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Delphine Naudier
2001/4 no 44 | pages 57 à 73
ISSN 1150-1944
ISBN 2747520498
DOI 10.3917/soco.044.0057
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2001-4-page-57.htm
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RÉSUMÉ : Dans les années soixante-dix, parallèlement au mouvement des femmes, une par-
tie des écrivaines a revendiqué une spécificité féminine de l’écriture. Cet article montre com-
ment une identité sexuée stigmatisée s’est transformée en emblème d’une innovation esthéti-
que dans les rangs de l’avant-garde littéraire. Et en quoi « l’écriture femme » a été un enjeu
de classement entre auteurs féminins, et un moyen pour institutionnaliser la tendance « diffé-
rencialiste » minoritaire dans le champ féministe.
Le champ littéraire, comme tous les espaces de pouvoir, a toujours été un bastion
détenu par les hommes. Néanmoins, quelles que soient les périodes, de Christine de
Pisan à George Sand en passant par Louise Labé et Madame de Lafayette, les fem-
mes appartenant aux élites sociales et ayant bénéficié d’une certaine instruction ont
pu acquérir une visibilité au sein du monde des lettres. Pourtant, ces incursions de-
meuraient minoritaires à l’intérieur d’une économie de la valeur littéraire sexuelle-
ment marquée (Planté, 1989 ; Naudier, 2000), où l’opposition « style viril/ roman
sentimental » scelle les deux bornes de l’opposition entre le masculin et le féminin.
La stigmatisation des femmes de lettres s’est élaborée autour de la catégorie
« femme auteur », « bas bleu » (Planté, 1989). Ce marquage sexué amalgamant sous
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1. Je remercie Michèle Ferrand et Hervé Serry pour leurs éclairages et critiques au cours de la rédac-
tion de cet article.
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Ces auteures vont s’imposer dans les rangs de l’avant-garde littéraire en mettant au
cœur de leurs livres la revalorisation du féminin. Cette construction sociale et symbo-
lique de la légitimité des écrivaines a été édifiée à la fois en dénonçant la suprématie
masculine dans le monde des Lettres, et en définissant une ligne esthétique qui, théori-
sée, manifeste la possibilité qu’ont les femmes désormais d’occuper visiblement le ter-
ritoire littéraire.
Lutter contre le stéréotype de l’appartenance sexuée en la constituant en emblème
esthétique s’inscrit dans un contexte où un espace des possibles s’ouvre aux femmes.
D’une part, le contexte politique dominé par le mouvement féministe des années
soixante-dix permet de faire entendre l’expression de l’arbitraire des jugements mascu-
lins à leur endroit. D’autre part l’évolution même du champ littéraire où apparaissent
de nouvelles avant-gardes crée une brèche où le « féminin » peut être redéfini comme
subversif.
Nous examinerons le cadre de référence littéraire et intellectuel dans lequel
s’inscrivent ces auteurs ainsi que leur prise de position à l’égard du mouvement fé-
ministe. Puis nous verrons comment « l’écriture femme » s’est imposée au sein de
l’avant-garde littéraire. Enfin, nous nous attacherons à saisir en quoi cette appropria-
tion littéraire et théorique d’un discours sur le corps participe à l’institutionnalisation
de la tendance « différencialiste » minoritaire dans le champ militant.
Depuis les années cinquante, le champ littéraire est dominé par deux courants
d’avant-garde, l’existentialisme incarné par Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir et
le Nouveau roman porté par des auteurs tels que Nathalie Sarraute, Alain Robbe-
Grillet et Marguerite Duras. Le premier vise à défendre une littérature engagée qui
s’inscrit dans une filiation héritée de Zola depuis la fin du xixe siècle. Le second ras-
semble des auteurs ayant une démarche de recherche apparentée à l’art pour l’art. Elle
est perceptible chez les nouveaux romanciers mais également au sein du groupe Tel
Quel à partir des années soixante.
Ces courants littéraires accueillent dans leurs rangs des auteurs féminins bénéfi-
ciant d’une reconnaissance symbolique suffisante pour être affiliés à ces groupes. De
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2. Nous avons pris le parti de mentionner le prénom et le nom de l’auteur en son entier lors de la pre-
mière citation. Nous ne citerons ensuite que les noms.
3. Créé en 1958, ce prix couronne un roman, un récit ou un recueil de nouvelles exprimant un « ton
nouveau ». Les lauréates sont Colette Audry en 1962, Monique Wittig en 1964, Marie-Claire Blais
en 1966 et Hélène Cixous en 1969.
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féminins entre 1960 et 1969, nombre identique aux lauréates du prix Femina durant la
même décennie.
La concurrence entre ces avant-gardes tourne peu à peu à l’avantage du groupe Tel
Quel qui s’allie aux figures intellectuelles montantes telles que Jacques Derrida, Ro-
land Barthes, Michel Foucault et Gilles Deleuze. Leurs investigations intellectuelles
s’ajustent aux préoccupations politiques des années soixante, dominées par des mou-
vements sociaux et politiques nés en réaction aux guerres coloniales, mais portés éga-
lement par le courant marxiste qui dénonce les différentes formes d’oppression et de
domination. Pour Michel Foucault, « le rôle des intellectuels consiste, depuis un cer-
tain temps déjà, à rendre visible les mécanismes du pouvoir répressif qui se sont exer-
cés de manière dissimulée » (1994 : 772). Ainsi ses travaux sur la folie (1961) et sur le
langage (1966) fondent une critique de la raison et de la société bourgeoise. Ces re-
cherches ont en commun d’analyser et de contribuer à une analyse des différentes mo-
dalités d’exclusion desquelles émerge une réflexion sur l’altérité, la différence ou en-
core l’inconscient. Foucault, Deleuze (1968), Derrida (1967) ou Barthes (1953-1964-
1966), qui en sont les principaux représentants, recueillent les suffrages des généra-
tions qui accèdent aux études supérieures au début des années soixante (Pinto, 1991 :
70). Ils se font les vecteurs d’une pensée dite « subversive » dont les manières
d’appréhender le monde social sont articulées à une volonté de déconstruction des ca-
tégories binaires classiques qui ont conforté la « société bourgeoise ».
En mai 68, dans le champ littéraire, une fraction d’écrivains rassemblés autour du
groupe Tel Quel promeut l’idée d’une subversion de l’ordre social non par un enga-
gement politique mais par l’écriture à qui est attribuée une « fonction de transforma-
tion sociale » (Nouvelle Critique, n° 12, mars 68). L’adhésion à la croyance d’une ré-
volution symbolique fondée sur une remise en question du langage répond au mot
d’ordre lié à la subversion des valeurs bourgeoises, mais circonscrit également
l’espace de l’avant-garde à celui de la recherche esthétique garante de leur légitimité.
Avant d’être politique, engagé sur le terrain des luttes sociales, l’investissement majeur
consiste à rappeler la suprématie d’une révolution esthétique portée par les écrivains.
La revalorisation du concept d’altérité réhabilite les comportements considérés
comme déviants tels que l’homosexualité et la schizophrénie (Lacan), la folie (Fou-
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4. Le numéro de Partisans, n°54-55, juillet- octobre, 1970 intitulé Libération des femmes : année 0
marque l’émergence du mouvement féministe. Parmi les auteurs figurent notamment Christine Du-
pont (Delphy), Emmanuèle Durand (de Lesseps) et Christiane Rochefort. Ces différentes contribu-
tions amorcent un travail de réflexion critique sur les rapports de domination hommes/femmes. El-
les permettent de souligner la singularité des luttes à conduire par les femmes. Ce numéro atteste
d’une évolution du féminisme à partir de cette date. A la fois « année zéro » rend compte de la mé-
connaissance des luttes féministes passées mais en même temps révèle la volonté de prendre ses
distances avec un féminisme jugé trop timoré. (Ch. Bard, 2001 : 171)
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les femmes. Dans le sillon du mouvement étudiant, les femmes identifient et mettent
en relief la spécificité de leur domination au sein du monde social. Les féministes
dénoncent en effet les valeurs privilégiées par la société : « efficacité, rationalité,
compétition, réussite, domination violence… [considérées] volontiers comme carac-
téristiques masculines » (Picq, 1997 : 220). Le mouvement des femmes, qui se struc-
ture progressivement, vise « l’abolition du patriarcat comme du capitalisme, la dis-
parition des rapports d’oppression, d’exploitation, d’aliénation et la fin de la bipola-
risation entre les sexes » (Picq, 1997 : 220).
Si la dénonciation de la domination masculine est largement partagée, dès le
milieu des années soixante-dix, deux tendances divergent quant aux conduites
à tenir et aux manières de revendiquer la place des femmes dans la société.
S’opposent ainsi les « différencialistes » et les « égalitaristes ». Les premières,
plus proches de disciplines telles que les lettres modernes, la linguistique, la
psychanalyse ou encore l’esthétique, analysent « la société patriarcale comme
un déni des différences de sexe au profit de la seule masculinité, déni qu’il
conviendrait de démystifier pour faire apparaître dans toute leur splendeur les
spécificités propres à chaque sexe et montrer l’équivalence de leurs valeurs
respectives », tandis que les secondes, se réclamant davantage des sciences
humaines et sociales, soutiennent que les différences sont « dénuées d’effets
autres que purement mythiques ou idéologiques, n’ayant d’importance qu’à ti-
tre de base pour la pratique et la justification de la domination masculine. »
(Dhavernas-Lévy, 1995 : 382)
Du côté des femmes écrivains, des plus avant-gardistes aux plus réactionnaires,
est volontiers adopté un discours dénonciateur de la domination masculine, mais ce-
la ne signifie pas une adhésion au féminisme. Certes, la contestation des femmes
vis-à-vis de l’institution littéraire dénonce les hommes comme seuls détenteurs des
canons esthétiques (Marini 1990, 1992), mais elle révèle également une opposition
entre femmes auteurs qui n’envisagent pas la lutte sous le même angle, en raison no-
tamment de leurs conceptions divergentes concernant l’activité d’écrivain. Cet anta-
gonisme va apparaître avec une plus grande acuité lors de la mise au jour d’une
« écriture féminine ». Il va en outre révéler une concurrence entre auteures recon-
nues selon que leur entrée dans la carrière des Lettres est ancienne ou récente.
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La question du marquage sexué de l’écriture a divisé les femmes les plus dotées
culturellement. Les plus anciennement installées dans le champ (Marguerite Your-
cenar, Simone de Beauvoir, Nathalie Sarraute…) ont subi tout au long de leur trajec-
toire son acception péjorée. La littérature féminine était définie comme un particula-
risme excluant de la littérature universelle, donc considérée comme mineure. Ainsi
Simone de Beauvoir exprime son rejet du marquage sexué : « Quand j’ai commencé
à écrire, nombreuses étaient les auteurs féminins qui refusaient d’être classées préci-
sément dans cette catégorie. (…) Nous rejetions la notion de littérature féminine
parce que nous voulions parler à égalité avec les hommes de l’univers tout entier.
(…) De même aujourd’hui, l’écriture au féminin n’atteint qu’un petit cercle
d’initiées. Elle me paraît élitiste, destinée à satisfaire le narcissisme de l’auteur et
non à établir une communication avec autrui » (Ophir, 1976 : préface). La question
du « féminin » anime une guerre de position entre femmes au milieu des hommes.
Ces divergences montrent comment peut se négocier différemment l’appartenance
sexuée, en même temps qu’elles rendent compte d’une conception différente de
l’activité d’écrivain actualisant la concurrence entre générations. Ce qui permet de sai-
sir pourquoi des auteurs tels qu’Annie Leclerc, Hélène Cixous, Xavière Gauthier, pu-
bliées dès la fin des années soixante, vont au contraire jouer de cette différence sexuée.
En se mobilisant sur la question du « féminin », dans le champ littéraire, des in-
tellectuelles et des écrivaines vont s’affronter sur la définition à donner de la
« femme », en termes symboliques mais aussi en termes d’insertion au sein de cet
espace social occupé traditionnellement par les hommes. La révélation des méca-
nismes sociaux et symboliques qui servent de support à l’oppression des femmes
(Delphy, 1970) et à la reproduction de leur situation de dominées aboutit à une inter-
rogation fondamentale sur la sexuation de la société et la redéfinition des limites des
territoires attribués selon les sexes. Or, l’analyse de cette construction de la division
sexuelle et sociale, parce qu’arbitraire et naturalisée, est portée au jour par des fem-
mes qui, dotées des mêmes diplômes que les hommes et participant aux mêmes ins-
tances (universitaires, littéraires), négocient leur droit d’occuper l’espace intellectuel
et littéraire en imposant progressivement de nouvelles aspirations. La légitimité de
leurs titres leur procure les armes suffisantes pour ne plus « céder » à la domination
masculine sociale et symbolique en s’insérant dans la vie active. La part des femmes
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5. Née en 1940, enseignante en philosophie, Annie Leclerc est publiée pour la première fois dans Les
Temps modernes en 1967 et chez Gallimard, grâce à l’entremise de Simone de Beauvoir la même
année. Mariée avec N.Poulantzas, elle dispose d’un réseau de relations très inséré dans les milieux
intellectuels et de l’édition. Ses prises de position plus proches de la tendance « différencialiste »
bien qu’elle soit publiée chez Grasset lui valent une rupture de ses liens avec S.de Beauvoir. Cf.
A.Leclerc, Origines, Grasset, Paris, 1988.
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Le « féminin » devient une arme pour ces femmes au moment où elles accèdent
aux institutions qui leur ont été progressivement ouvertes dans le cadre de
l’évolution propre à l’histoire sociale de l’institution scolaire intégrant peu à peu les
filles (Baudelot/Establet, 1992 ; Lagrave, 1992). Ces auteures figurent parmi les co-
hortes féminines pour qui l’accès aux études supérieures devient la norme. Elles
s’inscrivent souvent dans des disciplines en cours d’institutionnalisation (sociologie,
lettres modernes…). En 1957-1958, 57,8% des effectifs de la filière lettres-sciences
humaines sont féminins 7. En 1967, 72,42% des candidats ayant obtenu la licence de
lettres modernes sont des femmes, et elles composent 41,2% de l’effectif obtenant
celle de sociologie 8.
Le « féminin » en écriture va dès lors être un moyen pour une partie des auteurs
féminins majoritairement universitaires de se placer sur l’échiquier de l’avant-garde
littéraire en mobilisant un discours dénonciateur et en justifiant esthétiquement leur
choix du thème de l’identité féminine.
Cette volonté de réhabilitation s’exprime par une déclinaison du slogan féministe
« mon corps m’appartient » exprimant, dans le champ militant, la volonté des fem-
mes de s’approprier les moyens de contrôle de leur fécondité et de leur sexualité.
Volonté qui, outre le fait de dénoncer le viol et les violences conjugales comme un
crime, permet par la reconnaissance du droit de disposer de son propre corps d’éta-
blir la « désassimilation de la femme et de la mère qui libère les femmes de
l’inégalité avec les hommes » et tend à entériner que « dorénavant, il est entendu
qu’une femme peut dire ‘je’ » (Tahon, 2001 : 66). Cette traduction littéraire des re-
vendications féministes est érigé au rang de thématique esthétique subversive. Cette
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6. Sur un échantillon de 80 féministes « historiques », « 66 d’entre elles sont diplômées d’études supé-
rieures, dont plus de 40 au niveau du doctorat », in Françoise Picq, Le Mouvement de libération des
femmes et ses effets sociaux, ATP-CNRS, Paris, 1987.
7. Annuaire statistique de la France, 1959.
8. Statistiques des examens subis et des diplômes délivrés en 1967.
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9. Le Prix Médicis créé en 1958 couronne des romans d’un ton nouveau, autrement dit défend des
conceptions littéraires d’avant-garde. Le jury est composé d’une majorité d’auteurs issus du Nou-
veau Roman.
10. Souligné par Hélène Cixous.
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distingue en rien de l’écriture masculine, et qui soit occulte la femme, soit reproduit
les représentations classiques de la femme (sensible – intuitive – rêveuse, etc.) »
(Cixous, 1975 : 42). L’usage du terme « d’écrivante » extrapole la définition donnée
par Barthes. Sous ce terme sont confondues les auteures engagées et les romancières
édifiant des personnages féminins stéréotypés. Le caractère distinctif de l’imposition
de cette innovation esthétique centrée sur une spécificité féminine implique de se
défaire de cette acception péjorée mais en même temps de se distinguer littéraire-
ment des autres écrivain(e)s contemporains.
Plus que la défense d’une idéologie de la différence des sexes fondée en nature,
l’appropriation théorique et esthétique du « féminin » est un des moyens, résultant
en partie de la logique des assignations sexuées, d’être identifié dans l’espace litté-
raire d’avant-garde. En effet, cette construction distinctive est plus liée à la volonté
de marquer un territoire symbolique que de définir une fois pour toute la fixité des
identités sexuées et d’en saisir le contenu, comme le note Xavière Gauthier 11 : « Il
est clair que de cette supposée “écriture-de-femmes”, aucune d’entre nous ne peut
prétendre en détenir la définition ou les caractéristiques. Mais implicitement, confu-
sément, nous nous en faisons une certaine idée, puisque souvent dans nos critiques
intervient le fait qu’“on ne dirait pas que c’est écrit par une femme”, même si ça ra-
conte des histoires de femme » (Sorcières, 1978 : 3). Fonder cette codification est
d’autre part refusé : « Impossible de définir une pratique féminine de l’écriture,
d’une impossibilité qui maintiendra car on ne pourra jamais théoriser cette pratique,
l’enfermer, la coder, ce qui ne signifie pas qu’elle n’existe pas. Mais elle excédera
toujours le discours qui régit le système phallocentrique » (Cixous, 1975 : 45). Le
« féminin », la « femme » portés en emblème n’ont pas de contenu définitif, au
contraire, leur expression autorisée réside en leur fluidité, leur malléabilité qui per-
met leur extension à plusieurs registres :
« s’il y a un propre de la femme c’est paradoxalement sa capacité de se dé-
proprier sans calcul : corps sans fin, sans “bout”, sans “parties” principales, si
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11. Née an 1942, titulaire d’un doctorat en esthétique, elle publie sa thèse Surréalisme et sexualité en
1971 chez Gallimard. En 1974, les éditions de Minuit publient ses entretiens avec M.Duras sous le
titre Les Parleuses. Militante féministe, elle fréquentait les assemblées qui se tenaient aux Beaux-
Arts. La difficulté à publier ses poèmes, genre dans lequel elle aurait souhaité être reconnue, la
conduit à être publiée par Antoinette Fouque en 1974 (Rose saignée). Proche des milieux d’avant-
garde, elle participe au numéro « Luttes de femme », Tel Quel 58, 1974 après qu’un dossier consa-
cré à l’écriture féminine commandé par le journal Le Monde fut finalement refusé par Jacqueline
Piatier qui ne soutenait pas cette orientation. Elle fonde la revue Sorcières en 1977.
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12. Née en 1945, elle enseigne l’économie dans un lycée technique. Ses premiers livres ont été publiés
aux éditions de Minuit (Les Prunes de Cythère, 1975, Mère la mort, 1976, Les Doigts du figuier,
1977). Après une publication en 1982 aux éditions du Seuil, Le Corps défunt de la comédie, ses
cinq livres suivants sont édités aux éditions Des Femmes à partir de 1984 jusqu’en 1990. En 1989,
elle publie La Pensée corps, dictionnaire où elle définit sa propre pensée à partir de néologismes
qui vise à révéler sa « pensée alternative à la logique rationnelle ». Après cette date, elle n’est plus
éditée par cette maison, connaît des difficultés pour être publiée comme l’indique l’espacement et
les lieux d’édition qui soulignent son éloignement du centre du dispositif éditorial parisien. Elle bé-
néficie d’une reconnaissance au sein des départements de littérature (M.Marini lui consacre un sé-
minaire en 1984 à Paris 7) et d’études féminines au Canada et aux États-Unis.
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13. Née en 1943, elle est diplômée de l’École du Louvre. Après sept ans passés hors de France, elle
publie son premier livre Retable : la rêverie aux éditions Des Femmes en 1974. Elle est ensuite pu-
bliée aux éditions du Mercure de France, J-J.Pauvert, Stock, Ramsay, Flammarion. Elle publie en
1992, Le Corps et le verbe, la langue en sens inverse, Presses de la Renaissance, un ouvrage théori-
que qui analyse la négation et le refoulement du corps dans la littérature. Cet essai, commande de
l’éditeur, souligne la poursuite de ses recherches esthétiques concernant l’écriture du corps.
14. Souligné par l’auteur.
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Bien que minoritaire dans le champ militant, cette tendance met en place un dis-
positif symbolique qui s’appuie sur des institutions : Maison d’édition Des Femmes,
revues comme Sorcières ou encore un département d’études féminines à Paris VIII
qui installent les femmes dans les circuits dominants d’avant-garde. Les critiques
dont elles font l’objet dans le mouvement des femmes sont compensées par les in-
vestissements qu’elles réalisent dans le champ intellectuel où elles obtiennent une
réelle visibilité. A cet égard, Hélène Cixous saisit diverses opportunités. Elle dirige
un numéro des Nouvelles Littéraires (1976) et publie successivement deux livres en
collaboration, La Jeune née (1975) avec Catherine Clément, et La Venue à l’écriture
(1977) avec Madeleine Gagnon et Annie Leclerc. Un ajustement s’effectue entre les
aspirations des femmes appartenant aux élites culturelles et leur position acquise au
sein de l’espace social. Elles inventent dès lors un discours, produisent une réflexion
en participant à la production de données théoriques et littéraires du fonds de
connaissances dans lequel elles baignent et prennent pour option de se placer exclu-
sivement au sein de ces espaces.
Prôner l’existence d’une écriture féminine s’inscrit dans une stratégie program-
matique de la tendance « différencialiste » qui a la possibilité de marquer sa pré-
sence dans le champ éditorial. Le discours sur la spécificité féminine est dès lors
l’argument majeur permettant de justifier la création d’un espace exclusivement ré-
servé aux femmes. En 1973, par la fondation de leur maison d’édition, Antoinette
Fouque et son entourage reconvertissent leur capital militant initial en se démar-
quant du mouvement de libération des femmes : « Ce n’est pas une maison
d’édition “féministe” (…), et la proposition qui s’adresse aux femmes ne s’adresse
pas seulement à celles qui ont “pris conscience” ou qui sont d’accord. Ce n’est pas la
maison du MLF mais celle des femmes… Il s’agit de faire apparaître une écriture
spécifiquement de femmes, non pas féminine, mais plutôt femelle » (Catalogue édi-
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Delphine NAUDIER
CSU/IRESCO
delphine.naudier@libertysurf.fr
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RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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