pas l’histoire, la géographie, etc.
1930. Leur journal est d’une grande naïveté, ce qui va se passer. Je dois rester disponible Si j’analysais, par exemple, un phénomène
maïs il est très émouvant, e t c’est un docu­ à ce qui va arriver. Si je choisis une direction, tel que : le clerc dans la province de Québec,
ment. Ce que je voudrais faire, c’est aller dans je risque d'échapper au meilleur de l'événe­ je pourrais tenter de faire une critique. Mais
le village où ils vivaient, et y choisir deux ment, car mon esprit sera orienté dans un cer­ je ne parle pas du clerc, je parle de ce curé-
jeunes gens qui vivront la même vie qu'eux, tain sens. Je ne verrais plus que ma pensée là, et je ne peux pas en faire une. Vous,
jusqu’au moment précis où Noël arrive. Noël, à moi. Ce que je veux, c’est voir les autres. devant le film, vous pouvez entendre ce qu’il
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dit et îc juger. Encore faut-il préciser que L. M. : L ’Office National du Film a été cô- font tout ce qu'ils peuvent pour se forcer à
vous ne pouvez le juger qu’en fonction de ce producteur de Pour la suite du monde, et est découvrir ce qui pourra dire l’hiver, comme
que vous pensez, car vous n'avez pas tous par ailleurs très engagé dans la voie de ce ils l’ont fait pour l’adolescent ou la femme,
les éléments de son histoire à lui, de l’histoire cinéma direct qu'il a contribué ü frayer. Pou­ je pense que le cinéaste, avant même de con­
de son pays, de sa société, des difficultés et vez-vous nous en dire quelques mots ? naître la caméra, doit connaître, doit savoir
des besoins de celle-ci qui font que, parvenue P. P. : L’O.N.F. a très bien développé les les gens et les choses, et avoir envie de les
à ce point de son évolution, elle demande à méthodes et le matériel de tournage. Au dire. C’est ensuite qu’on utilise la caméra.
entendre un certain nombre de choses, et moment où j ’ai commencé Pour la suite du J'ai aussi l’impression qu’à l’Office, les gens se
qu’il est là, lui, pour les lui faire entendre. monde, beaucoup de problèmes techniques trouvent très confortables. Autre danger. Cela
Par ailleurs, cette société lui résiste aussi, étaient déjà résolus. Restaient les problèmes empêche de voir les besoins du cinéma, et
d’une certaine façon, car elie est insatisfaite, de caméra. Nous n ’avions pas de caméra vrai­ paralyse les désirs de création. Or, ces besoins
et continue de se chercher, comme toutes les ment insonore pour tourner. J’ai essayé deux et ces désirs doivent pouvoir s’exprimer, se
sociétés. Le général de Gaulle, Jui aussi, dit caméras, améliorées autant que possible, cou­ rencontrer, et se rencontrer dans le meilleur,
des choses que la France veut entendre, mais vertes par des blimps, et j’ai finalement non pas au sein d’une programmation où l'on
la France, par ailleurs., reste insatisfaite, car adopté la deuxième, l’Arriflex, mais le bruit fait nécessairement travailler chacun tour à
il y a d’autres nécessités qu’il ne peut, lui, qu’elle fait a l’énorme désavantage, quand on tour sur tous les sujets. Il faudrait un assou­
prévoir ou connaître. commence à tourner devant les gens, de plissement des courroies de façon que le
L. M. : Cette attitude qui consiste à recueillir signaler qu’on commence à tourner. Us' peu­ cinéma aille son propre chemin.
ce qui se passe, dans la vie, pose le problème vent très facilement oublier que vous êtes là, Cela dit, l’Office du film a apporté énormé­
de savoir com ment ce que vous recueillez mais quand vous faites un bruit pareil, cela ment de choses. Il a permis que se fassent
ainsi va toucher le public. Nous avons dit équivaut à leur peser sur l’épaule pour leur des films que les autres compagnies cana­
tout à i’heure que certain public avait mai dire : on y va !... Mais ce qui a été amené à diennes n’auraient pas faits. Ce qui est dom­
réagi. Pourquoi? Un de mes confrères, Robert un grand point de perfection, c ’est le magné­ mage, c ’est qu’il les fasse, ces films, au lieu
Benayoun, profondément choqué par le film, tophone. Quand nous aurons les micros radio, de les faire faire. Par qui ? Eh bien, par les
ne peut parler d’Alexis autrement qu’en nous serons en possession de l'instrument idéal cinéastes de l’Office, mais en dehors de cette
disant: ce sinistre vieillard édenté... de travail. Pour l’instant, c’est déjà bien. Je organisation où chacun, par la force des
P. P. : C’est toute la question : que donner travaille avec les micros cravate, ce qui est choses, se sent plus ou moins protégé et
au public ? Si j’essaie de construire, de façon­ un net progrès sur la perche que j ’utilisais au menacé tour à tour. Tout le monde y est
ner, d’influencer, d’interpréter, j'arriverai à début : elle est aussi une signalisation indue. sincère, et on y travaille la plupart du temps
un résultat qui sera mon point de vue. Or, Mais cet instrument sonore, je crois pouvoir dans l’amitié, mais une administration, c’est
mon point de vue peut être très intéressant, dire que l’O.N.F., au moment où j’ai com­ une administration, elle peut être très utile
et il est possible que, dans d’autres circons­ mencé mon film, ne lui faisait pas rendre pour confectionner certains objets, mais
tances et avec d’autres moyens que la caméra, tout ce qu’il pouvait, sauf dans Lonely Boy quand on en arrive au niveau de la création,
j’aie envie moi aussi de donner mon point {Paul Anka), par exemple, où le son était je ne crois pas aux vertus de l’administration.
de vue ; seulement, en ce qui concerne le présent avec la personne. Remarquez que j’aimerais bien que l’Office me
domaine dont nous parlons, j’ai l’impression Moi, j’arrivais dans toute cette aventure, qui confie un film à faire, mais cela m’ennuierait
que la matière brute est plus intéressante que était déjà bien en train, avec la technique du de faire partie de l’organisme, avec le salaire
mon opinion sur elle. magnétophone, purement et simplement, et toutes les semaines et tout ce qui s ’ensuit.
Qu’e:i serait-il si je disais que ce vieillard n’est je m'ajoutais à l'expérience de Michel Brault Ma façon de voir, d’approcher les choses, je
pas sinistre ? Ça n’empêcherait pas votre ami à la caméra. Pour [a suite du monde, en ce peux difficilement la soumettre à un pro­
de penser qu'il Test. Alors:.; C’est le problème sens, est peut-être un hasard de disponibilité gramme, à des horaires, etc., à toute cette
de toute oeuvre : on s'adresse à tout le monde, et d’équipement. Je me suis adapté à la tech­ superstructure qui, sans qu’ils en aient très
on n’atteint jamais tout le monde. nique, à toutes les techniques, j'ai toujours bien conscience, paralyse les gens de l’Office.
Il y a des gens qui ont envie de voir des pris ce qui me tombait sous la main, et je Là-dessus, ils pourront bien me dire que je
matériaux bruts. Il y en a d’autres qui ont pense que mon film a fait faire un pas dans me fais autant d ’idées fausses qu’eux. Mais
envie de voir L’Eclipse. Moi, je donne ce que Î’utilisatîon de ces techniques ; car nous ne j’ai mon point de vue. Je devais le donner.
j’ai à donner. S’ils préfèrent aîler voir nous contentions pas de nous adapter à elles, C’est fait. On peut très bien juger (et cela ne
L’Eclipse, qu’ils aillent. Moi, je m’en fous. nous tentions aussi de les adapter à nous. Je dépend pas seulement de l’Office) que je mérite
L'Ech'pse, ça n’est pas mon rayon. Ça ne suis peut-être le seul à penser cela, à en juger de faire des films, ou que je ne le mérite pas.
m’intéresse pas. Ça m’ennuie mortellement. par le nombre de contrats que j'ai eu depuis Ce genre de jugement, fait de cette façon,
C’est tout le problème : il y en a que ça Pour la suite du monde, mais je continue cela, oui, je l’accepte. J'accepte qu'on n ’aime
ennuie, d’autres que ça passionne. Mais inutile de le p>enscr. pas Pour la suite du. monde. Quiconque juge
de se tracasser ; car si vous essayez de vous L. M. : Pourquoi /'Office du fi/m ne vous d'un film a le droit total d’arriver à une
adresser à tous et d’atteindre tout le monde, appuie-t-il p}us actuellement? conclusion semblable. Ce que je n’accepte pas,
vous risquez bien, en définitive, de n’attein­ P. P. : Il y a deux points de vue. Le premier c’est qu’on intervienne.
dre personne. Chaque voix a une certaine est celui des étrangers qui, voyant de très Là, c’est peut-être une question de person­
portée. Il ne faut pas dépasser sa voix. loin le cinéma canadien, ont tendance à nalité. En général, je n'ai pas de difficultés
L. M. : Dç toute façon, étant donné leur mode l’identifier à l'Office National du Film. Le avec les gens avec qui je travaille, et j’ai
de diffusion, vos films ont rencontré une second est celui des gens de l’Office, qui se aussi une patience très grande (et ce, parce
audience très limitée. croient responsables du fait qu'il y a un que je suis très violent), seulement, je n'ac­
P. P. : Ce n’est pas essentiellement à cause de cinéma canadien. C’est vrai, dans une certaine cepte pas qu’on intervienne du dehors, je
ça. Vous avez un problème de communication mesure, mais il est aussi vrai, dans la même n’accepte pas qu’on m'impose quelque chose.
qui provient du fait que les spectateurs sont mesure, que c'est une grande illusion. Je ne refuse pas la discussion, j'écoute les
façonnés par une certaine forme de cinéma, L’Office a fourni les instruments. II avait gens, et je peux très bien tirer parti de ce
un cinéma qui achète, qui doit acheter son l'argent nécessaire pour permettre aux tech­ qu’ils me disent, mais si je fais un film, je
public. Il suffit de voir l’argent dépensé à niciens d ’arriver à ce point de perfection où crois que c'est à moi de prendre la dernière
cet effet en vedettes ou en publicité. Ce ils sont arrivés ; mais ce qui a été négligé — décision. Evidemment, je ne suis pas certain
cinéma crée ainsi des corridors à travers les­ je vais sans doute en offenser certains en que cette attitude plaise à tout le monde.
quels il attire son public. Notre cinéma ne disant cela, et je le regrette, mais je crois Là, je le répète, je ne vise pas particulièrement
possède aucun de ces moyens. que je dis vrai —, c’est le côté créateur. les gens de l’Office. Depuis que je fais des
Le public, à ce moment-là, ne peut pas com­ Jusqu’à un certain point, on fait à l ’Office le films (j’en ai fait avec des tas de gens, et
prendre ce qu’on lui donne, car son esprit est film qu’on veut. Mais il y a quand même une certains étaient plus ou moins commandités
façonné par un autre mode de spectacle. Il organisation qui prépare une programmation par Radio-Canada),- j'ai toujours rencontré
regarde le film avec les yeux de quelqu’un à partir d’un point de vue sociologique très cette difficulté : partout, des gens veulent
qui attend la bonne histoire, le dénouement, abstrait. On recherche. intervenir, de façon aussi loufoque que pos­
et qui veut savoir quoi penser à la fin. Les On cherche à faire des fiims sur LA Femme, sible, dans la création du film. On va vous
gens adorent savoir quoi penser à la fin. Si sur L’Adolescence. Or, je pense que le cinéma dire, par exemple, à un stade intermédiaire
vous les renvoyez avec une inquiétude, ils est incapable d’abstraction. C’est prendre un du tournage, que votre film n ’est pas aussi
sont malheureux. Ils veulent avoir une ré­ mauvais départ que de partir de tels points bon que celui que vous aviez fait auparavant.
ponse. Ils n ’en ont pas. Ils sont malheureux. de vue, car vous risquez de ne pas arriver Mais comment peuvent-ils le savoir si le film
Par ailleurs, je crois que, si nous avions la à l’individu lui-même, ou à ce qui peut vous n’est pas terminé? Qui peut juger? Ce qu’ils
puissance monétaire, ou autre, pour attirer les ramener à l’idée de femme, d’adolescence... veulent, c'est vous engager dans une certaine
gens dans la salle, il y aurait une proportion Mais c ’e st leur façon de travailler. A partir façon de voir qu’ils ont par rapport à vous.
satisfaisante de personnes qui prendraient un du moment où le sujet est trouvé, et même Ils ont jugé que vous aviez une certaine
certain plaisir à voir ce genre de films. un sujet aussi concret que l’hiver, les gens valeur, qu’ils ont eux-mêmes déterminée, et
38
ils voudraient bien que vous soyez aussi bon
qu'ils jugent que vous êtes.
Devant ces choses, qui m ’agacent un peu, je
reste de glace. Peut-être que cette attitude
n’arrange pas mes affaires.
M. D. : Pouvez-vous nous parler des autres
films produits par l’Ofiice du fiim ? Disons :
Les Bûcherons de la Manouane, Lonely Boy,
que vous avez déjà cité, etc.
P. P. : Je n’aime pas tellement Les Bûcherons
de la Manouane. Je pense que c’est un film
descriptif très loin du cinéma direct, et même
la description est faible- Ainsi, il fait froid,
dans le film, mais on est obligé de nous dire
qu’il fait froid...
Ce que je n’aime pas du tout, ce sont des
filins du genre de Cassius Cîay, qui sont des
critiques ironiques, facilement ironiques, de
la société. Mais au niveau de Leacock, ou de
Maysîes, des Raquetteurs ou de Paul Anka,
là, je suis beaucoup plus intéressé.
Ce qui m ’intéresse le plus, c’est quand on
arrive à personnaliser les gens. Ici, ce sont
mes goûts personnels qui entrent en jeu,
mais on ne juge pas seulement les films dans
l’absolu, on les juge aussi suivant ce qu'on
est. Quand, dans Lonely Boy, on entend Paul
Anka parler dans l’auto, tout à coup on com­
mence à le connaître, c’est là que je dis que
le film est réussi.
Prenez La Lutte, par exemple. Au début,
c’est la description, assez classique, de ce
qu’est la lutte dans une ville comme Montréal,
mais à la fin, il y a un combat, et à l’issue
du combat, le lutteur se fait disqualifier par
l'arbitre, et il se met à faire son numéro.
Exactement comme Cassius CJay fait son
numéro, sauf que le film est mieux fait et
beaucoup plus vrai.
Et ici, vous en arrivez aux comédiens. Ce
lutteur et Paul Anka sont des comédiens qui
se jouent eux-mêmes consciemment. C’est
tout l’intérêt de ces films, mais, avec ces
gens habitués à la caméra (ne serait-ce que
celle de la télévision), celui qui les filme joue
toujours un peu gagnant. Ce qui m’intéresse,
c’est d’aller plus loin que ça. Ce qui m’inté­
resse, c'est cet homme-là qui n ’a jamais eu la
chance de pouvoir s'exprimer, et je voudrais
le faire s’exprimer avec la même justesse que
ceux qui ont l’habitude de la caméra. Je
précise : sa justesse à lui, car il ne s’agit pas
de lui apprendre à s'exprimer comme Paul
Anka ou le lutteur.
Pour en revenir aux films de l'O.N.F., je ne
connais malheureusement pas tous les longs
métrages qui y ont été produits. Parmi les
autres films canadiens que j’ai vus. je pense
que, malgré tout, malgré les inégalités du
film, celui que je préfère est A tout prendre,
de Claude jutra. On sent qu’il y a quelqu’un
derrière le film. H est vrai que je fais ici un
jugement de Normand, car je pense que
Trouble-fêle, de Pierre Patry, a plus de chances
de vivre qu’A tout prendre. je ne sais pas si
le film restera, je ne peux l’affirmer, mais
Patry s’est engagé dans une voie qui est très
féconde et qui ne peut manquer de survivre.
Tôt ou tard, il réalisera son film le plus par­
fait, il aura un nom, et ses films se vendront.
Mais, à l’intérieur de tout ça, dans un Canada
où on pense de plus en plus au marché inter­ 1. Pour la suite
national, mou film est considéré comme une du monde : Grand Louis.
expérience à part. On n’en parle même plus. 2. Tournage (au premier
On a peut-être raison d’ailleurs. Car, moi, je plan, Marcel C arrière).
suis très intéressé par l’expérience, mais peut-
être que ce film, même s'il est très intéres­
sant, est fait pour rester dans les archives.
Est-ce que ce cinéma reste aux gens ? N'est-il
pas simplement le regard de celui qui a
tourné le film ? C’est la grande question. C’est
l ’avenir qui nous répondra. En attendant, je
suis toujours prêt à partir à la découverte de
tout ce qui me semblera en valoir la peine.
(Propos recueillis au magnétophone.)
Post-scriptum
par Michel Brault
(Quelques semaines après, nous parvenait une une production expérimentale. Il est donc nel en offrant ainsi aux comédiens la lati­
seconde bande, enregistrée par Michel Brault, nécessaire que ce genre de films soit soutenu, tude de se servir des lieux comme ils l ’en­
seul devant son magnétophone.) qui, commercialement ne rapporte pas, mais, tendent, selon un comportement aussi natu­
Depuis Pour la suite du monde, j’ai tourné à la longue, vaut cependant au pays un cer­ rel que possible, en leur donnant l’occasion
Le Temps perdu, avec la caméra O.N.F., c’est- tain prestige et fait avancer le cinéma. de faire des gestes vrais et complets.
à-dire une caméra presque entièrement des­ On m ’a donc demandé, après Pour la suite du D’autres scènes ont été improvisées de cette
sinée et construite par l’O.N.F., avec des mor­ monde, de collaborer à la coproduction La façon. Gilles Groulx y résumait un peu sa
ceaux d’Arriflex, montés sur un corps de Fleur de l'âge. J’ai donc fait pour cette co­ technique du Chat dans le sac, et moi aussi
caméra coulé spécialement selon un dessin production un film ; Le Temps perdu. je résumais la mienne, car les comédiens ont,
O.N.F., avec des chargeurs de conception Dans ce film, j’employais dans leur épanouis­ dans ce film, le choix des mots, des gestes
O.N.F., et un moteur qui provient d’une autre sement le plus total les techniques du cinéma et de la chorégraphie, s’ils n’ont pas celui des
caméra. direct, e t je les complétais par une inter­ idées de départ et d’arrivée.
La régulation se faisait par un diapason mai­ prétation personnelle des choses, des gens et Pour en revenir à l’O.N.F., pour le moment,
son, mais ce n ’était pas un très bon système. des lieux. Mais il a été décidé que ce film c ’est la stagnation, maintenant que nous
A force de pressions, nous avons réussi à n’était pas assez commercial. La raison qu’on sommes complètement autonomes par rap­
imposer des changements. La caméra est donnait était qu’il comportait trop de dia­ port aux Anglais. Peut-être est-ce la rançon
réglée par un diapason amélioré, et le Nagra logues, et qu’il serait trop difficile de le sous- de l’indépendance, un mauvais passage à tra­
muni d’une régulation au quartz. Donc, aucun titrer dans les différents pays. En plus, on verser quand on vient de quitter le statut
fil entre la caméra et le Nagra. Aucun fil à lui reprochait de n ’avoir pas d’histoire. On de colonisés. Mais cela ne m ’empêche évi­
la patte pour l’opérateur et moi. Autonomie m’a donc demandé d’en refaire un autre. demment pas de souhaiter l’indépendance du
complète. Considérant le film très réussi, on l’a versé Québec.
La caméra O.N.F. est donc l’amélioration que aux séries télévisées. On n’en a pas beaucoup Un organisme comme l’O.N.F. ne se laisse
j ’attendais. parlé, mais les milieux anglais l’ont reçu avec pas toujours imposer des idées par les cinéas­
Car les constructeurs se foutent des gens qui beaucoup d’intérêt. tes. II cherche plutôt à leur en imposer, et
veulent faire du cinéma direct. Quand ils Résultat : j’ai fait la partie canadienne de pour cela, un tel organisme dispose forcément
améliorent l ’insonorisation (comme Va fait La Fleur de l’âge, qui s'appelle Geneviève, de beaucoup de moyens, plus ou moins
Arriflex), on aboutit à quelque chose qui se expérience pour moi toute nouvelle. J’ai conscients, plus ou moins obscurs.
rapproche fortement de la caméra de studio. décidé carrément, comme ça, de faire un film Actuellement, tout le monde cherche, tâtonne.
Ceux qu’un autre genre de cinéma intéresse avec histoire et comédiens, et j’ai demandé à Quant à moi, je prépare un autre long mé­
doivent donc faire leur matériel eux-mêmes. une amie, qui est la mère d'une des filles du trage. mais je ne referai pas Pour la suite du
Ceci était une digression. Temps perdu, de me faire un scénario, d'après monde. C’est aussi une histoire que j’ai fait
Quant aux micros, ils ont leur personnalité. une idée que j’avais. Puis j’ai tourné avec une écrire par un de mes amis, et dans laquelle
Us opèrent à merveille, chacun dans des équipe, qui comprenait Marcel, évidemment, j’emploierai les méthodes de La Fleur de
conditions précises. La grande qualité de Mar­ ainsi que trois comédiens, dont un d'ailleurs l’âge... Le film coûtera, je crois, assez cher.
cel, mon opérateur, est de savoir exactement (le garçon) ne l’était pas, tandis que les deux Nous aurons bientôt la réponse de la direc­
quel micro prendre dans chaque cas. filles, elles, étaient comédiennes. Le film doit tion, et saurons si nous pouvons le faire ou
Pour préciser maintenant ma position à beaucoup à l'une de ces comédiennes, Gene­ non.
l’O.N.F., il serait inexact de dire que celui-ci viève, qui fut une découverte merveilleuse. Mais je n’ai pas relégué dans un oubli total
a été à l’origine de tout le cinéma que nous Donc, le film a été tourné en partie suivant l’attitude que j’avais dans Pour la suite du
faisons. D’une part, il y a eu à l’origine quel­ les méthodes traditionnelles, mais j'y ai monde, je l'ai si peu oubliée que je me suis
ques individus qui ont forcé la main à cet ajouté évidemment certaines convictions per­ lancé à corps perdu dans une autre aventure,
organisme gouvernemental, d’autre part, il se sonnelles que j’ai, au sujet du cinéma tradi­ qui m ’a été fournie par la rencontre de Lucien
trouve qu’il était dans le rôle de l ’O.N.F. tionnel. J’ai essayé d’introduire beaucoup de Goldmann, le sociologue, qui m’a mis en
d’encourager ces films que nous avons plus choses que j’avais apprises en faisant Pour la contact avec Henri Stork, qui, lui, était déjà
ou moins imposé. suite du monde. C’est ainsi que j’ai tourné en contact avec la Yougosavie, laquelle vou­
Peu de temps après Pour la suite du monde, la dernière partie du film. C’est la scène dans lait un cinéaste canadien pour réaliser, en
au moment oit le film était assez bien reçu la pièce, au moment où le gars et la fille, Yougoslavie, un film sur l ’autogestion.
un peu partout, où j’étais convaincu que ce l’un en face de l’autre, ne savent plus quoi J’irai donc prendre cou tact, au printemps,
genre de cinéma était important, et où j ’étais faire, encore que, théoriquement, de grandes avec la Yougoslavie, et nous tournerons, Gold­
enthousiaste pour recommencer, je harcelais choses se passent dans leur esprit. man, Stork et moi, en juillet ou septembre.
Pierre Juneau pour faire un autre film de ce Je leur ai fait improviser toute la scène. Ils Ce sera là, évidemment, un retour au cinéma
genre. 11 m’a dit qu’il préférait que je change avaient une autonomie de dix minutes cor­ direct.
de sujet. Il ne fallait plus de film de ce genre, respondant à un chargeur de dix minutes sur La difficulté, ce sera la langue. Je vais donc
ni avec ces gens-là, ni avec d’autres gens des la Mitchell (car le film a été tourné en tâcher d’apprendre un peu de yougoslave
régions avoisinantes. Or, comme il était plus 35 mm). Il faut dire qu'à nous trois (le gars, d'ici là, mais nous essaierons de toute façon
facile pour nous de travailler avec eux, j'au­ la fille et moi), nous avions beaucoup tra­ de travailler par le truchement des inter­
rais été enclin justement à travailler avec eux, vaille cette scène, en en parlant longuement prètes, ce qui sera peut-être plus sûr.
de préférence aux gens de la métropole. avant. Je les avais introduits graduellement Mais le cinéma n ’est pas simplement le déve­
Juneau voulait aussi, sans se l'avouer claire­ dans la perspective qui devait être la leur. loppement d’un style, d’une méthode, c’est
ment, que nous fassions des films plus com­ Je leur avais fait comprendre la façon dont aussi une recherche, et une recherche illimitée.
merciaux. C’est ce que j'ai peu à peu senti ils devaient se sentir au début de la scène. Si bien que j’ai entrepris un genre complè­
à travers les conversations que nous avons Le résultat de ce coup d’envoi, ils auraient tement différent de travail, que j’appelle le
eues. Comme il est devenu le grand patron à l’improviser. Bien qu'ils aient eu très peu cinéma intemporel, qui est un cinéma pres­
de l’équipe française, et qu’en plus cette d’indications sur le dénouement, ils en avaient que d’animation, niais basé sur la réalité. C’est
équipe s ’est complètement autonomisée par quand même une au moins de précise : la un cinéma qui se rapproche plus de Norman
rapport à l ’anglaise, il est devenu une grande scène devait se terminer par un baiser. MacLaren que de Flaherty.
autorité. Il a en main toute la production ILs o n t p r i s s e p t m i n u t e s p o u r to u r n e r . Tout cela fait partie des intérêts que je porte
française de l’O.N.F. Il y a donc une régres­ Par la suite, la scène a été coupée, mais je au cinéma.
sion du genre qui fut lancé par l’O.N.F. à crois que la spontanéité, la vérité à laquelle Peut-être que je m ’éparpille, mais je ne crois
l’époque de Pour la suite du monde, des nous étions parvenus, est quand même appa­ pas. J’aime beaucoup essayer des tas de
Bûcherons de la Manouane, de Saint Henry, rente. choses, et j’aime de toute façon essayer les
etc. Pierre Juneau a été mordu par le serpent Ce qui est important, dans ce genre de tour­ choses qui m ’importent. Par ailleurs, je suis
du cinéma plus traditionnel. nage, c’est que la chorégraphie des comédiens, toujours disponible pour refaire un autre
Nous sommes plusieurs à croire que c’est une des participants, y est complètement libre. Ce Tour la suite du monde.
grosse erreur, car le film commercial doit n’est plus de l’improvisation totale, mais cela Car il est certain que ce genre de cinéma
être du ressort de l’entreprise privée, surtout reste de l'improvisation, au moins pour ce est important. Mais je crois finalement que
au Canada, où l’on a la chance d’avoir un qui est des déplacements. C’est, je crois, un Resnais, Godard, Antonioni sont aussi impor­
organisme gouvernemental qui peut permettre apport que nous faisons au cinéma tradition­ tants que Flaherty ou Jean Rouch. — M.B,
40
Au pays de Neufve
France : les Indiens montagnais
d ’Oiomanshibou en route vers la rivière
Coucouchou, où ils fe ro nt la pêche
à la tru ite .
La grâce laïque
entretien avec Agnès Varda
par Jean-And ré Fiesehi et
Claude Ollier•'
1. La Pointe
courte. 2. Du
côté de ia
Côte.
CAHIERS Commençons par le commence­ style et de simplification dans les person­ dedans. En revoyant le film aujourd’hui, je
ment : par la photographie... nages. Il s’agit un peu d’un couple abstrait : suis surtout surprise par son côté « culotté »...
VARDA J'étais photographe, je le suis restée... on ne sait trop qui ils sont, ce qu’ils font, CAHIERS On a beaucoup parlé, pour vous
C’est plutôt une façon de voir. J’en ai vécu où ils vont aller ensuite. Ce n ’était pas ce le reprocher ou pour vous en louer, du côté
pendant des années, je n’en vis plus. On perd qui m ’intéressait. littéraire de l’œuvre.
la main, mais on ne perd pas l’œil. Aujour­ CAHIERS M a té rie lle m e n t, c o m m e n t le film VARDA Le parti pris est évidemment discu­
d’hui, je prends surtout des photos pour s ’est-il m o n t é ? table, mais c'est ce qui m ’intéressait. Pour­
mes repérages. On voit mieux ainsi les cho­ VARDA Un jour Anne Sarraute m ’a présenté tant, dans le dialogue du couple, je n’ai pas
ses, les lieux, sur de beaux 18x24 posés deux sympathiques jeunes gens qui travail­ cherché à faire quelque chose de volontaire­
devant soi, sur la table... Cela stimule, pour laient dans le cinéma et qui avaient déjà ment littéraire mais plutôt de systématique.
l’écriture d’un scénario. II y a même une réalisé un court métrage : Carlos Vilardebo (Ils analysaient leur amour planifié, l’amour
sorte d'enchaînement naturel, sur une plan­ et sa femme, Jane. Je leur ai dit mon désir physique, la connaissance.) Ce que je regrette
che de contact, où l’on peut « lire » des de faire un film, je leur en ai raconté le parfois, par contre, c’est, au moment du
choses et cela m ’inspire beaucoup. sujet. Je n ’avais jamais vu une caméra et doublage, de ne pas avoir évité le pléonasme
CAHIERS Vous avez la particularité d'avoir Carlos m ’a dit : « II faudrait au moins que que représente une diction théâtrale sur
débuté au cinéma par un long métrage. vous soyez épaulée par quelqu’un qui s ’y un texte déjà passablement théâtral. Cela
Comment cela s’est-il passé 1 connaisse un peu et qui puisse prendre en provenait en partie des acteurs : je n’ai pas
VARDA II y a justement dans La Tointe mains les questions matérielles ». Il s’est su freiner la théâtralité naturelle de Noiret
courte un mystère que je n’ai jamais élu­ proposé bénévolement pour faire ce travail, et Monfort, parce que la direction, d’acteurs,
cidé : qu’est-ce qui a bien pu me pousser avec sa femme comme script. Ensuite, il a la première fois, c’est terrible. Je pense main­
à faire un film ? Je ne savais pas ce qu’était formé une équipe, en cherchant dans les tenant que j’aurais dû faire dire le texte de
le cinéma, d’abord parce que je n'y allais studios des gens qui avaient du temps libre façon plus souple, le parti pris n’aurait rien
pas ; jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans, j'ai vu et qui étaient tentés par l’aventure. Ainsi perdu et le résultat aurait été plus plaisant.
au maximum une vingtaine de films. Je ne s ’est constituée une petite coopérative, où CAHIERS Cette théâtralité allait pourtant
vivais pas non plus parmi des gens qui chacun avait des parts, formée d'un apport dans le sens du film.
s ’occupaient, d’une manière ou d’une autre, d’argent, venant des commanditaires, et d'un VARDA Oui, mais il y a tout de même là
de cinéma. Je crois vraiment que j’ai entre­ apport travail, celui de l’équipe. On a dépensé une sorte de défaut de jeunesse. Distancia­
pris La Pointe courte comme on écrit un sept millions d’anciens francs, ce qui est tion ne signifie pas obligatoirement agressi­
premier roman, lorsqu’on se soucie peu de vraiment très peu, mais dix ans après, cette vité. Les véritables œuvres distanciées, celles
savoir s’il sera publié ou non. Je lisais beau­ somme n ’est pas encore complètement rem­ de Brecht, ne sont pas pour autant raides et
coup, à cette époque-là et, bien sûr, on boursée. agressives. En d’autres termes, la distancia­
peut voir une sorte de filiation littéraire : CAHIERS L'accueil du public, au Studio Par­ tion, ce n’est pas de flanquer des coups sur
le film était directement inspiré des « Pal­ nasse, fut très favorable... la tête des gens en leur criant « Réveillez-
miers sauvages ». Non en ce qui concerne VARDA Exceptionnellement. Mais le film vous »,
l’anecdote, mais sur le plan de la construc­ n’est quand même sorti qu’en 56, bien qu’il CAHIERS Un mouvement comme celui où
tion : vous savez, l’alternance entre l’histoire ait été tourné en 54. Resnais, qui avait la caméra vole en rase-motte sur les galets,
du couple et la crue du Mississipi. J’aimais monté le film, lui aussi en coopérative, m'a passe à l’intérieur d’une nasse et ressort de
beaucoup ce sentiment de suspension, assez dit à ce moment-là : « 11 faut absolument l’autre côté, était-il écrit ou non ?
irritant à la lecture et extraordinaire après. le montrer aux deux personnes qui, à Paris, VARDA C’est drôle qu’on m’accroche tou­
C’était l’époque où l’on commençait à parler « sentent » le cinéma mieux que personne, jours là-dessus, car c'est le seul plan dont
en France de « distanciation », de Brecht, André Bazin et Pierre Braunberger ». O11 a l’idée ne soit pas de moi. Le seul. Ça m ’a
etc. Je n'avais pas encore lu de théories à donc organisé une projection pour eux. d’ailleurs été une leçon profitable : il faut
ce sujet, mais je trouvais passionnante la Braunberger a trouvé ça intéressant, parce vraiment faire son film et ne pas écouter
tentative de jouer sur la non-identification qu’il a le nez qui frétille dès qu’il y a quel­ les autres. Bon, passons. Le reste, je vous
du spectateur au personnage d'un îilm. que chose de neuf : il était content. Bazin l’ai dit, était très prémédité.
CAHIERS C’est une constante de vos films... m ’a dit qu’il fallait absolument montrer le CAHIERS 11 y a, entre La Pointe courte et
VARDA Pas exactement. Dans Cléo, cette film à Cannes et j’ai suivi ses conseils. Je Voyage en Italie, plusieurs points de concor­
exhortation au recul n ’intervient pas de suis partie à Cannes, j'ai laissé les bobines dance...
façon aussi volontaire et arbitraire. On pou­ à la consigne de la gare, j’ai été retrouver VARDA Je n’avais évidemment pas vu
vait, si on le voulait, s’identifier à Cléo, Bazin, au « Palais » et il m ’a établi une Voyage en Italie. Mais effectivement, c ’est
on pouvait simplement se dire : c ’est l’his­ liste de gens à inviter. Alors là, vraiment, assez troublant, bien que mon film soit fait
toire d’une jeune femme blonde qui meurt j’étais chez les Zoulous : aucun de ces noms totalement d’un autre point de vue, sans le
et être ému à cause de cela. Mais il y a n'éveillait en moi le moindre écho. J'ai néan­ côté chrétien de Rossellini. Au contraire
évidemment volonté de recul dans le décou­ moins été déposer mes invitations aux diffé­ même, je me souviens d’une formule que
page du film en tronçons d’heures, par exem­ rents hôtels et j’ai loué la salle habituelle, j’employais souvent, je disais : le mariage
ple, Dans ce temps « objectif », minuté, rue d’Antibes. Le jour dit, il y avait plein est un sacrement laïque. Et c ’est drôle,
il y a la volonté de rappeler au spectateur : de monde. Ensuite, j’ai eu d’excellents arti­ parce que c’est une formule que je reprends
encore quarante minutes, encore vingt minu­ cles, notamment ceux de Bazin et de Doniol, maintenant pour Le Bonheur en disant « le
tes, etc. qui disaient réellement des choses intéres­ bonheur, c’est la grâce laïque ». On peut
CAHIERS Pour en revenir à La Pointe courte, santes et parlaient même de cinéma nouveau, trouver, pour tout sujet, un traitement chré­
y avait-il dans ce film une certaine marge etc. A Paris, Chéray a offert au film une tien et un non-chrétien. Encore à propos de
d’improvisation ? émouvante carrière de cinq semaines, on a rapprochement, je me souviens qu’au mon­
VARDA La Pointe courte a été dessinée, plan totalisé dans les douze mille entrées... J’ai tage, Resnais disait souvent : « Tiens, çà, ça
par plan, avant le tournage, ce qui était un dossier de presse extraordinaire. Il y a me fait penser à La Terre tremble », ou bien
rendu possible par le fait que je connaissais bien des gens qui ont craché à sa sortie sur « Il y a un plan qui rappelle Chronique
très bien l’endroit, y ayant vécu des semai­ La Pointe courte, mais les trois-quarts des d’un amour ». Et à la soixante-dixième fois,
nes et des semaines à parler avec les gens, critiques étaient assez secoués, frappés par ça m ’énervait un peu. Ce n’est pas qu’il ait
à me promener, à observer des personnages les partis pris évidents du film, qui sont ce pensé que le film ressemblait à tout, mais,
existants. Ce n ’est pas vraiment un docu­ qu’ils sont, mais on pouvait difficilement quand on monte, on a le temps de voir les
mentaire, mais les rapports sont vrais : les dire que c’était n ’importe quoi fait n’im­ images et les références vous viennent tout
parents avaient vraiment une fille et ne porte comment. C’est un film « à lire », naturellement. J’ai finalement pensé qu’il
voulaient pas qu'elle se marie. Ce genre dont on doit avoir une impression plus forte faudrait peut-être que j’aille voir de quoi il
d’histoires m ’étaient racontées par les fem­ après sa vision que pendant. parlait et j'ai commencé à aller au cinéma,
mes du village, tandis qu’elles épluchaient CAHIERS Y a-t-il dans La Pointe courte à la Cinémathèque, à voir les films qui sor­
leurs carottes ou faisaient leur lessive. Et, d’autres influences que celle de Faulkner ? taient, à acheter des revues. Et j’ai vraiment
comme dans le film, les pêcheurs voulaient VARDA II y avait des références à la pein­ découvert le cinéma à partir de vingt-six
se grouper, former une sorte de syndicat ture, particulièrement à Piero délia Fran- ans... en montant mon film. J’avais un sacré
pour lutter contre l'interdiction injuste qu’on cesca et cela est sensible par exemple dans retard, que je n’ai pas encore rattrapé, du
leur imposait. Ce problème-là m ’était exposé le choix même de Silvia Monfort, ce visage reste. Et je me suis rendu compte que j’avais
par les hommes réparant leurs filets dans rond avec un long cou, ce décolleté net. envie d’être cinéaste.
les cabanes. Cette partie-là du film a donc J’étais aussi préoccupée, à l ’époque, par CAHIERS Vous êtes alors « entrée dans le
été conçue de façon documentaire. Quant « l’imagination des matières », des choses Système » ?
aux dialogues du couple, je les ai écrits comme ça. J’avais suivi les cours de Bache­ VARDA Exactement. Je trouvais dommage de
avec une volonté de complication dans le lard à la Sorbonne et j’étais en plein là- ne plus faire de films, cette situation s’éter-
45
nisait et je m ’impatientais. Alors Braunberger
m’a convoquée et m'a dit : « Je vais vous
l'aire faire du cinéma. » — « Formidable. »
— « J’ai une commande du Tourisme, sur
les châteaux de la Loire. » J'ai cru que
j'allais lui voler dans les plumes. Je me
disais « tout de même, faut-il qu’il me mé­
prise, après La Pointe courte, les châteaux
de la Loire... que je hais.,, cet art décadent...
Après l’Art roman plus rien n’existe... etc. »
Puis j’ai demandé conseil autour de moi, on
m ’a dit qu’il valait mieux entrer dans le
circuit par une voie normale, parce que La
Pointe courte, c'était peut-être bien joli, mais
aucun producteur ne me donnerait un sou
pour faire un film après ça. Avec le court
métrage au contraire, on se fait la main, on
entre dans le milieu, on connaît des gens...
Finalement, je suis partie visiter ces fameux
châteaux, la peine au cœur. Ces ruines infec­
tes, c'est dégoûtant, pensais-je. Il faisait un
temps de chien. Je me disais, haineusement,
que je m ’en tirerais en ne montrant que des
jardiniers. Je donne un projet à Braunberger :
il est d’accord. Je suis partie pour tourner
au mois d’octobre. Je me disais : « ]e vais
avoir une arrière saison pourrie par excel­
lence ». Je suis tombée dans une arrière
saison sublime, toute dorée, noyée de soleil...
J’ai été prise par les douceurs du bord de
Loire. Et si le film est empli de la mélancolie
des époques mortes, il n ’y a pas de haine
spéciale envers les châteaux. Il est même
très didactique, sur le plan architectural. On
dit toujours : « c'est charmant... », il dure
22 minutes, on voit 7 minutes de châteaux
et 15 minutes d’amuseries, de citrouilles,
de chapeaux et d’autres choses. Mais si vous
écoutez ce qu’on dit durant les 7 minutes
1. Opéra de châteaux, on vous explique très bien
Mouffe. 2. Du comment l’architecture a évolué du donjon
côté de la Côte. de Loches à Chambord. Ce n'est pas faux, ni
3. Salut les fumiste, sur le plan de la commande. C’est
digne d’une élève du Louvre.
Cubains ! CAHIERS Comment, justement, le film a-t-il
été reçu par les commanditaires ?
VARDA Très bien. Ils étaient fous de joie,
ils m ’ont dit « encore ». « La Côte d'Azur, si
vous voulez ». Je me suis dit : ce n’est pas
possible, ensuite ce sera le Limousin, le Péri­
gord, etc. Mais j’anticipe un peu. Après 0 sai­
sons, ô châteaux, j’ai fait VOpéra Mouffe.
J étais tellement dépitée d'avoir fait un film
de commande que je me suis consolée, en
tournant en 16 mm quelque chose à moi. Les
premiers jours, Sacha Vierny m’a dépannée,
ensuite je me suis débrouillée toute seule.
J’allais tous les jours au marché rue Mouffe-
tard, munie d’une chaise pliante, en fer, pour
monter dessus et voir. Je plaçais ma chaise
au milieu de la rue qui est, comme vous le
savez, une rue en pente, mon pied et ma
caméra légèrement au dessus, et je filmais.
Personne ne me remarquait, car j’étais là tout
le temps et qu’au bout de deux jours, au
même titre que la marchande de citrons et
que la marchande de pain, je faisais partie
du décor. J’ai filmé tout ce que j’ai voulu,
pendant un mois. Je procédais par têtes de
chapitres : de la grossesse, des envies, de
l’alcoolisme, etc. Suivant ce que je filmais,
je savais dans quelle catégorie ça entrait, où
ça s’accrochait. C'était comme de grandes
lignes mélodiques. Certains matins, j'étais en
veine de l ’ivrognerie, d’autres, de la tendresse.
Je n’avais qu’à choisir les choses justes par
rapport au sentiment que j’éprouvais. Evi­
demment, avec cette méthode, j’ai eu ensuite
un gros travail de tri.
L’Opéra Mouffe, c'est celui de mes films que
je- préfère, c ’est le plus libre. Il est à cette
limite qui m ’intéresse entre la pudeur et l’im-

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pudeur. J'étais peut-être en l’état de grâce des Valentin-dernier (puisqu’ils s'appellent tous avec le sentiment de l’endroit, sur lesquelles
femmes enceintes, en plein « fouillis des Valentin), est le résidu et aussi la somme je travaille beaucoup.
dames ». Ça me plaisait de traiter, en plein des autres. Les autres co-existent en lui, par CAHIERS Salut les Cubains n’est ni un film
marché Mouffetard, de cette confusion entre principe. de commande, ni un film de transition, mais
ventre plein d ’enfant et ventre plein de nour­ CAHIERS N’était-ce pas une préfiguration de un film de plaisir ?
riture. Et puis les contradictions. Une femme l’idée d’addition que l ’on retrouve dans Le VARDA C’est cela, c ’est un hommage h
enceinte regarde déferler des gens, surtout les Bonheur 1 Cuba. J’avais été invitée là-bas par IT.C.A.
vieux, dans une rue en pente, et elle pense : VARDA Non, le personnage du Bonheur, I.C., l’institut du cinéma cubain. J’avais em­
« Ils ont tous été des nouveaux-nés, on les François, est un personnage typiquement un. mené un Leica, de la pellicule et un pied car
a talqués, on leur a embrassé les fesses ». Pour moi, les gens sont un ou plusieurs, ils j’avais ce projet derrière la tête. J’ai vraiment
C’est le type même de pensée qui pousse le sont beaucoup ou peu, suivant leur capacité trouvé les Cubains extraordinaires et les
regard aux limites de la cruauté et de la ten­ de complexité. Et François, il n'est vraiment formes de leur socialisme, surprenantes et
dresse. J’avais l’impression de comprendre le pas beaucoup, ce qui n’est pas péjoratif de joyeuses. Ce sont les seuls socialistes latins.
lyrisme, en partant de sensations minimes. ma part. Ce n’est pas un autre lui-même qui Quand je suis à Moscou, Je me sens d’une
Deîerue a bien senti cela, sa musique est s'éprend de la seconde femme, pas du tout. autre race que les soviétiques, il me faut
belle, elle blesse un peu et elle est souriante. C’est dans la mesure où le personnage de d’abord comprendre. A Cuba, les choses m ’ont
Pour ma seconde commande, Du côté de la La Mélangite est capable d’être plusieurs que été plus faciles, je pouvais me sentir Cubaine
Côte, je voulais faire un essai sur le tourisme. les choses se compliquent, dans ses rapports et ensuite comprendre. Et puis, j’ai beaucoup
Pourquoi les gens vont-ils sur la Côte d’Azur avec les femmes. Il y a en lui la possibilité ri. Le folklore de leur révolution, le rythme
plutôt qu’ailleurs? Ce n’est pas gratuit. de rencontrer telle femme, mais un second de la vie, la chaleur...
CAHIERS Aviez-vous des idées précises sur en lui est incapable d’accepter cette femme, J’ai ramené 4000 photos, j’ai mis six mois
l’utilisation de la couleur? et un troisième, agressivement, la rejette. à en monter 1500, mais j’ai été récompen­
VARDA II y a dans les deux films de com­ C’est ça, la mélangite. Le personnage est lui- sée : à Cuba, ils disent que c’est un film
mande une force de la couleur utilisée, mais même le théâtre de sa propre mélangite. A cubain, que ça a la « savor ». Et pour eux,
pas vraiment des idées sur la couleur. Dans un moment donné, il y a un procès ; les quand ou retrouve la « savor », on est Cubain.
O saisons... il y a le mélange de la pierre qui cinq Valentin mettent tout en question et Ils font des programmes avec mes films, et
est morte et de l’or qui est vivant, c’est tout. tout en accusation, et il faut trouver une ils appellent cela « Salut Agnès »...
Dans Du côté de ta Côte la couleur est solution. CAHIERS La réaction des spectateurs au sor­
baroque. Mais on ne peut pas dire que ce CAHIERS Ce procès se situe sur un plan tir du Bonheur, positive ou négative, est
soient des films sur la couleur. purement objectif ? d’abord très passionnelle...
CAHIERS Le film de commande ne vous per- VARDA Ce serait un film d'aventures inté­ VARDA Les gens ont des réactions physiques
met-il pas d’exercer une certaine ironie... rieures, illustrées littéralement, et, dans la très violentes et très contradictoires. II y a
VARDA Je ne fais pas de cinéma ironique. forme, parfaitement réaliste, tout le contraire des hommes qui en sortent heureux comme
J’aime bien rire, (je voulais d’abord appeler d'un film « intérieur ». Un film très animé, tout, détendus, apaisés... D’autres ratatinés,
le film Eden-toc) mais l’ironie implique qu’on plein de poursuites, plutôt drôle... J’ai tourné les jambes coupées... Il y a des femmes qui
se moque des autres. Quand on accepte une le prologue du film, où l’on voit les rapports sortent en pleurant, ou bien avec une impres­
commande, il vaut mieux essayer de ne pas du personnage avec son père, dans le cadre sion atroce. Moi, je commence à voir mes
s ’y ennuyer, mais il s’agit plutôt de second des Salins, à Sète. Il y a une autre ville dans films quand ils sont bien finis. C’est main­
degré que d’ironie. En voyant Du côté de la le film, Venise, qui est en beau et en malé­ tenant que je commence à me poser des
Côte, les gens se marrent, mais ce n’est pas fique ce que Sète est en gentil et en moche. questions sur Le Bonheur. II est certain que
tellement drôle. Le film se rattache à un Le personnage mélange aussi les villes, les je ne l’ai pas fait en pensant aux réactions
genre d’observation, d’explication par l’indul­ canaux, les ports. En changeant de quai, des gens, et tout ce qu'on m’en dit me sidère
gence, ce qu’indique bien le commentaire. d’une rive à l'autre, il change de ville... un peu. Je suis partie d’impressions minimes,
L’idée était que les gens recherchent un J’aime beaucoup ce scénario. Trouvez-moi un très minces, presque rien : des photos de
certain Eden, auquel ils ont droit, parce qu’ils producteur, je vous en dirai davantage. famille. Dans le détail, on voit des gens, un
sont fatigués. Et ce n ’est tout de même pas Faute de tourner La Mélangite, j’ai donc groupe de personnes, ils sont tous autour
leur faute si l’Eden qu’on leur propose sur fait Ciéo... Il faut dire comment. Quand d’une table, sous un arbre, ils tiennent leurs
la Côte est en toc. Mais en tout cas, cet Godard a fini A bout de souffle, Beauregard verres levés et sourient en regardant l’objec­
Eden-toc renvoie à une plus grande idée de lui a dit : « Vous n’auriez pas des petits tif. En voyant la photo, vous vous dites :
l’Eden, à l’idée de repos qui est une belle copains dans votre genre? », et Jean-Luc lui c’est le bonheur. Juste une impression. En
idée, une idée basique. Il faut être indulgent a envoyé Jacques, et quand Jacques a fini regardant mieux, vous êtes saisi d’un trou­
et regarder les gens comme on regarde le Lola, Beauregard lui a demandé : « Vous ble : tous ces gens, ce n'est pas possible, il y
film. On rit d’abord et on comprend ensuite. n’auriez pas des petits copains dans votre a quinze personnes sur la photo, des vieux,
CAHIERS Pouvez-vous nous parler d’un de genre ? », et Jacques a envoyé une petite des femmes, des enfants, ce n’est pas possi­
vos projets chers, La Mélangite? copine, et j’ai apporté La Mélangite à Beau- ble qu’ils aient tous été heureux en même
VARDA C’est, grosso modo, l’éducation senti­ regard. « On ne peut pas tourner ça », m ’a- temps... Ou alors, qu’est-ce que le bonheur,
mentale d'un jeune homme. Ça se passe t-iî répondu, « mais vos petits amis me puisqu'ils ont l’air si heureux ? L’apparence
environ sur dix ans, et le personnage change. disent que vous êtes à peu près douée, alors, du bonheur, c’est aussi le bonheur. Et ces
Quand il devient amoureux, par exemple, il si vous êtes capable de faire un film pour impressions, liées à celle, voisine, que me
change, physiquement, et chaque fois qu’il moins de cinquante millions, vous avez carte procure le cinéma d’amateur, vous savez,
change, un autre acteur interprète le rôle. blanche. » Ce budget m ’imposait de tourner un gros visage flou qui entre dans le champ,
C’est donc l’histoire d’un personnage joué à Paris, avec peu de personnages. Comme un gosse qui vient devant la caméra, s’arrête
par cinq acteurs, additionnés. Au début, il je n ’aime pas Paris, j’ai tourné un sujet pas et fixe l’appareil... sont la source de mon
est seul, puis il est deux, enfin il est multiple. très gai. Ça s'est fait comme convenu, sans film.
C’est une manière de résoudre le problème problèmes particuliers, je pensais pouvoir Le bonheur, c’est aussi un jeu de miroirs :
du monologue au cinéma : on voit cinq faire La Mélangite après... je suis heureux, je dis que je suis heureux,
« vitelloni » qui déambulent sur les quaîs CAHIERS II s’agit pour vous d'un film de je veux que l’autre soit content parce que je
de Sète, ou qui discutent aux terrasses des transition ? dis que je suis heureux, et l’autre est content
cafés. Le personnage monologue avec les VARDA C’est comme Le Bonheur, il s’agit parce que je dis que je suis heureux... Car
réponses des multiples qu'il a en lui. Il est de films tournés en attendant un autre film... même si c’est une notion qu’on peut conce­
cinq. Les choses se compliquent lors de ses J’ai l’impression que je vais faire une carrière voir comme solitaire, elle est toujours beau­
rapports avec les femmes, comme vous le en attendant Godot. Ce sont des films que coup plus forte, si elle est partagée. Comme
pensez. j ’ai faits, pas exactement avec un sentiment dans les pique-niques, cette espèce de joie
CAHIERS 11 y a addition, et non rempla­ de frustation, mais tout de même un peu collective, quand les familles s'entendent
cement... entre deux chaises. J’ai tourné Ciéo pour bien, qu’il y a des enfants qui baguenaudent
VARDA Justement, ce qui est drôle, c’est prouver à Beauregard que je pouvais faire dans l’herbe, et qu'on se met sous les arbres
cette coexistence. Je n’ai pas envie de chan­ un film de moins de cinquante millions, et pour faire la sieste... Tout cela est de plus
ger d’acteur et d’envoyer tout simplement j’ai pris beaucoup de goût à le faire. J’allais lié à un sentiment très fort de la nature. Le
les autres se coucher. Ils ont des noms. Le au Parc Montsouris à dix heures du matin, film, c’est cet ensemble de sensations, par
premier est Valentin-premier, le second est à huit heures du matin, à cinq heures du rapport auxquelles l ’anecdote est secondaire.
Valentin-fou-furieux-d’amour. Mais on n ’est matin... jusqu’à ce que la lumière, sur la CAHIERS Justement, ce qui frappe, c'est le
pas toute sa vie en crise : c’est une possibilité pelouse, forme une sorte de blancheur déli­ double refus, de la psychologie et de la
d’être fou furieux d’amour. Le troisième est quescente qui m ’intéressait. C'est ce genre morale.
le Comédien, et le dernier, qui s’appelle de choses, comme le rapport de la lumière VARDA La psychologie, ça ne m’intéresse

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pas, ce n’est pas le sujet du film, même si
on peut justifier le comportement des per­
sonnages. Quant à la morale, je vois bien
que c’est l’absence du sentiment de culpabi­
lité qui gêne. Pourtant, rien n’indique préci­
sément que la femme se soit suicidée, bien
qu’aucun spectateur n ’ait de doutes à ce
sujet.
CAHIERS En effet.
VARDA Pourquoi n’ont-ils pas de doute, ni
moi 1 Nous sommes conditionnés par toute
une tradition classique et chrétienne du sen­
timent de culpabilité. Moi, je pense qu’elle
s’est suicidée, mais j’ai un doute quand
même.
CAHIERS Le p e r s o n n a g e m a s c u lin p o ss è d e la
« g r â c e la ïq u e » d o n t v o u s p a rlie z t o u t à
l ’h e u re .
VARDA Ce que je cherche à comprendre
dans ce film, c’est : qu’est-ce que la notion
même de bonheur ? Qu’est-ce qui est aller­
gique au bonheur ? Jusqu’à quel point peut-on
faire entrer des événements malheureux dans
une existence et que le bonheur persiste ?
Je ne me suis pas dit : « Si je faisais mourir
la femme, serait-il encore heureux ? » Mais
profondément je me dis : qu’est-ce que ce
sens du bonheur, ce besoin du bonheur,
cette aptitude au bonheur ? Qu’est-ce que
cette chose innommable et un peu monstru­
euse ? Cette « chose », comme dans les
romans de science-fiction, elle est là et vous
n’avez plus qu'à vous barrer... Et cette
« chose » dorée du bonheur, d’où ça vient,
Cléo de quelle forme ça a, pourquoi c’est là, pourquoi
cinq à sept : ça s’en va, pourquoi ceux qui courent après
Corinne ne l’attrapent pas, pourquoi d'autres l’attrap-
Marchand et pent, pourquoi ceux qui ont tout pour ne
Antoine l’ont pas, pourquoi ceux qui n’ont rien pour,
Bourseiller l’ont, pourquoi ce n’est pas lié au mérite ?
Ce sens du bien-être et du bonheur, qu’il
soit physique ou spirituel ou moral, ou tout
ce que vous voudrez : il y a des gens qui
se sentent heureux.
CAHIERS Notre première réaction, au sortir
du film, fut de dire que le film se passait
sur une autre planète.
VARDA Parce que les personnages sont telle­
ment simples qu’ils sont raides. Ce sont des
robots de force vitale, peut-être. Ils ne ren­
trent pas dans les catégories, sous-catégories,
divisions et autres petit a de la société. A part
le sens de la famille qui est si fort chez Fran­
çois qu’il envisage mal un bonheur sans
foyer — et le sens de la fraternité qui est vif
chez lui. Ce sont ses seuls sens sociaux. Le
reste ce sont ses cinq sens.
CAHIERS II e s t c u r i e u x q u e F ra n ç o is n e
m a n if e s te a u c u n e p r é o c c u p a tio n d ’o r d r e s y n ­
d ic a l, s o c ia l o u p o litiq u e .
VARDA C’est un artisan. S’il était ouvrier
chez Renault, qu’il ait une aptitude ou non
pour le syndicalisme, il y serait mêlé, et
j'aurais été obligée d’aborder le problème
autrement. J’ai choisi à dessein la seule
classe de la société où les gens ne sont ni
vraiment patrons ni vraiment ouvriers.
CAHIERS II pourrait avoir tout de même des
préoccupations d’accroissement de ses biens
matériels ?
VARDA Pourquoi en aurait-il, puisqu’il est
heureux ? Sur ce plan-là, tout indique qu'il
ne passe pas son temps à soupirer « Ah ! si
j’avais la T V »... Il n ’a pas besoin de possé­
der une voiture : on lui en prête une. Fran­
çois est un faux simple, c’est un sage. Il y a
des gens comme cela. Je connais des gens
qui ne sont pas revendicatifs, des gens pour
qui l’accroissement de la situation n'est pas
tout.
CAHIERS L’idée de totalisation des biens est
remplacée dans le film par celle de l’addition
du bonheur.
VARDA Oui, au lieu que l’argent aille à l'ar-

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gent, ici c’est le bonheur qui va au bonheur. min, opère ses substitutions, jusqu’à la fin. du moment qu’elle portait une robe de
Oui et non, car il ne cherche pas à être plus Cette interprétation m ’a surprise et m ’a chambre et tricotait quelque chose de rose,
riche en bonheur, il reçoit un cadeau. Et le ravie. C’est comme si l’on m ’offrait un ce quelque chose était obligatoirement une
personnage en arrive au stade où il ne con­ kaléidoscope : ça n’a pas été écrit avec cette layette... J'ai refait l’expérience avec d’autres
naît plus de limites. Où est-elie, cette limite, idée, mais si elle est dans Je film, cela me personnes, qui eurent les mêmes réactions
qu’est-ce qui pourrait la lui indiquer ? Repre­ plaît bien... Resnais, lui, dit qu’il a senti la que les techniciens. Or, si elle était enceinte,
nons l’image qui m ’a déjà cinquante fois été mort parce qu’on entendait du Mozart. cela changeait trop le sens de l’histoire, j’ai
jetée à la tête, celle du champ de pommiers. CAHIERS Ça n'était peut-être pas clair avant dû retourner la scène. Emilie lit une revue
François dit : « C’est un champ carré, bien de faire le film, mais lorsque vous faites ces dont toute la page est dorée, ce qui confirme
net ». II a tout de même la notion d’une plans de draps blancs... ce que je vous disais sur les rapports violet-
« forme », il a un sens en lui qui dessine VARDA Le blanc est une couleur fascinante, or. Vous voulez amener votre propre voca­
abstraitement dans l’espace. Seulement, la et là, mon propre vocabulaire persiste. De bulaire, vous fier à votre sensibilité, et vous
notion de pommier, c’est la notion végétale même que les écrivains ont des mots privi­ vous heurtez à des schémas qui existent préa­
de sève, de quelque chose qui pousse en plus, légiés, moi, j'ai des mots-images, dans tous lablement chez les gens. Tout cela m’a telle­
une verrue sur l’écorce, une excroissance... mes films ils apparaissent; ainsi, tout ce qui ment gênée que j’en suis arrivée à retirer
Qu’est-ce qui se passe là ? Car il est tout de est lié à l’amour se concrétise dans la blan­ des choses improvisées. Dans une autre
même montré comme un type qui n'est pas cheur, blancheur du sable, des draps, des scène, Marie-France Boyer, allongée sur son
coureur, et qui n’a pas besoin de courir. On murs ou du papier. Ou encore blancheur de lit, referme un livre. Voilà encore un plan
établit bien que ses rapports avec sa femme la neige, de la lumière sur les pelouses, que j’ai retourné. J'avais pris un livre au
sont parfaitement complets. Il était impor­ comme dans Cléo. Il existe une dissolution hasard sur l'étagère ; c'était « L’Amour conju­
tant d’indiquer que cette catégorie « femme » dans la blancheur qui est pour moi l’amour gal », de Moravia. J’ai d’abord trouvé ça
et cette catégorie « maîtresse » n’est pas le et la mort. Ce n ’est pas symbolique ni marrant, puis, au montage, je me suis dit que
sujet du film. Elles sont dans la même caté­ systématique. Ce sont des images qui s’éveil­ j'avais vraiment l’air de le faire exprès. J'ai
gorie toutes les deux. lent seules, qui s’imposent à moi. Dans Cléo, donc retourné le plan avec un livre anodin.
CAHIERS II y a une impression de peur, qui le blanc est tragique, ce n’est pas l’obscurité C’est terrible, comme l’image est signi­
est communiquée par l’accélération du film qui envahit la vie, c’est la clarté qui dissout fiante... II y a un autre cas typique : c’était
à partir de l’accident, et qui provient égale­ l’existence. dans Cléo, à la, fin, dans la scène de l’auto­
ment de la substitution de la seconde femme CAHIERS Le Bonheur décrit un processus bus. L'autobus ralentit à hauteur d’une
à la première, Elles se ressemblent... d’absorption. camionnette, devant un fleuriste. Il y avait
VARDA Elles se ressemblent de plus en plus. VARDA La mort aussi, l’amour aussi. On des fleurs sur le toit de la camionnette,
Ça j’y ai pensé. Ce qui me trouble dans le retrouve ça dans Cléo. Chaque fois que le Antoine attrape une marguerite et la donne
bonheur c’est que... Si vous prenez les gens thème profond de la mort était ressenti, à Cléo. Juste à côté du fleuriste, il y avait
dans la rue et que vous les interrogiez, s ’ils chaque fois que Cléo avait des « bouffées un magasin de pompes funèbres, devant
sont heureux, en général, c ’est à cause de de mort », c ’étaient des blancs absolus, lequel, par hasard, passe une femme enceinte.
quelqu'un d'autre, de quelqu’un d’unique. On chez elle. Dans la scène du parc, avec Comme je les adore, j’envoie Bernard Tout-
a l’impression que chaque personne est uni­ Antoine (scène tournée à six heures du blanc : « Vite, rattrape cette femme, fais-la
que, on l’aime parce qu’elle est unique, et ce matin), tout à coup les pelouses étaient écla­ repasser ». Toutblanc se précipite dans la
qu’il y a de beau dans l’amour, c'est qu’en tées de lumière. boutique de fleurs, achète un bouquet et dit
définitive, cet être unique pourrait être n’im­ CAHIERS On peut dire que dans Le Bonheur, à la dame : « Je vous offre ces fleurs, mais,
porte qui. Plus la personne est unique aux votre répertoire de signes est très organisé. s'il vous plaît, passez une fois encore pour
yeux de l'autre et plus elle représente toutes VARDA Mais il n’y a rien de symbolique... nous... » Truc typique des tournages impro­
les femmes, ou tous les hommes, toutes et Vous me parliez du violet, c’est simple, le visés. Il n ’y a pas un spectateur qui ne
tous pourraient être l’autre. violet, c'est l’ombre de l’orange. C’est là une m’ait dit : « Vous avez fait exprès de faire
CAHIERS On en arrive à l’idée d’interchan­ sensation qui ramène à l’idée de peinture. ralentir l'autobus devant les pompes funè­
geabilité. Les impressionnistes ont découvert que les bres »... Et pourquoi pas « devant un fleu­
VARDA Ah ! non, ce n’est pas là une idée ombres étaient complémentaires, qu’un citron riste où il y a une femme enceinte qui passe
qu’on peut définir comme un postulat pra­ avait une ombre bleue, et une orange une avec un bouquet » ? Donc c ’est bien ça, il y
tique. Mais c’est un élément tragique à l’in­ ombre mauve, ce qui n’est pas tout à fait a les schèmes-images dont il faut tenir
térieur du bonheur. 11 s’agit à la fois d’une vrai dans la réalité, mais ce qui est tout de compte, et ensuite l’espèce de volonté de
idée cruelle et d’une idée satisfaisante pour même une idée juste, une sensation juste. choix d’un œil conditionné.
l’esprit. Comme les cruautés des saisons : le Dans Le Bonheur, l ’or (l’or-couleur, pas l’or- CAHIERS Mais le passage de la femme
cycle des saisons est à la fois satisfaisant et symbole) appelle le violet parce qu’il n’y a enceinte devant la boutique des pompes
parfaitement cruel. pas de couleur sans ombre. C’est aussi parce funèbres ne risque-t-il pas de fermer le film ?
CAHIERS II est possible que la substitution que le violet est une couleur que j’adore, VARDA Mais pas du tout, c'est une femme
d’un personnage féminin à l’autre implique une couleur que je porte, qui me parle à enceinte qui passe devant une boutique de
inconsciemment chez le spectateur l’idée du l’œil... C'est comme si vous demandiez à un pompes funèbres, elle est passée là à ce
dédoublement du personnage masculin. Cet peintre de justifier toutes ses touches de moment précis, zut, et puis c'est tout...
être qu’on a vu unique, durant tout le film, couleur. Il n'a pas obligatoirement réfléchi CAHIERS Le Bonheur a été écrit très vite ?
par opposition aux femmes, on s'aperçoit au fait que telle couleur est complémentaire, VARDA Oui, c’est, une expérience en ce sens
soudain, dans les dernières minutes, qu’il telle autre additionnelle... Pour moi, j’agis que je n ’ai jamais travaillé aussi vite. Je l’ai
est double lui aussi, et que c’est l’autre face souvent davantage au niveau de la sensation vraiment écrit en trois jours, j’ai soudain
de lui-même qui s ’éloigne de nous, à la fin. qu’au niveau de la réflexion, car j’ai des eu envie de savoir comment ça se passe
VARDA Non, là, je crois que cette remarque sensations colorées très fortes. quand « on fonce dans le tas » pour écrire,
ne mène qu’à vous. En tout cas, elle me fait CAHIERS Pour le spectateur, ça s'organise puis pour filmer... Et je me suis rendu
penser à une histoire drôle, liée à cette sorte tout naturellement en système de signes : com pte que j ’étais très à l'aise, que cette
de raisonnement par inversion. Dans La ainsi le violet est, dès le début, lié au per­ nécessité de travailler sur un scénario écrit
Mélangke, outre mon « personnage quintu­ sonnage d’Emilie et, après la mort de la « sous l’inspiration » me stimulait beaucoup.
ple », il y avait deux grands rôles de femmes. femme, cette couleur éclate : Marie-France Je me suis jetée dans le tournage sans me
J’avais proposé à Monica Vitti de jouer l’Ita­ Boyer, dans sa chambre, porte un vêtement faire de souci, et j’ai pris beaucoup de plaisir
lienne qui rencontre Valentin à Venise. Elle d’intérieur violet, les fleurs sont mauves, et à trouver au dernier moment les « respira­
m ’a dit : « Le rôle est un peu court. Mais jusqu’à la tranche du livre de poche... tions ». Ce que je savais, c'est que j’avais
pourquoi ne me feriez-vous pas jouer les VARDA Ce plan dont vous parlez pose un besoin de deux très longs plans, de cinq à
deux femmes, puisque le même personnage problème extraordinaire. Il s’est posé pen­ six minutes, un avec la femme et un avec
masculin est joué par cinq hommes? » dant le montage du film : J’avais tourné une la maîtresse. J’avais besoin de deux longues
CAHIERS Pour parler de façon très simpliste, première version de ce plan où la jeune fille, respirations. Cependant, à mes débuts, à
on peut distinguer dans le film « une face dans sa robe de chambre mauve, tricotait l’époque de La Tointe courte, j’avais telle­
vie » et « une face mort », d’un bout à un vêtement rose. Il y avait des livres sur la ment peur que je pensais ne jamais pouvoir
l’autre, et ce, continûment. table, des tas de livres de poche, et du coup, me fier à l’inspiration... Mais c ’est Queneau
VARDA C’est à peu près ce quo m’a dit on a mis plutôt des taches roses. Quand j’ai qui a raison : c'est en écrivant qu’on devient
Rivette. Pour lui, l ’élément « mort » entre projeté la scène, dans les conditions habi­ écriveron. Donc c'est en filmant qu’on
dans l’histoire sous les traits de Marie- tuelles du doublage, en auditorium, il y a eu devient filmeron, c’est en tournant qu’on
France Boyer, avec son regard bleu-clair, sa chorus parmi les techniciens : « Tiens, elle devient tourneron. — (Propos recueillis au
pâleur. A partir de là, la mort fait son che­ est enceinte ». J’ai fini par com v'ndre que, magnétophone).

50
Bonheur
(Jean-Claude
et Claire
D ro u o t).
LES COMMUNIANTS : INGRID THULIN, INGMAR BERGMAN, SVEN NYKVJST,
Journal
des Communiants
par Vilgot
Sjôman

Vilgot Sjôman, auteur de « la Maî­


tresse », « 491 », « la Robe » et qui
va entreprendre son quatrième long
métrage, « le Lit tête-bêche », fut,
avant d ’aborder la mise en scène, un
romancier réputé doublé d ’un critique
théâtral et cinématographique averti.
Mais bientôt ce théoricien du cinéma
se sentit attiré par la pratique. Il partit
faire une longue visite à Hollywood
et revint à Stockholm tandis qu ’Ing-
mar Bergman mettait un nouveau film
en chantier : « les Communiants ».
Vilgot Sjôman consacra alors une
année à son apprentissage : il suivit
Bergman pas à pas, depuis l’idée pre­
mière du film jusqu’à la sortie des
«Communiants».
De cette année d ’apprentissage, Vilgot
Sjôman tint un journal édité, en 1963,
par P.A. Norstedt & Sôners .Fôrlag
(Stockholm) : « L. 136, Dagbok med
Ingmar Bergman », L. 136 étant le
numéro d ’ordre attribué par la pro­
duction aux « Communiants ».
Ce livre, d'un genre unique, constitue
une tentative de vulgarisation du
cinéma à travers le portrait d ’un met­
teur en scène. Nous remercions donc
M. Sjôman de nous avoir autorisé à
en publier quelques extraits.
MAI 1961 m e t t e u r en s c è n e n e m e t o u c h e pas le m o in s
Lorsque je lui demande quel sera le sujet de d u m o n d e . M ais q u a n d ils p a r l e n t d e m o i en
son prochain fHm, Ingmar Bergman ne me t a n t q u ’a u t e u r , alors, là, je suis c o m m e un
répond pus. Il ne m e parle que de ses é c o r c h é vif.
angoisses : JEUDI 13 JUILLET 1961
Bergman : Imaginez l’état dans lequel je
suis : je vais tourner un film en automne Je demande à Bergman comment marche son
et je n’en ai pas encore écrit une ligne. scénario. Assez bien me répond-il en riant.
J’ai seulement tout dans ma tête. Maintenant qu’il a pris la décision de suivre
Tout ce qu'il consent à dire, c ’est qu’il une direction précise, à savoir commencer le
s’agira de l'aboutissement d’une trilogie dont film par toute la scène de la communion, il
La Source et A travers le miroir constituent dispose d’énormément de matériel tout prêt.
Et il résume le film ainsi :
les deux premières parties.
(En lait, ïl travaille volontiers avec l’idée de Bergman : D’abord, il y aura l’intégrale de la
faire une trilogie. Mais, à chaque nouveau communion, qui est une scène toute faite.
film, sa trilogie se décale d’une unité : la Puis, un monologue de Gunnar Bjornstrand
première partie de la trilogie est éliminée pendant une quinzaine de minutes. Ensuite,
au profit du film à venir. Ainsi, à partir il se passera quelques petites choses, à la
du 12 août 1961, La Source sera exclue de fin, très vite.
la trilogie : c’est A travers le miroir qui en Telle est sa première allusion à la construc­
tion du scénario, exprimée avec un conten­
constituera la première partie.)
tement ironique.
MERCREDI 14 JUIN 1961
Bergman me communique le thème général JEUDI 20 JUILLET 1961
de son nouveau film : un sentiment d’envie Jeudi dernier, la fem m e du pasteur était
à l’égard du Christ. encore en vie. Maintenant, elle est morte.
Bergman : Au début il s ’agissait d'un pasteur Bergman : Je me suis réveillé un beau matin
qui s’enfermait dans son temple et disait à et je l ’ai assassinée. C’était ce qu’il y avait
Dieu : « Maintenant, je suis résolu à atten­ de mieux à faire. La femme devait, en effet,
dre ici jusqu’à ce que tu te décides à m’ap­ jouer un rôle très important dans l’histoire,
paraître. Tu peux prendre tout ton temps. mais je n’arrivais pas à avoir d’idées sur
De toutes façons, je ne partirai pas avant elle. Maintenant, au lieu d’une épouse, le pas­
que tu me sois apparu. « Et le pasteur atten­ teur a une maîtresse : une institutrice de
dait, jour après jour, semaine après semaine. campagne, hystérique, d'âge plutôt mûr,
Tel était le point de départ de mon film. seule, plate comme une planche à pain. Et,
Puis, je me suis réveillé un matin, dans l ’état depuis, mon scénario marche merveilleuse­
où l’on est lorsqu’on émerge d’un rêve, et ment bien.
j’ai senti que l’attente du pasteur n’avait nul Sjoman : Qui interprétera ce rôle?
besoin de durer aussi longtemps que je Bergman ; Ingrid Thulin.
1. Tournage
l’avais tout d’abord pensé : il pouvait se L/n temps. Le temps pour moi de m ’étonner. des Communiants :
passer autant de choses en une heure et 11 rit, content de lui. En ce moment, il récrit la tournée du
demie, la durée du film. Je vais donc com ­ le scénario pour la troisième fois, // s’appli­ pasteur. 2. V ilgo t
mencer, sans détours, par la description d’une que à faire concorder son inspiration avec Sjoman, Sven
communion à laquelle ne participent que six des heures de travail fixes, les soirées étant Nykvist et Bergman.
communiants : l’un d’entre eux est la femme consacrées à la détente. Je m ’étonne qu’il 3. Allan
du pasteur. Après l’office, le pasteur attend parvienne à oublier ses personnages lorsqu'il Edwal, Gunnar
dans le temple : il attend un homme qui s’arrête d ’écrire, en fin de journée.
doit arriver à une heure convenue. Or, Bjornstrand.
Bergman : En fait, ils me poursuivent vingt-
l’homme ne vient pas. Le pasteur commence quatre heures sur vingt-quatre. Il n’y a qu’un
à s ’impatienter et à s’énerver, mais l’homme moment dans la journée où ils m'aban­
ne viendra pas parce qu’il s’est pendu. donnent : à onze heures, quand je dots me
(...)Bergman a l’intention de décrire le vide, mettre à écrire. Us s'évanouissent en fumée,
l ’inanité, le côté mortel, routinier de la sont comme des écoliers qui refusent d’entrer
communion. Je lui demande comment il en classe.
entend montrer tout cela. C ’e s t alors que, dans la conscience de Berg­
Bergman : U suffit d’aller dans un petit tem­ man, s ’éveille un moralisateur qui le menace
ple de campagne et de décrire tout tel que du doigt en lui d i s a n t qu’il est dangereux
cela se passe. J’en ai visité quelques uns ces d’être tenté d’abandonner, que le salut, pour
derniers dimanches. lui, est de se mettre à table, tous les jours,
Sjoman : Avec votre femme? à u n e heure précise, qu’il en ait envie ou
Bergman : Non, avec mon père. n o n . Puis, q u ’i/ se lève, fasse le tour de la
{Le père d'Ingmar Bergman, Erik Bergman, maison, une fois toutes les heures, jusqu’à ce
eît lui-même ministre du culte.) que l’inspiration vienne. (...)
Sjoman : Lui avez-vous fait connaître l’idée 11 est maintenant évident que le film n'a
de votre film ? nullement eu comme seule source l ’idée
Bergman : Non, jamais. Mais il m ’aide à res­ première du pasteur qui attend que Dieu
pecter, dans le cadre de ma description, le apparaisse. On en trouve une autre origine
réalisme des détails liturgiques... Vous com­ dans cette histoire :
prenez, mon pasteur éprouve une certaine Bergman : Kabi et moi, nous nous sommes
haine vis-à-vis du Christ, haine qu’il ne mariés en Dalécarlie, le icv septembre 1959,
veut avouer à personne. Il envie le Christ, i! y aura bientôt deux ans. L'automne de
il le jalouse. 11 ressent un sentiment sem­ cette année-là, nous sommes allés dire bon-
blable à la jalousie qu’éprouve le fils resté icur au pasteur qui nous avait mariés. Au
au foyer envers son frère, l’enfant prodigue, passage, nous avons aperçu, dans la boutique
qui, dès son retour, accapare toute l'atten­ du village, sa femme, le visage très grave, en
tion, pour lequel 011 tue le veau gras, etc. conversation avec une écolière. Quand nous
Je viens tout simplement de découvrir qu’il sommes arrivés au presbytère, le pasteur
me faut confesser la jalousie que moi-même nous a appris que le père de cette petite
j’éprouve envers le Christ... Quand mon scé­ fille venait de se suicider. Le pasteur avait
nario sera terminé, je vous le donnerai à eu auparavant plusieurs entretiens avec lui,
lire et à critiquer. Je veux entendre des cri­ mais en pure perte.
tiques. (Un temps.) Mais évitez de le cri­ Et aussi :
tiquer de façon à ce que je perde foi en ce Bergman : Ce pasteur rencontrait les mêmes
film et que j’aie peur de le faire... Ce que difficultés que presque tous les pasteurs
les critiques disent de moi en tant que suédois : c’était si ingrat et difficile d ’entrer
54
en communication avec les paroissiens, ii pas plus de trois fidèles dans le temple, Plan très simple, très banal, sur Tomas qui
y avait si peu de fidèles au temple, etc. l’office n'est pas célébré. Je vais donc pro­ ouvre la lettre et la lit. Puis gros plan sur
Et encore, troisième origine : céder comme suit : lorsque Gunnar Bjorns- Marta : elle regarde dans la caméra lors­
Bergman : D ’habitude, je me fiche éperdu­ trand arrivera à la petite chapelle paroissiale, qu’elle reprend la lecture. Puis, j'alterne dif­
ment de la politique étrangère. Mais, au le bedeau viendra à sa rencontre en lui férents plans sur Tomas et Marta. Mais
printemps dernier, j’ai lu des articles de disant : « Il n’y a qu’un seul fidèle ici ». Et tous deux regardent droit dans la caméra. De
journaux sur les Russes et les Chinois. Et le pasteur célébrera l’office quand même. près, sans effet, comme ça.
j’ai découvert alors que ce n’est pas des Cela suffira pour rendre sensible cette nou­ Sjôman : Lorsque Tomas rencontre le pêcheur
Américains que les Russes ont peur, mais velle foi qui commence à envahir le pasteur. pour la première fois, puis lorsqu’il rencontre
des Chinois qui, eux, sont endoctrinés au JEUDI 27 JUILLET 1961 Marta... je ne sais comment dire, mais il
point qu’il n’est pas impossible qu’ils prennent Bergman : Le schéma de mon scénario est en me semble qu’il y a encore un peu trop de
un jour le risque d’une guerre atomique. principe au point, maintenant. Mais il n'en vous-même dans ces répliques.
Sjo'man : Comment allez-vous inclure cela est pas de même pour la continuité. Il man­ Bergman : Il y a beaucoup moins de moi-
dans votre histoire? que des détails. A un moment, cela ne mar­ même dans le personnage de Tornas que vous
Bergman : Un type qui revient de la pêche, chait pas du tout. Alors, Kabi m ’a dit : ne le croyez. En fait, je n’ai qu’une seule
accompagné de sa femme enceinte, arrive « Puisque tu écris sur le bon dieu, fais-lui chose en commun avec Tomas : c’est de
chez le pasteur. Il lui a demandé rendez- confiance : il ne manquera pas de bien chercher à se défaire d'un vieux concept de
vous pour avoir un entretien avec lut après t ’inspirer et cesse de te tourmenter. » J’ai Dieu ; et aussi d’en pressentir un nouveau,
l’office. Ce pêcheur est devenu un homme suivi son conseil : je n’ai rien écrit pendant beaucoup plus difficile à saisir, à expliquer,
renfermé, perdu dans ses pensées, parce trois jours et, soudain, tout est venu de soi- à décrire. A part cela, Tomas m’est étranger.
qu’il a lu que les Chinois allaient détruire le même. .Je pense au récit de Tomas devant le passage
monde. Il est inquiet quand même : à niveau :
Le film a maintenant un titre : Les Commu­ Bergman : Je n’ai jamais été aussi en retard « Un soir, quand j ’étais gosse, je me suis
niants. Il devient évident qu’Ingmar Bergman dans l’écriture d’un scénario que cette fois-ci. réveillé avec une peur alfreuse. Un train
possède de mieux en mieux son sujet, car Mais lorsque Harald Molander, directeur de la hurlait, là-bas, dans la courbe ; tu sais, nous
il consent à en parler plus volontiers. production, lui demande à quelle date son habitions le vieux presbytère, près du pont.
Bergman : Les Communiants fera pendant à scénario sera prêt, ii répond : C'était une nuit, avant le printemps : une
À travers le miroir et sera une réponse à ce Bergman : Le 15 août, comme je vous l’ai lumière curieuse, violente, frappait la glace
film. Alors que j’écrivais A travers le miroir, promis. (...) et les bois. Je me suis levé, j’ai couru à tra­
je croyais avoir trouvé la véritable justifi­ MARDI 8 AOUT 1961 vers toutes les pièces en cherchant mon
cation de Dieu. Dieu est amour. N ’importe Je reçois le manuscrit des Communiants, père. Mais la maison était vide. J’ai appelé,
quelle sorte d’amour est Dieu, même s’il daté du 7 août 1961, pour en prendre connais­ hurlé, mais personne ne répondait. Je me suis
s'agit de ses formes perverses. Et cette justi­ sance, habillé tant bien que mal et j ’ai couru jus­
fication de Dieu m’a donné un sentiment de JEUDI 10 AOUT 1961 qu’à la berge, en bas. Je n ’arrêtais pas de
confiance en lui. J’ai laissé tout le film se Sjôman : Pourquoi avez-vous escamoté l’idée p/eurer, d’appeler mon père. Puis, venant
conclure par cette idée de Dieu. Et cela a de la jalousie envers le Christ 7 de la gare, le train est arrivé. La fumée se
d’ailleurs donné naissance à la coda qui s'épa­ Bergman : Mais je ne l’ai pas escamotée ! détachait, noire sur toute cette blancheur, et
nouit dans la dernière partie. Mais l’idée que Elle y est! tous ces wagons de marchandises aveugles
j’avais n ’a pas survécu au-delà du premier Sjôman : On en parle, oui, en passant. Mais faisaient un bruit infernal. J’étais abandonné,
jour de tournage. elle n’est jamais utilisée dramatiquement... sans père ni mère, face d un énorme dragon
Pourquoi n'a-t-il pas alors translormé la fin Bergman : Elle l’était, tout au début. J’ai de fer et de feu, dans un monde complète­
du film ? Il ne l’a pas fait parce qu’il trouve même écrit la scène. ment mort. Je suis tombé malade de frayeur.
qu’il est un principe fondamental quant à la Sjôman : Comment aviez-vous fait alors ? Père m ’a veillé toute cette nuit-là. » Marta
création d’un Iilm : ne t’éloigne pas de ton Bergman : Oh, c'était très simple : j’avais dit : « C’était un bon père ». Tomas
scénario pendant le tournage. Sois honnête fait converser Tomas, le pasteur, avec le répond : « Père et mère voulaient que je
vis-à-vis de ce que tu as écrit, même si main­ crucifix, dans le temple. Mats j’ai supprimé sois pasteur. Et j ’ai fait selon leur volonté, »
tenant, sur le plateau, tu penses que cela cette scène. Sjôman : Ce souvenir d’enfance... Ne trouvez-
représente quelque chose de déjà révolu. Sjôman : Pourquoi ? vous pas que Par Lagerkvist a déjà abusé du
N’attente pas ù l’homogénéité que possède Bergman : Parce qu’elle n’avait rien à faire ici, symbolisme angoissant de la locomotive ?
ton sujet à ce moment-là : ce serait un véri­ dans ce film. Elle fera partie du prochain. Bergman : Dans quoi ?
table suicide, aussi bien sur le plan artisti­ Chaque corps a son poids spécifique, n’est-ce Sjôman : « Père et moi «, une petite nouvelle.
que que sur celui, pratique, de la production. pas ? Or, tout ce qui tournait autour de l’idée Bergman : Je ne l'ai pas lue.
Si tu veux formuler de nouvelles conclusions, de la jalousie envers le Christ formait un éche­ Je me demande combien de fois pareille
patiente jusqu’au prochain film. veau trop énorme pour pouvoir le démêler chose arrive à Bergman. Ce qui semble être
Bergman : C’est pourquoi cette justification cette fois-ci. J’ai ressenti l’impérieux besoin de un emprunt littéraire se rapporte au contraire
de Dieu, je la détruis dans mon nouveau garder cela pour la prochaine fois. Ce film à ses propres souvenirs d’enfance. Son grand-
film. En un certain sens, c’est un film de se situe à un niveau beaucoup plus simple. père construisit et exploita le réseau ferré
règlement de comptes. J’y règle mes comptes Il m ’a fallu, tout bonnement, reprendre tout de Dalécarlie du Sud ; Ingmar, dans ses jeunes
avec papa dieu, ce dieu d'autosuggestion, ce depuis le début, en faisant un ravalement années, passa tous ses étés en vacances chez
dieu qui inspire confiance. du concept de Dieu... Je sais qu’il me faut ses grands-parents, son enfance fut peuplée
Ingmar Bergman a l’habitude de fragmenter progresser pas à pas. Plusieurs fois déjà, j’ai de locomotives, bercée par les sifflets des
un texte en morceaux bien détachés les u n s été tenté d’aller trop vite, de me forcer à trains, imprégnée de l’odeur de fumée.
des autres, afin d’avoir une meilleure v u e trouver une croyance. Mais, on n’arrive pas Bergman : Bon, d’accord. Je supprime donc
d'ensemble. Il divise son nouveau film en à s’imposer une foi. Cela doit prendre son le fait que les parents de Tomas habitaient
trois chapitres : temps : un an, ou deux, ou dix. Peut-être près d'une voie ferrée. Mais le train qui passe
1 — Destruction de la coda d’A travers le qu’à la longue tous ces problèmes finiront bruyamment devant la voiture où Marta est
miroir : règlement de comptes avec le dieu par disparaître, qu’en sais-je ? Je dois aussi assise à côté de Tomas, je veux le conserver...
d’autosuggestion. être prêt à cela. Tout au moins pendant un L’essentiel, d’ailleurs, n’est pas de dire ce
Sjôman : Cette partie-là doit être difficile à certain temps. (...) qui a effrayé l’enfant autrefois, mais seule­
écrire ? Y a-t-il autre chose qui vous ait gêné? ment de faire comprendre qu’il a eu peur et
Bergman : Non, pas tellement. Sjôman : Les réflexions du bedeau. Algot qu’ensuite son père l’a réconforté...
2 — Le vide qui suit cette destruction. Frovik, sur les souffrances du Christ arrivent L’enfant a peur et son père le réconforte.
Bergman : 11 n’est pas tellement compliqué bien tard. N ’y a-t-il pas moyen de les Dieu lui-même est paternel, réconfortant, un
à décrire non plus. mettre au début ? dieu « qui sans doute aimait l’humanité, mais
3 — L’éveil frémissant d’une nouvelle foi. Bergman : Non, parce que le public les moi plus que tout autre » ( d it T o m a s au
Bergman : C’est ce qu’il y a de plus difficile aurait trop tôt oubliées. Cela doit venir pêcheur). « Père m ’a parlé », dit le jeune
à écrire. Je crois avoir trouvé une solution. vers la fin... Vous voyez, pour moi, Algot garçon à la fin d’A travers le miroir —
Avez-vous jamais entendu parler de la « du­ Frovik est un ange. Réellement, littéralement, en sous-entendant : « Dieu m ’a parlé ». On
plication » ? Certains dimanches, les pasteurs un ange. Il y a cinquante fois plus de reli­ devrait prêter plus d’attention à toutes ces
ont deux offices à dire : celui du grand gion dans cet homme-là que dans tout le équivalences entre « père » et « Dieu » dans
temple paroissial, puis un autre dans une personnage du pasteur. ces films, car Bergman les y a mises inten­
chapelle de moindre importance. Or, il Sjôman : Comment comptez-vous filmer la tionnellement... — Traduit du suédois par
existe une pratique, au sein de l’église sué­ séquence de la lettre de Marta ? KERFTIN L. BITSCH. Photos de Lennart NIL-
doise, selon, laquelle, dans le cas où il n’y a Bergman : Je commence sur Tomas qui la lit. SSON. (A suivre.)
56
!

Bergman
et le train de
son enfance dans
Les Communiants. ,
I
Oberhausen
ou le troisième axe
par Michel
Delahaye

Oberhausen n ’est-il qu’un festival de courts violemment conspuées. Motif : la réalité, ce


films parmi d'autres? Non, car i° ; c’est le n ’est pas ça. Entendu. Mais les autres pays (à
plus important de tous ; 2° : Oberhausen se l’exception des Hollandais qui montrèrent les
trouve être avec Berlin (N° 158). et Munich Beatles et des Japonais qui montrèrent un
(N° 162) le troisième haut-lieu du cinéma alle­ tremblement de terre) ne la montraient pas
mand. En voici les sept journées. non plus. On les reçut pourtant avec respect,
principalement celles de l’Est (ni meilleures
ni pires que les autres) — avec le petit repor­
DIMANCHE__________________________
tage traditionnel sur Noël.
Ouverture. Films de diverses nations. Deux Côté films : les Américains. A titre informa-
incidents. tif : films faits par les élèves des universités.
The Hat, de John Hubley est une bande
Films d’incapables. Plus deux films de psycho­
sonore g é n ia l malheureusement accompa­
pathes. Deux bons : un trickfilm (film d’ani­
gnée d’un film qui l ’est un peu moins.
mation) : Freightyard Symphony, de Robert
L’Archange Gabriel, de Trnka, film à pou­
Abel, de toute évidence grand admirateur de
pées, raconte l’histoire boccacîenne d’un
Saül Bass, et un curieux The Circïe, de George
moine qui séduit une pucelie. D’où le 2'
Schenk, un hollywoodophile, de toute évi­
incident : l’église catholique protesta. Le
dence, et spectateur assidu de la série TV
festival répondit. C’était à qui des deux don­
Twilight Zone.
nerait le mieux dans le panneau des mau­
vaises raisons et des faux prétextes. De toute Sélection officielle : Help M y Snowmtfn's
façon, ce gentil film, pas très bon, ne méri­ Burning D own (Carson Davidson), fidèle
tait qu’une indulgence amusée. reflet de l ’ésotérisme masturbatoire green-
Le premier incident, de son côté, était pas­ wich-villageois. Days and Nights and BJücks
sionnément commenté. Bonn avait refusé and Whites (Stanley Vanderbeek), bon trick­
toute subvention au festival. Motif : on y film sur des limericks enfantins (avec un
est communisant. A quoi Oberhausen répon­ peu de l’esprit de Cohl et de MacLaren) et
dit par des cris de martyr. Là aussi, mau­ surtout, deux grands films r The March de
vaises raisons et mauvaise foi partout. Car James Blue, (réalisé à partir du matériel tour­
s ’il est vrai qu’Oberhausen est fasciné par né lors de la marche des Noirs sur Washing­
l ’Est, il est non moins vrai que cela fait ton — d’une grande justesse de ton, d'une
partie de sa personnalité (qui est forte), per­ grande beauté d’image, d'une grande rigueur
sonnalité sans laquelle ce festival ne pourrait de montage) et Vhyllis and Terry, de Eugen
pas servir le cinéma, ce qui lui arrive. Marner. Deux jeunes Noires des quartiers
Les Jeux des Anges, de Borowczyk, est un pauvres sont filmées en train de vivre ou de
bel essai de variations abstraites et bouclées, se raconter. Simple, fascinant, émouvant.
sur des thèmes infernaux. Le film est mal­ Malheureusement, dans l’optique d'Oberhau-
heureusement bloqué en son milieu par un sen, ce genre de chose est considéré comme
fatras para-clwichien un peu encombrant. pas « filmique », qui est pourtant le type
Pour finir, une dame monta sur la scène, même d'exploration humaine que seul le
avec des statues. Ces statues, qui sont cen­ cinéma peut faire. Aucun des deux films
sées évoquer les camps, se balladent tout au 11’eut de prix.
long du film Appel (réalisé par une autre
Il y eut aussi les Yougoslaves. Ils avaient
dame yougoslave : Vera Jocic), au son d’un
délégué au festival des gens très intéressants
commentaire pompier. Un film déplaisant
mais présentaient malheureusement des films
à partir d’un matériel hideux. Mais ici, qui
qui (à l’exception de Wau Wau, de Boris
pouvait le dire ? D*un film sur les camps,
Kolar, très drôle trickfilm) l ’étaient beau­
on ne doit pas dire autre chose que :
coup moins. Les Polonais, au contraire, pré­
c ’est utile, faut en parler, etc., et on ne peut
sentaient des films à la hauteur de leurs
guère éviter de lui donner un prix. C’est en
délégués. Cela ne leur réussit guère, d’ail­
Poccurence l’église catholique qui se dévoua,
leurs, mais nous en reparlerons.
en se fendant d’un second prix.
Au terme de cette journée, on avait un bon A la conférence de presse (consacrée, chaque
aperçu de l’ambiance. jour, aux films de la veille, et fort bien
menée par le méritant Gideon Bachman) il
LUNDI_______________________________ fallut bien parler d'Appel, quoi qu’on n’y
tînt guère. Et ce que les Allemands 11e pou­
Programme d’actualités internationales. Celles vaient dire sans courir le risque de provo­
d’Allemagne-Ouest (surtout le petit reportage quer de trop faciles ripostes, les étrangers le
traditionnel sur Noël) furent régulièrement et pouvaient : à savoir que présenter un tel
59
film en tel lieu et de telle façon, cela revient man Schmidt, reconnu par quelqu’un qui qui doit se faire, barre ce qui ne doit pas
à exercer un chantage implicite du genre : avait vu le film (mais pas à Oberhausen, je se faire. Et cette mode est fonction des
si vous n'aimez pas ça, vous ôtes pour les crois). critères imposés par les prestigieux critiques,
camps. A ce tarif, on peut imposer n’im­ Le meilleur Polonais était Adieu à la patrie, concernant ce qui est objectif ou pas, filmi­
porte quoi. Imposer ? Ici intervint Erich Kuby document sur les passagers d’un bateau. Ce que ou pas, positif ou pas, tout l’art du cri­
(grand journaliste politique —■ un peu le sont des Polonais qui reviennent en Amérique, tique consistant à jongler avec ces mots,
Servan-Schreiber allemand — et par ailleurs après une courte visite à leur patrie, quittée exactement comme tout l’art du cinéaste
remarquable interprète du Machorka-Muff depuis longtemps. Le film nous rend tangible, doit être de jongler avec des plans courts
de J.-M. Sîraub) pour dire que les Yougo­ à partir de cas particuliers, le déchirement et des idées de même dimension. Résultat :
slaves n’y tenaient pas tellement à présenter de l’âme polonaise, non moins que la fidélité entre le film d'esprit Bavaria (le « commer-
ce film : c’étaient les Allemands qui avaient aux forces vives de la race, dans lesquelles cialfilm ») et le film d’esprit Oberhausen (l’ex-
insiste. Quant à nous, nous avions mal com­ ces émigrés viennent de se retremper — ces perimentalfilm, avec tout ce que cela com­
pris la situation, qui avions oublié de men­ mêmes forces qui permirent à ce peuple porte d’effets gratuits ou de mépris docu­
tionner le masochisme allemand. Les Alle­ de survivre à toutes les vicissitudes, à toutes mentaire), rien, dans le cinéma allemand,
mands furent doublement surpris, car ils les colonisations, violentes ou insidieuses. Le n ’est possible.
nient fortement être masochistes et ils n ’at­ film se termine par une danse à bord du Face à l ’incompréhension du public de l’en­
tendaient pas de Kuby une déclaration de ce bateau, très longue, très belle, très fordienne droit, Jerzy Bossak, directeur de l’école de
genre. d’esprit (mais on a pensé aussi au Kazan cinéma de Lodz et leader (vu ses compéten­
Les Polonais, eux, comme nous Vallons voir <VAmerica), danse qui, malheureusement, ne ces linguistiques) de la délégation polonaise,
tout à l’heure, surent montrer comme il faut, plut pas du tout au public festivalier. Comme s’en tira par un humour constant, illustré par
c’est-à-di^e avec talent, les sujets dangereux. tout le film, d’ailleurs. Et comme l’année un sourire idem. Et il expliqua. Que, par
dernière on avait eu un autre film sur le exemple, dans Carrière, on avait simplement
MARDI même sujet (mais montrant le voyage d’Ame- voulu dresser un constat, ce qui n’est pas si
rique en Pologne), tout le monde se retran­ mal, et il en profita pour signaler que toutes
La sélection russe, très faible. A signaler, à cha derrière : c’était tellement mieux ! 11 les filles avaient été filmées avec leur accord,
titre de plus mauvais Spielfilm (film de fic­ faut dire aussi que ce qu'on aimait mieux, et que celles qui étaient revenues sur cet
tion, avec acteurs) : Noces, de M. Kabahidze, c’était que le voyage s’effectuât dans l’autre accord en disant : nous sommes trop moches,
histoire à prétentions comiques d’un amou­ sens. L’Amérique (dont tous les films ici on les avait retirées du film en leur disant :
reux frustré, mal faite, et insupportable de présentés donnaient une idée épouvantable) sans doute avez-vous raison. A propos de la
fausse simplicité. Récolta le grand prix du est fort mal vue de l’intelligentzia allemande. danse de Adieu à la patrie (à signaler que le
Spielfilm. Jouait aussi, plus profondément, plus secrète­ même public apprécia vivement la danse
La conférence de presse porta sur les You­ ment, le déplaisir que peuvent éprouver de­ massacrée au montage de l'anglais K, Learner
goslaves. On découvrit qu’ils s’exprimaient vant des films pro-Heimat (Heimat = Patrie) dans The Battle of New-Orleans), Jerzy Bos­
bien mieux par la parole que par le film. des gens qui ne conçoivent de document sur sak atteignit un sommet. Il expliqua que la
La sélection polonaise était de loin la meil­ un pays que s'il est anti-Heimat. Etre pour danse était tout bonnement symbolique.
leure. Quand les feuilles tombent (W. Sza- une idéologie, ça c’est différent. On a le droit. Symbolique ? Ah ! alors s ’il y avait quelque
dicki) est un bon document sur les gitans. Or, justement, les films polonais n’étaient chose à comprendre, cela changeait tout. Les
Sans chercher à éviter ce pittoresque de ni pour ni contre rien. Simplement, ils mon­ critiques cessèrent.
façade que les gitans opposent à quiconque traient. Le même jour, furent présentés quelques
essaye de les approcher (et dans lequel, en Ainsi montraient-ils dans, Carrière (Helena nordiques. Des nullités (dont deux films de
une certaine mesure, ils ont choisi de s'in­ Admiradzibi) la ruée des jeunes filles postu­ psychopathes). Seul Feest existe (P. Verheo-
carner), en l’observant, au contraire, avec lant le prestigieux emploi de mannequins. ven), spielfilm sur le thème des amours enfan­
intelligence et sensibilité, l’auteur réussit à L'honnêteté et l'humour polonais aidant, le tines. Le film est simple et touchant, sans
nous faire pressentir ce qu’il y a derrière. film réussissait à être à la fois drôle et pathé­ géniè et sans défauts (sauf à la fin).
Kapo, de T. Jaworski, nous montre un ancien tique, quand il pouvait si facilement être C'était, par ailleurs, le jour de la sélection
kapo, actuellement en prison, qui raconte sa distant ou complaisant. Ça non plus, ne allemande.
version des événements. Ceux-ci sont éga­ plut pas du tout.
lement racontés d'un autre point de vue : JEUDI
celui des victimes ou témoins, interrogés MERCREDI__________________________
par le même enquêteur, dans des plans tour­ Fut le jour des minutes japonaises. Le Bouton,
nés à part mais qu’on a reliés par thèmes, Comme le dit quelqu’un à la conférence de de Yoji Kuri, variations presque statiques
un peu suivant le principe de Hit/er connais presse : « Vous n’avez pas fait la critique de sur un petit fouillis figuro-abstrait en cou­
pas. C’est beau, serein, émouvant. Le Kapo, ces choses, vous n'avez pas montré la solu­ leurs, faisait penser à du Zao Wou-Ki trépi­
qui apparaît, tantôt comme un bourreau, tion du problème ». dant. Aos, de Yoji Kuri (noir et blanc), est
tantôt comme une victime, dit à la fin, Par ailleurs, le film sur les gitans fut consi­ une sorte de rêverie érotico-sadico-scatologi-
esquissant une sorte d’explication : « Je cro­ déré comme sentimental. Ce n ’est pas tout que où des entités d'une animalité cauche­
yais que, de toute façon, personne ne s’en faux, bien sûr, mais il faut savoir que le mot mardesque s'engendrent et se défont suivant
sortirait, ni eux ni nous, alors... » Il dit sentimental, appliqué à quoi que ce soit, cons­ un principe quelque peu Cohlien. La bande
aussi : « Maintenant que je sais tout sur les titue, chez l’élite allemande, l'équivalent d’une son se composait de gloussements et d’ahane-
événements, je me demande parfois quel condamnation sans phrase." Si l’on ajoute que ments. féminins.
homme ils ont réussi à faire de moi... » lesdits films voyaient aussi mise en cause Puis la sélection hongroise. Catastrophique.
Dommage que le film soit précédé d’images leur « objectivité » et que Kapo et Gestapo­ Ou fausse simplicité, ou faux trucs, ou faux
des camps qui en disent trop ou pas assez, man étaient considérés, du point de vue moderne. Plus un film de psychopathe (gros
le déséquilibrent, nuisent à sa rigueur visuel­ « cinématographique », comme pas du tout succès dans la salle de la mère qui se met
le et psychologique. « filmiques » (reproche qu’on faisait aussi à nue et jette le bébé à la rivière). Mention,
Le Gestapoman Schmidt, de J. Ziarnik, est Adieu à la patrie, par ailleurs exécuté com­ dans l’odieux, à Images et hommes (Kovacs),
fait à partir d ’un album, composé par un me... « sentimental »), on aura une idée de sur le ridicule des gens qui se font photogra­
méticuleux gestapoman, à titre de documen­ la situation où s'étaient mis ces pauvres Polo­ phier. Mention à Requiem, passable. Mention
tation et de souvenir. Il abandonna cet nais. De toute façon, ils avaient au départ le à Templom, description d’une petite église et
album, à la fin de la guerre, au moment où préjugé défavorable, car la critique en place des gens qui y prient, Comme le film était
il disparut dans la nature. Les Polonais ont avait décrété que le « miracle polonais » avait de l'Est, on se dispensa de se livrer aux Hou
récupéré l’album et filmé les photos. Ce pris fin. Hou qui sont ici de rigueur devant tout ce
parfait archiviste, tel jour arrêta un tel C’est tout Oberhausen, ça. U n festival dont qui touche aux religions ou aux sentiments.
(photo), tel autre jour dîna avec un tel (pho­ l’esprit et les lubies ne sont pas pires qu’à ; En échange, l ’église catholique se dispensa.
to), tel autre convoya des déportés (photo) Tours, par exemple (et, de l’avis général, de couronner ce film par trop provoquant.
ou fit exécuter un tel, un tel et un tel Oberhausen est infiniment supérieur à Tours), Puis la Sélection française. Presque catastro­
(photo, photo, photo). A la fin, le commen­ mais ont des conséquences infiniment plus phique. À l ’informative ; nullités, dont un
taire nous apprend que le gestapoman est graves. Car Tours ce n ’est qu’une petite Françoise Hardy, magnifique sujet traité
toujours dans la nature, et que, si jamais clique, et mal organisée, tandis qu’Oberhau- platement. Côté sélection : Eves futures,
on le rencontre, il faut le dire. Je ne sais s ’il sen est une grande clique, et bien organisée. bêtise pseudo poétique de Baratier, et deux
est très moral d’inciter les gens à dénoncer, Tours représente une tendance, tandis que grosses machines à trucs idiots : La Prima
mais l’effet dramatique était très réussi. Il l’esprit d'Oberhausen a force de loi. Car Donna, de Lipchitz et Les Automanes
fut d'ailleurs double, puisque, quelques jours Oberhausen se trouve en fait imposer sa loi, d’Arcady. La Cloche, de Jean l’Hôte, part sur
après, on annonça l'arrestation du gestapo­ sa mode, à tout le jeune cinéma, lance ce une idée drôle mais qui bientôt se dégrade.

I
I
Insomnie, de Pierre Etaix est un impeccable and Fred, de Bob Godfrey, trickfilm, est fait l'Est qui dit, à la salle : oubliez-vous les
exercice de style, révélateur d’Etaix, très d’un gag génial, malheureusement suivi d'une camps ? etc., mais pas la mienne. Vu qu’en
méritant, mais un peu limité. Cassius le Grand histoire un peu longue. Inversement, Morse la matière on me suspecte — fort injuste­
et La Grande Hernie, de Klein, furent pré­ Code Mélodie, du même, est fait d’une lon­ ment, il va de soi — de parti pris, je m’étais
sentés plus tard : balourds, truqués, sans gue et idiote non-histoire qui se termine (et condamné au silence. Mais Cohn (de Positif)
intérêt. se justifie) par un autre gag génial. The Mee­ intervint. Il dit que le film aurait pu être
Un film belge : Le Lieutenant, de R. Verha- ting (Mamoun Hassan) est un très beau spiel­ fait sous Staline, qu’il regrettait que le film
vert, spielfilm. Démarre sur une bonne idée, film. C’est l’histoire d’une destruction. Une ait été fait par un pays dit socialiste et qu’on
mais cette histoire de blousons noirs tombe femme, au petit matin, seule sur le quai ne combat pas un racisme par un autre. Le
dans la convention à effets et la fascination d’une petite gare, attend. Elle scrute dans un marmoréen leader de la délégation de l’Est
pédérastique, miroir la menace de ses premières rides. Un répondit que chez eux on n’était pas raciste,
Films des écoles de cinéma : tchèque (conster­ train arrive. Un jeune homme met la tête à et que la preuve, c'était que leur très vénéré
nant) et polonaise (intéressant). la fenêtre. Etreinte. Longs baisers qui s’en­ chef d'Etat était actuellement au Caire.
La conférence de presse fut évidemment chaînent. Au moment où le train repart, le Par ailleurs, renseignements pris, il semble
consacrée aux Allemands de la veille. jeune homme entoure de ses mains le cou bien que Walter Heynowski, auteur du film,
de la fille. Elles sont reliées par des menottes. soit un remuant gaillard, qu’on suspecte de
VENDREDI On trouva généralement le film insignifiant. sympathies pour l’Ouest, puisqu’il a montré
Mais certains suggérèrent qu’il se pouvait dans son film une provocante fifille en pan­
?hoebe (G. Kaczender), film canadien. Le bien qu’il signifiât quelque chose : les talons de cuir, qui fait des mines, et, parfois,
seul, malheureusement. Pourquoi 1 (Et pour­ menottes étaient peut-être symboliques. Un de l’ironie.
quoi un seul italien — Tantrum, mauvais petit groupe en discuta quelques heures.
trickfilm — et pourquoi aucun film irlan­ Autre bon film, Penny Whistle Boy, qui mon­ L’INFORMATRICE
dais ? Bref). Phoebe, spielfilm, doit tout à la tre pendant 1/4 d’heure trois jeunes Noirs Deux films de psychopathes juvéniles :
justesse de l’idée et à la beauté de l’héroïne. d’Afrique du Sud déambulant dans les rues Abends etc. (Le Soir etc.) et Inside ont, plus
C’est l’histoire d’une jeune fille, enceinte, d'une ville en jouant du pipeau. Très beau. un film de psychopathe prétentieux : Die
dont l'imagination travaille sur le thème ; On trouva que c’était raciste ou ennuyeux. Grube (La Fosse). Puis Verdun (Thomas Hart-
comment le dire aux parents ? Comment réa- Mais les Yougoslaves étaient enchantés. wig), correct document sur Verdun, et
giront-ils ? Comment réagirai-je ? A la fin, On avait eu aussi un bon reportage cubain Wagenrennen (Course de voitures), de Wil-
elle prend le téléphone, appelle papa, hurle : sur un cyclone. On eut pour finir des films helm Bittorf, correct document sur Le Mans.
« j'attends un bébé ! » et raccroche. Fin. d'école : Hongrie, irresponsabilité conscien­ Un film intéressant : Der Film den Niemand
Prix de l’office catholique. cieuse. Espagne : irresponsabilité prétentieuse. Sieht (Le Film que personne ne vit), de
Maintenant les Tchèques. Ils eurent le prix Le samedi étaient présentés les derniers Hans Sachs, fait entièrement sur Ingrid Thu-
de la meilleure sélection à la place des westerns d’une bonne rétrospective et dis­ lin à qui on fait répéter et refaire les scènes
Polonais. .Rue sans fin, de P. Kanka, est fait tribués les prix. d’un film qu'elle est censée tourner. Au
pour démontrer que les Américains sont départ : la fausse bonne idée, mais à l’arri­
américanisés. Du faux document, mais pas LES ALLEMANDS____________________ vée, un passionnant document sur Ingrid.
méchant, ni méchamment fait. La Place
(spielfilm) est une histoire d’amours adoles­ Etant donné que ce festival est allemand, LA SÉLECTION
centes. Le film alterne avec une belle régu­ je les ai groupés. A, de Jan Lenica, est un remarquable trick­
larité les scènes justes, bien faites, et les film. Un homme est incessamment et mé­
scènes fausses, mal. A croire que deux réali­ L’ALLEMAGNE DE L’EST chamment persécuté par un A. A la fin,
sateurs se cachent sous le nom de Zbyneck Nous vîmes Nur ein Viertelstündchen (Rien il réussit à s'en débarrasser. Alors apparait
B-ynych. Là où l’inspecteur ne vint pas (L. qu’un petit quart d’heure) de Heinz Müller. un B. Autorennen (Course d'autos), de Vlado
Kudelka) est un film sur des écoliers, beau Film de propagande avouée et voulue drôle, Kristl, était impatiemment attendu. Car
dans la mesure où les choses d’école sont dans le style des publicités Samaritaine et Kristl a su se faire adopter et lancer. Main­
belles quand elles sont filmées simplement. interprété par le Duvalleix du coin. Die Probe tenant, il est à la mode, la coqueluche, et
M, (JÎTÎ Brdecka) est un bon trickfilm, qui (La Répétition) de Ahmad Rohmi, montre tout le monde fait ou veut faire du Kristl.
évoque la pérennité d’un amour, du moyen l’acteur Schall au travail, dans le rôle de Autorennen est d'un incapable prétentieux.
âge à nos jours. Une magnifique trouvaille « Arturo Ui ». Intéressant, mais très inférieur Mais très « filmique ». H ollyw ood in (à)
réalise le passage du premier aux seconds. à Roméo et Juliette. Deblatschka Pescara, de Ulrich Scliamoni (de
Vint enfin Roméo et Juliette, de R. Cincera. Puis O.K. Un cas. Au 2e degré, c ’est l’histoire, la nombreuse — Peter, Victor, Ulrich, Tho­
Beau, passionnant, intelligent. Le jury (qui sûrement véridique, et admirablement contée mas — tribu des Schamoni) est un film sur
n’a pas couronné que de mauvais films, mais (en cinéma-vérité), d’une fille de l’Est, très le tournage de Gengis Khan, de Henry Levin.
semble bien avoir distribué les prix au jolie qui, permission accordée, partit en Suite d’effets faciles pour faire rigoler d’Holly-
hasard) est bien tombé en le récompensant. Allemagne de l’Ouest rejoindre son père, se wood. Sie heiraten in Gretna Green {Us se ma­
C’est le film des répétitions de la pièce, à fit engager comme barmaid dans un camp rièrent à Gretna Green), de Fritz lling, montre
Prague. Le metteur en scène de la pièce a militaire U.S., mena une vie fatigante, fit de la vie quotidienne d'un couple. On choisit les
d’admirables idées de théâtre, et le réalisa­ la dépression nerveuse, et finit par aller moments tristes, on élimine les autres. Ça
teur du film a le génie de capter ces idées rejoindre sa tante de l'Est. Mais le film, fait de la « critique sociale » : le mariage,
et leur sens profond. L’idée maîtresse (d’où terriblement adroit, est fait pour être ainsi c ’est ça. Dans Ankunft eines Skeptikers
découlent des idées secondaires, mais capi­ lu au premier degré : l’Allemagne de l’Ouest (Arrivée d’un sceptique), de Karl Schedereit,
tales, comme celle de faire jouer les bagar­ est occupée par des Américains sensuels, le sceptique débarque aux U.S.A. Il filme
reurs du début dans le style blousons noirs) alcooliques et dégénérés (et dans le genre des visages souriants sur les affiches, des
est de faire entrer la pièce en résonance vacherie camouflée, le choix des gueules — visages tristes ou tendus dans la rue. Ça fait
avec notre époque en insistant sur l’idée de la partie Ouest se composant de photos de la critique sociale : PAmérique, c’est ça 1
tolérance, dans un monde divisé en une infi­ fixes — est remarquable), qui obligent les Heureusement, deux bons films, a — So schon
nité de « deux camps ». Bien sûr, on y a jeunes filles à s’asseoir sur leurs genoux et war es in Terezin (C’était si beau à Terezin),
déjà pensé. Mais ici, on y pense mieux. leur font perdre leur vertu. Qui pis est, de Paul Michael Bornkamp, est constitué
La conférence de presse qui suivit fut, non parmi ces soldats, il y a... des nègres ! Et ici essentiellement par un remarquable docu­
pas sur les Français (aucun réalisateur n'avait le film devient diabolique, car ces nègres ment : un film allemand de propagande
eu la politesse de se déplacer), mais sur les (et le choix des gueules devient de plus en (intitulé : Le Führer a fait don d ’une ville
Tchèques, qui s’y rendirent un peu en retard, plus remarquable) sont introduits à partir de aux juifs) destiné à montrer les joies de la
et l’air rêveur, car ils sortaient de leur la mention du racisme américain. On le voit : vie à Terezin. Quelques plans contemporains
cocktail. Us parlèrent quand même très bien. toutes les précautions sont prises, mais c’est complètent le film, dont l’interview de l ’an­
Surtout de Roméo. L’auteur a tourné 12.000 m justement cette adresse qui fait de ce film, cien chef d’orchestre du ghetto. Lors de la
de pellicule, en a tiré un long métrage de au 3e degré, un remarquable document, uni­ conférence de presse, la seule intervention
2.000 m, et, de celui-ci, le court-film en que en son genre, sur la fabrication de la non O.K. fut celle de Kuby qui déclara,
question. Le long, dit-ij, ne peut intéresser propagande. La salle hurla. L'occasion était pièces à l’appui, que le document en question
que les spécialistes. Je suggérai que non. Il belle. Elle aurait eu tort de s’en priver. n ’était pas allemand mais tchèque, et que
maintint que si. Si je n’étais pas content, je A la conférence de presse (deux heures !) on ce qu’on venait d’en voir n’en était pas la
n ’avais qu’à aller à Prague où on se ferait un 11e parla quasiment que d’O.K. Les interven­ version intégrale, b — Portrat einer Bewah-
plaisir de me montrer l’intégrale. tions, indignées ou non, se succédèrent ; dont rung (Portrait d’une constance), de Alexan-
Les Anglais : Peaches (M. Gill) est une celle d’Erick. Kuby (posé, méticuleux, avec der Kluge, spielfilm, et meilleur film alle­
amusante histoire érotico-ésotérique. Alf, Bill ses papiers annotés), celle d'un homme de mand du festival. C’est l’histoire d’un parfait
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fonctionnaire (un policier) fidèle au régime qui est parfaitement original dans le cincma « L’on nomme Art le camouflage du men>
de Weimar, puis au régime nazi, puis au allemand. songe. La mauvaise conscience rend sen­
régime actuel. A la fin il déclare : « Je démo­ sible : l’honnêteté devient un affront. »
lis le premier qui n ’est pas démocrate ! » Le HORS FESTIVAL (Signé) : Peter Nestler, Reinald Schnell, Die-
film, archi-elliptique, est fait d’une suite de a — invité. Der Damm {La Jetée) de Vlado ter Suverkrupp, Rudolf Thome, Klaus Lemke,
coupes, figeant la vie de l’homme à ses divers KristI (long métrage) est le type même du Max Zihlman, Jean-Marie Straub, Dirk Alver-
moments, de plans rigoureux et statiques film lancé et imposé par l’esprit d’Obcr- man, Kurt Ulrich.
agencés suivant un montage lui aussi hyper- hausen. Il y eut un précédent : Dex Brot der Il fallait donc tenter de donner, à une partie
calculé. Le commentaire est essentiellement Früheren Jahre {Le Tain des jeunes années), du public au moins, une idée de ces films.
fait dans le style description et statistique. de Vesely. Celui-ci était membre de ce Grou­ Mr Wehling (avec Mr Hoffmann, directeur
Kluge, par ailleurs romancier, est un homme pe d’Oberhausen (N° 163), qui, il y a quelques du festival) accorda aimablement la projec­
admiré par les uns, haï par les autres. Il années, lança un manifeste fracassant qui tion demandée (mais si vous aviez été Alle­
est vraisemblable qu'ils ont chacun leurs annonçait la rénovation du cinéma alle­ mand, dit quelqu’un, vous vous seriez fait
bonnes raisons, il est certain que l’homme mand. Rien n’est jamais venu. Sauf ce Brot, éjecter) et celle-ci (mais il vous la sabote­
doit avoir une forte personnalité. Et l’on me qui transformait une très simple histoire de ront ! disait un critique anglais) eut bien
disait : « les films de l’Ecole d’Ulm, que vous Heinrich Boll en salmigondis expérimental. lieu, dans le cafouillage (involontaire) mais
aimez tant, eh bien, ils sont tous influencés La critique lança fort le film : enfin un l'essentiel fut fait. Furent projetés, Die Ver-
par lui ! Tous du Kluge ! » Voyons. vrai film allemand ! Entendant crier Noël, le sohnung, ainsi que les films de Peter Nestler.
public allemand, pour qui c’est toujours Je n’y reviens pas (voir N° 163). Sauf à pré­
L’ÉCOLE D’ULM l’Avent, se rua, puis rapidement démissionna. ciser que ceux-ci sont encore plus beaux à
Les films de cette toute récente école de ciné­ Mais aujourd’hui, c’est Le Pain des jeunes revoir, qu’ils représentent le meilleur du
ma constituèrent pour moi la surprise du années que se voit opposer Straub quand il cinéma allemand, et que, avec Odenwald­
festival, a — ils sont supérieurs à tous ceux demande le droit de poursuivre son Nie ht stetten (réalisé pour la TV, y projeté et
des autres écoles, b — supérieurs à tous les Versohnt, d’après le même Boll. Car le film fort bien accueilli) Nestler semble s’orienter
films allemands présentés en festival, c — garde au moins son prestige d’ « expérimen­ dans la voie néorossellinienne. On put voir
ils ont un style commun qui les fait relever tation ». Que Straub fasse ça, ou qu’il fasse aussi Partisanen (Partisans) de Dirk. Alver-
vraiment d’une « Ecole ». du Bavaria, d’accord, mais autre chose : non. man, film sur les soldats F.L.N. pendant la
Donc, Der Damm est expérimental. Imaginez guerre d’Algérie. Ceux-ci reviennent du com­
L’école présentait i g films. Parmi eux, seuls bat. Ils sont cantonnés dans un village pro­
les 4 Exercices étaient mauvais (y compris une heure dix de clignotements pendant les­
quels vous entrevoyez des images d’un haut tégé, revoient femmes et enfants (ceux qui
celui sur Tom Jones, bien qu’il soit réussi, en en ont), se reposent ou dirigent l’entraîne­
un sens, puisqu’il parvient à être aussi mau­ symbolisme (en général scatologique) et vous
aurez une idée du film. Un peu ce que don­ ment des jeunes. Ce film fut refusé il y a
vais que l’original), mais des 12 miniatures deux ans à Oberhausen. Motif : le commen­
(de i à 8 min.), même la plus faible (La nerait un film lettriste, amputé de ce mini­
mum d ’humour qu’ont parfois Lemaître et taire est trop sentimental ! De fait, la salle
Tour) était au moins respectable. Eisenbah- se tordit à plusieurs reprises, lorsque le com­
ner Tschoch (essai sur des wagons — -\o Isou et soigneusement châtré de tout ce
qui pourrait réellement provoquer le public. mentaire , parla des mères, des enfants, de
mètres) est tout simplement magnifique. l’école : tout ça ne faisait pas très révolu­
Früherer Schieszstand in àen Arâennen (An­ Qu’il y ait des gens pour discuter sérieuse­
ment les « qualités » et « défauts » de ce film tionnaire. Les autres films ne plurent d’ail­
cien lieu de tir ardennais — 23 mètres), à leurs guère. Sauf à un petit groupe de Mar­
l’issue de quelques lents reculs au zoom, fait jusqu’à 5 heures du matin — comme ce fut
le cas — voilà qui laisse pantois, tiens (qui dirent ; « En effet, Peter Nestler,
se perdre dans la nuit des feuilles et des c'est quelqu'un. ») : les élèves de l’Ecole
temps un lieu jadis sanglant. Très mince, b — Refuses. Les auteurs refusés (motif :
films dégueulasses !) ont rédigé, sous l’égide d’Ulm.
mais très beau. Autre belle idée : La Traver­
sée de la ville (50 mètres). Une auto, suivie de J.-M. Straub, le petit manifeste suivant : Par ailleurs, côté jeune cinéma, cela ne va
« Les journées du court métrage allemand pas bien. Straub n’a toujours pas l’accord
au télé, parcourt les rues d’une ville, une à
une énumérées. Au moment où on com­ (de l'Ouest) n’ont de sens que si elles aident de l’éditeur de Boll, pour le tournage de
mence à en avoir assez, le commentaire dit : à découvrir de jeunes réalisateurs (Ouest) Nicht Versohnt. Boll craint que les critiques
allemands, Lenica, Kristl, Kluge, etc., ne sont ne nuisent à sa réputation. Or l ’éditeur ne
« Un communiqué nous apprend que Mon­
pas (ne sont plus) à découvrir. Peter Nestler, veut pas que son poulain vive dans la crainte.
sieur le Ministre a bien regagné son domi­
si : depuis déjà trois ans, en ce pays même, D’autres choses se feront-elles ? Atlas Film
cile ». Ajouter un portrait de femme, un
le réalisateur le plus véridique et le plus (qui fait quelques efforts), a bien acheté D/e
portrait d’usine à gaz en attente de destruc­
assuré. Trois de ses films : Auîsatze, Mülheim Versohnung, mais il n’est pas encore ques­
tion, le portrait d’une vocation menacée,
celui d’un musicien et une Tentative de {Ruhr) et Odenwaldstetten, furent refusés par tion de se risquer à produire autre chose
la commission de sélection. Ainsi que le très que de l'Experimentalfilm. Ou alors ce sera
moptage, bel essai d’illustration du « Sag
joli (premier) film de Thome-Lem’ke-Zihlman : du commercial, s ’il faut récupérer l’argent
Mir w o die Blumen sind », de Marlène Die-
trich. Die Versohnung. Et il y en a d'autres... » investi à fonds perdus, avec un courage digne
J.-M. S. d’une meilleure cause, dans Der Damm.
Deux documents faisaient suite : La Semaine « La commission de sélection a refusé, cette Outre cela, la revue « Film » pratiquement dis­
de l’amitié (12 min.), bon compte rendu des année, des films ouest-allemands dont les paraît. Un éditeur l’a racheté, qui voulait
fêtes célébrant l ’amitié germano-américaine auteurs avaient eu l’audace de tenir compte la commercialiser en profondeur. Hans-Dieter
dans un camp militaire (le refus de toute de la réalité. La commission de sélection s’en Roos, rédacteur en chef, démissionna, suivi
notation critique faisait ici figure de har­ est ainsi strictement tenue aux règles de de son équipe. Quant à « Filmstudio », elle
diesse) et Visages d’une ville (24 min.), com­ l’an dernier : ne choisir, autant que possible, vient de disparaître elle aussi. Reste, seule en
pilation, par le son et l’image, de tous les que des films qui correspondent à l’idée piste, « Fîlmkritik », pour le meilleur ou
aspects et dimensions d'une ville. Un très qu’elle se fait du cinéma : déformation, sub­ pour le pire.
bon Spielfilm terminait Vensemble : un sol­ tile ou violente, de la réalité. Cependant, Brauner, à Berlin (qui fit bien
dat en permission vit avec sa petite amie « Cette façon de voir et d’agir sous-tend une des misères à Lang mais au moins avait eu
et hésite à regagner l'armée. Problèmes. Fina­ mode, dont les causes sont, ou le mépris, ou l'idée de le faire tourner) envisage, paraît-il,
lement, il regagne l ’armée. Cela s ’appelle la sottise, ou la détresse. 1} est compréhen­ d’abandonner la production de cinéma et de
Désertion. (14 min.). Chose rarissime : le sible que beaucoup de réalisateurs de courts TV. C’est lui qui avait eu récemment l’idée
parti _ pris de montage recherché est ici métrages se rendent à cette mode. Elle de tourner une émission de TV, en colla­
réussi. n’exige ni expériences ni engagement (rien boration avec 22 pays (scénariste pressenti
Que les élèves soient influencés par Kluge qu’un minimum d’habileté formelle). Elle ' pour l’Allemagne : Erich Kuby) sur le thème :
(professeur à l’Ecole d'Ulm), cela saute aux convient à la République Fédérale et devra que serait le monde aujourd’hui si Hitler
yeux dès qu'on a vu du Kluge. Mais comme perdurer. avait gagné la guerre? Le premier Berlinois
de toute façon ils seront influencés, autant « Cette mode a viré aujourd'hui à la dictature. qui entendit ça répondit : « Exactement ce
qu'ils subissent une bonne influence. Et le On a un grand festival international. On qu’il est aujourd’hui ! »
système Kluge serait-il limité que malgré montre une couple de films et l’on dit : le Si Berlin n’était pas dans la délicate situa­
(ou grâce à) cela, il constituerait au moins cinéma allemand, c'est cela, ce n ’est que tion politico-géographique où elle est, sans
un antidote contre les mauvais systèmes. De cela et c’est cela qui nous plaît. doute pourrait-elle devenir un centre de
toute façon, ceux qui ont du talent sauront « Si Mannheim, si Oberhausen, si Gloria, ou cinéma qui remplacerait avantageusement
tôt ou tard s ’émanciper de toutes les influ­ Constantin-Distribution, tous servent à la ce qui en tient lieu aujourd'hui en Alle­
ences, bonnes ou mauvaises. Et puis le fait même chose, sur le même plan. magne. Et ne serait-ce que pour cette raison :
est là : à l’écart de tous les courants à la O, l’on se donne pour progressiste ; et qui on y a plus d'humour qu'à Munich ou
mode, le groupe d’Ulm fait quelque chose jette sur la société des regards critiques ! Oberhausen. — Michel DELAHAYE.
62
petit
journal du
cinéma
Ce petit journal a été rédigé par Adriano Aprà, Jacques Bontemps, André-S. Labarthe et Luc Moullet.

Sélection
sans vision
Avant le 31 -1 -64 , aucun texte
n’interdisait la soumission
d'un film français à la Com­
mission de Sélection pour les
Festivals. Après, seuls pou­
vaient lui être soumis les films
• présentés par la Chambre
Syndicale de la Production
et titulaires de l’autorisation
de production du C.N.C.,
• ou ayant reçu une avance
sur recettes du C.N.C.,
• ou présentés par le C.N.C.
Un film sans autorisation de
production pouvait donc être
soumis à la sélection s’il avait
reçu une avance ou s’il était
présenté par le C.N.C. (pré­
sentation que le C.N.C. ne
saurait guère refuser, aucune
loi ne la limitant).
Le principe d’une sélection
des films avant projection
était donc établi, mais ne fut Illibatezza : Bruce Balaban et Rossana Schîaffino.
pas concrétisé ; Je C.N.C.
avait le droit d’ouvrir ou de
fermer la porte, et il la lais­
sait entrebâillée.
Rogopag :
Hélas, le 18 *12 -64 , l’autorisa-
tion de production est deve­ Illibatezza
nue l’obligation unique pour Ainsi, Anna Maria et Joe vi­
Illibatezza, l’épisode que Ros­ sellini de dégager pour le spec­
la soumission à la Commis­ vent en pleines apparences :
sellini a tourné pour Rogopag tateur la vérité de ses person­
sion. Les producteurs ne re­ elle est « conditionnée » par
(ressorti avec un nouveau nages, en démystifiant tout le
connaissant pas la Chambre le puritanisme italien qui la
Syndicale subissent donc sa titre : LfivinmocÉ il cervello, côte statique, équilibré, de
après avoir été bloqué par la fait paraître timide, réservée, leurs existences. A la fin du
loi, l ’autorisation de produc. habillée très pudiquement; lui
tion dépendant d’une conven. censure à cause du très beau film, ]es personnages sont dif­
sketch de Pasolini), est cons­ est un parfait « intégré » qui férents de ceux que nous avons
tion collective établie par la
truit lui aussi sur la dialecti­ suit les conseils de Dale Car­
Chambre Syndicale et qu’ils vus au début. Anna Maria res­
que des apparences, dialectique negie, lit « Playboy », croit en
n’ont pas ratifiée. sent, non sans angoisse, l’ins­
dans laquelle le cinéma joue « la fille parfaite » que célè­
Admirons l’adresse du procé- tabilité propre à quiconque a
un très grand rôle. Anna Ma­ brent les concours de beauté
dé. Premier temps : On fait été réduit, par des transforma­
ria (Rossana Schiaffino) est publicitaires.
accepter le principe de l ’iné­ tions successives, à devenir
hôtesse de l’ÀIitalia sur la Au début du film, Rossellini
galité, sans l’appliquer. Per- l’objet d’autrui et de ses désirs.
ligne Rome - Bangkok ; Joe nous présente donc deux pro­
sonne ne peut se plaindre. Carlo, de son côté, assiste, fu­
(Bruce Balaban), représentant duits de conditions objectives.
Deuxième temps : On appli­ rieux, tourmenté mais impuis­
que le principe, mais on atté­ américain de TV, cherche à Mais la rencontre d’Anna Ma­
créer un nouveau marché dans ria et de Joe bouleverse l’or­ sant, à la projection d’un petit
nue solennellement la rigueur film où l ’on voit Anna Maria
un pays a en voie de dévelop­ dre des désirs. Joe veut concré­
qu’il n’a pas eue pour mieux
pement » : le Siam. Tous deux tiser scs rêves érotiques, Anna en blonde platinée, habillée
cacher celle qu’il va avoir.
font connaissance en vol et se Maria veut conserver sa pu­ de façon provocante. Joe, en­
Cet ostracisme à l’égard du ci­
rencontrent de nouveau à reté (« illibatezza »). L’indi­ fin, se désespère devant l’image
néma indépendant est contrai­
Bangkok. Joe s’éprend d’Anna vidu veut s’imposer au cc dé­ (toujours projetée) d’Anna
re aux règlements de tous les
festivals, dont celui de Can­ Maria, qui le repousse — mais cor », l’influencer; croyant at­ Maria a pure >5. Séquence splen­
en vain. C’est alors que son teindre la vérité, il ne fait ce­ dide que cette dernière, qui
nes, qui te dans un esprit
d ’amitié et de coopération fiancé Carlo (Carlo Zappavi- pendant que s’entourer d’un renforce l’idée capitale de la
universelle, a pour but de fa­ gna), gui se trouve à Rome, nouveau monde d’apparences, mise en scène : la réalité
voriser révolution de Vart lui conseille (selon la sugges­ bien que subjectives cette comme apparence et l ’appa­
cinématographique, la connais­ tion d’un psychiatre) de s’ha­ fois-ci. Mais ce passage de rence comme réalité. (Godard
sance des œuvres de quali­ biller et de se maquiller de l ’objectif au subjectif (pour s’en est-il souvenu dans la sé­
té ». — L. M. façon à se débarrasser de son les apparences) n’est pas sans quence du cinéma des Carabi­
air « maternel » qui séduit Joe. conséquences. Il permet à Ros­ niers ?). — A. A.

64
La Boulangère de Monceau La Carrière de Suzanne Nadja à Paris

Le cinéma parallèle
C’est par un hommage à Eric (c’est-à-dire à l’époque pré­ la vie d’une seule étudiante qui rend ses films incompara­
Rohmer que s’est ouverte la citée). Le souci de clarté qui américaine qui commente le bles, c’est ce conflit que nous
salle rénovée de la cinéma­ le gouverne rend le film pas­ film et que Rohmer suit dans retrouvons tous plus ou moins
thèque française rue d’Ulm. sionnant. On suit attentivement les endroits parisiens qu’elle a en nous-mêmes, entre une sen­
Hommage, plutôt que rétro­ l ’explication lue dans les ma­ coutume de fréquenter. L’ad­ sibilité qui ne demande qu’à
spective, car seuls deux des nuels d’époque, anais il suffit mirable spectacle qu’il nous s’épancher et une raison qui
premiers courts métrages ac­ (c’est inévitable et très bien offre est celui de la confron­ sans icesse la contraint jusqu’à
compagnaient la totalité des ainsi) qu’un seul maillon de tation d’une vision de Paris lui forger le masque nommé
films que, depuis Vin suc ces ces longues chaînes de raison que nous ont déjà livrée bien personnalité. Parler de Roh­
commercial du Signe du Lion, nous échappe pour que dispa­ des grands films américains, à mer m’autorise à citer ici
Rohmer a tournés. raisse la limpidité de l’exposé. la réalité, ou plutôt à l ’image Alain : « Paraître est un che­
Dans Présentation ou Charlotte Ne reste alors que la mise en que nous en avons, image qui min vers l’être et peut-être le
et son steak (1951 , mais post­ scène toujours transparente au n’est ni plus juste ni plus seul. » II' serait imprudent de
synchronisé en 61 par Stéphane mystérieux spectacle de l’intel­ fausse que l’autre, mais diffé­ réduire l’importance de ces
Audran, Anna Karina et l’ac­ ligence aux prises avec les obs­ rente. Le commentaire de deux films aux quelques lignes
teur principal), J.-L.-G. est curités de la nature, qui, pour Nadja guide le cinéaste vers d’un écho, mais sans doute est-
voué par ses chaussures mouil­ être devant nous éclaircies, une vision mythologique tandis il légitime — puisqu’ils y invi
lées à l’immobilité sur le n’en demeurent pas moins in­ qu’il filme ce qu’il voit : le lent — d’en tirer dès mainte­
paillasson d’une cuisine. Ce sondables. Dans Modifications Saint-Germain du Signe du nant une moralité. Je la vois
qui ne l ’empêche pas de ba­ du paysage industriel ( 1964 ), Lion et non celui de Funny double.
ratiner Charlotte qui, elle, Rohmer prouve (et ce n’est pas Face, tous deux captivants en D’abord, la proximité quoti­
fait cuire, puis mange, un là un vain mot, car le film ne eux-mêmes, mais qui gagnent dienne du bien et du mal tient
steak. À vingt ans, J.-L.-G. y peut être contredit sauf avec à être ainsi opposés. à l ’insignifiance apparente des
tient son second rôle et fait mauvaise foi) que le bilan de Ces trois films portent un coup objets en lesquels ils s’incar­
presque ses débuts de cinéaste. cette métamorphose est loin nent. II n’y a pas d’actes dé­
que l’on voudrait mortel à Ja nués d’importance en eux-
En effet, par sa seule présence, d’être négatif. C’est un état de
il imprime sa marque au film, ruineuse distinction établie en- mêmes, et il y va à chaque
choses contre lequel1 il n’y a Ire « film de commande » et
Rohmer ne faisant que témoi­ pas lieu de fulminer mais qu’il instant (lors même pour le
gner d’une singulière alliance « film d’auteur ». Si le point
s’agit seulement de comprendre, dandy du choix d’une cra­
d’intuition et de sensibilité de départ en est imposé, voilà vate) du bien et du mal. Les
dont il faut saisir le meilleur. bien malgré tout les plus per­
qui lui permit de laisser son Ainsi la beauté austère et héros rohmériens sont à la
exercice de style être ”du sonnelles variations qui soient. recherche d’une certaine fem­
pourtant évidente d’immeubles Notons d’ailleurs que les su­
Godard” avant l’heure. Le récents, de chantiers de cons­ me ou idée de la femme qui
ton propre à Rohmer, c’est jets traités furent tous évoqués seule vaut. Cette décision de­
truction, d’amas de 1erraille, plus ou moins directement par
avec Véronique et son cancre ne demandait qu’à être souli­ vient engagement profond,
(1 958 ) qu’il apparaît. Nicole Rohmer écrivain (je ne cou* choix au sens fort, après seu­
gnée. Jadis, un temple grec, nais d’ailleurs pas d’œuvre cri­
Berger ” tapirise ’ un petit une cathédrale, étaient beaux lement qu’ils ont dû s’en
garçon plus nul en calcul qu'il tique — celle de J.-L.-G. ex­ détourner. Peut-être n’est-il
en plus du sens (mais parce ceptée — qui annonce autant
n’est permis. D’amusantes no­ gu’ils en étaient chargés) que possible d’aller au vrai qu’en
tations sur le cadre familial que la sienne les films à ve­ se fourvoyant au préalable,
leur conféraient les dieux, la nir). L’apparente neutralité
et le déroulement de la leçon piété, le respect, l'autorité et peut-être n’aperçoit-on sa vé­
environnent l ’essentiel : la des sujets qu’il aborde lui per­ rité qu’en faisant l ’épreuve de
autres vocables oubliés aujour­ met paradoxalement de se li­
nullité n’entame en rien la d’hui au profit du seul « tête- son contraire.
raison de l’enfant dont la naï­ vrer davantage. Le thème, au Ensuite, ces films marquent
à-tête » de l'homme et de l'ob­ départ assez impersonnel, ras­
veté plus subtile qu’il y paraît jet, gouverné par les exigences l’avènement d’une tentative ci­
déroute la science peu sûre de sure suffisamment la pudeur nématographique pour renouer
de la technique. Le monde de l’auteur pour que son dis­
son charmant professeur. Dans industriel1 en est le résultat avec la tradition, Le cinéma
ce spectacle de la logique d’une cours, paré de toutes les appa­ s’y fraye un chemin non seule­
désolé et désolant à bien
arithmétique sue par coeur, rences d’une objectivité très ment du côté de sa propre
des égards, mais qui acquiert
ébranlée par celle, plus souple, ainsi une beauté qui lui détachée, puisse se permettre histoire (c’est le cas de tous
de l’ignorance juvénile, trans­ des accents dont la sincérité les cinéastes cinéphiles), mais
est propre. À la rigueur des
paraît déjà le style qui s’épa­ n’échappe pas. aussi du côté des moralistes
images de Rohmer répond l’in­
nouit dans les courts films finie précision — au-delà de Par leur nature même, il de­ et du classicisme français. Dans
plus récents. ses belles circonvolutions — du vrait en être tout autrement le marasme (dont nous avons
Ce sont d’abord des films pé­ commentaire. Elles ne sont pas des deux contes moraux déjà récemment tenté d’évaluer le
dagogiques (pour la TV sco­ sans émouvoir, car à cette tournés (ils doivent être six). degré d’obscurité) de notre ci­
laire) ou d’information. Les étrange beauté du monde mo­ Mais, tout l’effort de Rohmer néma, ils sont parmi les rares
Cabinets de physique au derne s’ajoute — sans que soit dans La Boulangère de Mon­ points lumineux, ti Le 16 mm,
Jf VHP siècle est un débat pourtant lancé le moindre ona- ceau et La Carrière de Suzanne c’est le format de l’avenir »,
filmé au cours duquel un cer­ thème — une anxiété que sem­ (1963 ) tend à compenser par dit B.S., leur producteur.
tain nombre de précisions sont blent s’acharner à combattre la distance qu’instaure le re­ L’espoir nous vient effective­
données à l’auteur par nn phy­ en vain tant de louanges justi- gard de moraliste le caractère ment aujourd’hui de cette œu­
sicien sur quelques expériences fiées. Au départ, commentaire personnel, voire autobiogra­ vre en marge qu’élabore, avec
caractéristiques, ensuite réali­ sur la cité universitaire, Nadja phique, du sujet. Ce que j’ai­ la tranquillité du sage, Eric
sées lors d’un retour en arrière à Paris (1964 ) évoque en fait me par-dessus tout chez lui et Rohmer. J. B.
Chronique de la Télévision
À lire les chroniques spé­ en des formules d’un mani­ de nouveaux réalisateurs mais perpétuellement entretenir en­
cialisées, le critique de télé­ chéisme simplifié. Ils pro­ surtout parce que la dra­ tre eux les rapports qu’ils
vision ne connaît que deux voquent soit l’émerveillement, matique télévisée est passée avaient une fois établis.
attitudes (critiques) : il ap­ soit la répulsion. depuis lors par un certain Ceci à titre d’exemple, et
plaudit ou il s’indigne. De Cette forme de critique, faut- nombre d’avatars qui remet­ pour illustrer la nécessité
ce point de vue son rôle il le dire, n’a que fort peu tent chaque jour en question d’une icritique un peu mieux
est clair : il est le représen­ à voir avec ce que les lec­ l’immuabilité des valeurs ac­ pénétrée de sa mission.
tant du public auquel il teurs des Cahiers attendent quises. Je sais bien que deux argu­
s’adresse, le haut-parleur qui de la critique. CaT enfin qui Bien entendu, le talent d’un ments ont seuls jusqu’ici
amplifie et fait connaître à s’est donné lia peine d’ana­ Lorenzi ou d’un BluwaI de­ trouvé grâce auprès des ciné­
qui de droit les réactions de lyser par exemple les raisons meure sans commune mesure philes en faveur de la télé­
ses lecteurs dont il assure que qui font que Citizen Kane avec celui d’un Spade ou d’un vision : les reprises de films
les siennes propres ne sont passe admirablement le tube, Barma. Ce que j ’affirme, c’est anciens et l’obligation « d’en
que les fidèles reflets. C’est comme on a dit, et qui s’est que ces personnalités appar­ passer par là » pour continuer
ce qui explique à la fois qu’il à cette occasion posé le pro­ tiennent à un âge révolu de à suivre la carrière de cer­
se sente investi d’une fonc­ blème, tout de même central, la télévision — à ce que j ’ai tains réalisateurs comme Ro-
tion sacrée (un peu comme de l’espace à la télévision ? appelé son ère d'appropria­ zier ou Rohmer. II en est
nos députés) et qu’il ait un Quel est le critique qui s’est tion. BluwaI, Lorenzi et leurs d’autres que je n’énumerai
pouvoir si grand sur la direc­ préoccupé des rapports qu’il pairs s'approprient un patri­ pas mais dont, j ’espère, l ’évi­
tion des programmes télévisés. pouvait y avoir entre l’excep­ moine culturel (théâtral, mais dence se fera sentir au fur
D ’où, aussi, cette s o T t e de tionnelle lisibilité de l ’image aussi littéraire lorsqu’il s’agit et à mesure du développe­
fétichisme du direct (en dépit et l’emploi, dans sa distri­ d’adaptations de romans) qui ment de cette chronique.
de sa nette régression au sein bution, d’une technique de préexiste à la télévision. Au Quelle chronique? C’est ce
des programmes) qui lui fait prise de vues à objectifs à sens propre et nullement péjo­ qui reste à examiner.
découvrir le privilège de la courtes focales? Dans le même ratif d\i mot, ils le niJgari- Et tout d’abord puisque ces
télévision — en tout cas l'un ordre d’idées, quel critique sent. Car lorsque BluwaI ou Cahiers sont une publication
de ses charmes les plus sin­ s’est sérieusement demandé Lorenzi k réalise » une pièce mensuelle, nous voudrions
guliers ■— dans cette extra­ quelle solution à ce même de Syuge ou de Tchékov, il jeter les bases d’une critique
ordinaire collection de <r mo­ problème de l ’espace appor­ ne fait pas autre chose que qui tirât parti de ce qui, à
ments » qui sont comme les taient les recherches graphi­ d’en donner une représenta­ première vue, pourrait passer
derniers vestiges d’une télé­ ques d’Averty dans l’utilisa­ tion, exactement comme fait pour un inconvénient : la pé­
vision naïve, tout émerveillée tion des noirs et des blancs la Comédie Française bien riodicité de la revue. Aussi
encore de son principe. en à-plat (renversant la ma­ qu’avec d’autres moyens et bien serait-il absurde et vain
(Moments qui se traduisent, nière que nous avons habi­ surtout un tout autre audi­ de vouloir concurrencer ici
sous la plume des critiques, tuellement « d ’inventer» l’es­ toire. Comme le soulignent les formes de compte rendu
pace en allant du sens à la fort bien les génériques de à l ’honneur dans les quoti-
forme) ? Lorenzi, le réalisateur de dra­ diens et hebdomadaires qui,
Mais le critique est paresseux matique se livre à un double d’ailleurs, atteignent parfaite­
Réussite et trouve toujours des excuses travail : la mise en scène (au ment les buts que l’actualité
à sa paresse — à commencer sens où on l’entend au théâ­ leur assigne.
Stranded (Echoués, 1964 ) de tre) et la réalisation, c’est-à-
l’américaine Juleen (1 937 ) par la prétendue répugnance Notre chance, au contraire,
de scs lecteurs à tout déploie­ dire la transmission technique c’est le recul dont nous dis­
Compton, c’est d’abord une du spectacle selon un certain
chronique de la vie errante — ment de termes techniques posons, et ce recul doit s’effec­
(comme si ces termes étaient choix effectué parmi les tuer premièrement au profit
croisière grecque privée — des moyens propres à la télévi­
américains d’Europe, avec leur d’un abord plus difficile que de la réflexion critique —
n’importe quel vocabulaire sion (film ou direct, gros plan entendez non pas, sans doute,
prise de conscience, souvent ou plans américains, etc.).
tragique, de leur échec, de sportif). Et à ce propos n’est- d’une doctrine, mais de l ’exa­
leur inutilité, de leur besoin il pas curieux que le seul Mais .cette réalisation tech­ men attentif et réfléchi de^
moral du travail et de la terme technique à être passé nique ne suffit pas à faire œuvres aux antipodes de
norme. Mais cette lucidité, à dans les usages de la critique du réalisateur de dramati­ l’impressionnisme qui fait le
l’encontre des films conven­ soit le terme de « gros plan »? ques, un créateur fondamen­ charme et les limites de la
tionnels, ne préfigure aucun IL est vrai que le nnot a perdu talement différent du met­ critique au jour le jour. Ce
changement : ils reviennent ici font pouvoir descriptif au teur en scène de théâtre, car, sera là notre premier objec­
très vite à leur tranquille profit d’une efficacité magi­ au fond, un même souci tif : l’analyse des œuvres
jouissance de l’instant, d’où que que tout le monde com­ moral anime Jean-Louis Bar- dons leurs particularités.
notre plaisir jamais interrom­ prend : le gros plan, c’est le rault et Lorenzi, une même Le second concerne l ’ensemble
pu, et le cycle alternatif conti­ coup de poing, O Griffith! piété professionnelle : le res­ de la programmation pendant
Cette paresse a bien d’autres pect des œuvres. Et c’est ce une durée donnée. Ce n’est
nue...
conséquences. Prenez le do­ respect, n’en doutons pas, qui pas en effet, le moindre avan­
Les audaces calmes sont les a valu à BluwaI et Lorenzi
plus neuves, on ne pense ja­ maine des émissions drama- tage de ce recul dont nous
tiques. A lire nos critiques, leur réputation auprès de la parlions que de nous permet­
mais que c’est une resucée de critique spécialisée et en a
Jules et Jim alors qu’on ne ce domaine se hiérarchise tre de porter des jugements
comme un tympan roman. Au fait les gardiens officiels de en liaison les uns avec les
devrait cesser de le penser, et la Culture à la Télévision
l’on admire la simplicité avec centre, une trinité sacro-sainte, autres et de dégager ainsi
la trinité Barma-Bluwal-Lo- —■ fonction qu’il n’est pas certain nombre de lignes de
laquelle cette poétesse de pro­ question de leur ravir (d’au­
ductrice - scénariste -réalisatrice» renzi, entourée d’une poignée force. Pendant les deux années
d’apôtxes : Loursais, Kerch- tant moins qu’ils l ’ont assu­ écoulées, par exempte, trois
star filme la promiscuité, le rée avec une remarquable
pansexualisme, fait ressortir la bron, Lessertisseur, Spade et pénomènes ont, très nette­
quelques autres. A leurs pieds, conscience) mais dont il est ment, dominé l’ensemble des
vie de ses acteurs, le charme peut-être temps de mesurer
qu’elle leur trouve et l’hu* une vingtaine de personna­ émissions : l’offensive des
lités diverses, qui se rangent l’insuffisance. textes originaux, le renouvel­
mour très moderne qu’elle leur
prête, se met toute nue (pre- les unes parmi les élus, à En dix ou quinze ans et à lement des variétés, la qua­
mière fois que l’on voit, le et la porte du paradis (à leur force de respect, BluwaI, Lo­ lité croissante des films pré­
la, metteur en scène effecti­ droite), les autres parmi les renzi et quelques autres n’ont sentés.
vement tout nu dans son film) damnés, faisant queue à l’en­ réussi qu’à clôturer le champ Un mot encore. La formule
et fait merveilleusement le gui­ trée de l’enfer (à leur gau­ d’exercice de la dramatique que nous vous proposons au­
che). télévisée en refaisant indéfini­ jourd’hui ne doit pas être
gnol tout au long de ce film
chatoyant, que j’espère revoir Il est évident que ce tableau, ment le chemin qui les con­ tenue pour définitive. Elle est
à Cannes ou en Art et Essai : qui avait un certain sens il duit de la a mise en scène » certainement améliorable : elle
c’est le meilleur film américain y a quelques années, n ’en a à la « réalisation » et sans sera âonc améliorée.
non hollywoodien. — L.M. plus guère aujourd’hui, non même se demander si réaliser
seulement à cause de l’arrivée et mettre en scène devaient André S. LABARTHE.

66
Les
meilleurs films de
l'année 19 64
cahiers lecteurs
1 Bande à part 1 Une femme mariée
2 Gertrud 2 M am ie
3 JViarnie 3 Les Parapluies de Cherbourg
4 Une femm e mariée 4 Le Silence
5 Man’s Favorite S p o rt? 5 Bande à part
6 Le Désert rouge 6 Le Désert rouge
7 America, America 7 The Servant
8 Le Silence 8 La Peau douce
9 Toutes ses femmes 9 Man’s Favorite Sport ?
10 The Servant 10 America, Am erica
11 Les Parapluies de Cherbourg 11 David e t Lisa
12 La Peau douce 12 Gertrud
13 Wagonmaster 13 Le Journal d ’une femme de chambre
14 La Passagère 14 A Distant Trumpet
15 The Patsy 15 Dr Strangelove
16 A Distant Trumpet 16 Cheyenne Autumn
17 Les Fiancés 17 The Damned
18 Thomas Gordeiev 18 La Passagère
19 Dr Strangelove 19 The Patsy
20 The Damned 20 Judex
21 Pour la suite du monde 21 Wagonmaster
22 La Jetée 22 La Jetée
23 My Fair Lady 23 Thomas Gordeiev

24 Le Terroriste 24 Toutes ses femmes


25 David et Lisa 25 Les Fiancés
26 La Punition 26 La Vie à l ’envers

27 Le Journal d’une femme de chambre 27 Le Terroriste

28 Le Temps s'e st arrêté 28 A Hard Day’s Night

29 The Cool World 29 The Cool World


30 La Bataille de France 30 La Femme du sable

31 La Femme du sable 31 My Fair Lady

32 Cheyenne Autumn 32 Freud


33 Cyrano e t d ’Artagnan 33 The Killers

34 A Hard Day‘s Night 34 Le Temps s ’est arrêté


35 La Forteresse cachée 35 Lucky Jo

67
le
cahier
critique
ROBERT ROSSEN :

1 L îlith ,

Jean Seberg.

BILLY WILDER :

2 Kiss me/ Stupid,

Dean M a rtin , K im Novak.

FRANK TASHLIN :

3 The D isorderly O rderly,


Jerry Lewis, Everett Sloane.

PIERRE E T A IX :

4 Yoyo,

Pierre Etaix. 69
Chevalier cle équilibre, s’établissent d’autres lois (même pas
inversées, comme celles de la seconde partie
d’ « Alice » : Vincent possède tout naturelle­ Le nombril
Poplar Lodge ment le mot de passe qui l’accrédite auprès
des médecins comme auprès des malades. De
tous les malades, et non de la seule Lilith : cf.
du monde
LILITH (LILITH), film américain de ROBËRT la petite conversation au sujet de Dostoïev-
ROSSEN. Scénario : Robert Rossen d’après le sky, ou la partie de ping-pong avec Stephen KiSS ME STUPID (EMBRASSE-MOI IDIOT) film
roman de J.-R. Salamanca. Images ; Eugène Evshevsky (Peter Fonda). Seule réticence : la américain en Panavision de BILLY WIL-
Shuftan. Musique : Kenyon Hopkins. Décors : lesbienne, et l’on voit bien pourquoi. Ce n’est DER. Scénario : Billy Wilder et I.-A.»L. Dia­
Genc Callahan. Montage : Aram Avakian. qu’une fois accepté par l ’étrange communauté mond, d’après la pièce « L’ora délia fantasia »
Interprétation ; Warren Beatty, Jean Seberg, qu’il reconnaît pour sienne, que Lilith l'ap­ d’Anna Bonacci. Images : Joseph La Shelle.
Peter Fonda, Kim Hunter, Anne Meacham, pelle à elle, se l’attache, et le résorbe pro­ Musique : André Previn, chansons de George
James Patterson, Jessica Walter, Gene Hack- gressivement dans son propre univers. C’est et Ira Gershwin. Décors : Edward G. Boyle.
man, Robert Reilly. Production : Robert Ros- alors, sous sa forme la plus fascinante, que Montage : Daniel Mandell. Interprétation :
sen-Centaur Pro. 1964. Distribution : Columbia. la folie de Vincent s’incarne, et qu’il s’aban­ Dean Martin, Kim Novak, Ray Walston,
Dès que la silhouette légèrement voûtée de donne à ses ténèbres délicieuses : « En cama­ Félicia Farr,. Cliff Osmond, Barbara Pepper,
Vincent Bruce se dirige, sur l’allée ombragée rade tendre un ange rose vint à lui, si près Doro Morande, Howard Me Near, Henry
qui conduit à Poplar Lodge, vers la fenêtre qu’il s’assoupit comme une bête calme à la Gibson. Production ; Billy Wilder, 1964.
derrière laquelle, immobile, l’attend Lilith, nuit ; et il vit le visage étoilé de la pureté ». Distribution : Artistes Associés.
il ne fait aucun doute qu’il accomplit là un (G. Trakl : « De rêve et de ténèbres étreint ».)
chemin irréversible, maléfique et troublant, Lilith, ou la première femme : naturelle, donc
TRÊAMBULE. — Trois manières de toucher
comparable à celui qui, dans Vertigo, ramène abominable, comme l’a dépeinte Baudelaire.
les cartes. En donner 48. Les amateurs jubi­
Scottie vers la vieille Mission espagnole ou, D’elle procèdent la Connaissance et la Malé­
lent. Nécessairement, les joueurs se cassent
dans Vampyr, contraint David Gray au ren- diction, selon la tradition talmudique. Dans
la gueule. Ainsi procède Marker dans Joli
dez-vous des fantômes : lieux propices à le film, c ’est Vincent qui l’appelle, le premier, Mai. Deuxième temps, elles sont biseautées.
l’accomplissement d'un drame auquel, de tous ainsi. « You call me Lilith », lui répond-elle,
mi-étonnée, mi-ravie, et ce prénom a vertu A condition de savoir les manier, tout un
temps, ils s’offraient pour théâtre et dont chacun gagne au moins une fois. C’est gentil
seuls, jusqu’alors, faisaient défaut les acteurs. immédiate de code, suffisant à forger leur
complicité. Vincent croit ce code exclusif, et mais le résultat désole. Voyez Le Bonheur.
Tel le promeneur de Georg Trakl, Vincent, Wilder, lui, joue franc jeu. 52 cartes. A cha­
somnanbulique, marche vers l'asile, déjà malgré un premier avertissement (l’épreuve
imposée, pendant le pique-nique, à Stephen) cun de les utiliser au mieux. Qu’importe
hanté, déjà guidé par « la voix d’oiseau de
il cède au vertige du bonheur, son désir même alors qui triche, l’essentiel est que ce ne soit
cet être aux morts pareil... C’est souvenir
se fortifie des obstacles. Il devient, d’amour, pas le donneur.
de bête et d’arbre »...
L'asile, — le roman, assez médiocre, de J.R. semblable au Chevalier des romans courtois, Après les cartes, le territoire. C’est donc Je
Salamanca, nous en avertit dès les premières et la joute de Kingston cristallise son offrande moment de vider son sac. En vrac, je cours
lignes — a obsédé l’enfance de Bruce, nourri et sa servitude : pour sa dame, désormais, le risque de vous effaroucher. Et ça, ça ne me
son rêve et ses terreurs. Dépouillant le livre « Chevalier de Poplar Lodge ». tente pas. Ajustons par conséquent notre
de son caractère outrageusement explicatif, Apparaît alors clairement sa démence : celle tir et montrons patte blanche. Le ciné, c ’est
Rossen s’attache exclusivement, d'emblée, à d’avoir rêvée Lilith accessible. Dans sa cham­ pas mal, mais la vie, c’est mieux. Par bon­
inscrire ce rêve et ces terreurs sur le visage bre, au-dessus de son lit, une étrange formule heur, un fil les relie, le marxisme. Le petit
de Vincent, sur sa démarche. (Et c’est déjà pourtant la préserve d’être possédée (formule malin qui croyait bien nous prendre, s ’es­
que rien ne vient élucider) : HIARA PIRLU claffe le premier. Le second (remarquez mon
le lieu de lever les malentendus qui s’atta­
chent généralement au physique de Warren RESH KAVAWN, car on ne possède pas le souci de ne point présenter des vérités uni­
Beatty : cet acteur, on le sait, a le don désir, et Lilith est désir, et faim sans limites... latérales) soupire : il nous refait le coup de
d’irriter ceux qui ne voient en son jeu que « Mes faims, tournez. Paissez, faims, — Le Domarchi. Puisque c'est dit, c ’est fait, fon­
tics prémédités ou conventions dramatiques pré des sons ! — Attirez le gai venin — Des çons. Eh bien oui, c’est de Marx et Wilder
new-yorkaises ; en vérité, un œil attentif a liserons... » Lilith est poème, musique, pièges : que je vais discourir maintenant. Mais en
tôt fait de se convaincre, au contraire, d’une quelques touffes d’herbe en guise de pastels, pareilles occasions, l’usage commande la
transposition minimale, en lui, des états pani­ le plus beau des tableaux, le plus éphémère, solennité. Cinquante centimes en l'air. Pile
ques : il est même difficile, parfois, d’imputer car comme elle, non fixé (d’ailleurs, on ne le ou face ? Pile... j’ai perdu. Vaugelas à moi !
certains réflexes à l’habileté, pourtant stupé­ voit pas, à l’inverse des travaux des autres 1er ACTE. — En octobre 1956, sous le titre
fiante, de Rossen, et vérifiable sur tous les malades, qui ornent les murs de l’asile), « le fer dans la plaie », paraissait, dans le
autres comédiens. Entendons que Beatty joue Rossen (et Shuftan, Seberg, Hunter, Fonda, N° 63 des C. du C., un article de Jean Domar­
aussi peu que possible, et témoigne ici Avakian, tous admirables et nécessaires), illus­ chi. Son objet ? Examiner l ’attitude de la
encore, après Splendor in the Grass, d’une tre ainsi le double visage de la beauté, trop critique marxiste en face du cinéma amé­
fusion si totale de sa propre apparence en innocent, trop coupable : l’idée de faute, ricain. Neuf ans après, il me semble utile de
celle du personnage représenté — personnage, que récuse l’enfance protégée de Lilith et revenir sur ces remarques. A cet effet, nous
ici et là également vulnérable aux blessures l’accélération vertigineuse qui la précipite à distinguerons deux parties dans cette étude.
de la chair comme à celles de l’esprit — que sa perte, est prise en charge par Vincent, D’une part, la critique véhémente d’une pra­
le concept dramaturgique s’efface devant l’évi­ contraint à de dérisoires et terrifiantes com­ tique « déformée » du marxisme ; d’autre
dence de sa soumission aux égarements des pensations, tel le vol de la poupée (laquelle, part, Hollywood reflet de l’univers américain.
sens. Vincent, ainsi, est la folie, dès la pre­ plongée dans l ’aquarium, laisse présager de Ceci posé, nous admettrons que la sous-esti-
mière image, et le film décrit une dégrada­ la nature du malheur tout proche), ou celui mation du cinéma américain par la critique
tion à laquelle la figure ambivalente de Lilith du cadeau de Stephen, acculant ce dernier, marxiste d’alors, conséquence d’une défor­
sert tout autant de prétexte que d’emblême.) plus faible et plus fort que Vincent, au suicide. mation stalinienne de l’idéologie, ne doit pas
Par ce biais, Rossen dévoile moins le pro­ Film de crise, de lumières et de pulsations, prendre le pas sur d’autres considérations.
cessus d'une contagion que celui de tout Lilith ne saurait être, comme Splendor in the C'est-à-dire qu’il serait ridicule de consacrer
amour, et qui préside à la naissance de cha­ Grass auquel on pense parfois, lié pareille­ nos efforts à une polémique stérile alors que
que couple : la névrose est ici, comme chez ment à un sentiment de durée, et la toile l’article de Domarchi véhicule un certain
Hitchcock (Spellbound, Marnié), davantage d’araignée schizophrène indique assez le poids nombre d’idées générales du plus haut inté­
chiffre poétique qu’élément de rupture ou de la menace, son issue mortelle et troublante, rêt. Les unes après les autres, énonçons les,
exigence de singularisation extrême des per­ quand le désir extrême ne peut que se détruire car elles recoupent, toutes, une attitude exem­
sonnages. Et Lilith n ’est pas le théâtre d’une lui-même, et rendre à l'immobilité totale un plaire.
opposition formelle, manichéenne, entre l’uni­ fatal inassouvissement : prostrée au pied de 1) « Le réalisme suppose une objectivité dans
vers a raisonnable » et celui de la déraison, son lit, parmi le désordre panique de sa la manière de voir et de décrire que la révo­
mais bien le champ privilégié d’un affronte­ chambre, Lilith, une fois consommées ses lution exclut. » (p. 21).
ment de forces dissemblables et parentes ; fabuleuses fêtes de la faim, a franchi le pas 2) « Envisagé en toute rigueur le programme
à preuve le schéma des rapports entre Beatty, de la terreur, de la « folie qu’on enferme ». réaliste tel que Saint-Réal le conçoit abouti­
Jean Seberg et Peter Fonda, rapports ailleurs Alors commence, au dernier plan, le vrai rait à présenter en vrac au lecteur ou au
qu’à Poplar Lodge conventionnels, mais sen­ calvaire de Vincent, chevalier désormais fou­ spectateur un certain nombre de com porte­
sibilisés, poétisés et dramatisés par la grâce droyé, prisonnier d’un éblouissement ineffa­ ments qu’il lui laisserait le soin d’expliquer. »
du seul lieu. Une fois traversé le miroir des çable, et que seul perpétuera le rêve : sa (p. 22).
certitudes quotidiennes, s’instaure un autre folie. — Jean-André FIESCHI. 3) « En cinéma comme ailleurs, l’antinomie
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entre le réel et le rêve, entre la réalité et la vre (...) n’est pas de celles que nous plaçons mœurs en riant ». Comparez avec Wilder.
vérité est la source inépuisable de toute créa­ le plus haut ». Est-ce à dire que la critique, Devant son ami Millsap, médusé, Orville
tion artistique. » (p. 22). peu importe sa motivation, ne saurait se dénonce, véhément, les méfaits du gang
La deuxième citation permet de situer la préoccuper de Billy Wilder, que nous aurions Sïnatra-Martin et consorts. Et il part à la
source des erreurs domarchiennes. En effet, du mal à admettre Minnelli à côté du grand reconquête de sa maison. Enfonce la porte,
pour combattre les effets du stalinisme en Billy ? Cet a-priori ne favorise pas le cinéma. pénètre dans la chambre et ne trouve per­
art, Domarchi reprend à son compte les Supprimons-le. sonne... Drame et comédie s'enchaînent sans
réductions opérées par Lukacs dans le roman. Pour comprendre les lois auxquelles l’œuvre rémission ; notre point de vue s ’en trouve
A un dogmatisme, on en oppose un autre. de Wilder obéit, encore faut-il les mettre en modifié, Orville n’est plus ] comme Jobard
Le typique, conséquence de l’analyse non- évidence. Les faire surgir. Parons au plus mais J comme Jérémie. Il est homme. S'adres­
dialectique des romans de Cervantes et Bal­ pressé et opérons en son sein trois saignées. sant à Polly, il l’invite à se coucher : « Mme
zac, est recherché. Et comme le cinéma sem­ Ou plutôt trois groupes. Compte tenu que Spooner, je vous attends. » Bref, tendrement,
ble être 1a continuation du roman sous d'au­ je n’ai pas vu Les Cinq secrets du désert chacun, pour un soir, fera l'amour à sa
tres formes, on exclut tout ce qui ne vérifie et Mauvaise graine, je rangerai dans les chacune... Dino chantera « Sophia », Polly
pas cette hypothèse. Or, c’est là oublier qu'il « pas de doute, ils sont mauvais » les films achètera sa voiture et Zelda Orville. Jusqu'à
existe différentes formes romanesques et que suivants : Un, deux, trois (1961), Témoins quand ?
le cinéma, tout comme la littérature, est à à charge (1958), L Odyssée de Charles Lind- EPILOGUE. — Les acteurs sont des robots,
la recherche d’autres catégories artistiques. bergh (1956), La Valse de l’Empeceur (1947), répète, à longueur d'années, le théoricien
Si nous faisions nôtres les présupposées et Assurance sur la mort (1945). d'en face. Mon œ il! Observez Kim Noyak
domarchiennes, il va sans dire que nous Les échecs sont trois : Le Gouffre aux chi­ lorsque Dean Martin (de son vrai nom Dino
abandonnerions aussi bien Rossellini que mères (1951), Boulevard du crépuscule (1950) Crocetti) lui offre un bouquet et fait la cau­
Godard, Kazan que Penn. On voit le poids et Le Poison (1945). Les raisons d’un tel choix ? sette à Ray Walston (le « Martien favori »
d’une telle restriction. Soulignons encore que C’est qu’il nous semble que Wilder est grand des téléspectateurs yankees) : ne sachant
le « en vrac » de Domarchi ne correspond lorsque la réalité qu’il interprète n’est sou­ qu’en faire, très godiche, elle le passe d’une
nullement au u programme » de Saint-Réal mise à aucune distorsion (Un, deux, trois) main à l’autre, le triture pour finalement,
et Stendhal, mais qu’il traduit son refus d’exa­ et exclut toute grandiloquence (Témoin à cachette suprême, le mettre entre ses deux
miner de plus près la complexité d’une telle charge). Son art en équilibre ne peut souffrir seins. Le cinéma leur appartient.
démarche. la surcharge, qu’elle provienne d’un manque PARENTHÈSE. — Nous l’avons souligné plus
Associons pour un temps les citations 1 et 3. d’information (premier groupe) ou d’une théâ­ haut : le réalisme c’est la vérité. Une preuve.
Le réalisme, ce n’est pas l’objectivité mais tralisation excessive du jeu des acteurs (deu­ Dino et Polly boivent, Orville au piano chante
la vérité. De ce fait, n’existe pas d’antinomie xième groupe). Et ce n ’est pas Boulevard du « Sophia ». Attention portée au réel. Zelda
entre la réalité et la vérité pour le réalisme crépuscule qui nous contredira puisque son retourne inopinément chez elle. Par la fenê­
puisque c’est la réalité vraie {nous verrons sujet est précisément la peinture de la déme­ tre, elle suivra les ébats de son mari et de
plus loin pourquoi). Ensuite, la révolution, sure. Alors qu'est-ce qui fait courir Billy ? Polly. Ils chantent et dansent. Orchestre. Sup­
envisagée d’un point de vue marxiste, pré­ Réponse : ce qui ne le fait pas chuter ! Suit pression de la réalité immédiate pour la vérité
suppose l’objectivité. C’est parce que Marx une liste de dix films (consultez une filmo­ du moment : réalisme. — Gérard GUÉGAN.
a, comme on dit, remis la philosophie sur graphie). Désormais, il est grand temps d'en
ses pieds, qu’il en est arrivé à l'idée de révo­
lution.
dire plus, de donner une justification à ce
qui n’est peut-être qu’un mouvement d’hu­ D’un autre
Pour nous résumer, nous écrirons que le réa­ meur. Donc de revenir au particulier,
lisme c’est bien sûr vérité et art, réalité et
oeuvre, mais aussi, comme la vérité et l’art
Embrasse-moi idiot, et aux généralités de
la Trinité (Sept ans de réflexion, La Gar­
ordre
sont relatifs (temps, moment), le réalisme çonnière et Irma la douce). THE DISORDERLY ORDERLY {JERRY CHEZ LES
relève des trois termes suivants : réalité- Hle ACTE, — Immoral, Embrasse-moi idiot CINOQUES), film américain en technicolor
œuvre-spectateur. corrige tous les essais malheureux des por­ de FRANK TASHLIN. Scénario : Frank Tash-
Maintenant, quel est le sens de vrai ? En traitistes des coeurs et des âmes, des méta­ lin d’après une histoire de Norm Liebmann
art, il est synonyme de nouveau sinon il physiciens de l’amour. D’où réaction de la et Ad. Haas. Images ; W. Wallace Kelley.
risque d'être un poncif. Mais, pour autant, il critique ; scabreux. C'est que Wilder n’y est Musique : Joseph Lilley. Montage : John
y a différentes façons de présenter la même pas allé par quatre chemins : il a jeté aux Woodcock. Interprétation : Jerry Lewis,
vérité (la perte du moi dans La Peur de Rossel­ orties le trio classique pour lui préférer le Glenda Farrell, Everett Sloane, Karen Sharpe,
lini, Le Destin de Madame Yuki de Mizo- quatuor ; or le « critique de la vieille roche », Kathleen Freeman, Susan Oliver, Jack E.
guchi et Une femme mariée de Godard). pour parler comme Balzac, n ’aime pas être Léonard, Alice Pearce, Richard Deacon,
Ainsi l’art oublie-t-il difficilement l’Histoire. dérangé dans ses habitudes : 11e fit-il pas Danny Costello, Mike Ross. Production :
En effet, le spectateur, selon les périodes de naguère un sort aux quatuors de Beethoven. Jerry Lewis-York Pict. Corp. 1964. Distri­
sa vie, est plus sensibilisé à une certaine Immoral, Embrasse-moi idiot l’est logique­ bution ; Paramount.
manière de voir les choses qu'à une autre. ment dans sa dramaturgie. Zelda, la légitime,
En ce moment, l'épopée se fait rare. L’épique tape sur les fesses de Dino sous la douche. On éprouve toujours un malaise en voyant
d’Eisensteîn et celui d'Hollywood ont vécu. Ce qui l’autorise à demander : « Hé vous, les films de Tashlin. Tout paraît aveuglément
Ce qui ne signifie pas que de telles approches quand verrais-je votre femme ? » Polly, la subordonné à la mécanique. Il semblerait que
ne soient plus réalistes. On peut envisager, doublure, sur le canapé, en guise d'entrée en notre auteur exerce son regard sur un groupe
par exemple, le cas d’un film épique à contre- matière, lui caresse les doigts. Dupe, Dino technique particulièrement révélateur de la
courant du cinéma moderne. Réussi, il ten­ partage ce sort avec Joe E. Brown de Cer­ société américaine (Hollywood, grands maga­
drait à prouver que le réalisme c’est la révo­ tains l’aiment chaud (1' « amant » de Jack sins, couture), pour en désarticuler les struc­
lution permanente du cinéma. Lemmon travesti) et le Ray Milland d’t/m- tures, non pas en les dénonçant (cela pren­
ACTE. — Dans la seconde partie de son for/n es et jupons courts (Ginger Rogers se drait trop de temps, de patience, de recul),
article, bien qu’il s'embarrasse une fois en­ faisait désirer sous les traits d'une gamine. mais en les brouillant.
core de déformations dogmatiques sur l’uti­ Art de la tromperie à des fins amoureuses, En fait, si nous avons affaire à un brouillage
lité du cinéma (que peut nous faire l'absence le cinéma de Wilder repose sur un principe — voire à un barbouillage —, ce n'est pas
de solutions dans l’ceuvre de Mankiewicz ? égal à celui des comédies de Marivaux. Le au niveau du modernisme excessif de l’envi­
Le 24 images-seconde aurait-il pour Domarchi page est une femme que la comtesse ronnement social. Les premiers plans du film
la mission de conduire la révolution à son conquiert... Et le monde tremble de changer nous en convainquent : au lieu de nous
terme?) et réduise quelquefois l’art à l’infor­ de base. conter les mésaventures d'un médecin, l’au­
mation (que devient alors le créateur? L'es­ Immoral, Embrasse-moi idiot infirme la mo­ teur aurait tout aussi bien pu choisir celles
thétique est-elle idéologie ?), Domarchi dresse rale praticable. Déjà Sept ans de réflexion d’un alpiniste ou d'un troupier des temps
un bilan thématique assez juste pour qu’au­ et les petits matins new-yorkais dans lesquels héroïques. Avant le générique, le spectateur
jourd'hui il soit le lot de tous. On peut cepen­ Jack et Shirley se précipitaient l’un vers peut se demander quel personnage l’embar­
dant s ’étonner que cette disparition de l’être l’autre [La Garçonnière) confondaient la quera avec lui parmi les trois proposés et,
au profit de l’apparence (idée judicieuse) lui médiocrité générale de l’american way of par là-même, contestés. Pour ‘ affirmer l’un
fasse préférer Le Grand Couteau (cité) à life. Comme toujours, le désenchantement, d’entre eux, Tashlin n’hésite pas à le remet­
Sept ans de réflexion (oublié), Aldrich à conséquence d’une époque transitoire, se tra­ tre à sa juste place, à montrer combien il est
Wilder. En admettant que ce lapsus soit le duit par ie refus des genres. « Il n ’est pas compromis, c ’est-à-dire à questionner l’éven­
fruit d'une époque, le préambule à l’entretien rire sans pleur », écrivait Molière à Louis tualité même d’un film qui renvoie à l’iti­
Wilder (réalisé en août 1962 par Domarchi et XIV, tout en s'empressant de corriger quel­ néraire d’un personnage dont le remplace­
Douchet) ne corrige rien, puisque « son œu­ ques jours après qu’il fallait « châtier les ment par un autre est donné comme possible
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dès le départ. Par là, le film retire tout ce le mystère. Il suffit qu’un objet implique Yoyo que de mal se plier à la classification.
qu’il se risque à avancer, c’est-à-dire et sur­ une relation fonctionnelle et une relation Il laisse pantois. On ne peut le définir car,
tout son projet, dont la direction, à mesure décorative pour qu’il devienne fantastique. réfractaire au « c’est ceci » comme au
qu’elle se précise, se voit ramenée à son point Il faudrait remonter au mobilier transitoire « c’est cela », il échappe. Alors, on s ’en
de départ, à ses données, purement arbitrai­ de l’appartement d’Hélène dans Muriel. Rien approche par le biais de ce qu’il n ’est pas.
res, donc minées. n’est plus vertigineux qu’une table « mise ». Ainsi, il n’est pas comique, du moins pas
Mais si le film n ’est ainsi qu’une ombre, Et Tashlin force le décor jusqu’à l’éclate­ au sens où l’était Le Soupirant (celui de la
qu’une hypothèse ou un trajet sans privilège ment dont il récolte le feu d’artifice. Il tradition comique) mais raconte une curieuse
par rapport à d’autres tout aussi légitimes, libère les monstres et les abîmes. On ne sait histoire de portée limitée et pourtant ambi­
l’absence de fondement dont il se trouve plus si l’on est au pays des merveilles ou en tieuse, banale et pourtant compliquée, ellip­
alors témoigner plan par plan lui ouvre en pleine science-fiction. Mais comme l'univers tiquement narrée en une suite de gags guin­
fait toutes les pistes imaginables, lui permet de Carroll ne manque pas d’épouvante, on dés et complètement inopérants. Etaix ne se
toutes les audaces, bref, lui laisse le champ finit par retomber sur ses pieds — ou plutôt, leurre d’ailleurs pas une seule seconde quant
entièrement libre. L'indétermination, au lieu par se retrouver à terre. Là réside une nou­ à l'efficience de ses plaisanteries, bien sûr,
de paralyser l’élan créateur, le stimule. velle ambiguïté du film : une sorte de « ce n’est pas parce qu'on fait mal exprès
Elle va jusqu’à éliminer tout obstacle, toute confuse résolution. qu'on fait bien », certes. Mais Etaix ne
contrainte, supprimant d’emblée toutes __les Car Disorderly Orderly nous fait assister à s’applique pas à enchaîner les flops par inca­
références à quelque contexte que ce soit : un cauchemar de la même façon qu’on assis­ pacité ou snobisme, ses effets ne manquent
épurant sans cesse, pour préserver son équi­ terait à un spectacle. Il a l’air de nous inviter d’ailleurs jamais leur but, seule reste posée
libre, suivre son cours, pour se sauver de la à ce qui pourrait tenir lieu de résolution : la question de déterminer avec certitude quel
dérision qui la guette (et dont elle a reconnu nous éblouir par la profusion des éclats est ce but. Il faut bien convenir que ce n’est
le jeu au début). On ne peut plus alors dispensés. Il semble que Tashlin filme (les pas le rire (quand il le veut, Etaix fait rire,
parler, pour Tashlin, de surcharge, mais au chutes provoquées par l’éparpillement des il faut voir pour le croire la bande annonce
contraire d’un « emplissage » où le signe pastilles roses, par exemple) pour le seul de l'oyo, ou Le Soupirant), ou, tout au moins,
retrouve sa liberté, sa disponibilité et pres­ plaisir de récolter la mise en rapport de est-il d’une variété qui reste à cerner.
que une sorte de gratuité. Une flamme peut termes irrationnels, c’est-à-dire poétiques. On Perdons un instant Etaix de vue, car les
jaillir du doigt de Jerry Lewis, on peut dirait même qu’il nous incite à passer de différentes variétés du rire, c’est le dernier
découvrir un couple enlacé sous une pyra­ l’état de spectateur à celui d ’acteur, à par­ film de Jerry F. Tashlin qui les illustre à
mide de boites de conserves. Les accessoires ticiper au délire collectif, à foncer dans les lui tout seul de manière exemplaire. Le rire
parmi lesquels évolue le personnage impro­ reflets offerts. Bref, comme chez Antonioni est toujours domination par le rire. Mouve­
bable et auxquels la mise en scène le rap­ ou Varda, notre monde quotidien est rêvé ment de recul qui surmonte notre finitude
porte constamment n ’ont de sens qu’au cen­ en cauchemar et ce cauchemar est si efficace dans l'acte qui la dénonce. Il oscille entre
tre même de cette absence de preuves qui qu’il redevient notre monde. Mais, car l’opé­ deux pôles que Lewis d’une part et Tashlin
est aussi celle de l’œuvre. Ainsi de tels ration ne s'arrête pas là, l’originalité consiste de l’autre, incarnent admirablement. C’est,
objets peuvent-ils se modifier, changer radi­ à trouver un optimisme au centre même côté Lewis, le brusque effondrement de
calement de fonction (l’exemple le plus des mensccs généralisées, une harmonie dans toutes frontières, ouverture d'un abîme où
caractéristique est celui des paniers métal­ la débâcle, un ordre dans l’incohérence. l’éclat de rire nous précipite, connaissance
liques destinés à ordonner les boites, et qui Tashlin dit la beauté du cauchemar aux par les gouffres que nous livre le savoir
finissent par les éparpiller). inépuisables métamorphoses. démesuré de la déraison. Expérience fugitive
Toute la démarche du film, à partir de sa Car, en fin de compte, Disorderly Orderly d’un rire auquel rien ne résiste, terrifiante
propre contestation, ne propose que revi­ est aussi un film d’amour. Désormais, on par son caractère radical, ses manifestations
rements, hésitations, incertaines gravitations, ne parlera plus de sécheresse, de cruauté diluviennes et la profondeur abyssale en
erreurs. La scène des baisers successifs et malsaine à propos de Tashlin — et Jerry laquelle peut s'effectuer une tragique confron­
sans conséquence est révélatrice de cela. Et Lewis sans doute n'y est pas pour rien cette tation avec la folie. Côté Tashlin, c ’est le
le rythme du film, mettant bout à bout des fois. Nous avons suivi une initiation, un rire comme reconnaissance et satire par
scènes autonomes, égarant plus le specta­ apprentissage, la découverte d'une forme per­ mécanisation, déterminisme en péril, Bergson,
teur que le guidant, atteint, au final, une manente de merveilleux, avec la récompense etc. Ici : léger recul grâce auquel la raison
précipitation généralisée qui fait chavirer au bout du chemin. reconnaît : savoir clair ; là : savoir sombre,
dans un chaos multicolore toutes les pistes Tout ancrée dans le doute, tout oscillante et la déraison qui a prise sur tout. Dans les
entrevues et confondues. Un ordre pourtant lucide au fil de son écriture menacée, l’œuvre deux cas, domination de notre site, expé­
en émerge : un personnage et un film envi­ parvient encore à nous parler d’un bonheur rience qui fait signe vers notre structure
sagés — et comme seulement appelés — possible. — André TECHINE, métaphysique, un « je ne suis pas au monde »
dans un mouvement impossible. qui est aussi « ce cher point du monde »
Si nous cessoas de nous préoccuper des sour­
ces, de la naissance hasardeuse des voies à
Flops rimbaldien.
Comique traditionnel dont The Disorderly
déchiffrer, de leur dynamisme en somme,
pour n’envisager que leur résultat sur nous
qui recevons le film comme un monde, les
en stock Orderly est une magistrale récapitulation
qu’aurait effectué un Hitchcock doué de
l’extra-lucidité Lewisienne. Mais Pierre Etaix ?
perspectives ne manquent pas de changer. YOYO, film français de PIERRE ETAIX. De la première tendance par nous distin­
Le film présente alors une surface qui ne se Scénario : Pierre Etaix et Jean-Claude Car­ guée ; l'approche sensible, non réfléchie, de
dérobe pas, mais alimente notre goût de rière. images : Jean Boffety. Musique : Jean la réalité ; d’où la tristesse puisque le monde
l’onirisme total : c’est-à-dire qu’il nous pro­ Paillaud. Décors ; Raymond Gabutti et Ray­ est tragique pour la sensibilité, comique pour
pose un terrain d’entente. Et la matière mond Tournon. Costumes : Jacqueline Guyot. la pensée. Et nous ne trouvons pas là trace
résistante offerte ici n ’est pas la caricature Interprétation : Philippe Dionnet, Pierre de réflexion ni de recours au dessin animé,
ou la dérjsion des données sociales, mais Etaix, Claudine Auger, Luce Klein, Siam, Etaix ne stylise guère. Néanmoins, il y a
leur anticipation. Pipo, Dario, Mimile. Production : Capac-P. de la seconde tendance comme une caution
Tashlin va de l’avant, donne le pas à l’ima­ Claudon, 1964. Distribution : Warner Bros. sans cesse demandée à la réalité. Notre
ginaire et lui laisse entièrement courir sa homme a les pieds sur terre (comment Tes
chance. L’outrance et l’invraisemblance sont De Pierre Etaix, nous avons vu il y a main­ avoir ailleurs 7). Mais la tête ? Il n'est pas
posées d’emblée comme telles et ne cessent tenant deux ans, Le Soupirant. Un film amu­ rare de voir les idées comiques déboucher
de se proclamer telles. Les événements se sant, bien construit, résolument traditionnel, sur les rêves les plus fous. Pas celles timi­
développent sans rencontrer de limites. Cepen­ un film auquel ne faisaient défaut qu’un dement oniriques de Pierre Etaix. Aucune
dant, le rêve s’exerce sur des objets de tous peu d’originalité et de liberté pour être très démiurgie dans son propos quand les autres
les jours. En ce sens, Disorderly Orderly réussi ; à tout le moins était-il prometteur. comiques tendent à dominer le monde à
rejoint des œuvres aussi différentes que Le Voilà qu’avec Yoyo, Etaix ne tient pas du force de distance. Lui ne cherche pas à le
Bonheur ou Le Désert rouge. L’obsession tout les promesses de son coup d'essai. Il prendre en vue. Il s'en éloigne un peu,
n’est pas une vue altérée, grossissante, d’élé­ déroute ; on le boude. Le film est aussi mais très peu, avec modestie et comm e par
ments perçus qui ne devraient leur puissante décousu que le premier était organisé, aussi ennui, à la faveur d’une démarche encore
répercussion dans notre sensibilité qu’au pré­ sinistre qu’il était drôle, mais aussi fou et peu exploitée. Un cinéma à la frontière du
texte qu’ils se référeraient à notre histoire audacieux qu’il était sage et prudent. On rêve et de la réalité. Le sourire y remplace
intime. Il suffit qu’une toile de fond se aura compris que je le préfère d’assez loin ; le rire et l'imagination est l’instrument de
tisse autour de nous, nous serve purement Etaix s’y révèle cinéaste attachant. choix d’une telle substitution. L’étrange
et simplement de décor, pour que commence Ce n ’est pas un des moindres mérites de devient vite habituel, mais l’habituel est déjà
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désuet et surprend à son tour. Par un inces­ Décors : Hubert Monloup, Musique : W.-A. nation alertent, puis s’oublient, entraînés
sant mais infime dépaysement, le film ne Mozart. Montage : Janine Verneau. Interpré­ dans un formidable courant d'optimisme et
cesse de nous reconduire chez nous, tation : Jean-Claude Drouot, Claire Drouot, de joie « naturelle » cautionnée par Mozart,
Pour être graves, Chaplin, Keaton et Lewis Marie-France Boyer, Sandrine Drouot, Olivier puis Renoir en couleurs douces sur petit
sont d’abord désopilants. Le rire est irrésis­ Drouot, Paul Vecchiali. Production : Parc écran). Une inflexion du ton inaugure la
tible avant de se glacer. Aussi peu tragique Film, 1964. Distribution. ; Columbia. seconde étape, l’attention jusqu’alors buis­
que comique, Etaix possède un ton qui lui sonnière s’établit plus près de son support
appartient : uniforme et morose. Il ne cher­ mouvant : l’idylle avec Emilie, première fixa­
che pas le dénivellement radical propre à U est des filins qui ménagent au spectateur tion dramatique, annule rétrospectivement la
laisser transparaître le monstre, le pantin ou la marge blanche utile à son jugement, ou chronique. Le tempo s’accélère. Nous assis­
« le plus bel animal du monde », comme certains points d’appui, saillies où arrimer tons à une rapide intégration, autour de ïa
s’il était déjà assez stupéfiant d’être un son commentaire, repères à relier et relire. personne de François, des diverses compo­
homme, de connaître la réussite (ou l’échec) Le Bonheur n’est pas de ceux-là : en dépit santes de son monde quotidien ; ce qui n ’était
dans ce monde bizarre et d’éprouver une de brefs effets de recul relevant plutôt de encore que décor s’organise comme scène
invincible solitude, seul ou avec d’autres. Si la coquetterie que de l’invite à la contesta­ pour ses futures évolutions. Il en résulte un
la solitude de Yoyo se contentait d'être à la tion, l’œuvre, tel son héros, s’impose de la « grossissement » très sensible du personnage,
réussite ce que celle d’Umberto D. était première à la dernière image comme donnée chaque nouvelle apparition s'ajoutant aux
à l’échec (ou vice versa), ce serait peu et brute, agglomérat ligneux soudé autour de précédentes plus que ne prenant leur suite ;
somme toute assez banal. Mais Etaix ne l‘homme-silhouette et tout effort pour ficher découpe, stature et volume, l’être s’épaissit,
réduit pas son propos à l’anecdote qu’il un coin dans cette masse, détacher les unes se dilate, et concurremment s’opacifie, s'ap­
raconte, de peu d’importance en dépit de des autres ces fibres verticales ou traverser propriant les événements, les totalisant, en
son extension (quant à la période parcourue le cœur en coupe, s’épuise à court terme capitalisant les ressources, en escomptant les
et aux événements brassés). Ce à quoi il et se brise : on aime ou on n’aime pas, on fruits. La cohérence de la mise en scène, sa
semble tenir le plus, c’est une certaine admet et admire ou rejette en bloc. Le film logique galopante, le fonctionnalisme gran­
ambiance, c'est la vie selon Pierre Etaix. croît et se fortifie de l’élan même qui l’a dissant des signes, sont en rapport étroit avec
11 y a chez lui une. manière de naïveté mis au jour -, impossible de dissocier la force la théorie gentiment exposée par le jeune
paysanne ; je l’aime. Elle lui permet de faire créatrice de la matière par elle aussitôt homme à son épouse de la quantité addi­
passer ses meilleures idées, qui sont d’une façonnée : film conçu d’un trait, réalisé sans tionnelle de bonheur. Nous voici lancés à
complexité ahurissante et laissent rêveur concession, conduit à son achèvement sans toute allure sur l ’itinéraire second : la mise
{nous y voilà) : le maximum d’énergie trace d’hésitation ni de reprise. C’est une en relief d’un être, ses contours et sa
dépensée pour le minimum de rendement. auto-affirmation esthétique, la justification de silhouette se dégageant, se renforçant à cha­
Ainsi, pour dire l’inaccessibilité de la mysté­ toute conviction. La critique par la « chose » que épisode, un peu plus nettement dessinés,
rieuse bien aimée, ce n ’est pas trop d’une attirée s ’y plaque, glisse sur des parois lisses mais aussi un peu moins justifiables, entraî­
piste de cirque soudain apparue dans un et dérive. Loin de l’assimiler, elle se laisse nant êtres et choses à leur suite, les aspi­
hôtel et d’une corde pour disparaître vers par elle émousser et dissoudre. Le Bonheur rant. 11 convient de noter parallèlement, à
les cintres. Pour terminer sur la solitude et absorbe intégralement, s’il ne laisse étranger. ce propos, avec quelle sûreté Agnès Varda
un aléatoire retour vers les gens du voyage, Constatons le phénomène et parlons donc joue, sans tergiverser, des différentes arti­
il faut à Yoyo l’éléphant de son enfance d'absorption, calquant notre démarche sur culations de son « langage », telles que les
survenu au beau milieu de la party finale celle du spectateur déconcerté, puis leurré, six films antérieurs les ont expérimentées
pour l’emmener vers l’eau et les rêves. Mais par la simplicité d’évolution d’un protago­ et « personnalisées », et aussi avec quelle
Etaix réalise avec une simplicité et une niste dont les motivations profondes, sans aisance elle y attire et intègre certaines
légèreté tout à fait puériles ce qui partout cesse plus loin repoussées, lui échappent en figures de style puisées à source proche ;
ailleurs paraîtrait d’une lourdeur extrême. fin de compte, enfouies sous l’or des fron­ tel rythme coloré de Muriel, tel va-et-vient
De ses inventions gouvernées par la seule daisons automnales : aussi bien la matière de caméra de Vivre sa vie, tel fond blanc du
nécessité du marrant pas marrant, des ennuis psychologique tant individuelle que sociale Mépris ou recadrage enveloppant de Lola...
rigolos, des complications attrayantes et par n ’est-elle jamais ici sujet privilégié de pein­ Survient alors l’accident : Thérèse disparaît.
la fuite devant l’insipide facilité, naît une ture ou d’explicitation mais un élément parmi Troisième étape et dernier retournement de
atmosphère à laquelle se limite le film. d’autres — la forêt, la couleur, le rythme perspective. Certes, l’accord et l’unité du
Ambition que l’on pourra bien dire immense saisonnier, le décor suburbain, le soleil, l’eau, clan, un moment ébranlés, ne tardent pas à
ou minime, il importe peu. Elle est à la la musique — dans la constitution d’un objet se reconstituer ; en apparence, rien d’essen­
mesure de son sujet : une vie, plusieurs en qui apparaît à la fois comme son propre tiel n’est modifié : Emilie se substitue à
vérité, donc Ja vie, quelque chose de vaste moule et son premier et unique moulage. Thérèse, François avalise et les enfants n’y
mais de bref, de capital mais de dérisoire, L’itinéraire du spectateur bifurque à deux voient que du feu. En fait, la situation nou­
de rose mais de gris, une musique enfin dont reprises, commandé par chacun des trois velle est très différente de l’ancienne ; le
la sonorité désaccordée ne lasserait pas. mouvements de durée égale, mais de tonalité centre de gravité s ’est déplacé : c’est autour
Yoyo est décidément un film étrange, comi­ fort différente, dont se compose l’œuvre — d’Emilie, et non plus de l’homme, que se
que et peu drôle, linéaire et biscornu, simple mouvements qu’il vaudrait peut-être mieux refait l'entente, A quelques minutes d’un
au prix de grandes complications, hors réfé­ qualifier d'impulsions, affectées de ralentis­ « finale » qui laisse pantois par sa logique
rences car référentiel de manière fallacieuse. sements marqués en fin de course, à la et nous effraie — il n’y a pas à discuter,
Un film hardi qui remonte à l’époque de manière de ces fusées dont plusieurs moteurs cela va de soi, cette conclusion raccourcie,
Battling Bu trier pour nous parler de la nôtre, à tour de rôle relancent la progression. Impul­ triomphante, est amenée avec la même évi­
qui cite Chariot et ha Strada pour brouiller sions rectilignes, mais à chaque relance dence sans réplique qu’une résolution d’équa­
les pistes. Car le ton proche à'A King în Vorientation dévie notablement et sans qu’on tion, c’est donc de nous en être laissé si
New Vori annonce aussi les derniers Fellini. y ait pris garde, la trajectoire s’est modifiée : insidieusement imposer les termes qui nous
Convergence ici de quelques films récents. l’angle de vision n’a plus qu’à être rectifié met mal à l’aise — nous comprenons sou­
Des œuvres aussi différemment admirables en conséquence. Quand enfin le trajet actuel dain que ces éléments nouveaux, périphé­
que Otto e mezzo, Toutes ses îemmes, Lilith se prête à une lecture correcte, nous nous riques, que l’on croyait intégrés par le héros,
et The Disorderly Orderly consonnent éton­ apercevons que nous étions « pris » déjà, l’ub sortaient en réalité et l’attiraient à eux.
namment et se rejoignent quelque part du convaincus depuis quelque temps déjà d’une Le sens de l’aimantation s’inverse : François
côté de Marienbad, derrière un grand édifice réalité autre que celle à laquelle nous devenu adulte se fond en la jeune femme
blanc, dans un parc sillonné d’allées recti- croyions adhérer. pâle et la Nature à son déclin. L’objet-liéros
lignes où de curieuses filles névrosées pren­ La première étape bat la mesure illusoire s ’enfouit à son tour dans les êtres -et les
nent une très contemporaine allure d’oiseau d’une chronique printanière : mesure à deux choses, incluant son opacité dans celle de
blessé pour laisser échapper d’inquiétants temps, banlieue-forêt, couple idéal pour Fête la création.
éclats de voix. — Jacques BONTEMPS. des Pères, François odieux de ronronnement La théorie de la totalisation du bonheur était
végétatif, Thérèse trop délicieuse, bambins un piège : une soustraction décisive a eu
- L ’or modèles, somnolence à proximité de l’étang,
« chinoiseries » calligraphiques sur tiges,
feuilles et fleurs floues, 2 CV de rêve, oncle-
lieu, imposant un changement de signes à
toutes les valeurs, marginales ou non, du
monde omniprésent du héros. C’est sur un
et le mcmve gâteau, atelier paternaliste, fond sonore béat
des yé-yés, couturière à domicile et postière
monde autre, subitement révélé, que le film
débouche, un monde où l’ombre (le mauve)
LE BONHEUR, film français en Eastmancolor exotique, angélique — autant de tableaux vient enfin de trouver sa forme portante
d’AGNES VARDA. Scénario ; Agnès Varda. concis, souplement accordés, innocents pres­ (l’or d’une végétation mourante). L’homme,
Images : Jean Rabier et Claude Beausoleil. que (ici un gros plan de rictus, là une into­ proposé dès le début sans coordonnées trop
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précises, mais qu’on pouvait penser devoir homogène, plus cohérent : l’épouse frêle et d’argent, l’enquête policière menée à bien.
se clarifier, s’est fait en réalité de plus en la Nature en fleurs sont « passées ». Mais Ces retours en arrière ne figurent pas les
plus inexplicable, arbitraire. C’est là sa de la si aisée, convaincante et satisfaisante souvenirs de moments regrettés ou de sensa­
monstruosité : non pas quelque insensibilité substitution d’une épouse à l’autre dérive la tions heureuses, mais d’épisodes concrets,
foncière (il est réellement accablé par la mort mise au jour de la nature double du héros : objectifs, dépourvus de la couleur propre au
de sa femme, totalement imprévue), ou quel­ face positive, édificatrice ; face négative passé qui ressurgit (ainsi voit-on les scènes
que inconscience béate (nombre de ses pro­ soudain démasquée, néantisante. C’est sans d’amour omises et ne subsister que les dis­
pos révèlent au contraire une lucidité remar­ doute ce brusque éclair qui nous le rend cussions sérieuses et échanges de points de
quable, un degré aigu de réflexion), ou bizarrement étranger, tandis qu’il s'éloigne vue qui les suivent — ce qu’on ne peut
quelque absence du sentiment de responsa­ de dos dans la forêt, tel le héros de Psycho attribuer à une britannique pudeur, inexis­
bilité et ce que la mort de Thérèse ait été dépossédé de son moi. Ce rapprochement tante dans Tom Jones), où affleurent des
volontaire ou accidentelle, personne d’ail­ n’est pas de pur hasard : on pense souvent constantes que pose également le borstal :
leurs, curieusement, ne mettant en doute à Hitchcock dans la dernière partie du la difficulté d’avoir un travail dont on puisse
la réalité de la seconde hypothèse, alors que Bonheur et particulièrement dans ces plans tirer à la fois satisfaction et profit, l’insta­
rien ne vient formellement l’avérer (il se « synthétiques » (la tombe, le repas funèbre, bilité des relations humaines fondées sur
sent certainement responsable, mais ne s'ar­ la photo résumant les vacances d’été, la l’intérêt (la vie en famille, la hiérarchie des
rête pas au remords), mais bien plutôt la première visite, au retour, chez Emilie) où détenus) et l’antagonisme social (l’achat du
confirmation, très fortement amplifiée par les signes, tout en totalisant l’acquis comme billet de train, les fonctions des dirigeants).
les dernières images, de la primauté d’une les « mémoires » des machines, dénoncent Ces flash-backs, vagabondages accordés à
« objectalité » irréfutable, inaltérable. En un autre plan de référence, sur lequel ils Colin Smith aux instants de détente (sous la
ce sens, le film est tout le contraire d’une vont s’établir aussitôt, déroutant la lecture. douche, à l’entraînement), sont des paren­
élucidation. Sa fulgurante accélération finale, Ce film mystérieux, inattendu (quoi qu'en thèses qui expliquent son attitude à Ruxton
comparable à certaines strettes des fugues décide Agnès Varda, nous voici bien loin Towers et vont, comme le jour de la course,
classiques, ici justement doublée des accents de Ciéo), ne développe pas une idée du jusqu’à la déterminer, empêchant le specta­
mozartiens les plus rigoureux, le fait s'en­ bonheur, mais assène une remarquable suite teur de tenir le jeune homme pour une tête
gouffrer tout entier dans le mystère. L’appré­ de variations sur une conviction d’auteur : brûlée ou un anarchiste. Justifiant ainsi l’inso-
hension et l ’angoisse par elle communiquées le bonheur, c’est de s’affirmer à travers tout îence ou la ruse d ’un comportement que le
ont trait à l’engloutissement d’un être et de et d’affirmer — de créer — sans cesse, en présent éclaire d’une lumière souvent fausse,
sa tribu « tout naturellement » sauvegar­ dépit des revers et des embûches : un jour ce sont des notes en bas de page, dont la
dée (sauvée du naufrage) dans un univers ou l’autre, le monde connu s'incurve et se dernière phrase ou le dernier panoramique
inconnu, « double » de celui où l’on s’ima­ referme, un autre s'entrebâille. Si l’on était concentre et recueille les éléments en pré­
ginait évoluer, mais où certains signes épars tenté, au terme de la première demi-heure, sence pour donner à la phrase suivante du
avaient déjà subrepticement introduit la dif­ d’affecter d’un point d’interrogation le titre, texte un nouvel essor et une relative vérité.
férence. Ainsi, très vite dans ses ultimes d’exclamation au terme de la seconde, c'est Ni montée dramatique propre à envelopper
démarches, cet être très vivant prend figure des trois signes de suspension quelque peu le spectateur et à l’émouvoir, ni juxtaposi­
de survivant, chancelants qu’on a désir de ponctuer les tion de moments insignifiants et neutres,
A partir de la révélation finale, reconstituer images finales. Ne sont-elEes pas par trop susceptibles de l'étonner, mais le rappel d’un
ce qui se tramait depuis le début reviendrait contraires à la sagesse d’où nous étions réseau de forces et de la conclusion qu’on
à parcourir une seconde fois l'itinéraire du partis? Un film d’une telle maîtrise inscrit lui impose, d’une discussion et de la leçon
spectateur, mais dans une autre optique à son propre dépassement en filigrane : qu’on en tire. Ainsi l’autodafé du billet de
présent, celle de la couleur et de ses avatars : forme fuguée d’une suite de films, la strette banque donné par sa mère soudain pourvue,
permutations, substitutions, confusions, con­ du dernier servant de sujet au prochain. Le aussi loin de l’emphase que de l’absurde,
flits et prédominances. On serait ainsi amené sens du Bonheur ne peut venir que de cette marque-t-il le refus d’une situation ambiguë,
à retracer le trajet suivi d’un bout à l’autre future, périlleuse, élucidation formelle. et les reproches de malhonnêteté que le trop
du film par la couleur mauve, ombre à la Claude OLLIER. récent beau-père adresse à Smith, se voient-ils
recherche de sa forme. Les indices sont mul­ justement réfutés par un : « vous ne vous
tiples, qui associent la blancheur blafarde
(le visage d’Emilie, les linges, les draps agités
comme des suaires) et cette teinte délicate,
La nouvelle êtes jamais fait prendre » qui arrête là le
dialogue. Colin Smith, une fois conscient des
contradictions où vit son entourage, refuse
reflet d’un deuil ou d’un pressentiment
néfaste ; c’est un gros plan flou de fleurs
Jérusalem simplement d’entrer dans le jeu, n’accepte
aucun travail et vole. Il est logique alors
mauves qui succède à la dernière représen­ d ’attribuer son arrestation, comme il le fait,
sation vivante du visage de Thérèse ; c ’est THE LONELINESS OF THE LONG DISTANCE non au vol, mais à son incapacité de semer
un ample vêtement mauve qui aimante Fran­ RUNNER (LA SOLITUDE DU COUREUR DE FOND ), les policiers. Et lorsque, présenté au directeur
çois après la mort de sa femme, l’accueille film anglais de TONY RICHARDSON. Scé­ du borstal, on le prie d'employer le « sir »,
et l ’absorbe. A l'exact milieu du récit, une nario : Allan Sillitoe, d’après sa nouvelle. c’est à son propre nom qu’il l’accroche, ren­
de ces scènes « toutes simples » dont Agnès Images : Walter Lassaly. Musique : John voyant ainsi à son interlocuteur l’image d'une
Varda a le secret, fait se croiser sur la place Addison. Décors : Ted Marshall. Interpré­ hiérarchie fallacieuse.
municipale, sans se connaître ni se voir, la tation : Tom Courtenay, Michael Redgrave, Toute la ruse de Smith consiste à laisser
jeune épouse rose et rouge et celle, mauve, James Bolam, Topsy Jane, Avis Bunnage, s’embourber le directeur et le psychiatre
qui est déjà sa doublure — et se croiser à James Fox. 'Production : Tony Richardson, dans les explications qu’ils donnent à son
ce moment-là aussi, avec elles deux, le cou­ WoodfalJ Film, ig62. Distribution : SHTEC. attitude et à miner ainsi leur action. Laissant
ple des jeunes mariés, d’autres personnes croire au directeur que s’il a gagné la pre­
encore, déjà identifiés, en un curieux ballet Ceci n ’est pas seulement l'éloge de Richard­ mière course, c’est qu’il était le plus rapide
unanimiste où l’on peut déceler, liée à l’idée son. Mais d’Allan Sillitoe, scénariste très et que, l’entraînement aidant, il a toutes les
d’équivalence, celle, troublante, d’interchan­ bien secondé, il faut le reconnaître, par un chances de l’emporter le jour voulu, il laisse
geabilité. cinéaste qui, depuis, a un peu mal tourné, triompher ainsi provisoirement la théorie du
S’il est permis de parler d'aliénation à pro­ et a eu le mérite d’en convenir. Il faut directeur, selon laquelle le bon ou le mauvais
pos du protagoniste ce n ’est évidemment cependant sauver dans le maladroit Tom usage de l’énergie humaine est la clé de la
pas dans le sens d’un engluement matéria­ Jones (1963) les scènes où le crasseux des civilisation, et reporte à plus tard une solen­
liste : François est un sage qui connaît rues de Londres avait valeur documentaire, nelle défaite. Quant au psychiatre, qui voit
l’exacte valeur des biens : leur utilité car Richardson décrit mieux les milieux partout conflits personnels, son rôle cesse dès
immédiate ; l’accroissement de confort et de ouvriers que les sphères plus élevées — qui que Smith, à qui il a appliqué sa grille sans
propriétés le laisse indifférent. Il serait plus l ’intéressent de loin et l’entraînent dans la succès, lui souhaite, à son tour, de s’habituer
juste de parler d’aliénation par la couleur : caricature et l’outrance. La Solitude d'un au borstal.
intégrations de couleurs complémentaires, et coureur de fond (1962) raconte le séjour de Dans le même temps qu'il montre le progrès
le contraire simultané : l’absorption par Colin Smith en maison de redressement (ou de Smith, le film dénonce le mensonge que
l’ombre. Sans doute François et Emilie sont- « borstal ») et ses souvenirs des événements, représente l'échappée d’un seul. Dans tout
ils les seuls à participer à la fois aux deux très banaux, qui l’ont conduit à Ruxton système clos et structuré, comme celui du
processus ; Thérèse ne relève que du premier. Towers : la mort de son père et le brusque centre de redressement, la valeur personnelle,
En ce sens., la première se révèle infiniment afflux d’argent, l’installation sans délai à qu’on distingue souvent mal du flirt avec
mieux appariée à François que la seconde, la maison de l'amant de sa mère, la concen­ l ’autorité, permet une rapide ascension. Qu’il
et le jeune homme soudain vieilli se place tration de la famille autour de la télévision, s’agisse de Bogart, dans Knock On A ny Door
enfin dans un environnement exact, plus le vol d’une boulangerie par besoin pressant (1948) de D. Taradash et N. Ray, comme ici
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de Stacey, celui qui s'en sort est une excep­ concrétise les plus notables défauts (cf.
tion qui n’en confirme que mieux la règle :
on ne peut grimper l’échelle et ensuite jouer
Miracle et Demain). Par bonheur, ii y a
aussi chez lui une veine napolitaine, issue
Chaire
les pères (ici : se faire appeler « daddy »)
sans s'exposer au mépris ou à la défiance
de ceux qu’on laisse en bas. C’est ce que
de L’Or qui la résume, et là, en dehors de
tout esprit de sérieux, livré à une verve
naturelle, facile je veux bien, mais d’une
à canons
ressentent, bien que très confusément, les facilité qui évoque De Filippo et Pagnol, THE THIN RED LINE (L'ATTAQUE DURA SEPT
délinquants, lorsqu’ils chahutent au réfectoire. et non Thomas ou Boisrond, De Sica est JOURS), film américain en cinémascope de
Chahut pour la forme, comme en témoigne inimitable. ANDREW MARTON. Scénario : Bernard
l’inutilité de leur supériorité numérique. Naples, c'est la patrie de Polichinelle, la Gordon d’après le roman de James Jones
Enfin ceci : il faut jouer le jeu de la solida­ ville-spectacle par excellence, où la théâ­ « Mourir ou crever ». Images ; Manuel
rité, quitte à éprouver parfois le sentiment tralité quotidienne des décors et des atti' Berenguer. Musique : Malcolm Arnold. Mon­
qu’on est seul ; savoir attribuer à l’excitation tudes appelle la surenchère dramatique, dans tage : Derek Parsons. Interprétation : Keir
du moment le dépit que l’on cause en refu­ le rire comme dans les larmes : c’est au Dullea, Jack Warden, James Philbrook, Ray
sant de gagner, cesser de cultiver le jardin compte de cette surenchère, très exactement Daley, Robert Kanter, Mervyn Yordan, Kieron
pour retourner à une ingrate manutention et, contrôlée, qu’il faut sans doute attribuer Moore, James Gillen, Steve Rowland, Stephen
une fois dans les rangs, donner aux autres la gêne de Bazin devant l’habileté du fameux Levy, Mark Johnson. Production : A.C.E.
peu à peu conscience de la nécessité d’agir sketch de l’enterrement de l’enfant. En fait, Films-Philip Yordan-Sidney Harmon, -1964.
en commun, tourner un cantique employé à ce degré d’efficacité, l’intelligence et la Distribution : Warner Bros. .
pour libérer une énergie surabondante en un sensibilité du résultat banissent tout senti­
ment de fraude ou de bassesse, et suffisent La guerre reste la forme suprême de lutte,
chant de combat où les exhortations de Wil­ forme à laquelle on a recours pour résoudre
liam Blake reprennent leur sens. à convaincre d’un talent, mineur mais peu
commun, essentiellement préoccupé d'expres­ les contradictions existant entre les classes,
Jean-Claude BIETTE. les nations, les Etats, les blocs politiques, à
sions corporelles et de représentotion scé­
nique. A preuve l’attention accordée aux une étape déterminée du développement de
Les recettes démarches des personnages : celle du «. pazza-
riello » Toto dans Le Caïd, sublime raccourci
ces contradictions.
La guerre est faite par l’armée. L’armée est
divisée en trois armes : Air, Mer, Terre. Un
de Filoumé du théâtre, du guignol et de la vie, celle
encore de Sophia Loren dans La Bague...,
superbement reprise dans Hier (où elle
Groupe d’armées se compose d’Armées com­
posées, dans l’armée de Terre, de Corps
s’agrémente d’une arrogante grossesse) et, d'armée composés de deux Divisions. Chaque
MATRIMONIO ALL'ITALIANA (MARIAGE A L'ITA­ plus discrètement, dans Mariage. Ici, l’évi­ groupe et sous-groupe possède également
LIENNE), film italien en Eastmancolor de dente euphorie qui inspire De Sica impose ses unités de renforcement (artillerie, etc.) et
VITTORIO DE SICA. Scénario : d’après la l’idée de la comédie musicale, bien davantage ses services (transmissions, génie, santé, etc.).
pièce d’Eduardo De Filippo Filumena Mar- que, par exemple, dans la désuète opérette La Division est la plus petite des grandes
turano ». Images : Roberto Gerardi. Décors : filmée de Giannini. Du même coup, une cer­ unités ; on distingue, toujours pour l’armée
Carlo Egidi. Musique : Armando Trovajoli. taine outrance caricaturale des personnages de Terre, qui seule nous intéresse ici : la
Montage : Adriana Novelli. Interprétation : secondaires, par ailleurs tous remarquables, Division Blindée (D. B.), la Division Aéro­
Sophia Loren, Marcello Mastroianni, Aldo Pu- dans Mariage comme dans L’Or, et la com­ portée (D. A. P.) et la Division d’infanterie
glisi, Tecla Scarano, Marilu Tolo, Gianni Ri- plaisance provocante à pousser les situations (D. L).
dolfi, Vito Maricone. Production ; Concordia les plus anodines jusqu’à la farce ou au L’Infanterie comprend des unités de types
(Paris) - C.C. Champion S.P.A. (Rome), 1964. mélo, quitte à en inverser plusieurs fois divers et est destinée à mener à pied le
Distribution : Imperia. d’affilée les composantes pour mieux faire combat rapproché. Elle combat en combi­
durer le plaisir, tout cela n’indispose le spec­ nant feux et mouvements, pour aboutir au
Vittorio De Sica n a pas de chance avec la tateur que dans la mesure où il se raccroche choc, c’est-à-dire au corps à corps (assaut,
critique : naguère exagérément loué pour des contre-attaque). Elle est caractérisée par ses
instinctivement aux notions habituelles de
œuviettes sans grande prétention, assez réus­
mesure et de bon goût que le film, avec une qualités de souplesse, de plasticité (adapta­
sies (Voleur de bicyclette, Umberto D), ou
tranquille assurance, dynamite innocemment. tion au terrain) et de fluidité, ce qui lui
franchement ratées (Miracle à Milan), boudé
Ainsi du moutard sur le pot. Et alors? C’est permet au maximum de manœuvrer et de
ensuite pour son chef-d’œuvre incontestable
un gosse sur un pot, et ie ne vois rien là de s'infiltrer. Elle est par contre d’une certaine
(L’Or de Naples), il est aujourd’hui presque
si troublant ni de si odieux, d'autant moins fragilité et d’une certaine lenteur ce qui
unanimement méprisé pour ses films les plus
que De Sica ignore les précautions hypo­ nécessite à son profit différents appuis : artil­
populaires et, probablement, parmi les plus
crites qui, dans un Tom Jones, s'efforcent de lerie, aviation, etc.
sincères (Hier, aujourd’hui, demain ; Mariage
faire passer les plus insanes gaudrioles pour Une Division d’infanterie se compose de
à l'italienne). Ses anciens admirateurs, déçus
le comble de la finesse et de l'humour. Il y a plusieurs régiments. Chaque régiment possède
de ne pas retrouver dans ces dernières œuvres
de l'inconséquence et de i'injustice à tenir son état major, un bataillon de commande­
la métaphysique de la charité et autres éthi­
pour conventionnelle et grossière une forme ment et trois bataillons de combat. Le batail­
ques de la vulnérabilité, déplorent son aban­
de « santé « somme toute point si répandue, lon de combat, unité tactique de base, se
don progressif et, semble-t-il, irrémédiable, au
commerce le plus facile, aux exigences du et parfois proche, génie en moins, de celle compose d’une compagnie de commande­
Star System, au pittoresque le plus raccro- de Renoir. ment, d'une compagnie d’appui et de trois
cheur. Pour les détracteurs, il ne s’agit pas Et, de Mariage, on n’a relevé que les erreurs. compagnies de combat. La compagnie de
de démissions ou de déclin, mais de courbe Il me plaît davantage de signaler al fréquente combat se compose d'un commandant de
logique, et la pente leur semble naturelle qui, beauté des couleurs et des décors, la convic­ compagnie, d’une section de commandement,
de la démagogie sentimentalo-« poétique » de tion et l’assurance de Loren (mais oui), l’ex­ d’une section d’appui et de trois ou quatre
Miracle, conduit à la « vulgarité v désormais cellente ouverture du lilm, plus quelques sections de combat soit quatre officiers, une
débarrassée d’alibis humanistes ou néo-réa­ scènes particulièrement drôles ou émouvantes: vingtaine de sous-officiers et environ cent
listes, de Mariage à l'italienne. De Sica, affir­ la déclaration du chauffeur, ou la scène cinquante hommes. La section de combat est
ment simplement ces derniers, joue mainte­ d’amour dans la maison délabrée. Sans parler la plus petite unité d’infanterie capable de
nant cartes sur table, et ne prend plus la de la cruauté qui tempère quelque peu le manœuvrer.
peine de dissimuler le caractère profondé­ cœur unanime de notre auteur et qui com­ Le film de guerre montre les hommes en
ment putain et boulevardier qui fut toujours mande une ou deux ruptures de ton éton­ guerre accomplissant des faits de guerre. Il
le sien. nantes. importe, dans ce genre cinématographique,
II faut relire l’admirable article consacré Voilà beaucoup, dira-t-on : bien sûr, De Sica de respecter les données militaires sur l’ar­
par Bazin à L’Or de Naples, qui expliquait Il me plaît davantage de signaler la fréquente mée, sa composition, son armement, ses
assez en quoi De Sica était un auteur maudit, un chef-d'œuvre, mais la critique a été fort méthodes de combat. Il importe de pouvoir
L’épithète peut prêter à rire (même si nul mesquine en face d’un tel film qui, après déterminer les causes d’un échec, de con­
ne s’offusque de la voir appliquée à Ulmer Hier, aujourd’hui, indique ce que pourrait naître celles d'une victoire.
ou à Corman, voire à Benazéraf), mais les être un cinéma commercial honorable et II n ’est pas arbitraire d’avoir appelé ici en
voies de la malédiction sont multiples et « inspiré », cinéma courant, il est vrai, en renfort Mao Tse-toung (« La guerre révolu­
impénétrables. Aussi bien l’œuvre de De Italie (Germi, Monicelü, Salce), d’où le dédain, tionnaire ») et le Manuel militaire. Nous
Sica, malgré notre éclectisme débordant, à son encontre, de nos confrères transalpins. savons en effet que Marton est,- avec son
est-elle difficilement défendable dans son Mais, condamnés à Girault, Boisrond et Hune- ami Yakima Kanutt, un .des grands stratèges
ensemble (car tout de même. Les Séquestrés belle, il me semble difficile, et peu souhai­ de l’écran. Il l’a prouvé en sauvant de la
d'Ahona et quelques autres...), et l'on peut table, de partager semblable irréductibilité. défaite plus d’une grande entreprise : Ben
noter que la veine milanaise de l’auteur en Jean-André FIESCHl. Hur, Les Cinquante-cinq jours de Pékin, Cléo-
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pâtre, Le Jour le plus long, etc. Marton est Mais au contraire du soldat Hamp de King découvrir, par une banale expédition « con­
bien un cinéaste, et nous parlons de cinéma and Country, qui part hébété à la recherche temporaine « sur la Lune, le drapeau bri­
avec son film The Red Thin Line. de fa tranquillité, Doll se rue au combat, tannique et une prise de possession, datée
Donc, le colonel Tall reçoit l’ordre de débar­ cherche à détruire ce qui peut l’atteindre ; de 1899, au nom de la reine Victoria. Sur
quer avec son bataillon à Guadalcanal pour au lieu de devenir traître, il devient héros. Terre, on déniche dans un asile un sur­
s ’emparer du point dit « L’Eléphant », falaise Et ce film est beau parce qu’il montre avec vivant quelque peu ramolli de l’expédition
de troglodytes d’où les Japonais contrôlent une violence physique (les blessés qui hur­ inconnue. Il commence à raconter son his­
un passage important. lent, les morts que l’on défigure encore pour toire et, dès lors, notre tapage spatial est
La compagnie C du capitaine Stone entre en coincer la plaque matricule entre leurs dents) oblitéré par le conte merveilleux de grand-
action lorsque les deux autres compagnies et morale (la folie de tuer) digne de Fuller, papa, comme déjà dans La Machine à
du bataillon sont repoussées dans les étangs. avec une précision militaire digne de Walsh explorer le temps, de George Pal. Trois
Elle doit achever la mission. Et cette mission (et le même respect des détonations de quarts d’heure sont consacrés aux prépara­
est une démonstration des possibilités de chaque arme que dans Objective Burma) ce tifs. Le jeune homme sportif et pragmatique
combat d’une compagnie d’infanterie : pas­ que sont les héros mythologiques. Le soldat rencontre un savant farfelu, lequel vient
sage d’un marécage avec appui de l’artillerie Doll, nouveau York (la démence remplace d’inventer une substance, baptisée ”cavo-
lourde, franchissement d’une gorge piégée,- la « sagesse », mais c’est la même volonté de rite”, qui libère de l’attraction terrestre. Il
prise d’un village, nettoyage de grottes. Et réussir) devient fou hystérique ; if ne sait faut se convaincre mutuellement d’aller sur
le film est une explication des actes élémen­ même plus sur qui il tire, ne connaît plus la Lune, puis construire, expérimenter, etc.,
taires d’un soldat au combat : le choix du le danger, possède l’invulnérabilité, comme avec dans les pattes une emmerdeuse fiancée.
poste d'observation et l’observation, le dépla­ les dieux et héros antiques. A cet égard, l’adaptation de Wells ressem­
cement en différents terrains (itinéraires, Ce ne sont pas les lois militaires qui con­ ble plutôt à du Jules Verne. Enfin c’est le
bonds ou reptation, etc.), les missions indivi­ duisent la compagnie C à la victoire, nnis départ, et commencent trois quarts d’heure
duelles (de guet, de reconnaissance, de trans­ la folie d'un de ses hommes. Et ce film délectables. Les Sélénites, qui ont l'aspect
mission), l’utilisation des différentes armes : déjà effrayant par les horreurs qu’il nous d’insectes géants, vivent à l'intérieur de la
individuelles ou collectives (mitrailleuses), de montre fait alors peur ; ce n’est plus seule­ planète. Ils veulent mettre en conserve leurs
tir tendu ou courbe (mortier), etc. ment une affaire de tripes, mais aussi une visiteurs, après avoir extorqué de ceux-ci
angoisse de la raison. Car nous savons qu’il le maximum de renseignements. L’échappée
Cependant, seuls quelques survivants accom­ salvatrice réussit quand même, et les impi­
plissent la mission. La compagnie s’est fait existe une certaine distance entre le « simple
toyables Lunaires mourront de la grippe,
massacrer une nuit où elle fêtait la prise du citoyen » et le militaire et que cette dis­
tance peut être rapidement franchie. Mais comme tout le monde. Ainsi périssent les
village. Et l ’interrogation sur les possibilités, civilisations.
les responsabilités de ce massacre nous con­ nous comprenons m il comment cette dis­
Le style et l’esthétique des bandes dessinées
duit à revoir l’activité du capitaine Stone... tance peut être tant et si facilement dépassée.
font merveille dans un tel cas, et je plains
Pour n’avoir pas connu les lois particulières Et c’est pour avoir montré, au-dessus du le cuistre qui protesterait contre le ton
de la guerre à Guadalcanal contre les Japo­ cours militaire de guerre, un Ulysse moderne ”puérir de )a narration. 11 s'agit évidemment
nais, le capitaine Stone est responsable du dans sa terreur, eue The Thin Red Line d’un film très intellectuel, oà l’ostentation
massacre. Le colonel Tall voit clair qui, avant d’Andrew Marton est un film intéressant. de la naïveté témoigne du goût des sociétés
même la nuit tragique, le relève de ses fonc­ Jean-Pierre BIESSE. décadentes pour les formes culturelles qu’on
tions et le renvoie à Washington. Là-bas, il imagine les plus "primitives". La plupart
aura l’esprit plus libre pour se consacrer à
la stratégie, à l’étude des lois de la guerre La seconde des décors sont beaux, mais avec assez de
négligé pour que le spectateur apprécie le
prise dans son ensemble, loin des actions
militaires provisoires ou tactiques pour les­
quelles il n’est pas fait.
expédition coup de pinceau du maquettiste, le doigte
du staffeur. Les divers truquages s’avouent
comme tels, avec une ''maladresse” feinte,
Le capitaine, désobéissant, avait tort de vou­ qui ne nous laisse rien ignorer des contours
loir cesser la progression dans les marécages FIRST MEN IN THE MOON ( LES PREMIERS dans le jeu de patience. Certaines images
au lieu de prendre l'initiative de faire net­ HOMMES DANS LA LUNE}, film américain en insolites évoquent les meilleurs collages sur­
toyer les mitrailleuses ennemies, il avait tort Panavision, Technicolor et Dynamation de réalistes. La conception plastique du film,
de refuser de franchir la gorge, de dire qu'on NATHAN JURAN. Scénario : Nigel Kneale et Ja candeur délibérée du récit, portent réfé­
ne pouvait pas, et la manière dont elle est fan Read, d’après le roman de H.G. Wells. rence à l'œuvre de Méliès. Nathan Juran a
franchie le prouve. Mais plus. Pensant à « ne Images : Wilkie Cooper. Décors : John Ble- serré de près le charme et la poésie du
pas avoir de pertes » au heu de s ’étonner du zard. Effets spéciaux : Ray Harrybausen. Mon­ dix-neuvième siècle, tels qu’en rêvent les
rapide décrochage des ennemis devant la t r e Maurice Rootes. Musique : Laurie John­ collectionneurs et les artistes de notre temps.
gorge, de la prise facile du village ; au lieu son. Interprètes : Edward Judd, Lionel Teffries, L’attrait de ces vieilles choses est indubi­
de chercher des raisons à son étonnement Martha Hyer, Erik Chitty, Betty McDowall, table. Cela recoupe les tendances les plus
du petit nombre d’ennemis retrouvés dans ce Marne Maitland, Gladys Henson, Miles Malle- caractéristiques de notre sensibilité. Chant
village ; au lieu de penser aux particularités don, Hugh McDermott, Gordon Robinson de sirène, séduction perfid-s : il faudrait tout
du soldat nippon : la ruse (attaque par sur­ Scan Kelly, John Murray Scott. Production : de même prendre garde, et ouvrir l’œil. Le
prise), la science du camouflage et le sacri­ Charles H. Schneer, 1964. Distribution : Co­ prologue des Premiers Hommes dans la
fice jusqu’à la mort, le capitaine Stone a pré­ lumbia. Lune représente plus qu’un truc de scéna­
cipité sa compagnie dans le piège ennemi. riste. Il marque le refus du monde réel, de
En fait, la compignie C accomplit, quand Au risque de chagriner les dévots du genre, l'avenir, et surtout des possibles. Ce mal
même, sa mission. Cela, grâce à deux élé­ il faut bien reconnaître que la Science- est plus répandu qu’on ne le suppose. Une
ments différents mais non moins actifs : le Fiction n'a jamais volé très haut sur les éthique d’amoureux du Marché aux Puces
sergent Welsh et le soldat Doll. écrans. Ce n’est pas tellement affaire de nous guide tous plus ou moins. Pourquoi
Combattre, c ’est apprendre. Le sergent Welsh technique. Dans la S.F. littéraire, qui ne se met-on à collectionner, depuis deux ou
a appris le combat dans le cours même de coûte à ses auteurs qu’un peu d’encre et trois ans, k s anciennes bandes dessinées ?
la guerre. Il ignore la stratégie des états-major de papier, la plus grande partie de la pro­ Pourquoi un homme intelligent, et je pense
duction est asphyxiée par les tabous moraux précisément à Alain Resnais, s'acharne-t-il
mais connaît !a tactique. C'est un baroudeur
que l’espèce humaine croît éternels et à une œuvre d’antiquaire, de rat de biblio­
qui possède son métier, en sait l'absurdité
absolus. Parmi des mondes fantastiques, la thèque, afin de constituer les archives d'une
et la discipline. Et quand on lui donne de
permanence de nos préjuges suscite un cli­ préhistoire contestable, quand tout reste à
jeunes conscrits à mener au feu, il les bous­ mat de bouffonnerie dont nous ne nous faire pour tirer parti des richesses virtuelles
cule, les durcit, fait tomber leurs illusions. 11 plaindrions pas s'il ne détruisait les vertus dont regorgeraient les bandes dessinées
les amène à le craindre et à craindre la de l’imaginative. Dans l'état actuel des idées futures ? On pourrait citer maintes preuves
guerre exactement comme en religion ou reçues, que la Science-Fiction péréclite au d’une telle tournure d’esprit. L’inexploré
craint la colère de Dieu. Au combat, ce sera cinéma ne nous empêche pas de dormir. inquiète, la métamorphose effraie. Sentiment
l’obéissance aveugle (la foi du charbonnier) ; Néanmoins, le film de Nathan Juran, surgi légitime, car les délices du flash-back, aidés
ce sera l'efficacité, malgré la peur, et les au milieu de ces terres de désolation, prend par la nostalgie de l’enfance, nous procu­
pertes minimum. l’allure d’un manifeste provocant. Signe du rent trop de joies pour être négligés. Sim­
Welsh traumatise ses hommes, il les vaccine parti pris. Les Premiers Hommes dans la plement il ne faut pas oublier que l’amour
contre la guerre. Parmi ceux-ci, le soldat Doll Lune rejette avec dédain les aléas du futu­ du rétrospectif, au cinéma comme ailleurs,
pense que pour survivre il doit n'en faire risme, et se tourne résolument vers le passé. est une solution de fuite. Bref, même en
qu’à sa tête, il se heurte au sergent. Et son Au moins, on ne triche pas, et les clichés présence d’une adaptation de Wells, gardons
ardeur à se protéger, à fuir, donc, son supé­ habituels possèdent cette fois un alibi solide. à notre plaisir une pointe critique.
rieur autoritaire, le conduit à perdre la raison. Pour cela, il a suffi aux scénaristes de faire Michel MARDORE.
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le
cahier des
autres
O n sait que Ja Chine bouge ■ en atten­ Rome ville ouverte et le metteur en scène daires. Ce dont nous nous souvenons d’un
dant la naissance et la maturité d’un cinéma du film de Sartre Les Jeux sont faits... » film est ce que nous y avons vu. Les images.
chinois toujours problématique, les « ciné- Pauvre Dehnnoy ! Jusqu’à présent, on n’ai­ Un film, c’est d'abord des images. La réac­
phiJes », en Chine, ont un rôJe moins mait pas ses enfants ; maintenant, on lui en tion à un film, comme à la musique, est
stérile qu’en France, et les « distribu­ dénie même la paternité... d’abord d’ordre émotionnel. Si toutes les
teurs », loin d’attendre que le vent tourne images sont assemblées artistiquement, la
dans leurs bureaux des Champs-Elysées
de Pékin, ne craignent pas l’aventure,
L a revue britannique Mo vie, après dix-
huit mois de sommeil vient de renaître,
seconde réaction peut être intellectuelle. (...)
Parmi les nombreux thèmes qui courent tout
comme en témoigne Pékin Informations ; trimestrielle et passionnante de bout en bout. au long de « Lord Jim », i/ en est un qui
« A vont la Libération, il y a quinze ans à La livraison du printemps 65 s’ouvre par un m ’a particulièrement frappé : celui de
peine, l'écrasante majorité des paysans chi­ long entretien avec Richard Brooks suivi l’homme qui cherche et trouve une seconde
nois pouvaient passer leur vie entière sans d’une étude sur l’auteur de Blackboard Jungle chance. C’est là un thème commun à la
avoir vu un seul film. Actuellement, les pay­ et d’une introduction à son dernier film, plupart des hommes. Qui parmi nous, hom­
sans chinois sont en train de devenir en Lord Jim, écrite spécialement par le metteur mes, femmes, enfants, le faible ou le fort,
masse des fanatiques du cinéma. En 1964, en scène : « Pourquoi prendre un roman le riche ou le pauvre, le puissant ou le
le public paysan a totalisé deux milliards ayant comme héros des gens du début de lâche, quelle que soit notre race, notre natio­
d'entrées. Cela signifie que, chaque jour de siècle et en faire un film soixante-quatre ans nalité, notre culture, notre religion, civilisé
l'année, -près de six millions de paysans ont plus tard ? Pourquoi Lord Jim ? Pourquoi avoir ou sauvage, éduqué ou non — qui parmi
vu un film. Qui plus est, ils l’ont vu dans passé trois ans et quatre mois à l'écrire, le nous n’a pas souhaité une seconde chance?
leur village même, ou à proximité. Cette préparer et le filmer? Pourquoi rassembler Qui parmi nous tn'a pas fait quelque chose
augmentation phénoménale de la fréquenta­ une distribution exceptionnelle, une équipe dont il est honteux.7 Qui n ’a pas rompu un
tion du cinéma par les paysans a été rendue technique britannique de grande classe, plus code de morale? N’avons-nous pas tous
possible en particulier par la multiplication de quatre tonnes de matériel et d’équipement cherché, à un moment ou à un autre, à
des équipes itinérantes de cinéma, qui des­ et pourquoi avoir emmené tout ça à 15.000 « mettre toutes les choses en ordre » — pour
servent les communautés rurales. Des milliers kilomètres, dans les ports et les jungles du nous-mêmes. C’est ce que fait Lord Jim. (...)
de ces équipes amènent les spectacles « à la sud Asiatique, un pays dévasté par la guerre Le style de ce film, c'est moi, maintenant,
porte » des villageois. Si /'on prend pour et /es dangers, où la chaleur est insuppor­ à cet instant de ma vie, tout ce que j’ai
exemple la province du Chantong, elle dis­ tante? Peut-être parce que nous sentions tous appris ou pensé ou senti ou désiré ou craint,
pose maintenant de 467 équipes itinérantes que Lord Jim pouvait être autre chose qu'un les petites victoires que j ’ai remportées,
de cinéma, qui parcourent ses campagnes. film ordinaire. Peut-être parce que nous dési­ les nombreuses défaites que j ’ai subies. Le
Chacune de ces équipes a un circuit fixe rions illustrer une expérience humaine ins­ style est l’ensemble de tous mes espoirs
desservant un certain nombre de villages pirée par l’histoire de Joseph Conrad. Que J/e — oui, c’est le mot — espoirs. (...)
choisis comme centres réguliers de protection histoire? Une légende d'aventure et d'amour ? A vec /’espoir, on peut chercher la vérité sur
de films, U existe dans cette province 34.000 Oui, mais avec quelque chose en plus. Je soi, la trouver, la connaître, l ’accommoder, la
de ces centres, soit une moyenne de un pour crois que connaître les écrits de Conrad regarder en face et faire quelque chose, avec
tro/s villages. Tout autour des îles Tcheoit- c ’est toucher du doigt la vie (...) espoir, devenir un homme meilleur. C’est là
chan, au large de la province du Tchékiang, C’est mon p/us fervent espoir que ce fi/m l’histoire de Lord Jim. Ce doit être l ’histoire
des « soirées cinématographiques » sont orga­ que nous avons embarqué aussi loin et que de Tout le monde. »(Cette dernière phrase
nisées sur l’eau, par les nuits calmes et étoi­ nous avons mis aussi longtemps à faire soit est fondée sur un jeu de mot : Lord Jim
lées. L’écran est hissé à un mât du « navire- fidèle au « Lord Jim » de Conrad. Etre fidèle s’appelle « Everyman » : « Tout le monde ».
amiral » de la flotte, les plus petits bateaux ne signifie pas toujours « être un fac-similé ».
se disposent en demi cercle autour, et le Il est possiWe de traduire précisément ce que D a n s Iskausstvo Kino, Inna Solovieva
spectable commence. Les pêcheurs apprécient Conrad écrivit. Mois cela ne signifie pas consacre une étude aux courts métrages
vivement ce service. L’année dernière, trois nécessairement que le film aura la transpa­ d’Alain Resnais, étude qu’elle intitule : « La
mille nouveaux centres de cinéma se sont rence, l’illumination ou même les intentions mesure des choses » : « Avant Nuit et
ouverts dans les régions montagneuses du profondes du roman, de l’œuvre écrite. Et brouillard, Resnais avait fait Guernica, fi/m
Kouantong. Un de ces nouveaux centres se c'était, et c'est notre but avoué : créer sur d’après le tableau de Picasso. On lui demanda :
trouve sur les pentes du pic Omeitchang, le /'écran les intentions profondes du « Lord « Pourquoi avez-vous fait ce film ? » Le
plus haut sommet du district, montagneux Jim » de Conrad. Conrad écrivait dans un metteur en scène aurait pu répondre que
de Nanyang. Il faut aux trois membres de style particulièrement adapté à la forme du c’était une commande ; il aurait pu répon­
l’équipe locale neuf heures de difficile esca­ roman. Nous, cependant, devons employer dre que ce tableau avait besoin d'un com ­
lade pour y arriver. Sur le haut plateau du un style filmique qui soit adapté à des mentaire pour être compris par le public.
Pamir, une caravane de chameaux et de yaks publics de cultures différentes, de langues Mais Alain Resnais a répondu : « Ce film
conduite par de jeunes Tadjiks va montrer différentes (peut-être trois cent langues dif­ aurait dû être fait non dix ans après la des­
des films dans le district autonome tadjik férentes), des publics dont les niveaux de truction de la ville mais dix ans avant. Par
de Tachkurgan. Tour ces enthousiastes, les compréhension sont différents, des pub/ics ma/heur, les films sont toujours faits après... 11
brusques variations atmosphériques de la dont beaucoup n'ont jamais appris à lire, (...) Devant le film d'Alain Resnais, on peut
montagne ou l’escalade de parois de glace ni jamais appris le processus de pensée qui avoir deux réactions : « cela ne doit pas
à quatre mille mètres d'altitude s o n t d e s peut découler de la lecture. Et pourtant c’est recommencer » ou « cela peut recommencer ».
tâches de routine. Trois ou quatre personnes mon rêve que tous les peuples, toutes les On peut se rassurer ainsi : cela a eu lieu
forment une équipe, dotée d’un petit géné­ nations quelles que soient leurs races, leurs une fois et quelque part, très loin. Mais
rateur, d’un projecteur et d'un écran por­ nationalités, leurs bases économiques, leurs aussi, cela n’a pas eu lieu qu’une fois. Et ce
tatif. Us voyagent en camion, en charrette religions — que pour tous ces peuples, le n’était pas loin. Et cela peut se reproduire...
ou même à pied, partout où les véhicules film raconte /'histoire du « Lord Jim » de Le film fait appel à la mémoire et ne croit
ne peuvent passer. » Conrad. (...) pas à ses effets : L’événement est passé :
La première réaction à la lecture d’un livre il reste la mémoire qui est si incertaine.
L u dans Le nouvel Observateur (qui, par est d’abord intellectuelle. Si les mots et les (...) Mais Alain Resnais ne veut pas d'un
parenthèses, sur le plan qui nous occupe, est idées sont artistiquement assemblés, la « cinéma posthume ». Il faut, dit-il, s'efforcer
loin d’avoir suivi le beau programme qu’il seconde réaction peut être émotionnelle. Au de faire les films non après la catastrophe,
s'était tracé lors de son premier numéro) : cinéma, c’est le contraire. Les mots, les dia­ mais avant elle, pour la prévenir... »
« Marcel Pagliero, qui fut le protagoniste de logues et les expressions verbales sont secon­ Jean WAGNER.
78
liste des
films sortis en exclusivité
à Paris
du io février au 23 mars 1965

9 film s Le Bonheur. — Voir critique dans ce numéro, portes entrebâillées, Pinoteau propose un accomplis­
page 75- _____________ __________________ sement qui tient le milieu entre l’art du maque­
français rellage et celui de la conciergerie. — J.-L. C.
La Bonne Occase, film en Scope de Michel Drach,
avec Francis Blanche, Jacques Charrier, Darry Cowl, Par un beau matin d’été, film en Scope de Jacques
Edwige Feuillère, Jean Poiret, Michel Serrault, Jac­ Deray, avec Jean-Paul Belmondo, Sophie Daumier,
queline Maillan, Jean-Pierre Marielle, Marie-José Géraldine Chaplin, Georges Géret, Gabrièle Ferzetti,
Nat, Jean Richard, Jean-Louis Trintignant, Claude Akim Tamirofï. — Tout au plus le crépuscule de
Brasseur. — Suite de sketches, comme toujours Deray, petit début de mythe qui fait long feu. Outre
d’inégal bonheur et de (très) inégale drôlerie, dont que le scénario manque, que Bébel cause comme
le principe est calqué à peu près sur celui, désor­ au temps de Pépé le Moko, que la petite Chaplin
mais immuable, de La Ronde (Blanche remplace n’est pas encore photogénique, que le metteur en
Walbrook). C’est assez dire que les acteurs, bride scène placarde une prétention que sa mise en scène
sur le cou, valent ce qu'ils valent. Marielle en fait remise, la seule justification de cette prétendue
beaucoup, mais plutôt mieux que les autres. Bref, action, de ce prétendu suspense, de ce prétendu
du cinéma d’occasion (pour Drach aussi, espérons- drame enfin, est que le film est coproduit en
le). — J.-A. F. Espagne. Le ridicule se trouve assez d'assurance pour
viser au tragique (réhabilitation du salaud, sacrifice
Déclic et des claques, film de Philippe Clair, avec de la sœur, hécatombe en situation et propos cor­
Annie Girardot, Mike Marshall, Philippe Clair, Renée néliens...) : le Petit-Guignol se prend pour grand. —
Saint-Cyr. — Rapatrié, le cinéma pied-noir s'em­ J.-L. C.
presse au décalque des tics et défauts de ses hôtes.
L’originalité, la conquête, ne consistent pas en Les Pieds dans le plâtre, film de Jacques Fabbri et
l’adaptation de l’esprit pied-noir à la mentalité Pierre Lary, avec Colette Renard, Jacques Fabbri
pathos, de la rue Michelet aux grands boulevards. et sa compagnie. — Principe à l’italienne : les futurs
Les faux mousquetaires finissent à la bourgeoise ; colocataires d’un immeuble en construction se met­
pour ce cinéma prisonnier de sa convention, nulle tent en coopérative pour terminer celui-ci par leurs
amnistie. — J.-L. C. propres moyens. Fabrication à la française, mais
beaucoup plus précise et moins démagogique que
De l'amour. — Voir critique dans notre précédent ce que l’on pourrait croire : l’homogénéité de la
numéro. troupe de Fabbri compense l’inégalité de ses élé­
ments, et justifie pleinement le parti pris même du
Moi et les hommes de quarante ans, film de jack film. — J. R. _____________ __ ___________
Pinoteau, avec Dany Saval, Paul Meurisse, Paul Le Voleur du Tibidabo, film de Maurice Ronet,
Hubschmidt, Michel Serrault, Michel Galabru. — avec Maurice Ronet, Anna Karina, Pepe Nieto,
Une pipistrelle, manucure mais à gifler, fait la
Enrique Herreros. — Film d’adolescent (attardé)
chasse aux « sultans » en terrain plat, peu glissant qui prend pour du talent ses velléités créatrices, et
mats fort boueux. : ce n’est pas du grand sport.
qui fait dans la désinvolture comme d’autres dans
L'essouflement et l'allongement, les deux thèmes du le philosophique. Le résultat est tout aussi pesant,
film et la double recette de l’entreprise, sont obte­ le côté pitoyable de l’affaire, encore plus évident.
nus au prix d’efforts bien trop convaincants. Au
La grâce d’Anna Karina, pourtant, parfois parvient
passage, le film récolte, de Meurisse à Hubschmidt, à surnager : pure inconscience. — M. D.
toutes les bonnes poires du nouveau cinéma fran­
çais de qualité. De ce cinéma de demi-vierges et de Yoyo. — Voir critique dans ce numéro, page 72.

1 2 //7ms Bullet For a Badman (La Patrouille de la violence), était la version sérieuse de Dr. Strangelove. Natu­
film en couleurs de R,-G. Springsteen, avec Audie rellement, c’est l’inverse, car sans la dimension de
am éricains Murphy, Darien McGavin, Ruta Lee, Beverley la fable, qui préservait le film de Kubrick des
Owen. — Ce n ’est ni le premier, ni le dernier, interprétations trop littérales, ne demeure ici que
hélas, de la série Murphy-Springsteen, mais en tout jeu de société sans conséquences, bien davantage
cas l’un des plus immoraux. Histoire de deux amis : terrifiant à cause de la mentalité (quotidienne) amé­
l’un, marié, un enfant, tourne mal et est arrêté ; ricaine qu’il révèle que des périls cosmiques qu’il
l’autre, honnête, en profite pour récupérer la femme prétend dévoiler. — J.-A. F.
et l’enfant. Le vilain s'échappe de prison et veut
reprendre sa famille. On l’en empêche. Bêtifiant Father Goose (Grand Méchant Loup appelle), film
au possible. — J.-P. B. en couleurs de Ralph Nelson, avec Cary Grant,
Leslie Caron, Trevor Howard. — Comment un vieux
The Disorderly Orderly (/erry chez les cinoques). barbu misanthrope se retrouvera bonne d’enfants,
— Voir critique dans ce numéro, page 71. au centre de la guerre du Pacifique. Le principe
est connu, ce qui n’empêche pas le scénariste de
Fail Safe (Point limite), film de Sidney Lumet, avec l’exposer laborieusement dans ses moindres détails,
Henry Fonda, Dan O’Herlihy, Walter Matthau, et Nelson de le filmer aussi pesamment sans omettre
Frank Overton, Edward Binns. — Voici que pour la moindre péripétie. Strictement réservé aux amou­
Hollywood la séduction des téléphones rouges rem­ reux fervents de Leslie Caron. — J. R.
place celle des téléphones blancs : contrairement
à ce qu’on pourrait penser, c’est la futilité qui y Good Bye Charîie (Au revoir Char lie), film en Scope
gagne, car rien de moins palpitant, rien de plus et en couleurs de Vincente Minnelli, avec Tony
théâtralement « téléphoné » que ces suspenses à Curtis, Debbie Reynolds, Pat Boone, Joanna Barnes.
l’échelle planétaire, qui renvoient une fois de plus — Fort mal interprétée, la pièce d’Axelrod est très
à l’article que vous savez, définitif sur la question : médiocrement filmée en couleurs et décors de mau­
c; ô crétin, voici les pièges où tu tombes, voici les vais atoi. La cause n ’était pourtant pas perdue
grands sujets... » O11 a dit que le film de Lumet d’avance qu’un Wilder eût fait triompher. Dépaysé,
79
Minnelli remballe sa confiserie — qui en tant que vagante à mettre en scène : rarement vit-on sur
telle n’est pas dénuée de saveur —■ sitôt bouclce la un écran matière aussi brouillonne, aussi peu
séquence pré-générique. Il est pourtant doté chez contrôlée. Les rares belles idées restent de belles
M. G. M. d’une persévérance très considérable, ce idées, mais ne deviennent jamais de beaux plans,
fascinant ressasseur qui bien des fois nous a émus comme en témoigne la mort de Granger, ou celle
et réjouis. Mais sa comédie anodine ne déride ou du faux général italien. Corman, ou la fumisterie
n'attriste que dans la mesure où un « culte para­ sacrée inspiration. — J.-A. F.
noïaque de personnalités plus ou moins fantômes »
The yth Dawn (La Septième Aube), film en couleurs
auquel les Cahiers n o n t pas été étrangers, veut
de Lewis Gilbert, avec William Holden, Susannah
qu’il soit de bon ton d’être terrifié par ce film,
York, Capucine. — Encore un sujet politique, un
dans quelques cercles où il passe pour l'un des plus
peu sur le thème de The Ugiy American. Donc
beaux sur la Mort. La suite, donc, au Cahier des
intéressant, bien que maladroit (surtout au début)
lecteurs. — J. B.
et naïf autant qu’ambitieux. C’est l ’histoire d’un
The Night Walker (Celui qui n’existait pas), film Américain libéral et décontracté, coincé (en Malai­
de William Castle, avec Barbara Stanwyck, Robert sie) entre les Anglais, butés et bornés, et les com­
Taylor, Hayden Rorke, Judith Meredith. — Castle, munistes, butés et machiavéliques. Ce sont évidem­
nous apprend le numéro de « Midi-Minuit Fantas­ ment les Malais qui trinquent. L’Américain s’en
tique » qui lui est en partie consacré, est ravi qu’on sort, mais perd successivement les deux femmes
l’appelle Hitchcock Junior. Voilà qui est fort sym­ qu’il a rencontrées. L’aventure de la seconde (Capu­
pathique, et témoigne d’une louable modestie : cine au long cou) termine Je film. Comme elle est
malheureusement, l’âge de raison n’est pas pour assez jolie, elle laisse sur une bonne impression.
demain. Le principe du film est pourtant amusant, ____________________________________________ M. D-
et la décontraction de Castle plus supportable que la The Troublemaker (Le Trouble fëte), film de Théo­
prétention naïve de Corman ou Fisher. Hélas, dore J. Flicker, avec Tom Aldredge, Joan Darling,
l'explication finale et rituelle achève de ruiner les Theodore J. Flicker. — Découverte, par un paysan
rares velléités de pîésie ou de fantastique, en rédui­ naïf mais fortuné venu s’installer à New York,
sant une fois de plus le rêve aux dimensions d’une du système de corruption généralisée qui régit la
machination de carabin désoeuvré (ou de notaire plus minime entreprise commerciale : ici, l’ouver­
véreux, c’est la même chose). Ce pourquoi, en ture d’un bistrot dans Greenwich Village. Le ton
dehors de The Birds, L’Ange exterminateur ou du film hésite tout du long entre Je burlesque non-
Manenbaà, il n’est pas de fantastique possible : sensique et le Brecht de quat'sous, mais les auteurs
plus que tout autre, le genre réclame une approche ont du moins réussi à échapper à l’emprise de Mr.
très adulte ou très innocente, sinon,.. Faites de Big : c’est de toute évidence une des productions
beaux rêves, conclut Castle lui-même, roitelet du les plus fauchées de toute l'histoire du cinéma.
gimmick, une fois bouclée son imbouclable histoire. ,__________________________________J- R-
___________________________________________ J.-A- F.
The Unsinkable Molly Brown (La Reine du_ Colo­
Open the Door and See AU the Veople {Ouvrez la rado), film en Scope et en couleurs de Charles
porte et regardez les gens), film de Jerome Hill, Walters, avec Debbie Reynolds, Harve Presnell, Ed
avec Maybelle Nash, Alec Wilder, Jeremiah Sulli­ Begley, Jack Kruschen. — Madame Sans Gêne à
van. — Au lieu du numéro à craindre, d’humour Denver, ou comment la richissime petite parvenue
symbolique et new-yorkais (voir Troublemaker) : réussira, à force d’obstination, à se faire admettre
une suite de petits numéros gentiment drôlatiques, par la bonne société locale. C’est, une fois de plus,
qui semblent provenir d’une histoire dé — puis un succès de Broadway filmé, très placidement, par
remantibulée en fonction d’un principe aussi naïf Walters *— qui ne se départ que durant cinq minutes
que littéraire. On peut y prendre un plaisir intrigué. (le ballet du saloon) de son sang-froid. Par contre,
M. D. Debbie Reynolds se démène tant qu’elle peut, ce
qui n’est pas peu dire, et finit par toucher à force
The Secret Invasion (L’Invasion secrète), film en
de cabotinage. — J. R.
Scope et en couleurs de Roger Corman, avec Raf
Vallone, Stewart Granger, Henry Silva, Mia Mas- Zorba the Greek (Zorba le Grec), film de Michael
sini, Mickey Rooney. — Un beau sujet, ce serait Cacoyannis, avec Anthony Quinn, Alan Bâtes, Irène
beaucoup dire : plutôt quelques notations farfe­ Papas, Lila Kedrova. — Un beau sujet, évidemment
lues, et joyeusement invraisemblables, qui viennent — pour Kazan, surtout pour Donskoï. Quinn y croit
s'inscrire comme malgré elles contre la convention et fait tout ce qu'il peut. En tout cas, beaucoup
tâcheronesque de l’entreprise (ainsi ce « rythme plus que Cacoyannis, qui aligne mollement les
intérieur » imposé par Vallone à ses camarades). effets de rigueur, question montage, photo et sen­
Un beau décor, certes, mais honteusement inem­ timents. Le tout imprégné du profond mépris que
ployé. Et une incapacité totale à diriger des acteurs, peut avoir pour les Cretois sous-développés un grec
abstraitement définis (Rooney - poivrot - terroriste surexposé. Un bon moment : Papas (trop vite,
irlandais, Silva-la Mort, etc.) une inaptitude extra­ hélas). — M. D.

BuHalo 'Bill, le héros du Far-West, film en Scope et L'invincibile cavaliere mascherato (L’Invincible
9 film s en couleurs de Solly V. Bianco, avec Gordon Scott, Cavalier noir), film en Scope et en couleurs de
italiens Mario Brega, Catherine Ribeiro. — Produit (avarié) Umberto Lenzi, avec Pierre Brice, Hélène Chanel,
des relations culturelles américano-italiennes. Depuis Danièle Vargas, Massimo Serato. — De l'aventure
que Cinecittà s'attaque à la mythologie U.S., ces haute en couleurs, Lenzi cherche très distraitement
derniers répondront-ils en cultivant, à leur tour, à décaper les lieux communs : siglo diez y siete
l'Ursus et le Maciste ? On ne sait, mais en atten­ franco-italianisé, méchant séducteur, jolie captive
dant, mieux vaut revoir ce vieux BufTalo glorifié et mystérieux justicier. Mais le film décape et
par Weliman et DeMille. — A. J. dépérit. A fuir comme la peste qui y sévit. — A. J.
Fantasmi a Roma (Les Joyeux Fantômes), film en Maciste e la regina di Samar (Maciste contre gli
couleurs d’Antonio Pietrangeli, avec Marcello Mas­ uomini hina, Maciste contre les homm es de pierre),
troianni, Sandra Milo, Eduardo De Filippo, Vittorio film en Scope et en couleurs de Giacomo Gentilomo,
Gassman. — Non, malgré la présence du célèbre avec Jany Clair, Alan Steel, Jean-Pierre Honoré. —
napolitain, ce n’est pas du De Filippo, pas même Nouvelle preuve de l'impossibilité d’appliquer une
du Camerini, mais bien du Pietrangeli. Si les pro­ politique suivie des auteurs de péplums : Maciste
ducteurs n’ont pas lésiné sur l’affiche, le résultat contre le fantôme était l'un des meilleurs de la
désole surtout par une désuétude sans charmes, un série, décoratif et surprenant. Ici, c ’est Gentilomo
cabotinage morne qui évoquent fâcheusement les qui joue au fantôme, parmi trois décors hideux,
canons de la comédie britannique, spécialiste incon­ quelques muscles avachis et des acteurs pour foire
testée des fantômes : il aurait mieux valu, pour les du Trône. —■ J.-A. F.
Italiens, ne pas convoiter de tels lauriers. — J.-A. F. // magnifico cornuto (Le Cocu magnifique), film
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d’Antonio Pietrangeli, avec Claudia Cardinale, Ugo 1960 à aujourd’hui nous montrent qu’il n’en est
Tognazzi, Bernard Blier, Philippe Nicaud, Paul Guers. rien. De janvier 60 à avril 63, on ne trouve en
Michèle Girardon. — Où la trahison, à force d’es­ effet que trois ou quatre de ces films, dont les
pionnage, se voit justifiée et, suprême traîtrise, se pionniers : Nuits d’Europe et Nuits du monde.
retournant contre elle-même, s’annule. Rien n'est Alors que depuis avril 63, il n’y a pas eu moins
vraiment faussé, donc tout est faux, y compris de douze films (un tous les deux mois) dont trois
Cardinale et Tognazzi, jamais pires, y compris la Renzo Russo. Les titres (français) tournent prin­
durée de chaque scène : doublée. Le grand prin­
cipalement autour de trois mots : Sexy, Interdit
cipe-piège du cinéma commercial européen (plus
on en remet, moins il en reste et plus ça dure ; et Nuit. Plus que jamais, quand vous en avez vu
ainsi que son corollaire : le plein par le vide) a un, vous les avez tous vus. — J.-P. B.
donc enfin cocuiié le cinéma latin : c’est le fiasco
Uomo délia valle maledetta (L’Homme de la vallée
du néo-commercialisme italien. -— J.-L. C.
maudite), film en couleurs de Omar Hopkins, avec
Le Petit Gondolier, film de Manuel Muroti, avec Ty Harden, Iran Eory, Peter Larry. — Ce ne sont
joselito. — Joselito jeune homme est très riche. pas les pseudonymes orientalo-anglais du générique
Il met des pantalons longs et regarde les jeunes qui américaniseront ce « western ». Cependant,
filles. Il fréquente aussi les blousons noirs et, dès avant de repartir solitaire comme dans un mauvais
qu’il voit que cela tourne mal, les dénonce à la « Lucky Luke », le héros mettra de l’ordre dans
police. Ce n’est plus seulement un sale gosse, mais le ménage désuni. 11 avait quand-même eu à faire
un dangereux fasciste. — J.-P. B. pour réussir, la miscegenation n’étant pas plus
tolérée chez les Blancs que chez les Indiens.
Sexy Show, film en Scope et en couleurs de Elio ___________________________________________J.-P. B.
Baletti, avec les Brutos, Suzanne Loret, Lilly Parker,
Annie Gorassini. — On peut croire que ce genre Il vangelo secondo Matteo (L’Evangile selon saint
de film italien sort régulièrement depuis une éter­ Matthieu). — Voir critique dans notre prochain
nité. Mais les « Listes des films sortis... » de début numéro.

4 film s Das Geheimnis der Chinesischen Nelk (F.BJ. contre Mord in Rio (Les Zingueurs de Rio), film de Horst
l’œillet chinois), film de Rudolph Zehetgruber, avec Haechler, avec Erika Remberg, Hellmut Lange, Gus­
allem ands Brad Harris, Dominique Boschero, Horst Frank, tave Rojo. — A Rio, les flingueurs sont avares, Ils
Maria Vincent. — Une heure et quelque trente
rognent sur tout. Pas de silencieux, ce joli tube
minutes de combats douteux... Coups de tête « télé­
phonés » et uppercuts vaseux ponctués par une qui fit le succès du premier James Bond. A la place,
batterie à la peau mal tendue. On singe les films un misérable mouchoir. Le film, lui aussi, sonffre
noirs ; tueur surmonté d’un feutre 1930 et Vénus de de ladrerie. Acteurs sans conviction et transparences
faubourgs cuissues et provocantes (la brune est miteuses. On attend un coin de peau, c’est un ballet
cruelle, la blonde innocente). Qui a volé le micro­ traditionnel qui survient. Das ist Kultur ! Un détail
film ? A la quatrième minute, ce n ’est un secret amusant cependant : le lanceur de couteaux s’en­
pour personne. — A. J. traîne sur une affiche de Lola. — G. G.
Dt?r Henker London (Le Bourreau de Londres),
film d’Edwin Zbonek, avec Hansjorg Felmy, Maria Scotland Yard contre le masque, film de Harald
Perschy, Dieter Borsche. — Un justicier sanguinaire, Reînl, avec Joachim Fuchsberger, Karin Dor, Elisa­
chef de cagoulards, et un sadique, sévissent à Lon­ beth Flickenschild. — En attendant la Renaissance
dres. Si les deux intrigues parfaitement incongrues (il était temps) du Cinéma germanique, annoncée
restaient parallèles, Zbonek se rapprocherait de Vera
Chytilova et son film y gagnerait. Malheureuse­ ici même par Delaliaye (Straub, etc.), reconnaissons
ment, il n’oublie pas de les relier ; c ’est le même que Reinl est le seul à insuffler aux entreprises
inspecteur qui enquête sur Les deux énigmes, et de commerciales allemandes, à défaut de talent ou de
plus, le sadique, c’est lui. Sachant tout, il ne vous rigueur véritables, du moins un certain esprit, parfois
reste plus aucune excuse pour aller constater la délirant, qui retrouve un peu la grâce des défunts
lourdeur de la réalisation. — J. B. sériais. On peut voir un Reinl par an. — A. J.

4 film s Girl in the Headliness (L'Etrange Mort de Miss Gray), Gu/is at Batasi (Les canons de Batasi), film en Scope
film de Michael Truman, avec Ian Hendry, Ronald de John Guillermin, avec Richard Attenborough,
anglais Fraser, Margaret Johnston, Keiron Moore, Natasha Flora Robson, John Leyton, Jack Hawkins. — Ver­
Parry. — L’assassinat d’un mannequin londonien sion française ou version, originale, pour une fois
nous conduit à voir beaucoup de vilaines choses : c’est la même chose : un état africain vit les
drogue, pédérastie, call-girls et sombres histoires de remous de l’indépendance dans l’interdépendance.
famille. Tout prend fin dans un cimetière sans Un sergent-major de l’armée des Indes, culotte de
intérêt, même pour celui qui les aime. Un bon-point peau ancien modèle, prend sur lui de défendre
h la musique, non qu’elle soit bonne, mais elle n’a toute la civilisation occidentale et les valeurs chré­
jamais rien à voir avec les images. — ].-P. B. tiennes, contre les méchants progressistes noirs. En
apparence la vieille baderne est moopée, mais au
Goldfinger (Goldünger), film en couleurs de Guy fond, Guijlermîn prend parti pour le colonialisme.
Marmiton, avec $ean Connery, Gert Froebe, Shirley O.N.U., travaillistes, et jeunes africains sont ridicu­
Eaton, Hcjnor Blackman. — Le seul terrain où l ’on lisés. Lps hommes parlent trop, les canons se taisent.
puisse envisager un tel film est celui de la sociolo­ M. M.
gie. Chacun y ayant été de sa glose, nous vous
épargnerons cependant la nôtre. Reste un cinéma
nouveau-riche, trompe-l'œil et plaqué or, puérile­ Murder Ahoi (Passage à tabac), film de George Pol-
ment fasciste, une métaphysique du gadget et, lock, avec Margaret Rutherford, Lionel Jeffries,
surtout, une effarante maladresse technique, allant Stringer Davis, Charles Tingwel), Norma Foster. —
jusqu’à faire regretter nos Hunebelle et Borderie. Strictement réservé aux amoureux fervents de la
De plus, les rares idées (de scénario) sont éventées sémillante Margaret, pas encore à l’agonie. Les
par la publicité, une fois encore supérieure au enquêtes de Lady détective se suivent et se ressem­
laborieux produit quelle a charge de vanter. blent, que Pollock, capitaine courageux, filme brita-
J.-A. F. niquement, sombrant avec son navire. — J.-A. F.
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2 film s Partisans contre S.S., film de Nikola Tanhofer, avec Le Triomphe des diqbles rouges, film en Scope et
Severin Bijelic, Bert SoÜar, Hermina Pipinic. — en couleurs de Z. Mitrovic, avec E. Karlowa, A.
yougoslaves Fait partie de la vaste catégorie de films de guerre Gavric. —■ Ajoute au précédent la couleur. Elle
(pas seulement yougoslaves) qui, en fait de bons n’est pas belle. — A. J.
sentiments et de mauvais cinéma nous a déjà tant
offert. Bref, encore un film piat de résistance, pour
spectateur vraiment très affamé. — A. J.

1 film ^03 Vici°sos {Interpol attaque), film de Enrïque histoire d’éternité, et l’enquête se perd dans les
^ . Carreras, avec Graciela Borges, Jorge Salcedo, Cocci- labyrinthes de la confusion, tandis que Coccinelle
argentin nelle. — Malgré la présence de Graciela, cette his- dévoile ses appâts définitivement féminins. —- J.-A. F.
toire de drogue et d’infâmie est loin d’être une

1 film Antigone, film de George Tzavellas, avec Irène en dehors de toute idée de Destin, on comprend
^ Papas, Manos Katrakis. — Tzavefîas, impitoyable, que la malheureuse, asphyxiée, se pende. — A. J.
grec emprisonne son héroïne dans des cadrages tels que,

1 film El Verdugo {Le Bourreau). — Voir critique dans


notre prochain numéro.
espagnol

1 film La Bourrasque. — Voir critique dans notre prochain


numéro.
soviétique

Ces notes ont été rédigées par Jean-Pierre Biesse, Jacques Bontemps, Jean-Louis ComolU, Michel Delahaye,
Jean-André Fieschi, Gérard Guégan, Albert Juross, Michel Mardore, Jacques Kivette.

Dans leur prochain n u m éro , les Cahiers d u Cinéma p ublieront des déclarations de
R ichard B ro o ks, B lake Edwards , F rank Tashlin...,
la suite d u journal de tournage des « C om m uniants » d ’In g m a r B ergm an , u n
débat entre six jeun es cinéastes japonais (Teshigahara, H ani , e tc .), les souvenirs de
Yoda Yoshikata sur M isoguchi K en ji, etc.

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