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Université de Limoges
Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Je souhaiterais aussi remercier ici Mme le Professeur Cristina Álvares ainsi que Mme le
Professeur Rosário Girão, de l'Université de Braga, tout d'abord pour la chaleur de leur
accueil, mais aussi pour le temps précieux qu'elles sont parvenues à m'accorder.
À un titre plus personnel, je tiens aussi à remercier mes parents pour leur indéfectible
soutien, ainsi que Florian et Sébastien, pour avoir encore le courage de me supporter après
tant d'années de fraternité.
« Kosmopolites eimi »
- au corpus des œuvres étudiées. Dans ce cas nous les avons intégrées le corps
de notre développement, et en avons indiqué la traduction dans nos éditions de
référence en note de bas de page ;
- au corpus critique qui n'a jamais fait l'objet d'une traduction française.
Situation pour laquelle nous avons procédé à la traduction des extraits, que nous
avons ensuite reproduits en note de bas de page.
« J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des
personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus
sûrement toutes les proportions de l'ensemble »1. Extraite du Journal d'André Gide2, et
datant de 1893, voici le début de la citation la plus célèbre dans le domaine des études
centrées autour de la question d'un procédé qui ne manque pas de surprendre tant le lecteur
expert que le lecteur profane : la mise en abyme. Surprenante, elle l'est par son raffinement,
par les détours qu'elle peut prendre pour s'exprimer, ou au contraire par la discrétion qu'elle
peut adopter afin de faire sentir ses effets. Entre magie du texte et perversité d'auteur, la
mise en abyme ne peut manquer d'interroger le sujet même qui la compose, en d'autres
termes le texte, et jamais rien d'autre que le texte, si l'on excepte bien sûr ses avatars, ses
points de fuite, que sont les instances qui le produisent, auteur, lecteur, scripteur peut-être.
Mais quel intérêt y aurait-il à démythifier d'emblée un procédé en introduction à une étude
qui se propose d'éclairer sa complexité ?
Assurément, il peut paraître désinvolte de décliner, aux premiers abords, les phrases
mêmes qui en ont précisé le sens, qui ont les premières tenté de cerner un horizon
conceptuel permettant une réelle avancée critique de la compréhension du phénomène en
question. On se souviendra alors que, après quelques exemples dont l'imperfection est
soulignée par André Gide, est formulée pour la première fois en littérature la métaphore
par analogie avec ce procédé de l'art héraldique, la mise en abyme, qui consiste en
l'insertion au centre d'un blason d'un second blason, plus petit et par conséquent se trouvant
comme enclavé dans le premier. Seulement, la formule gidienne n'est pas destinée, en un
premier temps du moins, à caractériser le procédé tel que l'on peut l'envisager
communément, et très largement, dans le domaine des études littéraires. Il s'agit avant tout
d'un outil servant ici à nourrir un projet d'auteur : c'est la raison pour laquelle Gide précise
1 GIDE André, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 41.
2 On se reportera en Annexe 1, afin de trouver la citation complète telle qu'elle est habituellement
récupérée par la critique.
7 RICARDOU Jean, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 89.
Afin de soutenir notre réflexion, nous avons choisi de rassembler trois œuvres issues
de sphères culturelles différentes telles que sont Le Portrait de Dorian Gray (The Picture
of Dorian Gray) d'Oscar Wilde, publié en 1891 ; le roman Gestes et opinions du docteur
Faustroll, pataphysicien d'Alfred Jarry, écrit entre 1897 et 1898 et publié pour la première
fois de façon posthume en 1911 ; La Confession de Lúcio (A Confissão de Lúcio), de Mário
de Sá-Carneiro, paru en 1914. Un tel regroupement peut tout d'abord se justifier par la
proximité des œuvres dans le temps, ce qui va nous permettre de saisir notre problème au
sein d'un bain synchronique précis, et ainsi de le circonscrire dans le temps de manière
claire. De plus, l'appartenance de chaque auteur à une sphère culturelle différente,
respectivement l'Angleterre, la France et le Portugal, va nous permettre d'évaluer la portée
de notre objet d'étude selon une perspective qui se veut résolument ouverte. Nous tendrons
ainsi à définir les qualités propres à la modernité littéraire selon une approche ouvrant déjà
sur l'évaluation de la question suivant un angle européen. Seulement, au-delà de leur
appartenance à la même période historique, ces œuvres présentent toutes trois une autre
caractéristique qui va d'ailleurs constituer l'objet principal de notre réflexion : le recours au
procédé de la mise en abyme. En effet, ces textes aménagent une grande place à la
représentation du motif de l’œuvre dans l’œuvre tel que nous nous appliquerons bientôt à
le définir. Avant cela, il convient toutefois d'introduire l'intrigue des œuvres, qui sont autant
de révélateurs de ce phénomène.
8 Cette structure est admirablement mise en lumière dans LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray,
Oscar Wilde : le double miroir de l'art, Paris, Ellipses, coll. « Marque-page », 2000.
9 Simple détail de zoologie jarryque : on observera que l'expression est pléonastique. Le papion, nom
commun à plusieurs espèces de l'ordre des primates, est par nature un singe cynocéphale, autrement dit,
littéralement, « à tête de chien ».
10 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, édition
établie et commentée par le Collège de 'Pataphysique, Paris, Éditions de La Différence, 2010, p. 424.
Afin d'amorcer notre réflexion, et après une mise au point terminologique, nous nous
proposerons de montrer la manière selon laquelle le roman moderniste apparaît au sein
d'un contexte complexe. Cela impliquera en un premier temps l'étude des environnements
esthétiques qui ont vu naître les trois œuvres de notre corpus, ce dans chacune des trois
aires culturelles que nous allons aborder. Nous intéresserons ensuite à la manière dont le
roman moderniste intègre en son sein les acquis de la modernité, spécifiquement grâce à
l'étude des différents procédés micro-structurels qui sont révélateurs d'une certaine
tendance du langage à se clore sur lui-même, à tourner autour de son propre objet. Partant
de là, il sera plus aisé pour nous d'envisager la mise en abyme comme une réalisation
Dès lors, c'est la question de la réflexivité qui sera engagée, et il sera pertinent
d'envisager la mise en abyme en sa qualité de dispositif spéculaire, en somme comme un
embrayeur extrêmement performant de réflexivité. Ce sera alors l'occasion d'envisager les
spécificités dont elle se dote lorsqu'elle prend pour support un objet actantiel de l'intrigue,
tel un personnage, un objet de quête, ou un point de médiation. Saisies comme objet, nous
nous apercevront alors que les occurrences de la littérature au sein de la littérature
introduisent d'une certaine manière la question de l'intertextualité. Ce sera là une bonne
occasion de réfléchir au statut théorique de la question en rapport avec le phénomène de la
mise en abyme, problème peu abordé par la critique et que nos trois romans posent de
manière particulièrement éclairante. Suite à cela, nous étudierons les rapports entre mise en
abyme et personnage, dans un rapport autre que purement actantiel cette fois, dans la
mesure où notre hypothèse sera celle d'une fragilisation de l'instance en question qu'il
s'agira d'éclairer au regard de l'influence des structures en abyme. C'est en relation avec
cette fragilisation que nous aborderons la question du double et de sa fonction dans nos
romans. Ce sera aussi l'occasion d'aborder celle du rapport entre dédoublement et
métadiscours, rapport mis en lumière par Denis Mellier dans ses travaux 11, dont nous
discuterons les thèses au regard des textes qui sont l'objet de notre étude.
11 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, Paris, Éditions Kimé, coll. « Détours
littéraires », 2001.
13 Ibid. p. 23.
Nous traduisons de l'anglais :
« The term has been used to cover a wide variety of movements subversive of the realist or the romantic
impulse and disposed towards abstraction (Impressionism, Post-Impressionism, Expressionism, Cubism,
Futurism, Symbolism, Imagism, Vorticism, Dadaism, Surrealism) ; but even these are not [...] all
movements of one kind, and some are radical reaction against others ».
14 PAZ Octavio, Point de convergence. Du romantisme à l'avant-garde, In : Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 925.
15 JAUSS Hans Robert, « La 'modernité' dans la tradition littéraire », In : Pour une esthétique de la
réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 173-229.
C'est là que le mot « moderniste » nous vient en aide. Son suffixe -iste serait alors
l'expression, non plus seulement d'appartenir à la modernité, à l'époque, à l'histoire, mais
de faire de la modernité. Ainsi, si l'on désigne par « moderne » cette période de l'histoire
(« les temps modernes »), lorsque l'on parle de période « moderniste », nous comprendrons
immédiatement qu'il est fait référence à cette conception de l'art comme défi à toute
autorité canonique classique. Le terme se connote donc d'un certain sens axiologique. Il est
donc pertinent de penser que le modernisme est identifiable par une démarche commune à
toutes les œuvres qui en font partie, et ce au delà des différences clamées par les divers
mouvements artistiques qui ont foisonné durant cette période. Si l'on suit Clement
Greenberg, « l'essence du modernisme, c'est d'utiliser les méthodes spécifiques d'une
discipline pour critiquer cette même discipline, non pas dans un but de subversion, mais
pour l'enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre »18. Ainsi,
nous aurons compris ici que l'axiologie moderniste s'attaque à la dimension formelle de
l’œuvre, et offre donc par là un regard autoréflexif sur elle. C'est d'ailleurs ce que souligne
François Gallix, dans son étude intitulée Le Roman britannique du XXè siècle : « le
16 Ibid. p. 177.
17 Ibid.
18 Clement Greenberg cité par Antoine Compagnon dans :
COMPAGNON Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 66.
Nous aurons l'occasion de le remarquer tout le long de notre étude, la portée d'une telle
affirmation dépasse largement le cadre de l'esthétique symboliste. En effet, en tant que
mouvement, le symbolisme regroupe une pléthore d'auteurs aux singularités affirmées,
souvent rattachés à cette esthétique a posteriori par la critique. Cela implique que ces
auteurs ne se sont pas toujours eux-mêmes déclarés comme appartenant à la mouvance
symboliste. Dès lors, on peut aussi remarquer que ces auteurs que l'on estampille de
l'épithète de symboliste ont, par leurs pratiques d'écritures, par leurs recherches, participé à
la grande marche de la modernité littéraire, dont le symbolisme est une expression à part
entière. Dans ce contexte, et c'est une remarque à laquelle tout émetteur de réserve face à
l'intégration des œuvres d'Oscar Wilde ou d'Alfred Jarry à un corpus qualifié de
« moderniste » devra bien réfléchir, certains auteurs tendent déjà à préparer les grandes
recherches des avant-gardes européennes, telles qu'elles fleuriront dans l'Europe des années
1910 et au-delà. Dès lors, si l'on accepte un tel constat, il est devient évident que
l'affirmation de Gorceix s'applique à des auteurs qui ont déjà intégré les acquis des
21 On retrouvera la synthèse de cet exposé en Annexe 2, sous forme de tableau afin d'en offrir une
présentation plus claire.
À ces trois grands types de réflexions succèdent, à un niveau inférieur, cinq types de
mises en abyme. La mise en abyme fictionnelle fonctionne en « dédoublant le récit dans sa
dimension référentielle d'histoire racontée »25. La mise en abyme énonciative s'applique,
quant à elle, à « rendre l'invisible visible »26, et s'exprime selon trois possibilités : « 1) la
'présentification' diégétique du producteur ou récepteur du récit, 2) la mise en évidence de
la production ou de la réception comme telles, 3) la manifestation du contexte qui
conditionne (qui a conditionné) cette production-réception »27. La mise en abyme textuelle
fonctionne en « réfléchissant [le récit] sous son aspect littéral d'organisation signifiante »28,
et tend ainsi à « représenter une composition »29. La mise en abyme métatextuelle mime
quant à elle le mode de fonctionnement du récit, « sans pour autant mimer le texte qui s'y
conforme »30. Enfin, la mise en abyme transcendantale a pour particularité de « révéler ce
qui transcende […] le texte à l'intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce
qui tout à la fois l'origine, le finalise, le fonde, l'unifie et en fixe les conditions a priori de
possibilité »31.
Nous ne discuterons pas cette classification, qui nous paraît pleinement pertinente et
fonctionnelle dans le traitement méthodologique des occurrences de la mise en abyme qui
nous occupent. Nos développements ultérieurs tendront à le montrer. Cependant, et nous
avons déjà effleuré le problème, les efforts de Lucien Dällenbach fournis en vue de
circonscrire au plus près le phénomène ne nous donnent pas entière satisfaction. Le
principal problème réside dans la formulation d'une définition de la mise en abyme, qui
demeure relativement étroite : « est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant
l'ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse »32. Le fait que la mise
en abyme soit définie comme un « miroir interne » ne pose nul problème, c'est d'ailleurs là
que réside sa caractéristique fondamentalement spéculaire. En revanche, le fait que ce
miroir doive réfléchir « l'ensemble du récit » rétrécit le champ d'application du terme, et il
est bien étrange de ne définir comme des figures en abyme que des fragments textuels, des
représentations de textes donnés comme tels, à l'image de ceux présents dans n'importe
quel récit à tiroir. On conviendra cependant que cette définition s'applique à merveille au
corpus étudié par le critique dans son essai, qui regroupe des œuvres appartenant au
Nouveau roman, dont les écrivains ont beaucoup pratiqué la mise en abyme conçue selon
un tel modèle. Mais si nous utilisons ici abondamment le terme de « figures en abyme »,
c'est que nous avons choisi de prendre en considération d'autres dimensions du phénomène,
que l'étude de Dällenbach n'exclut d'ailleurs pas, mais dont elle ne précise pourtant pas
avec précision le statut.
La conception que nous défendons est proche de celle qu'évoque Jean Regazzi dans
son étude intitulée L'Expérience du roman, lorsqu'il avance que mise en abyme et récit
spéculaire sont « deux métaphores majeures pour désigner une infinité de cas de figure où
des éléments internes à la fiction la reflètent en tant que telle, renvoient à ses conditions
d'élaboration et de réception, à son auteur comme à ses lecteurs, représentés à des degrés
divers par les personnages, l'action, le sujet ... »33. On le voit bien, le sens insufflé au
concept de mise en abyme se rapproche beaucoup plus de l'usage que l'on en fait
communément, sans pour autant vulgariser à outrance et perdre de vue ce qui le fonde. On
32 Ibid. p. 52.
33 REGAZZI Jean, L'Expérience du roman, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 9.
Une notion utile pour cerner de telles manifestations reste celle d'iconicité, telle que l'a
développée Mieke Bal dans son célèbre article « Mise en abyme et iconicité », donnant lui-
même une lecture critique de l'ouvrage de Dällenbach. Empruntant la notion à Pierce, il en
est donné la définition suivante : « l'icône est un signe qui dénote son réfèrent par
ressemblance »35. Plus loin, le critique établit le constat que la mise en abyme fonctionne
sur des bases analogues, celles de la ressemblance avec l'élément en abyme. Dès lors, il est
évident que c'est ce rapport de ressemblance, emprunté à la notion d'icône, et dont on sent
tout l'aspect modulaire, tous les degrés divers qu'il peut recouvrir, qui va déterminer
l'aspect spéculaire de la mise en abyme. C'est ce rapport de proximité de la représentation
produite par le texte avec un référent, identifiable à une figure elle-même rattachable, à des
degrés divers, à l'univers de l’œuvre et de sa création, qui va déterminer la présence d'une
mise en abyme. On s'accordera donc avec Jean Ricardou pour affirmer, aussi, que « tout ce
qui se plaît, dans le texte, à établir avec quelque insistance une relation de similitude a-t-il
tendance à jouer, fût-il partiel, fût-il fugace, un rôle de mise en abyme »36.
Seulement, cette insistante relation de similitude dont il est ici question ne naît pas
d'un hasard de la lecture. Si l'on peut en dégager l'existence au travers de ce phénomène
d'actualisation du texte et de son sens qu'est la lecture, c'est que l'élément en question se
trouve doté d'une surcharge sémantique qui nous permet d'identifier son caractère
37 On comprendra ici que le changement de paradigme que nous désignons est celui qui induit le passage de
la fiction à la réalité dont elle s'applique à donner une représentation.
1.1 La contextualisation historique des œuvres permet d'en cerner les esthétiques
Avant de nous plonger complètement dans l'étude des œuvres de notre corpus, il
convient en premier lieu d'aborder le contexte esthétique dans lequel elles ont été
produites. Il n'y a que de cette manière que l'on pourra véritablement saisir leur profonde
originalité, mais aussi le rôle que chacune a pu jouer dans son environnement particulier.
Étant la plus ancienne des œuvres de notre corpus, Le Portrait de Dorian Gray naît au
sein d'un contexte de rupture. C'est ce que nous allons chercher à montrer ici. En effet, il
peut paraître au premier abord bien hardi, ou peut-être bien inconséquent, d'intégrer un tel
roman à un groupement de textes que l'on désignera sous le nom de « moderniste ». Il
aurait été bien plus commode, dira-t-on, de prendre des précautions en choisissant, comme
la tradition critique semble avoir l'habitude, d'en faire un roman symboliste. Il s'agit d'un
choix que l'on pourrait difficilement contester, et d'ailleurs, Oscar Wilde (1854 - 1900) fut
lui-même l'ami des symbolistes, dont les problématiques se rapprochaient des siennes.
Nous ne chercherons pas à discuter ce point.
Au contraire, ce qui nous parait pertinent d'affirmer et de mettre en valeur, c'est la
manière selon laquelle ces œuvres se sont trouvées saisies dans l'émergence des
modernismes européens, dont elles participent indéniablement. Si l'on s'attarde alors à la
question des modernismes anglo-saxons, on remarque qu'ils s'organisent autour de
Si, comme l'affirme George Steiner, « Wilde est l'une des vraies sources du ton
moderne »39, c'est aussi parce que son œuvre s'inscrit au sein d'une époque dont la
complexité demeure parfois difficile à démêler, et qu'elle s'y exprime de manière
singulière. En effet, la plus grande partie du XIX è siècle, dans la littérature britannique, est
dominée par le roman de mœurs ou le roman social, suivant le modèle devenu canonique
de Charles Dickens. Fortement inspiré des pratiques du roman historique de Walter Scott,
mais débarrassé des effusions romantiques qu'il pouvait suggérer, le roman social intègre à
la matière romanesque tout un contexte politique, social et moral, caractéristique de l'ère
victorienne. Dès lors, on aura affaire à un genre fortement travaillé par les diverses
techniques propres au réalisme, notamment en matière de description d'un contexte social,
mais aussi de l'élaboration de dimensions psychologiques très élaborées, telles que peuvent
les représenter les romans de Jane Austen. Dans ces conditions, le roman est avant tout
conçu comme un milieu dialogique permettant la retranscription de contextes sociaux
spécifiques, engendrant une réelle réflexion sociale. Ce sont bien les conditions des
individus au sein de la société victorienne qui sont interrogées par ce genre de romans.
Le roman de l'ère victorienne a pesé de tout son poids sur le développement de la
littérature britannique du XIXè siècle. Il est toutefois utile de remarquer que, au delà d'un
38 On remarque en effet que les critiques s'intéressant au modernisme britannique travaillent à partir d'un
corpus relativement défini d'auteurs, dont la réunion tend au cloisonnement de la notion autour de
quelques figures clés. Les quelques noms que nous citons en constituent d'ailleurs un échantillon assez
bien représentatif. Malheureusement, cette manière de procéder exclue bien souvent le recours à un angle
comparatiste abordant la question sous une dimension européenne, ou mondiale.
39 STEINER George, Extraterritorialité, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Petite bibliothèque des idées », 2002,
p. 22.
40 Le « courant de conscience », cette technique bien connue aujourd'hui grâce à l'usage qu'en ont fait
Virginia Woolf ou James Joyce, consiste en la retranscription, en focalisation interne, du monologue
intérieur du personnage, placé au centre de la fiction. Outre sa première véritable application par le
français Édouard Dujardin (Les Lauriers sont coupés, 1887), on en observe d'intéressantes prémisses
chez Henry James.
41 On trouve, en français, l'ouvrage traduit simplement sous le titre La Renaissance, choix issu de la
première traduction française due à F. Roger-Cornaz :
PATER Walter, La Renaissance, Paris, Payot, 1917.
42 WILDE Oscar, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1652-1653.
43 On se souviendra que sa très célèbre préface à Mademoiselle de Maupin (1835) clame, entre autre et
d'une manière aussi astucieuse qu'exemplaire, l'autonomie de l'art en rapport à la morale.
En ce qui concerne l’œuvre d'Alfred Jarry (1873 - 1907), publiée de façon posthume
en 1911 mais écrite entre 1897 et 1898, on peut remarquer qu'elle s'insère dans le contexte
44 GALLIX François, Le Roman britannique du XXè siècle, Paris, Masson, coll. « Langue et civilisation
anglo-américaines », 1995, p. 13.
45 PEYLET Gérard, La Littérature fin de siècle, Paris, Vuibert, coll. « Thémathèque », 1994, p. 11.
46 Outre le Faustroll, qui en donne d'excellents exemples, on notera l'incroyable « Passion considérée
comme course de côte », qui fait de la figure christique un … cycliste, dont la Passion est retranscrite sur
le mode du commentaire sportif.
47 On mentionnera l'anecdote que Gide reprend dans ses Faux-Monnayeurs, lors du « Banquet des
Argonautes », épisode qui naît du passage à tabac, et d'un simulacre d'assassinat (le revolver était chargé
à blanc...) de Christian Beck par Jarry, au sortir d'une séance d'un des mardis de Rachilde.
48 À ce titre, le manifeste du symbolisme de Jean Moréas (1886) sert plus de jalon historique que de réel
témoignage d'un regroupement unanime des esprits symbolistes, terme, et on ne le rappellera jamais
assez, dont l'application est plus souvent due à la critique, qui en adopte une conception assez large.
49 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens,
[En ligne], 2008, disponible sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00983792, mis en ligne le 25 avril
2014, consulté le 29 août 2015, p. 71.
50 PEYLET Gérard, La Littérature fin de siècle, op. cit., p. 12.
51 PAZ Octavio, Point de convergence. Du romantisme à l'avant-garde, In : Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 922.
52 C'est d'ailleurs au travers de ces trois grandes figures que sont Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé que le
romaniste allemand Hugo Friedrich fonde son argumentation dans son essai, déjà cité, Structure de la
poésie moderne. Près de soixante années après sa publication, cette étude fondatrice garde une efficacité
qu'il demeure difficile de remettre en question.
53 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 72.
Ce qui réunit les membres de cette génération, outre son indéniable ouverture à
l'interculturalité, c'est avant tout une irrépressible inclination nourrie envers le nouveau,
l'expérimentation pure. Aux grandes figures tutélaires de la littérature, telles que le sont
54 Nous avons choisi de ne pas traduire l'expression, dans la mesure où elle apparaît comme caractéristique
d'un phénomène donné, ce dont témoignent les tirets qui en lient les différents composants. De plus, il
s'agit d'un terme forgé par le critique afin de décrire un phénomène bien spécifique au champ dont il est
le spécialiste. Il paraît donc légitime de le laisser comme tel. Enfin, pour des soucis de compréhension,
maintenant que nous avons pris toutes les précautions nécessaires pour défendre cette expression, nous
indiquerons tout de même que l'on pourrait la traduire par « maladie de nouveau », ou de « douleur de
neuf » (ce qui demeure fort inélégant sous la plume d'un traducteur).
55 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, Lisbonne, Editorial
Estampa, coll. « Leituras », 1997, p. 13.
Nous traduisons du portugais :
« O percurso de Sá-Carneiro é exemplar. O seu período de maior produtividade, de 1912 a 1916,
coincide com a explosão portuguesa de uma 'doença-de-Novo' ainda ñao limitada a um Futurismo de
circulação internacional ».
56 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 167.
Nous traduisons du portugais :
« A arte de Sá-Carneiro parte do Simbolismo, como o Modernismo e a Vangarda partem ».
Quoi qu'il en soit, cette brièveté n'a pas empêché les auteurs de la dite « Geração
d'Orpheu »59 de marquer d'une empreinte durable le paysage littéraire lusophone. Comme
le remarque Ellen W. Sapega dans son essai Ficções modernistas, « bien que le chemin
57 La première traduction française complète des numéros de la revue, incluant le troisième qui n'a pourtant
jamais été qu'en préparation, est parue récemment, à l'occasion de son centenaire, aux éditions Ypsilon.
On ne soulignera jamais assez le courage éditorial d'une telle entreprise, ni l'acte fondamental qu'elle
représente pour les études lusophones.
PESSOA Fernando, SÁ-CARNEIRO Mário (dir.), Orpheu – Revue Trimestrielle de Littérature, Paris,
Ypsilon Éditeur, 2015.
58 On retiendra du critique espagnol l'intéressante, et toujours influente, conception des dynamiques de
création artistiques, qui, reprenant le vocabulaire nietzschéen, alterneraient entre des phases dionysiaques
d'explosions désordonnées mais révolutionnaires, et des pratiques apolliniennes, qui se caractérisent par
le désir d'imposer des normes et d'asseoir une autorité. Cette conception se trouve développée dans :
D'ORS Eugénio, Du Baroque, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
59 Littéralement, la « Génération d'Orphée ».
60 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, Lisbonne, Ministério da Educação, Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, coll.
« Identidade : cultura portuguesa », 1992, p. 19.
Nous traduisons du portugais :
« Embora o caminho para a modernidade se revelasse em Orpheu 1 de maneira um pouco contraditória,
não há dúvidas quanto à importância desta revista como uma pedra de toque na ruptura linguística,
temática e, sobretudo, epistemológica que foi o modernismo português ».
61 Il fut, en plus d'un écrivain et romancier d'avant-garde, peintre ainsi que dramaturge.
62 GUIMARÃES Fernando, Simbolismo, Modernismo e Vanguardas, Lisbonne, Casa de Moeda, 1982, p.
21.
Nous traduisons du portugais :
[Um dos mais importantes aspecto do projecto modernista consiste] « na intenção manifestada pela
geração modernista duma diversificação de opções literárias que constituem verdadeiros embriões de
correntes literárias, todas elas divididas entre um fundo comum simbolista e a influêcia mais recente do
Futurismo ».
Si, comme s'en satisfaisait Fernando Pessoa lors de la publication du premier numéro,
l'entreprise « fut un triomphe absolu »63, c'est avant tout parce que la matière littéraire
présentée au public a atteint son principal objectif : défier les convention de création
instituées, et briser les codes académiques64. De la sorte, s'est amorcée une phase
d'affirmation de la jeune génération et de l'avant-garde qu'elle a pu représenter à l'époque.
Orpheu marque donc la naissance officielle d'une révolution esthétique, qui était déjà en
marche mais nécessitait encore de s'affirmer dans toute sa dimension polémique. Dès lors,
les modernistes portugais ont fait le choix d'emprunter la voie du scandale publique, qui a
valu la célébrité à leurs figures les plus saillantes.
Cette révolution esthétique, qui n'est bien sûr pas la seule à émerger en Europe à cette
période précise65, possède la particularité de s'exprimer au travers d'un certain nombre de
recherches qui ont véritablement fondé des traits stylistiques, extrêmement
caractéristiques, du modernisme portugais. Parmi eux, la critique a retenu ceux que l'on
qualifie affectivement des « trois -ismos », soit le paúlismo, l'interseccionismo, et le
sensacionismo.
63 PESSOA Fernando, Correspondência 1905-1922, Lisbonne, Assírio & Alvim, 1999, p. 161.
Nous traduisons du portugais :
« Foi um triunfo absoluto »
64 L'objectif s'inscrivait clairement dans la lignée, parfaitement assumée, des modernismes européens se
réclamant du manifeste signé par les futuristes russes, génialement intitulé « Une gifle au goût du
public » (1912).
65 Au manifeste russe précédemment cité, nous pourrions ajouter le Manifeste du futurisme (1909) en Italie,
ou le Manifeste littéraire (1915) ayant donné naissance au dadaïsme.
66 On trouvera la reproduction de ce texte en Annexe 3.
On le voit, le paúlismo est forgé autour de divers procédés visant à doter le langage
d'un degré d'expressivité qui ne peut être atteint que dans la suggestion d'un au-delà des
mots, naissant de leur association singulière et ambigüe. Ce phénomène met aussi en avant,
en guise de corollaire, une opacité de la langue qui cherche des points de fuite au travers de
procédés de refus du sens, à l'image de l'abondance du recours aux points de suspension.
De même, l'appel à une ponctuation fortement expressive, allié à l'usage massif de
majuscules, témoigne d'une tentative d'insuffler au texte une force expressive qui ne
possède d'autre égal que l'appel à cet ailleurs du langage, suggéré par les divers procédés
de distorsions phrastiques. Dès lors, on reconnaîtra là aisément nombre de procédés et de
tentatives expressives déjà explorés par les écrivains symbolistes, et nous rejoindrons l'avis
de Nuno Júdice lorsqu'il affirme que « le paúlismo est une poésie faite d'images élaborées
que sous-tend un climat décadentiste »68.
Si le paúlismo est considéré aujourd'hui avec autant d'attention malgré sa forte
proximité avec certains procédés de l'esthétique symboliste, c'est qu'il en découle en réalité
toutes les recherches fournies par les écrivains autour de l'interseccionismo et du
sensacionismo. La progression entre les trois « mouvements » s'effectue selon une
succession temporelle logique, et épouse l'évolution des recherches des avant-gardes du
modernisme, notamment à l'intérieur de la revue Orpheu. C'est autour de « Pauis », et des
procédés qui lui donnent sens, que la génération moderniste s'est regroupée et a forgé
l'identité extrêmement affirmée qui est la sienne. Il est par conséquent parfaitement logique
de constater l'évolution et la transposition des procédés du paúlismo vers les occurrences
qui lui succèdent.
67 PRADO COELHO Jacinto do (dir.), Dicionário de literatura, Porto, Figueirinha, 1985, T. II, p. 656.
Nous traduisons du portugais :
« O estilo paúlico define-se pela voluntária confusão do subjectivo e do objectivo, pela « associação de
ideas desconexas », pelas frases nominais, exclamativas, pelas aberações de sintaxe (« transparente de
Foi, oco de ter-se »), pelo vocabulário expressivo do tédio, do vazio da alma, do anseio de « outra
coisa », um vago « além » (« ouro », « azul », « Mistério »), pelo uso de maiúsculas que traduzem a
profundidade espiritual de certas palavras (« Outros Sinos », « Hora ») ».
68 JÚDICE Nuno, Voyage dans un siècle de littérature portugaise, Bordeaux, L'Escampette, 1993, p. 53.
69 Ibid.
70 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 325.
Nous traduisons du portugais :
« O Paulismo surge como o emblema de um grupo, enquanto o Interseccionismo é o nome de um
processo de escrita. […]
Quanto ao Sensacionismo, é o outro nome da heteronímia e não tem curso fora da obra de Pessoa,
apesar dos seus projectos de o apresentar como escola ».
71 Robert Bréchon, dans sa présentation de l'édition française du Livre de l'intranquillité (PESSOA
Fernando, Le Livre de l'intranquillité, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1999) souligne l'existence de
plus d'une soixantaine d'hétéronymes recensés dans l’œuvre de Pessoa.
C'est dans ce climat de provocation, donc, que l'audace sera cultivée, avec
les tentatives artistiques qui s'ensuivent d'exprimer par la phrase poétique les
multiples crises de foi souffertes par l'homme du XXè siècle.
Bien que l'on ait pas eu de véritable mouvement futuriste au Portugal,
l'influence de cette école se ressent dans l’œuvre de presque tous les
modernistes durant la période 1915-1917, guidant poètes et peintres dans la
recherche d'un art individuel, authentique et contemporain74
Ce contexte, c'est avant tout celui qui a mené à la naissance des audaces et des
expérimentations esthétiques du temps, à la mise en place de ce véritable bain de culture
créatif que fut le modernisme portugais.
72 FRANÇA José Augusto, A arte em Portugal no século XX, Lisbonne, Bertrand, 1974, p. 75.
Nous traduisons du portugais :
« parêntese histórico ».
73 On peut notamment citer la revue Portugal Futurista qui ne compta qu'un seul numéro (1917), réunissant
nombre des acteurs s'étant investis dans le projet d'Orpheu.
74 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, op. cit., p. 20.
Nous traduisons du portugais :
« É neste clima de provocação, pois, que a audacidade será cultivada, com subsequentes tentativas
artísticas de expressar pela palavra poética as múltiplas crises de fé sofridas pelo homem do século XX.
Se bem que não houvesse um verdadeiro movimento futurista em Portugal, a influência desta escola é
sentida na obra de quase todos modernistas durante o período 1915-1917, guiando poetas e pintores na
procura de uma arte individual, autêntica e contemporânea ».
Si une telle démarche paraît pertinente, c'est avant tout parce que nos trois romans,
répondent à des logiques qui découlent pleinement de la révolution artistique que fut la
modernité. Nous avons déjà eu l'occasion d'en préciser quelques traits généraux,
embrassant ainsi l'ensemble des pratiques rattachables aux esthétiques de la modernité,
mais nous n'avons pas encore touché au cœur du problème. Cependant, pour comprendre
de quel contexte esthétique nos œuvres découlent, il convient de s'intéresser aux
mécanismes profonds qui guident l'émergence de cette révolution que fut la modernité.
Remarquons d'ailleurs d'emblée que cette révolution dépasse largement le domaine de l'art,
et agit bien au-delà des particularités propres à chaque aire culturelle. C'est en effet tout un
esprit qui en découle, esprit qui façonne et traverse toute la création littéraire de la moitié
du XIXè siècle aux avant-gardes modernistes, voire au-delà, sous une forme digérée
pourrait-on dire, qui culminerait avec les grands romans réflexifs et ironiques tels que ceux
de Thomas Mann, Robert Musil ou encore Marcel Proust.
Cet esprit, que nous évoquons pour l'instant de manière imprécise, ce qui n'est que le
reflet de l'extrême complexité de la notion et de ses mécanismes, peut être rapproché de
celui d'une crise, appliquée ici à la représentation. C'est d'ailleurs ce sens qui est mis en
avant par Georges Steiner, lorsqu'il écrit, dans Réelles présences, que :
Avant la crise du sens du sens qui débuta vers la fin du XIX è siècle, le plus
rigoureux des scepticismes lui-même, la plus subversive des antirhétoriques
Si l'on suit le critique, c'est donc bien cette crise de l'idée de représentation qui est au
centre de l'esprit de la modernité, représentation qui n'est plus alors perçue comme capable
d'exprimer et de révéler le monde. Ce phénomène semble bien s'exprimer au sein de
75 STEINER Georges, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, p. 120.
76 Ibid.
77 BARTHES Roland, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Points », 1953, p. 36.
78 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, Paris,
Ellipses,coll. « Marque-page », 2000, p. 130.
79 MINAZZOLLI Agnès, La Première ombre. Réflexion sur le miroir de la pensée, Paris, Minuit, 1990, p.
98.
80 AQUIEN Pascal, « Du même à l'autre : la problématique du portrait chez Oscar Wilde », Sillages
critiques [En ligne], 2001, N°2, p. 125-138, disponible sur : http://sillagescritiques.revues.org/3871, mis
en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 07 juin 2015, § 2.
81 FRIEDRICH Hugo, Structure de la poésie moderne, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 15.
82 SCEPI Henri, Poésie vacante, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2008, p. 217.
85 Ibid. p. 165.
En conformité avec l'idée d'une suggestion du sens, l'« irréel sensible » permet de dégager
une description du contenu des associations syntaxiques présentes dans les textes. La
dimension « objectivement inconciliable » de ces combinaisons, malgré son apparence de
défi à la raison, donne naissance au contenu sémantique de la séquence en question. C'est
dans cet espace de contact entre deux entités phrastiques objectivement incompatibles que
peut être atteint l'au-delà des mots recherché dans ces esthétiques de la suggestion. C'est
donc cet « irréel sensible » qui constitue le lieu d'action du travail de sape de l'écriture
mimétique à l’œuvre dans les poétiques de la modernité.
Ces pratiques ne sont pourtant pas l’apanage de l'écriture poétique. Elles découlent en
réalité d'un vaste mouvement, dont les vibrations se font sentir au sein de toutes les
pratiques liées à l'esthétique en question. Les romans qui constituent notre corpus
s'inscrivent par conséquent pleinement dans la continuité des développement d'une
rhétorique du suggéré, de même que dans les pratiques de l'« irréel sensible ». Ils mettent
en place une prose fortement influencée par les phénomènes que nous venons de décrire. Il
va s'agir à présent pour nous de mettre en lumière la manière dont les textes de notre
corpus expriment cette poétique de la modernité, telle qu'elle a pu être appliquée dans un
contexte micro-structurel, celui du mot, de la proposition, de la phrase. C'est de cette façon
que l'on pourra véritablement entrer au plus profond des œuvres et de leurs logiques, en
somme du véritable inconscient qu'elles mobilisent.
86 Ibid. p. 111.
Dans le roman d'Oscar Wilde, cette rhétorique du suggéré, cette recherche d'un au-delà
des mots, s'exprime par le biais d'occurrences qui fondent véritablement la particularité
stylistique du texte. Cette particularité réside dans le large usage d'adjectifs composés, dont
on sait à quel point la plasticité de la langue anglaise permet le développement. Ces
compositions ne figurent pas isolément dans le lexique de l'anglais, et sont donc le fruit
d'un assemblage volontaire issu des démarches de l'écrivain. De même, par cet aspect
forgé, ils se distinguent de l'utilisation qu'un locuteur lambda peut en faire dans un échange
appartenant à une pratique courante de la langue, pour devenir l'emblème véritable de
l'écriture wildienne à l’œuvre dans The Picture of Dorian Gray. Comme le remarque Diana
Buciumas dans son article consacré au problème de la traduction de ces occurrences, elles
« prennent, en outre, constamment chez Oscar Wilde, une valeur métaphorique qui brouille
la lecture, en instaurant un réseau connotatif et symbolique »87. Brouillage de la lecture,
réseau symbolique instauré par la métaphore, on retrouve bien là les caractéristiques
attachées à l'écriture de la modernité, à son obscurité et à son recours aux ressources
dépassant le cadre du simple signifiant. De tels phénomènes sont ainsi à l'origine d'un
assemblage connotatif complexe, qui ouvre le texte en direction l'expression un contenu
suggéré par les combinaisons sémantiques occasionnées.
Ces adjectifs composés s'organisent de différentes façons, et ce n'est d'ailleurs pas tant
par leur schéma de composition qu'ils importent, mais plutôt pour le contenu qu'ils offrent
à la lecture. On pourra dès lors identifier les diverses fonctions stylistiques assumées par
ces occurrences. Attardons-nous tout d'abord sur quelques-unes de leurs manifestations.
Dans la phrase du chapitre 4 « She laughed nervously as she spoke, and watched him with
her vague forget-me-not eyes »88, l'expression « forget-me-not », dont la présence de tirets
témoigne de l'aspect forgé, est adjectif du substantif « eyes », redoublé par un second
adjectif, « vague ». On le remarquera, l'aspect connoté d'une telle occurrence exprime à
merveille l'aspect marquant et singulier que possède le regard féminin, ici celui de la
87 BUCIUMAS Diana, « La traduction de l'adjectif composé dans The Picture of Dorian Gray », In :
Palimpsestes, 2007, N°17, disponible sur http://palimpsestes.revues.org/122, mis en ligne le 01 janvier
2009, consulté le 08 juin 2015, p. 2.
88 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, Londres, Norton, coll. « Norton critical edition », 2009, p.
41.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Un rire nerveux accompagnait ses paroles, et elle l'observait de ses yeux myosotis pleins de vague » p.
391.
89 Ibid. p. 20.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Vous-même, Mr. Gray, oui, vous, qui portez les roses vermeilles de la jeunesse et les roses blanches de
l'enfance [...] » p. 366.
L'écriture d'Alfred Jarry, si elle possède elle aussi ses caractéristiques propres,
comporte malgré tout des traits qui nous permettent de la rattacher aux démarches
soutenant les poétiques de la modernité. Seulement, ce qu'il est intéressant de constater,
c'est la manière dont ces phénomènes, dans leurs manifestations, participent à l'élaboration
de la poétique jarryque, qui possède une force d'affirmation très caractéristique. En effet,
90 BUCIUMAS Diana, « La traduction de l'adjectif composé dans The Picture of Dorian Gray », op. cit., p.
3.
91 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 592.
92 Tel est le projet d'écriture d'Alfred Jarry : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases le
carrefour de tous les mots ».
JARRY Alfred, Les Minutes de sable mémorial , Paris, Grasset et Fasquelle, 2007, p. 16.
De cet extrait issu de la séquence « Du pays de dentelles » du livre III, on peut tout d'abord
remarquer la dimension hyperbatique de la phrase développée, qui se trouve soutenue par
le recours successifs aux extensions de la phrase par coordination (« car », « et »). Au récit
de l'éloignement de l'île, viennent donc s'ajouter les circonstances du départ, aux aspects
fortement détaillés, notamment grâce au recours aux différents compléments
circonstanciels qui interrompent, et en même temps rythment, le développement de la
phrase. Son caractère très étendu permet à Alfred Jarry de diluer l'action dans sa propre
description, usant à cet effet de nombreuses périphrases, dont le « glissement rétrograde »
induit « perpendiculairement » par le geste de Faustroll, est un exemple représentatif. On
peut ainsi identifier cette occurrence à l'acte du narrateur de tenter se pencher vers l'objet
que représente l'île, afin de mieux la voir, ce qui lui est empêché dans la mesure où sa vue
semble obstruée par le corps du docteur. Il est d'ailleurs parfaitement remarquable que nous
soyons obligés d'emprunter des conditionnels pour décrire l'action qui se déroule dans ce
passage. En effet, diluée dans une telle virtuosité verbale, l'action et sa description perdent
en précision, et la lecture ne peut que se faire hésitante. De la sorte, le récit se trouve
fragilisé dans son déroulement par les choix stylistiques de l'auteur.
La première phrase du chapitre XVII, intitulé « De l'île Fragrante », donne un aperçu
d'autres techniques de brouillages du sens telles que l'écriture d'Alfred Jarry les met en
place : « L'île Fragrante est toute sensitive, et fortifiée de madrépores qui se rétractèrent, à
notre abord, dans leurs casemates corallines. L'amarre de l'as fut enroulée autour d'un
93 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 189.
94 Ibid. p. 237.
95 « Qu'on pèse donc les mots, polyèdres d'idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de
ses oreilles ».
JARRY Alfred, Les Minutes de sable mémorial , op. cit., p. 17-18.
L’œuvre de Mário de Sá-Carneiro répond elle aussi, en ce qui concerne l'écriture, aux
grandes tendances qui guident la poétique de la modernité. Seulement, chez l'auteur,
l'expérience de la déréalisation du langage passe par l'élaboration d'une écriture qui fait
systématiquement appel aux sens. C'est d'ailleurs sur ce point là que le moderniste
portugais s'inscrit pleinement dans la mouvance des avant-gardes lusophones des années
1910. Ce constat se révèle particulièrement pénétrant si l'on s'intéresse d'abord aux
logiques propres qui guident l'esthétique des trois « -ismos », telles que l'on a
précédemment tenté de les définir. Nous le verrons, cette tendance à l'élaboration d'un
discours qui se veut capable de capter toutes les faces d'une réalité sensible en un espace
aussi réduit que l'est la phrase guide toute la démarche de notre auteur. Dans les description
qui émaillent le texte, l'écriture romanesque de Mário de Sá-Carneiro se caractérise donc
par un large recours aux sens, qui procède au brouillage et à l'accumulation des traits de la
description par métaphores et comparaisons successives. Non contents d'exprimer une
donnée subjective, dont la retransmission comporte déjà en soi un degré de non fidélité au
réel objectif, ces passages participent à une entreprise de fragilisation du contenu exprimé,
dont la réalité est altérée par l'investissement passionnel du narrateur. Il s'agit là de l'un des
grands principes du texte, qui agit bien au-delà du contexte phrastique. Nous y reviendrons
donc lorsque nous étudierons la manière dont le texte construit, ou plutôt déconstruit, la
fiabilité de l'instance narrative qui le domine.
Afin de se rendre compte des phénomènes stylistiques à l’œuvre dans de telles
pratiques, il serait tout à fait pertinent de s'intéresser à divers passages, que l'on prendrait le
soin de sélectionner en fonction de l'intensité affective qui y est représentée. Comme on l'a
vu, l'émotion, en tant que contenu subjectif par excellence, est l'un des vecteurs principaux
du développement de cette rhétorique de la suggestion, et de la représentation d'une
perception intime du monde. C'est donc la retranscription d'une perception du monde qui
fait l'objet des recherches de l'écrivain, qui inscrit dès lors sa pratique descriptive dans le
contexte esthétique du modernisme portugais. Partant de là, sa prose se dote de procédés
éminemment poétiques. Pour sa dimension exemplaire, nous travaillerons à partir de
l'extrait suivant, qui prend place au sein de la description du spectacle auquel assiste le
narrateur au chapitre I, surnommé par le personnage de Ricardo « A Orgia do Fogo » :
Cet extrait, dont la longueur est nécessaire à l'examen que nous nous proposons de
réaliser, est extrêmement caractéristique des techniques descriptives de Mário de Sá-
Carneiro. Ce qui est remarquable au premier abord, c'est la confusion des sens provoquée
par les procédés à l’œuvre dans le spectacle contemplé par le narrateur. Ce passage, en plus
de présenter à la lecture une description synesthésique des événements, propose une
véritable contagion réciproque des sens. On remarquera aisément la substitution du toucher
à la vue ou de la vue à l'odorat. Ce phénomène brouille la lecture, mais il induit surtout une
forte métaphorisation des ressentis du narrateur, qui ne s'expriment dès lors plus que par un
vocabulaire abstrait. C'est d'ailleurs dans l'espace de cette représentation que s'exprime
l'intention avant-gardiste de l'écrivain. Comme le remarque Pamela Bacarisse, à l'occasion
d'un article sur l'image de l'art dans l’œuvre de Mário de Sá-Carneiro, au sein de l'écriture
96 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, Alfragide, Leya, coll. « BIS », 2009, p. 26-27.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, Paris, Éditions de
La Différence, 1987, p. 37-38) :
« Je ne divague pas, je ne fais que décrire une sensation réelle : celle de sentir au lieu de voir. Et je ne
crains pas d'affirmer que cette lumière n'impressionnait pas la vue, mais bien plutôt le toucher. Si d'un
coup on nous avait arraché les yeux, cela ne nous aurait aucunement empêché de voir. Enfin, et voilà
bien le plus bizarre et le plus prodigieux : nous respirions cet étrange fluide. C'était cela : en même temps
que l'air, avec le parfum violacé de l'air, nous absorbions cette lumière, et, dans une extase irisée, dans un
vertige ascensionnel, elle s'engouffrait par nos poumons, nous envahissait le sang et rendait sonores nos
corps. Oui, cette lumière magique résonnait en nous, exacerbait nos sens par vagues vibratiles et
originelles jusqu'à nous faire suffoquer... elle imprégnait toute notre chair d'extases, d'arômes et de
mélodies !... »
97 BACARISSE Pamela, « Mário de Sá-Carneiro : a imagem da arte », In : Revista Colóquio / Letras, 1983,
N°75, p. 43.
Nous traduisons du portugais :
« As emoções podem ser simbolizadas por cores, formas, música, e com palavras, por meio de sons e de
aromas, todas as facetas da arte podem assim substituir-se mutuamente ».
C'est à présent remarquable, tous les phénomènes que nous avons mis en lumière plus
haut intègrent pleinement les logiques stylistiques de la modernité. C'est, par conséquent,
vers la recherche d'une expressivité ayant recours à la suggestion que tendent,
fondamentalement, les recherches de la langue mises en place par nos romanciers. Bien
évidemment, ces traits sont autant d'avatars d'une écriture qui, dans toute sa complexité, ne
se résume pas à elles. Mais au-delà des différences qui fondent les originalité respectives
de nos trois auteurs, il semble remarquable que les ressorts de leurs pratiques entrent en
résonance avec le contexte de création qui fut le leur, et qui donne toute sa pertinence à
notre étude. Dans ce sens, il reste malgré tout à préciser, avec Hugo Friedrich, que « cet
acte poétique fondé sur la magie verbale et sur la 'suggestion' accorde au mot une telle
toute puissance qu'il devient le démiurge dans l'acte créateur. Pour une telle poésie, ce n'est
plus le monde qui apparaît comme 'réel', mais le mot »98. En somme, tous les procédés que
nous avons eu l'occasion de mettre en lumière ne prennent véritablement de sens qu'au
regard de l'autonomie dont se dote, dans ces pratiques, le langage. Cette caractéristique
apparaît au sein des trois écritures que nous avons analysées, et c'est bien cette autonomie
1.3.1 Les titres des œuvres sont le reflet de leur construction en abyme
On peut alors arriver à se demander quelle équivalence, s'il en existe une – et notre
travail va s'appliquer à démontrer que c'est bien le cas – ces procédés peuvent posséder au
sein du genre romanesque. On l'a vu, à leur échelle et selon leurs moyens propres, les
romans modernistes semblent bien avoir recours à un travail de la langue analogue aux
techniques de brouillage du sens présentes en poésie. Seulement, la forme romanesque
induit nécessairement la présence d'autres structures, d'autres formes de dispositifs, qui
participent de la définition du genre, et permettent aux auteurs de développer des
techniques ainsi que des démarches possédant leur originalité propre. Le potentiel réflexif
de telles œuvres doit donc nécessairement s'exprimer par le biais d'autres figures, dont
99 C'est la grande thèse de Hugo Friedrich, qui fonde toute l'argumentation de Structures de la poésie
moderne.
Ce contact premier qu'entretient le lecteur avec l’œuvre qu'il est en train de lire, ou
qu'il s'apprête à lire, a tout d'abord lieu par le biais du péritexte de l’œuvre, qui se trouve
être déjà révélateur de l'importance que joue la mise en abyme dans le roman moderniste.
En effet, ce que nous nous apprêtons à montrer ici, c'est que les titres des trois ouvrages de
notre corpus sont déjà de bons indices de l'importance qu'occupe la mise en abyme en leur
sein. Cela s'exprimerait alors tant du point de vue de leur construction, donc en tant
qu'entités faisant l'objet d'une syntaxe spécifique, que dans les modes de désignation qu'ils
impliquent, donc dans leurs rapports aux référents auxquels ils se reportent. Assurément, le
titre est un lieu maximal de signification, au sens où il constitue la synthèse la plus aboutie
d'une œuvre, de son sens et de ses démarches, qu'il retranscrit d'une manière ou d'une autre
afin d'en formuler la meilleure désignation, celle qui vient couronner l'ouvrage achevé.
Sans pourtant encore vouloir entrer dans l'interprétation profonde des œuvres, on
remarque en effet que, chez Oscar Wilde, la mention du portrait (« The Picture ») évoque
immanquablement le thème de l'art, ce qui induit, par le biais de cette thématique précise,
le développement d'une représentation d'une représentation. En ce qui concerne Alfred
Jarry et Mário de Sá-Carneiro, il est fait mention d'un écrit ou du moins d'une production à
valeur littéraire représenté par les œuvres en question. La mention générique de la
« geste », rattachée au docteur Faustroll, porte en elle-même cette valeur d’œuvre littéraire
qui fera l'objet d'un enchâssement dans le roman d'Alfred Jarry, et qui sera représentée par
la relation de voyage de l'huissier Panmuphle. Dès lors, le roman prend la forme d'une
narration homodiégétique, et intègre divers objets textuels étrangers au récit premier de
l'huissier. Découlant lui aussi d'une narration homodiégétique, mise en abyme de l'instance
auctoriale, l'ouvrage de Mário de Sá-Carneiro propose, comme chez Oscar Wilde, le
développement d'un métadiscours questionnant l'art. Celui-ci tient son origine de la qualité
La composition des trois titres est, à cet égard, tout à fait en accord avec ce que nous
avançons. Si l'ordre avec lequel nous les considérons déroge à l'ordre chronologique, c'est
pleinement à dessein que nous procédons de la sorte, en suivant une échelle croissante de
leur ambiguïté, donc des difficultés que les titres des œuvres posent à l'analyse.
L'ouvrage d'Alfred Jarry implique un mode de construction donnant une bonne image
des occurrences potentielles de la mise en abyme, telles qu'elles peuplent les textes
modernistes. Au sein du titre, les mentions de la « geste » et des « opinions » ont valeur de
marqueurs génériques clairs, faisant respectivement référence à deux genres distincts
d'écrits. La notion de « geste », conformément à l'étymologie du mot (du latin gesta, qui
désigne une action d'éclat, un haut fait et par extension le récit qui en est fait) insiste sur la
partie dramatique du récit, sur les aventures vécues par le docteur Faustroll et donc, par
conséquent, sur la manière dont elles se trouvent relatées dans le texte. Quant aux
« opinions », ils se rattachent plutôt à une dimension qui a trait à une part plus
philosophique ou méditative de la matière textuelle. Ils font en quelque sorte figure de
pendant à l'action, et insistent sur la part de sagesse présente dans la formulation de la
pensée du docteur, elle aussi retranscrite au travers du texte. À ce titre, la qualité attachée
101 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, Alfragide, Leya, coll. « BIS », 2009, p. 9.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 17) :
« J'envisage maintenant de passer aux aveux »
Nous avons choisi ici de faire suivre cette référence de notre propre traduction, plus proche du texte et
ainsi plus à même d'appuyer notre démonstration, notamment parce qu'elle possède le mérite de
retranscrire le redoublement, dans l'incipit du texte portugais, du terme « confession » composant le
titre :
« Je viens finalement faire ma confession ».
Dans son ouvrage Seuils, Gérard Genette répartit les propriétés véhiculées par les titres
en deux catégories non-hermétiques l'une à l'autre, celle des fonctions thématiques et
rhématiques. L'attribut de « thématique » possède pour particularité de « qualifier les titres
portant sur le 'contenu' du texte »102. Il s'applique par conséquent à des titres qui s'attachent
à évoquer un élément interne au texte, suivant une logique de référence par synecdoque de
l'ensemble de l’œuvre en question, identifiée à l'un des objets particuliers qu'elle intègre. À
l'inverse, un titre dit « rhématique » propose une « mention de sa forme ou de son
appartenance générique »103, saisissant ainsi l’œuvre dans sa dimension formelle. De tels
titres évoquent donc souvent une appartenance générique, permettant à l'analyse de
considérer le texte selon un angle formel dont il en est déjà fait synthétiquement une
description. Les titres mixtes existent, qui, selon le critique, toujours « commencent par
une désignation du genre, et donc du texte, et continuent par une désignation du thème »104.
Pourtant, on voit bien là que The Picture of Dorian Gray semble faire exception à cette
règle. En effet, le roman ne se fonde pas sur un enchaînement des termes rhématiques puis
thématiques, mais plutôt sur leur superposition contenue, suivant la logique de la figure
sémantique qu'est la syllepse, à l'intérieur du mot « Picture ». Son ambiguïté recouvre à la
fois l'évocation thématique (le portrait peint par Basil Hallward) et rhématique (le portrait
102 GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Points », 1987, p. 85.
103 Ibid. p. 82.
104 Ibid. p. 92.
105 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, Nantes,
Éditions du temps, coll. « Variations sur un texte », 2004, p. 12.
106 ZEENDER Marie-Noëlle, Le Tryptique de Dorian Gray : essai sur l'art dans le récit d'Oscar Wilde,
Paris, L'Harmattan, coll. « Critiques Littéraires », 2000, p. 9.
107 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 16.
108 Genette se déclare, dans Seuils, pleinement conscient des effets de distorsion de sens qu'induit la
récupération des termes « thème » et « rhème » au vocabulaire de la linguistique :
« J'emprunterai à certains linguistes l'opposition qu'ils marquent entre le thème (ce dont on parle) et le
rhème (ce qu'on en dit). L'emprunt, je le sais, ne va pas ici, comme toujours, sans distorsion, mais j'en
assume le péché pour l'efficacité (et l'économie) de ce couple terminologique ».
GENETTE Gérard, Seuils, op. cit., p. 82.
Ce qui est ici mis en avant, c'est la valeur de commentaire induite par la notion de rhème, qui permet
l'expression, lorsque la notion est appliquée à un titre, d'un énoncé procédant à d'une désignation
formelle de l’œuvre en question.
109 ADORNO Theodor W., « Titres », In : Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Champs
essais », 1984, p. 240.
Après avoir éclairé la composition des titres des trois œuvres de notre corpus en
rapport avec le problème de la mise en abyme, se pose logiquement la question de la
réflexivité que véhiculent pareils énoncés. En effet, à ce stade de notre réflexion, il paraît
pertinent de s'interroger sur les différents espaces réflexifs aménagés au sein des œuvres,
110 Nous empruntons ici le vocabulaire développé par Jean-Marie Schaeffer, ce afin de mettre en lumière la
part de dévoilement des mécanismes fondamentaux de la fiction que le roman moderniste intègre. Si
nous n'aurons pas recours à l'approche cognitiviste du critique, il nous a paru intéressant de récupérer
cette terminologie dans l'optique de fournir une analyse des procédés de dévoilement de l'illusion que
l'esthétique que nous étudions semble bien produire. Elle possède en outre le mérite de préciser quels
aspects de la fiction deviennent à la fois le support et la cible des mécanismes réflexifs du roman
moderniste.
SCHAEFFER Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999.
111 Selon la fameuse expression de Coleridge, attachée à l'illusion procurée par l'imaginaire romantique :
« willing suspension of disbelief ».
COLERIDGE Samuel Taylor, Biographia Literaria, The Collected Works, Priceton, Priceton University
Press, 1983, t. VII, vol. 2, p. 6.
Avant cela, nous nous devons cependant impérativement de centrer notre propos
autour de considérations légèrement plus générales, qui vont nous permettre de confirmer
nos impressions premières, suscitées par l'examen approfondi des titres des trois ouvrages.
Étant partis du constat que la structure de cet élément majeur du péritexte est révélatrice du
contenu de chacun des trois romans, au sens où leurs titres évoquent déjà soit un rapport
préalable d'imbrication, soit un univers thématique lié aux problématiques artistiques et
littéraires, il va donc être à présent temps de montrer comment cela s'organise en texte.
Nous l'avons évoqué, la mise en abyme s'exprime dès les premiers abords dans le
roman d'Oscar Wilde. Elle se trouve en effet déjà thématisée dès le seuil de l’œuvre, par le
biais de la figure du portrait, qui évoque le monde de l'art et les problématiques qui lui sont
liées. Cependant, les choses sont bien plus profondes qu'il n'est généralement admis. Ainsi,
tant dans sa structure que dans la valeur des questions qu'il aborde, The Picture of Dorian
Gray revêt une complexité qui dépasse de très loin ce que l'on peut attendre d'une œuvre
que l'on a coutume d'adresser à un jeune public afin de stimuler son goût pour la lecture,
comme il est souvent pratiqué dans le cadre scolaire. En effet, plus qu'un simple objet
destiné à orner le récit et à motiver les interactions entre ses différents actants, le portrait
polarise tout le métadiscours wildien émis à propos de l'art. Il en est ainsi qu'il s'agisse de
peinture ou de littérature puisque, au fond, tout l'enjeu repose sur le même problème, celui
de la représentation et de ses enjeux, de la mimésis et de son langage.De la sorte, le tableau
et ses problématiques se trouvent bien placés au centre du récit, et les autres éléments de la
fiction, tels que le sont les personnages, leurs actes et leurs paroles, se trouvent
subordonnés à l'importance prépondérante de l'élément pictural. En leur fournissant une
réalisation concrète, donc en engendrant des actions, c'est véritablement lui qui concentre
et dynamise tout le pouvoir d'évocation de l'ouvrage, toute la trame événementielle du
roman et, par conséquent, toute sa charge symbolique.
Comme le remarque Liliane Louvel dans son ouvrage déjà cité, « le récit s'organise
autour du portrait qui acquiert un pouvoir structurant, celui d'un principe unificateur. Le
tableau provoque le vœu et déclenche l'action, il catalyse les désirs avant d'être objet de
répulsion »112. Ainsi, on peut parfaitement mettre en lumière cette dimension
fondamentalement structurante attachée au portrait dont les occurrences, au demeurant peu
nombreuses, se distinguent par leur aspect déterminant du point de vue de l'intrigue. En
effet, par son rôle de déclencheur du vœu, le portrait se fait le support du premier nœud de
l'action présente dans le roman, et lance par la même occasion toute l'intrigue. Par son
aspect de catalyseur de désir, il entraîne Dorian dans une course fascinée à
112 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 31.
De cette manière, se trouve mise en lumière cette propension que possède le tableau, au
cœur de l’œuvre, à réguler le récit par la suite de ses altérations. Il nous est donc permis
d'affirmer qu'au fond, et cette dimension est déterminante, le portrait est lui-même récit.
Par ses métamorphoses successives, il inscrit en son propre sein le passage du temps,
l'évolution d'une trame qui est celle de la vie, dont il constitue la représentation. Ses
altérations ne peuvent dès lors qu'être définies comme autant de traces témoignant des
événements définissant l'intrigue. C'est de cette manière que le tableau, par la mutabilité de
son apparence, par ses modifications successives faisant occurrence en fonction des actes
de Dorian, se fait le relais du récit lui-même, son double en abyme. Dans The Picture of
Dorian Gray, c'est en premier lieu la thématisation de l'art, par le biais de la référence
picturale portée par le portrait, qui se fait le moteur du développement en abyme de
l'ouvrage. Liées par analogie grâce à leurs narrativité respectives, la peinture et la
L'organisation de l'ouvrage d'Alfred Jarry, qui semble bien répondre aux modalités que
nous décrivons au sien des esthétiques modernistes par son recours au phénomène de la
mise en abyme, s'organise autour des deux figures principales du texte, respectivement
l'huissier Panmuphle et le docteur Faustroll. En sa qualité de pataphysicien, le docteur
Faustroll est incontestablement le détenteur du savoir véhiculé au travers de l’œuvre,
savoir pataphysique, en concordance avec le sous titre de type générique porté par
l’œuvre : « roman néo-scientifique ». Dès lors, suivant une telle indication, c'est le roman
dans son entier qui est destiné à relayer une sagesse spécifique. Il se définit, par cette auto-
désignation, comme porteur d'une connaissance et d'une sagesse nouvelles, relayées par le
biais de l'exposition des « geste et opinions » du docteur. Il convient donc en premier lieu
de remarquer que cette nouvelle sorte de discours s'articule autour d'une contradiction
fondamentale, contenue dans l'appellation même adoptée pour le sous-titre de l’œuvre. En
effet, les termes « roman néo-scientifique » impliquent une alliance, une conjonction
d'éléments. Il porte le sémantisme d'une rencontre de la fiction, par la mention générique
de « roman », et de la prétention à toucher à une vérité, avec celle de « scientifique ». Sans
pourtant tendre à l'illustration des applications potentielles de la science existante, malgré
les interactions imaginaires du docteur Faustroll avec un « pair » tel que Lord Kelvin, le
roman se propose de développer une nouvelle manière d'interpréter le monde, par le biais
de méthodes propres à ce qui est présenté comme une nouvelle discipline, la 'Pataphysique.
En tant que producteur de ce savoir, Faustroll constitue donc une instance créatrice
représentée par le texte, ce qui nous permet de le définir comme une image en abyme du
créateur. Sa maîtrise de la science pataphysique le dote d'un savoir que nul autre
personnage ne possède, ni d'ailleurs même le lecteur, savoir dispensé au fil du voyage par
Cette position spécifique, combien remarquable dans le contexte de notre étude, n'est
cependant pas le monopole du docteur. En effet, toute geste se doit d'être recueillie par un
chroniqueur, un compilateur, une voix qui immortalise et célèbre les qualités héroïques du
héros épique dont elle retranscrit les exploits. Or, dans le texte, le premier garant de la
geste faustrollienne n'est pas le docteur, mais plutôt son compagnon de voyage, engagé de
façon plus ou moins forcée dans ce périple, l'huissier Panmuphle. Peut-être est-il d'ailleurs
particulièrement utile d'insister sur cet aspect de l'implication de l'huissier au sein du
voyage qui rythme le déroulement de l’œuvre. En effet, au chapitre VI, intitulé « Du bateau
du docteur, qui est un crible » et décrivant les qualités de la nef au sein de laquelle
Panmuphle prendra rame, Faustroll exprime, à la fin de son avant-dernière réplique, le
caractère obligatoire du périple, qui se trouve imposé à l'huissier, renversant ainsi les
autorités. Il parle d'un « voyage sur la nécessité duquel je ne demande pas vote avis »114.
Dès lors, c'est donc l'autorité pataphysique, néo-scientifique, du docteur, qui découle de la
possession d'un savoir inconnu de Panmuphle, prenant ainsi le pas sur la sienne, qui est
pourtant de nature légale et administrative. On observe donc là le moment charnière où la
fiction se dote d'une valeur supérieure au réel. C'est précisément le moment où sa force de
suggestion, dont le voyage va démontrer et développer les attributs, soumet les puissances
coercitives appartenant à l'environnement commun et routinier dans lequel les individus
évoluent.
Cette plongée dans la fiction entretient donc, logiquement, un rapport avec celle à
laquelle se plie le lecteur lors de son acte de lecture : lisant ces mêmes lignes, il se trouve
embarqué dans la fiction, saisi dans le flot des actions et accompagne alors le docteur et
son équipage dans leur périple « De Paris à Paris par mer », titre du Livre III. La mise en
évidence d'un tel phénomène n'est bien sûr pas innocente de notre part. Ce qu'il est en effet
114 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, Paris,
édition établie et commentée par le Collège de 'Pataphysique, op. cit., p. 99.
On le voit, en plus d'être lié à la stérilité, s'épuisant en mots et en attitudes, Vila-Nova est
une figure reliée à la mort et à l'impuissance, malgré la somme de l'énergie dépensée. Sa
seule véritable création, son seul succès qui lui a évité la disgrâce et le statut de raté, fut
son suicide. C'est donc dans la destruction et l'aporie la plus radicale de toute création,
celle de l'art face à la mort, que Gervásio peut exister.
117 BACARISSE Pamela, « Mário de Sá-Carneiro : a imagem da arte », op. cit., p. 40.
Nous traduisons du portugais :
« quase todas as personagens da ficção de Sá-Carneiro são artistas, muitas vezes com preocupações
atinentes aos problemas da criação artistica ».
118 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 14-15.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 23) :
« son génie […] ne pourrait que se consumer à sa propre flamme, incapable qu'il était de se concentrer
sur une œuvre – trop dispersé, trop déchiré, trop ardent. Et c'est ce qui en effet arriva. Il ne fut pas un
raté, ayant eu le courage de s'éliminer lui-même ».
2.1 La mise en abyme est un dispositif privilégié dans la mise en place d'un espace
spéculaire à l'intérieur des œuvres
Définies comme autant de structures de base, nous venons de tenter de montrer que les
titres et actants que chacune des œuvres intègrent font l'objet d'un rattachement fort aux
thématiques de l'art. Les intrigues des trois romans font à chaque fois évoluer, sous forme
de duos ou de trios (Dorian et le tableau ; le docteur Faustroll et l'huissier Panmuphle ;
Lúcio, Ricardo et Marta), des personnages dont les interactions permettent de développer
une illustration du contenu des péritextes. Seulement, et c'est là une évidence, les intrigues
ne se résument pas, et ne doivent d'ailleurs pas être résumées à la simple somme
d'interactions nourries entre quelques personnages vulgairement qualifiables de
« principaux ». C'est en effet toute la matière qui gravite autour d'eux qui va permettre de
déterminer non seulement la nature des rapports qu'ils entretiennent, mais aussi leurs
propres qualités. La dimension spéculaire de certaines occurrences du texte qui va donc se
trouver construite autour de figures mineures du texte, ce qui induit nécessairement la
création de réseaux de sens fondamentaux pour l'interprétation des trois romans. De la
sorte, c'est tout un ensemble de clés de lecture qui se trouvent mis à disposition du regard
herméneute à l’œuvre dans l'acte de lecture. Il va à présent convenir pour nous de mettre en
lumière certains de ces procédés, qui seront déterminants pour la suite de notre analyse.
Nous resterons toutefois attentifs à la valeur spéculaire dont peuvent se doter les
manifestations de la mise en abyme, qui en constitue un intéressant indice révélateur.
Ces objets actantiels, qui se distinguent, nous le verrons, par leur prépondérance, sont
donc mis au service de l'intrigue qu'ils nourrissent. Cette qualité les propulse au rang
d'occurrences de première importance pour notre question, malgré leur aspect
apparemment secondaire au sein du récit. Peut-être serait-il tout d'abord utile de
s'intéresser, afin de gagner en précision, à quelques modalités de la réflexivité, puisque
Dans son essai sur les Textes fantômes, manifestations profondément liées aux
problématiques du fantastique et à la charge spéculaire qui est à la base de leur esthétique,
Denis Mellier propose de définir la littérature réflexive comme « une littérature qui opère
sur elle-même un retour, un renvoi, qui s'expose comme son propre sujet, ou qui, de
manière plus ponctuelle, dans la singularité d'un texte, expose ce qui vaut pour elle seule
quant à son organisation interne, ses thèmes, ses structures »119. Selon cette définition, la
réflexivité se distinguerait potentiellement à travers deux qualités qui se rejoignent d'une
certaine manière. En effet, si l'on suit la première partie de la phrase ; serait tout d'abord
spéculaire tout texte se posant comme sont propre sujet, en somme tout texte se définissant
comme le propre lieu de référence de la matière qu'il convoque. Deuxièmement, serait
aussi spéculaire un texte qui met en avant les caractéristiques qui lui sont propres, dans une
démarche pleinement autotélique de monstration, d'exhibition.
De la sorte, au regard de notre corpus, il paraît remarquable que chacun des trois
romans répond à de telles exigences. C'est le cas dans The Picture of Dorian Gary, puisque
l'univers de l'art redouble la thématique littéraire de l'ouvrage, qui à la fois constitue un
portrait de son personnage et illustre, par le biais du tableau, les rapports que le personnage
entretient avec son image, qui constitue une mise en abyme du roman et de sa démarche.
Dès lors, on observe bien cette propriété particulière à la réflexivité, qui induit, selon
Lucien Dällenbach que « toute réflexion est un procédé de surcharge sémantique »120. C'est
en effet sur deux niveaux de sens, parfois plus mais jamais moins, que se déploie ce
rapport de réflexion. Il ne peut s'établir que grâce à la superposition de plusieurs strates de
sens, induisant la multiplication des niveaux de lecture des énoncés. C'est exactement ce
que l'on peut constater avec le titre du roman wildien, redoublant le sens thématique du
texte par l'introduction d'une composante rhématique visant à définir l'ouvrage lui-même.
Se trouve ainsi introduit le niveau de sens impliquant un retour critique face à la matière
119 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 18-19.
120 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 62.
121 Ibid.
Autour de la relation qu'entretient Dorian avec son portrait, le roman d'Oscar Wilde
met en place d'autres figures permettant cette même thématisation de la représentation. C
comme nous l'avons précédemment évoqué, le tableau, jouit assurément d'un statut
privilégié au sein de l’œuvre. Il en constitue véritablement la clé de lecture, et occupe une
place largement thématisée par le titre de l'ouvrage, qui met clairement en avant son aspect
central. En apparence et selon la bipartition à laquelle nous avons précédemment procédé,
il appartient pourtant à la sphère des figures d’œuvres. Un tel statut implique, de manière
somme toute nécessaire, la présence en amont de figures de créateurs. La plus évidente
demeure celle du peintre, Basil Hallward, auteur et donateur du portrait. Pourtant, sa place
paraît bien anecdotique du point de vue de l'action. Très présente au début de l'ouvrage, sa
présence s'efface dès que la situation initiale du roman, que nous pourrions résumer à un
ensemble d'actions correspondant aux actes « achèvement du portrait », « prononciation du
vœux » et « don du portrait » (chapitres I à III), arrive à son terme. En d'autres mots, cette
séquence correspond à l'unité narrative marquant le début du roman et l'aménagement de
son intrigue, soit l’incipit du récit. Basil ne reparaît véritablement et de manière
déterminante pour l'intrigue, au sens où sa présence implique un acte modifiant le cours de
l'intrigue et non simplement une séquence de conversation, que lors de sa visite au
domicile de Dorian. Il y insiste pour voir l’œuvre devenue entre temps aberration des
formes et laideur irréelle, aux chapitres XII et XIII. Il ne réapparaît donc de façon
déterminante que pour mourir122.
Si l'importance du personnage de Basil peut apparaître si relative à la lecture du texte,
c'est avant tout parce qu'elle se trouve subordonnée à une figure bien supérieure en matière
d'espace occupé et d'impact sur le récit. Cette figure, c'est bien évidemment, si l'on excepte
celle de Dorian que nous aborderons bientôt, celle de Lord Henry. Au premier abord, sa
présence au sein d'une étude du problème de la mise en abyme dans le roman peut paraître
122 Il est nécessaire de noter son apparition aux chapitres VII, accompagnant Dorian et Lord Henry au
théâtre, assistant ainsi à la débâcle artistique de Sybil Vane, et IX, lors d'une séquence de conversation
marquant le refus de Dorian de montrer le tableau déjà altéré, de même que la fin définitive des espoirs
de collaboration du peintre avec son modèle. Mais ces épisodes revêtent une importance secondaire en
relation à l'assassinat de Basil, qui symbolise véritablement le basculement définitif de Dorian dans
l'univers du crime et de la faute morale.
Nous l'avons déjà évoqué à propos de Lord Henry, l'influence est dotée dans le roman
d'un véritable pouvoir démiurgique, modifiant dans leur profondeur les comportements et
attitudes des individus. Dès lors, c'est bien la littérature elle-même qui se dote des attributs
du créateur, à travers ce livre à la nature suggérée (le début du chapitre XI en précise
brièvement l'intrigue, étrangement proche du À Rebours de Huysmans) mais qui conserve
cette part d'indéfinissable qui ouvre son identité à toutes les potentialités (livre existant,
livre inventé, livre à venir, ou Livre dans son essence, donc Littérature). Par la
représentation de l'influence d'une œuvre sur un individu, The Picture of Dorian Gray
propose la représentation d'un renversement dans le rôle que l'art occupe ordinairement : de
figure résultant habituellement d'une création, donc de figure d’œuvre, le livre devient, par
le jeu des influences, figure de créateur. Le livre participe à la construction et à l'initiation à
lui-même de Dorian, de son façonnement comme être, de la définition de ses goûts et
aspirations. Dans ce contexte, l'art, bien que résultant d'une création, devient créateur. C'est
d'ailleurs le même mouvement qui est à l’œuvre lorsque le portrait, par ses modifications
successives, incite Dorian à agir (à faire un vœux, à tuer Basil, à explorer les possibilités de
ses actes en une curiosité fascinée de l'attente de leurs manifestations sur la toile). Par là, le
tableau permet au récit de continuer, l'intrigue, car tel est son propre, à intriguer et donc
aussi la lecture à se poursuivre. Grâce à ces modalités bien particulières, il est intéressant
de constater, avec Liliane Louvel, que « The Picture of Dorian Gray peut donc se lire
comme une allégorie de la lecture encore plus que de l'écriture, comme un livre sur
l'influence du livre, de la lettre »124. Nul doute alors que la contamination de Dorian par
l'esprit de ce supposé Des Esseintes, personnage habitant le « livre jaune » et décrit comme
possédant des caractéristiques analogues à l'antihéros de Huysmans, préfigure déjà
123 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 105.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Pendant des années, Dorian Gray ne put se libérer de l'influence de ce livre. Ou peut-être serait-il plus
exact de dire qu'il ne chercha jamais à s'en libérer » p. 470.
124 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 126.
À travers cette citation, transparaît tout le détachement dont Dorian fait preuve à l'égard de
Sybil, mais aussi de ses actes qui ont indirectement provoqué son suicide. Ainsi, c'est
l'ensemble de son idylle qui se trouve rétrospectivement observée comme un drame
extérieur, à l'image d'une fiction dont le temps est achevé. À cet égard, la comparaison de
125 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 84.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Il ressemble simplement pour moi au dénouement merveilleux d'une pièce merveilleuse. Il a toute la
terrifiante beauté d'une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j'ai joué un rôle important, mais qui
ne m'a pas blessé » p. 445.
126 Ibid. p. 3.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Nul artiste n'a de sympathies éthiques » p. 348.
La vision des choses de Henry est la suivante : l'homme ne peut se réaliser car il a peur
de lui-même, il est effrayé par les forces qui s'agitent en lui, dont le sens lui échappe et
l'effraient, car elles vont à l'encontre de ce qui est admis par les conventions, donc il se nie.
Lord Henry est en quête d'un nouvel hédonisme et, au travers de lui, d'un nouvel homme
qui serait grand face à lui-même, qui accepterait la part de « péché » qui est en lui. Tout
réside dans l'acceptation par l'individu de la nature qui lui est propre. Henry est en quête
d'une force d'affirmation de l'individu fixée non en fonction de critères établis selon un
consensus social, produit de la culture, mais en fonction de l'individu en lui-même, selon sa
nature. On a bien là la présence d'une vision nouvelle de l'homme, considéré non comme
une créature de bien, non comme une créature de mal, mais comme une entité échappant à
cette dichotomie, et dont la nature est à retrouver (et le préfixe itératif est important) en
dehors du rapport manichéen des deux composantes de la morale traditionnelle. En somme,
pour bâtir une vraie éthique de l'individu et de l'existence, il faut aller « par delà bien et
mal », qui sont des critères de jugements ajoutés, des produits de la culture qui en viennent
à contraindre la nature. Dépasser ce rapport reviendrait à dépasser la vieille forme de
morale, afin tout simplement d'en fonder une nouvelle, plus en accord avec la conception
renouvelée de l'individu qui émerge en cette fin de XIX è siècle et en ce début de XXè,
incarnées notamment par la pensée de Nietzsche et de Bergson.
Nous l'avons vu, The Picture of Dorian Gray met en place un système de mise en
abyme, à travers la figure du portrait, qui détermine la structuration de l'intrigue.
Seulement, ce dispositif très particulier n'est pas sans impact sur les enjeux véritables
attachés à la représentation que véhicule l'ouvrage. En effet, par un tel aménagement, le
texte en vient, par l'analogie permise par l'analogie entre les arts, à se définir lui-même
comme sujet de sa propre intrigue. Se trouve ainsi immanquablement posée posant la
question de la place de la réflexivité, spécifiquement au sein d'une poétique qui considère
l'art comme sujet pleinement autonome et suffisant à son propre développement.
127 Ibid.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« L'artiste est le créateur de belles choses » p. 347.
128 Ibid.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Révéler l'art et dissimuler l'artiste, tel est le but de l'art » p. 347.
La difficulté posée par le statut des fragments faisant l'objet d'une mise en abyme
s'exprime aussi à l'autre extrémité de l’œuvre, entendons par là vers la fin du récit. En effet,
si la partie que nous venons de décrire constitue une partie de l'incipit du roman, parce
qu'elle prépare l'aménagement des conditions de départ des voyageurs, le dernier Livre,
incluant les chapitres XXXVII à XLI, possède un statut bien particulier qu'il convient
d'éclairer. Cette singularité est introduite par l'événement principalement relaté dans le
Livre VII, celui de la mort par noyade du narrateur Panmuphle et de Faustroll. Ainsi,
l'indication marquant la fin de la relation de voyage ayant pour auteur l'huissier apparaît
très clairement par la mention entre parenthèses « (Explicit la relation de Panmuphle) »131,
centrée typographiquement et en italiques. L'énoncé est par conséquent doté d'une valeur
de commentaire, puisqu'il fournit une indication guidant l'interprétation de la lecture, et est
une fois de plus l'expression de la dimension en abyme du récit de Panmuphle dans
l’œuvre. Sa valeur est celle d'une autorité supérieure à la narration de l'huissier, et s'inscrit
dans le cadre de la mystérieuse présence englobante, de nature indéfinie, qui transparaît à
quelques occasions dans le roman. Pourtant, ce qui est remarquable, c'est que, malgré la
mort du personnage qui était jusqu'alors le maître du récit et se rapprochait le plus du statut
de narrateur, le récit ne s'interrompt pas, et l’œuvre continue. En effet, après la mort des
deux personnages, le texte poursuit son développement, tout d'abord par l'intermédiaire de
l'Évêque, dont il est dit qu'il est le lecteur de la « lettre de Dieu » au chapitre XXXVI. Il est
ensuite secondé, au même chapitre, par un narrateur inconnu faisant le récit de ce qu'il
132 C'est par exemple le cas lors de la séquence des îles, des chapitres XII à XXIV, où il est fait
systématiquement ellipse des interludes que constituent les différents voyages prenant place entre chaque
départ et chaque arrivée.
Cette question, bien épineuse, fera l'objet de développements ultérieurs dont nous
voyons déjà pointer ici quelques aspects, notamment celui de la conjonction, en un même
espace, qui est celui de l’œuvre, de l'achevé et de l'inachevé, du fragmenté et de l'unifié.
Or, comme le remarque Philippe Gasparini dans son ouvrage sur le roman
autobiographique et l'autofiction, genres procédant de la même configuration narrative que
la plupart des chapitres du roman d'Alfred Jarry, du moins si l'on considère les fragments
dus à un narrateur homodiégétique, « la représentation spéculaire peut effectivement
réfléchir le positionnement du roman sur l'axe fiction référence et confirmer ainsi les
autres signes génériques distribués par le texte. Mais il arrive aussi que le miroir soit
déformant ou à facettes. La mise en abyme a alors pour but d'infléchir ou de troubler la
réception en délivrant un message paradoxal »133. De la sorte, il devient possible de
comprendre que l'abondance des auteurs potentiels de certains fragments et le laconisme du
texte quant à leur attribution auctoriale devient le lieu de la délivrance d'un message
paradoxal rendant impossible une réception affranchie de toute incertitude. C'est de cette
manière que la multiplication des narrateurs devient le véritable moteur d'une
indétermination fondamentale refusant la stabilité d'un sens unique à l'épreuve de la
lecture. Ainsi, loin de permettre au texte de confirmer l'existence d'un « je » habité par une
conscience facilement reconnaissable, la mise en abyme, par l'accumulation et
l'entremêlement de ses manifestations distinctes, devient un véritable perturbateur de la
lecture linéaire et des entreprises visant à une représentation fiable du réel. Dès lors,
l'intellection du monde de la fiction s'effectue selon des modalités nécessairement
différentes de celles à l’œuvre au sein d'un mode d'écriture mimétique, ce qui mène
immanquablement Alfred Jarry à des recherches autres.
133 GASPARINI Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,
2004, p. 119.
Les modalités d'écriture du roman de Mário de Sá-Carneiro épousent elles aussi les
conditions décrites par Philippe Gasparini. Seulement ici, ce n'est pas tant l'ouvrage dans sa
composition qui est affecté, mais plutôt le sens du texte en lui-même. C'est en effet autour
des figures en abyme peuplant l'intrigue que la fiabilité du texte se trouve altérée, comme
nous allons le voir en étudiant plus précisément le personnage de Marta, qui fait l'objet
d'une composition défaillante si l'on peut dire, d'une ontologie fondamentalement instable.
On le voit, dans cette citation, la structure parallèle répétée à l'initiale des deux premières
phrases « só com a minha alma » retranscrit la position irrémédiablement constitutive de
134 Ibid. p. 51
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 67) :
« Ce n'est qu'avec mon âme que je pourrais étancher ma soif de tendresse. Ce n'est qu'avec mon âme que
je pourrais posséder les personnes pour qui je pressens de l'amitié – et ainsi satisfaire, c'est-à-dire rendre
leur sens à mes sentiments ».
Dans le roman, les figures d’œuvres, pendant semble-t-il naturel aux figures de
créateurs, se trouvent extrêmement dépendantes des relations entretenues entre celles
attachées à la création, donc aux représentations d'artistes, et spécifiquement ici celles de
Lúcio et Ricardo. Bien évidemment, on compte, en tant qu'objet en abyme, la confession
de Lúcio elle-même, qui est le support par le biais duquel le narrateur tente d'exposer la
trame des événements ayant mené à sa condamnation. On peut donc bien affirmer qu'en
tant qu'objet appartenant à la quête menée en direction d'une plus grande compréhension
des faits, la confession constitue un élément diégétique digne d'être compté au rang des
structures fonctionnant selon le mode de la mise en abyme. C'est notamment à ce niveau,
entendons au niveau purement diégétique de la narration de Lúcio, qu'apparaît vers la
moitié de l’œuvre le personnage de Marta, qui naît en réalité, d'après les aveux finaux de
son créateur, de la volonté de dépassement de l'aporie sociale et émotionnelle vécue par
Ricardo. On l'a vu, les personnages du roman sont mis face à l'impossibilité de trouver un
secours véritable dans l'altérité. C'est d'ailleurs ce qu'exprime l'incompréhension de Lúcio,
à la fin de l’œuvre, lorsque Ricardo révèle l'artificialité de la consistance de Marta, qui
appartient, par son statut ambigu, aux figures appartenant aux représentations d’œuvres.
Car, au fond, c'était bien elle que l'écrivain a utilisée pour dépasser son impossibilité de
posséder physiquement son ami. Femme œuvre, pure création, elle est, en plus d'être son
Cependant, même sublimé par l'art, le désir de l'artiste ne peut s'assouvir que
temporairement, ses aspirations à l'absolu et à la perfections sont vouées à l'échec, et au
néant créatif que constitue la mort. Ricardo est rattrapé par une logique toute humaine,
celle de la jalousie, qui mène Lúcio à demander des comptes à son ami en croyant le trahir,
d'où l'étrange situation finale qui culmine dans la mort supposée de Marta et, par là, celle
assurée de Ricardo. Meurtre, suicide, ou pure folie, l'issue véritable des événements est
indécidable, et c'est même cette indécision qui fait toute l'ambiguïté du roman et du statut
des représentations en abyme auxquelles elle a recours. La valeur réflexive d'une telle
occurrence est évidente : en suspendant le sens définitif de l’œuvre et en laissant la fiabilité
de la relation des événements que nous livre Lúcio, c'est toute une rhétorique du mystère
qui se trouve ici déployée. Par les reliefs creusés par la mise en abyme dans la narration, se
trouve mis en place tout un système de redoublement du sens par l'accumulation
d'hypothèses de lecture successives, qui transforment l'interprétation de l'ouvrage en un
véritable jeu de piste. Dès lors, c'est aussi la prétention à un discours littéraire tendant à la
retranscription d'une seule et unique vérité qui se trouve, comme chez Alfred Jarry,
fragilisée. La faille de l'écriture à saisir le réel se trouve donc bien au centre du roman, de
la même manière qu'elle est représentée de manière sous-jacente, à un niveau micro-
structurel, au travers de la stylistique particulière liée aux recherches avant-gardistes de
l'intersectionnisme et du sensationnisme.
Nous n'avons abordé que les principales figures peuplant les œuvres sur lesquelles
s'appuie notre étude. Pourtant, même si notre argumentation est encore bien incomplète au
vue de la richesse du corpus et du chemin qu'il reste à parcourir, nous pouvons déjà dresser
un premier constat : toutes les figures principales autour desquelles s'articulent les œuvres
de notre corpus sont, quel que soit le type auquel on peut les rattacher à un niveau
théorique, des occurrences de la mise en abyme. Fondamentalement, nos trois textes
On l'a vu, savamment aménagées dans le texte et interprétables selon leur aspect
réflexif, ces figures permettent par leur abondance une entrée indirecte, mais combien
profonde ,au sein des problématiques tant littéraires qu'esthétiques ou même
philosophiques des romans en question. De la sorte, c'est toute une esthétique qui semble
développer une tendance fondamentale à se refléter ainsi qu'à faire saillir les mécanismes à
l’œuvre dans son fonctionnement. L'enjeu véritable d'un tel constat pourra alors nous
mener en direction d'autres pistes interprétatives, dans la mesure où en tant que procédé
majeur de toutes les modalités que nous venons de décrire, majeur puisqu'elles ne peuvent
se déployer sans les reliefs que la mise en abyme creuse à l'intérieur des textes, la mise en
abyme, cristallise nombre d'effets de sens. Notre étude confirme donc bien l'affirmation de
Lucien Dällenbach, qui dans son essai sur le récit spéculaire spécifie que « organe d'un
retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît comme modalité de la
réflexion »135. En effet, si elle possède une telle importance, c'est parce qu'elle semble
permettre un recentrement de la matière littéraire autour de ses propres avatars, auteur,
personnages ou sur l'œuvre elle-même. C'est de cette manière qu'elle procède à sa propre
problématisation, permise par l'aspect en abyme de ces figures. Nous souscrirons donc aux
propos tenus par Henri Godard dans son ouvrage intitulé Le Roman modes d'emploi, où il
affirme que « c'est déjà la première fonction d'une mise en abyme que d'arracher le lecteur
à sa croyance spontanée en la réalité de l'histoire, pour le ramener à une plus juste
conscience de l’œuvre, conçue et réalisée comme telle »136.
Ainsi, non seulement la mise en abyme permet d'introduire une mise à distance en
rapport à la linéarité du déroulement du récit et donc à l'appréhension naïve de son contenu
narratif, mais elle permet surtout l'apparition d'un espace qui, par son caractère réflexif,
devient un espace critique. La superposition des strates de sens présentes dans l’œuvre
comprenant des objets en abyme permet donc la création d'espaces dans lesquels le sens se
réfracte et se densifie, ce au profit de la production d'un contenu favorisant la réalisation
des objectifs de l'ouvrage, ainsi que de la démarche qui anime son écriture. La mise en
S'il est bien l'image des démarches qui le convoque, ce mode spécifique d'écriture que
représente le recours aux diverses constructions en abyme possibles possède bien d'autres
implications que celles que nous avons décrites jusqu'à présent. Il semble en effet que la
mise en abyme, à travers l'utilisation qui en est faite au sein du roman moderniste dont
notre corpus se propose de constituer un échantillon exemplaire, révèle bien plus que de
simples traits structuraux visant à soutenir l'architecture générale des textes. En réalité, elle
possède, en soi, une valeur intrinsèque, ou plutôt véhicule un certain nombre de modalités
que nous nous proposons d'éclairer. Celles-ci permettent à l'esthétique moderniste de
développer sa propre conception de la littérature et d'affirmer sa singularité à l'égard de la
tradition, tradition romanesque pour ce qui est de notre présente occupation. En d'autres
termes, la mise en abyme, lorsqu'elle est utilisée par les modernistes, se dote de fonctions
bien spécifiques. Ce sont elles qui lui confèrent son importance ainsi que sa
prépondérance, telles que nous venons de les mettre en lumière.
Or, il est à présent nécessaire de dépasser le stade de la simple observation ou du
simple dénombrement de ses occurrences. Nous venons en effet, au travers d'un large panel
d'exemples, de constater que la mise en abyme se trouve être un outils particulièrement
utile dans l'optique de développer la dimension réflexive d'un texte. S'il en est ainsi, c'est
avant tout parce que son utilisation implique immanquablement un retour du texte sur sa
propre matière, ou du moins sur les différentes instance qui le nourrit. Nous venons aussi
de remarquer à quel point sa présence est récurrente dans le roman moderniste, qui
construit ses principales figures autour d'un principe fondamentalement réflexif. Pourtant,
ce qu'il a manqué jusqu'à présent à notre réflexion, c'est un réel point d'ancrage de nos
affirmations autour d'un objectif spécifique, d'un trait esthétique fondamental, auquel la
présence de la mise en abyme dans le roman moderniste permet de donner toute son
envergure. Ce qu'il nous manque, en somme, c'est le constat d'une réalisation en texte de
Dans son ouvrage intitulé L'expérience du roman, Jean Regazzi affirme que « le miroir
de la mise en abyme s’ouvre mieux que toute autre fenêtre sur le monde, en cela qu’il
renvoie sans cesse la fiction à son appartenance à la réalité, en tant que production, en tant
qu’objet de ce travail bien réel où convergent tous les faisceaux du spéculaire, tous les
enjeux de l’acte de récit au sein de la société »137. Les implications d'un tel constat sont
grandes dans l'optique de notre étude. En effet, selon le critique, la mise en abyme ne
constitue pas uniquement un vecteur d'autoréférentialité procédant à une clôture de l’œuvre
sur elle-même, rôle auquel on serait tenté au premier abord de la résumer. En réalité, le
miroir de la mise en abyme offre beaucoup plus qu'un centre de fixation narcissique autour
duquel l'ouvrage ou l'écrivain se focaliseraient, approfondissant à chaque moment les
recherches d'un art cherchant son autonomie en rapport au réel. Par son appartenance au
monde de l’œuvre, auquel il trouve toujours renvoyé, c'est le rapport de la littérature au
monde qui se trouve mimé et retranscrit. Nous l'avons vu, en tant qu'objet spéculaire, la
mise en abyme s'engage dans un double rapport structurel et herméneutique par rapport au
texte qui l'accueille. Premièrement, elle ne peut se dégager en tant que structure qu'en
rapport à l’œuvre qui la contient, tout simplement parce que c'est elle qui la dote de son
sens. Elle instaure cependant aussi un rapport complexe et ambigu d'ordre interprétatif
avec la matière qui l'accueille, puisqu'elle permet une problématisation de la
représentation. De la sorte, elle induit nécessairement une réflexion sur la place de la
fiction dans le monde, suivant un schéma qui se fait le pendant de son imbrication au sein
de l’œuvre.
Cette idée est à mettre en relation avec le statut fondamentalement double de la mise
en abyme. C'est en rapport à ce statut que nombre d'implications se trouvent engagées.
Prenant sens au sein de l’œuvre mais aussi en dehors, changeant de niveau de sens en
139 À titre indicatif et pour montrer que l'on rencontre ces occurrences au sein de chacune des trois œuvres
de notre corpus, on peut citer le personnage de Marta, du roman de Sá-Carneiro, qui se construit comme
une figure de l’œuvre, ou le personnage de Bosse-de-Nage chez Alfred Jarry, dont nous montrerons
bientôt toute la complexité de la composition.
On l'aura remarqué, la distinction que nous nous sommes appliqués à décrire, entre une
mise en abyme fonctionnant par le biais du symbole et de simples cas de réflexivité, laisse
bel et bien apparaître deux modes de fonctionnement distincts, révélant donc deux
phénomènes différents. La tentation pouvant mener à amalgamer les deux figures réside,
d'une part, dans le fondement réflexif de chacune d'entre elles, mais aussi, et d'autre part,
dans leur manière de fonctionner selon un mode essentiellement figuré. Cependant, afin de
clairement distinguer les deux phénomènes, il semble aussi nécessaire de remarquer qu'ils
fonctionnent de manière opposées. En effet, la simple référence réflexive constitue une
occurrence qui tend à réfracter l'ensemble de l'ouvrage. Pour ce qui est des exemples que
nous avons fournis, elle agit par la référence à des œuvres littéraires prolongeant un
contenu thématique caractéristique de l'esthétique adoptée par le roman. Elle se distingue
donc aussi par sa présence ponctuelle. D'autre part, à l'opposé de cela, se trouve la figure
en abyme qui, elle, fait l'objet d'une construction approfondie par le texte. S'appuyant sur le
mode de composition du personnage pour ce qui est du cas que nous avons choisi, sa
construction ne peut être complète qu'une fois l’œuvre achevée. On observe donc là une
figure qui se construit progressivement, et qui se trouve éclairée par l’œuvre entière. Les
mouvements sont donc inverses : l'énoncé que nous qualifierons de simplement réflexif
véhicule un effet qui naît à l'intérieur de l’œuvre pour en refléter un aspect dans une
dimension plus globale, c'est donc la partie qui éclaire le tout, dans un rôle de révélateur,
d'embrayeur de sens ; tandis que la figure en abyme est englobée par l’œuvre de laquelle
elle est un actant. C'est par conséquent le tout, entendons l'ouvrage, ses dynamiques et ses
structures, qui éclaire la partie. La figure en abyme se concevrait donc aussi comme une
occurrence qui se répète, qui opère divers retours. Il s'agirait donc d'une occurrence qui
survit, pourrait-on dire, à la trame du récit pour en constituer un membre nécessaire de la
Pour renverser la perspective que nous avons jusque là adoptée, on peut tout à fait
tenter d'affirmer que la mise en abyme ne peut pas se résumer à la simple réflexivité,
conçue comme naissant de la détermination de son sens selon un procédé fonctionnant sur
le mode de l'analogie. La complexité de notre objet laisse au contraire entrevoir que
d'autres critères sont nécessaires afin d'en préciser la nature. Le rapport symbolique
qu'entretient Lord Henry avec l'instance auctoriale laisse pourtant transparaître l'épaisseur
de sa composition en tant que figure du texte. Sa qualité de membre du personnel du roman
d'Oscar Wilde le dote d'une caractéristique intrinsèque à toute figure de personnage : sa
construction progressive au fil de l'intrigue, et sa dimension perpétuellement inachevée.
Comme le rappelle Vincent Jouve dans son ouvrage fondateur intitulé L'Effet-personnage
dans le roman, « l'image du personnage est l'objet d'un enjeu : c'est à travers son
développement que passe la communication »143. Or, puisqu'elle permet de saisir la
littérature comme acte de parole, cette communication ne peut qu'être établie de manière
progressive, suivant un déroulement qui est celui de l'intrigue, ce qui implique que la figure
se complète au fil de ses apparitions. Elle se définit alors au travers de différents pôles, tels
que la description qui en est assurée ou bien la représentation de ses actions, qui mènent
ainsi à l'identification de ses traits et à la construction de son identité, postulée par le
cheminement qu'emprunte la lecture. Les caractéristiques d'un personnages, s'ils sont
déterminés par l’œuvre, ne trouvent donc leur réalité qu'au yeux de l'instance de réception
du roman. Savamment aménagée par le texte, l'identité d'un personnage n'en dépend pas
moins d'une reconstruction, d'une recomposition des caractéristiques accumulées. Or, ce
qu'il est intéressant de constater, c'est qu'il en est de même pour les rapport d'analogie que
nous venons de décrire en relation à la réflexivité. Comme l'affirme Mieke Bal dans une
tentative de désamorçage de l'une des plus grandes objections qu'il peut être fait aux
tentatives de saisies de la mis en abyme :
143 JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1998.
Grâce au chemin que nous venons de parcourir, qui a visé à distinguer plus clairement
la mise en abyme des occurrences de la simple réflexivité, nous nous trouvons à présent en
mesure de tenter la formulation d'une assertion importante pour notre étude. En effet, par le
constat de la nature résolument actantielle des figures en abyme présentes dans notre
corpus, il devient plus aisé de s'apercevoir que la mise en abyme ne se dote de son sens et
de sa pleine dimension que lorsqu'elle se trouve saisie dans un ensemble structurel
soutenant l’œuvre. Cela semble bien être le cas si l'on considère son versant thématique,
que nous avons précédemment qualifié de « figure en abyme », dans le contexte
romanesque moderniste. En d'autres termes, c'est lorsqu'elle s'intègre au schéma narratif de
l’œuvre qu'elle prend sens, tant par son incarnation dans un personnage, que par sa qualité
Dans leur article commun prenant pour sujet les modernismes européens, Malcolm
Bradbury et James McFarlane avancent que « les œuvres modernistes tendent
fréquemment à s'organiser, […] non en suivant la successivité du temps historique ou le
schéma d'évolution des personnages, de l'histoire ou du récit, comme dans le réalisme ou le
naturalisme ; elles tendent à fonctionner spatialement ou au travers de couches de
conscience, fonctionnant par une logique de la métaphore ou de la forme »145. On le voit,
cette remarque illustre bien nos propos précédent, tout en leur offrant un intéressant
prolongement. En effet, la mise en abyme telle que nous l'avons identifiée et définie par
l'espace réflexif qu'elle offre, s'inscrit pleinement dans cette logique de la métaphore telle
qu'elle est ici mise en évidence par les deux critiques au sein des esthétiques modernistes.
Seulement, en tant qu'espace faisant sens de manière figurée, redoublant ainsi l'énoncé
premier qui, lui, s'inscrit dans la successivité du déroulement de l'intrigue, la mise en
abyme constitue un espace qui se trouve comme en relief du texte. En tant que tel, l'espace
en abyme est moteur d'une certaine atemporalité symbolique, en un point précis qui est
celui de de son développement.
145 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 50.
Nous traduisons de l'anglais :
« Modernist works frequently tend to be ordered, […] not on the consequence of historical time or the
evolving sequence of character, from history or story, as in realism and naturalism ; they tend to work
spatially or through layers of consciousness, working toward a logic of metaphor or form ».
Dans The Picture of Dorian Gray, on trouve la présence d'une telle sorte de mise en
abyme au cœur de l’œuvre, plus précisément au sein du chapitre XI. Celui-ci occupe une
place centrale dans l'ouvrage Il est composé d'une matière pour le moins hétérogène, dans
le sens où il abrite la longue énumération des intérêts diversement nourris par Dorian Gray
au fil des années. C'est lui qui intègre, en son début, la mention de la singulière fascination
que crée le livre jaune sur le jeune homme, dont nous avons déjà eu l'occasion de faire état.
Premièrement, et nous avons déjà en partie analysé ce passage, le chapitre débute par
l'évocation du livre jaune, ainsi que par le constat de la proximité des goûts et manières du
pseudo-Des Esseintes, qui y occupe la place de héros, et de Dorian. Suit la rapide esquisse
Yes : there was to be, as lord Henry had prophesied, a new Hedonism that
was to recreate life, and to save it from that harsh, uncomely puritanism that is
having, in our own day, its curious revival147.
À l'initiale, on peut tout d'abord observer une dislocation faisant apparaître de manière
saillante l'adverbe « Yes », qui devient le premier élément de la phrase. Cela représente,
d'une part, un témoignage de l'inéluctabilité de l'événement décrit, et d'autre part, cette
occurrence constitue une sorte de marque de triomphe se rapprochant de l'interjection. Le
signe de ponctuation qui la suit, et qui introduit par conséquent le propos, permet de
présenter le reste de la phrase comme un développement explicitant l'exultation première.
On peut alors souligner la valeur prophétique de la première assertion, « there was to be »,
qui insiste sur l'imminente réalisation de la prédiction de Lord Henry. En tant qu'autre
marque d'emphase, on trouve la présentification de la lutte entre l'hédonisme, marqué par
l'attribution d'une majuscule, et le puritanisme, qui est assurée par l'inclusion du narrateur
par le biais du pronom de la première personne du pluriel « our », intégrée à l'expression
146 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 106.
Ce passage débute à partir de « There were moments, indeed, at night, when, lying sleepless [...] » et
intègre le paragraphe suivant, qui en est l'antithèse.
147 Ibid. p. 108.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Oui, comme lord Henry l'avait prophétisé, un nouvel hédonisme allait advenir, qui recréerait la vie et la
sauvegarderait de ce puritanisme rude et sans attraits qui connaît à notre époque une bizarre
renaissance » p. 474.
148 Entendons par « romanesque » le terme courant qui exprime cet aspect de pure potentialité, ce récit en
germe, présent dans l'inscription très romantique de la contamination du réel par l'imaginaire, le rêve et le
sentiment.
En relation à ce que nous venons d'évoquer, Liliane Louvel précise que le chapitre XI
« supplée à dix-huit ans de vie de Dorian et comble le vide par l’accumulation de
suppléments artificiels. Le procédé est évident : il s’agit d’une représentation qui se montre
comme telle. Une production de texte contre la diégèse »149. Nous rejoindrons l'avis de la
critique lorsqu'elle affirme que le travail de la temporalité du chapitre dénude les artifices
de la représentation et rend caduque l'illusion romanesque. Il s'agit en réalité d'un véritable
jeu avec les codes de la fiction et par conséquent un procédé vecteur de réflexivité.
Cependant, il est utile de préciser que l'accumulation des récits en gestation, ainsi que des
outils procurant sa beauté à la vie de dandy, participent aussi à cette fragilisation du récit en
tant qu'imitation de la vie, forts, comme nous venons de le montrer, de leur charge
métatextuelle. De la sorte, l'artificialité des suppléments accumulés, qui constituent le
corps du chapitre, sont en quelque sorte le reflet des matériaux qui forment la fiction. Ainsi
réunis sous la forme d'un catalogue, et exprimant l'essence même de la beauté selon une
perspective que nous qualifierons de « dandy », ces éléments sont à l'image des procédés
d'ornementation de l'écriture à l’œuvre dans le roman. L'utilisation d'un tel terme, celui de
« dandy », n'est d'ailleurs pas sans intérêt pour notre analyse. Nous l'adoptons en accord
avec la démonstration de Jean Delabroy, qui définit le texte dandy comme un ensemble
naissant d'une écriture de la diversité, bariolée, et cultivant l'artificialité, donc précisément
ce à quoi le chapitre XI semble destiné. Cette forme de composition a pour fonction
d'« interpeller, dans une ironie légère mais calculée, les emblèmes toujours actifs d'une
philosophie multiséculaire de la production du sens, signifier leur congé et disloquer leur
149 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 98.
Nous l'avons constaté, les micro-récits que le chapitre XI présente ou suggère sont
marqués par une forte charge romanesque, au sens de relative complaisance dans la
passion, d'événement pittoresque. Cette charge possède son pendant, de même que sa
pleine expression, dans la vie de Dorian. Autrement dit, c'est le roman lui-même ainsi que
son intrigue qu'ils reflètent. L'enchâssement de ces éléments textuels, et leur imbrication en
une somme hétérogène venant briser l'unité de la narration, nous mène donc à définir ce
chapitre XI comme une mise en abyme du roman, tout en proposant un contenu à forte
valeur métadiscursive. En effet, non content de réunir autant de récits en germe, il participe
à la mise en tension de l'idée de représentation au cœur même de l’œuvre, reflétant sous
une forme dense et figurée le principe du texte. Dans ce mouvement, se surajoutent à
l'intrigue première divers récits dont la fonction première est d'informer le lecteur sur le
devenir et l'état d'esprit du personnage de Dorian. Il ne s'en trouve cependant pas moins
transmise une image de la puissance de l'écriture et de la fiction, dans cette capacité
qu'elles possèdent à se penser et à se multiplier en elles-mêmes. Plus qu'un exercice de
cornucopie, le chapitre XI est le véritable livre dans le livre, à l'image du tableau de Dorian
enfermé dans une pièce reculée de sa demeure. C'est d'ailleurs un principe identique qui les
rassemble, puisque, enclos au plus profond du récit, ce chapitre emprunte au tableau son
mystère et voit son véritable sens dissimulé sous l'abondance des accumulations qui
nourrissent sa matière, donc sous une apparence déroutante.
D'ailleurs, en rapport à la nature ambigüe du tableau, Pascal Aquien écrit, dans son
article sur la problématique du portrait chez Oscar Wilde que « le tableau n'est pas qu'une
toile, il est également un texte écrit, ce qui invite à comprendre les marques apparues sur
lui et à l'intérieur de lui comme la métaphore du tracé de l'écriture »151. Métaphore de
l'écriture par la narrativité qui l'habite et dont les modifications successives sont les
manifestations, le tableau trouve son pendant dans l'aspect statique du chapitre XI qui, dans
l'espace figé des description qu'il présente, forge un portrait de l'esprit dandy habitant
150 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », In :
Littérature, Le Signe et son double, 1977, N°25, p. 42-43.
151 AQUIEN Pascal, « Du même à l'autre : la problématique du portrait chez Oscar Wilde », Sillages
critiques [En ligne], 2001, N°2, pp. 125-138, disponible sur : http://sillagescritiques.revues.org/3871, mis
en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 07 juin 2015, § 23.
Juntamente com o ar, com o perfume roxo do ar, sorvíamos essa luz que,
num êtase iriado, numa vertigem de ascensão, se nos engolfava pelos pulmões,
nos invadia o sangue, nos volvia todo o corpo sonoro154.
152 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 242.
Nous traduisons du portugais :
« A relação entre o erotismo e o ouro começa por ser estabelecida na 'Orgia do Fogo', que é o grande
paradigma interno da Confissão de Lúcio »
153 Voir I. 2.
154 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 27.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 37-
38) :
« en même temps que l'air, avec le parfum violacé de l'air, nous absorbions cette lumière, et, dans une
extase irisée, dans un vertige ascensionnel, elle s'engouffrait par nos poumons, nous envahissant le sang
et rendait sonores nos corps ».
La portée d'un tel reflet va plus loin que la figure baroque convoquée.
C'est que l''orgie' ultra-réaliste est le miroir ou l'allégorie d'un monde dans
lequel la coexistence du rêve et de la réalité devient possible. Le 'feu' est celui
de l'alchimie de toutes les sensations, les intensifiant jusqu'à l'extrême […] et
rendant possible la transmutation. Le 'feu' est, aussi, métonymie de la 'lumière
totale', de la lumière tactile, de la 'lumière magique' de cette nuit. Une 'lumière
d'au-delà de l'enfer' qui est dite 'lumière sexualisée' et qui est la base et le
symbole de la fusion entre parfums, couleurs, musique, danse156.
Il existe cependant un autre phénomène, tout à fait singulier, dont il est nécessaire de
faire mention en relation avec cette pratique de l'objectivation de la littérature, telle que
157 Ibid.
Nous traduisons du portugais :
« a ‘Orgia do Fogo’ é o reflexo em abismo do mundo que o romance cria ».
Rejoignant l'équipage au chapitre XI, mais amplement décrit à la fin du Livre I, Bosse-
de-Nage fait figure de matelot corvéable à volonté par le docteur. On remarque qu'il fait
aussi volontiers l'objet, en quelque sorte, de souffre douleur narratif, dans la mesure où il
est le support de diverses incidents comme au chapitre XXI, où il est défiguré par un boulet
de canon et tatoué de force, ou au chapitre XXVIII, dans lequel il se fait sauvagement
démembrer par Faustroll. Comme on peut s'y attendre avec Alfred Jarry, c'est un dessein
satirique qui est à l'origine de ce personnage. Le titre du chapitre X l'indique, le « singe
papion » « ne savait de parole humaine que : 'Ha Ha' »158. C'est précisément cette
caractéristique qui va nous permettre de mettre en lumière le rôle fondamental du
personnage, ce malgré son apparence épisodique. Comme le remarque Julien Schuh dans
sa thèse consacrée à Alfred Jarry, « ce mot devient un leitmotiv du roman, Jarry l’utilisant
comme commentaire des situations rencontrées par l’équipage de l’as du Docteur ; le sens
de cette parole varie de l’exclamation au rire ironique en passant par l’expression de
l’incompréhension ou de la fureur, selon le contexte, devenant un signe vide disponible par
sa simplicité »159. Ce caractère de leitmotiv provient des nombreuses occurrences de
l'expression, qui constitue d'ailleurs en elle-même sa propre redondance par le
158 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 157.
159 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 584.
160 Pour plus d'informations sur la dimension anecdotique de cet élément, voir :
JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 160.
161 Ibid. p. 162.
162 Ibid. p. 158.
Suivant cette idée, il semble nécessaire de ne pas omettre que « ha ha » est aussi
l'onomatopée communément attribuée au rire en français. Or, Bosse-de-Nage monopolisant
une grande part de la charge comique du roman, cette syllabe itérative pourrait aussi être
entendue comme une manifestation d'une moquerie universelle face à l'absurde d'un monde
réduisant l'individu à l'incompréhension et à la souffrance. Cet absurde atteindrait alors sa
pleine expression dans la mort du personnage, due à l'occurrence accidentelle d'une tête de
cheval sur le chemin du Docteur. Bosse-de-Nage est en effet déchiré brutalement par
hasard, action soumise à la rencontre fortuite d'une « boucherie hippophagique »163 lors
d'une promenade digestive réveillant la furie phobique de Faustroll pour les têtes de cheval.
Ces événements font ainsi de la mort du cynocéphale-papion une sorte de parabole du
hasard et de la contingence, forces auxquelles tout être se trouve soumis. De là vient peut-
être aussi le ton ironique, voire cynique, que l'on pourrait attribuer à son dernier « Ha ha »,
qui est, soulignons le, exclamatif, ce qui parait bien curieux pour une agonie par
strangulation. Il s'agit en effet, par définition, d'une mort par privation d'aire, donc de
souffle. De la sorte, de manière déjà symbolique, la parole se transmet au-delà du silence
de la mort, de laquelle Faustroll tirera la partie finale de son œuvre. La parole, donc
l'écriture, commence ici à s'originer au-delà des limites attribuées traditionnellement au
personnage, qui deviennent parfaitement contingentes.
166 BÉHAR Henri, Les Cultures de Jarry, Paris, PUF , coll. « Écrivains », 1988, p. 228.
167 Ibid.
168 Ibid., p. 35.
169 Outre la dimension elliptique des voyages intervenant entre chaque halte, il est tout de même possible
d'identifier certaines traces de récit au travers des remarques de Panmuphle, auteur figuré de ces
passages, pleinement fondues dans la prose poétique des textes.
Nous avons précédemment défini le Livre III du Faustroll comme une occurrence de
nature double. Outre son statut en abyme, il possède en effet une dimension intertextuelle
plus qu'explicite, puisqu'elle manifeste sa présence par l'accumulation des références aux
univers des différents dédicataires des chapitres qui le composent. Comme le met en avant
Julien Schuh dans sa thèse sur Alfred Jarry, « la navigation du Faustroll peut-être [sic.]
analysée comme un exposé scientifique des divers univers possibles produits par les
artistes qu’il admire »170. Seulement, cet exposé ne se limite aucunement au simple
hommage d'écrivain, même si cette dimension demeure bien à prendre en compte. En effet,
il paraît nécessaire de remarquer un effet bien plus complexe à envisager au sein d'une telle
pratique. Par la convocation, dans sa propre matière, d'autres œuvres, le texte s'inscrit en
rapport à un horizon bien spécifique. Par là, bien plus que de légitimer sa place parmi toute
un univers de créations et de créateurs, l'ouvrage donne aussi à lire son propre champ
d'interprétation. C'est ainsi que, selon Julien Schuh :
De la sorte, les nombreuses références intertextuelles présentes dans le roman, tant celles
du Livre III que les livres pairs du docteur, ont pour fonction de fournir un horizon de
lecture spécifique. Il n'est d'ailleurs pas à situer en fonction d'un bain de création précis,
mais plutôt de toute une culture. L’œuvre intègre donc son canon personnel, constitué de
170 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 483.
171 Ibid. p. 537.
172 Nous entendrons ici par « citation » la désignation, dans son sens le plus large, des différentes pratiques
de l'intertextualité.
173 PIÉGAY-GROS Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, coll. « Lettres Sup », 1996, p.
112.
2.3.1 Le roman moderniste présente des actants fragilisés dans leur ontologie
176 PROPP Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970.
177 BARDÈCHE Marie-Laure, Le Principe de répétition, Littérature et modernité, Paris, L'Harmattan, coll.
« Sémantiques », 1999, p. 137.
Dans The Picture of Dorian Gray, il nous est permis d'observer directement cette
« attribution des mêmes traits, des mêmes rôles ou d’un même nom à des personnages que
d’autres informations distinguent nettement par ailleurs »178 décrite par la critique. En effet,
on s'accordera aisément pour définir Dorian et son portrait comme possédant la même
apparence, au moins avant la première modification du tableau, le personnage étant
confronté à sa propre représentation. Le rapport qui les lie, image de la représentation
mimétique intégrée au roman, n'est cependant pas sans poser problème, puisque le pacte
engagé entre le personnage et son image produit un transfert du caractère altérable de
l'apparence de Dorian vers son tableau. On observe alors la représentation d'une sorte
d'inversion, figurée de la manière la plus directe entre l'art et la vie, à tel point que l'on peut
parfaitement affirmer, avec Jean Gattégno, que « dans Dorian Gray, c’est le portrait, non
l’être humain, qui est le personnage vivant »179. De la sorte, la fragilisation de l'instance
actantielle que constitue le personnage passe, dans le roman d'Oscar Wilde, par l'inversion
des caractéristiques qui fondent l'humanité avec l'objet ordinairement stable que constitue
le portrait, en l'occurrence la finitude et la fragilité du corps. De la sorte, c'est bien à la
réduction du portrait au rang d'objet de pure fiction que l'on assiste, puisqu'il est le
véritable dépositaire de ce phénomène. La mise en abyme qu'il constitue participe à la
problématisation de la représentation sous un angle que l'on pourrait qualifier de
thématique, dans la mesure où il passe par les propos directement tenus au sein du texte.
De plus, elle se trouve redoublée par sa fonction de sapeur de la stabilité du personnage de
Dorian et de son ontologie, puisque le portrait récupère les caractéristiques humaines du
personnage et l'en dépouille.
Comme le signale Liliane Louvel dans son essai que nous avons déjà cité, « trois
nœuds gordiens, inséparables, nouent l’œuvre de manière si serrée qu’on les retrouvera de
chapitre en chapitre. Ces trois nœuds tressent ensemble l’inversion, la décomposition, le
dédoublement, autant d’opérations que l’on suivra au niveau de la petite fabrique du
178 Ibid.
179 GATTÉGNO Jean, « Notice », In : WILDE Oscar, Œuvres, op. cit., p. 1661.
Toujours dans le roman d'Oscar Wilde, il reste à mettre en évidence un autre facteur
de décomposition des personnages, qui cette fois s'exprime par un biais différent. Il s'agit
ici de s'intéresser à la pratique largement attachée à la figure de Lord Henry de l'aphorisme
et de la sentence ironique, qui participe à doter l’œuvre de sa singularité. En effet, on
observe, tout le long du texte, divers développements intervenant à l'occasion de dialogues
entre les personnages, que l'on peut rattacher à la représentation d'un art du langage, où les
affirmation à valeur gnomique fournissent une large partie du volume du texte. C'est par
180 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 21.
181 RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 175.
Ne se trouvant pas défini par un acte autre que celui de prendre la parole, parole qui
se dote symboliquement des mystères du paradoxe et de l'ironie, une parole, enfin, dotée
d'un pouvoir d'influence presque surnaturel, Lord Henry apparaît comme un personnage
uniquement composé par un ethos. C'est donc une simple image transmise au travers de
son discours qui forme sa composition, masquant alors une ontologie vacante puisque
privée de véritable réalisation dans le monde du roman. Nous l'avons dit, c'est sur le mode
de l'ironie, parfois mordante, que Henry Wotton déploie son art, une ironie vivant de la
sociabilisation du dire, ainsi que de l'expression d'une originalité personnelle marquée par
une certaine exubérance. L'ironie wildienne désarme la raison et désamorce le sens
véhiculée par le langage. Toutefois, derrière le trait d'esprit, le langage semble se vider au
profit du seul paradoxe. Comme le remarque Pierre Schoentjes dans son essai Poétique de
l'ironie, « l’observation de l’ironie privée nous permet ici de prendre conscience de la
fragilité de l’opposition établie traditionnellement entre réalité et apparence. À force de
jouer à faire semblant, à mesure que la dissimulation dure, la paraître se transforme
182 SCHOENTJES Pierre, Poétique de l'ironie, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 190.
183 JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 11.
Dans le roman de Mário de Sá-Carneiro, l'un des effets les plus singuliers
concernant les personnages est leur propension à disparaître, mais aussi apparaître, sans
motivation aucune et d'une manière qui n'est pas sans heurter le déroulement linéaire de la
trame du récit de Lúcio. C'est par exemple le cas de Gervásio Vila-Nova et de la danseuse
américaine, qui marquent pourtant fortement de leur empreinte le premier chapitre de
l'ouvrage. Or, si ces personnages meurent et se trouvent écartés de la fiction au travers de
mentions laconiques marquant, a priori, la fin de leur existence de personnages
secondaires, il serait une erreur de les considérer comme définitivement évacués du récit.
En effet, comme le remarque Fernando Cabral Martins, « il y a une espèce de
métamorphose des personnages premiers en personnages qui viennent par la suite »184. Ce
phénomène touche les personnages initiaux du récit et les transpose en figures apparaissant
de façon plus tardive dans le texte. Cela s'observe notamment au travers du duo que
forment Gervásio et le diplomate russe Sérgio Warginsky, tous deux amis de Ricardo. Afin
d'appuyer cette idée, il convient de remarquer que le narrateur lui-même opère un
rapprochement entre les deux hommes, disant à propos de Warginsky qu'il ressemble à
Vila-Nova : « alto e elançado, o seu corpo evocava o de Gervásio Vila-Nova, que, há
pouco, brutalmente se suicidara »185. De plus, au sein même de leurs descriptions
physiques, se trouve le constat identique de la relative douceur de leurs traits, à l'origine de
la féminisation toujours renouvelée de leur caractérisation.
184 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 228.
Nous traduisons du portugais :
« há, uma espécie de metamorphose das personagens primeiras nas personagens que vêm a seguir ».
185 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 57.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 74) :
« grand et élancé, il me faisait penser à Gervásio Vila-Nova qui s'était suicidé il y a peu de temps ».
Abordant cette question, il convient de remarquer que cette quête d'un art total, qui
est incarné dans le roman par le féminin ainsi que le lien charnel et amoureux, n'est pas
l'apanage de la médiation organisée autour du personnage de Marta. C'est, en effet, en
passant par la synthèse et le brouillage de l'ensemble des sens, représentés au travers de la
rhétorique du sensible développée dans l'ouvrage, que le texte véhicule une réflexion sur la
pratique d'un art de la totalité. C'est d'ailleurs vers un tel objectif que se trouve tourné le
passage de l'« Orgie de feu » que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer. Dès lors, on peut
tout à fait prolonger la réflexion en liant nos premières remarques avec la question de la
transposition d'un personnage à un autre telle que nous l'avons posée un peu plus haut, qui
se fait l'image de la fragilité de l'ontologie des actants dans le roman. Partant de là, nous
On l'a vu, dans A Confissão de Lúcio, les actants sont fragilisés dans leur ontologie
par leur propension à disparaître et se métamorphoser en d'autres figures. Si un tel
phénomène est possible, c'est avant tout parce que ces personnages ne valent pas tant pour
leur qualité d'actant, mais plutôt pour leur dimension symbolique, qui en fait des être
malléables dont l'existence ne dépend principalement que du contenu connoté qu'ils
véhiculent. De la sorte, dans le roman, si l'on reprend l'exemple de Fernando Cabral
Martins, « une femme – par exemple – est plus qu'une femme, c'est en plus l'image
projetée d'un désir obsessif ou d'une émotion intense »186. C'est donc pour le potentiel
symbolique qu'ils véhiculent que les personnages du roman se trouvent convoqués par le
texte. Cela sous-entend que leur rôle n'est pas tant d'ordre narratif, mais plutôt symbolique,
d'où leur apparent vide ontologique : leur composition, qui se développe sur le plan de
l'énoncé, se trouve subordonnée à des impératifs autres, considérant le texte dans sa
dimension spatiale plus que linéaire. La caractérisation et la motivation des actes des
personnages s'efface par conséquent au profit de la densité du symbole. Que l'on se reporte
à ce titre aux doutes que possède Lúcio quant au mystérieux comportement de Marta, qui
demeure indéchiffrable. Les lacunes narratives qui touchent les personnages, soit qu'elles
provoquent leur disparition totale du texte, comme Gervasio et l'américaine, soit qu'elles
créent des ellipses au sein desquelles le doute s'insinue, comme celles rendant
inexplicables le comportement de Marta ou la manière dont Ricardo a rencontré sa femme,
appuient donc une démarche de fragmentation de leur consistance.
186 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 188.
Nous traduisons du portugais :
« Uma mulher – por exemplo – é mais do que uma mulher, é ainda a imagem projectada de um desejo
obsessivo ou de uma emoção intensa ».
La dissolution du personnage telle qu'elle est pratiquée par les auteurs modernistes
ne s'arrête pourtant pas à la simple figure de l'actant, tel qu'il peut se trouver sous la
responsabilité d'un narrateur hétérodiégétique. On l'a vu par l'exemple du narrateur
homodiégétique Lúcio, la narration elle-même devient suspecte, spécifiquement lorsqu'elle
produit des énoncés non fiables. En offrant un espace subjectif par définition partial et sujet
à la recomposition d'événements altérés par l'émotion et la distance dans le passé, voire par
un mensonge potentiel, la mise en abyme se trouve bien être un vecteur de décomposition
du texte et de fragilisation de ses actants. Cependant, la diversité des formes de narration
188 Ces deux chapitres appartiennent à la relation de l'huissier, mais du fait qu'ils constituent la
représentation d'une scène intime, ainsi que par la présence des points de suspension initiaux du chapitre
XXXIV, alliés à une écriture étrangement débarrassée de toute marque de subjectivité, leur mode de
retranscription fait nettement pencher l'analyse en faveur d'un narrateur externe à la fiction.
189 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 375.
Dans son essai Le Récit spéculaire, Lucien Dällenbach définit, comme théorème
réversible applicable aux dispositifs spéculaires, que « l’auto-affirmation victorieuse du
langage est corrélative à la mobilisation du dédoublement »192. De la sorte, la dimension
réflexive du récit serait dépendante de la mobilisation des divers procédés de
dédoublement qu'il présente, tout comme la propension d'un texte à se dédoubler semble
dépendante d'une tendance du langage qui le compose à parler de lui-même. Dès lors, il
convient de souligner que ces deux phénomènes, apparemment si inextricablement liés l'un
à l'autre, impliquent la présence d'un niveau de signification dépassant nécessairement le
cadre du simple énoncé, tel que la mise en abyme l'engendre. Mais ce n'est pas tout : le
dédoublement, quel qu'il soit, engage le texte dans un rapport bien spécifique avec lui-
même, ce qui implique que la répétition du même devient une condition nécessaire à la
production d'un discours autoréférentiel. De ce fait, nous souscrirons ici pleinement à
l'idée, que Cécile Kovacshazy présente dans son ouvrage intitulé Simplement double,
impliquant que « la langue du double modifie le rapport de la littérature au langage »193.
Ainsi définie, la langue du double appelle la modification du rapport entretenu par la
littérature avec ses propres dispositifs de sens. Par un tel terme, nous entendrons pour
l'instant une notion de langage spécifique permettant une multiplication des perspectives
par tout espèce de retour de la langue sur elle-même. De la sorte, il paraît essentiel de
remarquer ici que le langage littéraire propre aux esthétiques du double s'affirme selon des
caractéristiques bien spécifiques, que nous allons nous employer à mettre en lumière.
191 Cette constatation semble erronée lorsque l'on aborde le problème des figures en abyme, dont la charge
symbolique les rend strictement dépendantes de la structure au sein de laquelle elles signifient en texte. Il
n'en demeure pas moins qu'elles constituent, malgré tout, des occurrences doubles, ce pour une raison
analogue : leur dimension symbolique leur permet de signifier à la fois sur le plan de l'énoncé, mais aussi
de le déborder par sa valeur connotée.
192 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 183.
193 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2012, p. 267.
Suivant ces considérations, il apparaît maintenant clairement que le double est une
figure qui, dans ses fondements mêmes, est paradoxale. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est
nécessaire de constater, ici, que ce débordement de l'être, cet excès du langage qui le
pousse à évacuer son trop-plein ontologique dans des entités étrangères à celles qui sont
évoquées, provoque une scission au cœur même de la langue double des textes. Ainsi, on
s'accordera avec Nathalie Martinière lorsqu'elle évoque que « le double, c’est ce qui
multiplie par deux un objet mais c’est aussi, parce qu’il lui vole son image, son ombre ou
son âme, ce qui le fractionne et le sépare d’une partie de lui-même, de son intégrité »196. De
la sorte, en se divisant en deux entités plus ou moins distinctes, le double, parce qu'il est
une partie autonome, narrativement parlant, d'un être dont la propriété première est
l'unicité est à l'origine d'une scission, donc d'une perte d'être. L'identité intime n'est donc
plus uniquement définie par la singularité de l'individu. Le personnage se trouve de cette
manière dissout dans sa propre identité, et immanquablement ébranlé dans les
caractéristiques qui le définissent. Bien sûr, cette vacuité, gagnant l'actant au cours de sa
confrontation progressive à l'altérité de son être, est à rapprocher des logiques de la
modernité telles que nous avons pu les déduire de notre corpus. La fragilisation du
personnage passe par son vide d'être, vide créé par un débordement du langage qui le
compose. Comme le démontrait Hugo Friedrich à propos du sujet lyrique de la poésie
moderne, le sujet est donc bien ici affaire de structure. Les deux positions que nous venons
de mettre en lumière, celle décrivant un surplus d'être et celle remarquant son
fractionnement, donc sa perte, ne sont par conséquent nullement incompatibles malgré leur
apparence antithétique.
Ce qu'il est nécessaire de dégager de cette somme de propos encore théoriques, c'est
que le langage du double, comme la mise en abyme, spécifiquement lorsqu'elle se trouve
appliquée au niveau du personnage, procède à la fragilisation des instances composant la
stabilité de la mimésis. Fonctionnant sur un double niveau, il est pourtant bien plus qu'un
196 MARTINIÈRE Nathalie, Figures du double, du personnage au texte, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, coll. « Interférences », 2008, p. 17.
Le double présent dans The Picture of Dorian Gray permet l'introduction d'un
discours autoréférentiel :
Dans The Picture of Dorian Gray, il apparaît dès les premiers abords que le double
se manifeste au travers de Dorian et de son portrait. En effet, ils se trouvent tout d'abord
simplement liés par la même image puis, après le vœux du jeune homme, par une
mystérieuse transposition des altérations physiques du tableau en lieu et place de son
modèle. De manière très synthétique, il est tout à fait possible de résumer la situation en
développement dans le roman par l'affirmation de Liliane Louvel, qui rappelle que « le
portrait dédouble le personnage entre sa représentation et son moi »198. De la sorte, on
observe bien une scission à l’œuvre au cœur même de la personne de Dorian, qui voit l'une
197 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 342.
198 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 15.
199 ZEENDER Marie-Noëlle,Le Tryptique de Dorian Gray : essai sur l'art dans le récit d'Oscar Wilde, op.
cit., p. 118.
200 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 3.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« belles choses » p. 347.
On le voit, le double présente ici bien plus qu'une simple scission de l'être. Au
travers d'elle, le dédoublement du protagoniste, de même que l'inversion qui en fonde le
principe, révèle une scission extrêmement profonde agissant au niveau de l'union de
l’œuvre et de son personnage. En tant qu'actant, il finit par se voir subordonné à sa copie, à
sa représentation, de manière à ce que celle-ci finisse non seulement par lui survivre, mais
même par se trouver totalement intacte. Cela reste vrai malgré les péripéties ayant nourri
l'intrigue et la tentative finale de destruction à l'initiative de Dorian Gray. À la fin de
l'ouvrage, le portrait se retrouve par conséquent porteur de sa beauté originelle, possédant
son intégrité totale, alors que son modèle gît au sol, mort ainsi que déformé par l'âge et
l'excès. L'instance du texte que constitue le personnage se trouve donc soumise, au cœur de
l’œuvre, à son image, en d'autres termes à sa propre représentation en abyme. Par là, on
observe bien une objectivation de la matière littéraire, telle que nous l'avons déjà mise en
lumière, mais surtout une occurrence du double qui n'est pas sans poser problème d'un
point de vue métadiscursif. En effet, c'est par son propre langage, celui de la
représentation, que le texte sabote les dispositifs mimétiques au travail dans sa propre
matière. Cet effet se trouve notamment développé par le biais de l'inversion opérée ici
entre art et vie, entre le personnage et son double qui est en principe inanimé et qui survit
pourtant à toutes les atteintes portées à son encontre.
En tant que discours, la primauté de l'art sur son objet se trouve déclarée par le biais
de l'inversion déjà décrite et du rapport en abyme entretenu par le portrait avec le texte
d'Oscar Wilde. Ainsi, la matière représentée est décrite dans le rapport de subordination
qu'elle entretient en relation à l'acte même de représenter, au tracé de l'écriture lui-même.
L'acte créateur domine donc la matière créée, qui est soumise à la démarche de représenter
de manière réflexive, le principe qui en fonde l'origine. De la sorte, on observe bien une
vacuité fondamentale au cœur de la composition des actants formant encore la structure de
l'intrigue du texte. Ce vide semble être poussé à un extrême tel qu'il provoque la mort à
jamais mystérieuse du personnage, simplement parce qu'elle se révèle être privée de
Les occurrences du double sont les indices de l'instabilité fondamental du sens dans
A Confissão de Lúcio :
L'intérêt d'une telle figure réside avant tout dans son rôle de médiation entre les
individus. Elle se définit alors comme le dépositaire d'une fonction qui ne peut que se
définir par son caractère indirect. Le personnage se trouve ainsi engagé dans une logique
de possessions successives, et sert de support à l'entretien d'une communication intime
entre les personnages. Mise en abyme de l’œuvre et plus généralement de la littérature,
Marta se trouve fondamentalement objectivée, incarnant ainsi l'idée d'une communication
idéale, et se définissant comme le pendant d'une rhétorique de la communication pure
menant à l'échec. L'aporie qu'elle incarne est elle-même exprimée de la manière la plus
radicale par la double mort des protagonistes. Ainsi, comme d'ailleurs chez Oscar Wilde,
nous pouvons affirmer avec Fernando Cabral Martins que « le double incarne
invariablement une perspective de disgrâce. L'apparition du double est annonciatrice d'une
Seulement, l'association Ricardo / Marta fonctionne bien au-delà d'une réflexion sur
l'incommunicabilité. En effet, il convient de remarquer, toujours avec Fernando Cabral
Martins, que, dans le roman, le double fonctionne comme « un personnage de second
degré, une espèce de méta-personnage. Qu'il soit un reflet dans le miroir, un fantasme ou
une peur, une incarnation de la conscience, le double est la création spécifique d'un
personnage qui se voit lié avec un personnage de second degré »204. Ainsi, dans le roman, la
figure que constitue Marta se comporte bien comme un personnage de second degré,
n'apparaissant qu'après la moitié du roman et n'étant guère douée d'une parole faisant
l'objet de développements très courts. De même, son statut d'objet transitoire, si l'on peut
dire, la subordonne de manière nécessaire à la relation, quant à elle centrale,
qu'entretiennent les deux protagonistes Lúcio et Ricardo. Pourtant, même si elle occupe
une place au volume relativement réduit du point de vue de l'ensemble du roman, son
importance ne saurait être négligée puisque, liée avec son double Ricardo, elle participe de
façon déterminante au développement de l'intrigue et à la construction progressive d'un
dénouement qui dote l’œuvre de tout son sens. C'est d'ailleurs en cela que la figure de
Marta peut être considérée comme un méta-personnage. Jouant le rôle d'un catalyseur de
202 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 250.
Nous traduisons du portugais :
« O duplo encarna invariavelmente uma perspectiva de desgraça. A aparição do duplo é anunciadora de
uma cisão mortal, e pode coincidir com a aparição da morte ela mesma »
203 Rappelons, avec Tzvetan Todorov, que le fantastique se nourrit de cette indécidabilité fondamentale, de
ce doute entre une explication rationnelle et la quête d'une vérité dépassant les frontières de la réalité
admise :
« Le fantastique est fondé essentiellement sur une hésitation du lecteur – un lecteur qui s’identifie au
personnage principal – quant à la nature d’un événement étrange. Cette hésitation peut se résoudre soit
pour ce qu’on admet que l’événement appartient à la réalité; soit pour ce qu’on décide qu’il est le fruit de
l’imagination ou le résultat d’une illusion ; autrement dit, on peut décider que l’événement est ou n’est
pas » .
TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 165.
204 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 219.
Nous traduisons du portugais :
« Uma personagem de segundo grau, uma espécie de meta-personagem. Seja um reflexo no espelho, seja
uma imaginação ou um medo, seja uma encarnação de consciência, o duplo é criação específica de uma
personagem, que se vê envolvida com uma personagem de segundo grau »
On le voit, la scission de l'être ici en fonctionnement sert avant tout à révéler celle
à l’œuvre dans toute fiction, où la pluralité des sens ne peut jamais que se dissimuler
derrière des apparences imparfaites contenues dans l'essence même des matériaux qu'elles
utilisent. La représentation mimétique se trouve dès lors fragilisée dans ses fondements, et
le message littéraire ne peut que se détourner de la prétention à la recherche d'une vérité
qui mène, toujours, on l'a vu, à l'aporie la plus radicale, à la situation la plus inexplicable.
Être de langage, Marta se trouve décrite comme telle dans son inconsistance même, ainsi
que dans la suspension du sens du texte au moment de sa disparition. Elle habite le texte de
manière, en quelque sorte, fantomatique, représentant le spectre d'une écriture qui, dans au
sein de son propre geste, se refuse à signifier autre chose qu'elle-même.
Que ce soit dans le roman d'Oscar Wilde ou dans celui de Mário de Sá-Carneiro –
laissons pour l'instant celui d'Alfred Jarry, lui qui pose des problèmes de nature différente –
le double apparaît comme un phénomène qui perturbe le personnage dans son essence. Par
là, il ne faut malgré tout pas perdre de vue que c'est le texte lui-même, au travers de l'un
des plus solides supports de sa structure, qui se trouve ainsi fragilisé dans sa profondeur.
De la sorte, nous nous accorderons avec Denis Mellier qui affirme, dans son ouvrage sur
205 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 11.
206 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 61.
207 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 17.
208 Ibid., p. 12.
Appliqué au contexte esthétique qui est le nôtre, un tel constat ne peut toutefois
demeurer sans nuances. Certes, telles qu'elles sont utilisées par les auteurs de notre corpus,
au travers notamment de la figure du double, les occurrences monstrueuses du fantastique
mettent en évidence la puissance du texte à faire surgir ses propres dispositifs de sens.
209 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 157-158
Pourtant, nous l'avons vu, le dédoublement mène dans les œuvres de notre corpus à
l'aporie. L'échec de l'entreprise de représentation mène à la mort. C'est précisément sur ce
point que les propos de Denis Mellier méritent discussion, même s'ils ne nient pas le
possible recours à une mort symbolique permettant de penser le texte et la représentation,
comme c'est le cas chez Oscar Wilde. Cependant, le critique considère dans son ouvrage le
fantastique comme une entité esthétique autonome, échappant à tout réel cadrage temporel.
Il le présente comme une manifestation non historicisée. Il considère le fantastique dans
l'autonomie de ses manifestations, comme une entité en soi et non attachée à un contexte
plus englobant, contrairement à ce que la tâche qui nous occupe ici tend à réaliser. En effet,
en accord avec notre démonstration, le recours au fantastique au sein du contexte du roman
moderniste semble bien venir perturber l'entreprise mimétique, de manière à introduire et
exprimer pleinement l'idée d'une crise de la représentation. Il marquerait ainsi l'évolution
du roman en direction de la déréalisation, de la déconstruction et de la déstructuration de la
cohérence textuelle, heurtant la linéarité de la fiction au profit de la mise en place d'espaces
de doute remettant fondamentalement en cause le langage. Dans le roman moderniste, le
recours au fantastique ne serait alors non pas le synonyme d'une figuration forcément plus
précise, parce que différente, mais bien plutôt d'une anti-figuration. Le personnage de
Marta, du roman de Mário de Sá-Carneiro, semble en constituer l'exemple le plus abouti,
peut-être parce que le texte est le plus tardif de nos trois textes mais aussi le plus proche
des avant-gardes. Cela implique que le double moderniste est l'image d'un échec, celui du
langage à saisir le réel, et non d'un simple détournement de la langue, ce qui mènera
Nous avions jusqu'ici choisi d'écarter le texte d'Alfred Jarry de nos considérations
sur le double et le fantastique, tout simplement pour leur difficulté d'application à une telle
œuvre. En effet, le Faustroll n'opère pas de mouvement en direction du fantastique tout
simplement parce qu'il ne saurait en être ainsi : la matière textuelle du roman convoque un
univers appartenant à l'univers merveilleux, dont les étrangetés semblent parfaitement
intégrées au monde du texte, sans faire l'objet d'une quelconque hésitation. Le tracé, au
demeurant entièrement fantaisiste, de l'écriture jarryque semble plutôt s'orienter en
direction de la célébration et de de la revendication d'un irrationnel créateur célébrant la
toute puissance de l'imaginaire. De ce fait, le problème du double touche peut-être à ses
limites au contact de l'écriture d'Alfred Jarry, telle qu'elle se déploie dans les Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. En effet, il paraît difficile d'interpréter un
quelconque actant du roman comme le double d'un autre. De même, le docteur Faustroll
entretient un rapport difficile au dédoublement. Nous pourrions en effet être tentés de lui
appliquer le statut du double de l'auteur, dans la mesure où il détient, même en principe et
de manière fictive, toutes les connaissances pataphysiques nécessaires à l'interprétation et
au déchiffrement des codes développés au travers de l'écriture du roman. Cependant, le
docteur n'est ni un double fictionnel d'Alfred Jarry, ni une simple figure fictive dénuée de
tout investissement auctorial. En réalité, il vit à l'intérieur de l’œuvre par son statut
d'auteur, et ce que nous aurions pu interpréter au premier abord comme un indice de
dédoublement n'est en fait que le témoignage de son appartenance à la somme déjà
évoquée des figures en abyme. Ne constituant pas à proprement parler le double d'un autre
actant, le sémantisme qui l'investit demeure donc celui de la simple représentation de
Nous l'avons vu, le roman moderniste intègre divers procédés qui tendent à déstabiliser
l'effort mimétique au travail dans l'entreprise de représentation. En effet, que ce soit par
l'intermédiaire de la multiplication des miroirs ou des niveaux d'imbrication du récit, la
matière textuelle moderniste s'organise autour de pôles de sens qui perturbent la mimésis.
Si l'on suit la logique de notre analyse, comptent parmi ces pôles ces figures que sont les
actants, auxquels se trouve attachée une charge métatextuelle permettant non seulement au
texte de se penser en même temps qu'il développe son intrigue, mais aussi de révéler et de
saper les procédés qui le font vivre. Nous venons ainsi, entre autres, de constater que
l'intégration des esthétiques du double, agissant non sans le concours subtil de la mise en
abyme, provoque une perturbation fondamentale de l'ontologie des actants de la fiction.
C'est par conséquent aussi le texte lui-même qui se trouve fragilisé dans ses fondements.
De tels phénomènes posent donc la question de la charge anti-mimétique véhiculée par les
trois romans de notre corpus. Nous avons jusqu'ici surtout focalisé notre attention autour de
la figure du personnage, qui se trouve vidé de sa substance et comme débordé par une
langue qui tend fondamentalement à se prendre comme son propre sujet de développement.
210 GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 252.
211 ROUSSET Jean, Narcisse romancier, Paris, José Corti, 1972, p. 31.
The Picture of Dorian Gray représente l'irreprésentable par le biais de son recours au
fantastique :
Afin de nous intéresser de plus près à une telle idée, il convient en premier lieu de
partir du roman d'Oscar Wilde, qui n'inclut pas de narrateur homodiégétique. En effet, le
long du roman, le lecture se trouve guidée par une instance fortement distanciée de la
matière textuelle qu'elle produit. L'angle de focalisation adopté par le roman se trouve donc
être de nature extradiégétique ainsi que hétérodiégétique, présentant un « narrateur au
premier degré qui raconte une histoire d'où il est absent »214. Conformément à ce que nous
avons déjà été amenés à décrire, la structure narrative du roman ne présente pas
d'enchâssement, du moins pas au sens strict de relais de la narration par une instance
narrative seconde, produisant un récit imbriquée à un autre récit qui le domine et l'englobe.
Comme le remarque Pascal Aquien dans son essai déjà cité, « ce statut privilégié qui ouvre
de nombreuses possibilités discursives est celui du narrateur de roman jusqu’au XIX è siècle
inclus »215. Ainsi, en tant que roman le plus ancien de notre corpus, The Picture of Dorian
Gray adopte bien le mode de narration caractéristique non seulement d'une large partie de
la tradition romanesque telle qu'elle s'est développée jusqu'alors. C'est surtout celle du
réalisme roi dont les modernistes ont cherché à progressivement saboter les acquis qui sez
He looked round, and saw the knife that had stabbed Basil Hallward. He
had cleaned it many times, till there was no stain left upon it. It was bright, and
216 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 312.
Cet extrait constitue un bon exemple des jeux de focalisation qu'utilise Oscar Wilde
afin de contourner la représentation du fait fantastique apparaissant ici. On observe bien,
en début de passage, la présence d'une focalisation omnisciente décrivant dans le détail les
événements précédent le meurtre de son portrait par Dorian Gray. Les pensées du
personnage ainsi que ses actes nous sont retranscrits, révélant une narration qui englobe
l'action de son regard et représente l'action dans la subtilité de sa complexité, que l'appareil
psychologique d'une telle description sous-tend largement. L'utilisation répétée de
l'auxiliaire modal « would », introduisant une valeur de conditionnel, appuie cet effet, en
occupant le rôle de transcripteur indirect des pensées du personnages, de ses espoirs et de
ses illusions. En rapport à cela, les troisième et quatrième phrases de l'extrait peuvent
parfaitement être interprétées comme des pensées rapportées par le narrateur, révélant et
précisant les intentions de Dorian. Cette focalisation spécifique au premier paragraphe
change pourtant radicalement de perspective une fois l'acte du personnage effectué. En
effet, succède au coup de couteau un changement radical de positionnement du regard du
narrateur, qui ne retranscrit plus les éléments de manière visuelle en décrivant par exemple
les objets dont se saisit Dorian ainsi que ses intentions. L'événement fantastique trouve sa
217 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 183.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Il promena son regard dans la pièce, et vit le couteau qui avait transpercé Basil Hallward. Il l'avait
nettoyé à maintes reprises, jusqu'à ce qu'il ne portât plus la moindre tache. Il était luisant, il brillait. Tout
comme il avait tué le peintre, il tuerait l’œuvre du peintre et tout ce qu'elle signifiait. Il tuerait le passé et
une fois ce passé mort, lui-même serait libre. Il tuerait cette monstrueuse âme vivante et ainsi, délivré de
ses horribles reproches,il serait en paix. Il saisit le couteau et le planta dans la toile.
Un crise fit entendre, puis le bruit d'une chute. Le cri exprimait une souffrance si épouvantable que les
domestiques se réveillèrent, plains d'effroi, et sortirent sans bruit de leur chambre. Deux messieurs,
dehors, qui passaient sur la place, s'immobilisèrent, et levèrent leurs yeux vers la grande maison. Ils
poursuivirent leur chemin jusqu'à ce qu'ils rencontrassent un agent de police, et le ramenèrent avec eux »
p. 561.
La séparation fondamentale entre mot et référence qui s'exprime déjà chez Oscar
Wilde, notamment au travers de l'atteinte de la narration par le fantastique, ne constitue
pourtant qu'une première étape vers la déstabilisation complète de la narration telle qu'elle
peut apparaître dans le roman moderniste. En effet, le narrateur de The Picture of Dorian
Gray est encore, si l'on peut dire, digne de confiance, et son autorité par rapport à la
matière textuelle qu'il domine est par conséquent totale. La manière dont il dévoile, par le
recours au fantastique, les procédés qui l'animent ne s'exprime encore que sous la forme du
jeu. Le cadre mimétique, s'il est déjà débordé, n'est guère encore victime de la
déstabilisation dont il fait explicitement l'objet dans les deux autres romans de notre
corpus.
Dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, l'ébranlement de la
figure du narrateur passe par bien des biais différents. Premièrement, il convient pour nous
de nous saisir à nouveau du constat de la multiplicité des instances narratives présentes
dans l'ouvrage. En effet, la multiplication des narrateurs provoque une répartition de la
matière textuelle, qui se trouve retranscrite soit au travers des personnages de Panmuphle
et Faustroll, soit grâce au narrateur de la troisième personne à l'identité inconnue. Le
système de l’œuvre s'en trouve comme éclaté, d'où son apparente fragmentation. La
multiplication des pôles de narration possède comme conséquence une relativisation
fondamentale des points de vue, mais aussi une perte de la stabilité de l'origine même du
texte. Dès lors, l'ensemble des fragments assumés par un narrateur à l'identité
indéterminable vient perturber le déroulement des contenus attachés aux activités
d'écrivains en abyme que possèdent l'huissier et le docteur. De ce fait, la composition
globale de l'ouvrage se trouve entraînée dans une logique d'instabilité, et c'est
l'appartenance même de certains fragments à la narration assumée par les personnages qui
nécessite d'être remise en question. C'est le cas du chapitre XXX, intitulé « De mille sortes
de choses » et prenant place au sein du Livre V « Officiellement ». Il fait partie de ces
chapitres qui ne présentent que des marques de subjectivité rares, incluant un unique « je »
ainsi qu'un simple « nous » très englobant dans lequel se fond entièrement le narrateur. Ce
chapitre fait, a priori, partie de la relation de voyage assumée par Panmuphle, étant donné
qu'elle s'inscrit dans la séquence narrative de la visite de l'équipage auprès de l'évêque
Mensonger, la suivant directement.
218 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 395.
219 Ibid., p. 396.
220 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 386.
223 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 335.
On le voit, chez Alfred Jarry, la déstabilisation du sens des mots, qui sont comme
écartés de leur dimension référentielle par le doute à l’œuvre grâce à l'effet du clinamen,
dote le texte de son roman d'une incertitude fondamentalement définie comme principe de
création. La multiplication des pôles narratifs empêche tout solide ancrage d'une
quelconque identité qui serait dominante dans la narration. Toute certitude y est
impossible, et tout élément n'est intégré au texte que pour voir ses frontières brouillées,
notamment sous l'action de la force de dissolution d'une rhétorique qui possède pour
principe premier d'éclater le sens, pour mieux en faire apparaître toutes les potentialités
d'exploration.
Puisque nous évoquons la dimension rhétorique du brouillage des instances subjectifs
dans les roman de notre corpus, il convient à présent d'évoquer le cas le plus radical de ce
genre de procédés, bien que très différent du précédent. En effet, dans A Confissão de
Lúcio, on ne distingue nul éclatement de la voix responsable de la narration. Bien au
contraire : celle-ci se trouve concentrée et centralisée au sein d'une seule et unique
instance, qui est celle du narrateur homodiégétique Lúcio. Découlant de la forme de
l'autobiographie, le roman présente la confession fictive d'un narrateur unique, le
rapprochant donc de la forme de l'autofiction. Seulement, comme le met en relief Lino
Machado dans son article sur la présence du fantastique dans le roman de Mário de Sá-
Carneiro, « La Confession de Lúcio est un récit dans lequel le lecteur se voit obligé de
formuler des hypothèses interprétatives divergentes pour comprendre la part d'anormal que
le texte révèle »224. Ainsi, nous l'avons vu, le texte issu de la confession demeure instable
par nature, étant donné que son sens ne découle d'un seul point de vue, qui ne peut
aucunement présenter de saisie totale du monde. Ce n'est alors qu'une focalisation parmi
d'autres possibles qui est représentée.
Nous l'avons vu, c'est d'ailleurs dans l'espace d'indécision causé par une telle
modalisation de la vérité que s'insinue le doute fantastique à l’œuvre dans le roman. À cet
égard, il convient de remarquer, avec Fernando Cabral Martins, que « l'utilisation de la
224 MACHADO Lino, « O fantástico em 'A Confissão de Lúcio' », In : Revista Colóquio / Letras, 1990,
N°117/118, p. 63.
Nous traduisons de:
« A Confissão de Lúcio é uma narrativa diante da qual o leitor se vê obrigado a formular divergentes
hipóteses interpretativas para entender o que de anormal o livre revela ».
225 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 231.
Nous traduisons de :
« O uso da primeira pessoa contém uma ambiguidade de base. Por mais que o narrador faça protestos
de objectividade e isenção, há uma suspeita que logo se instala : o seu ponto de vista, dado que coincide
com o de uma personagem da narrativa, não pode deixar de ser apenas uma versão possível, e não a
única »
226 Ibid., p. 235.
Nous traduisons de :
« Toda a história que inventa pode ser o delírio desculpabilizador de um assassinato. Ou ainda : a não-
existência de Marta, pelo menos tanto como a sua existência, são ambas hipóteses em aberto »
228 GASPARINI Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 119.
Avant d'aller plus en avant dans cette direction, peut-être convient-il de doter notre
réflexion d'une base suffisamment solide en relation à l'ensemble du parcours effectué
jusqu'à maintenant. Nous l'avons vu, le roman moderniste met en place une objectivation
symbolique de la littérature, notamment grâce à son large recours à la mise en abyme, ce
sous ses diverses manifestations possibles. Ces procédés lui permettent, entre autres, de
concentrer ses recherches et réflexions autour d'intérêts de nature réflexive. Dès lors, la
narration développe différentes figures lui permettant de s'objectiver au cours de la
pratique même du récit. Les esthétiques du double, toujours en lien avec la mise en abyme,
constituent un instrument particulièrement efficace dans l'optique d'une telle pratique.
Seulement, on l'a vu, notre corpus intègre une multiplication des pôles de narration homo-
diégétiques, si l'on excepte bien sûr le roman d'Oscar Wilde qui semble occuper une place
légèrement à part. Or, comme le remarque Cécile Kovacshazy, « dans le récit moderne de
double [...], le narrateur à la première personne se fait justement sortir lui-même de son
champ d’expérience propre en s’expérimentant comme autre »229. Ainsi, le dédoublement
au sein du régime narratif adopté dans les textes à la première personne permettent en
quelque sorte d'objectiver et de relativiser la narration subjective, ce par l'introduction
d'une copie extérieure à l'actant producteur de texte. Dans ces situations, le double perturbe
bien le récit, le rendant indécidable dans la mesure où la clé du mystère relatif à
l'occurrence du double échappe au narrateur. C'est donc là logiquement l'occasion pour le
narrateur de s'expérimenter comme autre, et pour le texte d'explorer ses limites, ainsi que
de définir son contenu profond comme échappant fondamentalement au regard du
narrateur homo-diégétique. Les œuvres de notre corpus empruntant la structure de la mise
en abyme, on peut cependant remarquer que la portée d'un tel constat s'étend beaucoup
loin.
229 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 334.
Ainsi, il nous est permis de contextualiser clairement les pratiques des trois écrivains de
notre corpus, qui se trouvent précisément, et ce fut un choix de notre part, à la charnière
entre les deux périodes citées. Selon le critique, et c'est là un fait bien connu de l'histoire de
la littérature, le XIXè siècle a vu l'apogée des techniques permettant au roman de présenter
une matière toujours plus poussée vers la quête de l'objectivité. Seulement, les
mouvements contestataires, qui sont apparus à la fin du XIX è et durant une grande partie
du XXè siècle, se sont distingués par la déconstruction qu'ils pratiquent des procédés
développés par leurs prédécesseurs en vue de renforcer la précision de la représentation.
Dès lors, le roman moderniste, qui opère véritablement la jonction entre les deux siècles,
Pour ce qui est de la dislocation du récit, nous avons relativement peu discuté du
roman d'Oscar Wilde, ou en tout cas pas au même niveau que les deux autres œuvres. En
effet, nous avions émis l'hypothèse de la présence d'une évolution diachronique dans le
recours au fragment au sein des esthétiques modernistes. Cette hypothèse s'est d'ailleurs
trouvée renforcée au contact de la poétique des fragments juxtaposés proposée par Alfred
Jarry, et celle de la décrédibilisation du narrateur chez Mário de Sá-Carneiro. Pourtant, ce
n'est pas pour autant que le roman wildien est exempte d'effets d'altération de la linéarité
du récit. Aussi surprenant que cela puisse paraître à la première lecture, ceux-ci se trouvent
même être nombreux, et semblent pouvoir être réunis sous la bannière d'une large et
virtuose pratique de l'ironie, qui étend ses effets à divers niveaux.
1) « I can stand brute force, but brute reason is quite unbearable. There is
something unfair about its use. It is hitting below the intellect »233 ;
2) « Dorian is far too wise not to do foolish things now and then »234 ;
232 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 101.
233 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 37.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Je peux supporter la force brutale, mais la raison brutale est absolument insupportable. Son usage est
d'une certaine façon déloyal. C'est comme porter un coup en dessous de l'intellect » p. 386.
234 Ibid, p. 63.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Dorian est bien trop sage pour ne pas faire de temps à autre une bêtise » p. 418.
On le voit, ces trois énoncés répondent à des règles semblables dans la construction du
sens qui est le leur. Premièrement, il est nécessaire de remarquer que chacune prend le
contre-pied de la doxa, en détournant notamment certains préceptes généralement
véhiculés par l'opinion commune. De la sorte, on observe dans 1) l'inversion qui est opérée
au niveau de la comparaison entre la force et la raison brute, définissant cette deuxième
comme un acte de lâcheté, presque de barbarie, alors que l'utilisation de la violence
physique est déclarée tolérable. Dans 2), la sagesse se trouve apparemment définie comme
la capacité à faire des erreurs, alors que dans 3) la rencontre d'un être aimé devient source
de malheurs. On observe donc bien, dans ces trois exemples, le renversement tout d'abord
de la supériorité de l'intellect sur la force brute, de la sagesse définie comme l'art de
prévenir ses erreurs, et de l'amour véritable comme dépassement des relations passagères et
contingentes, donc comme moyen d'atteindre le bonheur et la complétude.
Dès lors, on peut remarquer que la pratique du discours paradoxal répond à certains
mécanismes de base, dont celui mis en valeur par Laurent Perrin dans son ouvrage dédié au
problème : « ce qui est communiqué figurément dans l’ironie peut être défini comme le
produit d’un acte d’auto-réfutation implicite, comme un ensemble d’effets impliqués par
un tel acte, qui prend pour objet ce qui est exprimé dans l’énoncé »236. Ainsi, l'acte de
communication de nature ironique véhiculerait, en lui-même, et par sa nature de contre-
discours, une réfutation de sa propre production de sens. L'énoncé ironique fonctionnerait
alors comme à l'envers, marquant l'entrée dans un univers discursif possédant le paradoxe
comme principe, en somme l'affirmation d'un contraire pour suggérer une assertion simple.
Mais il s'agit là de la définition d'une caractéristique appartenant à une pratique courante de
l'ironie, que dépasse nécessairement celle de Lord Henry, telle qu'elle s'inscrit au centre du
discours littéraire. Ce qu'il est toutefois intéressant de retenir ici, c'est cette forme sous
laquelle s'articule l'ironie, en d'autres termes sous la forme de l'auto-réfutation, donc
Selon une telle définition, l'ironie telle qu'elle est pratiquée dans le roman d'Oscar Wilde
touche à la raison spécifiquement parce qu'elle ne prétend pas y parvenir, dissimulant son
essence signifiante derrière la dimension ludique du jeu de mots. L'auto-réfutation qu'elle
pratique présente l'image d'un discours qui contient en lui-même son affirmation, mais
aussi sa réfutation. De cette manière, la nature gnomique des paroles de Lord Henry touche
à une forme de sagesse, puisque, face à la banale singularité des faits reportés, se substitue
un énoncé complexe qui se définit par un autre mode de signification que la pure assertion.
Ainsi, le paradoxe n'est pas un énoncé vide, brouillant les vérités au point d'en arriver à
nier son référent : c'est juste qu'il signifie autrement. En effet, face à la débâcle du sens,
face à l'incompréhensible, le paradoxe déconstruit toute forme de discours. Il en découle la
production d'un énoncé qui semble avoir abandonné toute assise axiologique, au profit d'un
parti-pris ludique que la langage se joue avec lui-même.
238 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,
p. 52.
239 RIFFATERRE Michael, « Paradoxe et présupposition », In : LANDHER Ronald, SMITH Paul J. (dir.),
Le Paradoxe en linguistique et en littérature, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique
littéraire », 1996, p. 149.
3.1.2.2 Le roman d'Alfred Jarry est bâti autour d'une esthétique paradoxale du
fragment
240 Ibid.
241 BÉHAR Henri, « Du mufle et de l'algolisme chez Jarry », In : Romantisme, 1977, N°17-18, p. 199.
242 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 121.
À cet égard, un retour de l'analyse sur l'épisode des îles peut fournir un exemple
intéressant de cette pratique d'écriture bien spécifique. Composé de la juxtaposition de
quatorze textes qui se distinguent par leur forte unité individuelle, le Livre III constitue,
nous l'avons montré, un livre dans le livre. Seulement, il convient à présent de penser
l'impact de leur insertion sur le récit. Celle-ci répond parfaitement aux modalités décrites
plus haut par Isabelle Krzywkowski et Julien Schuh, à savoir celles de la spatialisation de
La suspension du temps référentiel correspond dans le cas qui nous occupe à l'action
de la force de représentation statique du symbole, qui narre l'inénarrable précisément parce
qu'il renonce à la narration. Il soumet ainsi le texte aux syncopes d'un langage défini
comme étant le véritable maître de la fiction. La suspension temporelle et narrative des
descriptions achroniques à l’œuvre dans l'épisode des îles demande donc bien une lecture
spécifique, considérant le texte dans les volumes qu'il crée plutôt que dans sa simple
linéarité. Le symbole devient donc le principe polarisateur de la fragmentation du discours,
puisqu'il appelle un mode de lecture opérant par des associations basées sur la
communication en réseau que l’œuvre met en place sur sa surface. De la sorte, le texte se
trouve comme affranchi des impératifs de l'écriture linéaire, reléguant le récit au rang
d'anecdote permettant au langage de se représenter lui-même. La fragmentation du discours
au travail dans l'écriture jarryque se trouve ainsi mise au service de recherches esthétiques
qui dépasser de très loin le contexte symboliste, et semblent dès lors préparer les grandes
innovations stylistiques et structurelles qui verront le jour au XXè siècle.
246 MACHADO Lino, « O fantástico em 'A Confissão de Lúcio' », op. cit., p. 63.
Nous traduisons du portaugais:
« Impossível é propor uma decifração última do texto : ele é ambíguo de mais, e nem o personagem
Lúcio, que narra a história, nem o seu leitor chegam a ter uma visão precisa do que vai sendo relatado ».
247 MORÃO Paula, « Tempo e memória na ficção de Mário de Sá-Carneiro », In : Revista Colóquio / Letras,
1990, N°117/118, p. 70.
Nous traduisons du portugais:
« Trata-se-ia, pois, de estabelecer uma verdade narrando-a ; mas nesta abertura se contém uma ficção
em germe : a confissão, como as memórias e o diário, inclui-se num género literário cuja estrutura
implica o recurso à memória associativa e de reconstruição, deslizando pelo tempo em retrospectiva, e
defrontando-se com fenómenos de selecção e distorção que quem é agora e se busca no passado introduz
no factual que pretende recordar. Note-se que a retrospecção acarreta uma paragem artificial da
consciência presente, ao mesmo tempo que procede à hipertrofia do passado, lembrado ao ritmo,
descontínuo e de nexos aparentemente caóticos, da reconstituição ».
De la sorte, les genres représentés dans l’œuvre se trouvent comme subordonnés l'un à
l'autre, puisque le roman domine la confession, dont la dimension mémorielle, avec tout ce
qu'elle véhicule en matière d'absence de fiabilité, est le support de la fiction. Seulement, il
249 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 327.
Nous traduisons du portugais:
« O romance A Confissão de Lúcio é simbolista (Marta, o ouro, os duplos, a carta, a luz) e naturalista
(Lúcio é um louco e a sua confissão um delírio), e é o choque entre os esquemas em que esses ismos
assentam, destruindo-os ».
3.2.1 La mise en abyme fait partie d'un ensemble structurel basé sur la pratique de
l'aporie logique
Au travers de ces quelques phrases, le critique énonce l'un des grands principes qui
sous-tendent l'analyse que nous sommes en train d'esquisser. Il constate, entre autres, que
le roman succédant à la grande brisure qui fait suite aux vastes esthétiques purement
mimétiques du XIXè siècle est marqué par l'insistante préoccupation de brouiller les limites
entre le réel et le monde à part entière que forme le texte. C'est de cette manière qu'elle
interroge la littérature elle-même, spécialement dans le rapport qu'elle entretient au monde.
On peut par ailleurs songer ici à ce grand chef d’œuvre moderniste qu'est La Recherche
proustienne, qui organise dans son étonnante circularité un large effet de confusion entre
Marcel, son narrateur, et la personne de l'auteur. C'est pourtant bien l'écriture qui est au
centre de la question, puisqu'elle constitue à la fois l'aboutissement et la réalisation initiale
du roman. De la sorte, selon Jean-Yves Tadié, l'ouvrage révèle par là le principe qui le
fonde, puisqu'il s'agit d'« une œuvre qui a aussi pour sujet sa propre rédaction »251. Par cette
dimension, ces nouvelles esthétiques affichent comme moyen de création un jeu perpétuel
oscillant entre une entière démythification de l'illusion romanesque et la pratique d'un
250 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 112.
251 TADIÉ Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003, p. 411.
252 GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p. 527.
253 GENETTE Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 13.
254 GENETTE Gérard, Figures III, op. cit., p. 244.
255 Cité par Gérard Genette dans :
Ibid., p. 244.
256 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 11.
La métalepse joue un rôle de premier ordre dans les romans de notre corpus :
La manière dont nous allons traiter la question de la métalepse dans notre corpus va
s'organiser de manière inégale. En effet, même s'ils ont bien tous trois recours, comme
nous allons le voir, à la présence de la métalepse, nos trois romans mettent en place des
dispositifs très différents. Ainsi, chaque configuration nécessitera plus ou moins de
commentaires selon ses effets sur la fiction, mais aussi et surtout selon la manière dont ils
se mettent en place. Chacune des trois occurrences que nous nous proposons d'étudier sera
donc traitée de manière individuelle, avant de faire l'objet de remarques plus synthétiques.
Elles viseront alors à éclairer les enjeux globaux de la présence des perturbations
métaleptiques telles qu'elles agissent spécifiquement au niveau des seuils narratifs du
roman moderniste. Ce sera alors l'occasion d'observer que la métalepse wildienne se
déploie au niveau strict de la narration, tandis que celle du roman d'Alfred Jarry touche à la
structure, à la matérialité de l’œuvre, afin d'en révéler toute l'artificialité. Enfin, nous nous
emploierons à remarquer que la métalepse telle que la pratique Mário de Sá-Carneiro
s'applique au niveau des actants du récit, ce afin d'en révéler toutes les apories.
257 L'exemple type, donné par Genette, est celui de la nouvelle de Julio Cortázar « Continuidad de los
Parques », qui représente un lecteur qui se fait assassiner par un personnage du livre qu'il est en train de
lire. On voit bien ici que le personnage, qui est un actant reconnu comme fictionnel d'un livre dans le
livre, entre dans la réalité du lecteur, personnage du roman de Cortázar. Celui-ci se trouve inscrit dans
une référentialité qui lui confère, le temps de la fiction, le statut d'être réel. On observera donc bien le
glissement caractéristique d'un niveau de fiction à un autre, puisque l'assassin sort du récit en abyme pour
contaminer le premier palier de la fiction.
Dans The Picture of Dorian Gray, on peut relever une occurrence dont le statut pose
grandement problème quant à sa dimension étrangère ou non par rapport au récit. Comme
le remarque Henri Godard dans son ouvrage intitulé Le Roman modes d'emploi, « il n’est
pas impossible pour un romancier d’intervenir ès qualités dans le texte de son roman, en
concurrence avec l’histoire qu’il raconte, et même de profiter de ces interventions pour
conduire une réflexion sur le roman en tant que tel »258. Ce que le critique désigne ici, ce
sont toutes ces intrusions auxquelles les auteurs procèdent en personne au sein de leurs
textes. Il s'agit de l'apparition, au sein d'un récit, d'occurrences mettant en jeu un autre
système référentiel. En effet, l'intervention de la personne de l'auteur au sein de son récit
implique nécessairement l'incorporation d'un discours étranger à celui de la diégèse. C'est
par conséquent une catégorie de discours différente qui vient comme s'ajouter au contenu
narratif de l’œuvre concernée. Il en résulte donc une forme de perturbation du récit, auquel
se trouve ajoutés divers propos appartenant à un plan qui le surplombe. La force
métadiscursive de telles occurrences naît alors de la valeur de commentaire qui se trouve
surajoutée au récit, sans oublier la part purement structurelle qui lui confère sa force. En
effet, l'introduction d'une telle perturbation possède, intrinsèquement, sa propre force de
subversion du récit. C'est toute une conception de la pratique de la narration qui se trouve
alors ébranlée. Nous l'aurons compris, ce que désigne implicitement Henri Godard dans
son ouvrage, ce sont tous les procédés de métalepse qui impliquent l'intrusion de l'auteur
dans son propre récit, ce que Gérard Genette désigne sous le nom de métalepse d'auteur.
For the canons of good society are, or should be, the same canons of art.
Form is absolutely essential to it. It should have the dignity of a ceremony,as
well as its unreality, and should combine the insincere character of a romantic
play with the wit and beauty that make such plays delightful to us. Is
insincerity such a terrible thing ? I think not. It is merely a method by which
wa can multiply our personalities.
Such, at any rate, was Dorian Gray's opinion. He used to wonder at the
shallow psychology of those who conceive the Ego in man as a thing simple,
permanent, reliable, and of one essence259.
L’ambiguïté de ce passage est contenue dans l'interprétation que l'on fait du style de
discours rapporté qui le compose. Manifestement, le narrateur retranscrit ici les pensées de
Dorian Gray. Nous serions donc dans un passage de psycho-récit faisant place à
l'expression de l'intériorité du personnage du point de vue du narrateur omniscient. Ce qui
demeure toutefois troublant pour nous, c'est le mouvement qui est opéré dans le passage
entre le récit des perspectives possibles de la découverte du portrait défiguré, que Dorian
conserve secrètement dans son grenier et les réflexions qu'elles provoquent. L'extrait se
trouve donc mis en tension par l'entremêlement d'une dimension descriptive et d'une
somme de réflexions au caractère personnel qui viennent perturber la description. On
observe alors, juste avant notre extrait, un glissement dans la narration. Celui-ci opère un
259 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 119.
Nous soulignons.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Les canons de la bonne société sont, ou devraient être, les mêmes que les canons de l'art. La forme y
est absolument essentielle. Elle doit avoir la dignité d'une cérémonie, tout autant que son irréalité, et
combiner l'insincérité d'une comédie romanesque avec l'esprit et la beauté qui en font pour nous le
charme. L'insincérité est-elle vraiment quelque chose d'abominable ? Je ne le crois pas. Ce n'est rien
d'autre qu'une méthode qui nous permet de multiplier nos personnalités.
Telle était en tout cas l'opinion de Dorian Gray. Il s'étonnait de la superficialité de ces psychologues pour
qui le Moi est chose simple, permanente, fiable, et d'une essence unique ».
En réalité, il convient de remarquer que c'est toute l’œuvre qui se trouve être sous-
tendue par un doute fondamental en relation au foyer d'émission réel des phrases à valeur
gnomique qui y sont présentées. On sait quelle virtuosité possédait Oscar Wilde à la
pratique de la forme brève et tout aussi vive de l'aphorisme. D'ailleurs, si on les prend
isolément, ces formules sont par exemple, stylistiquement parlant, parfaitement semblables
à celles des Quelques maximes pour l'instruction des personnes trop instruites. La question
de la position de l'auteur se pose donc par rapport à son implication et à sa position face à
ces sentences. Il devient alors difficile de deviner si elles appartiennent seulement à la
260 Ibid.
261 Ibid.
Dès lors, il paraît nécessaire de constater que cette incertitude concernant les passages
à valeur de réflexion philosophique participent aussi à l'aménagement de l'ambiguïté du
texte. Cette ambiguïté, appliquée à notre problème d'occurrence d'une subjectivité indécise
dans le texte, semble d'ailleurs constituer un indice de la présence d'une relation
métaleptique subtilement à l’œuvre au cœur du texte.
Ainsi, en ce qui concerne notre passage et quel que soit l'angle d'interprétation que l'on
adoptera, l'occurrence du « I » posant ici problème est la manifestation d'une transgression.
Il se situe en effet dans une sorte d'a-référentialité nécessitant, afin que lui soit conféré une
262 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 61.
263 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 14.
264 Remarquons tout de même la difficulté que pose le terme « enchâssement », qui demeure malgré tout
valable malgré la confusion qu'il est amené à créer. En effet, on entend généralement par ce terme la
présence d'un texte au sein d'un autre, qui l'encadre. Or, ce que Gérard Genette exprime ici, c'est la
manière dont toute narration se pose de manière surplombante par rapport au récit qu'elle développe. En
d'autres termes, la désignation de l'« enchâssement » se fait de manière figurée, puisque tout texte est
supposé enchâssé dans l'acte de narration qui l'assume. C'est là le principe même à l’œuvre dans tout acte
de narration : on fait surgir un récit dans le présent par le biais de l'aménagement d'un contexte énonciatif
précis, l'espace fictionnel se trouvant comme enchâssé dans la narration qui en assure la viabilité. C'est
donc tout le rôle de médiation du narrateur qui est en jeu et désigné sous le terme d'« enchâssement ».
265 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 25-26.
266 Ibid., p. 14.
267 Ibid.
268 Ibid., p. 109-110.
269 BOKOBZA KAHAN Michèle, « Métalepse et image de soi de l'auteur dans le récit de fiction »,
Argumentation et analyse du discours [En ligne], 2009, N°3, disponible sur http://aad.revues.org/671,
mis en ligne le 15 octobre 2009, consulté le 22 mai 2015, p. 4.
3.2.1.2 La métalepse jarryque révèle les enjeux structuraux des esthétiques contre-
mimétiques
Nous l'avons vu, dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien,
Alfred Jarry a recours à de nombreux procédés visant à désorienter le lecteur. Cette
pratique passe par un fort travail de déconstruction de la matière romanesque et de mise à
nu des codes de la représentation. Dès lors, on peut s'interroger sur la valeur métaleptique
de l'une de ces libertés prises avec les conventions du roman. Celle qui va nous occuper
concerne le personnage du docteur Faustroll, figure principale de l'ouvrage et initiateur du
voyage « de Paris à Paris par mer ». Nous avons évoqué la manière dont les personnages
sont le support d'une ontologie fuyante dans le roman moderniste, à la fois au travers de
l'étude des esthétiques du double et de la relativisation des différentes focalisations
270 Ibid., p. 5.
271 Pour ce vocabulaire, voir JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 30.
Rappelons tout de même qu'un personnage référentiel est un personnage qui a besoin d'un modèle
extérieur à la fiction pour être saisi, tandis qu'un personnage surnuméraire constitue un personnage qui
n'est censé appartenir qu'à la fiction.
La grille d'analyse adoptée par Vincent Jouve se divise en quatre moments que nous
allons rapidement évoquer. Ainsi, sont en premier lieu questionnées les frontières du
personnage, son rapport entre réalité et irréalité. Il se situe selon ce modèle à la croisée de
trois domaines : le mythe, le réel et la représentation. Le critique propose de considérer le
personnage selon ces trois critères, en évaluant d'abord si le personnage renvoie à une
quelconque parenté mythique (renvoi intertextuel), en mesurant la reconnaissance de son
caractère fictionnel (sa nature fictionnelle est-elle reconnue comme explicite ou est-elle au
contraire dissimulée ?) et enfin en évaluant son degré de réalité (s'il est certain, comme un
personnage historique ; probable, donc reconnu comme un « type » identifiable et présent
dans l'imaginaire collectif ; ou possible, totalement individualisé). En un deuxième temps,
il est envisagé de prendre en compte la distance séparant le monde fictionnel du monde de
référence. Le critère des écarts culturels est donc mis en place, ceux causés par le style de
l’œuvre (diminuant ou augmentant l'écart du lecteur avec le monde figuré par l'écriture en
fonction du ton adopté) et ceux de la « bienveillance de la narration » (qui peut choisir de
présenter un monde dans lequel les repères sont clairs ou brouillés). Les dimensions du
personnage sont, quant à elles, dépendantes de quatre paramètres. Elles sont déterminées
par la quantité d'informations extra-textuelles nécessaires à la compréhension de l'être
fictionnel, son intégration à un récit simple ou complexe (critère à situer en rapport à la
présence d'intrigues secondaires), sa présentation selon un mode diégétique ou mimétique,
ou encore le degré d'orientation vers une finalité narrative de ses actions. Enfin, en guise de
quatrième composante de la méthode, apparaît le critère d'incomplétude, compensée par
des procédés mimétiques (à la fois sur le plan du signifiant et du signifié), ou au contraire
soulignée par des techniques visant à mettre en lumière la présence d'un cadre fictionnel.
Ce cadre méthodologique à présent fixé, il convient désormais de se pencher sur
l'analyse de la figure de Faustroll, spécifiquement au sein du chapitre II du livre premier
(« Procédure ») des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, intitulé « De
l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »272. Un tel choix se justifie dans la
En premier lieu, il est nécessaire de souligner que les frontières du personnage sont
délimitées par la qualité de « docteur » attribuée à Faustroll. À ce stade, on ignore encore
dans quelle discipline il a pu atteindre le grade de docteur, mais cela suffit toutefois à
l'inscrire dans la lignée des génies excentriques jalonnant l'histoire de la littérature et
l'ensemble des représentations. Immanquablement, le sème « docteur » renvoie à une
certaine conception développée par la littérature fantastique et gothique (citons par
exemple, dans la catégorie « docteurs », les très célèbres Faust, de Marlowe à Goethe,
Jekyll, Frankenstein, voire même peut-être Moreau). De même il est nécessaire de se
pencher sur la définition que donne le collège de 'Pataphysique du nom de Faustroll :
Voilà précisément son mythe de rattachement, qui vient justifier la particularité des mœurs
du docteur, qui semblent appartenir à un degré de compréhension inaccessible au commun.
De ce fait, sa représentation s'articule sur la reconnaissance implicite de sa fictionnalité.
S'il n'est pas explicitement fait état de la nature fictionnelle de Faustroll, la mention d'une
naissance « à l'âge de soixante-trois ans »274 et sa description physique en laissent entendre
273 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 45.
274 Ibid., p. 43.
275 Ibid.
276 Ibid., p. 44.
277 Ibid.
278 Ibid., p. 43.
De même que toutes les autres mentions suivantes de ce paragraphe, excepté celle du « masque
suffocatoire », qui se trouve p. 44.
Les dimensions du docteur Faustroll sont à situer en rapport à son ouverture à l'extra-
textuel. Ses penchants à l'ornement de sa personne convoquent aisément à l'esprit l'image
du dandy fin-de-siècle et de son extravagance. Ainsi se justifie aux yeux du lecteur le port
d'autant de bijoux. Mais le personnage n'est pas uniquement à considérer selon cet angle.
En effet, il est nécessaire d'identifier dans ce passage la référence intertextuelle au
Pantagruel de Rabelais, dont le neuvième chapitre est intitulé « Comment Pantagruel
trouve Panurge, lequel il ayma toute sa vie », titre dont est singée par procédé de
parallélisme la formulation « à cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie ». On le sait, le
dialogue de l’œuvre d'Alfred Jarry avec celle de Rabelais est constant, et il permet ici
l'introduction du lecteur dans un univers aux normes bouleversées, carnavalesques
pourrions-nous dire selon l'expression consacrée par Bakhtine 279, qui influence la manière
dont le lecteur considère le personnage du docteur. Son extravagance se trouve donc
justifiée par le fait même qu'il appartient à un univers aux normes fantaisistes. Dès lors, la
forme de l’œuvre épouse son fond, et c'est bien à une orchestration narrative complexe que
le portrait de Faustroll appartient. Il se trouve en effet inséré entre deux déclarations
officielles de l'huissier Panmuphle, et l'identité du narrateur se trouve par conséquent déjà
impossible à saisir avec certitude pour le lecteur. Un tel procédé de défamiliarisation, par
brouillage des repères narratifs, est à l'image de l'ensemble de l'ouvrage, dont la complexité
de la composition paraît, à ce stade de notre réflexion, fortement remarquable.
Le personnage du docteur est représenté sur le mode diégétique. Ses actions font en
effet l'objet d'une condensation maximale, l'objectif étant de présenter de Faustroll une
description brève qui l'inscrit dans la catégorie considérée comme supérieure des individus
non-ordinaires. La fonction de ses actions est donc essentiellement connotative. Enfin, la
finalité narrative du personnage de Faustroll le situe du côté d'une certaine
surdétermination, dans la mesure où l'entité fictionnelle qu'il est justifie le titre de l’œuvre,
dont il est le personnage principal. La construction de son image est par conséquent
nécessaire pour l'implication du lecteur dans le récit. Il s'agit de lancer l'intrigue par la
279 BAKHTINE Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et à la
Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970.
280 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 141.
Le naufrage de la nef qui avait accueilli Faustroll et l'huissier Panmuphle pour leur
voyage a provoqué leur mort, mais celle-ci est à considérer différemment pour les deux
personnages. On comprend cela par le mot utilisé afin de décrire le corps sans vie de
chacun des protagonistes : « Ainsi pensait l'évêque marin nageant sur le naufrage du bateau
mécanique, des quintessences des œuvres, de la charogne de Panmuphle et du corps de
Faustroll »282. Panmuphle, humain avéré, se voit attribuer le mot de « charogne » qui
définit pleinement sa qualité d'être incarné. En revanche, pour Faustroll n'est utilisé que
l'expression, aussi ouverte qu'imprécise, de « corps ». Ce phénomène s'explique par les
qualités qui fondent la consistance de la matière composant le docteur : comme on
l'observe dans le passage cité, Faustroll est une « tenture » enroulée sur elle-même, un être
de papier, en somme une « partition » posée sur le bureau de la morgue.
Nous l'aurons compris, Faustroll, qui avait embarqué pour son voyage plusieurs
ouvrages desquels se distinguait celui qui était de sa propre main et dont Panmuphle se fait
le lecteur au Livre II, est plus que l'auteur du livre, il est ce livre, et, au fond, il est aussi le
livre que nous avons en main lorsque nous lisons les Gestes et opinions du docteur
Faustroll. En effet, puisque l’œuvre est engagée dans un procédé de mise en abyme, le
lecteur étant confronté à ce que lit Panmuphle (au moins tout le livre II), et que l'ouvrage
que tient en main l'huissier est Faustroll, alors nous tenons aussi, d'une certaine manière,
Faustroll en main lorsque nous le lisons. Cet effet est d'ailleurs appuyé par la dimension
281 Ibid., p. 423-424.
282 Ibid., p. 423.
Selon cette interprétation, il nous est à présent possible de rapprocher ces phénomènes
de celui de la métalepse tel que le décrit Gérard Genette dans Figures III, en d'autres
termes dans sa qualité d'« intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans
l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.),
ou inversement »285. En effet, suivant cette définition, il n'apparaît en rien invraisemblable
de qualifier de métalepse cette occurrence, précédemment décrite, d'un passage de la
fiction à un niveau supplémentaire d'enchâssement au sein de la diégèse. Seulement il
s'agit là d'un cas limite : cette manifestation ne correspond pas tout à fait à la métalepse
d'auteur, mais représente une expression plus large du procédé, qui concerne alors tout un
univers fictionnel qui en investit un autre à un niveau inférieur.
Sans en arriver à un point aussi extrême, la mort physique de Faustroll, que nous avons
déjà évoquée, suit un principe analogue de brouillage des niveaux de la narration. En effet,
ce qu'il y a de plus singulier ici, c'est finalement que la voix du docteur survit au texte qui
est censé la contenir. Ainsi, avec la mort de Panmuphle, il en est terminé de la relation de
284 Ibid., p. 141.
285 GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 244.
De la sorte, dans cette situation précise, les deux phénomènes distincts que sont la
mise en abyme et la métalepse se superposent et se complètent dans le but de faire ressortir
286 GENETTE Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 79-80.
292 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 243.
Nous traduisons du portugais :
« Marta não é, pelo menos à superfície do texto, uma mera imagem, uma vida falsa, uma ficção, mas
sim, mais complexamente, uma ficção de segundo grau, que invade o espaço e o tempo das personagens
da ficção do primeiro grau. É um duplo que tivesse sido voluntariamente criado, e que adquire vida
igual àquele que o criou ».
Ce que l'on observe donc dans le roman, c'est avant tout la réunion sur un même plan
de différentes strates, dont les logiques d'enchâssement apparaissent comme nivelées et
finalement amalgamées. Les niveaux de sens cohabitent au sein d'un espace qui ne peut dès
lors être marqué par autre chose que le doute. Ce sont aussi les divers rapports à la
représentation qui se trouvent réunis, ce qui implique que plusieurs niveaux de vérité sont
mis en contact et brouillent la réception de l’œuvre. La dimension monologique de la
narration aide par ailleurs à la synthèse des éléments de la fiction, puisque c'est grâce au
doute que véhicule la confession du narrateur que le texte peut aménager, sur un unique
plan, la multiplication des lectures possibles. Dès lors, nous nous trouvons mis face à une
matière littéraire aux contours mouvants, au sein de laquelle la transition métaleptique
assure le perpétuel jeu interprétatif que les différentes hypothèses de lecture font naître. La
manière dont la métalepse touche au personnage permet de révéler les apories de la
représentation en proposant un texte éminemment paradoxal. La dimension indécidable de
La transgression métaleptique occupe donc une place de choix au sein d'un tel
dispositif, notamment par la manière dont elle introduit un dialogue entre les différentes
strates d'enchâssement au cœur de l’œuvre. C'est ainsi que Frank Wagner en vient à
affirmer, dans son article « Retours, tours et détours du récit », que « la métalepse, qu’elle
suscite un effet bouffon, fantastique, ou donne lieu à une figuration de l’imagination
créatrice, dans la mesure où elle signale l’existence de niveaux narratifs dont elle
transgresse les frontières, elle contribue elle aussi de facto à connoter la nature construite
du texte où elle advient, dans un geste foncièrement autotélique »293. Ainsi, en sa qualité de
jeu établi entre les différentes strates narratives de la fiction, la métalepse permet
l'introduction d'un dialogue de l’œuvre avec elle-même, puisque ses différents plans, qui
obéissent à des codes différents, se trouvent mis en contact au sein d'un même espace. C'est
de cette manière que la nature artificielle des textes se révèle à la lecture.
Nous avons donc affaire, dans le contexte du roman moderniste, à des œuvres
fondamentalement engagées dans divers jeux de dialogue et de réfraction de leur propre
matière. Cependant, l'analyse semble devoir aller plus loin que le simple constat de la
valeur ludique ou dialogique de la métalepse. En effet, par la clôture du texte autour des
lois qui le régissent, elle révèle un parti-pris esthétique qui semble adopter une posture
hostile à l'illusion référentielle, qu'elle s'applique à traquer et révéler partout où elle se
dissimule. Dès lors, c'est un large travail de sape engagé contre la mimésis que la mise en
abyme, comprise comme soutien de la métalepse, semble appuyer.
293 WAGNER Frank, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques
romans français contemporains », In : Poétique, 2011, N°165, p. 9.
Nous l'avons vu, la mise en abyme possède, à l'image de la métalepse, une charge
perturbatrice de ce qui fonde ce que l'on peut globalement nommer le système mimétique
des textes que nous étudions. Nous entendons par là un ensemble de stratégies des plus
diverses, appliquées à la construction d'une représentation vraisemblable du monde à
travers l'écriture. C'est en d'autres termes le principe mimétique lui-même qui se trouve
fondé sur tous ces dispositifs, qui font figure de codes adoptés au sein de l'entreprise de
représentation. Le réalisme tel qu'il s'est développé au long du XIX è siècle pourrait ainsi
par exemple correspondre à l'expression la plus aboutie de la pratique de la tradition
mimétique. En revanche, si l'on se fie à l'ensemble du parcours duquel nous approchons de
la clôture, le roman moderniste semble prendre le contre-pied de cette tradition. Il déploie
en effet son action dans la la direction de l'organisation sa matière autour de mécanismes
visant précisément à révéler les procédés mimétiques, à les détourner, de même qu'à
engager une réflexion sur leurs enjeux. De la sorte, les trois romans de notre corpus
s'organisent autour de principes qui diffèrent radicalement de ceux qui sont à l’œuvre dans
le roman mimétique. Chacun à leur manière ,et suivant des moyens et des amplitudes
variables, ils proposent un recentrement du texte autour de ses propres problématiques, ce
qui semble fondamentalement induire un déplacement du référentiel fixant les normes de la
représentation. Notre hypothèse est qu'il s'agit là d'un changement de paradigme de
première importance, non seulement pour l'histoire du roman, mais aussi peut-être plus
globalement du point de vue de toute la tradition mimétique occidentale.
Pourtant, la critique parle ici d'une confusion que l'on pourrait être tenté de faire entre
mise en abyme et métalepse. Remarquons d'abord que le type de mise en abyme auquel
elle fait référence, et qu'elle nomme dans son texte « pure mise en abyme », correspond à
la catégorie de la « réduplication à l'infini » que la typologie de Lucien Dällenbach
s'applique à délimiter. À titre de rappel, il s'agit d'un « fragment qui entretient avec l’œuvre
294 COHN Dorrit, « Métalepse et mise en abyme », In : PIER John, SCHAEFFER Jean-Marie (dir.),
Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en
Sciences Sociales, 2005, p. 129.
295 Ibid.
Même si nous souscrivons pleinement, de telles réflexions nous amènent malgré tout à
questionner la nature véritable des interactions qu'entretiennent la métalepse et la mise en
abyme. En effet, grâce à l'aide de la variété des procédés présents dans notre corpus, nous
sommes en mesure d'avancer plusieurs éléments nous permettant de dégager les enjeux de
l'articulation des deux figures. Cela qui nous mènera ainsi à considérer leur apport au sein
de l'esthétique moderniste. Rappelons premièrement que la métalepse n'existe qu'en tant
que phénomène de communication transgressive établi entre deux niveaux diégétiques.
Seulement, un tel procédé ne peut trouver sa consistance que si texte aménage plusieurs
niveaux de récit, donc d'enchâssement. La métalepse a donc besoin de prendre place au
sein d'un récit qui, en quelque sorte, se creuse. Sa profondeur sera alors la condition
permettant l'établissement d'une communication entre ses différents niveaux.
Or, la mise en abyme semble composer la figure idéale permettant de multiplier les
plans de la fiction, que la métalepse pourra faire jouer entre eux. Le cas des Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien constitue un bon exemple de cela, puisque
l'on y observe la construction d'une communication d'ordre métaleptique entre le livre de
Faustroll et celui d'Alfred Jarry, par le biais de laquelle les perspectives se trouvent
renversées et la distinction entre réalité et fiction troublée.
C'est pourtant tout le contraire que l'on peut observer dans A Confissão de Lúcio,
puisque le rapport d'enchâssement qui aurait été susceptible d'accueillir de Marta se trouve
comme annulé, ce au profit de la cohabitation du personnage avec les autres actants du
récit. On remarque ici que la métalepse demeure implicite, et participe à flouter les
contours du texte en amalgamant les différents niveaux de sens que le récit s'applique
discrètement à bâtir.
Par le recours à la métalepse, la fiction entre donc dans une logique d'exhibition de ses
mécanismes. Elle s'adonne dès lors aussi à la réflexion de sa propre propension à briser les
codes de la vraisemblance et de la construction mimétique. La métalepse devient par là un
outil d'ostension, de monstration et finalement de démythification des procédés fictionnels.
Elle se développe selon la logique pleinement réflexive du désamorçage des artifices de la
fiction, alors qu'elle en en constitue elle-même une manifestation pour le moins
remarquable par la violence qu'elle exerce sur le texte. La coprésence de la mise en abyme
Nous l'avons évoqué, le roman moderniste met en place différents procédés venant
perturber le récit, tant dans son déroulement d'histoire racontée, que dans la manière selon
laquelle il construit le rapport référentiel qui guide l'effort mimétique qui le soutient. La
métalepse, et bien sûr la mise en abyme à laquelle elle se trouve subordonnée dans notre
corpus, constituent deux objets textuels nous permettant d'observer la crise de la
représentation, telle que les auteurs de la modernité l'ont rendue palpable dans leur pratique
du roman. Si l'esthétique moderniste semble se présenter de manière aussi complexe, c'est
avant tout semble-t-il parce qu'elle s'applique à développer des formes, des structures, qui
sapent les constructions senties comme éculées de la tradition romanesque, pour proposer à
l'expérience d'autres modes d'invention. C'est pour cette raison que nous choisirons à ce
stade de notre réflexion de non plus seulement parler de roman, mais bien plus volontiers
d'anti-roman. Nous possédons la pleine conscience qu'il s'agit là d'une notion dont la
complexité dépasse de très largement le cadre de notre réflexion, de même que celui des
esthétiques romanesques modernistes. On peut dans ce sens remarquer, avec l'aide de
l'article devenu classique dû à Áron Kibédi Varga, que « ce que les manuels appellent en
général le roman, est en réalité un anti-roman »300. Le critique y met en évidence la manière
dont s'est structurée le roman moderne européen autour d'une sorte de pratique parodique
300 KIBÉDI VARGA Áron, « Le roman est un anti-roman », In : Littérature [en ligne], 1982, N°48,
disponible sur http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1982_num_48_4_2174, consulté le 17 mars
2016, p. 9.
En suivant une telle interprétation, le roman moderniste serait donc bien plus qu'une
simple réaction, bien plus qu'un contre-modèle lancé contre le réalisme et ses carcans
esthétiques. Le problème serait ainsi d'ordre plus profond, puisqu'il agirait au cœur d'une
modification des rapports entretenu par l'art avec la mimésis. C'est sa manière même de
représenter le monde qui semble ici prendre un virage décisif qui détermine les pratiques
301 Rappelons qu'il s'agit là de la première modernité, celle qui a fait suite à la Renaissance et qui a permis à
la critique de définir le Don Quichotte comme le premier roman moderne européen..
302 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 26.
Nous traduisons de l'anglais :
« Modernism would seem to be the point at which the idea of the radical and innovating arts, the
experimental, technical, aesthetic ideal that had been growing forward from Romanticism, reaches
formal crisis – in which myth, structure and organization in traditional sense collapse, and not only for
formal reasons. The crisis is a crisis of culture ; it often involves an hunhappy view of history – so that
the Modernist writer is not simply the artist set free, but the artist under specific, apparently historical
strain ».
Ainsi, pour discuter la portée générale de ce qu'affirmait Áron Kibédi Varga et si l'on
pense la notion d'anti-roman dans le contexte qui est ici le nôtre, le roman moderniste ne se
contente pas uniquement de transposer ou dériver la pratique romanesque, ou bien d'en
proposer une réinterprétation parodique : c'est au contraire une sorte de nouvelle base
esthétique qu'il propose. À cet égard, il paraît intéressant de se pencher sur la définition
que donne Gérard Genette de la notion d'anti-roman telle que l'a abordée Áron Kibédi
Varga :
La réflexion menée ici par le critique lui permet d'aborder le problème de l'anti-roman sous
l'angle général des pratiques intertextuelles. Ainsi, il répondrait aux logiques appartenant à
une pratique spécifique du discours, à l'image de la parodie qui l'anime. Seulement, ce qui
est défini à travers de la citation que nous avons donnée, c'est avant tout la particularité que
possède l'anti-roman et qui le différence de la parodie. Alors que l'effort parodique est
mené en direction d'un hypotexte, donc d'une référence identifiable qui se trouve détournée
selon des modalités parodiques, l'anti-roman se définit au contraire en rapport à un horizon
générique précis, dont il continue toutefois à faire vivre la pratique par le détournement
parodique des traits. Or, ce que nous définirons ici par anti-roman semble bien dépasser le
cadre du détournement d'un hypogenre. En réalité, le roman moderniste ne semble pas
304 Gérard Genette résume les modalités de ce genre de développements comme suit :
« un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel
(et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un de ses personnages, et 'interprète' en ce sens le
monde qui l’entoure ».
C'est précisément cette réinterprétation de la fiction dans un environnement faisant l'objet d'un décalage
qui est à l'origine de la charge perturbatrice à l’œuvre au sein d'un tel anti-roman. En étant le support
d'une réactualisation de sa matière, l'hypogenre voit ses principes révélés en même temps que leur
parodie est assurée par le texte.
Ibid., p. 206.
305 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 27.
Nous traduisons de l'anglais :
« The communal universe of reality and culture on which nineteenth-century art had depended was
over ; and the explosively lyrical, or else the ironic and fictive modes, modes which included large
elements not only of creation but of de-creation, were inevitable ».
Or, c'est bien au cœur de la langue que s'exprime l'élan anti-mimétique dont nous
parlons, puisque c'est bien elle qui en fixe la portée, en pleine relation avec le substrat
référentiel qu'elle définit. Dès lors, comme le remarque Richard Sheppard dans son texte
306 SHEPPARD Richard, « The Crisis of Language », In : BRADBURY Malcolm, McFARLANE James
(dir.), Modernism. A Guide to European Literature 1890-1930, op. cit., p. 323.
Nous traduisons de l'anglais :
« The modern sense of literary language seems to contain, recurrently, this familiar dialectic of death,
and of inevitable rebirth into new form ».
La modernité semble au contraire procéder à une forme de mise à mort du sens comme
fin première de la littérature, à une sorte de renoncement, presque d'annulation de toute
communication. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut envisager les apories que nous avons
pu mettre en lumière jusqu'ici. Elles représentent la réalisation concrète de cette
« dépotentialisation » qu'évoque le critique, dans la mesure où elles procèdent de
l'annulation de toute espèce de tentative visant la réalisation effective d'un sens direct au fil
du cheminement de la méditation littéraire. Le modernisme n'est alors plus seulement à
considérer comme un anti-roman ou une anti-poésie vidant le langage de sa substance. Il
est par définition un anti-langage, qui s'applique désormais à la dé-réalisation de ce qui a
fait communément jusqu'à lui la littérature dans la tradition européenne.
C'est ainsi que, pour Malcolm Bradbury et James McFarlane, « le modernisme pourrait
ne pas seulement représenter un nouveau maniérisme dans les arts, mais une sorte de
somptueux désastre pour eux. En somme, l'expérimentalisme ne suggère pas simplement la
présence de la sophistication, de la difficulté et de la nouveauté dans l'art ; il suggère aussi
la désolation, l'obscurité, l'aliénation, la désintégration »308. C'est donc tout un système de
référence qui sombre avec le sens que la dimension expérimentale du modernisme travaille
et sape de l'intérieur. De la sorte, plus qu'une simple rhétorique ornementale, plus qu'un
simple plaisir à tordre la langue face à la jouissance de l'observation de la mort annoncée
Si l'on suit donc le cours de notre réflexion, il paraît intéressant de considérer les trois
romans de notre corpus selon l'angle de l'appartenance au genre de l'anti-roman que nous
avons tenté de dégager. Au-delà des nombreuses remarques auxquelles nous avons déjà eu
l'occasion de procéder en rapport à l'étude d'occurrences et de structures spécifiques, il
convient à présent de tenter de déterminer quelques traits d'esthétiques plus généraux. Ils
nous serviront ainsi de tremplin en vue de la mise en relief d'éléments qui nous permettrons
de formuler un certain nombre de remarques concernant l'esthétique romanesque
moderniste.
Comme le remarque Liliane Louvel dans son ouvrage sur le double miroir de l'art dans
le roman d'Oscar Wilde, « Lord Henry se fait l’agent destructeur du sens dans le texte »309.
Nous avons en effet eu l'occasion de remarquer à quel point le langage de Lord Henry,
ainsi que la posture qui l'accompagne, représentent tous deux des vecteurs de perturbation
de la transmission du sens. Nous avons mis en lumière deux faits majeurs. Premièrement, il
semble que la parole se soit substituée au actes en ce qui concerne le personnage dont il est
question. En effet, Lord Henry n'est au fond qu'un être de parole. Sa composition ne tient
que grâce aux postures qu'il adopte au travers de la langue, dont il pratique l'art à l'égal
d'un virtuose. Outre le fait qu'elle participe bien à la dissolution du personnage telle qu'elle
semble profiter d'un solide ancrage au sein des esthétiques modernistes, il convient de
remarquer que cette pratique du langage s'inscrit dans un système plus vaste de triomphe
de la forme sur un fond à la consistance presque vide du personnage de Lord Henry.
En effet, si l'on sort un moment de l'échelle actantielle du récit, on s'aperçoit que les
différents chapitres ne représentant que des scènes de conversation mondaine fonctionnent
sur un mode analogue. Si l'on suit Liliane Louvel, « la parole mise en scène devient la
véritable héroïne de ces échanges mondains, où parler sert de substitut à agir »310. Comme
Lord Henry, ces chapitres sont fait de surface, au niveau de laquelle le langage dessine ses
courbes suivant le rythme débridé de la conversation. Remarquons qu'ils ne possèdent
nulle valeur du point de vue de l'intrigue, qu'ils ne font en aucun cas véritablement
progresser. Leur richesse tient plutôt de la force qui sous-tend leur développement, dans
cette capacité que développe le langage à se multiplier par et pour lui-même.
309 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit, p. 110.
310 Ibid., p. 109.
Cependant, il convient de mettre cette dimension en lien avec l'échec de Dorian à vivre
l'hédonisme théorique faisant de l'existence un art à part entière. C'est d'ailleurs en ce point
qu'il est intéressant de mettre en parallèle le roman d'Oscar Wilde et l'anti-roman dans le
sens premier du terme, en somme en reprenant le modèle décrit par Áron Kibédi Varga. En
effet, comme Don Quichotte, Dorian Gray se laisse séduire par les mots au point de s'y
laisser absorber. Seulement, le parcours de l'anti-héros ne s'effectue nullement ici sur un
mode picaresque. C'est bien plutôt à la veine tragique qu'il faudrait rattacher Dorian Gray,
puisque sa méprise lui coûte la vie et le condamne au perpétuel constat de ses illusions. La
quête du romanesque inscrit dans son héritage familial semble constituer un bon indice de
cet aspect tragique. Remarquons à ce titre que c'est précisément l'impossibilité de la
possibilité du repentir qui motive son suicide indirect. De la sorte, si l'on suit le
raisonnement que Jean Delabroy mène dans son article sur le platonisme dans le roman
d'Oscar Wilde, « selon Wilde, il y a donc un malheur inhérent à l'entreprise des 'esprits en
mal de rêverie' [...] de 'créer des mondes irréels' [...]. Le dandy serait soumis à un cercle
infrangible qui le fait aller, sans solution, d'un réel au codage meurtrier mais solide, à une
déréalisation affolante »311. Ce que le critique remarque par là, c'est la dimension délétère
qui se trouve au cœur de l'entreprise de Dorian Gray. Son « monde irréel » d'élection est la
beauté, mais c'est une beauté qui ne vit qu'au travers des mots, tant ceux de Lord Henry
que ceux du roman. Or, Dorian se retrouve bel et bien piégé entre les forces de la
déréalisation et du poids des codes moraux. Il oscille entre la réalisation d'une action
amorale et son repentir, comme l'illustre sa tentative impossible de revenir à un état
311 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,
p. 59.
C'est à partir d'une telle somme de remarques qu'il paraît intéressant de considérer la
rhétorique apparemment vide du paradoxe et de la conversation. Cette esthétique du
langage pour le langage possède en réalité comme particularité de faire apparaître les
limites de la communication littéraire et de laisser ainsi à l’œuvre l'occasion de délimiter
son propre champ d'action. De la sorte, par son renoncement à faire sens de manière
directe, le texte produit symboliquement son propre champ de référence. En relation à cela,
Pascal Aquien fait la remarque suivante : « si le langage fait l’aveu de son impuissance, si
la langue se fonde sur l’aveu d’une entropie et la reconnaissance d’une déperdition de
force, elle possède en même temps une musicalité spécifique que le paradoxe permet de
retrouver »312. Ce que le critique entend mettre ici en avant, c'est avant tout la manière
selon laquelle le langage wildienne exploite ce rapport d'autoréférence, cette propension à
la langue de se définir comme seul seuil référentiel, afin de redéfinir le rapport créateur
qu'elle entretient avec elle-même. En parlant de « musicalité », Pascal Aquien insiste sur
l'autonomie dont se dote le langage spécifique du roman moderniste. Or, un tel degré de
liberté créative ne semble pouvoir se développer qu'à partir de l'instant où la langue
renonce à sa capacité à signifier directement par la représentation d'une réalité extérieure à
elle. Pourtant, on le voit, le pouvoir mimétique des passages dont il est ici question n'est
312 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 81-
82.
313 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 116.
314 Ibid.
315 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,p
50-51.
Nous venons de le constater, l'anti-roman agit au cœur même de la langue. C'est par la
capacité qu'elle développe à faire la démonstration de son pouvoir créateur qu'elle se
présente dans ses aspects fondamentalement autoréférentiels. Ce que le roman d'Alfred
Jarry semble pouvoir apporter dans la continuité de la réflexion sur la langue en matière de
poétique moderniste, c'est avant tout la construction d'espaces qui non seulement se
définissent par leur aspect sémantiquement indéterminé, comme chez Oscar Wilde, mais
aussi par leur inscription au sein d'une structure elle aussi mouvante. En effet, la mise en
disponibilité d'un sens en perpétuel devenir, donc nécessairement transitoire, tend à mettre
en tension le texte qui l’accueille. Dans The Picture of Dorian Gray, même si les chapitres
de conversation ainsi que les maximes disséminées dans le texte viennent perturber le
déroulement du récit, il n'en résulte pas moins que l'intrigue conserve sa linéarité d'histoire
racontée. Or, ce que l'on peut observer dans le roman d'Alfred Jarry, c'est déjà l'éclatement
de la structure de l’œuvre, au profit de l'aménagement par le texte de nouveaux modes de
construction du sens. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à avoir perçu autour de ce
point un changement de paradigme déterminant la manière d'écrire dans l'environnement
esthétique moderniste. En effet, c'est à un constat similaire qu'arrive Julien Schuh dès le
début de son article sur le concept jarryque d’œuvre :
316 SCHUH Julien, « L’œuvre selon Jarry : synthèse, linéament, événement », In : L'Étoile-Absinthe, 2005,
N°107/108, p. 34.
La mise en abyme semble y jouer un rôle prépondérant dans la manière dont son
action permet un éclatement, une dissolution des perspectives narratives de l’œuvre. Ainsi,
tout le pouvoir que peut receler le narrateur d'une narration de nature monologique se
trouve par là annulé, mais c'est aussi l'origine même de la narration qui est brouillée. La
voix narrative se définit alors par sa dimension éclatée. Elle est comme dissoute dans la
somme indéfinie des différents narrateurs prenant en charge le texte. Comme nous avons
eu l'occasion de le remarquer, certains des fragments de l'ouvrage dépendent d'ailleurs de
sources narratives qu'il est impossible d'identifier clairement. Dès lors, on observe bien
cette tendance de la langue à s'originer en elle-même, dans le mouvement qui l'anime.
Seulement, il reste intéressant d'envisager à quel point la frontière entre les deux
interprétations peut être mince, au point qu'il apparaît nécessaire de les considérer comme
inséparables l'une de l'autre. En relation à cela, Julien Schuh émet, dans sa thèse sur les
dispositifs de diffraction du sens chez Alfred Jarry, la remarque suivante :
Ce qu'il faut entendre par le biais de cette citation, c'est que les deux hypothèses attribuant
tour à tour à la liste des livres pairs, d'une part, une fonction de portrait de l'auteur, et
d'autre part un horizon interprétatif du texte, doivent être considérées simultanément. La
liste des livres pairs serait ainsi une image du pôle qui se définit comme maître des
dispositifs de diffraction du sens, ce que le critique nomme en reprenant Alfred Jarry le
« colin-maillard cérébral ». Mais elle constitue aussi l'indice d'une surdétermination de la
matière littéraire, incitant ainsi le lecteur à adopter la posture « paranoïaque » d'une quête
constante et obsessionnelle de sens, y compris dans les occurrences qui en sont a priori
privées. Or, ce n'est qu'en confrontant ces deux pistes interprétatives que le critique
parvient à envisager un dépassement à l'apparente difficulté. Elle naît du constat de la
dimension accidentelle de la réunion des livres pairs qui, s'ils sont le résultat d'un parcours
de lecteur visant à en construire indirectement le portrait, n'en demeurent pas moins le
résultat d'un principe d'indétermination qui s'incarne dans le clinamen. En d'autres termes,
c'est par la réunion arbitraire d'éléments hétérogènes que le texte bâtit, paradoxalement, un
horizon qui surdétermine la manière dont il est composé. Son interprétation doit donc
appeler à une attention de tous les instants, puisque c'est de cette manière qu'il définit son
sens comme fondamentalement fuyant, contingent et soumis au hasard. L'auteur devient
donc pure construction du texte, et c'est précisément de cette manière que le roman en vient
à fondamentalement se définir selon des modalités proches de celles du pur arbitraire.
On le remarque, un tel procédé révèle le parcours que le roman suit afin de subtilement
aménager en son sein l'espace suffisant pour se désigner comme sa propre origine. De cette
manière, si l'on suit toujours Julien Schuh, « après l’esthétique de la surdétermination
sémantique à l’œuvre dans le 'Linteau' des Minutes de sable mémorial, Jarry modifie ainsi
les attentes de son lecteur en inscrivant le hasard au cœur des processus de création et de
lecture, avec l’image d’une œuvre-monstre, aux limites indéfinies et instables »318.
Soutenue par la posture d'un « lecteur paranoïaque » en quête de la persistance d'un sens
317 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 577.
318 Ibid., p. 588.
Ce que le critique met ici en lumière, c'est avant tout la manière fragmentée dont le
personnage de Lúcio se trouve composé. En effet, il apparaît que tout lien entre les
différents pôles cognitifs qui forment l'expérience humaine du monde soient
fondamentalement abolis chez lui. C'est de cette manière que sensation, volonté,
intelligence et mémoire deviennent autant d'éléments déconnectés les uns des autres, ce qui
possède pour conséquence la construction d'une reconstruction incomplète de l'expérience
vécue. Ce procédé laisse alors toute sa place à la mise en doute d'un discours qui dénonce
régulièrement sa propre incomplétude. S'il peut être pertinent de l'analyser comme un
témoignage de l'impossibilité pour le sujet de saisir une pleine expérience du monde, ce
genre d’aveu révèle toutefois un problème plus profond qui caractérise bien
spécifiquement l'esthétique moderniste. Par une telle annulation des liens entre les
instances psychiques qui permettent la construction d'une expérience viable du monde, A
Confissão de Lúcio introduit une profonde instabilité au cœur même de la composition de
son narrateur. Nous assistons donc ici à une forme de la mise en crise du « je », telle qu'elle
s'exprime dans le contexte moderniste. Ainsi privé de la capacité à faire l'expérience du
monde, Lúcio est aussi ébranlé dans sa capacité même à faire l'expérience de son propre
texte. De la sorte, il lui est non seulement impossible d'assurer la fiabilité de ses
perceptions et impressions, mais aussi et peut-être surtout de les représenter.
319 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 233-234.
Nous traduisons du portugais :
« As ligações entre sensação, vontade, inteligência e memória estão anuladas em Lúcio – o que
representa muito precisamente a crise modernista do Eu, ou a sua dispersão. Daí que o sonho seja a
metáfora que é dada no romance para o seu enredo. Daí que Lúcio não esteja seguro de nada do que se
passou ou do que se passa. Daí, enfim, que o seu olhar final esteja coberto por um 'denso véu de bruma
cinzenta (...)' (133) e 'um denso véu de bruma (...)' (152), e as horas do tribunal as tenha visto 'em
bruma' (160) ».
Les références sont de Fernando Cabral Martins. Nous en présentons une version actualisée
correspondant à notre édition portugaise de référence :
SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 95, 110 et 118.
La figure de Lúcio semble donc bien devoir être considérée bien au-delà du mystère
qui anime son questionnement et nourrit l'intrigue. C'est dans sa dimension d'artifice
textuel que la mise en abyme de l'écrivain doit être pensée. À cet égard, il paraît intéressant
de se pencher sur l'étonnante phrase de l'ultime chapitre de l'ouvrage, qui permet au
narrateur de décrire sa propre attitude, qui est en réalité un véritable miroir de l'ambiguïté
de sa position et de sa composition : « a minha atitude era romanesca de esfíngica »321. La
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 139) :
« Mon attitude passait par romanesque, tellement elle intriguait ».
Il nous semble cependant important de corriger cette traduction par une approche plus proche du texte
portugais, afin de restaurer le sémantisme à notre avis fondamental pour l'analyse contenu dans la
référence de nature mythologique :
« Mon attitude était romanesque et sphingique ».
La brutalité du néologisme ne doit pas surprendre : il est en effet fait référence ici à un toute une tradition
de la feintise, que l'art fin-de-siècle et moderniste récupèrent largement. La figure du sphinx s'y définit
alors comme une allégorie de l'énigme que pose le texte moderniste à son lecteur mais aussi à la
littérature.
322 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 326.
Nous traduisons du portugais :
« Parece-me encontrar em Sá-Carneiro, em vez de uma obsessiva preocupação megalómana 'consigo', a
realização de uma tendência fundamental do Modernismo, a teatralidade. Palavra que toma, para Sá-
Carneiro, um sentido afim daquele que tem em Pessoa : o pôr em cena dos elementos constitutivas da
literatura ».
Dans son étude des dynamiques qui œuvrent tout le long de la tradition romanesque
occidentale, Thomas Pavel parvient à identifier un certain nombre de traits qui forgent
l'évolution du roman par leur opposition récurrente au fil de l'histoire. Il résume la thèse de
son travail comme suit, en opposition avec les démarches semblables qui ont été produites
avant lui :
Ainsi, selon le critique, ce serait avant tout un principe d'opposition qui aurait façonné
l'histoire du roman. Ce « principe polémique » s'incarne au travers de plusieurs
mouvements dialectiques tels que le sérieux et le comique, ou l'idéalisme et son contraire.
C'est plus précisément cette deuxième paire antithétique qui va retenir ici notre attention,
325 PAVEL Thomas, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2014, p. 581-582.
Selon Thomas Pavel, le roman réaliste serait animé par deux courants contraires qui
opèrent leur synthèse. Il s'agit dès lors de « concilier, d’une part, le désir de représenter
l’excellence humaine dans sa dimension individuelle tout en peignant, d’autre part, le
contexte social et historique qui la rend possible, voire nécessaire »326. Outre le fait que le
roman mimétique du XIXè siècle soit définitivement tourné vers la représentation de
l'individu en prise avec le contexte socio-historique qui le détermine, il tendrait aussi à
produire une image sublimée de l'existence individuelle, prise comme support central d'une
herméneutique exemplaire. C'est précisément cette tendance qui fait que le roman du XIX è
siècle se trouve tourné, selon Thomas Pavel, en direction d'une certaine forme d'idéalisme
social. Or, selon les mécanismes du principe polémique déjà décrit, c'est à cet idéalisme
que le roman anti-mimétique s'attaque. En effet, l'anti-roman moderniste véhicule une
vision du langage dépourvue de toute influence sur le réel. Son autotélisme implique une
pratique auto-centrée de la représentation, qui dès lors tend à s'originer en son propre sein.
Son langage s'épuise donc d'une certaine manière en lui-même, rendant tout effort en vue
de capter le réel vain. Cela va sans dire, cette conception du langage littéraire se positionne
à l'opposé de la construction d'un monde vraisemblable tourné vers la figuration amplifiée
des destinées humaines. Elle s'oppose alors aussi à la conception d'un verbe tout puissant
capable de saisir l'essence du réel dans ses plus infimes détails, dans ses plus subtiles
ramifications.
Partant de là, le roman moderniste, conçu en tant que pratique anti-mimétique, se situe
dans un rapport de dissonance radicale avec le monde. Ainsi, il semble bien figurer la
Cela nous mène d'ailleurs en direction du constat auquel Cécile Kovacshazy parvient
en relation à la problématique moderne du double : « le récit moderne de doubles est une
narration lyrique : il est une tentative de dire le moi en même temps qu’il restitue, ou
raconte cette tentative »328. Compris de cette manière, le récit de doubles possède la
particularité de tendre à se saisir de son objet en adoptant spécifiquement une posture
327 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, op. cit., p. 13.
Nous traduisons du portugais :
« É possivel entender o surgir dos novos meios de comunicação praticados pelos artictas e escritores
modernistas como resultado da procura de uma voz ou de uma visão poética, capaz de comunicar uma
nova relação entre o sujeito e a experiência do 'real' »
328 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 337.
Nous avons eu l'occasion de le remarquer, les trois romans de notre corpus répondent à
des pratiques similaires. Seulement, ils ne s'y limitent pas, et il semble bien que les figures
du double font système avec d'autres occurrences. La mise en abyme en constitue un bon
exemplaire, notamment par la prépondérance et la vitalité dont les esthétiques modernistes
semblent la doter. Ce à quoi nous aimerions parvenir, c'est montrer à quel point les
dynamiques à l’œuvre dans le récit moderne de doubles trouvent écho dans d'autres
figures. En effet, si l'on suit notre raisonnement, il semble que la manière dont Cécile
Kovaschazy décrit la capacité de la figure du double à signifier indirectement semble
illustrer celle des autres structures que nous avons tenté de mettre en lumière. Le récit
moderne de doubles introduit une nouvelle forme de lyrisme par l'aménagement paradoxal
de dispositifs de dédoublement qui brisent figurément l'unité du sujet, donc du texte. Par là,
il en vient à se définir au travers d'une sorte d'adaptation paradoxale du fait lyrique à un
contexte esthétique qui en rend toute expression impossible. Dès lors, si nous revenons à
notre idée de départ, tous les procédés anti-mimétiques que nous sommes parvenus à
décrire participent au développement de la représentation, ce alors même qu'en sont
présentées toutes les apories. C'est en ce sens que nous avons fait élection du terme anti-
roman afin de désigner le produit de la pratique romanesque moderniste.
L'heure des bilans s'impose, alors que nous arrivons au terme de notre étude des
différentes occurrences de la mise en abyme telles qu'elles se déploient dans les romans
modernistes qui composent notre corpus.
L'examen a vite fait apparaître une constante qui réunit autour d'un même centre les trois
romans de notre corpus : le recours au procédé de la mise en abyme. Partant de là, la réunion
des trois auteurs dont avons proposé l'étude est précisément destinée à faire parler et donner
sens aux difficultés rencontrées par la critique. L'enjeu était dès lors pour nous de fournir une
compréhension avancée du rôle que joue la mise en abyme au sein de l'esthétique romanesque
moderniste, et ainsi de fournir une image de ses fonctions au sein du développement des
logiques de la modernité. Il s'est alors agi de montrer comment l'étude de la mise en abyme
permet de lier, en les regroupant, divers textes écrits à des périodes différentes du modernisme
et appartenant à des traditions éloignées culturellement. C'est de cette manière que nous avons
tout d'abord eu l'occasion de dégager les trois contextes qui président à l'écriture des romans
de notre corpus. En effet, alors que le contexte moderniste britannique semble bien s'organiser
en réaction contre le réalisme victorien, récupérant ainsi les acquis néo-classiques attachées à
l'aestheticism, la production française semble plutôt s'appuyer sur les avancées du
symbolisme. C'est ainsi que, si The Picture of Dorian Gray reste connu pour alimenter encore
aujourd'hui le fantasme d'un retour à l'idéal classique du culte hédoniste de la beauté, les
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien fournissent un intéressant exemple des
systèmes hermétiques qui caractérisent le symbolisme. Écrit plus tardivement, le roman A
Confissão de Lúcio s'inscrit déjà dans des modalités de production plus spécifiques des
modernismes. En effet, le contexte moderniste portugais se distingue par la manière selon
laquelle il se développe au travers de différentes revues, dont la plus marquante est
certainement Orpheu. C'est au travers d'elle que les artistes de l'avant-garde moderniste
lusophone se sont réunis afin de donner forme à la nouvelle conception de l'art et de la
Ainsi, il apparaît nécessaire de comprendre que c'est avant tout au travers des recherches
stylistiques de la modernité qu'il faut considérer la rhétorique particulière du roman
moderniste. C'est d'ailleurs cet aspect, qui demande un détour nécessaire par les implications
de la révolution poétique du XIX è siècle, qui nous permet de mettre en lumière les procédés
rendant possible la réunion de nos trois romans autour d'un certain nombre de constantes
rhétoriques. L'un des principaux traits du contexte moderniste est celui de la mise en crise de
la représentation, que révèle cet aspect de notre étude. En effet, le langage de la modernité se
distingue par une perte de référentialité du langage, qui en vient à créer ses propres
associations afin de signifier hors d'un simple rapport mimétique engagé avec le réel,
notamment au travers de rhétoriques de la suggestion. Or, si la poésie demeure bien le lieu
exemplaire de l'étude du langage propre à la modernité, il convient de remarquer que l'écriture
romanesque adopte une rhétorique semblable, qui s'exprime cependant sous des modes
d'expression adaptés au genre.
Partant de ce point là, c'est l'un des principaux ressorts de signification de la mise en
abyme qui se révèle à l'analyse : sa réflexivité. En effet, il apparaît que la charge réflexive
Partant du constat d'un l'aspect central de la mise en abyme dans le roman moderniste,
c'est en réalité tout un pan fonctionnel du procédé qui s'est révélé à l'analyse. Ainsi, il est
apparu que la mise en abyme prend place au sein d'un système soutenant l'entreprise que le
roman moderniste développe en vue de fournir une tentative de saisie de la littérature en sa
propre matière. Il en découle un phénomène d'objectivation du fait littéraire, qui se trouve
capté dans ses principes au cœur même de l'écriture moderniste. La charge réflexive de telles
occurrences permet la mise en valeur de procédés de spatialisation de l'écriture, qui ont fait
apparaître dans notre vocabulaire la notion d'espace en abyme. Nous entendons par là une
représentation synthétique d'un espace métaphorique redoublant son inscription dans la
dimension narrative du texte par la récupération d'attributs rattachables à l'ensemble de
l’œuvre qui l'accueille. Tel est le cas du chapitre XI de The Picture of Dorian Gray, du Livre
III du Faustroll, et de l'épisode de l'« Orgie de feu » dans A Confissão de Lúcio. Seulement,
par ses aspects symboliques, il brise la linéarité du déroulement de l'intrigue, et questionne les
principes du texte dans le même temps où il les développe. En plus de cela se pose aussi la
question de l'intertextualité, qui demeure un problème en relation avec la mise en abyme, dans
C'est donc à partir de telles considérations qu'il nous a été possible d'avancer l'hypothèse
que la mise en abyme se fait le support de fonctions paradigmatiques pour le roman
moderniste. En premier lieu, nous avons vu qu'elle permettait la mise en place de
vertigineuses esthétiques jouant sur la fragmentation du discours véhiculé au travers des
œuvres. En permettant l'éclatement des pôles narratifs des trois récits de notre corpus, elle se
définit comme un vecteur de brouillage de l'origine de leur contenu textuel. Dès lors, la
langue moderniste en vient à se considérer à l'image d'un discours fondamentalement
fragmenté, qui explore de nouvelles manières de signifier. C'est une manière pour elle de
s'affranchir des anciens modèles de la communication littéraire. De la sorte, plusieurs indices
de la dislocation du récit apparaissent, à l'image de l'ironie wildienne, de l'esthétique
paradoxale du fragment ou de la mise en place de plusieurs modes d'interprétation, désormais
conçus comme seuls modes fiables de lecture.
C'est par le biais de tels procédés que le roman moderniste se positionne contre les
pratiques mimétiques, telles qu'elles sont par exemple pratiquées par le roman réaliste du
En vertu de ces remarques, il nous est alors devenu possible d'envisager la pratique
romanesque moderniste comme répondant à la forme de l'anti-roman. Ainsi considéré comme
paradigme esthétique du roman de la modernité, l'anti-roman se doterait plus que d'une simple
valeur oppositionnelle à l'égard des constructions réalistes. En réalité, si l'on se fie à nos
analyses, ce serait plutôt dans le cadre de la recherche d'une nouvelle manière pour le langage
littéraire d'advenir au monde, que l'anti-roman moderniste permet de développer de réelles
innovations stylistiques. Par leur autoréférentialité, leurs aspects irréguliers et la part
d’ostension des apories de la représentation qu'ils présentent, les romans de notre corpus se
construisent alors fondamentalement autour d'un principe de dissonance. Contre la part
idéaliste au travail derrière le roman mimétique, qui considère le langage comme un moyen
d'accéder au monde, donc à la vérité, la poétique moderniste semble bien privilégier la
représentation d'un monde incomplet, à la nature mouvante et au sens vacant. À l'ambition
totalisante portée par l'entreprise réaliste, se trouve donc substituée la figuration d'un art se
donnant lui-même comme référent de sa propre matière. Par une telle tendance, le texte
romanesque moderniste libère en quelque sorte son lecteur du poids étouffant de
l'omniscience réaliste. Sa dimension expérimentale se fait la garante d'une approche
renouvelée de la représentation, qui lui permet précisément de dire l'être alors même qu'elle
en figure l'impossibilité. Grâce à l'appui qu'il reçoit des potentialités qu'apporte son recours à
la mise en abyme, l'anti-roman moderniste ouvre ainsi la voie à une nouvelle manière
d'envisager l'écriture, donc la littérature. Elle influencera de la sorte les pratiques directement
issues du roman d'avant-garde en passant par le grand roman moderniste que l'on connaît,
mais aussi et finalement, tout le roman du XXè siècle.
Puisque nous arrivons au terme de notre analyse, il convient de rappeler quelques-uns des
éléments qui nous ont permis d'en amorcer le départ, ce afin peut-être d'en offrir une meilleure
perspective. Nous avons en effet débuté notre étude par un exposé de la valeur que nous avons
attribuée tout du long au terme de modernisme, et nous considérions alors certaines vues
développées par Antoine Compagnon afin de cerner au plus près possible le concept de
modernité. Proposant une approche baudelairienne du sujet, le critique nous rappelle que :
329 COMPAGNON Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., p. 36.
Le recentrement des textes autour des problématiques proprement littéraires se fait alors
l'indice d'une nouvelle manière de considérer le langage, au moins en partie émancipé des
impératifs mimétiques du réalisme. Il s'agit d'un moyen de rendre son pouvoir créateur aux
mots, et ainsi de leur restituer leur statut d'entités créatrices, et non simplement d'outils de
création. C'est de cette manière qu'il est possible d'affirmer, avec Henri Godard, qu'« au XXè,
tout l’effort du courant critique sera de démontrer que le roman peut se passer de la fiction, et
même qu’il est, sans elle, plus près d’une part essentielle de sa vérité »331. En effet, en
recentrant leur attention autour des problématiques attachées au pouvoir représentationnel du
langage, le roman moderniste procède à un travail d'ébranlement des fondements de la fiction.
C'est une manière de faire la démonstration de son insuffisance, et même de son incapacité, à
ne pouvoir produire des contenus qui n'existent qu'en texte, et donc finalement à ne jamais
figurer autre chose que lui-même. Les intrigues ainsi développées instables, incertaines. Les
clés permettant de trouver une solution stable résolvant ses mystères en deviennent
progressivement absentes. C'est de cette manière que le texte moderniste représente avant tout
un langage littéraire qui ne vit que de ses propres apories, manquant toujours son objet mais
parvenant tout de même à se frayer un chemin au cœur de la langue afin de parvenir à
signifier malgré tout. C'est d'ailleurs peut-être dans ce malgré tout que se trouve la véritable
clé de la définition de l'esthétique romanesque moderniste. En effet, malgré les accusations
d'obsolescence des moyens du roman mimétique qu'elle produit, elle voit pourtant naître des
textes aux complexités vertigineuses. Leur richesse en matière de recherches stylistiques ou
structurelles les dote de leur dimension monstrueuse, fondamentalement hors-norme, mais
Dans sa manière de redoubler l’œuvre et les instances qui la dirigent, la mise en abyme
constitue donc un moteur de réflexivité à l'intérieur des œuvres. Elle permet ainsi la mise en
place de systèmes recentrant la représentation autour de ses propres enjeux et difficultés. En
introduisant une réduplication de l’œuvre ou de ses symboles à l'intérieur du texte, elle permet
d'en représenter la répétition, en même temps que la multiplication d'un texte qui se féconde
lui-même comme à l'infini. Or, si comme l'a écrit Deleuze « la répétition est la puissance du
langage »332, alors nul doute que la mise en abyme soit l'une des figurations possibles de cette
puissance, menée à un point tellement avancée qu'elle en vient à se représenter comme
s'originant elle-même. En se désignant ainsi, le langage moderniste s'applique alors à se
définir à l'image d'une force démiurgique, qui fait surgir sa propre vérité au sein du chaos sans
forme d'une référentialité désormais devenue impossible. Au travers de tels traits, le mise en
abyme permet au roman moderniste de se présenter comme un nouveau médium
d'interprétation du monde, qui passe par l'épuisement des ressources qui ont
traditionnellement présidé à sa mise en forme à travers la représentation mimétique. Ainsi,
c'est bien sûr aussi la langue qui voit ses apories représentées. Dès lors, par la définition de la
mise abyme comme pierre de voûte d'une esthétique de la réflexion et de l'autoréférence, les
écrivains modernistes ont entendu renouveler la pratique romanesque, adaptées aux espoirs et
aux angoisses de l'homme du XXè siècle. C'est de cette manière que l'on peut en venir à
affirmer, afin de clore notre étude, que l'enchâssement constitue bien l'une des grandes
modalités des œuvres romanesques modernistes.
Nous l'avons étudié, dans chacun des trois romans de notre corpus, diverses stratégies se
croisent et se complètent dans le but de bâtir une esthétique riche. Il est apparu au cours de
notre étude que celle-ci défie les pratiques antérieure du roman, tout en renouvelant le champ
de création d'un genre que le réalisme avait mené au plus haut degré d'ambition mimétique.
Épuisement du langage dans son propre dire, objectivation du fait littéraire, apories
référentielles, tels sont les niveaux d'action du roman anti-mimétique, suivant la manière selon
laquelle les écrivains du modernisme l'ont réactualisé. Ils semblent alors bien en avoir fait le
paradigme de leurs esthétiques. C'est à cet égard qu'il serait d'ailleurs intéressant d'envisager
une étude plus large d'une telle pratique. En effet, il y a fort à parier que la poétique
moderniste est bien loin d'avoir révélé à l'analyse tous ses plis et replis. L'adoption d'un point
de vue plus global serait dans ce cas un moyen idéal d'embrasser, avec plus de précision, ce
tournant fondateur pour l'histoire des arts que représente la modernité. Si l'on considère un
moment la logique d'une telle entreprise, il faudrait alors envisager une étude qui prendrait en
compte, en plus de leur identification, la naissance des procédés anti-mimétiques que nous
avons défini comme support d'analyse. De la sorte, leur exploitation dans les œuvres serait
dotée d'un sens à la richesse accrue, et permettrait de guider la recherche comparée des textes
de la modernité vers la mise en valeur de tout un travail de déstructuration, et par là
paradoxalement de restructuration, de la matière romanesque moderniste.
Seulement, un travail semblable ne saurait se définir autrement que par le biais une
ouverture résolue aux différentes traditions qui animent la modernité littéraire. Comme le
remarque par exemple Henri Godard à propos du roman du XX è siècle, « les romanciers
français étaient loin d’avoir inventé toutes les innovations formelles dont ils tiraient parti pour
déconstruire le modèle dominant. Plus d’un avait été trouvé ailleurs et avant eux, par Joyce,
au premier chef, mais aussi par Virginia Woolf, par Hermann Broch, par Robert Musil et par
d’autres »333. Deux éléments d'importance apparaissent ici. Premièrement, c'est la nécessité
absolue d'une ouverture de la réflexion à différentes sphères culturelles qui est à prendre en
compte. En effet, c'est la circulation des conceptions et des expérimentations littéraires qui ont
PAUIS
334 PESSOA Fernando, « Pauis », In : Ficções do Interlúdio, 1914-1935, Lisbonne, Assírio & Alvim, coll.
« Obras de Fernando Pessoa », 2012, p. 10.
La rédaction de ce texte date de mars 1913, tandis que sa première publication, dans la revue
Renascença, date de 1924.
II
Le docteur Faustroll naquit en Circassie, en 1898 (le vingtième siècle avait (-2) ans),
et à l'âge de soixante-trois ans.
À cet âge là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de
taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 x 10 10 + 109 + 4 x 108 + 5 x 106)
diamètres d'atomes ; de peau jaune d'or, au visage glabre, sauf unes moustaches vert de
mer, telles que les portait le roi Saleh ; les cheveux alternativement, poil par poil, blond
cendré et très noir, ambiguïté auburnienne changeante avec l'heure du soleil ; les yeux,
deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l'eau-de-vie de Dantzick, avec
des spermatozoïdes d'or dedans.
Il était imberbe, sauf ses moustaches, par l'emploi bien entendu des microbes de la
calvitie, saturant sa peau des aines aux paupières, et qui lui rongeaient tous les bulbes,
sans que Faustroll eût à craindre la chute de sa chevelure ni de ses cils, car ils ne
s'attaquent qu'aux cheveux jeunes. Des aines aux pieds par contraste, il s'engainait dans
un satyrique pelage noir, car il était homme plus qu'il n'est de bienséance.
Ce matin là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut d'un papier peint en deux tons
par Maurice Denis, des trains rampant le long de spirales ; dès longtemps il avait
335 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 43-44.
Pour ne point choquer le peuple, il se vêtit, par-dessus cette tenture, d'une chemise
en toile de quartz, d'un pantalon large, serré à la cheville, de velours noir mat ; de bottines
minuscules et grises, la poussière y étant maintenue, non sans grands frais, en couche
égale, depuis des mois sauf les geysers secs de fourmilions ; d'un gilet de soie jaune d'or,
de la couleur exacte de son teint, sans plus de bouton qu'un maillot, deux rubis fermant
deux goussets, très haut ; et d'une grande pelisse de renard bleu.
Il empila sur son index droit des bagues, émeraudes et topazes, jusqu'à l'ongle, le
seul de ses dix qu'il ne rongeât point, et arrêta la file d'anneaux par une goupille
perfectionnée en molybdène, vissée dans l'os de la phalangette, à travers l'ongle. En
guise de cravate, il se passa au cou le grand cordon de la Grande-Gidouille, ordre inventé
par lui et breveté, afin qu'il ne fût galvaudé.
Il se pendit par ce cordon à une potence disposée à cet effet, hésitant quelques
quarts d'heure entre les deux maquillages suffocatoires dits pendu blanc et pendu bleu.
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