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Mémoire de Master

Université de Limoges
Faculté des Lettres et Sciences Humaines

Spécialité Textes et Représentations

présenté et soutenu par


Nicolas PIEDADE

La mise en abyme dans le roman moderniste

Mémoire dirigé par Cécile KOVACSHAZY


La Mise en abyme dans le roman moderniste :

Oscar Wilde, Alfred Jarry, Mário de Sá-Carneiro


Droits d'auteurs

Cette création est mise à disposition selon le Contrat :


« Attribution-Pas d'Utilisation Commerciale-Pas de modification 4.0 International »
disponible en ligne : http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/

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Remerciements

Je souhaiterais en premier lieu remercier ma directrice de recherche M me Cécile


Kovacshazy, pour son accompagnement toujours rigoureux, sa disponibilité ainsi que
l'attention constante qu'elle aura porté ces deux années durant à mes interrogations et autres
requêtes. Qu'elle soit aussi remerciée d'avoir su m'assister dans la poursuite de mon
développement intellectuel, ce malgré ma « pensée nénuphar ».

Je souhaiterais aussi remercier ici Mme le Professeur Cristina Álvares ainsi que Mme le
Professeur Rosário Girão, de l'Université de Braga, tout d'abord pour la chaleur de leur
accueil, mais aussi pour le temps précieux qu'elles sont parvenues à m'accorder.

À un titre plus personnel, je tiens aussi à remercier mes parents pour leur indéfectible
soutien, ainsi que Florian et Sébastien, pour avoir encore le courage de me supporter après
tant d'années de fraternité.

De même, je tiens à remercier tout particulièrement Sylvaine pour l'appui essentiel


qu'a pu représenter son amitié, ainsi que Jeanne, Baptiste et Lucie, pour la même raison, en
plus de toutes ces fertiles heures de méditations rabelaisiennes passées ensemble.

Nous ne serons jamais rien d'autre que de faux-monnayeurs.

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À mes grand-parents

Aos meus avós

« Kosmopolites eimi »

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Table des matières
Droits d'auteurs....................................................................................................................... 3
Remerciements....................................................................................................................... 4
Avertissement......................................................................................................................... 7
Introduction............................................................................................................................. 8
1) La mise en abyme est un objet d'étude complexe..........................................................8
2) Le « modernisme » n'est pas une notion univoque.......................................................19
3) La mise en abyme possède différents modes de manifestation....................................25
Partie 1 : L'expression moderniste du genre romanesque prend place au sein d'un contexte
complexe............................................................................................................................... 30
1.1 La contextualisation historique des œuvres permet d'en cerner les esthétiques........30
1.2 Le roman moderniste intègre les particularités stylistiques de la modernité...............46
1.3 La mise en abyme constitue le mode de composition par excellence du roman
moderniste........................................................................................................................ 66
Partie 2 : La mise en abyme permet aux œuvres de s'engager sur la voie de
l'autoréférentialité.................................................................................................................. 88
2.1 La mise en abyme est un dispositif privilégié dans la mise en place d'un espace
spéculaire à l'intérieur des œuvres...................................................................................88
2.2 La mise en abyme permet l'objectivation de la littérature.........................................110
2.3 La mise en abyme participe à la déconstruction du personnage dans le roman
moderniste...................................................................................................................... 143
Partie 3 : La mise en abyme possède des fonctions paradigmatiques au sein des esthétiques
romanesques modernistes..................................................................................................173
3.1 Le roman moderniste se construit selon une esthétique de la fragmentation...........173
3.2 La mise en abyme permet de mettre en lumière l'adoption de l'anti-roman comme
paradigme de l'art romanesque moderniste....................................................................205
3.3 L'étude de la mise en abyme permet d'ouvrir à une meilleure compréhension de
l'esthétique moderniste...................................................................................................236
Conclusion.......................................................................................................................... 270
1) L'étude de la mise en abyme mène à la mise en évidence des principes anti-
mimétiques du roman moderniste...................................................................................270
2) La notion d'anti-roman demeure une ressource critique inexploitée en vue de définir de
plus près l'esthétique romanesque moderniste...............................................................275
Envoi................................................................................................................................... 278
Annexes.............................................................................................................................. 280
Annexe 1. La citation du Journal d'André Gide...............................................................281
Annexe 2. La mise en abyme selon Lucien Dällenbach..................................................282
Annexe 3. « Pauis » de Fernando Pessoa (1924)..........................................................283
Annexe 4. « De l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »............................284
Références bibliographiques...............................................................................................286
Table analytique.................................................................................................................. 292
Avertissement

Avant d'initier le début de notre réflexion, il nous a paru essentiel d'avertir le


lecteur en relation au système de citation auquel nous aurons recours ici. En effet,
en sa qualité d'étude comparée, notre travail comporte de nombreuses citations en
langue étrangère. Nous les avons traitées différemment selon qu'elles
appartiennent :

- au corpus des œuvres étudiées. Dans ce cas nous les avons intégrées le corps
de notre développement, et en avons indiqué la traduction dans nos éditions de
référence en note de bas de page ;

- au corpus critique qui n'a jamais fait l'objet d'une traduction française.
Situation pour laquelle nous avons procédé à la traduction des extraits, que nous
avons ensuite reproduits en note de bas de page.

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Introduction

1) La mise en abyme est un objet d'étude complexe

« J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi transposé, à l'échelle des
personnages, le sujet même de cette œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus
sûrement toutes les proportions de l'ensemble »1. Extraite du Journal d'André Gide2, et
datant de 1893, voici le début de la citation la plus célèbre dans le domaine des études
centrées autour de la question d'un procédé qui ne manque pas de surprendre tant le lecteur
expert que le lecteur profane : la mise en abyme. Surprenante, elle l'est par son raffinement,
par les détours qu'elle peut prendre pour s'exprimer, ou au contraire par la discrétion qu'elle
peut adopter afin de faire sentir ses effets. Entre magie du texte et perversité d'auteur, la
mise en abyme ne peut manquer d'interroger le sujet même qui la compose, en d'autres
termes le texte, et jamais rien d'autre que le texte, si l'on excepte bien sûr ses avatars, ses
points de fuite, que sont les instances qui le produisent, auteur, lecteur, scripteur peut-être.
Mais quel intérêt y aurait-il à démythifier d'emblée un procédé en introduction à une étude
qui se propose d'éclairer sa complexité ?
Assurément, il peut paraître désinvolte de décliner, aux premiers abords, les phrases
mêmes qui en ont précisé le sens, qui ont les premières tenté de cerner un horizon
conceptuel permettant une réelle avancée critique de la compréhension du phénomène en
question. On se souviendra alors que, après quelques exemples dont l'imperfection est
soulignée par André Gide, est formulée pour la première fois en littérature la métaphore
par analogie avec ce procédé de l'art héraldique, la mise en abyme, qui consiste en
l'insertion au centre d'un blason d'un second blason, plus petit et par conséquent se trouvant
comme enclavé dans le premier. Seulement, la formule gidienne n'est pas destinée, en un
premier temps du moins, à caractériser le procédé tel que l'on peut l'envisager
communément, et très largement, dans le domaine des études littéraires. Il s'agit avant tout
d'un outil servant ici à nourrir un projet d'auteur : c'est la raison pour laquelle Gide précise

1 GIDE André, Journal 1889-1939, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1948, p. 41.
2 On se reportera en Annexe 1, afin de trouver la citation complète telle qu'elle est habituellement
récupérée par la critique.

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que c'est sa propre pratique de l'écriture romanesque qui est mise en avant, ce après
l'énumération des différents exemples imparfaits de mise en abyme, sélectionnés tant en
littérature qu'en peinture. On comprendra dès lors aisément en quoi la présence des
différents marqueurs de subjectivité, caractéristiques des pratiques de l'écriture intime, sont
importants ici. Ainsi, le repérage et l'interprétation des expressions modalisées des signes
d'affectivité ou de volition, telles que « j'aime assez » ou plus loin « j'ai voulu », peut être
décisive dans l'optique d'un renouvellement des analyses du concept de mise en abyme.
Il s'agira donc en partie pour nous de nous départir de la vision gidienne du procédé,
afin d'en dégager des règles et expressions plus générales, plus pertinentes aux yeux des
théories narratives que nous possédons, et donc fondamentalement plus objectives. Nous
considérerons donc le modèle gidien non pas comme une construction théorique à
proprement parler, mais comme une expression particulière d'une occurrence narrative qu'il
convient de cerner hors de tout présupposé.
Bien sûr, nous ne cherchons pas ici à nier l'importance, combien fondamentale, des
apports de l'extrait du Journal de Gide à la théorie de la mise en abyme. Mais nous les
considérerons plutôt comme un outil heuristique, une pierre de touche à des réflexions qui
tenteront d'éclaircir nombre de pratiques qui n'entrent pas, a priori, dans le cadre défini par
l'auteur. De même, nous nous efforcerons de toujours remettre en perspective la production
des auteurs qui fondent leur théorie de la mise en abyme autour du coup d'envoi conceptuel
gidien et de son développement, à l'image notamment de la grande étude de Lucien
Dällenbach3, dont tout le premier chapitre propose un éclaircissement qui demeure très
pertinent.

Afin de replacer les choses dans leurs contextes respectifs, et de reconstituer un


arrière-plan satisfaisant non seulement en rapport à la pratique gidienne de la mise en
abyme, mais surtout de sa pratique générale au regard de l'histoire littéraire, il convient
d'affirmer, avec Jean-Louis Jeannelle, que « les écrivains ont très tôt accompagné le récit
que l'on faisait de la littérature »4. Il s'agirait donc bien là d'une constante, que celle d'une
approche à visée de commentaire émanant du pôle auctorial dans la logique de la
construction du « récit ». Il en va ainsi de l'histoire de la critique, mais aussi de la glose et

3 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1977.


4 JEANNELLE Jean-Louis, « Comment diable l'histoire est écrite », p. 7-28, In : JEANNELLE, Jean-
Louis (dir.), Fictions d'histoire littéraire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « La Licorne »,
2009, p. 8.

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de la réflexion accompagnant non seulement une production littéraire précise, mais qui
concernerait aussi toutes les expressions du littéraire à travers le temps. On l'aura compris,
c'est bien là la question du métadiscours produit par les auteurs qui est engagée. Ce
« discours sur un discours »5 peut alors s'exprimer selon différentes modalités. On trouve
d'abord, et c'est là sa manifestation la plus évidente, le commentaire ouvert et déjà critique
de l'écrivain sur son œuvre ou celle de ses pairs. C'est à cette modalité que répond le
fragment du texte de Gide que nous avons choisi de reproduire. Mais le métadiscours peut
aussi s'exprimer de manière plus discrète, adoptant une valeur implicite de commentaire,
presque dissimulée derrière un énoncé ou une chaîne d'énoncés distribués dans une œuvre,
et qui en constituent un maillon à part entière. Dans ce contexte, tout fragment
métadiscursif possède une double valeur : sa valeur de commentaire, qui le définit et qui
lui est intrinsèque, et sa valeur purement poétique, qui vaut pour son intégration à l'effort
démiurgique du Verbe faisant advenir l’œuvre. C'est alors sa présence dans l'économie du
déroulement du texte, et de l'ordre des énoncés qui le composent, qui se fait prégnante.
Dès lors, au-delà de la valeur de l'affirmation de Jean-Louis Jeannelle en termes
d'histoire et de théorie de la littérature, demeure le constat indéniable que toute pratique
littéraire se pense en même temps qu'elle se crée. Ce constat dépasse d'ailleurs largement la
perception, héritée du romantisme et de son affirmation de l'autotélisme de la littérature,
d'une réflexivité conçue comme l'émanation d'une subjectivité que la Grâce du génie
touche et qui s'exprimerait à travers l’œuvre en question. De la sorte, l'art est producteur de
métadiscours, induit par la présence d'éléments linguistiques marqués par leur potentielle
réflexivité. C'est d'ailleurs à ce titre que certains penseurs, à l'image de Michel Foucault,
s'interrogent sur le caractère fondamental de ce genre de pratiques, de ce type de
réflexions du sens en rapport à ce qui fonderait finalement l'art littéraire :

Je me demande si on ne pourrait pas faire, ou du moins esquisser à


distance, une ontologie de la littérature à partir de ces phénomènes
d'autoreprésentation du langage ; de telles figures, qui sont en apparence de
l'ordre de la ruse ou de l'amusement, cachent, c'est-à-dire trahissent, le rapport

5 BARTHES Roland, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 255.

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que le langage entretient avec cette limite à laquelle il s'adresse et contre
laquelle il est dressé6.
On le voit, tous ces phénomènes ne manquent pas de s'exprimer par le biais de
manifestations des plus diverses, et possèdent pour base commune une aptitude à
s'autoreprésenter, à faire s'interroger le langage sur lui-même, ce par le biais de figures qui
s'adressent en quelque sorte aux limites de la représentation. C'est de cette manière qu'ils
constitueraient alors une clé de compréhension profonde de l'art littéraire selon Michel
Foucault. Ce serait d'une certaine manière, si l'on suit le philosophe, un moyen de capter la
source même de l'originalité de la matière littéraire. L'enjeu dépasserait d'ailleurs de loin la
définition d'une littérarité qui passerait par les phénomènes de réflexion de la langue. Il
s'agirait plutôt de réfléchir à l'aptitude des mots à dire le monde, tout comme ils parlent de
leur propre matière au sein de l’œuvre littéraire, et ainsi de saisir l'essence de toute
représentation dans son rapport d'expérience limite de l'esprit « dressé » face à la réalité.
Celle-ci ne pourrait dès lors être réellement saisie qu'à travers sa représentation, donc du
langage. Définir de la sorte une ontologie de la littérature reviendrait d'une certaine
manière à définir celle de l'homme et de son être au monde.

Cependant, fonder une quelconque approche philosophique ou cognitiviste de la


réflexivité littéraire et des arts de la représentation en général se trouve quelque peu
éloigné de notre propos. Ce qu'il est intéressant de mettre en avant pour nous, c'est avant
tout ce constat que le langage littéraire tend fondamentalement à s'autoreprésenter. Dès
lors, on pourra remarquer que les pratiques réflexives mises en place en littérature prennent
différentes formes, qui sont autant d'expressions de l'infini potentialité de l'écriture en
matière de création. Identifiable parmi les autres par la singularité des procédés qu'elle
mobilise, c'est l'une de ces pratiques qui va nous occuper tout le long de cette étude : la
mise en abyme, occurrence de l’œuvre dans l’œuvre. Ce procédé est, pourrions-nous dire,
aussi ancien que la littérature elle-même. En effet, sa présence est identifiable dès les
premières œuvres de l'histoire, si l'on songe notamment au récit de ses propres aventure par
le personnage d'Ulysse aux chants IX à XII de L'Odyssée. Seulement, on le devinera, les
différentes pratiques de la mise en abyme diffèrent, autant en ce qui concerne la technique
que le sens, en fonction des différents moments de l'histoire littéraire. Chaque pratique du
récit en abyme possède donc sa propre valeur en fonction de la période au sein de laquelle
6 FOUCAULT Michel, « Le Langage à l'infini », In : Dits et écrits I, 1954-1975, Paris, Gallimard, coll.
« Quarto », 2001, p. 278-289, p. 281.

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l’œuvre où elle se déploie est produite. Partant de ce constat, il échoit à la critique
d'identifier et de préciser les phénomènes qui sont à l'origine de cette particularité.
En ce qui nous concerne, notre travail nous mènera à nous intéresser plus
particulièrement à la période de la modernité qui, on le sait, est le moment de l'histoire
littéraire où les procédés réflexifs mis en place par les écrivains se sont révélés être les plus
impressionnants, mais aussi, pourrions-nous dire, les plus libres de contraintes. Nous nous
appliquerons ici à le montrer. En effet, l'un des paradigmes parmi les plus saillants de la
modernité demeure la part de démythification de la création qu'elle met en place, qui induit
une remise en cause des structures particulières à chaque forme. Il en découle un important
travail de réflexion autour de ce qui fonde l'esthétique du temps. En vertu de cela, nous
nous accorderons aisément avec Jean Ricardou lorsqu'il affirme qu'« aux commencements
de la littérature moderne s'accomplit, imperceptible, un renversement d'assez vaste
envergure : certaines aptitudes du langage, jusque-là restreintes à d'étroites tâches
expressives, se trouvent mises en œuvre selon de précises procédures de production qui
leur confèrent un tout autre rôle »7. Le « renversement » dont il est ici question est à
comprendre en rapport à l'ambivalence fondamentale du langage littéraire que nous avons
déjà évoquée, à savoir celle résidant dans sa capacité à se dire lui-même tout en disant le
monde. Ainsi, dans la littérature de la modernité, il y aurait « renversement » dans la
tendance du langage, qui privilégiait avant elle sa fonction référentielle, sa capacité à dire
le monde, à désormais se dire lui-même avant toute autres chose. Ses fonctions
référentielles passeraient alors au second plan, au profit d'une tendance à l'autoréférence
toujours accrue. C'est en cela que le pôle de l'expression, celui qui est à l'origine de la
représentation mimétique, de la création d'une saisie du monde par l'écriture, céderait le
pas à celui de la « production ». Par le biais de telles occurrences, le langage se recentrerait
autour de son objet propre, et vaudrait en quelque sorte pour lui-même, pour sa propre
productivité au regard de l'acte seul qui le régit, l'écriture. Dès lors, il convient pour nous
d'être particulièrement attentifs à la manière dont se comportent ces énoncés vecteurs de
réflexivité, qui tendent à clore l’œuvre sur elle-même, et à permettre le développement
d'une réelle autoréférentialité.
Si ce phénomène s'exprime de façon particulière dans les genres contraints,
notamment la poésie, il demeure intéressant de réfléchir autour de son devenir dans les
genres plus libres, tel que l'est le roman. En effet, parce que celui-ci est constitué d'une

7 RICARDOU Jean, Nouveaux problèmes du roman, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1978, p. 89.

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trame narrative d'une certaine longueur, il semble être capable d'intégrer des structures
linguistiques qui ne peuvent que difficilement s'exprimer au sein des textes brefs. La mise
en abyme est l'une d'entre elles. Elle dépend souvent d'une construction complexe,
savamment aménagée par le texte, ce qui implique qu'elle ne peut être développée que sur
une certaine amplitude. Cette modalité correspond mal aux impératifs de synthèse du sens
propre à la poésie. Dès lors, il apparaît pertinent d'évaluer les enjeux réels de l'utilisation
du procédé de la mise en abyme au sein des romans de la modernité.

Afin de soutenir notre réflexion, nous avons choisi de rassembler trois œuvres issues
de sphères culturelles différentes telles que sont Le Portrait de Dorian Gray (The Picture
of Dorian Gray) d'Oscar Wilde, publié en 1891 ; le roman Gestes et opinions du docteur
Faustroll, pataphysicien d'Alfred Jarry, écrit entre 1897 et 1898 et publié pour la première
fois de façon posthume en 1911 ; La Confession de Lúcio (A Confissão de Lúcio), de Mário
de Sá-Carneiro, paru en 1914. Un tel regroupement peut tout d'abord se justifier par la
proximité des œuvres dans le temps, ce qui va nous permettre de saisir notre problème au
sein d'un bain synchronique précis, et ainsi de le circonscrire dans le temps de manière
claire. De plus, l'appartenance de chaque auteur à une sphère culturelle différente,
respectivement l'Angleterre, la France et le Portugal, va nous permettre d'évaluer la portée
de notre objet d'étude selon une perspective qui se veut résolument ouverte. Nous tendrons
ainsi à définir les qualités propres à la modernité littéraire selon une approche ouvrant déjà
sur l'évaluation de la question suivant un angle européen. Seulement, au-delà de leur
appartenance à la même période historique, ces œuvres présentent toutes trois une autre
caractéristique qui va d'ailleurs constituer l'objet principal de notre réflexion : le recours au
procédé de la mise en abyme. En effet, ces textes aménagent une grande place à la
représentation du motif de l’œuvre dans l’œuvre tel que nous nous appliquerons bientôt à
le définir. Avant cela, il convient toutefois d'introduire l'intrigue des œuvres, qui sont autant
de révélateurs de ce phénomène.

Dans le roman d'Oscar Wilde, on observe, schématiquement, l'évolution dans le temps


du rapport qui lie le personnage de Dorian Gray à son portrait, auquel il se trouve attaché
par un pacte surnaturel qui dédouble le rapport aux altérations dues au temps et à ses actes.
Le corps de Dorian demeure alors jeune et dans une constante conservation de ses atours,
tandis que l'image de son portrait se détériore au fil des ans et des actions moralement

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répréhensibles auxquelles il s'adonne. Mais il ne s'agit là que du thème qui guide le
déroulement de l’œuvre. En réalité, ce schéma naît de la conjonction de trois êtres,
introduits dès le premier chapitre (Dorian n'y est que mentionné, et n'apparaît
véritablement qu'au chapitre II), qui sont respectivement Dorian Gray, jeune homme à
l'ascendance romanesque (il est le fruit d'un amour socialement transgressif entre la fille
d'un Lord et un soldat) ; Basil Hallward, peintre génial qui recouvre une inspiration
presque amoureuse en présence du jeune homme ; et Lord Henry Wotton, virtuose du
paradoxe et du mot fin, qui initie Dorian à sa théorie hédoniste, que le jeune homme mettra
en pratique tout le long de l’œuvre. De ce trio initial résulte la création du tableau, qui offre
à Dorian la possibilité d'appliquer les principes de Lord Henry en toute impunité, sans que
ne se trouve altérée son apparence. En résulte un long parcours menant à une déchéance
d'abord morale, puis sociale, et enfin fatale, puisque dans un accès de rage, conscient de
toutes les impasses dans lesquels il s'est enfermé au fil des années, Dorian poignarde son
portrait. Ce geste se dote finalement de la valeur d'un suicide, puisque la destruction de
l'objet d'art entraîne l'annulation du procédé de dédoublement, et que le corps de Dorian, en
plus de recevoir mystérieusement la mort, récupère l'apparence altérée qui s'était jusque là
projetée sur la toile.

Du point de vue de la structure8, le roman s'organise selon une construction en miroir,


suivant un mouvement tout d'abord ascendant, celui de la construction du personnage de
Dorian. Elle s'exprime à travers deux étapes majeures dans la narration, tout d'abord une
sorte de période d'exposition (des chapitres I à III), suivie par la rencontre avec Sybil Vane
(des chapitres IV à X). C'est à partir de la mort de Sybil, provoquée par la première
« faute » de Dorian, que le roman bascule, par le biais d'un chapitre de transition (il s'agit
du chapitre XI), sorte de charnière narrative qui procède à une ellipse d'une longue période
qui demeure indéfinie. S'ensuit donc, en contrepoint au mouvement de l'ascension de
Dorian Gray, la chute du personnage. Elle est tout d'abord caractérisée par le meurtre de
Basil Hallward (qui occupe les chapitres XII à XIV), puis par l'épisode de la vengeance du
frère de Sybil Vane, James (chapitres XVI à XVIII), dont la mort confirme la parfaite
impunité de Dorian. Ainsi, l’œuvre se clôture par la destruction du portrait, tout comme
elle a débuté par sa création.

8 Cette structure est admirablement mise en lumière dans LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray,
Oscar Wilde : le double miroir de l'art, Paris, Ellipses, coll. « Marque-page », 2000.

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Pour ce qui est du roman d'Alfred Jarry, on remarquera en premier lieu l'hétérogénéité
de sa composition. En termes purement narratifs, la trame du récit s'organise autour du
périple du docteur Faustroll et de ses acolytes, l'huissier Panmuphle qui a été chargé de
l'expulser de son appartement, et le mousse Bosse-de-Nage, « cynocéphale papion »9
chargé des tâches ingrates à bord de la nef. La navigation prend place au sein d'un Paris
imaginaire, sorte de projection maritime de la géographie parisienne réelle, qui est le lieu,
dans chaque chapitre du livre III, de la visite de différentes îles fictives dédiées à un artiste.
À ces épisodes, succède la rencontre de l'évêque marin portant le nom de Mensonger, au
domicile duquel le petit groupe ripaille. S'ensuit une promenade digestive durant laquelle
Faustroll tombe nez-à-nez avec la représentation d'une tête de cheval, ce qui déclenche
chez lui une folie meurtrière précipitant la mort de l'évêque ainsi que de Bosse-de-Nage.
La geste faustrollienne se poursuit alors par l'épisode de la machine à peindre, destinée à
repeindre Paris après la disparition de la totalité de ses habitants, de même qu'à recouvrir
de son jet les toiles des peintres académistes. Le naufrage de la nef, s'il met fin à la relation
de voyage assurée par Panmuphle, n'entraîne pas la disparition définitive de Faustroll, qui
pénètre dans « le royaume de l'inconnue dimension »10. La suite du roman retranscrit quant
à elle la suite du cheminement pataphysique du docteur, par le biais de ses écrits
télépathiques, mais surtout son très célèbre calcul de la surface de Dieu.

On reconnaîtra volontiers l'aspect fantaisiste de l'intrigue du Faustroll, qui dissimule


pourtant une étonnante complexité de composition. En effet, si l'on souhaite brièvement
décrire sa structure, il convient de mentionner la division de la matière textuelle en huit
livres distincts, chacun caractérisé par une unité thématique et narrative qui ne regroupe
pourtant pas toujours les chapitres inclus dans ces livres, mais du moins les domine pour ce
qui est de la dynamique narrative qu'ils impliquent. Nous nous proposerons d'analyser ces
phénomènes plus loin dans notre étude.

Le roman de Mário de Sá-Carneiro propose une intrigue toute différente, caractérisée


par un accent d'abord porté sur l'ancrage réaliste de la fiction, qui se trouve bouleversée au
fil des pages. Les enjeux principaux de l'intrigue tournent autour de la personne de Lúcio,

9 Simple détail de zoologie jarryque : on observera que l'expression est pléonastique. Le papion, nom
commun à plusieurs espèces de l'ordre des primates, est par nature un singe cynocéphale, autrement dit,
littéralement, « à tête de chien ».
10 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, édition
établie et commentée par le Collège de 'Pataphysique, Paris, Éditions de La Différence, 2010, p. 424.

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narrateur homodiégétique du roman, qui écrit une confession suite à la fin de sa peine de
rétention de dix ans. Cependant, il prétend avoir été condamné pour un crime qu'il n'a pas
commis, et c'est là toute l'utilité de la confession, qui a pour fonction de rétablir la trame
des événements ainsi que les multiples zones d'ombre à l'origine du caractère indécidable
des faits. De la sorte, l'histoire narrée recompose la rencontre parisienne de Lúcio, écrivain,
avec Ricardo de Loureiro, lui aussi auteur, mais auteur de génie, qui peine à se sentir
exister hors de la sphère de la littérature. À cette rencontre succède une solide amitié,
ponctuée par les crises personnelles des deux hommes, qui se séparent lorsque Ricardo
décide de rentrer à Lisbonne. Lorsqu'il se retrouvent, celui-ci est marié à une femme du
nom de Marta, autour de laquelle se forme un triangle amoureux qui conduit Lúcio à une
jalousie extrême lorsqu'il apprend qu'elle possède d'autres amants que lui. Après de
nombreuses hésitations, Lúcio finit par tenir au courant son ami de la situation, situation
dont la dégénérescence s'accroît lorsque Ricardo avoue, en artiste génial, avoir créé Marta
de toute pièce afin d'établir un lien humain avec ses amis par rapports de possession
interposés. De la sorte, afin de révéler la vérité à Lúcio dans une sorte de démence, il sort
un revolver et tire sur sa femme. C'est à ce moment là que l'incompréhension du narrateur
nous est le plus intensément exprimée, par le biais du constat que le corps de Marta a
disparu, et que c'est bien celui de Ricardo qui gît au sol.

Pour ce qui est de la structure du roman, il convient tout d'abord de remarquer la


manière dont le récit est encadré par deux courts passages à fonction de justification,
respectivement la sorte de préface sans nom présente avant le chapitre I et le chapitre VIII.
Outre cela, les différents chapitres s'organisent de façon relativement classique, dans la
mesure où chacun possède une unité justifiée par les grands événements déterminant
l'intrigue. De cette manière, on remarquera que la fin du premier chapitre est marquée par
la soirée chez la danseuse américaine, qui est le point de départ de l'amitié entretenue entre
Lúcio et Ricardo, ou que le chapitre V s'achève sur le constat sidérant de l'étrange identité
des sensations de Lúcio, tant au contact de son ami que de sa femme. Les effets de clausule
sont ainsi extrêmement travaillés chez Mário de Sá-Carneiro, c dans l'optique spécifique du
développement du ton fantastique de l’œuvre, qui joue manifestation de la stupeur émanant
de la singularité des faits reportés.

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Au delà de leur appartenance à des contextes culturels différents, nos trois œuvres
présentent aussi des intrigues dont les orientations divergent en apparence. Seulement, il
paraît clair qu'elles ont toutes les trois recours à des procédés identiques, qui légitiment
pleinement leur regroupement autour de la problématisation de la mise en abyme. En effet,
on y observe indéniablement la thématisation de l'art et des figures qui y sont liées.
L’œuvre d'Oscar Wilde a recours à la figure du portrait et du milieu artistique qui
l'accompagne, tandis que le Faustroll entraîne le lecteur dans un périple à travers la galerie
fin-de-siècle qui illustre la navigation du docteur et de Panmuphle, dont nous lisons la
relation de voyage. Mário de Sá-Carneiro illustre quant à lui les apories du génie créateur,
notamment par la médiation de la confession du narrateur de son roman. Heureusement, les
choses ne sont pas si simples, et il est évident que ces trois romans de la modernité
expriment leurs problématiques à travers des procédés bien plus exigeants et recherchés
que ceux que nous avons décrits jusqu'alors. Notre travail va donc se proposer de mettre en
lumière ces procédés textuels, et de leur donner sens en rapport au contexte qui est le leur.
Il conviendra alors pour nous de réfléchir au sens particulier de ces représentations de la
représentation au sein des œuvres qui forment notre corpus d'étude. Cela nous permettra de
tenter de penser le problème plus efficacement au regard des phénomènes qui l'englobent,
et qui définissent un arrière-plan esthétique qu'ils contribuent à la fois à construire et à
illustrer. Dès lors, partant des constats que nous avons énoncés, et en nous appuyant sur le
corpus précédemment défini, nous nous demanderons en quoi la mise en abyme contribue
à l'aménagement d'un espace fictionnel réflexif permettant d'éprouver la technique du
roman, et ainsi de la renouveler par l'intégration et le plein développement des logiques
caractéristiques de la modernité.

Afin d'amorcer notre réflexion, et après une mise au point terminologique, nous nous
proposerons de montrer la manière selon laquelle le roman moderniste apparaît au sein
d'un contexte complexe. Cela impliquera en un premier temps l'étude des environnements
esthétiques qui ont vu naître les trois œuvres de notre corpus, ce dans chacune des trois
aires culturelles que nous allons aborder. Nous intéresserons ensuite à la manière dont le
roman moderniste intègre en son sein les acquis de la modernité, spécifiquement grâce à
l'étude des différents procédés micro-structurels qui sont révélateurs d'une certaine
tendance du langage à se clore sur lui-même, à tourner autour de son propre objet. Partant
de là, il sera plus aisé pour nous d'envisager la mise en abyme comme une réalisation

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17
découlant directement de ce type de rapport, ce qui sera alors l'occasion pour nous de
remarquer qu'elle constitue le mode de composition par excellence du roman moderniste.

Dès lors, c'est la question de la réflexivité qui sera engagée, et il sera pertinent
d'envisager la mise en abyme en sa qualité de dispositif spéculaire, en somme comme un
embrayeur extrêmement performant de réflexivité. Ce sera alors l'occasion d'envisager les
spécificités dont elle se dote lorsqu'elle prend pour support un objet actantiel de l'intrigue,
tel un personnage, un objet de quête, ou un point de médiation. Saisies comme objet, nous
nous apercevront alors que les occurrences de la littérature au sein de la littérature
introduisent d'une certaine manière la question de l'intertextualité. Ce sera là une bonne
occasion de réfléchir au statut théorique de la question en rapport avec le phénomène de la
mise en abyme, problème peu abordé par la critique et que nos trois romans posent de
manière particulièrement éclairante. Suite à cela, nous étudierons les rapports entre mise en
abyme et personnage, dans un rapport autre que purement actantiel cette fois, dans la
mesure où notre hypothèse sera celle d'une fragilisation de l'instance en question qu'il
s'agira d'éclairer au regard de l'influence des structures en abyme. C'est en relation avec
cette fragilisation que nous aborderons la question du double et de sa fonction dans nos
romans. Ce sera aussi l'occasion d'aborder celle du rapport entre dédoublement et
métadiscours, rapport mis en lumière par Denis Mellier dans ses travaux 11, dont nous
discuterons les thèses au regard des textes qui sont l'objet de notre étude.

Cela nous mènera à questionner dimension mimétique, à l’œuvre dans toute


représentation, des phénomènes de mise en abyme que nous aurons étudiés jusque là, et
leurs enjeux en rapport à une esthétique qui cherche à s'écarter des canons réalistes qui ont
régné sur le roman du XIXè siècle. Dès lors, nous montrerons comment la mise en abyme
participe au brouillage des instances subjectives dans nos romans, de même que la manière
selon laquelle elle nourrit substantiellement la fragmentation du discours romanesque. De
la sorte, les romans modernistes vivent d'apories logiques que nous mettrons en lumière, et
dont nous tenterons d'apporter des clés de compréhension et d'interprétation. C'est alors
que nous serons menés à développer certaines hypothèses quant à la valeur paradigmatique
du recours à la mise en abyme dans le roman moderniste. Nous nous efforcerons
d'interroger ainsi la place de l'anti-roman dans les pratiques romanesques du modernisme,
que la mise en abyme contribue semble-t-il à mettre en place. Enfin, nous nous dirigerons

11 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, Paris, Éditions Kimé, coll. « Détours
littéraires », 2001.

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vers la définition d'un certain nombre de traits caractéristiques du roman moderniste, qui,
nous l'espérons, serviront à la formulation d'une tentative efficace de définition de son
esthétique.

2) Le « modernisme » n'est pas une notion univoque

Une somme impressionnante d'ouvrages critiques sur le sujet de la modernité a été


produite. Comme le soulignent Malcolm Bradbury et James McFarlane dans leur
contribution conjointe à l'ouvrage somme Modernism. A Guide to European Literature
1890-1930, « il y a une abondance de récits des conditions de l'art moderne, et une
profusion d'explications de ses phénomènes et causes »12. Mais au-delà de l'apparence
volumineuse de cette bibliographie, il apparaît que la notion de « modernisme »,
abondamment utilisée, reste confuse et échappe à toute définition fixe. Les termes utilisés
afin de définir les textes concernés se distinguent par la constante insatisfaction qu'ils
présentent à définir un phénomène qui est, au fond, mal circonscrit. On connaît toute la
difficulté consistant à caractériser une période ou un mouvement précis de l'histoire de la
littérature, qui ne sont pour la plupart que des productions de la critique, construites a
posteriori dans un but méthodologique. De là vient tout l'intérêt de se pencher sur la
question afin de comprendre pourquoi il en est ainsi. De la sorte, si par exemple il nous est
aisé, parce que nous en connaissons les critères, de dire si une œuvre est surréaliste ou non,
il nous est impossible de figer dans une essence définitive un grand nombre d’œuvres
datant de la fin du XIXè siècle et du début du XXè siècle. S'il est clair que cette période
abonde en courants artistiques et littéraires, dont on pourrait parfois même considérer
l'esthétique comme figée et clairement définie par la production d'un manifeste, tous ou
presque s'interpénètrent, ne serait-ce que par la vocation de certains de s'opposer à d'autres,

12 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », In :


BRADBURY Malcolm, McFARLANE James (dir.), Modernism. A Guide to European Literature 1890-
1930, Londres, Penguin Books, coll. « Literary criticism », 1991, p. 21.
Nous traduisons de l'anglais :
« There is an abundance of accounts of the condition of modern art, and a wealth of explanation of its
character and causes ».

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ce qui rend impossible le rattachement d'un grand nombre de textes à un mouvement
précis. De la sorte, il est nécessaire de constater que « le terme a été utilisé afin de
recouvrir une large variété de mouvements subversifs des impulsions réalistes ou
romantiques et orientés vers l'abstraction (impressionnisme, post-impressionnisme,
expressionnisme, cubisme, futurisme, symbolisme, imagisme, vorticisme, dadaïsme,
surréalisme) ; mais ils ne sont pourtant [...] pas tous des mouvements du même genre, et
certains sont de radicales réactions envers les autres »13. C'est bien d'une telle abondance, et
bien sûr de la confusion qu'elle entraîne, que résulte toute la difficulté qu'il existe à
chercher à caractériser, a posteriori, une époque donnée. Bien évidemment, les œuvres de
notre corpus se rattachent à ces critères de difficulté de leur caractérisation sous une
bannière précise qui n'entraînerait pas discussion. Seulement nous ne pouvons guère nous
satisfaire du constat qu'elles sont inclassables. L'enjeu dépasse largement le cadre des
divergences idéologiques des différents courants de cette période. Sans avoir la prétention
de trancher au sein d'une quelconque querelle définitoire d'un mouvement littéraire précis
il s'agit tout de même pour nous d'élire un terme regroupant les œuvres de notre corpus
sous une même autorité, tout en s'abstenant d'effacer ou de passer sous silence leurs
originalités et leurs autonomies respectives. Ce terme, ce sera celui de « modernisme »,
dont nous nous proposons d'éclairer la valeur que nous lui attribuerons tout le long de cette
étude.

Le terme « moderniste », dont le suffixe -iste dérive l'adjectif « moderne », semble


recouvrir ce dernier de manière redondante. Mais ce redoublement, procédé qui, nous le
savons, n'est jamais gratuit dans le système de la langue, ne peut en aucun cas n'être
considéré que comme une simple redondance lexicale. Qu'est-ce qui différencie, dans
l'absolu, un roman dit « moderne » d'un roman qualifié de « moderniste » ? Ces deux
adjectifs signifient-ils vraiment la même chose ? Nous nous proposerons donc de réfléchir
à propos de la légitimité de la coexistence de ces deux termes.
Dans l'acception que l'on en donne généralement, « moderne » est un terme résolument
historique. Il découle d'une opposition entre une tradition, dominante et déjà établie, une

13 Ibid. p. 23.
Nous traduisons de l'anglais :
« The term has been used to cover a wide variety of movements subversive of the realist or the romantic
impulse and disposed towards abstraction (Impressionism, Post-Impressionism, Expressionism, Cubism,
Futurism, Symbolism, Imagism, Vorticism, Dadaism, Surrealism) ; but even these are not [...] all
movements of one kind, and some are radical reaction against others ».

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autorité, qui est celle des « anciens », et une pratique allant à son encontre, délibérément ou
non, celle des modernes. Si l'on veut adopter l'angle ironique et pourtant tellement
révélateur du truisme, est donc moderne ce qui n'est pas ancien, ce qui s'oppose à ce qui a
déjà été produit, somme qui est reconnue comme une autorité du fait de son succès passé,
qui d'une certaine manière perdure dans la mémoire historique et collective. C'est là dessus
que se fondent les grandes oppositions permettant la délimitation des courants littéraires,
d'où le fait que l'on ait considéré comme « période moderne » cette période suivant la
révolution de 1848 qui sera marquée par les morceaux de bravoure qui initieront la
révolution symboliste (Baudelaire, Rimbaud, Verlaine …). Nous nous intéresserons donc à
cette modernité, dont il est généralement retenu qu'elle est celle de la déréalisation, de la
dépragmatisation, de la défonctionnalisation du signe. Mais toutes les œuvres de cette
période sont-elles forcément modernistes ? Qu'ajoute cette dérivation par affixation, ce
-iste ?

Il serait aberrant de limiter une esthétique à la simple notion de contexte historique.


Or, s'il est une certitude, c'est que contrairement à « moderne », notre adjectif semble être
débarrassé de cette charge, ou plutôt : il va nous permettre de nous extraire de la
dialectique éternelle des joutes entre anciens et modernes, dans la mesure où il n'est pas un
terme historique, mais plutôt un terme historicisé, au sens où il va définir pour nous
l'appartenance à un moment précis de l'histoire esthétique. Si, comme le dit Octavio Paz,
« le moderne est une tradition »14, alors le modernisme sera le point de fuite sémantique qui
va nous permettre de décrire un phénomène spécifique d'une étape prenant place au milieu
des mouvements des altérations, toujours récursives dans leur aspect cyclique, de la
tradition des joutes entre anciens et modernes, entre autorité établie et soubresauts
juvéniles de la génération à venir. C'est pour ces raisons que nous postulons que le suffixe
qui caractérise le terme « modernisme » dénote une intentionnalité, qui se réalise au travers
d'un certain nombre de recherches esthétiques de nature particulière. Comme le précise
Hans Robert Jauss dans son essai « La 'modernité' dans la tradition littéraire »15, au-delà du
topos de la récurrence historique de l'apparition de périodes comprises comme faisant
rupture avec un tradition établie, qui ont donc pu procurer un sentiment de « modernité » à

14 PAZ Octavio, Point de convergence. Du romantisme à l'avant-garde, In : Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 925.
15 JAUSS Hans Robert, « La 'modernité' dans la tradition littéraire », In : Pour une esthétique de la
réception, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1978, p. 173-229.

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leurs contemporains, la notion de modernité « se déploie bien plutôt à travers les
changements d'horizon de l'expérience esthétique et nous pouvons le découvrir dans sa
fonction de délimitation historique chaque fois que se fait jour pour une nouvelle
conscience de la modernité, l'opposition déterminante – l'élimination d'un passé par la
conscience historique qu'un nouveau présent prend de lui-même »16. De la sorte, ce que
nous sommes en train de décrire, c'est avant tout un « changement d'horizon » précis. Le
sens de la modernité dont nous nous proposons de parler est à chercher ailleurs que dans
l'idée d'un cycle marquant l'opposition des « modernes » aux « anciens ». Suivant le
développement du critique, lorsque nous considérons la notion de modernité dans ses
aspects esthétiques, « 'moderne' n'est plus pour nous le contraire de 'vieux' ou de 'passé',
mais celui de 'classique', d'une beauté éternelle, d'une valeur qui échappe au temps »17. Les
auteurs de la modernité dont nous parlons ne sont donc plus seulement en conflit avec les
« anciens », mais avec toute une conception canonique de la création littéraire, avec la
notion de « classique » et ce qu'elle implique.

C'est là que le mot « moderniste » nous vient en aide. Son suffixe -iste serait alors
l'expression, non plus seulement d'appartenir à la modernité, à l'époque, à l'histoire, mais
de faire de la modernité. Ainsi, si l'on désigne par « moderne » cette période de l'histoire
(« les temps modernes »), lorsque l'on parle de période « moderniste », nous comprendrons
immédiatement qu'il est fait référence à cette conception de l'art comme défi à toute
autorité canonique classique. Le terme se connote donc d'un certain sens axiologique. Il est
donc pertinent de penser que le modernisme est identifiable par une démarche commune à
toutes les œuvres qui en font partie, et ce au delà des différences clamées par les divers
mouvements artistiques qui ont foisonné durant cette période. Si l'on suit Clement
Greenberg, « l'essence du modernisme, c'est d'utiliser les méthodes spécifiques d'une
discipline pour critiquer cette même discipline, non pas dans un but de subversion, mais
pour l'enchâsser plus profondément dans son domaine de compétence propre »18. Ainsi,
nous aurons compris ici que l'axiologie moderniste s'attaque à la dimension formelle de
l’œuvre, et offre donc par là un regard autoréflexif sur elle. C'est d'ailleurs ce que souligne
François Gallix, dans son étude intitulée Le Roman britannique du XXè siècle : « le

16 Ibid. p. 177.
17 Ibid.
18 Clement Greenberg cité par Antoine Compagnon dans :
COMPAGNON Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, Paris, Seuil, 1990, p. 66.

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22
modernisme peut également être considéré comme une forme de littérature assez
narcissiste, souvent tournée vers elle-même et vers ses propres difficultés techniques qui
peuvent alors, comme dans Ulysses, transformer un roman en l'histoire de sa propre
élaboration »19. Or, si les auteurs travaillent la forme de leur ouvrage, tous ne cherchent pas
à déconstruire les modèles pré-existants, ou du moins à les remettre en cause en les
pratiquant.
Les artistes modernes ne seraient donc pas, selon cette définition, modernistes. Le
mouvement naturaliste est un bon exemple pour démontrer ce que nous avançons. En effet,
malgré la dimension expérimentale du mouvement – au sens bien sûr où sa pratique peut
ou a pu être considérée comme découlant d'une démarche scientifique ou du moins positive
– sa relative contemporanéité avec nos œuvres, il demeure fortement attaché aux acquis du
roman du XIXè siècle. Il représenterait alors en quelque sorte d' aboutissement suprême des
entreprises considérant la littérature comme un médium d'interprétation du monde, capable
d'intégrer l'ensemble du réel dans son langage. De la sorte, les implications esthétiques
d'une telle conception du roman, si elles ont grandement touché aux questions du fond, ont
relativement épargné celles de la forme. En matière de structure, le roman naturaliste reste
donc marqué par un désir de conserver sa cohérence, et ne propose pas par exemple à son
lecteur l'exploration d'un univers mental. Son rattachement au roman réaliste et à son
esthétique est bien trop forte pour pouvoir exprimer la nouvelle conscience des choses qui
se développe en cette fin de siècle. La pleine intégrité des structures narratives de l'intrigue
est nécessaire à la retranscription de la vie en tant qu'elle est observable, ce qui fait du
roman naturaliste une sorte d'ultime expression des principes du réalisme tel qu'il s'est vu
bâtir au XIXè siècle.
On ne cherchera pas à nier que, en tant qu'hommes ayant partagé le même
environnement socio-historique, les auteurs de cette période expriment souvent, par leurs
œuvres, consciemment ou inconsciemment, des visions du monde et de leur art qui se
rejoignent et se prolongent. Mais toutes ne sont pas imprégnées d'esprit moderniste, de
cette volonté tendue vers l'expression quasi-militante de la déconstruction de la forme, et
donc de la réflexion que peut développer l'art sur lui-même suivant ces principes. L’œuvre
littéraire tenant la composition de sa forme par le langage, il est naturel que, lorsque ce
même langage est remis en cause et travaillé à des fins non plus seulement de transmission
d'une information, la forme de l’œuvre se voit elle-même atteinte par ces procédés. C'est
19 GALLIX François, Le Roman britannique du XXè siècle, Paris, Masson, coll. « Langue et civilisation
anglo-américaines », 1995.

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ainsi que les auteurs qui s'inscrivent au sein de l'héritage baudelairien, fortement travaillé
par l'idée de « Correspondance », de la suggestion d'un au-delà des mots qui a tant nourri
l'esprit symboliste, produisent des œuvres qui tendent à un évident dépassement d'une
simple représentation mimétique du monde. L'attribution au langage d'une dimension
réflexive leur permet, entre autre, de tendre vers un tel objectif. C'est ainsi que, comme
l'affirme Paul Gorceix :

[Contrairement à l'écriture réaliste] où chaque mot ne vaut que pour lui-


même. La création [symboliste] cesse d'être vue comme la simple
représentation mimétique, extériorisée du moi, pour être conçue dans
l'intériorité qui réverbère à la fois l'univers, l'esprit de l'homme et le langage
lui-même, compte tenu de la pluralité de ses réfractions. C'est un fait que le
mystère de la poétique symboliste se construit sur l'interaction de ces
composantes que le reflet dynamise20.

Nous aurons l'occasion de le remarquer tout le long de notre étude, la portée d'une telle
affirmation dépasse largement le cadre de l'esthétique symboliste. En effet, en tant que
mouvement, le symbolisme regroupe une pléthore d'auteurs aux singularités affirmées,
souvent rattachés à cette esthétique a posteriori par la critique. Cela implique que ces
auteurs ne se sont pas toujours eux-mêmes déclarés comme appartenant à la mouvance
symboliste. Dès lors, on peut aussi remarquer que ces auteurs que l'on estampille de
l'épithète de symboliste ont, par leurs pratiques d'écritures, par leurs recherches, participé à
la grande marche de la modernité littéraire, dont le symbolisme est une expression à part
entière. Dans ce contexte, et c'est une remarque à laquelle tout émetteur de réserve face à
l'intégration des œuvres d'Oscar Wilde ou d'Alfred Jarry à un corpus qualifié de
« moderniste » devra bien réfléchir, certains auteurs tendent déjà à préparer les grandes
recherches des avant-gardes européennes, telles qu'elles fleuriront dans l'Europe des années
1910 et au-delà. Dès lors, si l'on accepte un tel constat, il est devient évident que
l'affirmation de Gorceix s'applique à des auteurs qui ont déjà intégré les acquis des

20 GORCEIX Paul, « Le Symbolisme et l'Esthétique du reflet. De Mallarmé à Rodenbach – quelques


jalons », In : BLOCH Peter André, SCHNYDER Peter (dir.), Miroirs-Reflets, Esthétiques de la duplicité,
Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, coll. « Europes littéraires », 2003, p. 239.

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recherches symbolistes, et qui les ont dépassées, tout tournés qu'ils ont été vers le XX è
siècle. Il est donc important de garder en mémoire l'importance de cette notion de
« réfraction » mise en avant par le critique, notion qui inclut inévitablement les
phénomènes de mise en abyme, conçus comme réduplication de l’œuvre qui l'accueille ou
de l'univers qui la supporte, et, par conséquent, comme reflet des composantes qui la
mettent en œuvre.
C'est là qu'apparaît tout l'intérêt de s'attarder sur la question de la mise en abyme. En
tant que représentation de l’œuvre dans l’œuvre, elle constitue un moyen particulièrement
pertinent dans l'optique de favoriser la mise en place de stratégies d'autoréflexivité. De
même, en tant que procédé – au moins en partie – formel, sa présence, au sein d'un
ensemble romanesque amené à un point de déconstruction plus ou moins avancé selon les
œuvres, ne peut que révéler ces démarches visant la remise en question de leur structure
globale. Bien évidemment, nous ne nions pas la dimension réflexive des mises en abyme
présentes dans les romans naturalistes ou réalistes. Nous voudrions seulement porter notre
attention sur les particularités des pratiques spéculaires de ces récits qui établissent une
remise en question des fondements traditionnels de l'art romanesque, et qui tracent par là
les grands traits des esthétiques qui animeront le XXè siècle.

3) La mise en abyme possède différents modes de manifestation

Les ouvrages critiques abordant la question de la mise en abyme, et la considérant


comme objet spécifique, sont relativement peu nombreux. On peut toutefois considérer
l'ouvrage de Lucien Dällenbach, intitulée Le Récit spéculaire, comme une référence
d'importance première, dans la mesure où il a été le premier à avoir véritablement pour
visée de bâtir une théorie de la mise en abyme. De la sorte, en toute logique, nous
adopterons en guise de base le vocabulaire développé par le critique, dont il convient de
faire un bref exposé21. S'appuyant sur les acquis de la linguistique, notamment ceux dus au

21 On retrouvera la synthèse de cet exposé en Annexe 2, sous forme de tableau afin d'en offrir une
présentation plus claire.

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25
modèle forgé par Roman Jakobson, Dällenbach conçoit le problème selon un triple angle
d'attaque : celui de la réduplication simple, de la réduplication à l'infini et de la
réduplication aporistique. La réduplication simple consiste en un « fragment qui entretient
avec l’œuvre qui l'inclut un rapport de similitude »22. Elle figure le reflet de cette œuvre, et
est basée sur un principe de réflexion de l'énoncé. La réduplication à l'infini est définie
comme « un fragment qui entretient avec l’œuvre qui l'inclut un rapport de similitude et
qui enchâsse lui-même un fragment qui … et ainsi de suite »23. Elle est fondée autour d'un
principe de mimétisme, étant le reflet de la même œuvre. Sa réflexion touche à
l'énonciation. Enfin, la réduplication aporistique est un « fragment censé inclure l’œuvre
qui l'inclut »24, soit un reflet de l’œuvre elle-même, qui se base essentiellement sur une
réflexion du code.

À ces trois grands types de réflexions succèdent, à un niveau inférieur, cinq types de
mises en abyme. La mise en abyme fictionnelle fonctionne en « dédoublant le récit dans sa
dimension référentielle d'histoire racontée »25. La mise en abyme énonciative s'applique,
quant à elle, à « rendre l'invisible visible »26, et s'exprime selon trois possibilités : « 1) la
'présentification' diégétique du producteur ou récepteur du récit, 2) la mise en évidence de
la production ou de la réception comme telles, 3) la manifestation du contexte qui
conditionne (qui a conditionné) cette production-réception »27. La mise en abyme textuelle
fonctionne en « réfléchissant [le récit] sous son aspect littéral d'organisation signifiante »28,
et tend ainsi à « représenter une composition »29. La mise en abyme métatextuelle mime
quant à elle le mode de fonctionnement du récit, « sans pour autant mimer le texte qui s'y
conforme »30. Enfin, la mise en abyme transcendantale a pour particularité de « révéler ce
qui transcende […] le texte à l'intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce
qui tout à la fois l'origine, le finalise, le fonde, l'unifie et en fixe les conditions a priori de
possibilité »31.

22 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 51.


23 Ibid.
24 Ibid.
25 Ibid. p. 123.
26 Ibid. p. 100.
27 Ibid.
28 Ibid. p. 123.
29 Ibid. p. 127.
30 Ibid.
31 Ibid. p. 131.

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26
Par le foisonnement de ses catégories, cette typologie montre que le phénomène de la
mise en abyme est loin d'être un procédé univoque, mais dépend au contraire de principes
multiples qui sont le lieu d'une réelle richesse qu'il est nécessaire d'identifier en texte.

Nous ne discuterons pas cette classification, qui nous paraît pleinement pertinente et
fonctionnelle dans le traitement méthodologique des occurrences de la mise en abyme qui
nous occupent. Nos développements ultérieurs tendront à le montrer. Cependant, et nous
avons déjà effleuré le problème, les efforts de Lucien Dällenbach fournis en vue de
circonscrire au plus près le phénomène ne nous donnent pas entière satisfaction. Le
principal problème réside dans la formulation d'une définition de la mise en abyme, qui
demeure relativement étroite : « est mise en abyme tout miroir interne réfléchissant
l'ensemble du récit par réduplication simple, répétée ou spécieuse »32. Le fait que la mise
en abyme soit définie comme un « miroir interne » ne pose nul problème, c'est d'ailleurs là
que réside sa caractéristique fondamentalement spéculaire. En revanche, le fait que ce
miroir doive réfléchir « l'ensemble du récit » rétrécit le champ d'application du terme, et il
est bien étrange de ne définir comme des figures en abyme que des fragments textuels, des
représentations de textes donnés comme tels, à l'image de ceux présents dans n'importe
quel récit à tiroir. On conviendra cependant que cette définition s'applique à merveille au
corpus étudié par le critique dans son essai, qui regroupe des œuvres appartenant au
Nouveau roman, dont les écrivains ont beaucoup pratiqué la mise en abyme conçue selon
un tel modèle. Mais si nous utilisons ici abondamment le terme de « figures en abyme »,
c'est que nous avons choisi de prendre en considération d'autres dimensions du phénomène,
que l'étude de Dällenbach n'exclut d'ailleurs pas, mais dont elle ne précise pourtant pas
avec précision le statut.

La conception que nous défendons est proche de celle qu'évoque Jean Regazzi dans
son étude intitulée L'Expérience du roman, lorsqu'il avance que mise en abyme et récit
spéculaire sont « deux métaphores majeures pour désigner une infinité de cas de figure où
des éléments internes à la fiction la reflètent en tant que telle, renvoient à ses conditions
d'élaboration et de réception, à son auteur comme à ses lecteurs, représentés à des degrés
divers par les personnages, l'action, le sujet ... »33. On le voit bien, le sens insufflé au
concept de mise en abyme se rapproche beaucoup plus de l'usage que l'on en fait
communément, sans pour autant vulgariser à outrance et perdre de vue ce qui le fonde. On

32 Ibid. p. 52.
33 REGAZZI Jean, L'Expérience du roman, Paris, L'Harmattan, 2011, p. 9.

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27
considérera donc comme des mises en abyme toutes les figures construites par le texte, et
entretenant avec lui ou les conditions qui le déterminent, tels que le sont l'auteur et le
lecteur, un rapport d'analogie qui est celui de la spécularité. Une telle conception nous
permet dès lors de rester en accord avec l'une des grandes conditions mises en avant par
Dällenbach, en d'autres termes celle de la narrativisation de l'élément réflexif. Ainsi,
d'après le critique « cette manière de pratiquer l'auto-référence ne caractérise que certains
textes : ceux qui, conscients de leur littérarité, la narrativisent et s'astreignent, par retour
permanent ou occasionnel sur eux-mêmes, à exhiber la loi sous-jacente à toute œuvre de
langage »34. À partir de là, on peut être en mesure d'ouvrir cette notion de narrativisation de
la littérarité au phénomène de représentation des figures liées à l'écriture, qui sont intégrées
au récit et en deviennent ainsi des conditions, ou du moins des clés de lecture éclairant à
différents degrés son sens.

Une notion utile pour cerner de telles manifestations reste celle d'iconicité, telle que l'a
développée Mieke Bal dans son célèbre article « Mise en abyme et iconicité », donnant lui-
même une lecture critique de l'ouvrage de Dällenbach. Empruntant la notion à Pierce, il en
est donné la définition suivante : « l'icône est un signe qui dénote son réfèrent par
ressemblance »35. Plus loin, le critique établit le constat que la mise en abyme fonctionne
sur des bases analogues, celles de la ressemblance avec l'élément en abyme. Dès lors, il est
évident que c'est ce rapport de ressemblance, emprunté à la notion d'icône, et dont on sent
tout l'aspect modulaire, tous les degrés divers qu'il peut recouvrir, qui va déterminer
l'aspect spéculaire de la mise en abyme. C'est ce rapport de proximité de la représentation
produite par le texte avec un référent, identifiable à une figure elle-même rattachable, à des
degrés divers, à l'univers de l’œuvre et de sa création, qui va déterminer la présence d'une
mise en abyme. On s'accordera donc avec Jean Ricardou pour affirmer, aussi, que « tout ce
qui se plaît, dans le texte, à établir avec quelque insistance une relation de similitude a-t-il
tendance à jouer, fût-il partiel, fût-il fugace, un rôle de mise en abyme »36.

Seulement, cette insistante relation de similitude dont il est ici question ne naît pas
d'un hasard de la lecture. Si l'on peut en dégager l'existence au travers de ce phénomène
d'actualisation du texte et de son sens qu'est la lecture, c'est que l'élément en question se
trouve doté d'une surcharge sémantique qui nous permet d'identifier son caractère

34 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 67.


35 BAL Mieke, « Mise en abyme et iconicité », In : Littérature, 1978, N°29, p. 124.
36 RICARDOU Jean, Le Nouveau Roman, Paris, Seuil, coll. « Écrivains de toujours », 1978, p. 69.

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spéculaire. Cette surcharge redouble donc l'élément purement textuel, au sens où toute
figure en abyme joue un rôle précis à la surface du texte, qu'elle en est une partie
indéniable sans laquelle le récit ne serait pas le même, une sorte de relief sémantique le
dotant d'une portée supérieure à sa simple intégration. Cette portée, il s'agit de celle de la
réflexivité, de la ressemblance comme symbole. En d'autres termes, plus en accord peut-
être avec ceux de Dällenbach, tout élément d'un texte occupe une place précise de son
déroulement linéaire, de son déroulement sur l'axe syntagmatique. Or, la surcharge
sémantique à l'origine de toute mise en abyme, qui est celle causée par le reflet, s'exprime
en relation à un objet extérieur au texte, avec lequel elle ne peut qu'entretenir un rapport de
ressemblance, dans la mesure où le texte ne sera jamais que représentation. Cette
ressemblance devient alors un objet saillant du texte, qui le désenclave et le projette sur
l'axe paradigmatique37 des variations de l'objet de langage en rapport à son objet, à la
mimésis. La mise en abyme vaut donc pour sa valeur au sein du texte, sa fonction intégrée
dans le sens du déroulement des événements du récit, de l'intrigue formulée au sein du
cadre diégétique. Mais elle vaut aussi et d'une certaine manière hors du texte, dans l'espace
statique d'un sens insufflé, par la correspondance de l'élément discursif, d'une
ressemblance, d'une réduplication, d'une figure identifiable à une instance reliée à la
production ou à l'image du texte.

Ces prolégomènes, bien que théoriques, nous en conviendrons, ne peuvent prendre


sens qu'en texte. Il était pourtant nécessaire d'éclairer les principes qui sous-tendent notre
argumentation, ne serait-ce que pour avoir le plaisir de les développer plus encore au
contact du texte, et d'en révéler tout l'intérêt au sein de l'entreprise qui est la nôtre. Nous
nous appliquerons désormais à comprendre les enjeux de leur intégration par l'esthétique
propre au roman moderniste.

37 On comprendra ici que le changement de paradigme que nous désignons est celui qui induit le passage de
la fiction à la réalité dont elle s'applique à donner une représentation.

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29
Partie 1 : L'expression moderniste du genre romanesque prend place au
sein d'un contexte complexe

1.1 La contextualisation historique des œuvres permet d'en cerner les esthétiques

Avant de nous plonger complètement dans l'étude des œuvres de notre corpus, il
convient en premier lieu d'aborder le contexte esthétique dans lequel elles ont été
produites. Il n'y a que de cette manière que l'on pourra véritablement saisir leur profonde
originalité, mais aussi le rôle que chacune a pu jouer dans son environnement particulier.

1.1.1 Le contexte britannique s'organise en réaction contre le réalisme victorien

Étant la plus ancienne des œuvres de notre corpus, Le Portrait de Dorian Gray naît au
sein d'un contexte de rupture. C'est ce que nous allons chercher à montrer ici. En effet, il
peut paraître au premier abord bien hardi, ou peut-être bien inconséquent, d'intégrer un tel
roman à un groupement de textes que l'on désignera sous le nom de « moderniste ». Il
aurait été bien plus commode, dira-t-on, de prendre des précautions en choisissant, comme
la tradition critique semble avoir l'habitude, d'en faire un roman symboliste. Il s'agit d'un
choix que l'on pourrait difficilement contester, et d'ailleurs, Oscar Wilde (1854 - 1900) fut
lui-même l'ami des symbolistes, dont les problématiques se rapprochaient des siennes.
Nous ne chercherons pas à discuter ce point.
Au contraire, ce qui nous parait pertinent d'affirmer et de mettre en valeur, c'est la
manière selon laquelle ces œuvres se sont trouvées saisies dans l'émergence des
modernismes européens, dont elles participent indéniablement. Si l'on s'attarde alors à la
question des modernismes anglo-saxons, on remarque qu'ils s'organisent autour de

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quelques figures phares, qui sont pourtant déjà tardives. On peut par exemple citer des
noms tels que ceux de James Joyce, Virginia Woolf, ou E.M. Forster pour le roman, et T.S.
Eliot ou Ezra Pound pour la poésie. Or, il est indéniable qu'un nombre important d'auteurs,
souvent majeurs, échappent à ce type d'effort typologique. On remarquera alors que cette
conception s'organise autour de la notion de canon38, qui détient un intérêt méthodologique
certain, mais qui possède aussi pour conséquence de réduire considérablement le champ de
la perception que l'on peut avoir du modernism.
Il apparaît dès lors nécessaire de changer de perspectives, si l'on veut réellement saisir
l'essence du modernisme et des dynamiques qui l'animent. Pour ce faire, il convient
d'aborder l'environnement duquel il émerge.

Si, comme l'affirme George Steiner, « Wilde est l'une des vraies sources du ton
moderne »39, c'est aussi parce que son œuvre s'inscrit au sein d'une époque dont la
complexité demeure parfois difficile à démêler, et qu'elle s'y exprime de manière
singulière. En effet, la plus grande partie du XIX è siècle, dans la littérature britannique, est
dominée par le roman de mœurs ou le roman social, suivant le modèle devenu canonique
de Charles Dickens. Fortement inspiré des pratiques du roman historique de Walter Scott,
mais débarrassé des effusions romantiques qu'il pouvait suggérer, le roman social intègre à
la matière romanesque tout un contexte politique, social et moral, caractéristique de l'ère
victorienne. Dès lors, on aura affaire à un genre fortement travaillé par les diverses
techniques propres au réalisme, notamment en matière de description d'un contexte social,
mais aussi de l'élaboration de dimensions psychologiques très élaborées, telles que peuvent
les représenter les romans de Jane Austen. Dans ces conditions, le roman est avant tout
conçu comme un milieu dialogique permettant la retranscription de contextes sociaux
spécifiques, engendrant une réelle réflexion sociale. Ce sont bien les conditions des
individus au sein de la société victorienne qui sont interrogées par ce genre de romans.
Le roman de l'ère victorienne a pesé de tout son poids sur le développement de la
littérature britannique du XIXè siècle. Il est toutefois utile de remarquer que, au delà d'un

38 On remarque en effet que les critiques s'intéressant au modernisme britannique travaillent à partir d'un
corpus relativement défini d'auteurs, dont la réunion tend au cloisonnement de la notion autour de
quelques figures clés. Les quelques noms que nous citons en constituent d'ailleurs un échantillon assez
bien représentatif. Malheureusement, cette manière de procéder exclue bien souvent le recours à un angle
comparatiste abordant la question sous une dimension européenne, ou mondiale.
39 STEINER George, Extraterritorialité, Paris, Calmann-Lévy, coll. « Petite bibliothèque des idées », 2002,
p. 22.

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romantisme ayant tendance à refaire surface à quelques occasions, certaines impulsions
sont venues, au fil du temps, ébranler l'hégémonie des esthétiques réalistes.
Outre l'émergence de procédés de plus en plus complexes pour aborder la psychologie
des personnages, et qui mèneront plus tard à l'élaboration de pratiques proches du stream
of counsciousness40, la part la plus importante de contestation est observable autour de
l'aestheticism, que l'on peut rapprocher du décadentisme et de l'esprit fin-de-siècle tel qu'ils
se sont développés en France. C'est autour de l’œuvre de Walter Pater, influent professeur à
Oxford, de ses essais et surtout de son ouvrage intitulé Studies in the History of the
Renaissance41 (1873), que se formeront les jeunes écrivains rattachés à ce mouvement.
Comme le remarque Jean Gattégno (dans sa « Notice » du Portrait de Dorian Gray de
l'édition « Bibliothèque de la Pléiade » des œuvres d'Oscar Wilde) « Pater avait, dès 1873,
ouvert de nouvelle pistes pour des esprits qui souffraient du moralisme étriqué de l'Église
et de la société victoriennes »42. On le voit, la chape de plomb que la morale victorienne
faisait peser sur les consciences a incité, en réaction, les jeunes esprits de la génération à
laquelle appartenait Oscar Wilde à développer diverses stratégies pour conquérir les
libertés dont ils ont senti la nécessité. En littérature, on retrouve cela autour d'une vive
réaction formulée à l'encontre des représentants d'un art « officiel », ou du moins en
conformité avec le modèle moral et politique instauré, en d'autres termes le roman
victorien tel qu'il s'est exprimé au travers du roman social ou psychologique.
De la sorte, l'idéal, tel qu'il est énoncé dans la philosophie diffusée par Pater, devient
celui d'un retour aux valeurs du paganisme grec, sorte d'image d'un culte de la beauté
idéale. Il s'agit donc d'une forme de quête d'une unité entre les instances de l'esprit et du
corps, devenues duelles sous l'influence de la morale chrétienne, ce qui mènera à des
recherches en relation avec un culte nouveau du Beau. On observe alors, au travers de
l'aestheticism, l'émergence d'une culture de l'autonomisation de l'art et de ses moyens,
notamment par le biais des doctrines de « l'Art pour l'Art » inspirées de Théophile Gautier43

40 Le « courant de conscience », cette technique bien connue aujourd'hui grâce à l'usage qu'en ont fait
Virginia Woolf ou James Joyce, consiste en la retranscription, en focalisation interne, du monologue
intérieur du personnage, placé au centre de la fiction. Outre sa première véritable application par le
français Édouard Dujardin (Les Lauriers sont coupés, 1887), on en observe d'intéressantes prémisses
chez Henry James.
41 On trouve, en français, l'ouvrage traduit simplement sous le titre La Renaissance, choix issu de la
première traduction française due à F. Roger-Cornaz :
PATER Walter, La Renaissance, Paris, Payot, 1917.
42 WILDE Oscar, Œuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, p. 1652-1653.
43 On se souviendra que sa très célèbre préface à Mademoiselle de Maupin (1835) clame, entre autre et
d'une manière aussi astucieuse qu'exemplaire, l'autonomie de l'art en rapport à la morale.

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pour ce qui est de la littérature. Les auteurs de ce courant, auquel Oscar Wilde, tout comme
Swinburne, est aisément rattachable, s'inspirent avant tout de la dimension éminemment
sensuelle du plaisir esthétique. Ils défendent aussi une nette séparation entre l'art et la
morale, contrairement au modèle victorien auquel ils s'opposent, qui, lui, appelle à la
réunion intrinsèque des deux.
Comme le remarque François Gallix à propos de la littérature fin-de-siècle de Grande-
Bretagne, « il s'agissait bien de créer un art nouveau qui puisse refléter un monde différent
et de plus en plus complexe et incertain, un moment où la science devenait plus difficile à
comprendre pour le profane et où les traces de l'écriture du passé ne pouvaient pas être
ignorées »44. Ainsi, la démarche de ces auteurs était bien de chercher à retrouver les
principes primordiaux menant à l'essence du Beau, en réaction à une autorité et au contexte
qui l'accompagnait, alors définis comme sclérosés, et ressentis comme des freins au plein
développement individuel de l'artiste.
Si Oscar Wilde a été aussi influencé par Pater, et si une partie au moins de son œuvre
peut être légitimement rattachée aux tendances fondant l'aestheticism, il apparaît
néanmoins qu'elle dépasse largement les conditions premières de son engendrement, et se
projette vers le développement d'une originalité telle, qu'elle demeure relativement
inclassable. C'est sur cette singularité extrêmement affirmée que repose le point de fuite
nous permettant d'inclure Le Portrait de Dorian Gray au nombre des romans de notre
corpus. C'est aussi cette richesse que véhicule l’œuvre d'Oscar Wilde qui va nous permettre
d'aborder, à l'échelle européenne, la question de la naissance et du développement des
logiques qui fondent l'esthétique moderniste.

1.1.2 Le contexte français s'appuie sur les acquis du symbolisme

En ce qui concerne l’œuvre d'Alfred Jarry (1873 - 1907), publiée de façon posthume
en 1911 mais écrite entre 1897 et 1898, on peut remarquer qu'elle s'insère dans le contexte

44 GALLIX François, Le Roman britannique du XXè siècle, Paris, Masson, coll. « Langue et civilisation
anglo-américaines », 1995, p. 13.

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de l'apparition et du développement du symbolisme et du décadentisme, qui demeurent des
mouvements perméables et difficilement séparables. Afin d'englober l'ensemble de la
création de la période dont nous visons ici une plus claire compréhension, nous choisirons
plutôt de parler ici de littérature, ou d'art « fin-de-siècle ». Comme le remarque Gérard
Peylet, « il s'agit d'un ensemble vaste et un peu disparate »45. Il est donc aisé de
comprendre toute la nécessité qu'il y a à tenter de dépasser les limites d'une certaine
conception académique du symbolisme, ainsi que des différentes mouvances représentées
en cette fin de XIXè siècle. L'intelligibilité réelle que l'on pourra en développer ne pourra
que passer par une certaine forme d'abstraction des opinions déclarées par les artistes. Nous
n'oublierons donc pas que l'épithète « symboliste » est souvent attachée a posteriori aux
noms des écrivains. Nous ne nous limiterons donc pas au cercle ayant entouré Jean
Moréas, auteur du principal manifeste symboliste. La compréhension que l'on pourra
réellement en posséder ne s'exprimera donc de façon pertinente que par le biais d'une étude
plus centrée sur les cas individuels, ou au contraire sur les tendances majeures, cherchées
en texte, des œuvres de l'époque.
Alfred Jarry est un bon exemple de cela. En effet, si l'auteur ne s'est jamais réellement
déclaré comme appartenant à une école, il est pourtant coutumier de le retrouver classé au
sein de la mouvance symboliste. Sa participation à cette sorte de bouillon de culture
artistique que fut la fin du XIXè siècle s'exprime donc par d'autres biais que la déclaration
d'une allégeance à un quelconque parti pris esthétique. En effet, si l'on possède aujourd'hui
l'image d'un Alfred Jarry perturbateur, provocateur et ennemi de la bonne conscience
bourgeoise au travers de ses frasques, tant littéraires 46 que mondaines47, c'est avant tout en
vertu des logiques de socialisations bien particulières des artistes de cette époque.
On remarquera dès lors que l'esprit fin-de-siècle naît de la coexistence de différents
réseaux, plus que d'une idéologie officielle et proclamée48. Ces réseaux, ce sont ceux qui,
formés par des amitiés nées du constat d'une proximité artistique, s'expriment par le biais
de l'abondance des revues littéraires de l'époque. Comme le remarque Julien Schuh, dans

45 PEYLET Gérard, La Littérature fin de siècle, Paris, Vuibert, coll. « Thémathèque », 1994, p. 11.
46 Outre le Faustroll, qui en donne d'excellents exemples, on notera l'incroyable « Passion considérée
comme course de côte », qui fait de la figure christique un … cycliste, dont la Passion est retranscrite sur
le mode du commentaire sportif.
47 On mentionnera l'anecdote que Gide reprend dans ses Faux-Monnayeurs, lors du « Banquet des
Argonautes », épisode qui naît du passage à tabac, et d'un simulacre d'assassinat (le revolver était chargé
à blanc...) de Christian Beck par Jarry, au sortir d'une séance d'un des mardis de Rachilde.
48 À ce titre, le manifeste du symbolisme de Jean Moréas (1886) sert plus de jalon historique que de réel
témoignage d'un regroupement unanime des esprits symbolistes, terme, et on ne le rappellera jamais
assez, dont l'application est plus souvent due à la critique, qui en adopte une conception assez large.

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sa thèse sur Alfred Jarry, dont les premiers chapitres donnent une analyse extrêmement
pertinente des logiques d'affirmation de l'artiste fin-de-siècle, « les membres du courant
symboliste, s’ils ne forment pas une école, écrivent les uns pour les autres, dans une
communauté interprétative délimitée par les abonnés des revues, les amitiés, et contre
d’autres cercles sociaux ; leurs livres sont publiés à très peu d’exemplaires (très souvent à
frais d’auteur et à moins de 500 exemplaires) »49. C'est donc à une communauté d'élection
que l'écrivain symboliste doit la reconnaissance de son art, ce en vertu d'un modèle bien
précis, affirmé parfois jusque dans les recoins les plus profonds de l'intimité, et hérité des
pères du symbolisme : celui du poète maudit, de l'artiste évoluant dans sa tour d'ivoire.

Au niveau de la création, cet héritage semble s'exprimer en premier lieu par la


présence d'un certain réservoir de mythes, qui structurent l'imaginaire fin-de-siècle et
confèrent à l'art qui en découle sa tonalité particulière. Outre celui du poète maudit, on peut
citer les très nombreuses réutilisations du mythe biblique de Salomé, du double, de
l'androgyne, ou encore celui de la prostituée qui, de Thomas de Quincey en passant par
Charles Baudelaire et jusqu'à Marcel Schwob est une figure angélique, condamnée par la
fange de son milieu et rongée par la maladie.
De même, les écrivains de la décadence se définissent comme les dépositaires d'un
certain scepticisme face à l'ampleur grandissante, et la prévalence toujours plus affirmée du
positivisme dans toutes ses manifestations. On comprendra alors leur aversion nourrie à
l'égard des méthodes expérimentales qui fondent le roman naturaliste. C'est donc en
opposition à un monde envisagé comme entièrement assimilable et domesticable par la
science, que les symbolistes opposeront l'onirisme, l'inconscient, la pulsion, la marginalité,
comme autant de phénomènes qui échappent fondamentalement à la coupe de la raison
positive. C'est dans cette optique que Gérard Peylet affirme que « la littérature fin-de-siècle
tourne le dos à la réalité positive et en principe à la norme sociale, morale et naturelle. Elle
emprunte les routes byzantines et artificielles de l'imaginaire, du passé recréé par l'âme fin-
de-siècle, de l'insolite, de l'esthétisme, mais également de la névrose et de l'inconscient »50.
À un niveau paradigmatique et comme héritée des recherches baudelairiennes,
s'exprime la compréhension du langage comme la possibilité de tendre en direction d'un

49 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens,
[En ligne], 2008, disponible sur https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00983792, mis en ligne le 25 avril
2014, consulté le 29 août 2015, p. 71.
50 PEYLET Gérard, La Littérature fin de siècle, op. cit., p. 12.

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au-delà de la littéralité des énoncés. De là naît la démarche de produire, par l'association,
par la juxtaposition d'éléments en apparence hétérogènes, un sens qui était à l'origine
dissimulé à l'entendement. Dès lors, comme le remarque Octavio Paz dans son essai Point
de convergence :

Dans leur contestation du rationalisme moderne, les poètes redécouvrent


une tradition aussi ancienne que l'homme lui-même et qui, transmise par le
néo-platonisme de la Renaissance et les sectes et courants hermétiques ou
occultes des XVIè et XVIIè siècles, traverse le XVIIIè, pénètre dans le XIXè
pour arriver jusqu'à nous. Je veux parler de l'analogie, de la vision de l'univers
comme système de correspondances et de celle du langage comme double de
l'univers51.

Cet élément paradigmatique de la littérature fin-de-siècle, c'est bien entendu celui de la


« Correspondance », de ce système tendu vers la recherche d'un langage de la suggestion et
d'une esthétique de la révélation par le mot poétique d'un contenu dissimulé, qui n'est que
pure potentialité, et qu'il convient de mettre au jour par la pratique artistique.
L'influence d'une telle conception fut décisive au regard des dynamiques de la
modernité, au sein desquelles la littérature fin-de-siècle s'est trouvée saisie. Ce n'est donc
pas pour rien que la notion de « révolution baudelairienne » est généralement utilisée pour
décrire la rupture à l'origine de la seconde modernité, de même que les démarches qui en
fondent l'héritage. Un tel phénomène implique par conséquent une redéfinition de la
position des différents pôles qui déterminent l'émergence du littéraire et la réception de sa
matière. C'est bien là une nouvelle attitude à l'égard des lettres qui se définit peu à peu, non
seulement avec Charles Baudelaire, mais aussi avec ses grands continuateurs que furent
Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, Stéphane Mallarmé52, et aussi Alfred Jarry, pour ne citer
que les plus influents. L'isolement de la sphère littéraire par rapport à la sphère sociale dans

51 PAZ Octavio, Point de convergence. Du romantisme à l'avant-garde, In : Œuvres, Paris, Gallimard, coll.
« Bibliothèque de la Pléiade », 2008, p. 922.
52 C'est d'ailleurs au travers de ces trois grandes figures que sont Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé que le
romaniste allemand Hugo Friedrich fonde son argumentation dans son essai, déjà cité, Structure de la
poésie moderne. Près de soixante années après sa publication, cette étude fondatrice garde une efficacité
qu'il demeure difficile de remettre en question.

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le contexte symboliste correspond donc à une nécessité engendrée par le mode même de
production de la matière textuelle. Puisque le mot est à présent révélation, seuls de rares
prophètes du Verbe sont capables d'en être les herméneutes, d'où la présence de ces
communautés d'élection si particulières. En somme, comme le remarque Julien Schuh, « le
système littéraire du symbolisme peut être analysé comme une redéfinition des fonctions
de l’auteur, du texte et du lecteur dans cet espace littéraire, redéfinition qui découle d’un
nouveau rapport au sens, considéré non plus comme un objet stable à décoder dans le texte,
mais comme une possibilité, suggérée par le texte mais que le lecteur doit produire par des
procédés de lecture plus complexes et plus divers qu’auparavant »53. C'est par conséquent
de ce rapport au sens spécifique que découle la révolution baudelairienne, dont on connaît
toute l'influence déterminante qu'elle a pu avoir sur la modernité littéraire, dans la direction
toujours plus poussée de la recherche de l'abstraction par le dépassement de la forme. C'est
donc par un travail de la structure que la poésie de la modernité, poésie entendue dans son
sens premier de création, que les auteurs vont procéder à la dissolution progressive des
instances traditionnelles du texte – en premier lieu desquels le « Je » lyrique – pour
atteindre à l'intelligibilité d'un contenu allant du métaphysique à l'abstrait naissant.

1.1.3 Le contexte portugais se développe autour de la revue Orpheu

Appartenant à la génération suivante, puisque né en 1890, Mário de Sá-Carneiro (1890


- 1916) est lié à une communauté d'artistes qui allaient révolutionner l'ensemble de la
création esthétique de leur temps. Comme le remarque Fernando Cabral Martins, l'un des
grands spécialistes de notre auteur, « le parcours de Sá-Carneiro est exemplaire. Sa période
de plus grande productivité, de 1912 à 1916, coïncide avec l'explosion portugaise d'une
'Doença-de-Novo'54 qui ne se limite pas encore à un futurisme de circulation
internationale »55. Comprendre l'arrière-plan esthétique de son œuvre aidera par conséquent
à en éclairer les richesses. De même, les structures mises en place par l'auteur apparaîtront

53 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 72.

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sous un angle nouveau, dans la mesure où certains procédés ainsi que certaines tendances
propres aux avant-gardes modernistes se trouvent mobilisés dans l'ensemble de son œuvre.
Cette génération, au sein de laquelle Mário de Sá-Carneiro s'est affirmé, possède pour
particularité d'être fortement influencée par le cosmopolitisme qui a déjà été celui de ses
aînés symbolistes, à l'image du poète António Nobre, auteur de Só (1892), l'un des recueils
poétiques les plus importants de la littérature fin-de-siècle portugaise. On peut donc
affirmer, malgré le raccourci emprunté, que « l'art de Sá-Carneiro part du symbolisme,
comme le modernisme et l'avant-garde en partent »56. Les modernistes vont par conséquent
se caractériser par la récupération qu'ils vont faire des acquis du symbolisme, des figures
qui le fondent et des avatars qui ont déterminé son évolution. C'est donc en accord avec
l'une d'entre elles, celle de l'image du poète maudit qui va errer parmi les rues d'une
capitale étrangère, comme Nobre a pu le faire avec Paris, que les modernistes vont se
caractériser par une ouverture systématique vers l'ailleurs. L'exil a constitué, pour
beaucoup, la source des dynamiques de création à l’œuvre dans l'acte artistique. Ce
phénomène, particulièrement récurrent, s'exprime dans de nombreuses biographies d'artiste
de cette période, dont la figure tutélaire, Fernando Pessoa, est peut-être l'exemple le plus
saisissant : élevé en Afrique du Sud, il a écrit une partie de son œuvre en anglais, et est le
premier traducteur de Walt Whitman vers le portugais, il écrira aussi pour le Mercure, en
français cette fois. De même, Mário de Sá-Carneiro, entouré d'une véritable diaspora
d'artistes, résida à Paris, où il se suicida.

Ce qui réunit les membres de cette génération, outre son indéniable ouverture à
l'interculturalité, c'est avant tout une irrépressible inclination nourrie envers le nouveau,
l'expérimentation pure. Aux grandes figures tutélaires de la littérature, telles que le sont

54 Nous avons choisi de ne pas traduire l'expression, dans la mesure où elle apparaît comme caractéristique
d'un phénomène donné, ce dont témoignent les tirets qui en lient les différents composants. De plus, il
s'agit d'un terme forgé par le critique afin de décrire un phénomène bien spécifique au champ dont il est
le spécialiste. Il paraît donc légitime de le laisser comme tel. Enfin, pour des soucis de compréhension,
maintenant que nous avons pris toutes les précautions nécessaires pour défendre cette expression, nous
indiquerons tout de même que l'on pourrait la traduire par « maladie de nouveau », ou de « douleur de
neuf » (ce qui demeure fort inélégant sous la plume d'un traducteur).
55 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, Lisbonne, Editorial
Estampa, coll. « Leituras », 1997, p. 13.
Nous traduisons du portugais :
« O percurso de Sá-Carneiro é exemplar. O seu período de maior produtividade, de 1912 a 1916,
coincide com a explosão portuguesa de uma 'doença-de-Novo' ainda ñao limitada a um Futurismo de
circulação internacional ».
56 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 167.
Nous traduisons du portugais :
« A arte de Sá-Carneiro parte do Simbolismo, como o Modernismo e a Vangarda partem ».

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Luís de Camões, l'auteur de la grande épopée nationale portugaise, Os Lusiadas, ou le
romantique Almeida Garrett, pour l'art poétique, ou les grands réalistes, inspirés de Balzac,
tels qu'ont pu l'être José Maria de Eça de Queirós ou le néo-romantique Camilo Castelo
Branco, les modernistes vont opposer le destin individuel de l'artiste maudit, et la pratique
élective d'un art de l'audace et de l'expérimentation.

En littérature, cette démarche s'inscrit au travers de la création de la revue, aussi


éphémère que révolutionnaire, intitulée Orpheu – Revista Trimestrial de Literatura57, en
1915, et dirigée par Luís de Montalvôr pour le Portugal, et Ronald de Carvalho pour le
Brésil. Il n'en a été publié que deux numéros, pour des raisons financières (le troisième
numéro s'est trouvé annulé pour manque de financement), mais aussi à cause de la mort et
de l'exil de quelques uns de ses contributeurs les plus actifs (au nombre desquels on
compte Mário de Sá-Carneiro, qui se suicide en 1916, ou encore les peintres Santa-Rita
Pintor et Amadeo de Souza Cardoso, morts de maladie). De même, la brièveté du destin de
la revue peut être interprétée comme répondant à la logique de toute avant-garde : la
fulgurance de son apparition et la vivacité de son énergie subversive n'ont eu d'égal que la
rapidité à laquelle elle s'est consumée. C'est là peut-être l'essence, pour parler avec Eugenio
D'Ors58, de toute perturbation dionysiaque de ce genre dans le contexte des arts. On
comprendra dès lors aisément le choix du nom de la revue, en référence à la figure
mythologique d'Orphée, qui exprime avant tout la nécessité de ne pas regarder derrière soi,
d'avancer dans l'exploration de nouvelles voies esthétiques au prix desquelles seront
sacrifiées les figures tutélaires de l'art canonique.

Quoi qu'il en soit, cette brièveté n'a pas empêché les auteurs de la dite « Geração
d'Orpheu »59 de marquer d'une empreinte durable le paysage littéraire lusophone. Comme
le remarque Ellen W. Sapega dans son essai Ficções modernistas, « bien que le chemin

57 La première traduction française complète des numéros de la revue, incluant le troisième qui n'a pourtant
jamais été qu'en préparation, est parue récemment, à l'occasion de son centenaire, aux éditions Ypsilon.
On ne soulignera jamais assez le courage éditorial d'une telle entreprise, ni l'acte fondamental qu'elle
représente pour les études lusophones.
PESSOA Fernando, SÁ-CARNEIRO Mário (dir.), Orpheu – Revue Trimestrielle de Littérature, Paris,
Ypsilon Éditeur, 2015.
58 On retiendra du critique espagnol l'intéressante, et toujours influente, conception des dynamiques de
création artistiques, qui, reprenant le vocabulaire nietzschéen, alterneraient entre des phases dionysiaques
d'explosions désordonnées mais révolutionnaires, et des pratiques apolliniennes, qui se caractérisent par
le désir d'imposer des normes et d'asseoir une autorité. Cette conception se trouve développée dans :
D'ORS Eugénio, Du Baroque, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000.
59 Littéralement, la « Génération d'Orphée ».

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vers la modernité se soit révélé dans Orpheu 1 de manière un peu contradictoire, il n'y a
pas de doute quant à l'importance de cette revue considérée comme une pierre de touche
dans la rupture linguistique, thématique et, surtout, épistémologique que fut le modernisme
portugais »60. On le voit ici, Orpheu peut être considérée comme le témoignage d'un
véritable changement de paradigme littéraire et artistique au Portugal. De même, la revue
fut aussi le moyen, pour les hommes qui l'ont animée, de posséder une prise sur le monde
des arts et d'affirmer leurs propres conceptions de la Beauté. De fait, nombre de ses
contributeurs figurent aujourd'hui parmi les grands noms de la littérature portugaise, et ont
acquis une influence internationale. On peut à ce titre penser notamment à Fernando
Pessoa et ses hétéronymes, dans une moindre mesure à Mário de Sá-Carneiro, ou encore,
mais dans des disciplines plus variées61, à José de Almada Negreiros. C'est d'ailleurs pour
cela que l'on peut affirmer, avec Fernando Guimarães, que l'un des aspects les plus
importants du projet moderniste consiste « dans l'intention manifestée par la génération
moderniste d'une diversification des options littéraires qui constituent de véritables
embryons de courants littéraires, tous divisés entre un fond commun symboliste et
l'influence plus récente du futurisme »62.
On le voit, le modernisme portugais s'organise bien plus qu'autour de simples
pratiques stylistiques. En réalité, c'est plutôt en rapport à un semblable élan de synthèse des
acquis des esthétiques qui lui ont été contemporaines et antérieures qui va guider son
effort. Celles-ci se trouvent cependant toujours réunies autour d'un principe primordial,
celui du choix d'un public d'élection, ainsi que de la quête expérimentale de l'innovation et
de la recherche d'esthétiques nouvelles. De là naît cette impression, mise en avant par le
critique, d'avoir affaire à ces « embryons » de courants littéraires nouveaux, qui
n'aboutissent souvent jamais. Ils semblent souvent demeurer à l'état de projet au sein d'un

60 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, Lisbonne, Ministério da Educação, Instituto de Cultura e Língua Portuguesa, coll.
« Identidade : cultura portuguesa », 1992, p. 19.
Nous traduisons du portugais :
« Embora o caminho para a modernidade se revelasse em Orpheu 1 de maneira um pouco contraditória,
não há dúvidas quanto à importância desta revista como uma pedra de toque na ruptura linguística,
temática e, sobretudo, epistemológica que foi o modernismo português ».
61 Il fut, en plus d'un écrivain et romancier d'avant-garde, peintre ainsi que dramaturge.
62 GUIMARÃES Fernando, Simbolismo, Modernismo e Vanguardas, Lisbonne, Casa de Moeda, 1982, p.
21.
Nous traduisons du portugais :
[Um dos mais importantes aspecto do projecto modernista consiste] « na intenção manifestada pela
geração modernista duma diversificação de opções literárias que constituem verdadeiros embriões de
correntes literárias, todas elas divididas entre um fundo comum simbolista e a influêcia mais recente do
Futurismo ».

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manifeste ou d'une correspondance, ou encore ne s'expriment qu'au travers d'une seule
œuvre, ou bien du travail d'un auteur unique.

Si, comme s'en satisfaisait Fernando Pessoa lors de la publication du premier numéro,
l'entreprise « fut un triomphe absolu »63, c'est avant tout parce que la matière littéraire
présentée au public a atteint son principal objectif : défier les convention de création
instituées, et briser les codes académiques64. De la sorte, s'est amorcée une phase
d'affirmation de la jeune génération et de l'avant-garde qu'elle a pu représenter à l'époque.
Orpheu marque donc la naissance officielle d'une révolution esthétique, qui était déjà en
marche mais nécessitait encore de s'affirmer dans toute sa dimension polémique. Dès lors,
les modernistes portugais ont fait le choix d'emprunter la voie du scandale publique, qui a
valu la célébrité à leurs figures les plus saillantes.
Cette révolution esthétique, qui n'est bien sûr pas la seule à émerger en Europe à cette
période précise65, possède la particularité de s'exprimer au travers d'un certain nombre de
recherches qui ont véritablement fondé des traits stylistiques, extrêmement
caractéristiques, du modernisme portugais. Parmi eux, la critique a retenu ceux que l'on
qualifie affectivement des « trois -ismos », soit le paúlismo, l'interseccionismo, et le
sensacionismo.

Le premier à apparaître, le paúlismo, naît à l'initiative de Fernando Pessoa, qui en tire


le nom de son poème intitulé « Pauis »66, écrit en 1913. Il se caractérise par des procédés
clairement identifiables, que nous dégagerons avec l'appui de la description qu'en fait
Jacinto do Prado Coelho dans l'article « Modernismo » de son Dicionário de literatura :

Le style paúlico se définit par la volontaire confusion de subjectif et de


l'objectif, par l''association d'idées indépendantes', par les phrases nominales,
exclamatives, par les aberrations de syntaxe ('transparent de Fus, creux de

63 PESSOA Fernando, Correspondência 1905-1922, Lisbonne, Assírio & Alvim, 1999, p. 161.
Nous traduisons du portugais :
« Foi um triunfo absoluto »
64 L'objectif s'inscrivait clairement dans la lignée, parfaitement assumée, des modernismes européens se
réclamant du manifeste signé par les futuristes russes, génialement intitulé « Une gifle au goût du
public » (1912).
65 Au manifeste russe précédemment cité, nous pourrions ajouter le Manifeste du futurisme (1909) en Italie,
ou le Manifeste littéraire (1915) ayant donné naissance au dadaïsme.
66 On trouvera la reproduction de ce texte en Annexe 3.

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s'avoir'), par le vocabulaire expressif de l'ennui, du vide de l'âme, du désir d'
'autre chose', d'un vague 'au-delà' ('or', 'bleu', 'Mystère'), par l'utilisation de
majuscules qui traduisent la profondeur spirituelle de certains mots ('Autres
Cloches', 'Heure')67.

On le voit, le paúlismo est forgé autour de divers procédés visant à doter le langage
d'un degré d'expressivité qui ne peut être atteint que dans la suggestion d'un au-delà des
mots, naissant de leur association singulière et ambigüe. Ce phénomène met aussi en avant,
en guise de corollaire, une opacité de la langue qui cherche des points de fuite au travers de
procédés de refus du sens, à l'image de l'abondance du recours aux points de suspension.
De même, l'appel à une ponctuation fortement expressive, allié à l'usage massif de
majuscules, témoigne d'une tentative d'insuffler au texte une force expressive qui ne
possède d'autre égal que l'appel à cet ailleurs du langage, suggéré par les divers procédés
de distorsions phrastiques. Dès lors, on reconnaîtra là aisément nombre de procédés et de
tentatives expressives déjà explorés par les écrivains symbolistes, et nous rejoindrons l'avis
de Nuno Júdice lorsqu'il affirme que « le paúlismo est une poésie faite d'images élaborées
que sous-tend un climat décadentiste »68.
Si le paúlismo est considéré aujourd'hui avec autant d'attention malgré sa forte
proximité avec certains procédés de l'esthétique symboliste, c'est qu'il en découle en réalité
toutes les recherches fournies par les écrivains autour de l'interseccionismo et du
sensacionismo. La progression entre les trois « mouvements » s'effectue selon une
succession temporelle logique, et épouse l'évolution des recherches des avant-gardes du
modernisme, notamment à l'intérieur de la revue Orpheu. C'est autour de « Pauis », et des
procédés qui lui donnent sens, que la génération moderniste s'est regroupée et a forgé
l'identité extrêmement affirmée qui est la sienne. Il est par conséquent parfaitement logique
de constater l'évolution et la transposition des procédés du paúlismo vers les occurrences
qui lui succèdent.

67 PRADO COELHO Jacinto do (dir.), Dicionário de literatura, Porto, Figueirinha, 1985, T. II, p. 656.
Nous traduisons du portugais :
« O estilo paúlico define-se pela voluntária confusão do subjectivo e do objectivo, pela « associação de
ideas desconexas », pelas frases nominais, exclamativas, pelas aberações de sintaxe (« transparente de
Foi, oco de ter-se »), pelo vocabulário expressivo do tédio, do vazio da alma, do anseio de « outra
coisa », um vago « além » (« ouro », « azul », « Mistério »), pelo uso de maiúsculas que traduzem a
profundidade espiritual de certas palavras (« Outros Sinos », « Hora ») ».
68 JÚDICE Nuno, Voyage dans un siècle de littérature portugaise, Bordeaux, L'Escampette, 1993, p. 53.

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Dès lors, on définira l'interseccionismo, avec Nuno Júdice comme « l'application à
l'écriture poétique de ce que la peinture a fait avec le cubisme : la représentation de figures
et d'objets sous leurs différents aspects simultanément »69. Il s'agit donc là d'une recherche
d'une expression absolue des objets de l'écriture au travers d'un syncrétisme des images
induites par leur représentation. Nul étonnement à remarquer que les effets de synesthésies
constituent l'une des figures privilégiées de tels textes, qui recherchent l'expression totale
d'une réalité par sa représentation. C'est typiquement le genre d'entreprise qui a recours à
une perception subjective, aussitôt épuisée et dissoute dans l'image qu'elle fait naître.
Enfin, nous n'hésiterons pas à emprunter la définition que produit Fernando Cabral
Martins dans son essai déjà cité sur Mário de Sá-Carneiro, visant à éclaircir les différences
entre les trois courants :

Le Paulismo surgit comme l'emblème d'un groupe, tandis que


l'Interseccionismo est le nom d'un procédé d'écriture. […]
Quant au Sensacionismo, c'est l'autre nom de l'hétéronymie et il n'a pas
cours en dehors de l’œuvre de Pessoa, malgré ses projets de le présenter
comme une école70.

De la sorte, on interprétera aisément le sensacionismo comme étant le sujet d'une recherche


non aboutie menée par Pessoa. Elle s'est exprimée au travers de son œuvre sous la forme
de ce qui vaut aujourd'hui à l'auteur toute la reconnaissance qui est la sienne sur le plan de
la littérature mondiale : ses hétéronymes71. Ceux-ci sont autant de moyens de figurer
l'hétérogénéité stylistique de sa production par le biais de figures construites, qui ne
possèdent d'individualité réelle que par la langue qui les engendre.

69 Ibid.
70 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 325.
Nous traduisons du portugais :
« O Paulismo surge como o emblema de um grupo, enquanto o Interseccionismo é o nome de um
processo de escrita. […]
Quanto ao Sensacionismo, é o outro nome da heteronímia e não tem curso fora da obra de Pessoa,
apesar dos seus projectos de o apresentar como escola ».
71 Robert Bréchon, dans sa présentation de l'édition française du Livre de l'intranquillité (PESSOA
Fernando, Le Livre de l'intranquillité, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1999) souligne l'existence de
plus d'une soixantaine d'hétéronymes recensés dans l’œuvre de Pessoa.

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Dès lors, on comprend bien dans quel contexte s'insère la production de Mário de Sá-
Carneiro, qui a publié au sein de la revue plusieurs de ses poèmes parmi les plus
expérimentaux, dont le très futuriste « Manucure » (1915). On comprend aussi à quel point
les destins littéraires individuels des écrivains de la période moderniste se sont trouvés liés
à l'appartenance à cette revue d'avant-garde. Si, comme l'affirme José Augusto França, le
futurisme portugais n'a été qu'une « parenthèse historique »72, son développement et son
apparition se sont trouvés inscrits dans un contexte éminemment plus large, dépassant
même Orpheu et ses tentatives de continuation73. Résumant cela avec grande clarté, on
rejoindra la remarque que fait Ellen W. Sapega, lorsqu'elle déclare que :

C'est dans ce climat de provocation, donc, que l'audace sera cultivée, avec
les tentatives artistiques qui s'ensuivent d'exprimer par la phrase poétique les
multiples crises de foi souffertes par l'homme du XXè siècle.
Bien que l'on ait pas eu de véritable mouvement futuriste au Portugal,
l'influence de cette école se ressent dans l’œuvre de presque tous les
modernistes durant la période 1915-1917, guidant poètes et peintres dans la
recherche d'un art individuel, authentique et contemporain74

Ce contexte, c'est avant tout celui qui a mené à la naissance des audaces et des
expérimentations esthétiques du temps, à la mise en place de ce véritable bain de culture
créatif que fut le modernisme portugais.

72 FRANÇA José Augusto, A arte em Portugal no século XX, Lisbonne, Bertrand, 1974, p. 75.
Nous traduisons du portugais :
« parêntese histórico ».
73 On peut notamment citer la revue Portugal Futurista qui ne compta qu'un seul numéro (1917), réunissant
nombre des acteurs s'étant investis dans le projet d'Orpheu.
74 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, op. cit., p. 20.
Nous traduisons du portugais :
« É neste clima de provocação, pois, que a audacidade será cultivada, com subsequentes tentativas
artísticas de expressar pela palavra poética as múltiplas crises de fé sofridas pelo homem do século XX.
Se bem que não houvesse um verdadeiro movimento futurista em Portugal, a influência desta escola é
sentida na obra de quase todos modernistas durante o período 1915-1917, guiando poetas e pintores na
procura de uma arte individual, autêntica e contemporânea ».

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On l'aura observé, notre étude regroupe trois auteurs appartenant à trois générations
différentes, qui se succèdent d'ailleurs dans le temps. Les œuvres de ces écrivains, si elles
appartiennent à des contextes hétérogènes, possèdent d'indéniables points communs qui
nous permettent de les faire fonctionner ensemble, dans la pleine logique de l'élaboration
de notre argumentation.

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1.2 Le roman moderniste intègre les particularités stylistiques de la modernité

Si une telle démarche paraît pertinente, c'est avant tout parce que nos trois romans,
répondent à des logiques qui découlent pleinement de la révolution artistique que fut la
modernité. Nous avons déjà eu l'occasion d'en préciser quelques traits généraux,
embrassant ainsi l'ensemble des pratiques rattachables aux esthétiques de la modernité,
mais nous n'avons pas encore touché au cœur du problème. Cependant, pour comprendre
de quel contexte esthétique nos œuvres découlent, il convient de s'intéresser aux
mécanismes profonds qui guident l'émergence de cette révolution que fut la modernité.
Remarquons d'ailleurs d'emblée que cette révolution dépasse largement le domaine de l'art,
et agit bien au-delà des particularités propres à chaque aire culturelle. C'est en effet tout un
esprit qui en découle, esprit qui façonne et traverse toute la création littéraire de la moitié
du XIXè siècle aux avant-gardes modernistes, voire au-delà, sous une forme digérée
pourrait-on dire, qui culminerait avec les grands romans réflexifs et ironiques tels que ceux
de Thomas Mann, Robert Musil ou encore Marcel Proust.

1.2.1 L'époque est marquée par une crise de la représentation

Cet esprit, que nous évoquons pour l'instant de manière imprécise, ce qui n'est que le
reflet de l'extrême complexité de la notion et de ses mécanismes, peut être rapproché de
celui d'une crise, appliquée ici à la représentation. C'est d'ailleurs ce sens qui est mis en
avant par Georges Steiner, lorsqu'il écrit, dans Réelles présences, que :

Avant la crise du sens du sens qui débuta vers la fin du XIX è siècle, le plus
rigoureux des scepticismes lui-même, la plus subversive des antirhétoriques

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elle-même, conservaient leur fidélité au langage. Ils se savaient 'en confiance'
par rapport au langage. Le pyrrhonisme, source et paradigme classique du
scepticisme occidental, ne met pas en question son propre droit, sa propre
capacité de présenter ses thèses sous la forme de propositions articulées et
organisées grammaticalement75.

Par le redoublement, tautologique en apparence, que présente l'expression « crise du sens


du sens », il est ici mis en valeur la rupture existant au sein de cette période en rapport à la
foi de la possibilité d'une « Vérité » transmissible par le langage. C'était d'ailleurs ce même
langage qui permettait, jusque là, la transmission même des doctrines mettant en doute la
possibilité d'atteindre cette « Vérité ». Au sein de telles entreprises, le langage demeurait
malgré tout encore le médium d'une conception du monde. Or, ce que la crise de la
modernité implique, c'est l'apparition d'une méfiance radicale en rapport à la capacité du
langage à dire le monde, et par là à se faire le véhicule d'une quelconque quête, lancée en
direction d'un objectif tel que peut l'être celui d'atteindre au « Vrai ». Dès lors, pour les
écrivains de la modernité, il n'est plus possible d'écrire comme il l'était encore au temps où
la représentation du monde par le langage était digne de foi. Pour Georges Steiner :

Ce contrat est rompu pour la première fois de manière fondamentale et


conséquente dans la culture et dans la conscience spéculative de l'Europe, de
l'Europe centrale et de la Russie, pendant les décennies qui vont des années
1870 aux années 1930. C'est cette rupture de l'alliance entre mort et monde qui
constitue une des très rares révolutions authentiques de l'esprit dans l'histoire
de l'Occident et qui définit la modernité elle-même76.

Si l'on suit le critique, c'est donc bien cette crise de l'idée de représentation qui est au
centre de l'esprit de la modernité, représentation qui n'est plus alors perçue comme capable
d'exprimer et de révéler le monde. Ce phénomène semble bien s'exprimer au sein de

75 STEINER Georges, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, 1991, p. 120.
76 Ibid.

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l'ensemble de la culture occidentale, ce qui rend particulièrement opérantes les approches
multiculturelles du problème.
Cette crise de la représentation implique une perte de confiance totale en la possibilité
de saisir le monde par le langage, de même qu'à exprimer un contenu par les moyens
artificiels de la langue. Elle va ainsi donner lieu à l'émergence de nouvelles voies de
création, qui sont devenues, au fil de leurs pratiques, caractéristiques de la modernité. Sans
nous soucier, pour l'instant, des particularités dont a pu se doter la création romanesque de
cette période, il convient pour nous de remarquer la manière dont la langue utilisée par les
écrivains de la modernité a pu s'adapter aux données nouvelles d'une crise des moyens de
représentation. Roland Barthes remarquait déjà, dans Le Degré zéro de l'écriture, que
« dans la poétique moderne […], les mots produisent une sorte de continu formel dont
émane peu à peu une densité intellectuelle ou sentimentale impossible sens eux ; la parole
est alors le temps épais d'une gestation plus spirituelle, dans laquelle la 'pensée' est
préparée, installée peu à peu par le hasard des mots »77. En d'autres termes, derrière l'idée
d'un langage en gestation en quête d'une densité nouvelle, s'exprime le fait que la poétique
moderne met en place, au travers des mots et de leurs combinaisons, de nouveaux moyens
de tendre vers le développement de la « pensée », telle qu'elle peut être à l’œuvre au sein
de toute entreprise de création.
Dans son ouvrage dédié à l'étude de The Picture of Dorian Gray, Liliane Louvel
remarquait que « au lieu de résoudre l'ancienne et toujours problématique question de la
'vérité' de l’œuvre par la mimésis, l'esthétique fin-de-siècle répondait par une autre vérité,
celle de l’œuvre elle-même, du médium »78. On le voit, à l'impossibilité de tendre à une
« Vérité » par les stratégies traditionnelles de représentation du monde par le langage, donc
par la recherche d'une langue aux propriétés mimétiques, la poétique moderne, dont
l'esthétique fin-de-siècle n'est autre que l'un des moments, tend à concentrer ses recherches
autour de réflexions centrées autour de ses propres moyens. Ce n'est donc plus seulement
le monde qui est questionné par l'écriture, mais le langage lui-même, en tant que médium
de questionnement et de représentation du réel. On observera alors ici la manière dont les
auteurs ont pu surmonter la « crise du sens du sens » mise en valeur par Georges Steiner :
c'est avant tout par la mise en question de la représentation et de ses fonctions que peut être
dépassée la crise du langage. C'est de cette manière que la poétique de la modernité

77 BARTHES Roland, Le Degré zéro de l'écriture, Paris, Seuil, coll. « Points », 1953, p. 36.
78 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, Paris,
Ellipses,coll. « Marque-page », 2000, p. 130.

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s'exprime par un recentrement du langage autour de son propre objet, ce qui nous permet
de la définir comme réflexive au point le plus fondamental.
Dans son ouvrage intitulé La Première ombre, Agnès Minazzolli précise à propos des
qualités de toute réflexion, au sens spéculaire du terme, qu'elle « fait apparaître la distance
de soi à soi au fondement de la conscience de soi, le dédoublement au principe du dialogue
de la pensée avec elle-même »79. Dans le contexte qui est le nôtre, cette affirmation semble
parfaitement s'adapter aux modalités d'un langage qui tendrait fondamentalement à se
prendre lui-même pour objet. Ainsi saisis dans un rapport de création à leur propre matière,
les énoncés naissant d'une telle démarche possèdent nécessairement une dimension
spéculaire, ne serait-ce que parce qu'ils sont forgés sur un principe immanent de
signification. Le langage de la modernité se trouve donc mis en tension entre
dédoublement, au sens où il produit des énoncés entretenant à leur origine une dimension
réflexive, et concentration du sens, dans la mesure où de tels procédés ont pour effet de le
clore sur lui-même. En résulte un dialogue de la pensée avec sa propre matière, qui va
s'exprimer par la production du texte, selon les modalités de la « gestation » dont Barthes a
mis en lumière les mécanismes.
On s'en doute, l'aspect fondamental d'une telle démarche de création s'exprime de
manières extrêmement diverses, en fonction notamment de l'angle d'analyse adopté.
Pourtant, c'est au niveau micro-structurel des énoncés que sa manifestation est la plus
facilement remarquable et circonscriptible. C'est de cette manière que l'on pourra
véritablement saisir la profondeur de la crise du sens mise en question dans les œuvres de
la modernité. Ainsi, c'est au niveau du mot, de l'articulation et de l'organisation des
proposition, que les logiques de la modernité vont s'exprimer de la manière la plus
saillante. C'est d'ailleurs ce niveau d'analyse qui est cité par Georges Steiner comme étant
le seul que les doctrines sceptiques n'avaient pas encore remis en cause dans leur pratique.
Partant de là, et en rapport avec le caractère réflexif du langage de la modernité tel que
nous avons pu le dégager, il va nous être possible de définir un certain nombre de pratiques
et de procédés qui placent l'écriture et ses moyens au centre de la création.
Dans son article « Du même à l'autre : la problématique du portrait chez Oscar
Wilde », Pascal Aquien remarque que :

79 MINAZZOLLI Agnès, La Première ombre. Réflexion sur le miroir de la pensée, Paris, Minuit, 1990, p.
98.

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Les symbolistes mettent en évidence la crise de l'idée de représentation :
les signes prennent la place de ce qu'ils désignent, et l'expérience (de la
perception par exemple) s'efface derrière les moyens de l'analyser et, à l'autre
pôle, derrière son idéalisation. La représentation annule partiellement les
référents et consacre l'autonomie des signes : les mots, la poésie, le langage, ne
renvoient plus qu'à eux-mêmes, parfois à la source d'un sens immanent, parfois
aussi, et à l'opposé, à leur auto-fétichisation par le biais de la seule esthétique80.

On le voit, ainsi définie, la langue des écrivains de la modernité se distingue par le


renversement auquel elle se soumet. Le langage, communément défini comme le moyen de
saisir le monde, prend le pas sur le réel, dans le sens où les mots ne sont plus
véritablement là pour le dire, pour l'exprimer. Ce serait alors bien au contraire le réel qui
servirait à dire les mots. C'est de cette manière que l'on peut comprendre l'annulation des
référents qu'évoque le critique : la langue s'autonomise en convoquant son propre reflet par
le biais des objets qu'elle décrit. De là vient notre recours à la désignation de la spécularité
comme modalité fondamentale du travail de la langue des auteurs de la modernité. En leur
propre sein, au travers des développements syntaxiques plus ou moins étendus, c'est
toujours le langage qui se trouve, au fond, reflété. La désignation de référent ne serait alors
qu'un moyen de faire se rencontrer le langage avec lui-même, de le mettre en question dans
sa propre activité de représentation. Les recherches esthétiques de l'époque convergent
toutes dans la direction d'une valorisation de la primauté du signe en rapport à son référent,
et par là le place au centre de leurs réflexions.

80 AQUIEN Pascal, « Du même à l'autre : la problématique du portrait chez Oscar Wilde », Sillages
critiques [En ligne], 2001, N°2, p. 125-138, disponible sur : http://sillagescritiques.revues.org/3871, mis
en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 07 juin 2015, § 2.

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50
1.2.2 La poésie est le lieu privilégié du développement du langage de la modernité

Les occurrences les plus spectaculaires de telles modalités s'expriment en poésie. La


raison en est simple : territoire de l'assemblage sémantique et de la suggestion, des
associations quasi cratyliques du son et de la forme, la poésie est le lieu de prédilection de
la licence langagière et de la suggestion du sens. À l'aube de la modernité et suivant
l'héritage romantique, la tradition lyrique a mené la poésie au sommet de l'expression de la
vision du monde idiosyncratique du poète. Chaque texte est alors le reflet d'un monde,
d'une perception, d'une intelligence. Ce que conserve la modernité d'un tel modèle, c'est la
dimension personnelle du poème, non pas conçue comme le reflet de la personnalité du
poète ou d'une identité lyrique, mais plutôt comme le territoire toujours renouvelé d'une
interprétation du monde unique, singulière, donc nécessairement créatrice. C'est ce que
remarque d'ailleurs Hugo Friedrich dans son ouvrage fondateur Structure de la poésie
moderne, lorsqu'il affirme que « la langue poétique prend le caractère d'une tentative
expérimentale d'où surgissent des combinaisons qui n'ont pas été déterminées par le sens
du poème, mais qui, au contraire, le font naître »81. Le texte moderne, si l'on entend le
terme « poème » au sens large, se distingue donc par une indétermination fondamentale qui
n'est autre que sa cause première, son origine. La combinatoire mise en œuvre correspond
exactement aux modalités que nous avons décrites plus haut : le langage s'épuise dans son
effort de suggestion d'un au-delà des mots, qui se situe hors, ou au-delà, de tout référent
identifiable. C'est à cette condition que, comme le montre Henri Scepi, « ainsi délestée,
livrée à elle-même, la parole s'articule sur un grand vide ; elle désigne le réel comme un
manque : un manque à dire, un manque à sentir, un manque à voir »82. Délestée de ses
impératifs de référentialité, la langue poétique finit par s'articuler sur elle-même, autour de
son propre objet qui est le langage, donc le poème. Le monde se voit par conséquent vidé
de sa matière, dont le langage ne parvient plus à exprimer la substance. En somme il
échoue à reconstruire la réalité.
Induite par le mouvement perpétuel d'un langage qui tourne autour de lui-même,
l'unique point de fuite à une telle aporie s'exprime alors par le développement des grandes

81 FRIEDRICH Hugo, Structure de la poésie moderne, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 15.
82 SCEPI Henri, Poésie vacante, Lyon, ENS Éditions, coll. « Signes », 2008, p. 217.

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rhétoriques de la suggestion, qui semblent bien spécifiques à la modernité. Le suggéré naît
des assemblages d'éléments linguistiques hétérogènes convoqués par le texte. La
dimension aléatoire de ces associations permet au texte de se doter de sa profondeur
intellectuelle, qui dénote, tel que l'a remarqué Henri Scepi, le vide, le manque à l’œuvre
dans toute parole. Seulement, elle s'inscrit dans une démarche qui dépasse largement le
constat d'un indicible fondamental à toute expression. Pour les auteurs, il s'agit en réalité,
de produire une alternative sensible à la saisie du monde par l'effort mimétique. Une telle
parole demande, on l'a vu, un investissement de la part du pôle de réception du texte, qui
fait de la lecture un réel acte créateur. Plus qu'une actualisation du texte, elle devient alors
le véritable créateur du sens, mettant ainsi à mal les mythologies d'une préexistence du
sens par rapport à l'interprétation.
Dès lors, l'écriture se définit avant toute chose comme une recherche, une
expérimentation, qui rassemble divers matériaux en vue de la constitution de son corps.
C'est d'ailleurs en cela que l'on peut affirmer, avec Henri Scepi, qu'« elle distend les
frontières des genres et des formes en vue de multiplier les moyens d'un ressaisissement
qui échoue à nommer son objet, mais dont la dynamique heuristique est sans cesse
relancée »83. C'est dans cette prospection purement heuristique d'un sens, qui n'est d'ailleurs
jamais pleinement saisi, que s'exprime l'effort créateur à l’œuvre dans la poétique moderne.
Par la pratique d'une telle rhétorique de l'hétérogène, le dépassement des lois génériques et
formelles n'atteint jamais à la constitution d'une stabilité sémantique dans laquelle
l'herméneute peut trouver l'indice rassurant d'un chemin de lecture. Cet échec perpétuel à
nommer l'objet autour duquel la parole se développe la condamne à user d'autres moyens
pour faire advenir son contenu, notamment celui de la suggestion.
Dans son essai, Hugo Friedrich la définit comme « l'instant où la poésie, gouvernée
par l'intelligence, libère les forces magiques de l'âme et émet un rayonnement auquel le
lecteur ne peut se soustraire, même s'il n'y 'comprend rien' »84. Il s'agit donc d'un
phénomène qui dépasse le cadre de la transmission d'un contenu sémantique stable, à la
recherche de territoires autres que ceux où règnent les impératifs de la raison. La
dimension quasi mystique de la définition du critique appuie cette idée, le suggéré agit
dans des sphères qui échappent à la saisie de l'intelligence à l’œuvre dans le texte, en vue
de toucher à une dimension sensible, qui est manifestement de l'ordre de l'émotion
esthétique. Dès lors, l'obscurité des séquences syntaxiques devient un effet du texte,
83 Ibid. p. 16.
84 FRIEDRICH Hugo, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 264.

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nécessaire au plein développement de ses logiques. Les phénomènes en question au sein de
telles pratiques sont identifiables stylistiquement, au moyen de la mise en lumière de
certains grands principes de l'écriture de la modernité. C'est d'ailleurs en cela que la
connaissance de l'ouvrage de Hugo Friedrich se révèle précieuse pour toute étude abordant
la modernité littéraire. En effet, comme nous le verrons, les affirmations du critique
dépassent largement leur champ premier d'application, en d'autres termes la poésie, et
touchent par moment à la formulation de traits définitoires possédant une valeur générale.
Son travail, qui consiste en une approche diachronique du problème, tend à mettre l'accent
sur de véritables constantes structurelles et esthétiques propres aux textes modernes. C'est
ainsi que l'on peut affirmer que la parole sensible dont il est question ici s'organise autour
d'occurrences aux structures récurrentes, telles que celles d'un choix de « discontinuité à la
place de la coordination, juxtaposition au lieu de l'accord : ce sont là les marques
stylistiques d'une intériorité discontinue, d'une parole aux limites de l'impossible. Cette
idée est, elle aussi, un des principes fondamentaux de l'esthétique moderne »85. On le
remarquera, l'expression d'« intériorité discontinue » est paradoxale. L'intériorité implique
l'idée d'une unité, dans la mesure où elle est constitutive de l'être du texte. Elle en est en
quelque sorte l'essence, la pensée fondamentale. Or, la discontinuité viendrait briser cette
essence, morceler le principe même du texte. La parole impossible, le vide du texte
qu'évoquait Henri Scepi, tel est en réalité le principe fondateur de la parole à l’œuvre dans
les textes de la modernité.
Nous l'avons déjà remarqué, les structures qui donnent naissance à ces effets,
caractérisées par la réunion de l'hétérogène, la séparation des segments ordinairement
continus, ou l'éviction de la raison au profit de la recherche d'une atteinte sensible, placent
la poétique moderne du côté de la suggestion. C'est dans l'optique d'une description et
d'une circonscription plus précises d'un tel phénomène que l'on aura recours ici au concept
d'« irréel sensible », tel que le dégage Hugo Friedrich. Nous nous rattacherons à la
définition donnée par le critique :

Nous entendons par là que le matériel de la réalité déformée se traduit


souvent en 'séquences' où chaque partie constitutive possède une certaine
qualité concrète et 'sensible' (c'est-à-dire accessible aux sens). De tels groupes

85 Ibid. p. 165.

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réunissent cependant des éléments objectivement inconciliables de manière
tellement a-normale que ces éléments concrets et 'sensibles' finissent par faire
naître une structure irréelle86.

En conformité avec l'idée d'une suggestion du sens, l'« irréel sensible » permet de dégager
une description du contenu des associations syntaxiques présentes dans les textes. La
dimension « objectivement inconciliable » de ces combinaisons, malgré son apparence de
défi à la raison, donne naissance au contenu sémantique de la séquence en question. C'est
dans cet espace de contact entre deux entités phrastiques objectivement incompatibles que
peut être atteint l'au-delà des mots recherché dans ces esthétiques de la suggestion. C'est
donc cet « irréel sensible » qui constitue le lieu d'action du travail de sape de l'écriture
mimétique à l’œuvre dans les poétiques de la modernité.

1.2.3 La rhétorique de la modernité s'exprime aussi au sein de l'écriture


romanesque

Ces pratiques ne sont pourtant pas l’apanage de l'écriture poétique. Elles découlent en
réalité d'un vaste mouvement, dont les vibrations se font sentir au sein de toutes les
pratiques liées à l'esthétique en question. Les romans qui constituent notre corpus
s'inscrivent par conséquent pleinement dans la continuité des développement d'une
rhétorique du suggéré, de même que dans les pratiques de l'« irréel sensible ». Ils mettent
en place une prose fortement influencée par les phénomènes que nous venons de décrire. Il
va s'agir à présent pour nous de mettre en lumière la manière dont les textes de notre
corpus expriment cette poétique de la modernité, telle qu'elle a pu être appliquée dans un
contexte micro-structurel, celui du mot, de la proposition, de la phrase. C'est de cette façon
que l'on pourra véritablement entrer au plus profond des œuvres et de leurs logiques, en
somme du véritable inconscient qu'elles mobilisent.

86 Ibid. p. 111.

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Le travail wildien de l'adjectif fonctionne autour d'un vaste réseau de connotation :

Dans le roman d'Oscar Wilde, cette rhétorique du suggéré, cette recherche d'un au-delà
des mots, s'exprime par le biais d'occurrences qui fondent véritablement la particularité
stylistique du texte. Cette particularité réside dans le large usage d'adjectifs composés, dont
on sait à quel point la plasticité de la langue anglaise permet le développement. Ces
compositions ne figurent pas isolément dans le lexique de l'anglais, et sont donc le fruit
d'un assemblage volontaire issu des démarches de l'écrivain. De même, par cet aspect
forgé, ils se distinguent de l'utilisation qu'un locuteur lambda peut en faire dans un échange
appartenant à une pratique courante de la langue, pour devenir l'emblème véritable de
l'écriture wildienne à l’œuvre dans The Picture of Dorian Gray. Comme le remarque Diana
Buciumas dans son article consacré au problème de la traduction de ces occurrences, elles
« prennent, en outre, constamment chez Oscar Wilde, une valeur métaphorique qui brouille
la lecture, en instaurant un réseau connotatif et symbolique »87. Brouillage de la lecture,
réseau symbolique instauré par la métaphore, on retrouve bien là les caractéristiques
attachées à l'écriture de la modernité, à son obscurité et à son recours aux ressources
dépassant le cadre du simple signifiant. De tels phénomènes sont ainsi à l'origine d'un
assemblage connotatif complexe, qui ouvre le texte en direction l'expression un contenu
suggéré par les combinaisons sémantiques occasionnées.
Ces adjectifs composés s'organisent de différentes façons, et ce n'est d'ailleurs pas tant
par leur schéma de composition qu'ils importent, mais plutôt pour le contenu qu'ils offrent
à la lecture. On pourra dès lors identifier les diverses fonctions stylistiques assumées par
ces occurrences. Attardons-nous tout d'abord sur quelques-unes de leurs manifestations.
Dans la phrase du chapitre 4 « She laughed nervously as she spoke, and watched him with
her vague forget-me-not eyes »88, l'expression « forget-me-not », dont la présence de tirets
témoigne de l'aspect forgé, est adjectif du substantif « eyes », redoublé par un second
adjectif, « vague ». On le remarquera, l'aspect connoté d'une telle occurrence exprime à
merveille l'aspect marquant et singulier que possède le regard féminin, ici celui de la

87 BUCIUMAS Diana, « La traduction de l'adjectif composé dans The Picture of Dorian Gray », In :
Palimpsestes, 2007, N°17, disponible sur http://palimpsestes.revues.org/122, mis en ligne le 01 janvier
2009, consulté le 08 juin 2015, p. 2.
88 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, Londres, Norton, coll. « Norton critical edition », 2009, p.
41.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Un rire nerveux accompagnait ses paroles, et elle l'observait de ses yeux myosotis pleins de vague » p.
391.

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femme de Lord Henry, auprès du personnage de Dorian. Seulement, malgré le degré de
précision atteint par une telle formulation, au sens où la sensation du personnage s'exprime
à merveille par le biais de l'évocation d'un « ne-m'oubliez-pas », elle ne s'attache pas
véritablement à la description de son référent par la représentation explicite de ses traits.
En réalité, c'est une impression, un impression captée par les sens, qui est utilisée ici afin
de mettre en valeur un contenu émotionnel. L'expression ne possède de sens que subjectif,
et ne transmet de message que par le recours à un sens qu'elle suggère mais ne transmet pas
objectivement, celui d'une vague sensation d'une persistance mnésique d'un regard. Nous
avons utilisé plus haut le terme de précision, qui peut sembler étrange afin de décrire un tel
phénomène. En réalité, cette précision ne prend véritablement sens qu'en matière
d'expressivité : la force de l'expression tient de la singularité du phénomène décrit,
retranscrit par une association unique de mots (« her vague forget-me-not eyes »),
appliquée par conséquent elle-même à une sensation unique. Le message ainsi transmis
demeure objectivement imprécis, mais son contenu connoté gagne en force par le fait
même qu'il se rattache à une impression, et non à un enchaînement de séquences décrivant
l'anatomie d'un regard à valeur de « vague forget-me-not ».
Une autre manifestation, plus abstraite, de ce recours à un contenu suggéré dans le but
de préciser les qualités d'un référent, s'exprime dans l'utilisation qui est faite des adjectifs
de couleur. Lorsqu'ils ne sont pas utilisés afin de préciser la dimension picturale d'une
description, comme il en est question à plusieurs reprises, ils sont appliqués de manière
extrêmement singulière à un substantif qui n'admettrait pas, en temps normal, une telle
association. C'est par exemple le cas dans la phrase « You, Mr. Gray, you yourself, with
your rose-red youth and your rose-white boyhood [...] »89. On le voit, les adjectifs
composés « rose-red » et « rose-white » sont appliqués aux référents abstraits que sont
l'enfance et la jeunesse. Contrairement à l'exemple précédent, ils ne dénotent pas une
caractéristique précise, mais servent plutôt de supplément connotatif aux substantifs
auxquels ils sont attachés. La couleur ne possède pas ici de fonction descriptive au sens
strict, dans la mesure où ce n'est pas un contenu visuel qui est retranscrit, mais plutôt une
tonalité, une valeur, attachée à l'âge de l'inexpérience et de la naïveté. On se trouve dans ce
genre d'occurrences du côté de la plus pure suggestion : l'efficacité de la désignation de la

89 Ibid. p. 20.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Vous-même, Mr. Gray, oui, vous, qui portez les roses vermeilles de la jeunesse et les roses blanches de
l'enfance [...] » p. 366.

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« rose-red youth » et de la « rose-white boyhood » tient de la force poétique véhiculée par
les adjectifs composés de couleur. C'est la suggestion d'un état immaculé de l'être qui est
transmise par connotation au travers de tels termes. De la sorte, on comprendra aisément
que l'élément de couleur utilisé lors de telles description se dote d'une valeur éminemment
symbolique. Attachées à leurs substantifs, ces expressions dotent le texte d'une profondeur
métaphorique dans la désignation des éléments du réel, qui ne se trouve dès lors saisi que
par le biais d'un suggéré vague, qui tend vers la transmission d'un contenu
intellectuellement riche. C'est l'émotion esthétique véhiculée par la poésie du texte, par les
transgressions des attendus de la phrase, qui en en fonde la matière.
La vacance descriptive de ces formulations les rattachent parfaitement aux logiques
stylistiques de la modernité. Elles sont ainsi objectivement vides de sens, mais pourtant
emplies d'un contenu suggestif. Dès lors, c'est bien le texte, par l'invention verbale qui le
détermine, qui donne en quelque sorte naissance au réel, qui exprime une des qualités de
ses éléments. C'est le cas, notamment, lorsque le référent de la description se trouve éclairé
par la formulation poétique composée des formations adjectivales, dont nous avons décrit
quelques occurrences. C'est d'ailleurs en cela que l'on s'accordera avec Diana Buciumas
lorsqu'elle affirme que « l'adjectif de couleur remplit chez Oscar Wilde une fonction d'outil
narratif auto-référentiel »90. Chaque formulation se trouve ainsi soutenue par une démarche
qui dote le texte d'une prépondérance à faire naître l'image du réel par la sensation, par le
suggéré, donc aussi par l'émotion esthétique suscitée. La prose wildienne semble par
conséquent fonctionner de manière éminemment poétique. C'est d'ailleurs ce même
caractère poétique qui permet au récit d'échapper aux impératifs purement narratifs de sa
composition, afin de favoriser les mouvements à l’œuvre dans les logiques du symbole,
dont le portrait, on le verra, constitue l'image la plus saillante.

La poétique jarryque du suggéré brouille les rapports du langage à son référent :

L'écriture d'Alfred Jarry, si elle possède elle aussi ses caractéristiques propres,
comporte malgré tout des traits qui nous permettent de la rattacher aux démarches
soutenant les poétiques de la modernité. Seulement, ce qu'il est intéressant de constater,
c'est la manière dont ces phénomènes, dans leurs manifestations, participent à l'élaboration
de la poétique jarryque, qui possède une force d'affirmation très caractéristique. En effet,
90 BUCIUMAS Diana, « La traduction de l'adjectif composé dans The Picture of Dorian Gray », op. cit., p.
3.

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l'écriture d'Alfred Jarry est le véhicule de recherches stylistiques qui mènent à l'élaboration
d'un style fortement singulier, et donc facilement identifiable. Alfred Jarry, on le sait,
possède une écriture exigeante. Comme la poésie moderne, la prose jarryque se caractérise
souvent par son hermétisme. C'est d'ailleurs cet hermétisme qui va nous permettre
d'identifier différents traits stylistiques qui rattachent le Faustroll aux diverses pratiques
précédemment identifiées.
Comme le remarque Julien Schuh dans sa thèse sur les dispositifs de diffraction du
sens au sein de l'écriture d'Alfred Jarry, « il y a pour Jarry une rhétorique de la suggestion,
c'est-à-dire des moyens précis de prolonger l’indétermination sémantique de ses textes »91.
Cette « rhétorique de la suggestion », expression que nous avions nous-même utilisée afin
de décrire les phénomènes stylistiques à l’œuvre dans l'écriture propre à la modernité, se
déploie au travers de plusieurs phénomènes identifiables. La langue d'Alfred Jarry est donc
travaillée de manière à instaurer une poétique recherchant volontairement l'obscurité. Elle
est forgée selon un principe de foisonnement, notamment par amplification de la phrase par
périphrases successives, ou par son rallongement par l'accumulation des propositions qui la
composent. Son territoire est aussi celui de l'hermétisme, dans la mesure où ces mêmes
périphrases utilisent un vocabulaire qui ne vise pas à la simple transmission d'un message,
mais tendant véritablement à une réalisation esthétique de la langue pour elle-même. Les
recherches en matière de langue marquant l'écriture d'Alfred Jarry s'approchent alors de
celles de la poésie. Conformément à cela, l'actualisation du texte par le lecteur suit un
principe d'indétermination fondamentale, puisque ce dernier doit opérer son propre voyage
au travers de « la route des phrases »92 à la recherche de sens. De là vient la richesse des
images, et leur capacité à « suggérer au lieu de dire », qui permet parfois au lecteur de
discerner plusieurs réalités superposées au sein de la même unité narrative.
Un examen en texte de ces modalités va ainsi nous permettre de confirmer de telles
vues. S'il est difficile d'extraire un passage en particulier du roman pour montrer ce que
nous avançons, il paraît malgré tout pertinent de s'attarder sur certains fragments textuels
qui se voudront exemplaires. Notre choix sera alors motivé par la présence, en leur sein,
d'une conjonction de multiples occurrences de ces phénomènes. On peut par exemple
choisir d'étudier la première phrase du chapitre XII :

91 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 592.
92 Tel est le projet d'écriture d'Alfred Jarry : « Suggérer au lieu de dire, faire dans la route des phrases le
carrefour de tous les mots ».
JARRY Alfred, Les Minutes de sable mémorial , Paris, Grasset et Fasquelle, 2007, p. 16.

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Cette fâcheuse île laissée en arrière, le plan replié, je ramai encore six
heures, les orteils dans mes ceps, la langue pendante de soif, car nous fussions
morts d'avoir bu dans l'île, et Faustroll m'en écarta des secousses parallèles des
deux cordes de sa barre, si perpendiculairement que, dans mon glissement
rétrograde, je percevais juste entre mes yeux la continuité de sa fumée, au point
qu'elle me fut masquée par les épaules du docteur. Bosse-de-Nage, eximé
d'altération jusqu'à perdre couleur, ne jetait plus qu'une clarté blafarde93.

De cet extrait issu de la séquence « Du pays de dentelles » du livre III, on peut tout d'abord
remarquer la dimension hyperbatique de la phrase développée, qui se trouve soutenue par
le recours successifs aux extensions de la phrase par coordination (« car », « et »). Au récit
de l'éloignement de l'île, viennent donc s'ajouter les circonstances du départ, aux aspects
fortement détaillés, notamment grâce au recours aux différents compléments
circonstanciels qui interrompent, et en même temps rythment, le développement de la
phrase. Son caractère très étendu permet à Alfred Jarry de diluer l'action dans sa propre
description, usant à cet effet de nombreuses périphrases, dont le « glissement rétrograde »
induit « perpendiculairement » par le geste de Faustroll, est un exemple représentatif. On
peut ainsi identifier cette occurrence à l'acte du narrateur de tenter se pencher vers l'objet
que représente l'île, afin de mieux la voir, ce qui lui est empêché dans la mesure où sa vue
semble obstruée par le corps du docteur. Il est d'ailleurs parfaitement remarquable que nous
soyons obligés d'emprunter des conditionnels pour décrire l'action qui se déroule dans ce
passage. En effet, diluée dans une telle virtuosité verbale, l'action et sa description perdent
en précision, et la lecture ne peut que se faire hésitante. De la sorte, le récit se trouve
fragilisé dans son déroulement par les choix stylistiques de l'auteur.
La première phrase du chapitre XVII, intitulé « De l'île Fragrante », donne un aperçu
d'autres techniques de brouillages du sens telles que l'écriture d'Alfred Jarry les met en
place : « L'île Fragrante est toute sensitive, et fortifiée de madrépores qui se rétractèrent, à
notre abord, dans leurs casemates corallines. L'amarre de l'as fut enroulée autour d'un

93 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 189.

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grand arbre, balancé au vent comme un perroquet bascule dans le soleil »94. Ce qui est
remarquable ici, toujours dans l'optique de la mise en valeur de l'extension phrastique de
l'écriture jarryque, c'est le recours extrêmement récurrent à la comparaison, ce dans une
fonction faiblement enrichissante pour ce qui est du sens. En effet il paraît difficile ici de se
figurer ce qu'apporte la comparaison ornithologique à la description du balancement de
l'arbre. Cette mention ne possède dès lors de valeur autre que poétique, retranscrivant
l'impression rassurante d'un mouvement probablement pendulaire d'une masse vivante et
exotique, face à l'astre vecteur de vie qu'est le soleil. Cette vision ne possède alors pour
fonction véritable de procurer à la scène une tonalité poétique, qui soutient l'entreprise de
description par le pouvoir de l'image plus que par sa précision référentielle.
Enfin, comme procédé majeur de la rhétorique du suggéré telle qu'elle est pratiquée
par Alfred Jarry au niveau phrastique, il est intéressant de s'attarder au vocabulaire utilisé,
qui semble être en premier lieu recherché pour sa rareté. Dans nos deux extraits, on peut
relever les termes « ceps », « eximé », « madrépores » et « casemates corallines ». Ces
termes possèdent une fonction analogue aux jeux de périphrases précédemment décrits : ils
brouillent la lecture, et l'orientent vers une direction autre que celle de la linéarité. C'est en
fait tout un réseau de sens qui se trouve convoqué au sein même du contexte phrastique, au
travers duquel les expressions qui détournent la lecture peuvent trouver un sens. De même,
la polysémie est fortement utilisée par l'auteur, qui définit son texte comme ouvroir de
potentialités, conformément aux principes énoncés dans le « Linteau » des Minutes de
sable mémorial. Le mot se trouve ainsi défini comme un « polyèdre d'idées »95, un objet
sur lequel se réfracte l'éclat des entités qui l'environnent. La suggestion, nécessairement
induite par tous les procédés de brouillage et de détournement du sens tels que nous avons
pu les mettre en lumière, est un des principes fondamentaux de l'écriture d'Alfre Jarry. Elle
représente le principe premier de la poétique qu'il développe.

94 Ibid. p. 237.
95 « Qu'on pèse donc les mots, polyèdres d'idées, avec des scrupules comme des diamants à la balance de
ses oreilles ».
JARRY Alfred, Les Minutes de sable mémorial , op. cit., p. 17-18.

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La rhétorique romanesque de Mário de Sá-Carneiro procède à une synthèse
phénoménologique :

L’œuvre de Mário de Sá-Carneiro répond elle aussi, en ce qui concerne l'écriture, aux
grandes tendances qui guident la poétique de la modernité. Seulement, chez l'auteur,
l'expérience de la déréalisation du langage passe par l'élaboration d'une écriture qui fait
systématiquement appel aux sens. C'est d'ailleurs sur ce point là que le moderniste
portugais s'inscrit pleinement dans la mouvance des avant-gardes lusophones des années
1910. Ce constat se révèle particulièrement pénétrant si l'on s'intéresse d'abord aux
logiques propres qui guident l'esthétique des trois « -ismos », telles que l'on a
précédemment tenté de les définir. Nous le verrons, cette tendance à l'élaboration d'un
discours qui se veut capable de capter toutes les faces d'une réalité sensible en un espace
aussi réduit que l'est la phrase guide toute la démarche de notre auteur. Dans les description
qui émaillent le texte, l'écriture romanesque de Mário de Sá-Carneiro se caractérise donc
par un large recours aux sens, qui procède au brouillage et à l'accumulation des traits de la
description par métaphores et comparaisons successives. Non contents d'exprimer une
donnée subjective, dont la retransmission comporte déjà en soi un degré de non fidélité au
réel objectif, ces passages participent à une entreprise de fragilisation du contenu exprimé,
dont la réalité est altérée par l'investissement passionnel du narrateur. Il s'agit là de l'un des
grands principes du texte, qui agit bien au-delà du contexte phrastique. Nous y reviendrons
donc lorsque nous étudierons la manière dont le texte construit, ou plutôt déconstruit, la
fiabilité de l'instance narrative qui le domine.
Afin de se rendre compte des phénomènes stylistiques à l’œuvre dans de telles
pratiques, il serait tout à fait pertinent de s'intéresser à divers passages, que l'on prendrait le
soin de sélectionner en fonction de l'intensité affective qui y est représentée. Comme on l'a
vu, l'émotion, en tant que contenu subjectif par excellence, est l'un des vecteurs principaux
du développement de cette rhétorique de la suggestion, et de la représentation d'une
perception intime du monde. C'est donc la retranscription d'une perception du monde qui
fait l'objet des recherches de l'écrivain, qui inscrit dès lors sa pratique descriptive dans le
contexte esthétique du modernisme portugais. Partant de là, sa prose se dote de procédés
éminemment poétiques. Pour sa dimension exemplaire, nous travaillerons à partir de
l'extrait suivant, qui prend place au sein de la description du spectacle auquel assiste le
narrateur au chapitre I, surnommé par le personnage de Ricardo « A Orgia do Fogo » :

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61
Não divago ; descreve apenas uma sensação real : essa luz, nós
sentíamos-la mais do que a víamos. E não receio avançar muito afirmando que
ela não impressionava a nossa vista, mas sim o nosso tacto. Se de súbito nos
arrancassem os olhos, nem por isso nós deixaríamos de ver. E depois – eis o
mais bizarro, o mais esplêndido – nós respirávamos o estranho fluido. Era
certo, juntamente com o ar, com o perfume roxo do ar, sorvíamos essa luz que,
num êxtase iriado, numa vertigem de ascenção, se nos englofava pelos
pulmões, nos invadia o sangue, nos volvia todo o corpo sonoro. Sim, essa luz
mágica ressoava em nós, ampliando-nos os sentidos, alastrando-nos...
Debaixo dela, toda a nossa carne era sensível aos espasmos, aos aromas, às
melodias !...96.

Cet extrait, dont la longueur est nécessaire à l'examen que nous nous proposons de
réaliser, est extrêmement caractéristique des techniques descriptives de Mário de Sá-
Carneiro. Ce qui est remarquable au premier abord, c'est la confusion des sens provoquée
par les procédés à l’œuvre dans le spectacle contemplé par le narrateur. Ce passage, en plus
de présenter à la lecture une description synesthésique des événements, propose une
véritable contagion réciproque des sens. On remarquera aisément la substitution du toucher
à la vue ou de la vue à l'odorat. Ce phénomène brouille la lecture, mais il induit surtout une
forte métaphorisation des ressentis du narrateur, qui ne s'expriment dès lors plus que par un
vocabulaire abstrait. C'est d'ailleurs dans l'espace de cette représentation que s'exprime
l'intention avant-gardiste de l'écrivain. Comme le remarque Pamela Bacarisse, à l'occasion
d'un article sur l'image de l'art dans l’œuvre de Mário de Sá-Carneiro, au sein de l'écriture

96 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, Alfragide, Leya, coll. « BIS », 2009, p. 26-27.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, Paris, Éditions de
La Différence, 1987, p. 37-38) :
« Je ne divague pas, je ne fais que décrire une sensation réelle : celle de sentir au lieu de voir. Et je ne
crains pas d'affirmer que cette lumière n'impressionnait pas la vue, mais bien plutôt le toucher. Si d'un
coup on nous avait arraché les yeux, cela ne nous aurait aucunement empêché de voir. Enfin, et voilà
bien le plus bizarre et le plus prodigieux : nous respirions cet étrange fluide. C'était cela : en même temps
que l'air, avec le parfum violacé de l'air, nous absorbions cette lumière, et, dans une extase irisée, dans un
vertige ascensionnel, elle s'engouffrait par nos poumons, nous envahissait le sang et rendait sonores nos
corps. Oui, cette lumière magique résonnait en nous, exacerbait nos sens par vagues vibratiles et
originelles jusqu'à nous faire suffoquer... elle imprégnait toute notre chair d'extases, d'arômes et de
mélodies !... »

Nicolas PIEDADE | Mémoire de Master | Université de Limoges | 2016


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de notre auteur, « les émotions peuvent être symbolisées par des couleurs, des formes, de la
musique, et avec des mots, par le moyen de sons et d'arômes, toutes les facettes de l'art
peuvent ainsi se substituer mutuellement »97. Cette technique s'inscrit pleinement dans les
démarches visant à une tentative de totalisation, par l'écriture, d'une impression captée par
les sens, telles qu'elles peuvent être reconnues dans les œuvres issues de l'interseccionismo.
Nous l'avons évoqué, ce mouvement tend à la production d'énoncés visant la
représentation conjointe de plusieurs réalités distinctes. C'est parfaitement ce qui se déroule
sous les yeux du lecteur à la lecture des lignes précédemment citées, qui expriment la
captation intellectuelle d'un contenu s'adressant à la perception du narrateur. Par la
multiplication des pôles sensoriels de captation de la scène contemplée, on assiste à
l'intellectualisation, au sein même de l'écriture, d'un contenu phénoménologique. Dès lors,
les différents entrelacements des sens induisent, dans ce type de description, une recherche
de la sensation totale, absolue. Il s'agit là d'une esthétique de l'expression totale, qui
dépasse le cadre d'une tentative de suggestion du sens au-delà du mot, pour tendre à la
représentation de l'intellection unique d'un contenu hétérogène.
Dès lors, pour tendre à un tel résultat, certains procédés stylistiques se font
particulièrement saillants, à l'image de la figure de l'hypallage. Dans notre extrait, elle
s'exprime par des occurrences qui sont des alliages de mots communément incompatibles,
ou du moins étranges, à l'image du « parfum violacé » (« perfume roxo ») ou de l'« extase
irisée » (« êxtase iriado »). Ces hypallages permettent l'alliance des signifiés au-delà de
leurs sens premiers et respectifs, ce qui participe à la même démarche de totalisation des
éléments de la description en un seul contenu, rendu homogène par la métaphore. On
remarquera alors l'apparition des métaphores de l’absorption et de la résonance, exprimant
la réception d'un contenu phénoménologique par l'individu. Ce contenu, à la fois visuel et
sonore, se fait par là matière, et envahit métaphoriquement le corps du pôle de perception
subjective que constitue ici le personnage qu'est Lúcio. L'écriture devient alors le seul lieu
valide où se développent les perceptions dont le narrateur est le support, qui consistent dès
lors plus en l'élaboration d'un certain nombre d'effets de texte, et non plus simplement
d'une description référentielle. À ce passage est ainsi attribué une toute puissance dans la
force descriptive qu'il convoque, qui ne consiste en autre chose que le surgissement, au

97 BACARISSE Pamela, « Mário de Sá-Carneiro : a imagem da arte », In : Revista Colóquio / Letras, 1983,
N°75, p. 43.
Nous traduisons du portugais :
« As emoções podem ser simbolizadas por cores, formas, música, e com palavras, por meio de sons e de
aromas, todas as facetas da arte podem assim substituir-se mutuamente ».

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travers de la langue, d'une réalité qui ne prend sens que dans et par les mots. L'effet de
suggestion est donc total : la réalité créée n'a de sens qu'en texte. C'est alors l'écriture qui
aménage elle-même son référent, dans la mesure où le spectacle admiré n'est retranscrit
qu'au travers du regard subjectif, et par là démiurgique, du narrateur.
De telles recherches, si elles s'inscrivent toujours au sein des démarches à porter au
crédit de la poétique propre à la modernité, tendent à un dépassement du rapport de
suggestion d'un au-delà des mots. En réalité, on retrouve toujours ici cette même
dimension d'un langage qui, par les alliances qui le font vivre, fait surgir, au travers des
mots, un monde qui ne tient sa réalité que par et dans le texte. Cependant, il est patent que
ce phénomène se trouve au service d'un objectif autre que la pure gratuité du verbe
poétique. En réalité, c'est avant tout pour mettre en avant la dimension subjective des faits
représentés dans le roman, dont les modalités narratives épousent tout du long les
caractéristiques d'un récit homodiégétique, que ces occurrences prennent sens. Cette
dimension subjective, on le verra, n'est pas sans poser problème. Ce type de phénomènes
est par conséquent à penser en matière de technique romanesque, en plus du contexte de la
recherche poétique attachée au langage utilisé.

C'est à présent remarquable, tous les phénomènes que nous avons mis en lumière plus
haut intègrent pleinement les logiques stylistiques de la modernité. C'est, par conséquent,
vers la recherche d'une expressivité ayant recours à la suggestion que tendent,
fondamentalement, les recherches de la langue mises en place par nos romanciers. Bien
évidemment, ces traits sont autant d'avatars d'une écriture qui, dans toute sa complexité, ne
se résume pas à elles. Mais au-delà des différences qui fondent les originalité respectives
de nos trois auteurs, il semble remarquable que les ressorts de leurs pratiques entrent en
résonance avec le contexte de création qui fut le leur, et qui donne toute sa pertinence à
notre étude. Dans ce sens, il reste malgré tout à préciser, avec Hugo Friedrich, que « cet
acte poétique fondé sur la magie verbale et sur la 'suggestion' accorde au mot une telle
toute puissance qu'il devient le démiurge dans l'acte créateur. Pour une telle poésie, ce n'est
plus le monde qui apparaît comme 'réel', mais le mot »98. En somme, tous les procédés que
nous avons eu l'occasion de mettre en lumière ne prennent véritablement de sens qu'au
regard de l'autonomie dont se dote, dans ces pratiques, le langage. Cette caractéristique
apparaît au sein des trois écritures que nous avons analysées, et c'est bien cette autonomie

98 FRIEDRICH Hugo, Structure de la poésie moderne, op. cit., p. 264.

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qui va nous permettre de dégager les modalités d'un principe d'importance première pour
notre étude, celui de la réflexivité. C'est en effet elle qui est véritablement à l’œuvre dans
des contextes d'écriture aussi complexes. Dans sa dimension quasi démiurgique au travail
dans les trois romans, c'est ainsi l'autotélisme du verbe qui permet aux œuvres de se replier
autour de leurs propres problématiques, de leurs propres objets. Lorsque le langage devient
l'obsession de la littérature, c'est une fascination pour sa propre matière qui devient alors
son principe premier. C'est d'ailleurs cette logique, nous allons le voir, qui guide le
développement des trois romans de notre corpus, qui aménagent diverses stratégies
réflexives. Bien entendu, la mise en abyme en constitue l'une des occurrences les plus
remarquables.

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1.3 La mise en abyme constitue le mode de composition par excellence du roman
moderniste

Cette propension à développer un langage fondamentalement attaché à la mise en


évidence de ses propres carences et limites, mais aussi de sa magie et de ses potentialités
quant à la création, dépasse largement le cadre micro-structurel des expérimentations
stylistiques de nos trois œuvres. L'autoréférentialité du langage des œuvres modernistes
s'exprime par conséquent au-delà du simple contexte phrastique, grâce au recours à
certains phénomènes particulièrement saillants. En poésie, on l'a vu, le langage s'épuise
dans sa propre tentative à saisir le réel, allant jusqu'à évider totalement la substance de
l'instance lyrique à l’œuvre dans le texte. Le texte n'est dès lors plus qu'affaire de structure,
de dispositifs de mise en scène de la parole. Partant de là, leur dimension autotélique naît
de l'impossibilité foncière à saisir les objets qu'il décrit99.

1.3.1 Les titres des œuvres sont le reflet de leur construction en abyme

On peut alors arriver à se demander quelle équivalence, s'il en existe une – et notre
travail va s'appliquer à démontrer que c'est bien le cas – ces procédés peuvent posséder au
sein du genre romanesque. On l'a vu, à leur échelle et selon leurs moyens propres, les
romans modernistes semblent bien avoir recours à un travail de la langue analogue aux
techniques de brouillage du sens présentes en poésie. Seulement, la forme romanesque
induit nécessairement la présence d'autres structures, d'autres formes de dispositifs, qui
participent de la définition du genre, et permettent aux auteurs de développer des
techniques ainsi que des démarches possédant leur originalité propre. Le potentiel réflexif
de telles œuvres doit donc nécessairement s'exprimer par le biais d'autres figures, dont

99 C'est la grande thèse de Hugo Friedrich, qui fonde toute l'argumentation de Structures de la poésie
moderne.

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certaines sont éminemment caractéristiques des œuvres modernistes. Or, parce qu'il s'agit
d'un dispositif fonctionnant par définition à partir d'une réflexion, d'une réduplication de
l’œuvre, des icônes et autres symboles qui lui sont attachés, la mise en abyme véhicule un
pouvoir réflexif d'importance première. Comme le remarque Lucien Dällenbach, « En tant
que second signe [...], la mise en abyme ne met pas seulement en relief les intentions
signifiantes du premier (le récit qui la comporte), elle manifeste qu'il (n')est lui aussi
(qu')un signe et proclame tel n'importe quel trope – mais avec une puissance décuplée par
sa taille : Je suis littérature, moi et le récit qui m'enchâsse »100. Si l'on suit le critique, la
mise en abyme serait un signe second, au sens où il constituerait la réduplication, donc,
même de façon déformée, la répétition d'un objet appartenant au texte qui l’accueille, ce en
son propre sein. Cet objet se trouve par conséquent, dans sa définition même, subordonné à
l'objet premier dont il est la réplique en abyme, et ne possède de sens qu'en rapport à
l'image qu'il reflète de cet objet à l'intérieur du texte. Seulement, ce rapport d'inclusion et
de détermination du sens ne possède pas uniquement pour intention un redoublement,
signifiant en soi, du sens et du statut que possèdent ces mêmes objets hors des enclaves des
reliefs du textes, tels qu'ils sont produits par les occurrences de la mise en abyme.
En réalité, le phénomène que nous décrivons s'étend bien largement au-delà d'un
simple phénomène de répétition. Il s'agit d'une structure possédant des logiques
signifiantes qui, certes, redoublent celles du texte premier, mais qui en plus de cela sont
dotées de caractéristiques bien particulières. De la sorte, il paraît nécessaire de prendre
conscience que la mise en abyme dépend d'une structure possédant un sens et une fonction
propres, indépendamment du texte qui peut l'accueillir. Cette fonction – et Dällenbach la
met en lumière sans pour autant la désigner véritablement – est, certes, celle de la
réflexivité, dont on a déjà eu l'occasion de s'apercevoir que la mise en abyme était l'une des
manifestations les plus efficaces. Il ne faut cependant pas omettre celle qui demeure
attachée au métadiscours, qui lui seul peut véhiculer le contenu de la prosopopée attribuée
au texte que le critique développe brièvement dans sa remarque, comme en clin d'œil
amusé. Il semble par conséquent évident que la mise en abyme se définit par la démarche
réflexive du texte, qui se tourne vers lui-même dans l'espace du développement d'une telle
figure. C'est ainsi qu'il se saisit comme objet au sein de sa propre matière.
C'est donc autour de la mise en abyme, de ses manifestations et de ses conséquences
sur le texte, que le roman moderniste peut organiser, au moins en partie, le développement

100 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 78-79.

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de ses structures réflexives qui définissent son esthétique. La mise en abyme serait alors,
dans le cadre de telles pratiques, intimement liée aux recherches spécifiques du
modernisme, qui insufflerait à la figure un sens et des fonctions inédits dans l'histoire
littéraire. Telle est en tout cas la position que nous nous proposons de développer. C'est
d'ailleurs la raison pour laquelle le roman moderniste accorde une telle prépondérance à ce
mode de configuration et de structuration des œuvres, récurrent à un point tel qu'il en vient
à définir les textes dès l'abord de leurs seuils.

Ce contact premier qu'entretient le lecteur avec l’œuvre qu'il est en train de lire, ou
qu'il s'apprête à lire, a tout d'abord lieu par le biais du péritexte de l’œuvre, qui se trouve
être déjà révélateur de l'importance que joue la mise en abyme dans le roman moderniste.
En effet, ce que nous nous apprêtons à montrer ici, c'est que les titres des trois ouvrages de
notre corpus sont déjà de bons indices de l'importance qu'occupe la mise en abyme en leur
sein. Cela s'exprimerait alors tant du point de vue de leur construction, donc en tant
qu'entités faisant l'objet d'une syntaxe spécifique, que dans les modes de désignation qu'ils
impliquent, donc dans leurs rapports aux référents auxquels ils se reportent. Assurément, le
titre est un lieu maximal de signification, au sens où il constitue la synthèse la plus aboutie
d'une œuvre, de son sens et de ses démarches, qu'il retranscrit d'une manière ou d'une autre
afin d'en formuler la meilleure désignation, celle qui vient couronner l'ouvrage achevé.
Sans pourtant encore vouloir entrer dans l'interprétation profonde des œuvres, on
remarque en effet que, chez Oscar Wilde, la mention du portrait (« The Picture ») évoque
immanquablement le thème de l'art, ce qui induit, par le biais de cette thématique précise,
le développement d'une représentation d'une représentation. En ce qui concerne Alfred
Jarry et Mário de Sá-Carneiro, il est fait mention d'un écrit ou du moins d'une production à
valeur littéraire représenté par les œuvres en question. La mention générique de la
« geste », rattachée au docteur Faustroll, porte en elle-même cette valeur d’œuvre littéraire
qui fera l'objet d'un enchâssement dans le roman d'Alfred Jarry, et qui sera représentée par
la relation de voyage de l'huissier Panmuphle. Dès lors, le roman prend la forme d'une
narration homodiégétique, et intègre divers objets textuels étrangers au récit premier de
l'huissier. Découlant lui aussi d'une narration homodiégétique, mise en abyme de l'instance
auctoriale, l'ouvrage de Mário de Sá-Carneiro propose, comme chez Oscar Wilde, le
développement d'un métadiscours questionnant l'art. Celui-ci tient son origine de la qualité

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d'écrivain du personnage principal, qui commente sa propre expérience. On retrouve
d'ailleurs cela dès le premier paragraphe du texte, dans cette assertion qui vient directement
redoubler le titre de l'ouvrage, et ainsi réaliser l'identification du narrateur avec le prénom
Lúcio : « eu venho enfim fazer a minha confissão »101.
On le voit à ces quelques remarques préliminaires, le péritexte se dote dans notre
corpus d'une structure révélant la profondeur structurelle qu'adoptent les œuvres. Ainsi, les
titres révèlent à merveille dans leur formulation la logique de soumission d'un ensemble
second à un ensemble premier à l'intérieur des textes, pour reprendre le vocabulaire
employé par Lucien Dällenbach.

L'étude des péritexte révèle les structures principales des œuvres :

La composition des trois titres est, à cet égard, tout à fait en accord avec ce que nous
avançons. Si l'ordre avec lequel nous les considérons déroge à l'ordre chronologique, c'est
pleinement à dessein que nous procédons de la sorte, en suivant une échelle croissante de
leur ambiguïté, donc des difficultés que les titres des œuvres posent à l'analyse.
L'ouvrage d'Alfred Jarry implique un mode de construction donnant une bonne image
des occurrences potentielles de la mise en abyme, telles qu'elles peuplent les textes
modernistes. Au sein du titre, les mentions de la « geste » et des « opinions » ont valeur de
marqueurs génériques clairs, faisant respectivement référence à deux genres distincts
d'écrits. La notion de « geste », conformément à l'étymologie du mot (du latin gesta, qui
désigne une action d'éclat, un haut fait et par extension le récit qui en est fait) insiste sur la
partie dramatique du récit, sur les aventures vécues par le docteur Faustroll et donc, par
conséquent, sur la manière dont elles se trouvent relatées dans le texte. Quant aux
« opinions », ils se rattachent plutôt à une dimension qui a trait à une part plus
philosophique ou méditative de la matière textuelle. Ils font en quelque sorte figure de
pendant à l'action, et insistent sur la part de sagesse présente dans la formulation de la
pensée du docteur, elle aussi retranscrite au travers du texte. À ce titre, la qualité attachée

101 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, Alfragide, Leya, coll. « BIS », 2009, p. 9.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 17) :
« J'envisage maintenant de passer aux aveux »
Nous avons choisi ici de faire suivre cette référence de notre propre traduction, plus proche du texte et
ainsi plus à même d'appuyer notre démonstration, notamment parce qu'elle possède le mérite de
retranscrire le redoublement, dans l'incipit du texte portugais, du terme « confession » composant le
titre :
« Je viens finalement faire ma confession ».

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au nom de Faustroll, celle de « pataphysicien », épithète détachée qui vient faire apparaître
une dislocation du titre, en plus de conférer au docteur un statut spécifique, le dote d'une
autorité propre à transmettre un savoir. Elle se trouve entre autres légitimée par la qualité
de « pataphysicien » du docteur, et figurée par la mention des « opinions », comme cela
pourrait l'être d'une somme de sentences ou de maximes, en somme d'enseignements à
valeur morale ou philosophique. Cette épithète précise aussi, par sa présence, et de manière
parodique, la nature à laquelle appartiennent les hauts faits retranscrits ainsi que la sagesse
véhiculée par le texte, qui est d'ordre fantaisiste. Le titre de l'ouvrage naît en effet de l'effet
d'incongruité produit par l'application de la formulation « gestes et opinions », qualificatifs
pouvant se voir rattachés à un contenu noble, à la 'Pataphysique. Ainsi, la mention de
genres jouissant d'un haut prestige littéraire et intellectuel, comme le récit épique le traité
scientifique ou moral, se trouve appliquée à l'exposition « néo-scientifique » d'une
discipline parodique. D'un point de vue structurel, la formulation engendrée se trouve
d'ailleurs comme rallongée artificiellement par la mention de l'appartenance du docteur à la
discipline pataphysique, mention qui brise l'hypothétique unité initiale d'un titre qui aurait
été limité aux seuls « Gestes et opinions du Docteur Faustroll ». On a donc bien affaire ici
à un titre travaillé dans une logique de détournement des codes, réinvestis parodiquement à
l'occasion de la relation de voyage de l'huissier Panmuphle et qui donc, on l'a vu, se
trouvent en abyme du roman d'Alfred Jarry.
Cet ensemble, « Gestes et opinions », compose le noyau du titre qui, s'il est
relativement long, n'en voit pas pour autant l'importance de ses composants diminuée.
L'article de forme amalgamée « du » les rattache au complément du nom « docteur
Faustroll », fournissant par là un indice quant à leur provenance, mais servant aussi de
cheville stylistique sur laquelle notre analyse peut s'appuyer, ce afin de définir la
construction du titre d'Alfred Jarry comme une manifestation de sa structure en abyme.
L'article « du » est en effet le véritable indice d'une médiation dans le texte, marquant
l'attribution de la matière textuelle à un tiers, et dont la retranscription sera opérée au
travers de la relation de voyage dont l'huissier Panmmuphle est l'auteur. On comprend dès
lors que le texte consiste en la restitution médiate des « gestes et opinions » attachés à la
personne de Faustroll, qui se trouvent en abyme dans le roman. Ce rapport de
subordination des propos développés à l'intérieur du contenu textuel du au docteur
implique la présence d'un médiateur, qui ne sera autre que le narrateur homodiégétique

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qu'est Panmuphle, dont la production occupe la part la plus importante de l'ouvrage en
matière de volume.

Pour ce qui est du roman de Mário de Sá-Carneiro, on remarque en premier lieu la


construction caractéristique du titre autour de la notion « confession », qui implique
directement la production d'un récit à caractère autobiographique. En tant qu'objet
littéraire, cette mention désigne le texte lui-même, ou plutôt feint de ne faire que cela. C'est
en réalité le roman de Mário de Sá-Carneiro qui emprunte les traits spécifiques de
l'énonciation d'une confession autographe, texte attribué au narrateur homodiégétique de
l’œuvre. En d'autres termes, au premier abord, c'est le roman qui se saisit du masque de la
« confession » et de ses marques stylistiques afin de dissimuler, en vertu des impératifs de
l'illusion romanesque, sa nature véritable. Le roman constitue donc une représentation
d'une confession. De la sorte, par sa construction selon le schéma « objet » +
« complément du nom », le titre présente bien l'attribution d'un texte à un auteur
appartenant à la fiction. Cette occurrence révèle donc bien la présence d'une mise en
abyme, le groupe nominal « de Lúcio » venant définir la nature exacte et précise de la
confession en l'attribuant à son narrateur, à la fois personnage principal de l’œuvre et
maître du récit. À travers la structure de ce titre, on assiste donc bien à la retranscription de
l'image de la structure en abyme du texte, qui se trouve fondamentalement bâtie autour
d'une stratégie d'effacement de l'auteur authentique au profit du narrateur. Celle-ci endosse
de la sorte le statut d'auteur fictif du texte au sein de l'environnement fictif du roman. Lúcio
constitue par conséquent bien une figure en abyme de l'auteur, et la confession celle d'une
représentation de la représentation d'un écrit romanesque appartenant à la sphère de
l'intime.
The Picture of Dorian Gray est un titre qui découle d'une composition possédant elle
aussi une apparence relativement simple, mais qui nous guide immanquablement vers des
considérations d'ordre bien plus complexe. En effet, les implications engendrées par son
analyse sont multiples, et illustrent à merveille les ambiguïtés attachées à notre
problématique. Au premier constat, il est nécessaire de remarquer que le noyau de ce titre,
qui fixe l'attention autour de son objet principal, est constitué d'un nom et de son
déterminant « The Picture », auquel est rattaché son complément du nom « of Dorian
Gray ». On remarque que ce complément entretient un rapport d'attribution avec le
fragment qui le précède, rapport engendré par la présence de la préposition « of ». Le

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schéma structurel de ce titre épouse à l'identique celui présent dans la composition du titre
A Confissão de Lúcio, ce qui ne l'empêche pourtant pas de répondre à des modalités bien
plus complexes en matière de référence. En effet, à l'évocation d'un tel titre, on ne peut
qu'être mis en face d'une ambiguïté fondamentale : est-il fait référence au portrait en tant
qu'objet interne à la fiction, celui présent au sein de l'intrigue tel qu'il entretient divers liens
actantiels avec les protagonistes du roman, qui sont les moteurs du récit ; ou est-il plutôt
fait référence à l’œuvre d'Oscar Wilde elle-même, dans le développement qu'elle fait des
caractéristiques morales de Dorian Gray, fournissant ainsi, au fil des pages, un portrait du
personnage ? Bien entendu, tenter de trancher la question n'aurait aucun sens. Seule
l'ambivalence de la formulation sera pour nous vectrice de sens, ce qui implique
nécessairement d'évaluer la portée de l'hésitation que fait naître le titre de l’œuvre.

La partition de l'analyse des titres éclaire leurs différents modes de composition :

Dans son ouvrage Seuils, Gérard Genette répartit les propriétés véhiculées par les titres
en deux catégories non-hermétiques l'une à l'autre, celle des fonctions thématiques et
rhématiques. L'attribut de « thématique » possède pour particularité de « qualifier les titres
portant sur le 'contenu' du texte »102. Il s'applique par conséquent à des titres qui s'attachent
à évoquer un élément interne au texte, suivant une logique de référence par synecdoque de
l'ensemble de l’œuvre en question, identifiée à l'un des objets particuliers qu'elle intègre. À
l'inverse, un titre dit « rhématique » propose une « mention de sa forme ou de son
appartenance générique »103, saisissant ainsi l’œuvre dans sa dimension formelle. De tels
titres évoquent donc souvent une appartenance générique, permettant à l'analyse de
considérer le texte selon un angle formel dont il en est déjà fait synthétiquement une
description. Les titres mixtes existent, qui, selon le critique, toujours « commencent par
une désignation du genre, et donc du texte, et continuent par une désignation du thème »104.
Pourtant, on voit bien là que The Picture of Dorian Gray semble faire exception à cette
règle. En effet, le roman ne se fonde pas sur un enchaînement des termes rhématiques puis
thématiques, mais plutôt sur leur superposition contenue, suivant la logique de la figure
sémantique qu'est la syllepse, à l'intérieur du mot « Picture ». Son ambiguïté recouvre à la
fois l'évocation thématique (le portrait peint par Basil Hallward) et rhématique (le portrait

102 GENETTE Gérard, Seuils, Paris, Seuil, coll. « Points », 1987, p. 85.
103 Ibid. p. 82.
104 Ibid. p. 92.

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que propose l’œuvre du personnage de Dorian Gray). C'est d'ailleurs ce que remarquait
Pascal Aquien dans son ouvrage dédié à la poétique particulière du roman d'Oscar Wilde :
« si le titre renvoie au protagoniste du roman, il a également une dimension à la fois
thématique (la peinture et l'introduction d'un sujet central, Dorian Gray, personnage que le
titre invite à considérer comme une personne) et rhématique (un roman en forme de
portrait), ce dernier aspect supposant la façon dont le personnage va être abordé »105. Ainsi
conçu, on s'aperçoit vite que ce titre implique un rapport particulier du récit avec son
propre contenu, dont il révèle déjà certains traits. La relation en abyme présente à
l'intérieur de l’œuvre est claire, et tourne, on le comprend dès le titre, autour de l'objet que
constitue le portrait, occurrence de l’œuvre dans l’œuvre, révélateur de la présence du
pictural dans le littéraire. En revanche, selon le point de vue rhématique de l'interprétation
du titre, c'est la part métadiscursive de l'ouvrage qui ressort, nous laissant envisager que la
véritable matière du portrait ne sera pas constituée de traits de peinture, mais bien de mots.
Comme le remarque Marie-Noëlle Zeender en introduction à son ouvrage Le
Tryptique de Dorian Gray, « le titre français du roman d'Oscar Wilde, Le Portrait de
Dorian Gray, traduit imparfaitement le sens du mot anglais 'picture', qui veut aussi bien
dire peinture, tableau ou portrait, qu'image au sens de représentation »106. On le voit, c'est
bien le mot « picture » qui est vecteur de toute l'ambiguïté du titre d'Oscar Wilde, ce autant
dans le rapport entretenu avec l'objet désigné qu'avec le type de représentation induit. C'est
d'ailleurs là, dans cet espace fondamentalement défini par d'indécision de son sens, que
s'exprime déjà la rupture qui détermine toute l'intrigue du texte, celle entre l'original et la
copie, la vérité et la représentation, le réel et l'art mimétique. C'est ainsi que, comme le
remarque Pascal Aquien, « loin de postuler un lien indéfectible entre le portrait et le
personnage représenté, le titre annonce discrètement la rupture entre les deux »107. Dès lors,
le titre mixte permet de mettre en avant le rapport déjà conflictuel et ambigu entre l'objet et
sa représentation, entre le portrait et le texte qui le contient.

Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien et A Confissão de Lúcio,


répondent à de semblables critères en ce qui concerne les relations sémantiques entretenues
entre les textes et leurs titres. De façon rhématique, ils révèlent la nature structurelle des

105 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, Nantes,
Éditions du temps, coll. « Variations sur un texte », 2004, p. 12.
106 ZEENDER Marie-Noëlle, Le Tryptique de Dorian Gray : essai sur l'art dans le récit d'Oscar Wilde,
Paris, L'Harmattan, coll. « Critiques Littéraires », 2000, p. 9.
107 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 16.

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textes, et désignent bien les romans selon la forme qu'ils adoptent, respectivement celle
d'un récit d'aventure mêlé de sagesse pataphysique et d'une confession. Cependant, la
présence de la mise en abyme implique un rapport sémantique bien plus complexe
entretenu entre le texte et son titre. En effet, la relation médiate du contenu des romans,
opérée par l'action des narrateurs homodiégétiques à l’œuvre dans le récit, crée un rapport
fondamentalement distant de la matière textuelle avec son propre contenu. En d'autres
termes, elle permet de désigner le texte non plus seulement comme des « gestes et
opinions » ou comme une « confession », mais comme une représentation de « gestes et
opinions » et d'une « confession ». De la sorte, c'est bien un rapport thématique qui est
induit ici, puisque, dans leurs titres mêmes, ces œuvres révèlent leurs statuts de
représentations d'une représentation. Leur forme se trouve intimement liée à la nature de
leurs objets : les œuvres thématisent la représentations en s'appuyant sur la reproduction
fictive de la forme, ou si l'on veut du rhème, au sens où l'entend Genette 108, d'un genre
spécifique.

Comme le remarquait Theodor Adorno, « le titre reproduit le paradoxe de l’œuvre


d'art, qui s'y résume. Le titre est le microcosme de l’œuvre, le lieu de l'aporie de la
littérature elle-même »109. C'est bien à un tel phénomène que nous sommes confrontés ici.
Les œuvres, en se désignant, révèlent leurs contradictions, et étalent leurs machineries par
l'association des termes destinés à la résumer, activité somme toute commune. Le paradoxe
qui mènerait, si l'on suit le théoricien, à l'aporie de toute littérature, mène en ce qui nous
concerne à la mise en valeur de ses limites en matière de représentation. Dans notre
situation, ce phénomène est manifeste, et exprime déjà toute l'ambiguïté de la question de
la mise en abyme. En effet, en représentant une représentation, le texte se désigne comme
manipulation, comme « feintise »110, comme jeu, donc, aussi, comme illusion. Le pacte de

108 Genette se déclare, dans Seuils, pleinement conscient des effets de distorsion de sens qu'induit la
récupération des termes « thème » et « rhème » au vocabulaire de la linguistique :
« J'emprunterai à certains linguistes l'opposition qu'ils marquent entre le thème (ce dont on parle) et le
rhème (ce qu'on en dit). L'emprunt, je le sais, ne va pas ici, comme toujours, sans distorsion, mais j'en
assume le péché pour l'efficacité (et l'économie) de ce couple terminologique ».
GENETTE Gérard, Seuils, op. cit., p. 82.
Ce qui est ici mis en avant, c'est la valeur de commentaire induite par la notion de rhème, qui permet
l'expression, lorsque la notion est appliquée à un titre, d'un énoncé procédant à d'une désignation
formelle de l’œuvre en question.
109 ADORNO Theodor W., « Titres », In : Notes sur la littérature, Paris, Flammarion, coll. « Champs
essais », 1984, p. 240.

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la représentation, impliquant la « suspension volontaire de l'incrédulité »111, se trouve ici
transgressé, puisque cette incrédulité n'est plus requise : en se désignant comme littérature,
le texte met de côté les impératifs de la pure illusion référentielle au profit d'un travail
réflexif, destiné à démythifier l'appareil littéraire et les stratégies mimétiques qui
l'accompagnent. De la sorte, le texte en vient à se révéler et, en quelque sorte, à dissoudre
son sens en lui-même, car c'est dans sa propre démarche mimétique qu'il trahit, en la
révélant, l'illusion mimétique. En se désignant eux et leurs objets comme littérature, nos
trois romans ne manquent de se dénoncer eux-mêmes comme représentations. C'est ce
genre de dispositifs que mettent en place Alfred Jarry et Mário de Sá-Carneiro en épousant
des codes génériques précis et en les débordant par la représentation des mouvements à
l’œuvre dans l'acte d'écriture. C'est aussi ce que fait Oscar Wilde en bâtissant son œuvre à
l'image d'un portrait. En somme, c'est au sein même de l'effort mimétique qu'elles
déploient que nos œuvres mettent en avant, et par là fragilisent, remettent en question la
mimésis conçue en tant que capacité du langage à représenter le monde.

1.3.2 Les intrigues fonctionnent grâce à la profusion de figures interprétables


comme des mises en abyme

Après avoir éclairé la composition des titres des trois œuvres de notre corpus en
rapport avec le problème de la mise en abyme, se pose logiquement la question de la
réflexivité que véhiculent pareils énoncés. En effet, à ce stade de notre réflexion, il paraît
pertinent de s'interroger sur les différents espaces réflexifs aménagés au sein des œuvres,

110 Nous empruntons ici le vocabulaire développé par Jean-Marie Schaeffer, ce afin de mettre en lumière la
part de dévoilement des mécanismes fondamentaux de la fiction que le roman moderniste intègre. Si
nous n'aurons pas recours à l'approche cognitiviste du critique, il nous a paru intéressant de récupérer
cette terminologie dans l'optique de fournir une analyse des procédés de dévoilement de l'illusion que
l'esthétique que nous étudions semble bien produire. Elle possède en outre le mérite de préciser quels
aspects de la fiction deviennent à la fois le support et la cible des mécanismes réflexifs du roman
moderniste.
SCHAEFFER Jean-Marie, Pourquoi la fiction ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1999.
111 Selon la fameuse expression de Coleridge, attachée à l'illusion procurée par l'imaginaire romantique :
« willing suspension of disbelief ».
COLERIDGE Samuel Taylor, Biographia Literaria, The Collected Works, Priceton, Priceton University
Press, 1983, t. VII, vol. 2, p. 6.

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ainsi que sur les liens thématiques et structuraux qu'ils entretiennent avec la question de
l'art mais aussi de la littérature. Les questionnements engagés sont évidemment multiples
et tendent, à chaque fois, à s'organiser en réseaux de sens déterminant la portée réflexive de
l’œuvre, et soutenant par conséquent les démarches esthétiques qui les soutiennent.

De ce fait, il est nécessaire de remarquer que la portée de tels mécanismes est


extrêmement importante, puisqu'elle semble pouvoir déterminer l'ensemble de
l'interprétation que l'on peut produire des trois œuvres de notre corpus. C'est en effet à
partir de la base réflexive et des éléments narratifs et actantiels qu'elle engage que peuvent
être pleinement saisies certaines subtilité de sens, qui permettent à l'analyse de se frayer un
chemin sûr au sein d'une matière textuelle parfois très dense. Ce n'est d'ailleurs que de cette
manière qu'il nous sera possible d'offrir une compréhension plus avancée de phénomènes
incluant, par exemple, les nombreux effets d'indétermination du sens que nous avons déjà
pu décrire, ce en rapport aux rhétoriques du suggéré adoptées par les trois auteurs. Ce sera
aussi le cas de divers mécanismes dont nous aborderons la question lorsque l'état de notre
réflexion en permettra la meilleure intelligibilité, comme celui du double ou de la
métalepse.

Avant cela, nous nous devons cependant impérativement de centrer notre propos
autour de considérations légèrement plus générales, qui vont nous permettre de confirmer
nos impressions premières, suscitées par l'examen approfondi des titres des trois ouvrages.
Étant partis du constat que la structure de cet élément majeur du péritexte est révélatrice du
contenu de chacun des trois romans, au sens où leurs titres évoquent déjà soit un rapport
préalable d'imbrication, soit un univers thématique lié aux problématiques artistiques et
littéraires, il va donc être à présent temps de montrer comment cela s'organise en texte.

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1.3.2.1 The Picture of Dorian Gray propose une forme de mise en abyme encore
structurante par le biais du portrait

Nous l'avons évoqué, la mise en abyme s'exprime dès les premiers abords dans le
roman d'Oscar Wilde. Elle se trouve en effet déjà thématisée dès le seuil de l’œuvre, par le
biais de la figure du portrait, qui évoque le monde de l'art et les problématiques qui lui sont
liées. Cependant, les choses sont bien plus profondes qu'il n'est généralement admis. Ainsi,
tant dans sa structure que dans la valeur des questions qu'il aborde, The Picture of Dorian
Gray revêt une complexité qui dépasse de très loin ce que l'on peut attendre d'une œuvre
que l'on a coutume d'adresser à un jeune public afin de stimuler son goût pour la lecture,
comme il est souvent pratiqué dans le cadre scolaire. En effet, plus qu'un simple objet
destiné à orner le récit et à motiver les interactions entre ses différents actants, le portrait
polarise tout le métadiscours wildien émis à propos de l'art. Il en est ainsi qu'il s'agisse de
peinture ou de littérature puisque, au fond, tout l'enjeu repose sur le même problème, celui
de la représentation et de ses enjeux, de la mimésis et de son langage.De la sorte, le tableau
et ses problématiques se trouvent bien placés au centre du récit, et les autres éléments de la
fiction, tels que le sont les personnages, leurs actes et leurs paroles, se trouvent
subordonnés à l'importance prépondérante de l'élément pictural. En leur fournissant une
réalisation concrète, donc en engendrant des actions, c'est véritablement lui qui concentre
et dynamise tout le pouvoir d'évocation de l'ouvrage, toute la trame événementielle du
roman et, par conséquent, toute sa charge symbolique.
Comme le remarque Liliane Louvel dans son ouvrage déjà cité, « le récit s'organise
autour du portrait qui acquiert un pouvoir structurant, celui d'un principe unificateur. Le
tableau provoque le vœu et déclenche l'action, il catalyse les désirs avant d'être objet de
répulsion »112. Ainsi, on peut parfaitement mettre en lumière cette dimension
fondamentalement structurante attachée au portrait dont les occurrences, au demeurant peu
nombreuses, se distinguent par leur aspect déterminant du point de vue de l'intrigue. En
effet, par son rôle de déclencheur du vœu, le portrait se fait le support du premier nœud de
l'action présente dans le roman, et lance par la même occasion toute l'intrigue. Par son
aspect de catalyseur de désir, il entraîne Dorian dans une course fascinée à

112 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 31.

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l'expérimentation des sensations que peuvent lui procurer les sens, puis par une délectation
toute aussi puissante à la vue des modification successives du tableau. Enfin, par le dégoût
éprouvé face à la satiété causée par un tel mode de vie et face au constat de sa dégradation
morale, la vue du portrait provoque chez le personnage un désir de rédemption.
L'échec de cette démarche introduit alors l'ultime acte du roman, celui de la
destruction du tableau, qui scelle l'intrigue en provocant la mort de Dorian, et en
rétablissant l'ordre premier faisant recouvrir au tableau sa beauté originelle.
De la sorte, on adhérera aux vues de la critique, affirmant que :

Le portrait est intimement constitutif de la structure dans la mesure où ses


modifications s'inscrivent sur l'axe temporel, tout comme le roman, art du
temps, qui représente la vie humaine, elle-même déterminée par un
commencement et une fin, et nécessairement marquée par des changements.
Dans le roman, le passage et le décompte du temps sont rendus par les
différentes visualisations du portrait et la constatation de ses altérations qui
témoignent de la dégradation morale de Dorian par une série d'actes immoraux,
ce qui d'ordinaire constitue la trame d'un récit, ses péripéties113.

De cette manière, se trouve mise en lumière cette propension que possède le tableau, au
cœur de l’œuvre, à réguler le récit par la suite de ses altérations. Il nous est donc permis
d'affirmer qu'au fond, et cette dimension est déterminante, le portrait est lui-même récit.
Par ses métamorphoses successives, il inscrit en son propre sein le passage du temps,
l'évolution d'une trame qui est celle de la vie, dont il constitue la représentation. Ses
altérations ne peuvent dès lors qu'être définies comme autant de traces témoignant des
événements définissant l'intrigue. C'est de cette manière que le tableau, par la mutabilité de
son apparence, par ses modifications successives faisant occurrence en fonction des actes
de Dorian, se fait le relais du récit lui-même, son double en abyme. Dans The Picture of
Dorian Gray, c'est en premier lieu la thématisation de l'art, par le biais de la référence
picturale portée par le portrait, qui se fait le moteur du développement en abyme de
l'ouvrage. Liées par analogie grâce à leurs narrativité respectives, la peinture et la

113 Ibid., p. 32.

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littérature fonctionnent de pair, et leur conjonction au sein du même espace induit
indiscutablement un questionnement à propos de l'art et de la représentation.

1.3.2.2 Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien intègrent une


bipartition en abyme du pôle auctorial

L'organisation de l'ouvrage d'Alfred Jarry, qui semble bien répondre aux modalités que
nous décrivons au sien des esthétiques modernistes par son recours au phénomène de la
mise en abyme, s'organise autour des deux figures principales du texte, respectivement
l'huissier Panmuphle et le docteur Faustroll. En sa qualité de pataphysicien, le docteur
Faustroll est incontestablement le détenteur du savoir véhiculé au travers de l’œuvre,
savoir pataphysique, en concordance avec le sous titre de type générique porté par
l’œuvre : « roman néo-scientifique ». Dès lors, suivant une telle indication, c'est le roman
dans son entier qui est destiné à relayer une sagesse spécifique. Il se définit, par cette auto-
désignation, comme porteur d'une connaissance et d'une sagesse nouvelles, relayées par le
biais de l'exposition des « geste et opinions » du docteur. Il convient donc en premier lieu
de remarquer que cette nouvelle sorte de discours s'articule autour d'une contradiction
fondamentale, contenue dans l'appellation même adoptée pour le sous-titre de l’œuvre. En
effet, les termes « roman néo-scientifique » impliquent une alliance, une conjonction
d'éléments. Il porte le sémantisme d'une rencontre de la fiction, par la mention générique
de « roman », et de la prétention à toucher à une vérité, avec celle de « scientifique ». Sans
pourtant tendre à l'illustration des applications potentielles de la science existante, malgré
les interactions imaginaires du docteur Faustroll avec un « pair » tel que Lord Kelvin, le
roman se propose de développer une nouvelle manière d'interpréter le monde, par le biais
de méthodes propres à ce qui est présenté comme une nouvelle discipline, la 'Pataphysique.
En tant que producteur de ce savoir, Faustroll constitue donc une instance créatrice
représentée par le texte, ce qui nous permet de le définir comme une image en abyme du
créateur. Sa maîtrise de la science pataphysique le dote d'un savoir que nul autre
personnage ne possède, ni d'ailleurs même le lecteur, savoir dispensé au fil du voyage par

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le biais de ses actes et de sa parole. En tant que tel, entendons en tant que détenteur d'une
somme d'informations patiemment délivrées au long du récit, il est parfaitement
assimilable à la figure de l'auteur, qui seul est capable de réguler le tracé de son écriture,
ainsi que le savoir qu'il délivre au fil des mots. À ce propos, au-delà d'être le possesseur
d'un savoir a priori supérieur, parce que nouveau et inconnu, il est aussi nécessaire de
remarquer que le docteur est avant tout, nous le verrons, un producteur de texte. Sa qualité
d'écrivain n'est d'ailleurs pas sans poser problème.

Cette position spécifique, combien remarquable dans le contexte de notre étude, n'est
cependant pas le monopole du docteur. En effet, toute geste se doit d'être recueillie par un
chroniqueur, un compilateur, une voix qui immortalise et célèbre les qualités héroïques du
héros épique dont elle retranscrit les exploits. Or, dans le texte, le premier garant de la
geste faustrollienne n'est pas le docteur, mais plutôt son compagnon de voyage, engagé de
façon plus ou moins forcée dans ce périple, l'huissier Panmuphle. Peut-être est-il d'ailleurs
particulièrement utile d'insister sur cet aspect de l'implication de l'huissier au sein du
voyage qui rythme le déroulement de l’œuvre. En effet, au chapitre VI, intitulé « Du bateau
du docteur, qui est un crible » et décrivant les qualités de la nef au sein de laquelle
Panmuphle prendra rame, Faustroll exprime, à la fin de son avant-dernière réplique, le
caractère obligatoire du périple, qui se trouve imposé à l'huissier, renversant ainsi les
autorités. Il parle d'un « voyage sur la nécessité duquel je ne demande pas vote avis »114.
Dès lors, c'est donc l'autorité pataphysique, néo-scientifique, du docteur, qui découle de la
possession d'un savoir inconnu de Panmuphle, prenant ainsi le pas sur la sienne, qui est
pourtant de nature légale et administrative. On observe donc là le moment charnière où la
fiction se dote d'une valeur supérieure au réel. C'est précisément le moment où sa force de
suggestion, dont le voyage va démontrer et développer les attributs, soumet les puissances
coercitives appartenant à l'environnement commun et routinier dans lequel les individus
évoluent.
Cette plongée dans la fiction entretient donc, logiquement, un rapport avec celle à
laquelle se plie le lecteur lors de son acte de lecture : lisant ces mêmes lignes, il se trouve
embarqué dans la fiction, saisi dans le flot des actions et accompagne alors le docteur et
son équipage dans leur périple « De Paris à Paris par mer », titre du Livre III. La mise en
évidence d'un tel phénomène n'est bien sûr pas innocente de notre part. Ce qu'il est en effet
114 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, Paris,
édition établie et commentée par le Collège de 'Pataphysique, op. cit., p. 99.

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nécessaire de remarquer ici, c'est la part métadiscursive des injonctions faustroliennes, qui
sont par moment dotées d'une véritable valeur performative. Cela se vérifie dans la mesure
où ces impératifs agissent hors du texte, et initient, en ce qui concerne l'occurrence que
nous venons d'étudier, une plongée en fiction, happant le lecteur dans leur mouvement. Si
de tels phénomènes peuvent trouver leur réalisation, c'est bien entendu grâce au statut en
abyme de la figure de Faustroll, qui récupère aussi les attributs de la figure auctoriale, ce,
on l'a vu, à l'intérieur de la fiction. En cela, cette injonction, symbole de l'entrée en fiction
et acte qui préside au départ du voyage donnant naissance à la geste faustrollienne, c'est
aussi et peut-être avant tout, bien sûr, celle d'Alfred Jarry adressée à son lecteur. De la
sorte, comme embarqué en ce même lieu dans l'espace du livre et de son intrigue, le lecteur
effectue sa propre navigation. Dès lors, la lecture se définit comme un voyage littéraire au
travers des pages non seulement imprégnées de sagesse pataphysique, mais surtout
marquées des œuvres des écrivains et artistes auxquels Alfred Jarry dédie chacun des
chapitres correspondant aux diverses haltes des navigateurs lors de leur périple.

Pour en revenir à l'huissier Panmuphle et ainsi ne pas occulter son importance,


combien prépondérante eût égard à celle du docteur, il est nécessaire de remarquer qu'en sa
qualité d'homme de loi, il exerce naturellement une activité d'écriture. Elle s'exprime en
premier lieu dans l'aride prose procédurière qui fait la particularité des chapitres I, III, IV et
V. Seulement, après le début du voyage, qui constitue véritablement le cœur du récit,
permettant à l'intrigue de se déployer et aux autres occurrences composant l'ouvrage de
prendre place dans l'espace du roman, son écriture change. En effet les traits stylistiques
qui fondent sa particularité au tout début du roman disparaissent, ce au profit d'une
stylistique dont nous avons déjà décrit les modalités, qui sont celles d'une prose poétique
intégrant les logiques propres au langage de la modernité. Indéniablement, ce départ pour
le voyage pataphysique dirigé par le docteur, nourri de ses « opinions » et dont la relation
immortalise ses « gestes », se trouve être à l'origine de profondes modifications pour le
personnel du roman, surtout pour Panmuphle.

Dans le roman, cette dimension apparaît par le biais de la dimension initiatique de la


navigation faustrolienne. Remarquons d'abord que différentes valeurs peuvent lui être
attribuées. Premièrement, il s'agit d'un voyage littéraire qui, sur le modèle de le geste
parodique rabelaisienne, transporte ses protagonistes d'île en île. Seulement ici, chacune

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d'elles constitue la synthèse de l'univers de chaque artiste dédicataire du chapitre qui lui est
attribué. Ainsi, ces passages, aux fortes allures de poèmes en prose, sont beaucoup plus
descriptifs que narratifs. L’œuvre s'y développe plus stylistiquement qu'en matière de
narration, puisque les actions qui y sont menées sont rares. Peut-être pouvons nous aussi
considérer ces passages selon certains procédés caractéristiques de l'écriture rabelaisienne,
comme la poétique de la liste : si l'on y songe, tout le Livre III n'est qu'énumération, dans
la mesure où ses différents moments sont séparés par des ellipses. Ce qu'il advient de la nef
du Docteur Faustroll entre son départ d'une île et son arrivée dans une autre ne nous est
ainsi pas relaté. Les épisodes se trouvent donc juxtaposés les uns aux autres. On peut aussi,
bien évidemment, songer à la dimension carnavalesque de l’œuvre d'Alfred Jarry, étant
donné qu'elle présente un manifeste renversement des autorités et des valeurs. L'exemple
que nous donnions il y a peu à propos de l'inversion des autorités qui se produit au moment
de l'embarcation entre l'huissier, représentant de la loi, et Faustroll, dépositaire d'une
érudition pataphysique, en constitue un échantillon assez remarquable.
Afin d'appuyer notre propos, il paraît aussi intéressant de souligner, avec l'aide du
Collège de 'Pataphysique, que « selon une étymologie qui eut ses partisans, le carnaval fut
d'abord char naval, véhiculant Dionysos venu de la mer pour célébrer ses fêtes. Au Moyen
Âge, on promenait, durant le carnaval un navire placé sur des roues. Une des origines du
carnaval est une procession au cours de laquelle les pêcheurs sortaient leurs embarcations
de l'eau et les promenaient en ville »115. En effet, si l'on suit cette logique d'inversion,
l'huissier Panmuphle, image de l'autorité juridique à laquelle sont soumis les individus,
perd très rapidement sa position dominante au contact du docteur Faustroll, qui devient de
fait le seul maître à bord de l'as. C'est en effet lui qui possède le savoir, pataphysique bien
sûr, qui va lui permettre de se diriger au travers des différents univers artistiques décrits
dans les îles. Panmuphle se trouve donc initié à la science du docteur. Nous l'avons évoqué,
l'effet le plus notable de ce changement dans le rapport liant les deux personnages se
manifeste en rapport au style adopté au cœur même de l'écriture guidant le roman. En effet,
dès son embarquement, l'huissier abandonne son langage juridique, parodié par Alfred
Jarry dans toute sa redondante outrance, pour adopter un style qui ne cessera de s'élever
jusqu'au plus haut niveau de virtuosité.

115 Ibid., p. 105.

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Suivant nos affirmations, on pourrait être en premier lieu tenté de penser que c'est
l'huissier Panmuphle qui est l'objet de cette initiation. L'évolution de sa manière de
s'exprimer, puis sa compréhension plus avancée de ce qu'est la 'Pataphysique peuvent nous
faire penser cela. Sa langue est d'abord, dans les cinq premiers chapitres, satire de l'esprit
procédurier, et révélation du caractère absurde d'une écriture basée purement sur un soucis
de description minutieuse de la réalité. Le voyage pataphysique, lui, révèle ce qu'il existe
de supérieur aux faits. Mais que penser d'une initiation qui s'achève par la mort ? Surtout
une mort aussi ridicule. En effet, si cette scène est décrite avec la virtuosité habituelle de
l'auteur, n'oublions pas que Panmuphle meurt noyé, tout simplement parce que le bateau
terrestre de Faustroll est mis à l'eau par le docteur lui-même, afin d'éviter qu'il ne
s'embrase. Dans ce cas, l'initiation pourrait être celle du fameux possesseur de la nef, à qui,
ne l'oublions pas, l’œuvre doit son titre. Ainsi, marquant une sorte d'accomplissement du
voyage, puisqu'elle en marque la fin, la mort devient pour lui une ouverture en direction de
nouvelles possibilités, celles de l'exploration du « royaume de l'inconnue dimension »116.
Celles-ci mènent finalement à de nouvelles découvertes d'ordre néo-scientifique, dont la
mesure de la surface de Dieu constitue l'exemple le plus remarquable.

Face au constat de la coexistence de deux personnages d'écrivain au sein du même


ouvrage, on peut dès lors remarquer que cette bipartition de la tâche d'écriture est le reflet
parfait du titre du roman d'Alfred Jarry, plus spécifiquement de son fragment primitif
« Gestes et opinions » qui en retranscrit la part proprement littéraire. Nous pouvons
comprendre cela au sens où ces deux substantifs dénotent un contenu que nous avons déjà
décrit comme se faisant l'indice de la retranscription d'une matière littéraire, et découlant
donc de l'effort fictif propre à tout acte d'écriture attribué à un personnage. Or, ces deux
noms sont ici associés par le biais de la conjonction de coordination « et », qui indique
clairement, d'une part, l'association en un même espace de deux contenus différents par
leur nature, et d'autre part, de leur différence fondamentale, puisqu'ils constituent au fond
deux objets textuels bien distincts. C'est là le contre-coup direct de cette association.
Partant de là, on peut parfaitement arriver à définir la dimension narrative, purement
attachée au contenu de la relation de voyage, comme correspondant à l'objet épique qu'est
la part de geste intégrée au roman. Cette partie, c'est celle assumée par Panmuphle, qui
occupe bien une fonction de transcripteur des actions du docteur. En parallèle à cela, vient

116 Ibid., p. 424.

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prendre place au sein de l’œuvre la part des « opinions » de Faustroll, somme, on l'a dit, de
ses enseignements et de ses recherches pataphysiques. Ce deuxième pôle thématique
intervient de manière plus statique, n'induisant pas véritablement de récit, mais consistant
plutôt en une subtile distribution de fragment de savoir néo-scientifique. À cet égard, les
chapitres appartenant aux Livres II et VIII paraissent constituer un bon exemple
d'intervention directe du docteur.
On le voit à ce bref examen de la composition du roman, examen encore superficiel
que nous approfondirons bientôt, l'hétérogénéité de la composition de l’œuvre constitue
l'un des points centraux de sa compréhension et de son interprétation. Ainsi,
l'interpénétration des discours des deux figures principales d'écrivain révèle toute la
difficulté qui réside en l'appréhension d'un roman fonctionnant selon un principe
fragmentaire. C'est d'ailleurs leur association qui aboutit à l’œuvre telle qu'elle nous
apparaît, en une sorte de synthèse menant à la composition finale d'un ensemble
hétérogène : le roman pris dans son unité. De la sorte, se trouve mis en lumière, d'une part,
cette dynamique particulière qui sous-tend l'esthétique à l’œuvre dans le roman, puis,
d'autre part, ce rapport si particulier qu'entretiennent entre eux, puis en relation à
l'ensemble de l'architecture de l’œuvre, chacun des fragments.

1.3.2.3 A Confissão de Lúcio met en place un personnel intégralement composé de


figures reliées au domaine de l'art et de la littérature

Mû par bien d'autres logiques structurelles, le roman de Mário de Sá-Carneiro se


distingue tout autant que les deux autres romans par la profusion des figures de créateur
qu'il met en place. En effet, à l'intérieur de la narration assurée par le narrateur
homodiégétique, il nous est possible de définir l’œuvre et son intrigue comme ne vivant
que de l'interaction de quelques personnages, tous rattachables au domaine de la littérature
ou de l'art en général. Soit ils sont directement écrivains, comme Lúcio ou Ricardo, soit ils
sont symboliquement rattachables au domaine de la création, comme c'est le cas du
personnage de Marta. D'ailleurs, comme le remarque Pamela Bacarisse dans son article sur

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l'image de l'art dans l’œuvre de l'auteur, « presque tous les personnages de la fiction de
Mário de Sá-Carneiro sont des artistes, nourrissant souvent des préoccupations liées aux
problèmes de la création artistique »117. Nous l'avons dit, c'est le narrateur lui-même, auteur
de sa propre confession, qui figure en premier lieu dans A Confissão de Lúcio. On sait
d'ailleurs qu'il occupe le métier d'écrivain, et qu'il jouit en relation à cela d'une certaine
reconnaissance. On l'a vu, cette position fait de lui le relais privilégié de la figure de
l'auteur, dont il constitue la figuration en abyme. Il est le maître du récit, et tout le
processus de lecture et d'interprétation de l’œuvre est soumis aux mouvements qu'il est
censé avoir insufflé à son texte. Figure fictive de l'auteur, certes, il constitue avant tout une
figure d'écrivain, telles que s'en développent plusieurs autres dans le roman, qu'il apparaît
alors judicieux de rapprocher les unes des autres. Animant tout le premier chapitre de
l’œuvre de sa présence excentrique, Gervásio Vila-Nova fait en quelque sorte figure de
l'artiste raté. Il est un créateur stérile, qui s'est plutôt rattaché à adopter la posture de
l'artiste que la fécondité attachée à une semblable position :

O seu génio […] se consumiria a si próprio, incapaz de se condensar


numa obra, disperso, quebrado, ardido. E assim aconteceu, com efeito. Não foi
um falhado porque teve a coragem de se despedaçar118.

On le voit, en plus d'être lié à la stérilité, s'épuisant en mots et en attitudes, Vila-Nova est
une figure reliée à la mort et à l'impuissance, malgré la somme de l'énergie dépensée. Sa
seule véritable création, son seul succès qui lui a évité la disgrâce et le statut de raté, fut
son suicide. C'est donc dans la destruction et l'aporie la plus radicale de toute création,
celle de l'art face à la mort, que Gervásio peut exister.

117 BACARISSE Pamela, « Mário de Sá-Carneiro : a imagem da arte », op. cit., p. 40.
Nous traduisons du portugais :
« quase todas as personagens da ficção de Sá-Carneiro são artistas, muitas vezes com preocupações
atinentes aos problemas da criação artistica ».
118 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 14-15.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 23) :
« son génie […] ne pourrait que se consumer à sa propre flamme, incapable qu'il était de se concentrer
sur une œuvre – trop dispersé, trop déchiré, trop ardent. Et c'est ce qui en effet arriva. Il ne fut pas un
raté, ayant eu le courage de s'éliminer lui-même ».

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À l'opposé, on trouve Ricardo de Loureiro, représentation archétypale de l'artiste de
génie, du talent absolu, de l'esprit élevé au rang de manière d'exister. En effet, chez ce
personnage, tout désir ne peut qu'être de l'ordre de l'élévation spirituelle, et tout, au fond, à
trait à l'intellect, y compris les relations sociales. Cette posture engendre la question du
problème entretenu entre l'écrivain et la société qui l'entoure, puisque, afin de maintenir sa
connexion avec le réel, Ricardo se trouve dans le besoin de s'appuyer sur le développement
d'un rapport ambigument érotique avec ses relations proches. Seulement, la nature de cet
érotisme est uniquement de nature intellectuelle, d'où toute la difficulté qu'il existe à saisir
véritablement la substance de ce personnage. Il se situe en effet comme en perpétuelle
balance entre l'échelle de ses désirs et autres aspirations, et leur réalisation dans le monde,
hors des sphères de la pure spéculation d'ordre esthétique. C'est donc par le biais de son
caractère même que se trouve cristallisée l'image d'un artiste dans son sens le plus absolu,
mais aussi le plus stéréotypique. Héritier de la grâce quasi divine qui touche le génie
romantique, il se trouve animé d'une dévotion absolue pour le Beau. Constitutive de son
mode d'être au monde, cette vocation se trouve transmuée en une sorte de malédiction, en
accord avec l'image de l'artiste maudit que la modernité a largement diffusée. Cette
déchéance, cette inadaptation fondamentale, le mène d'ailleurs à l'échec le plus absolu,
marqué par la mort et la destruction de son œuvre. L'artiste idéal trouve donc chez Mário
de Sá-Carneiro la mort, ce au travers de sa réalisation qui est pourtant celle qui est la plus
aboutie, celle qui parvient à mimer la vie, à l'imiter à la perfection et même, telle la Galatée
de Pygmalion, à vivre.

On le voit, au delà de la problématisation de l'art, le roman met en place un vaste


système montrant l'impossibilité pour les artistes de réaliser leurs aspirations à la
perfection, à l'absolu. Cette configuration est permise par la convocation d'un personnel,
certes relativement réduit si l'on exclut les figures fugitives qui ne servent qu'à peupler de
leur ombre les réunions entre créateurs, mais entièrement attaché aux questions de la
création. En représentant un tel milieu de dialogue et d'échanges naissant autour de la
littérature, les interactions animant le personnel du récit constituent de véritables miroirs de
cette période de bouillonnement artistique et de socialisation de l'art que fut la modernité.
Ainsi, à travers ce milieu relativement réduit et construit autour de l'univers intime des
créateurs, A Confissão de Lúcio présente une réflexion sur l'aporie à laquelle mènent les
recherches visant à une reproduction au plus près de la vie et du réel. Le personnage de
Marta oriente véritablement l’œuvre, et par là notre interprétation de ce que peut être la

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place de la mise en abyme dans le roman moderniste. C'est en outre elle qui cristallise cette
attaque à l'encontre des esthétiques réalistes et naturalistes, donc des prédécesseurs dont les
modernistes tendent à s'écarter radicalement. Répétition de l’œuvre à l'intérieur de l’œuvre,
il semble qu'elle permet, en premier lieu, le surgissement de la question du miroir et de la
réflexivité. C'est en somme tout l'appareil spéculaire que la mise en abyme peut s'employer
à fournir lorsqu'elle est intégrée dans une œuvre qui se trouve alors mis en jeu.

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Partie 2 : La mise en abyme permet aux œuvres de s'engager sur la voie de
l'autoréférentialité

2.1 La mise en abyme est un dispositif privilégié dans la mise en place d'un espace
spéculaire à l'intérieur des œuvres

Définies comme autant de structures de base, nous venons de tenter de montrer que les
titres et actants que chacune des œuvres intègrent font l'objet d'un rattachement fort aux
thématiques de l'art. Les intrigues des trois romans font à chaque fois évoluer, sous forme
de duos ou de trios (Dorian et le tableau ; le docteur Faustroll et l'huissier Panmuphle ;
Lúcio, Ricardo et Marta), des personnages dont les interactions permettent de développer
une illustration du contenu des péritextes. Seulement, et c'est là une évidence, les intrigues
ne se résument pas, et ne doivent d'ailleurs pas être résumées à la simple somme
d'interactions nourries entre quelques personnages vulgairement qualifiables de
« principaux ». C'est en effet toute la matière qui gravite autour d'eux qui va permettre de
déterminer non seulement la nature des rapports qu'ils entretiennent, mais aussi leurs
propres qualités. La dimension spéculaire de certaines occurrences du texte qui va donc se
trouver construite autour de figures mineures du texte, ce qui induit nécessairement la
création de réseaux de sens fondamentaux pour l'interprétation des trois romans. De la
sorte, c'est tout un ensemble de clés de lecture qui se trouvent mis à disposition du regard
herméneute à l’œuvre dans l'acte de lecture. Il va à présent convenir pour nous de mettre en
lumière certains de ces procédés, qui seront déterminants pour la suite de notre analyse.
Nous resterons toutefois attentifs à la valeur spéculaire dont peuvent se doter les
manifestations de la mise en abyme, qui en constitue un intéressant indice révélateur.

Ces objets actantiels, qui se distinguent, nous le verrons, par leur prépondérance, sont
donc mis au service de l'intrigue qu'ils nourrissent. Cette qualité les propulse au rang
d'occurrences de première importance pour notre question, malgré leur aspect
apparemment secondaire au sein du récit. Peut-être serait-il tout d'abord utile de
s'intéresser, afin de gagner en précision, à quelques modalités de la réflexivité, puisque

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c'est sur ce point là que nous nous proposons de réfléchir à l'aide des manifestations que
nous allons prochainement décrire. Nous le verrons, cette approche va nous mener à la
découverte de quelques subtilités qui trouveront une place de choix au sein de notre
interprétation de la mise en abyme dans chacun des romans, ce qui s'avérera déterminant à
l'occasion de nos réflexions prochaines.

Dans son essai sur les Textes fantômes, manifestations profondément liées aux
problématiques du fantastique et à la charge spéculaire qui est à la base de leur esthétique,
Denis Mellier propose de définir la littérature réflexive comme « une littérature qui opère
sur elle-même un retour, un renvoi, qui s'expose comme son propre sujet, ou qui, de
manière plus ponctuelle, dans la singularité d'un texte, expose ce qui vaut pour elle seule
quant à son organisation interne, ses thèmes, ses structures »119. Selon cette définition, la
réflexivité se distinguerait potentiellement à travers deux qualités qui se rejoignent d'une
certaine manière. En effet, si l'on suit la première partie de la phrase ; serait tout d'abord
spéculaire tout texte se posant comme sont propre sujet, en somme tout texte se définissant
comme le propre lieu de référence de la matière qu'il convoque. Deuxièmement, serait
aussi spéculaire un texte qui met en avant les caractéristiques qui lui sont propres, dans une
démarche pleinement autotélique de monstration, d'exhibition.

De la sorte, au regard de notre corpus, il paraît remarquable que chacun des trois
romans répond à de telles exigences. C'est le cas dans The Picture of Dorian Gary, puisque
l'univers de l'art redouble la thématique littéraire de l'ouvrage, qui à la fois constitue un
portrait de son personnage et illustre, par le biais du tableau, les rapports que le personnage
entretient avec son image, qui constitue une mise en abyme du roman et de sa démarche.
Dès lors, on observe bien cette propriété particulière à la réflexivité, qui induit, selon
Lucien Dällenbach que « toute réflexion est un procédé de surcharge sémantique »120. C'est
en effet sur deux niveaux de sens, parfois plus mais jamais moins, que se déploie ce
rapport de réflexion. Il ne peut s'établir que grâce à la superposition de plusieurs strates de
sens, induisant la multiplication des niveaux de lecture des énoncés. C'est exactement ce
que l'on peut constater avec le titre du roman wildien, redoublant le sens thématique du
texte par l'introduction d'une composante rhématique visant à définir l'ouvrage lui-même.
Se trouve ainsi introduit le niveau de sens impliquant un retour critique face à la matière
119 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 18-19.
120 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 62.

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littéraire, retour permettant de dégager plusieurs pistes interprétatives que nous nous
proposons d'emprunter. En vertu de cela, il devient évident que « l'énoncé supportant la
réflexivité fonctionne au moins sur deux niveaux : celui du récit où il continue de signifier
comme tout autre énoncé, celui de la réflexion où il intervient comme élément d'une méta-
signification permettant au récit de se prendre pour thème »121. C'est ce rapport de
subordination d'un niveau de lecture, plus littéral parce que plus ancré dans le mouvement
linéaire de la fable, à un autre évoluant sur un plan supérieur qui semble véritablement
créer le sens et la pertinence du mouvement spéculaire. Il se définit dès lors à l'image d'une
sorte d'effet d'aller-retour de la fiction en elle même, du plan narratif au plan critique,
esthétique, voire philosophique. Par le relief qu'elle crée à l'intérieur de l’œuvre, il apparaît
que la mise en abyme facilite ce rapport d'imbrication, d'où les nombreux effets de sens
qu'elle est susceptible d'introduire et dont elle se dote dans la fiction, et a fortiori dans une
esthétique qui semble bien la considérer comme une clé de voûte de ses pratiques. C'est
aussi le cas dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, puisque les
figures de l'écrivain s'y trouvent réfractées au travers des personnages que sont l'huissier
Panmuphle et le docteur Faustroll. Cela s'illustre de la même manière dans A Confissão de
Lúcio, qui en plus d'entretenir ce rapport de redoublement de l'activité d'écriture, présent
grâce à l'utilisation de la technique de la représentation d'une écriture intime qui s'exprime
par la confession, introduit diverses figures d'artistes. Nous le verrons, elles-ci polarisent le
contenu réflexif de l’œuvre à un point tel que différentes conceptions de l'art s'y trouvent
diffusée, ce qui possède pour conséquence l'introduction et le développement de divers
phénomènes d'indétermination du sens venant troubler la lecture. C'est donc le sens de
l’œuvre qui s'en trouve fragilisé dans la difficulté qu'il possède à être appréhendé et
clairement identifié.

121 Ibid.

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2.1.1 The Picture of Dorian Gray multiplie les occurrences de figures démiurgiques

Autour de la relation qu'entretient Dorian avec son portrait, le roman d'Oscar Wilde
met en place d'autres figures permettant cette même thématisation de la représentation. C
comme nous l'avons précédemment évoqué, le tableau, jouit assurément d'un statut
privilégié au sein de l’œuvre. Il en constitue véritablement la clé de lecture, et occupe une
place largement thématisée par le titre de l'ouvrage, qui met clairement en avant son aspect
central. En apparence et selon la bipartition à laquelle nous avons précédemment procédé,
il appartient pourtant à la sphère des figures d’œuvres. Un tel statut implique, de manière
somme toute nécessaire, la présence en amont de figures de créateurs. La plus évidente
demeure celle du peintre, Basil Hallward, auteur et donateur du portrait. Pourtant, sa place
paraît bien anecdotique du point de vue de l'action. Très présente au début de l'ouvrage, sa
présence s'efface dès que la situation initiale du roman, que nous pourrions résumer à un
ensemble d'actions correspondant aux actes « achèvement du portrait », « prononciation du
vœux » et « don du portrait » (chapitres I à III), arrive à son terme. En d'autres mots, cette
séquence correspond à l'unité narrative marquant le début du roman et l'aménagement de
son intrigue, soit l’incipit du récit. Basil ne reparaît véritablement et de manière
déterminante pour l'intrigue, au sens où sa présence implique un acte modifiant le cours de
l'intrigue et non simplement une séquence de conversation, que lors de sa visite au
domicile de Dorian. Il y insiste pour voir l’œuvre devenue entre temps aberration des
formes et laideur irréelle, aux chapitres XII et XIII. Il ne réapparaît donc de façon
déterminante que pour mourir122.
Si l'importance du personnage de Basil peut apparaître si relative à la lecture du texte,
c'est avant tout parce qu'elle se trouve subordonnée à une figure bien supérieure en matière
d'espace occupé et d'impact sur le récit. Cette figure, c'est bien évidemment, si l'on excepte
celle de Dorian que nous aborderons bientôt, celle de Lord Henry. Au premier abord, sa
présence au sein d'une étude du problème de la mise en abyme dans le roman peut paraître

122 Il est nécessaire de noter son apparition aux chapitres VII, accompagnant Dorian et Lord Henry au
théâtre, assistant ainsi à la débâcle artistique de Sybil Vane, et IX, lors d'une séquence de conversation
marquant le refus de Dorian de montrer le tableau déjà altéré, de même que la fin définitive des espoirs
de collaboration du peintre avec son modèle. Mais ces épisodes revêtent une importance secondaire en
relation à l'assassinat de Basil, qui symbolise véritablement le basculement définitif de Dorian dans
l'univers du crime et de la faute morale.

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singulière, voire superflue. En effet, c'est là une évidence, Lord Henry Wotton n'est pas un
artiste, et ne produit, a priori, rien d'autre que quelques bons mots au cours de
conversations apparemment sans enjeux autre que celui de faire étalage de son esprit.
Pourtant, cette propension à l'invention verbale, cette virtuosité langagière, devrait déjà
nous alerter. Lord Henry est un maître de la parole, et en tant que tel, sans lancer
véritablement d'acte concret dans une réalité dont il semble pourtant posséder tous les
codes, et donc dissimulé derrière sa carapace de mots, il possède une prise fondamentale
sur le monde. De ce fait, son langage est essentiellement performatif et, plus que
producteur de bons mots, il est un producteur d'actes qui ne tiennent la réalité de leur
réalisation qu'au travers d'autrui. C'est en ce sens qu'il est aussi une figure de créateur : par
sa parole, il gagne en influence sur la réalité, et c'est donc, en vertu de cela, par le pouvoir,
l'ascendant, qu'il développe sur Dorian, que les actions qui déterminent l'intrigue ont lieu.
C'est par exemple sous l'influence de la fascination créée par son discours que le jeune
homme prononce son vœu initial. C'est ainsi à travers elle qu'il se lance dans sa course
forcenée à l'hédonisme vicié d'une quête de la jouissance constante, située hors de toute
considération éthique, et ignorant les principes extérieurs à l'être comme l'altérité ou le
devoir. Lord Henry possède donc bien un statut de démiurge dans l’œuvre, puisqu'il
façonne Dorian au fil de l'intrigue par la finesse de ses mots et la séduction de ses
principes.
En corollaire à cela, Dorian apparaît comme une étrange figure d’œuvre, forgée tout le
long de l'ouvrage. Il se trouve saisi dans une fuite en avant ayant pour origine la parole
d'autrui, qui semble avoir ensemencé son esprit de principes déterminant ses actes. À partir
de là, le principe auquel répond l’œuvre peut se trouver résumé comme étant l'observation
attentive du développement de cette matière, de la croissance d'une conscience dépourvue
de principes moraux dans l'esprit et dans les actes de Dorian. C'est d'ailleurs en cela que
consiste la dimension portraitiste de l'ouvrage, tel que le titre le laissait déjà transparaître.
Seulement, le façonnement progressif du jeune homme n'est pas l'apanage du Lord. On
trouve en effet la mention d'un mystérieux « livre jaune » au chapitre XI, chapitre central
de l'ouvrage puisqu'il introduit une ellipse de plusieurs années dans le récit et sert, par
conséquent, de cheville narrative articulant les deux panneaux de l'ouvrage, celui de
l'initiation de Dorian et celui de sa chute. Il est d'ailleurs précisé à ce sujet que :

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For years, Dorian Gray could not free himself from the influence of this
book. Or perhaps it would be more accurate to say that he never sought to free
himself from it123.

Nous l'avons déjà évoqué à propos de Lord Henry, l'influence est dotée dans le roman
d'un véritable pouvoir démiurgique, modifiant dans leur profondeur les comportements et
attitudes des individus. Dès lors, c'est bien la littérature elle-même qui se dote des attributs
du créateur, à travers ce livre à la nature suggérée (le début du chapitre XI en précise
brièvement l'intrigue, étrangement proche du À Rebours de Huysmans) mais qui conserve
cette part d'indéfinissable qui ouvre son identité à toutes les potentialités (livre existant,
livre inventé, livre à venir, ou Livre dans son essence, donc Littérature). Par la
représentation de l'influence d'une œuvre sur un individu, The Picture of Dorian Gray
propose la représentation d'un renversement dans le rôle que l'art occupe ordinairement : de
figure résultant habituellement d'une création, donc de figure d’œuvre, le livre devient, par
le jeu des influences, figure de créateur. Le livre participe à la construction et à l'initiation à
lui-même de Dorian, de son façonnement comme être, de la définition de ses goûts et
aspirations. Dans ce contexte, l'art, bien que résultant d'une création, devient créateur. C'est
d'ailleurs le même mouvement qui est à l’œuvre lorsque le portrait, par ses modifications
successives, incite Dorian à agir (à faire un vœux, à tuer Basil, à explorer les possibilités de
ses actes en une curiosité fascinée de l'attente de leurs manifestations sur la toile). Par là, le
tableau permet au récit de continuer, l'intrigue, car tel est son propre, à intriguer et donc
aussi la lecture à se poursuivre. Grâce à ces modalités bien particulières, il est intéressant
de constater, avec Liliane Louvel, que « The Picture of Dorian Gray peut donc se lire
comme une allégorie de la lecture encore plus que de l'écriture, comme un livre sur
l'influence du livre, de la lettre »124. Nul doute alors que la contamination de Dorian par
l'esprit de ce supposé Des Esseintes, personnage habitant le « livre jaune » et décrit comme
possédant des caractéristiques analogues à l'antihéros de Huysmans, préfigure déjà

123 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 105.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Pendant des années, Dorian Gray ne put se libérer de l'influence de ce livre. Ou peut-être serait-il plus
exact de dire qu'il ne chercha jamais à s'en libérer » p. 470.
124 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 126.

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l'introduction d'une réflexion sur les dangers de l'interprétation littérale de la littérature, sur
les dangers présents lorsque l'art et la vie se confondent, et que l'art d'être soi devient l'art
d'être un autre. Étranges échos que voici au bovarysme d'esthète auquel se laisse prendre
Dorian en appliquant les maximes de Lord Henry, concentré de beauté à l'incidence fatale.

Ces réflexions se trouvent véritablement à l'origine de l'ambiguïté de la position


morale et philosophique à laquelle la mort du héros débouche et à laquelle la fable aboutit.
Pour en revenir à notre modeste typologie, il est cependant nécessaire de s'apercevoir que
la fascination narcissique de Dorian pour son portrait, donc pour son image, véhicule une
certaine ambiguïté quant au statut véritable du personnage au sein de la bipartition à
laquelle nous avons procédé, entre figures de créateurs et figures de l’œuvre. Certes, il est
bien l’œuvre du verbe démiurgique de Lord Henry, de l'influence d'une œuvre littéraire
aussi mystérieuse que fascinante, mais il est avant tout, par ses actes, son propre créateur.
C'est cette modalité qui le définit comme une telle figure. En effet, Dorian entretient avec
sa propre personne un rapport ambigu, qui se rapproche souvent de celui du spectateur.
Ainsi, en rapport à la relation amoureuse qu'il a entretenue avec l'actrice Sybil Vane, et au
suicide que son refus final de l'aimer a provoqué, nous pouvons nous saisir de ce constat
émis par le jeune homme :

It seems to me to be simply like a wonderful ending to a wonderful play. It


has all the terrible beauty of a Greek tragedy, a tragedy in which I took a great
part, but which I have not been wounded125.

À travers cette citation, transparaît tout le détachement dont Dorian fait preuve à l'égard de
Sybil, mais aussi de ses actes qui ont indirectement provoqué son suicide. Ainsi, c'est
l'ensemble de son idylle qui se trouve rétrospectivement observée comme un drame
extérieur, à l'image d'une fiction dont le temps est achevé. À cet égard, la comparaison de

125 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 84.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Il ressemble simplement pour moi au dénouement merveilleux d'une pièce merveilleuse. Il a toute la
terrifiante beauté d'une tragédie grecque, une tragédie dans laquelle j'ai joué un rôle important, mais qui
ne m'a pas blessé » p. 445.

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l'événement à une tragédie, accompagnée d'un clair champ lexical appartenant à l'univers
du théâtre est révélatrice de la position d'observateur de Dorian. Il désigne l'épisode
comme une pièce (« ending », « play », « tragedy »), et sa propre personne comme ayant
tenu un rôle (« part »). De même, stylistiquement parlant, au sein de ce passage, les
constructions introduisant des phénomènes de répétition soutiennent pleinement cette idée.
C'est le cas de la construction par parallélisme « a wonderful ending to a wonderful play »
qui, par la répétition de l'épithète « wonderfull » appliquée successivement à deux termes
reliées à la métaphore théâtrale (« ending » « play »), induit un redoublement amusé de la
perspective, un regard postérieur appliqué à la trame précise des événements. Ce regard
rétrospectif induit une position qui se définit selon une logique de commentaire de Dorian
sur ses propres actes, goûtés à l'image de ceux qui animent une œuvre dramatique.
Appuyant aussi cette idée, on peut observer la répétition en anadiplose du mot « tragedy »
dont le sémantisme se trouve récupéré, donc multiplié, par les deux pronoms relatifs à
valeur anaphorique « which ». En plus d'insister sur la caractérisation des événements
suivant un rapport d'analogie avec le genre de la tragédie, et donc sur plaisir éprouvé
rétrospectivement face à leur potentielle valeur esthétique, cette construction permet la
mise en parallèle du double statut de Dorian, qui occupe à la fois celui d'acteur et de
spectateur. Elle permet alors l'introduction des deux derniers segments la phrase, qui
possèdent tous deux la spécificité d'introduire les commentaires du personnages en relation
à son expérience concrète de la tragédie mêlée à la vie (« I have not been wounded »).
C'est donc par le constat amusé d'avoir pris part à cette tragédie, d'avoir, par ses actes,
contribué au développement de l'intrigue tragique de l'épisode, sans pour autant avoir été
touché par le tragique que cette dimension apparaît au personnage. La variation des temps
utilisés est ici particulièrement éclairante : la valeur d'achevé portée par le prétérit appliqué
au verbe « to take » (« took ») place les événements dans le domaine de l'achevé, de
l'irrévocable, donc du tragique et de ses effets ; en revanche, la forme composée « I have
not been wounded », par sa structure passive indique que le personnage est sorti de la
situation qui était susceptible de le toucher, et retranscrit donc la position distanciée et
sauve de Dorian. Il possède la même invulnérabilité qu'un acteur : mis en danger sur la
scène, il est sauf en dehors. Pourtant, sa position est bien plus ambigüe qu'il n'y paraît, car
c'est lui qui a élaboré, par ses actes, la tragédie dont il est question, et qui a déterminé son
dénouement. Il remplit donc, en rapport à ses actes passés ayant été éprouvés à l'image d'un

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rôle rempli par un acteur, donc ayant fait l'objet d'une sorte de performance, un rôle de
créateur, de metteur en scène ou de dramaturge.
Il faut aussi remarquer que sa place d'observateur, position jouissant du spectacle que
Dorian se donne à lui-même, le dote aussi de cette position de créateur, dans la mesure où
pour profiter pleinement de ce statut, il doit élaborer la trame de ses actes et les projeter sur
le monde. Observation et création sont donc étroitement solidaires chez Dorian, et
participent à le définir en tant que personnage, à fixer les traits qui le caractérisent. La
place de la mise en abyme au sein d'un tel processus est manifeste : puisqu'il est un
personnage qui se prend pour un personnage, un actant qui se construit et se définit lui-
même selon les propriétés d'un acteur de fiction, il considère ses actions comme résultant
d'un jeu d'acteur, et la vie comme une vaste scène de théâtre. Fondamentalement, son
rapport à l'univers représenté est un rapport de jeu, de transgression et d'adaptation des
codes, destiné avant tout à la jouissance que procure l'effort rétrospectif. Dorian vit en
spectateur devant sa propre création, qui n'est autre que sa propre vie, qu'il modèle comme
un artiste travaille son œuvre.

Le roman d'Oscar Wilde questionne les rapports qu'entretiennent l'art et vie :

De telles considérations impliquent nécessairement la présence d'une réflexion sur le


rapport difficile qu'il existe entre vie et art, thématique qui est centrale dans le roman
d'Oscar Wilde. En effet, outre le rapport unissant Dorian à son portrait, c'est la vision de
l'homme que transmet le discours de Lord Henry qui peut retenir notre attention. C'est elle
qui véhicule d'ailleurs la majeure partie de la part éthique du roman. Lord Henry semble en
effet être en quête d'une forme supérieure d'hommes, caractérisée par une inversion entre
vie et art. Pour lui, la véritable réalisation de l'individu se situe dans ce rapport antithétique.
La vie est alors régie par des règles morales, tandis que l'art est régi par des règles
esthétiques : pour Oscar Wilde, « no artist has ethical sympathies »126, donc l'art, l'art
véritable, se situerait au delà de toute réflexion éthique et serait fondamentalement amoral.
Ainsi, une personne ayant fait de sa vie une œuvre d'art aurait atteint le succès. L'art, c'est
la beauté, la multiplication des expériences et des sensations, la recherche de potentialités
toujours renouvelées. C'est bien là l'existence que semble avoir menée Dorian Gray.

126 Ibid. p. 3.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Nul artiste n'a de sympathies éthiques » p. 348.

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Seulement, de telles tendances ne sont pas nées chez lui de manière spontanées. Elles lui
ont au contraire été suggérées par Lord Henry qui, en forgeant le caractère de Dorian, nous
l'avons vu, est devenu une sorte de démiurge : le jeune homme est son œuvre d'art, et en
même temps, ne l'oublions pas, celle de l'auteur lui-même. Dès lors, le jeu perpétuel des
influences que présente l’œuvre tend à une réelle réflexion sur l'aliénation, sur la
domination d'un caractère par un autre (Henry domine Gray, qui domine Basil). Mais toute
réflexion sur l'aliénation est aussi réflexion sur ce qui est aliéné, sur la nature première de
ce qui est corrompu. De la sorte, l’œuvre développe en filigrane tout un discours sur la
nature humaine qui est avilie par des conventions sociales aux principes erronés, leur
hypocrisie et leur morale, qui imposent des règles aux individus sans chercher à les
comprendre. Les individus se verraient vidés de leurs propres potentialités et condamnés à
vivre une existence qui ne répond pas à leurs aspirations. C'est là que repose la part
satirique de l'ouvrage, qui projette ses foudres en direction de la vieillissante société
victorienne.

La vision des choses de Henry est la suivante : l'homme ne peut se réaliser car il a peur
de lui-même, il est effrayé par les forces qui s'agitent en lui, dont le sens lui échappe et
l'effraient, car elles vont à l'encontre de ce qui est admis par les conventions, donc il se nie.
Lord Henry est en quête d'un nouvel hédonisme et, au travers de lui, d'un nouvel homme
qui serait grand face à lui-même, qui accepterait la part de « péché » qui est en lui. Tout
réside dans l'acceptation par l'individu de la nature qui lui est propre. Henry est en quête
d'une force d'affirmation de l'individu fixée non en fonction de critères établis selon un
consensus social, produit de la culture, mais en fonction de l'individu en lui-même, selon sa
nature. On a bien là la présence d'une vision nouvelle de l'homme, considéré non comme
une créature de bien, non comme une créature de mal, mais comme une entité échappant à
cette dichotomie, et dont la nature est à retrouver (et le préfixe itératif est important) en
dehors du rapport manichéen des deux composantes de la morale traditionnelle. En somme,
pour bâtir une vraie éthique de l'individu et de l'existence, il faut aller « par delà bien et
mal », qui sont des critères de jugements ajoutés, des produits de la culture qui en viennent
à contraindre la nature. Dépasser ce rapport reviendrait à dépasser la vieille forme de
morale, afin tout simplement d'en fonder une nouvelle, plus en accord avec la conception
renouvelée de l'individu qui émerge en cette fin de XIX è siècle et en ce début de XXè,
incarnées notamment par la pensée de Nietzsche et de Bergson.

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Afin de tendre à un tel aboutissement, il propose la quête d'une catharsis par l'action :
laisser fermenter un désir, un penchant, c'est le laisser grandir, c'est lui procurer un empire
toujours plus grand sur l'individu, c'est multiplier son potentiel de corrosion sur l'âme.
Tandis qu'en y cédant, on s'en débarrasse, on se libère, on vainc l'aliénation. On triomphe
de lui et on multiplie par l'expérience notre potentiel d'individu, on s'initie à la vie. C'est là
que demeure l'idéal hédoniste du Lord.
Cependant, une telle quête n'a de sens qu'en rapport à la finitude, à la contingence de
l'existence, au dépérissement du corps. Or, le pacte faustien de Dorian avec l'art et son
tableau dérègle ce rapport à la finitude, la jouissance devient son propre moteur : la fin
n'est plus de vivre pleinement, mais d'épuiser la vie, l'expérience, prise en tant que
découverte du monde et de soi. L'expérience n'est plus dynamique, inscrite dans la linéarité
de l'expérience humaine de la vie, mais circulaire, repliée sur elle-même, viciée. Ainsi, à
force de répétition, Dorian se trouve pris au piège de la stagnation, et c'est précisément
lorsqu'il est hors d'atteinte de toute punition, à la mort de James Vane, que la conscience de
sa propre nature – nature déterminée par les influences extérieures (Henry, le livre jaune) –
fait naître à son esprit le désir de réformer son caractère. Ce projet est dirigé par une
volonté de retour à la morale, à l'innocence, retour impossible qui ne fait que plus révéler à
Dorian Gray sa propre nature, par le biais de l'acuité de Henry : son attitude morale est
intéressée, et autrui n'est qu'une moyen d'atteindre à la bonne conscience. En somme, l'âme
de Dorian apparaît à tel point dérangée que, même lorsqu'il désire faire le bien, le mal est
sous-jacent à son action. Il est confronté à l'abîme profond de sa propre nature, qui n'est, au
fond, rien de plus qu'un exemplaire, un échantillon de la nature humaine.
De la sorte, le portrait n'est plus seulement celui de Dorian Gray, mais bien plutôt celui
de l'humanité dans son entier. Or, si l'on décide de suivre la logique d'une telle
interprétation, le roman est d'une grande ironie : si l'âme humaine était visible sur un
visage, alors celui-ci serait d'une laideur terrifiante. L'art rend matériel ce qui ne l'est pas. Il
a un rôle de révélateur de la nature, fonction qui est ici mise en abyme par le biais de la
présence du portrait, donc de la représentation d'une représentation, qui devient donc
métaphore totale de la représentation comprise en tant qu'acte, en tant qu'espace de
déploiement d'un effort mimétique.
Ainsi, c'est son portrait, donc l'art, qui révèle Dorian à lui-même. Dès lors, c'est tout un
métadiscours qu'il nous faut déchiffrer et considérer. Si « the artist is the creator of

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beautiful things »127, et que l'art révèle l'homme, alors le Beau est, en soi, un vecteur
d'enseignement. L'art est la source d'un discours à visée didactique, mais c'est un discours
qui révèle plus qu'il n'enseigne, il n'a pas de visée morale. C'est à l'individu d'y trouver sa
vérité, de capter son propre reflet et non celui de l'artiste : « To reveal art and conceal the
artist is art's aim »128. L'art est vérité, mais c'est une vérité relative, car elle est individuelle.
L'idée véhiculée par Oscar Wilde serait donc celle mettant en avant la nécessité
d'apprendre à ne pas désirer assassiner la toile, mais au contraire de plutôt apprendre à la
regarder.

Nous l'avons vu, The Picture of Dorian Gray met en place un système de mise en
abyme, à travers la figure du portrait, qui détermine la structuration de l'intrigue.
Seulement, ce dispositif très particulier n'est pas sans impact sur les enjeux véritables
attachés à la représentation que véhicule l'ouvrage. En effet, par un tel aménagement, le
texte en vient, par l'analogie permise par l'analogie entre les arts, à se définir lui-même
comme sujet de sa propre intrigue. Se trouve ainsi immanquablement posée posant la
question de la place de la réflexivité, spécifiquement au sein d'une poétique qui considère
l'art comme sujet pleinement autonome et suffisant à son propre développement.

2.1.2 La mise en abyme est le support de l'esthétique fragmentée des Gestes et


opinions du docteur Faustroll, pataphysicien

Nous l'avons précédemment laissé entendre, la composition du roman d'Alfred Jarry


pose problème. Outre la déroutante répartition des Livres et chapitres à l'intérieur de son
espace, c'est avant tout un jeu d'alternance entre les auteurs en abyme supposés par le texte

127 Ibid.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« L'artiste est le créateur de belles choses » p. 347.
128 Ibid.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Révéler l'art et dissimuler l'artiste, tel est le but de l'art » p. 347.

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qui tend à brouiller la lecture ainsi que la détermination de la nature fixe des énoncés.
Considérons tout d'abord que l'ensemble de l’œuvre se trouve émaillé de textes dus à la
démarche d'écriture de Faustroll. Si l'on décide de laisser de côté les enjeux purement
structuraux de l'intégration de ces textes à l'ensemble du roman, question que nous
aborderons plus loin, il est parfaitement possible d'identifier deux séquences principales
d'apparition des écrits du docteur. Premièrement, on trouve les chapitres VIII à X, soit
l'ensemble du Livre II, qui sont constitués d'une lecture en abyme du mystérieux live écrit
par Faustroll par l'huissier Panmuphle. C'est d'ailleurs cet aspect spécifique qui motive la
retranscription du contenu du livre du docteur et son intégration au roman. L'introduction
du passage est assumée par un narrateur dont on ne connaît vraisemblablement ni l'identité,
ni l'origine de la voix, puisqu'il apparaît sans autre transition qu'un changement de chapitre
(du chapitre VI à VII). Sa présence se remarque par un changement de régime narratif
extrêmement singulier, puisque que cette transition est opérée entre la relation assumée par
l'huissier, narrateur homodiégétique recourant à la première personne du singulier, à un
mode de narration impersonnel se saisissant de l'huissier comme d'un personnage. La
focalisation se trouve donc transposée d'un point de vue interne au récit, puisque
Panmuphle est maître et participant de celui-ci, à un point de vue strictement externe à la
fiction :

Cependant, René-Isidore Panmuphle, huissier, commençait de lire le


manuscrit de Faustroll dans une obscurité profonde, évoquant l'encre
inapparente de sulfate de quinine aux invisibles rayons infrarouges d'un spectre
enfermé quant à ses autres couleurs dans une boîte opaque ; jusqu'à ce qu'il fut
interrompu par la présentation du troisième voyageur129.

On le voit, le recours au passé simple, temps par excellence de la narration au passé,


accompagné de l'utilisation de la troisième personne du singulier, témoigne de la prise de
distance de la focalisation avec son objet et du changement de perspective narrative
adoptée par le texte à l'intérieur du chapitre VII. Celui-ci possède pour fonction d'aménager
une transition entre les événements précédant le départ, marqués par l'intervention
129 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit,
p. 109.

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judiciaire, somme toute prosaïque, de l'huissier chez Faustroll, et le début du voyage,
véritable immersion dans la fiction. D'ailleurs, le contenu même du chapitre appuie cet
effet, puisque, à l'exception de sa dernière phrase que nous avons citée, il ne se trouve
composé que d'une liste des éléments appartenant aux « Livres pairs » que le docteur
sélectionne en vue du départ imminent des voyageurs. Il s'agit, par le caractère de ces
évocations, constituées d'éléments hétérogènes (personnages, images, situations, détails
infimes) de procéder à une sorte de plongée à l'intérieur de la fiction, une immersion au
contact des éléments peuplant les œuvres littéraires. C'est typiquement ce genre de
mouvement qu'opère l'acte de lecture : il permet de s'immerger dans un univers fictionnel,
peuplé d'« êtres de papier » et autres détails qui ne sont que des effets de texte, des figures
construites au travers d'une représentation.
C'est donc accompagnée par une telle plongée dans la fiction que la lecture du livre de
Faustroll par Panmuphle, et par là même, en vertu du procédé de mise en abyme, celle du
lecteur, débute. Cet aménagement spécifique, qui met en lumière la présence en abyme
d'un autre livre dans le livre, se manifeste aussi en clôture de la lecture de l'huissier,
puisque l'on trouve, en clausule au chapitre X la mention : « S'ensuit la relation de René-
Isidore Panmuphle »130. On le voit, cette phrase occupe une fonction de relais dans la
narration, puisqu'elle met fin au fragment en abyme du livre de Faustroll et opère un retour
à la relation de Panmuphle proprement dite. Au demeurant, même si le texte en précise les
frontières, les modalités réelles de cet enchâssement restent extrêmement floues. En effet,
il nous est impossible de définir si le texte de Faustroll appartient ou non à la relation de
l'huissier, ou s'il en constitue une perturbation d'origine entièrement étrangère. Il devient
alors tout à fait imaginable de définir le fragment que constitue le Livre II comme une
partie intégrante du texte de Panmuphle, et par conséquent comme une retranscription
autographe d'une lecture qui serait la copie du texte lu. Si elle peut paraître de peu
d'importance aux premiers abords, la question, appelle au contraire un ample
questionnement au sujet du statut du texte en abyme : l'acte qui le suppose, en d'autres
termes son ajout au récit, est-il conçu comme l’œuvre de Panmuphle lui-même ou d'une
instance surplombante, d'une volonté maîtrisant et organisant l'ensemble du récit ? Ce qui
est réellement en question ici c'est l'attribution véritable de la démarche de mise en abyme
du livre dans le livre, et le niveau auquel ce phénomène opère.

130 Ibid. p. 109.

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Bien évidemment, une fois encore, et c'est là un fait bien coutumier chez Alfred Jarry,
il est impossible de trancher définitivement la question, et les suppositions que nous
émettons décrivent un texte qui ne fonctionne qu'en rapport à des effets de sens répondant
à un état de pures potentialités. Ce qu'il faut par conséquent retenir ici c'est cette
indécidabilité fondamentale à l’œuvre dans le texte jarryque, et l'ambiguïté qui en découle
en rapport au statut des objets textuels impliqués dans la construction du sens de l’œuvre.
C'est d'ailleurs cette potentialité maximale qui fonde réellement le noyau de l'esthétique
propre à l'ouvrage, nous aurons l'occasion de le remarquer plus loin au travers
d'occurrences différentes qui, toujours, dotent l’œuvre d'une dimension inachevée,
mouvante et acrobatique qui se révèle à notre au regard à mesure que l'analyse gagne en
profondeur.

La difficulté posée par le statut des fragments faisant l'objet d'une mise en abyme
s'exprime aussi à l'autre extrémité de l’œuvre, entendons par là vers la fin du récit. En effet,
si la partie que nous venons de décrire constitue une partie de l'incipit du roman, parce
qu'elle prépare l'aménagement des conditions de départ des voyageurs, le dernier Livre,
incluant les chapitres XXXVII à XLI, possède un statut bien particulier qu'il convient
d'éclairer. Cette singularité est introduite par l'événement principalement relaté dans le
Livre VII, celui de la mort par noyade du narrateur Panmuphle et de Faustroll. Ainsi,
l'indication marquant la fin de la relation de voyage ayant pour auteur l'huissier apparaît
très clairement par la mention entre parenthèses « (Explicit la relation de Panmuphle) »131,
centrée typographiquement et en italiques. L'énoncé est par conséquent doté d'une valeur
de commentaire, puisqu'il fournit une indication guidant l'interprétation de la lecture, et est
une fois de plus l'expression de la dimension en abyme du récit de Panmuphle dans
l’œuvre. Sa valeur est celle d'une autorité supérieure à la narration de l'huissier, et s'inscrit
dans le cadre de la mystérieuse présence englobante, de nature indéfinie, qui transparaît à
quelques occasions dans le roman. Pourtant, ce qui est remarquable, c'est que, malgré la
mort du personnage qui était jusqu'alors le maître du récit et se rapprochait le plus du statut
de narrateur, le récit ne s'interrompt pas, et l’œuvre continue. En effet, après la mort des
deux personnages, le texte poursuit son développement, tout d'abord par l'intermédiaire de
l'Évêque, dont il est dit qu'il est le lecteur de la « lettre de Dieu » au chapitre XXXVI. Il est
ensuite secondé, au même chapitre, par un narrateur inconnu faisant le récit de ce qu'il

131 Ibid. p. 417.

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advient de la dépouille du docteur, qui lui-même semble s'effacer tout le long du livre VII,
constitué d'écrits, lettres, de traductions et de démonstrations attribuées à Faustroll.
En tant que tels, ces constituants fragmentaires consistent tous en des ensembles
cohérents en eux-même, ici juxtaposés, qui se trouvent en abyme de l’œuvre d'Alfred Jarry.
Si tel est le cas, c'est avant tout parce qu'il leur est attribué un autre auteur, lui-même
faisant partie, ou plutôt, malgré le fait qu'il ait étrangement survécu à sa propre mort, ayant
fait partie intégrante du récit. Indépendants les uns des autres d'un point de vue narratif et
thématique, si ce n'est qu'ils paraissent reliés par un semblable élan pataphysique, ces
objets confirment bien la fonction d'écrivain attachée au docteur Faustroll, et donc son
statut de figure en abyme du récit, appartenant à la catégorie des créateurs. Son livre, lu par
Panmuphle, ainsi que ses écrits posthumes constituent quant à eux des mises en abyme de
l’œuvre.
Entremêlée à la diffusion des textes faustrolliens, nous l'avons évoqué, se déroule
l'activité d'écriture de l'huissier, lui aussi mise en abyme du créateur. C'est en cette qualité
qu'il se fait le rédacteur du récit du voyage mené en compagnie du docteur, qui constitue
l'axe narratif du roman. Cette activité, bien que divisée en divers chapitres parfois
simplement juxtaposés entre eux, en l'absence de lien narratif assurant une quelconque
transition132, guide le fil du roman et assure son unité. Pourtant, la présence de fragments
satellites empêche le véritable déroulement du récit selon une logique purement linéaire.
Les premiers chapitres de l’œuvre en sont déjà le témoignage, puisqu'ils sont constitués de
textes en abyme dus à l'huissier, découlant de la procédure judiciaire engagée à l'encontre
du docteur, et de la description de Faustroll par un narrateur inconnu. Mieux : cette
fragmentation semble si travaillée qu'elle peut servir à définir l'esthétique développée par
le roman, où la 'Pataphysique, science des exceptions, semble contaminer chaque chapitre
qui se voit, dès lors, doté systématiquement de ce même statut d'exception. Les différentes
sections du roman se dotent donc par là d'une autonomie fondamentale qui les empêchent
de se voir pleinement subordonnées à une trame. C'est par conséquent une unité
irréductible à un ensemble que se voit attribuer chaque fragment textuel. Bien évidemment,
toute unité ne peut être refusée, puisque nous lisons une œuvre qui existe bel et bien, sous
le titre des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. C'est donc que tout

132 C'est par exemple le cas lors de la séquence des îles, des chapitres XII à XXIV, où il est fait
systématiquement ellipse des interludes que constituent les différents voyages prenant place entre chaque
départ et chaque arrivée.

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phénomène de fragmentation textuelle, dont la mise en abyme semble pleinement
participer, possède ses limites.

Cette question, bien épineuse, fera l'objet de développements ultérieurs dont nous
voyons déjà pointer ici quelques aspects, notamment celui de la conjonction, en un même
espace, qui est celui de l’œuvre, de l'achevé et de l'inachevé, du fragmenté et de l'unifié.
Or, comme le remarque Philippe Gasparini dans son ouvrage sur le roman
autobiographique et l'autofiction, genres procédant de la même configuration narrative que
la plupart des chapitres du roman d'Alfred Jarry, du moins si l'on considère les fragments
dus à un narrateur homodiégétique, « la représentation spéculaire peut effectivement
réfléchir le positionnement du roman sur l'axe fiction référence et confirmer ainsi les
autres signes génériques distribués par le texte. Mais il arrive aussi que le miroir soit
déformant ou à facettes. La mise en abyme a alors pour but d'infléchir ou de troubler la
réception en délivrant un message paradoxal »133. De la sorte, il devient possible de
comprendre que l'abondance des auteurs potentiels de certains fragments et le laconisme du
texte quant à leur attribution auctoriale devient le lieu de la délivrance d'un message
paradoxal rendant impossible une réception affranchie de toute incertitude. C'est de cette
manière que la multiplication des narrateurs devient le véritable moteur d'une
indétermination fondamentale refusant la stabilité d'un sens unique à l'épreuve de la
lecture. Ainsi, loin de permettre au texte de confirmer l'existence d'un « je » habité par une
conscience facilement reconnaissable, la mise en abyme, par l'accumulation et
l'entremêlement de ses manifestations distinctes, devient un véritable perturbateur de la
lecture linéaire et des entreprises visant à une représentation fiable du réel. Dès lors,
l'intellection du monde de la fiction s'effectue selon des modalités nécessairement
différentes de celles à l’œuvre au sein d'un mode d'écriture mimétique, ce qui mène
immanquablement Alfred Jarry à des recherches autres.

133 GASPARINI Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, Seuil, coll. « Poétique »,
2004, p. 119.

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2.1.3 A Confissão de Lúcio procède d'une intrigue nourrie par une rhétorique du
mystère

Les modalités d'écriture du roman de Mário de Sá-Carneiro épousent elles aussi les
conditions décrites par Philippe Gasparini. Seulement ici, ce n'est pas tant l'ouvrage dans sa
composition qui est affecté, mais plutôt le sens du texte en lui-même. C'est en effet autour
des figures en abyme peuplant l'intrigue que la fiabilité du texte se trouve altérée, comme
nous allons le voir en étudiant plus précisément le personnage de Marta, qui fait l'objet
d'une composition défaillante si l'on peut dire, d'une ontologie fondamentalement instable.

Nous avons précédemment évoqué la figure de Ricardo, cette sorte d'incarnation


stéréotypique de l'écrivain de génie. Conformément à ce statut, sa position au sein du
monde se trouve définie par sa difficulté. Bien entendu, sa place si particulière, il la doit à
sa sensibilité, qui est à la fois don, puisqu'il est un artiste de génie, et malédiction,
puisqu'elle altère sa manière d'être au monde, et détermine la fragilité de ses relations avec
autrui. Ricardo est celui qui vit tout en abstraction, donc celui qui ne vit pas physiquement
mais intellectuellement, d'où le fait, à première vue étrange dans sa formulation même,
qu'il désire posséder l'Autre avec son âme :

Só com a minha alma poderia matar as minhas ânsias enternecidas. Só


com a minha alma eu lograria possuir as criaturas que adivinho estimar – e
assim satisfazer, isto é, retribuir sentido as minhas amizades134

On le voit, dans cette citation, la structure parallèle répétée à l'initiale des deux premières
phrases « só com a minha alma » retranscrit la position irrémédiablement constitutive de

134 Ibid. p. 51
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 67) :
« Ce n'est qu'avec mon âme que je pourrais étancher ma soif de tendresse. Ce n'est qu'avec mon âme que
je pourrais posséder les personnes pour qui je pressens de l'amitié – et ainsi satisfaire, c'est-à-dire rendre
leur sens à mes sentiments ».

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son être et de son intellection du monde. L'adverbe à valeur restrictive « só »
(« seulement », « uniquement ») évoque son enfermement au sein de telles logiques, ce qui
dote le personnage d'un certains tragique, au sens où il semble par là porter le fardeau de
son génie, son inévitable contrepartie, s'exprimant dans sa relation au monde, qui se voit
altérée. Certes, il est l'archétype de l'artiste sublime, mais il est inadapté au monde
pratique, à la mondanité, et par le fait même de sa sensibilité, il se situe au-delà d'une
conception purement corporelle du monde. Il vit presque uniquement en esprit. Cette
particularité, qui l'éloigne, au fil de l'intrigue, de Lúcio au fur et à mesure qu'il souhaite
s'en approcher, rendant de plus en plus sensible l'impossibilité de posséder son ami, révèle
la solitude fondamental du personnage. Solitude hyperbolique, qui rentre dans une logique
de mise en évidence de la fragilité de l'individu dans le monde. De la sorte, l'individu est
représenté comme étant fondamentalement seul y compris lorsqu'il est entouré de ses
semblables. N'oublions pas non plus que la solitude est aussi celle de Lúcio, qui se trouve
dans une position isolée face au monde, avec le devoir de raconter son histoire tout en la
justifiant, ce qui lui est impossible.

Dans le roman, les figures d’œuvres, pendant semble-t-il naturel aux figures de
créateurs, se trouvent extrêmement dépendantes des relations entretenues entre celles
attachées à la création, donc aux représentations d'artistes, et spécifiquement ici celles de
Lúcio et Ricardo. Bien évidemment, on compte, en tant qu'objet en abyme, la confession
de Lúcio elle-même, qui est le support par le biais duquel le narrateur tente d'exposer la
trame des événements ayant mené à sa condamnation. On peut donc bien affirmer qu'en
tant qu'objet appartenant à la quête menée en direction d'une plus grande compréhension
des faits, la confession constitue un élément diégétique digne d'être compté au rang des
structures fonctionnant selon le mode de la mise en abyme. C'est notamment à ce niveau,
entendons au niveau purement diégétique de la narration de Lúcio, qu'apparaît vers la
moitié de l’œuvre le personnage de Marta, qui naît en réalité, d'après les aveux finaux de
son créateur, de la volonté de dépassement de l'aporie sociale et émotionnelle vécue par
Ricardo. On l'a vu, les personnages du roman sont mis face à l'impossibilité de trouver un
secours véritable dans l'altérité. C'est d'ailleurs ce qu'exprime l'incompréhension de Lúcio,
à la fin de l’œuvre, lorsque Ricardo révèle l'artificialité de la consistance de Marta, qui
appartient, par son statut ambigu, aux figures appartenant aux représentations d’œuvres.
Car, au fond, c'était bien elle que l'écrivain a utilisée pour dépasser son impossibilité de
posséder physiquement son ami. Femme œuvre, pure création, elle est, en plus d'être son

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œuvre la plus aboutie, le double de Ricardo, son âme matérialisée, qui peut ainsi, délivrée
de la contingence et des contraintes du corps, se saisir de Lúcio. Elle constitue une
allégorie de la représentation, une image de la forme qui serait la plus avancée de la
mimésis. Celle-ci serait ainsi parvenue à un tel degré de perfection dans la représentation
du monde et de la vie qu'elle véhicule traditionnellement, qu'elle a fini par arriver à la
créer, par devenir elle-même vie.

Cependant, même sublimé par l'art, le désir de l'artiste ne peut s'assouvir que
temporairement, ses aspirations à l'absolu et à la perfections sont vouées à l'échec, et au
néant créatif que constitue la mort. Ricardo est rattrapé par une logique toute humaine,
celle de la jalousie, qui mène Lúcio à demander des comptes à son ami en croyant le trahir,
d'où l'étrange situation finale qui culmine dans la mort supposée de Marta et, par là, celle
assurée de Ricardo. Meurtre, suicide, ou pure folie, l'issue véritable des événements est
indécidable, et c'est même cette indécision qui fait toute l'ambiguïté du roman et du statut
des représentations en abyme auxquelles elle a recours. La valeur réflexive d'une telle
occurrence est évidente : en suspendant le sens définitif de l’œuvre et en laissant la fiabilité
de la relation des événements que nous livre Lúcio, c'est toute une rhétorique du mystère
qui se trouve ici déployée. Par les reliefs creusés par la mise en abyme dans la narration, se
trouve mis en place tout un système de redoublement du sens par l'accumulation
d'hypothèses de lecture successives, qui transforment l'interprétation de l'ouvrage en un
véritable jeu de piste. Dès lors, c'est aussi la prétention à un discours littéraire tendant à la
retranscription d'une seule et unique vérité qui se trouve, comme chez Alfred Jarry,
fragilisée. La faille de l'écriture à saisir le réel se trouve donc bien au centre du roman, de
la même manière qu'elle est représentée de manière sous-jacente, à un niveau micro-
structurel, au travers de la stylistique particulière liée aux recherches avant-gardistes de
l'intersectionnisme et du sensationnisme.

Nous n'avons abordé que les principales figures peuplant les œuvres sur lesquelles
s'appuie notre étude. Pourtant, même si notre argumentation est encore bien incomplète au
vue de la richesse du corpus et du chemin qu'il reste à parcourir, nous pouvons déjà dresser
un premier constat : toutes les figures principales autour desquelles s'articulent les œuvres
de notre corpus sont, quel que soit le type auquel on peut les rattacher à un niveau
théorique, des occurrences de la mise en abyme. Fondamentalement, nos trois textes

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fonctionnent à partir d'intrigues qui, de près ou de loin, entendons plutôt de manière
littérale ou figurée, fondée structurellement ou symbolique, fonctionnent grâce à la mise en
abyme.

On l'a vu, savamment aménagées dans le texte et interprétables selon leur aspect
réflexif, ces figures permettent par leur abondance une entrée indirecte, mais combien
profonde ,au sein des problématiques tant littéraires qu'esthétiques ou même
philosophiques des romans en question. De la sorte, c'est toute une esthétique qui semble
développer une tendance fondamentale à se refléter ainsi qu'à faire saillir les mécanismes à
l’œuvre dans son fonctionnement. L'enjeu véritable d'un tel constat pourra alors nous
mener en direction d'autres pistes interprétatives, dans la mesure où en tant que procédé
majeur de toutes les modalités que nous venons de décrire, majeur puisqu'elles ne peuvent
se déployer sans les reliefs que la mise en abyme creuse à l'intérieur des textes, la mise en
abyme, cristallise nombre d'effets de sens. Notre étude confirme donc bien l'affirmation de
Lucien Dällenbach, qui dans son essai sur le récit spéculaire spécifie que « organe d'un
retour de l’œuvre sur elle-même, la mise en abyme apparaît comme modalité de la
réflexion »135. En effet, si elle possède une telle importance, c'est parce qu'elle semble
permettre un recentrement de la matière littéraire autour de ses propres avatars, auteur,
personnages ou sur l'œuvre elle-même. C'est de cette manière qu'elle procède à sa propre
problématisation, permise par l'aspect en abyme de ces figures. Nous souscrirons donc aux
propos tenus par Henri Godard dans son ouvrage intitulé Le Roman modes d'emploi, où il
affirme que « c'est déjà la première fonction d'une mise en abyme que d'arracher le lecteur
à sa croyance spontanée en la réalité de l'histoire, pour le ramener à une plus juste
conscience de l’œuvre, conçue et réalisée comme telle »136.

Ainsi, non seulement la mise en abyme permet d'introduire une mise à distance en
rapport à la linéarité du déroulement du récit et donc à l'appréhension naïve de son contenu
narratif, mais elle permet surtout l'apparition d'un espace qui, par son caractère réflexif,
devient un espace critique. La superposition des strates de sens présentes dans l’œuvre
comprenant des objets en abyme permet donc la création d'espaces dans lesquels le sens se
réfracte et se densifie, ce au profit de la production d'un contenu favorisant la réalisation
des objectifs de l'ouvrage, ainsi que de la démarche qui anime son écriture. La mise en

135 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 16.


136 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2006, p. 462.

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abyme peut dès lors se trouver définie par cette qualité qui lui semble première, celle de
consister en un espace de développement de la spécularité, d'être un miroir que les œuvres
abritent en leur sein et qui leur permet d'offrir à la compréhension leur fonctionnement et
leurs problématiques. La mise en abyme est donc bien le reflet de démarches bien
spécifiques, donc aussi celui des mouvements esthétiques qui y ont largement recours, tel
que l'est le modernisme.

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2.2 La mise en abyme permet l'objectivation de la littérature

2.2.1 Le roman moderniste tente de saisir la littérature comme objet

S'il est bien l'image des démarches qui le convoque, ce mode spécifique d'écriture que
représente le recours aux diverses constructions en abyme possibles possède bien d'autres
implications que celles que nous avons décrites jusqu'à présent. Il semble en effet que la
mise en abyme, à travers l'utilisation qui en est faite au sein du roman moderniste dont
notre corpus se propose de constituer un échantillon exemplaire, révèle bien plus que de
simples traits structuraux visant à soutenir l'architecture générale des textes. En réalité, elle
possède, en soi, une valeur intrinsèque, ou plutôt véhicule un certain nombre de modalités
que nous nous proposons d'éclairer. Celles-ci permettent à l'esthétique moderniste de
développer sa propre conception de la littérature et d'affirmer sa singularité à l'égard de la
tradition, tradition romanesque pour ce qui est de notre présente occupation. En d'autres
termes, la mise en abyme, lorsqu'elle est utilisée par les modernistes, se dote de fonctions
bien spécifiques. Ce sont elles qui lui confèrent son importance ainsi que sa
prépondérance, telles que nous venons de les mettre en lumière.
Or, il est à présent nécessaire de dépasser le stade de la simple observation ou du
simple dénombrement de ses occurrences. Nous venons en effet, au travers d'un large panel
d'exemples, de constater que la mise en abyme se trouve être un outils particulièrement
utile dans l'optique de développer la dimension réflexive d'un texte. S'il en est ainsi, c'est
avant tout parce que son utilisation implique immanquablement un retour du texte sur sa
propre matière, ou du moins sur les différentes instance qui le nourrit. Nous venons aussi
de remarquer à quel point sa présence est récurrente dans le roman moderniste, qui
construit ses principales figures autour d'un principe fondamentalement réflexif. Pourtant,
ce qu'il a manqué jusqu'à présent à notre réflexion, c'est un réel point d'ancrage de nos
affirmations autour d'un objectif spécifique, d'un trait esthétique fondamental, auquel la
présence de la mise en abyme dans le roman moderniste permet de donner toute son
envergure. Ce qu'il nous manque, en somme, c'est le constat d'une réalisation en texte de

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ces manifestations, d'une réalisation dont l'importance viendrait fonder une meilleure
compréhension de l'esthétique romanesque moderniste. Nos développements à venir se
proposeront donc de palier ce manque, et de tendre à de nouvelles remarques. Elles nous
permettront d'avancer sur le chemin d'une précision, toujours accrue, de la définition du
rôle de premier ordre que joue la mise en abyme au sein du corpus qui nous permet
d'appuyer notre démonstration.

Dans son ouvrage intitulé L'expérience du roman, Jean Regazzi affirme que « le miroir
de la mise en abyme s’ouvre mieux que toute autre fenêtre sur le monde, en cela qu’il
renvoie sans cesse la fiction à son appartenance à la réalité, en tant que production, en tant
qu’objet de ce travail bien réel où convergent tous les faisceaux du spéculaire, tous les
enjeux de l’acte de récit au sein de la société »137. Les implications d'un tel constat sont
grandes dans l'optique de notre étude. En effet, selon le critique, la mise en abyme ne
constitue pas uniquement un vecteur d'autoréférentialité procédant à une clôture de l’œuvre
sur elle-même, rôle auquel on serait tenté au premier abord de la résumer. En réalité, le
miroir de la mise en abyme offre beaucoup plus qu'un centre de fixation narcissique autour
duquel l'ouvrage ou l'écrivain se focaliseraient, approfondissant à chaque moment les
recherches d'un art cherchant son autonomie en rapport au réel. Par son appartenance au
monde de l’œuvre, auquel il trouve toujours renvoyé, c'est le rapport de la littérature au
monde qui se trouve mimé et retranscrit. Nous l'avons vu, en tant qu'objet spéculaire, la
mise en abyme s'engage dans un double rapport structurel et herméneutique par rapport au
texte qui l'accueille. Premièrement, elle ne peut se dégager en tant que structure qu'en
rapport à l’œuvre qui la contient, tout simplement parce que c'est elle qui la dote de son
sens. Elle instaure cependant aussi un rapport complexe et ambigu d'ordre interprétatif
avec la matière qui l'accueille, puisqu'elle permet une problématisation de la
représentation. De la sorte, elle induit nécessairement une réflexion sur la place de la
fiction dans le monde, suivant un schéma qui se fait le pendant de son imbrication au sein
de l’œuvre.
Cette idée est à mettre en relation avec le statut fondamentalement double de la mise
en abyme. C'est en rapport à ce statut que nombre d'implications se trouvent engagées.
Prenant sens au sein de l’œuvre mais aussi en dehors, changeant de niveau de sens en

137 REGAZZI Jean, L'Expérience du roman, op. cit., p. 10.

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fonction de la perspective que la lecture adopte et possédant une autonomie qui se trouve
malgré tout soumise à l'ensemble qui l'accueille, sa position paraît parfois instable et
semble mettre au défi l'interprétation. Toute la difficulté d'une entreprise se proposant de
saisir le phénomène au plus près se heurte immanquablement à ce double aspect, qui n'a
d'autre origine que l'un des traits définitoires par excellence du phénomène : sa dimension
réflexive. En effet, selon Lucien Dällenbach, « toute réflexion est un procédé de surcharge
sémantique ou, pour le dire autrement, que l’énoncé supportant la réflexion fonctionne sur
au moins deux niveaux : celui du récit où il continue de signifier comme tout autre énoncé,
celui de la réflexion où il intervient comme élément d’une métasignification permettant au
récit de se prendre pour thème »138. On le constate, la réflexion naît de la conjonction en un
même espace d'un premier niveau d'énonciation, qui se trouve renforcé par un deuxième
niveau de sens, donc un deuxième niveau de lecture. C'est de l'énoncé premier dont
découle la première strate sémantique attachée à la figure, qui est celle du sens le plus
littéral du texte, et c'est de la deuxième strate de sens que se trouve postulée la composante
métadiscursive superposée à l'énoncé premier. Pris dans l'économie du déroulement du
récit, l'énoncé réflexif tient donc sa surcharge sémantique de la coprésence, en un même
énoncé, de deux strates de sens : celle, appartenant au récit, qui se développe dans la
linéarité de la progression de l'intrigue, et celle appartenant au commentaire du récit, qui
évolue sur un plan différent de celui de l'intrigue. En ce qui la concerne, il s'agit de la
recomposer par le biais de clés guidant l'interprétation.
On l'a vu, la mise en abyme contribue à organiser ce rapport de réflexivité. Elle est l'un
des moyens utilisés par les écrivains afin de produire un commentaire sur leur œuvre, ou
du moins d'en offrir une image, au sein de l'espace des textes en question. La difficulté,
c'est que la mise en évidence d'un tel rapport n'est pas sans poser problème à
l'investigation. On peut même être tenté d'affirmer que c'est sur ce point là que réside la
plus grande ambiguïté théorique sur laquelle notre réflexion tente de se frayer un chemin.
En effet, si la mise en abyme peut se développer de manière explicite et on ne peut plus
directe par l'apparition, au fil du texte, de fragments enchâssés donc clairement délimités, il
paraît beaucoup plus courant de la rencontrer sous une forme plus implicite, nécessitant
une interprétation venant confirmer ou infirmer sa nature. C'est par exemple le cas des
figures en abyme que nous avons déjà eu l'occasion de décrire. Or, ces occurrences
s'organisent à un niveau différent des énoncés enchâssés. Ces derniers appartiennent au

138 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 62.

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déroulement littéral du récit et, même s'ils en perturbent le développement, demeurent à
comprendre selon une logique pleinement linéaire. En revanche, les formes de mise en
abyme que l'on a qualifiées d'implicites s'organisent selon une logique qui est celle du
symbole : c'est par exemple de cette manière, et l'on pourrait accumuler les exemples les
plus divers139, que l'on a précédemment décrit, dans le roman d'Oscar Wilde, le personnage
de Lord Henry comme une mise en abyme du créateur. S'il se dote bien, au fil du récit, de
divers attributs venant construire et confirmer son statut, il n'appartient pas à un espace
défini ponctuellement par un phénomène d'enchâssement, et ne propose de répétition que
par analogie avec l'instance surplombante du roman lui-même : la figure de l'auteur. En
d'autres termes, Lord Henry ne se trouve pas saisi dans une instance imbriquée au roman,
avec laquelle il entretiendrait des liens de similitude construisant ses qualités démiurgiques
par analogie avec un autre actant, par répétition des attributs d'un personnage appartenant à
un autre plan de la fiction. C'est plutôt en rapport à ce qui est extérieur au texte que son
personnage est à comprendre, par analogie avec les qualités du créateur qui, elles,
possèdent un référent dans le monde. Ses attributs, il les accumule tout le long de la fiction,
ce qui contribue à construire son identité actantielle selon un ensemble complexe
d'éléments, qui se concentrent et s'amalgament au fil du récit, selon une logique de
concentration du sens en un même espace que nous nommons personnage.
On le voit, ce genre de statut est extrêmement complexe, et nécessite à chaque fois
l'intervention d'une interprétation relativement profonde du texte afin d'être mis en lumière.
Pourtant, on remarque très vite que ces figures sont parfaitement analysables en fonction
de l'idée de surcharge sémantique énoncée par Lucien Dällenbach. En effet, en tant
qu'actant prenant part à la diégèse, en tant qu'image d'un individu saisi dans le fil narratif
de l'histoire racontée, le personnage est déterminé par son appartenance au déroulement
linéaire du récit. Ce niveau correspond à celui de l'énoncé, où il signifie autant que les
figures du texte qui se situent sur un plan identique. Suivant notre logique, le niveau de
surcharge sémantique intervient lorsque certains attributs permettent d'interpréter le
personnage dont il est question selon un angle réfractant les logiques à l’œuvre dans la
composition du texte. Pour rester sur l'exemple de Lord Henry, mais nos remarques sont
valables pour toutes les occurrences précédemment analysées, c'est le cas lorsque l'on met

139 À titre indicatif et pour montrer que l'on rencontre ces occurrences au sein de chacune des trois œuvres
de notre corpus, on peut citer le personnage de Marta, du roman de Sá-Carneiro, qui se construit comme
une figure de l’œuvre, ou le personnage de Bosse-de-Nage chez Alfred Jarry, dont nous montrerons
bientôt toute la complexité de la composition.

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en évidence son rôle démiurgique à l'égard de Dorian et de sa personnalité, modelant et
déterminant le caractère de son jeune ami sur un mode assimilable à celui de l'auteur lui-
même écrivant The Picture of Dorian Gray. On l'a vu, ce rapport repose sur le langage et
son pouvoir d'influence, qui sculpte les personnalités et détermine les actions du
destinataire de son message. Se trouve donc établi, par l'accumulation de certains traits, un
rapport de spécularité entretenant un rapport ambigu à l'égard de la fiction, puisque le
personnage agit sur au moins deux niveaux. Premièrement, à l'intérieur de la fiction, Lord
Henry joue le rôle du démiurge mystificateur, dont la parole façonne le monde de la
diégèse par le biais des rapport d'influence qu'elle détermine. Ensuite, sur le plan de la
réflexion, il joue celui d'une figure du créateur dont le traitement tout au long de l'ouvrage
permet au texte d'intégrer certaines problématiques liées à la création, ainsi que de
représenter une conception spécifique de l'art et de la littérature. Le rapport réflexif se
trouvant ici engagé permet bien un retour de l’œuvre sur elle-même, et semble bien
permettre l'intégration, en son sein, d'éléments possédant la fonction de miroirs. Leur
surface se trouve ainsi comme assimilée à la diégèse, tandis que le reflet auquel elles
donnent naissance creuse la fiction. C'est dans ce nouvel espace que se développent, au fil
de leur subtil aménagement, certains effets de profondeur permettant l'introduction d'un
contenu introduisant une métasignification.
Le rôle de la mise en abyme dans un tel processus ne doit cependant pas être considéré
comme mineur. Nous partons d'ailleurs de l'hypothèse que c'est lui qui permet, dans les cas
décrits, d'introduire ce rapport de profondeur aboutissant à l'émergence d'effets spéculaires.
On le voit, l'accumulation des traits de créateur, dans la composition du personnage de
Lord Henry, permet de le définir comme une mise en abyme de l'instance auctoriale. En
revanche, on peut relever d'autres occurrences d'une réflexivité s'exprimant de manière
beaucoup moins ample, et appelant donc à être traité de manière différente. C'est par
exemple le cas de ce genre d'effets qui auraient trait à la simple référence d'ordre littéraire,
peut-être même au au simple clin-d’œil amusé. Ces apparitions bien ponctuelles peuvent
être comprises à l'image des apparitions fugitives, si l'on en veut donner un exemple, des
textes mentionnés dans A Confissão de Lúcio et respectivement attribués à Lúcio et
Ricardo. Ces occurrences redoublent en quelque sorte les qualités du roman, même si elles
ont pour fonction première d'être intégrées au système de l’œuvre et ainsi de confirmer, en
leur attribuant une production explicite, la qualité d'auteur des deux hommes. En effet, si

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l'on se saisit des trois exemples que constituent les mentions du poème « Brasas »140
attribué à Ricardo de Loureiro et celles de « João Tortura »141 et « A Chama »142,
respectivement recueil de contes et pièce de théâtre attribués à Lúcio, on s'aperçoit vite que
leurs contenus ne se trouvent pas développés. Cela implique qu'elles ne constituent pas à
proprement parler des mises en abyme de l’œuvre. En revanche, par leur statut d’œuvres,
ainsi que la charge thématique véhiculée par leurs titres, elles provoquent une réflexion du
roman. Les titres « Brasas », littéralement « Braises », et « A Chama », que l'on pourrait
traduire par « La Flamme », évoquent tous deux l'énergie élémentaire que constitue le feu,
ainsi que l'idée d'une combustion. Cette combustion, c'est avant tout celle à l’œuvre dans
l'acte de création, ce souffle donné par l'artiste à son ouvrage, à l'image de la représentation
hyperbolique qu'est le transfert ésotérique opéré par Ricardo afin de créer son œuvre
majeure, qui n'est autre que sa compagne Marta. Le feu, c'est aussi l'élément
métaphoriquement usité en relation à la passion amoureuse, au désir et à la sexualité. Nous
l'avons évoqué, dans le roman, la sexualité constitue un artifice mis au service d'une
représentation figurée de la création, la dimension érotique servant d'image appliquée à
l'émotion esthétique révélant ainsi son aspect profondément mobilisateur pour l'être. Dès
lors, on peut aussi rapprocher l'évocation du feu, ainsi que celle des métaphores qui y sont
associées, des transferts que l'on peut opérer par simple évocation ou suggestion, de la
rhétorique du suggéré à l’œuvre dans l'écriture de Mário de Sá-Carneiro. L'auteur a en effet
largement recours à la valeur connotée du feu, en plus de l'or ou du vocabulaire de la
sexualité, pour soutenir la force d'évocation de son texte. C'est par exemple le cas lors de la
séquence du spectacle donné chez la mystérieuse artiste américaine, prenant place à la fin
du chapitre I, et surnommé par Ricardo « A Orgia do Fogo », « l'Orgie de Feu », dont nous
étudierons plus loin l'intéressante situation. À ces deux occurrences, s'ajoute le titre « João
Tortura », qui associe à un prénom masculin un patronyme choisi pour ce qu'il suggère de
souffrances endurées. Ce rapport n'est bien entendu pas sans rappeler les différentes
positions des protagonistes du roman, qui tour à tour souffrent de leur impossibilité à se
communiquer. Cela participe de la sorte à construire une image des difficultés qu'ils
éprouvent à interagir avec leurs semblables.
On le voit, ces trois titres font sens, tant sur le plan de l'énoncé que sur le plan de la
réflexion, ce qui leur permet de réfracter certains aspects du récit et d'accentuer ses effets.

140 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 16.


141 Ibid., p. 23.
142 Ibid., p. 106.

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En plus de confirmer les personnages dans leurs postures respectives de créateurs, ils
appuient aussi l'esthétique qui porte l’œuvre. Cet aspect se trouve induit dans la mesure où
ils font partie intégrante d'un système qui repose sur une large accumulation de traits
connotés visant à bâtir, au fil du récit, l'atmosphère qui sous-tend l'ouvrage. Sur le plan de
la réflexion, ces occurrences véhiculent par conséquent bien cette métasignification décrite
par Dällenbach, qui se trouve cependant limitée à un rôle d'emphase de la matière du
roman, notamment par la répétition des traits propres adoptés par l'écriture au sein
d'espaces littéraires fictifs et supposés intégrés à elle.

On l'aura remarqué, la distinction que nous nous sommes appliqués à décrire, entre une
mise en abyme fonctionnant par le biais du symbole et de simples cas de réflexivité, laisse
bel et bien apparaître deux modes de fonctionnement distincts, révélant donc deux
phénomènes différents. La tentation pouvant mener à amalgamer les deux figures réside,
d'une part, dans le fondement réflexif de chacune d'entre elles, mais aussi, et d'autre part,
dans leur manière de fonctionner selon un mode essentiellement figuré. Cependant, afin de
clairement distinguer les deux phénomènes, il semble aussi nécessaire de remarquer qu'ils
fonctionnent de manière opposées. En effet, la simple référence réflexive constitue une
occurrence qui tend à réfracter l'ensemble de l'ouvrage. Pour ce qui est des exemples que
nous avons fournis, elle agit par la référence à des œuvres littéraires prolongeant un
contenu thématique caractéristique de l'esthétique adoptée par le roman. Elle se distingue
donc aussi par sa présence ponctuelle. D'autre part, à l'opposé de cela, se trouve la figure
en abyme qui, elle, fait l'objet d'une construction approfondie par le texte. S'appuyant sur le
mode de composition du personnage pour ce qui est du cas que nous avons choisi, sa
construction ne peut être complète qu'une fois l’œuvre achevée. On observe donc là une
figure qui se construit progressivement, et qui se trouve éclairée par l’œuvre entière. Les
mouvements sont donc inverses : l'énoncé que nous qualifierons de simplement réflexif
véhicule un effet qui naît à l'intérieur de l’œuvre pour en refléter un aspect dans une
dimension plus globale, c'est donc la partie qui éclaire le tout, dans un rôle de révélateur,
d'embrayeur de sens ; tandis que la figure en abyme est englobée par l’œuvre de laquelle
elle est un actant. C'est par conséquent le tout, entendons l'ouvrage, ses dynamiques et ses
structures, qui éclaire la partie. La figure en abyme se concevrait donc aussi comme une
occurrence qui se répète, qui opère divers retours. Il s'agirait donc d'une occurrence qui
survit, pourrait-on dire, à la trame du récit pour en constituer un membre nécessaire de la

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structure, actantielle pour ce qui est du cas qui nous occupe, en d'autres termes le
personnage de Lord Henry.

Pour renverser la perspective que nous avons jusque là adoptée, on peut tout à fait
tenter d'affirmer que la mise en abyme ne peut pas se résumer à la simple réflexivité,
conçue comme naissant de la détermination de son sens selon un procédé fonctionnant sur
le mode de l'analogie. La complexité de notre objet laisse au contraire entrevoir que
d'autres critères sont nécessaires afin d'en préciser la nature. Le rapport symbolique
qu'entretient Lord Henry avec l'instance auctoriale laisse pourtant transparaître l'épaisseur
de sa composition en tant que figure du texte. Sa qualité de membre du personnel du roman
d'Oscar Wilde le dote d'une caractéristique intrinsèque à toute figure de personnage : sa
construction progressive au fil de l'intrigue, et sa dimension perpétuellement inachevée.
Comme le rappelle Vincent Jouve dans son ouvrage fondateur intitulé L'Effet-personnage
dans le roman, « l'image du personnage est l'objet d'un enjeu : c'est à travers son
développement que passe la communication »143. Or, puisqu'elle permet de saisir la
littérature comme acte de parole, cette communication ne peut qu'être établie de manière
progressive, suivant un déroulement qui est celui de l'intrigue, ce qui implique que la figure
se complète au fil de ses apparitions. Elle se définit alors au travers de différents pôles, tels
que la description qui en est assurée ou bien la représentation de ses actions, qui mènent
ainsi à l'identification de ses traits et à la construction de son identité, postulée par le
cheminement qu'emprunte la lecture. Les caractéristiques d'un personnages, s'ils sont
déterminés par l’œuvre, ne trouvent donc leur réalité qu'au yeux de l'instance de réception
du roman. Savamment aménagée par le texte, l'identité d'un personnage n'en dépend pas
moins d'une reconstruction, d'une recomposition des caractéristiques accumulées. Or, ce
qu'il est intéressant de constater, c'est qu'il en est de même pour les rapport d'analogie que
nous venons de décrire en relation à la réflexivité. Comme l'affirme Mieke Bal dans une
tentative de désamorçage de l'une des plus grandes objections qu'il peut être fait aux
tentatives de saisies de la mis en abyme :

La question pernicieuse de savoir si le destinateur a de toute évidence


voulu qu'un phénomène textuel fonctionne comme signe peut être écartée. Il

143 JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, coll. « Écriture », 1998.

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suffit que le destinataire soit en état de se convaincre (et de convaincre d'autres
destinataires) que le fragment en question signifie. Il peut baser sa conviction
sur des symptômes, des indications dans le fragment qui explicitent le
fonctionnement signifiant; par exemple, dans le cas d'un signe/mise en abyme :
la ressemblance144.

En d'autres termes, selon le critique, le simple constat de la reconstruction potentielle de


l'analogie par l’œil herméneute suffirait à montrer que la nature signifiante engagée dans le
questionnement est de nature réflexive. C'est précisément sur ce point que le recoupement
des théories du personnage et de la réflexivité est intéressant. En effet, fonctionnant toutes
deux sur le mode de l'actualisation, en somme d'une reconstruction attendue par le texte et
ne tenant sa réalité qu'au travers de son déchiffrement par le lecteur, ces phénomènes
fonctionnent comme dans une sorte d'attente d'être reconnus. Dès lors, cette reconnaissance
ne peut s'effectuer que sur un seul mode, celui de la lecture, qui se voit orientée par le
texte.
Or, nous avons vu que les occurrences de la simple réflexion sont par nature subtiles,
et fonctionnent par le biais de la référence ponctuelle qui, certes, participe à la composition
de l’œuvre, mais ne détermine pas son déroulement, ou du moins pas de manière isolée.
Ainsi, ces éléments réflexifs ont besoin de faire partie d'un ensemble de stratégies, d'un
groupement d'occurrences venant les confirmer dans leur nature spéculaire. En revanche,
les figure en abyme possèdent une autonomie essentielle du point de vue de l'intrigue.
Ainsi, si The Picture of Dorian Gray thématise la création, c'est parce que ses personnages
récupèrent les attributs des instances engagées dans l'acte de création. Pour reprendre les
mots de Mieke Bal, il en est ainsi parce que, isolément, leurs traits ou actions ressemblent à
ceux qui sont traditionnellement attachés à la personne de l'artiste. De la sorte, les figures
en abyme possèdent une autonomie, ainsi qu'une densité, que la nature de la simple
réflexion ne peut en aucun cas posséder. Les personnages sont des figures construites, dont
l'actualisation détermine la trame narrative du récit, tandis que les occurrences de la simple
réflexivité se trouvent dépendantes de réseaux de sens souvent souterrains. On peut alors
s'apercevoir que la spécularité d'un texte s'organise en fonction de plusieurs niveaux. La
mise en abyme, par sa nature de figure construite de manière complexe, densifie le

144 BAL Mieke, « Mise en abyme et iconicité », op. cit., p. 123.

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phénomène et fonctionne alors comme un catalyseur de réflexivité, comme une occurrence
privilégiée en matière d'intensité de la manifestation d'un contenu spéculaire.
Conformément à ce que l'on vient d'étudier, on peut être mené à affirmer, de manière
synthétique, que l'énoncé de simple réflexivité se distingue de la mise en abyme par la
nature de la charge symbolique qu'elle véhicule. En effet, il s'agit là d'un type de réflexivité
qui ne réfracte qu'un seul aspect de l’œuvre concernée, à l'image des exemples fournis par
les titres présents dans A Confissão de Lúcio. Leur fonction véritable n'est que de relayer
des contenus qui ne possèdent pas d'unité en soi, mais s'organisent plutôt en association à
d'autres phénomènes. En l'occurrence, se trouvent ici relayés, d'une part, un réseau
sémantique, qui est celui touchant à la rhétorique de la suggestion caractéristique de
l'écriture moderniste, et d'autre part, une charge thématique, attachant les qualités
d'écrivain aux personnages de Lúcio et Ricardo. Reflétant, à première vue, l’œuvre par
leurs qualités d'objets littéraires, ce n'est pourtant qu'une seule dimension de celle-ci qui se
trouve réfractée. En revanche, pour ce qui est de la mise en abyme, c'est l’œuvre entière, en
tant que système signifiant, qui se trouve récupérée et incarnée. Ce phénomène est
particulièrement patent lorsque que l'on s'intéresse aux figures d’œuvres que nous avons
précédemment décrites, telles que le sont Marta, du roman de Mário de Sá-Carneiro, ou le
portrait et Dorian, issus de celui d'Oscar Wilde. Ces dernières incarnent bien la totalité du
texte, par transfert de sens et au travers des attributs qui sont les leurs, formant ainsi de
manière synthétique une représentation figurée de l'idée même d’œuvre. Ce sont donc bien
leurs attributs qui les ont dotés des caractéristiques symboliques nous ayant permis de les
interpréter comme autant de mises en abyme de l’œuvre.

Grâce au chemin que nous venons de parcourir, qui a visé à distinguer plus clairement
la mise en abyme des occurrences de la simple réflexivité, nous nous trouvons à présent en
mesure de tenter la formulation d'une assertion importante pour notre étude. En effet, par le
constat de la nature résolument actantielle des figures en abyme présentes dans notre
corpus, il devient plus aisé de s'apercevoir que la mise en abyme ne se dote de son sens et
de sa pleine dimension que lorsqu'elle se trouve saisie dans un ensemble structurel
soutenant l’œuvre. Cela semble bien être le cas si l'on considère son versant thématique,
que nous avons précédemment qualifié de « figure en abyme », dans le contexte
romanesque moderniste. En d'autres termes, c'est lorsqu'elle s'intègre au schéma narratif de
l’œuvre qu'elle prend sens, tant par son incarnation dans un personnage, que par sa qualité

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d'objet ou d'artefact déterminant le déroulement de la quête engagée par les actants. Il est
bien sûr ici fait référence au système actantiel qui régit les interactions entre les
personnages, sans pourtant exclure d'autres possibilités, dont on verra plus loin qu'elles
possèdent leur pertinence. L'idée sous-jacente à une telle affirmation est que, par la charge
réflexive qu'elle supporte et le statut de premier ordre qu'elle obtient par son appartenance
aux différents systèmes soutenant les structures du récit, la mise en abyme permet au texte,
au moins de manière figurée, de se saisir de la littérature comme objet.

2.2.2 La mise en abyme permet une spatialisation de l'écriture

Dans leur article commun prenant pour sujet les modernismes européens, Malcolm
Bradbury et James McFarlane avancent que « les œuvres modernistes tendent
fréquemment à s'organiser, […] non en suivant la successivité du temps historique ou le
schéma d'évolution des personnages, de l'histoire ou du récit, comme dans le réalisme ou le
naturalisme ; elles tendent à fonctionner spatialement ou au travers de couches de
conscience, fonctionnant par une logique de la métaphore ou de la forme »145. On le voit,
cette remarque illustre bien nos propos précédent, tout en leur offrant un intéressant
prolongement. En effet, la mise en abyme telle que nous l'avons identifiée et définie par
l'espace réflexif qu'elle offre, s'inscrit pleinement dans cette logique de la métaphore telle
qu'elle est ici mise en évidence par les deux critiques au sein des esthétiques modernistes.
Seulement, en tant qu'espace faisant sens de manière figurée, redoublant ainsi l'énoncé
premier qui, lui, s'inscrit dans la successivité du déroulement de l'intrigue, la mise en
abyme constitue un espace qui se trouve comme en relief du texte. En tant que tel, l'espace
en abyme est moteur d'une certaine atemporalité symbolique, en un point précis qui est
celui de de son développement.

145 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 50.
Nous traduisons de l'anglais :
« Modernist works frequently tend to be ordered, […] not on the consequence of historical time or the
evolving sequence of character, from history or story, as in realism and naturalism ; they tend to work
spatially or through layers of consciousness, working toward a logic of metaphor or form ».

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Cet aspect est à comprendre dans le sens où la mise en abyme reflète, en un unique
lieu ou en une unique image, ce qui se trouve développé de manière plus large dans le texte
qui l'abrite. C'est bien là le principe même de l'idée de symbole, qui densifie l'espace du
texte en lui superposant un ou plusieurs sens. Le symbole prend donc sens
indépendamment de celui de l'énoncé, puisqu'il lui est surajouté. Le sens premier de
l'énoncé n'a ainsi pas besoin de son corrélatif symbolique pour exister en tant que
signifiant, sauf peut-être dans les cas s'appuyant sur le caractère hermétique d'une
association de termes. On observe alors bien une réduction de la temporalité de l’œuvre au
profit de la densification, par le recours au symbole, de l'espace du texte autour du point
concerné. Nous pouvons alors remarquer que c'est principalement de cette manière que les
textes modernistes organisent une spatialisation de leur matière textuelle. Tant au sens de
prise de distance que de réification, puisque les romans modernistes en font un objet de
leur composition servant directement le sens de leur intrigue, l'objectivation de la
littérature se trouve alors mise au service d'une forte tendance à l'altération de la
temporalité et du développement linéaire des textes. Se définissant comme son propre
miroir, la littérature semble pleinement se définir comme qui organise sa signification de
manière concentrique, faisant de son propre objet le seul centre de focalisation de son sens.

Afin de posséder une idée de l'ampleur et de l'importance des phénomènes engagés, il


convient de remarquer que cela s'organise au travers d'occurrences bien singulières de la
mise en abyme. Nous les avions, jusqu'alors, volontairement écartées de notre analyse. S'il
en a été ainsi, c'est que leur nature les dote de spécificités qui les rendent bien
caractéristiques du roman moderniste, ce jusqu'à fournir une image de son évolution à
travers le temps.

Le chapitre XI de The Picture of Dorian Gray s'organise comme un miroir de l’œuvre :

Dans The Picture of Dorian Gray, on trouve la présence d'une telle sorte de mise en
abyme au cœur de l’œuvre, plus précisément au sein du chapitre XI. Celui-ci occupe une
place centrale dans l'ouvrage Il est composé d'une matière pour le moins hétérogène, dans
le sens où il abrite la longue énumération des intérêts diversement nourris par Dorian Gray
au fil des années. C'est lui qui intègre, en son début, la mention de la singulière fascination
que crée le livre jaune sur le jeune homme, dont nous avons déjà eu l'occasion de faire état.

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121
L'intégration d'un tel élément littéraire constitue d'ailleurs déjà un indice de son
importance. En rapport à cela et grâce au cheminement que nous venons de produire, il
devient tout à fait possible de discuter le statut de ce fameux objet au sein de la narration.
On serait tout d'abord tenté, contrairement à ce que nous nous proposons de faire, de le
considérer comme une simple occurrence de la réflexivité, selon le modèle adopté pour les
œuvres littéraires représentées dans le roman A Confissão de Lúcio. Cependant, il convient
de remarquer que, comme les mises en abyme de l'instance auctoriale, le livre jaune se
trouve pleinement intégré au schéma narratif du roman d'Oscar Wilde. Il constitue en effet
un artefact de première importance dans le récit, du fait notamment qu'il agit et modifie
substantiellement Dorian Gray, ce dès le moment où celui-ci entre à son contact. Le livre
jaune constitue qui plus est un objet de quête, offert par l'adjuvant que représente Lord
Henry. Il vise à favoriser la progression du jeune homme en direction de l'idéal hédoniste
que nous avons déjà décrit. Il s'agit donc bien d'une figure en abyme de l’œuvre telle que
nous avons pu en décrire les modalités, puisque le livre jaune retranscrit une vision
hyperbolique des pouvoirs de la littérature, et incarne par conséquent le livre lui-même et
les rapports d'influence qu'il représente.
Le chapitre XI, qui présente les conséquences de l'influence qu'a exercé le livre sur la
personne de Dorian au fil des années, possède la particularité, on l'a évoqué, d'interrompre
le fil du récit et la successivité à l’œuvre dans la narration. Pourtant, il ne contient pas de
récit à proprement parler, au sens où il interrompt de manière claire l'intrigue du roman en
s'intercalant entre les épisodes de l'enfermement du portrait et celui qui constitue les
prémisses du meurtre de Basil Hallward. On en vient malgré tout à remarquer qu'il intègre
une somme extrêmement importante d'aventures passées pouvant offrir le sujet d'un
développement potentiel. Ainsi, ce chapitre peut se définir en réalité comme la
représentation d'une accumulation d'histoires par Dorian lui-même, qui en constitue le
centre polarisateur. C'est en effet en rapport aux goûts développés par le personnage que se
développent divers micro-récits, tous rattachés aux objets qu'il a accumulés. Cela
s'organise de manière relativement complexe, et il paraît utile d'esquisser, pour en révéler
les ressors, le mode de fonctionnement du chapitre.

Premièrement, et nous avons déjà en partie analysé ce passage, le chapitre débute par
l'évocation du livre jaune, ainsi que par le constat de la proximité des goûts et manières du
pseudo-Des Esseintes, qui y occupe la place de héros, et de Dorian. Suit la rapide esquisse

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122
de l'impunité du personnage wildien, qui est un lieu de constat, certes provisoire, du succès
de son imposture morale. Ce moment permet l'introduction d'une brève description de la
duplicité de son existence. Elle se trouve représentée par une alternance naissant de la
réunion de deux paragraphes successifs fonctionnant en antithèse, l'un révélant sa vie de
luxure et l'autre son comportement social respectueux des conventions les plus raffinées146.
Cette opposition définit donc, à ce stade du roman, l'entreprise de Dorian comme un
succès, qui se trouve ensuite illustré par plusieurs pages à valeur épidictique, puisqu'elles
intègrent une glorification de l'hédonisme prôné par Lord Henry et appliqué par Dorian
Gray, ce qui se retrouve notamment par l'utilisation de structures d'emphase. La phrase
suivante semble en constituer un bon exemple :

Yes : there was to be, as lord Henry had prophesied, a new Hedonism that
was to recreate life, and to save it from that harsh, uncomely puritanism that is
having, in our own day, its curious revival147.

À l'initiale, on peut tout d'abord observer une dislocation faisant apparaître de manière
saillante l'adverbe « Yes », qui devient le premier élément de la phrase. Cela représente,
d'une part, un témoignage de l'inéluctabilité de l'événement décrit, et d'autre part, cette
occurrence constitue une sorte de marque de triomphe se rapprochant de l'interjection. Le
signe de ponctuation qui la suit, et qui introduit par conséquent le propos, permet de
présenter le reste de la phrase comme un développement explicitant l'exultation première.
On peut alors souligner la valeur prophétique de la première assertion, « there was to be »,
qui insiste sur l'imminente réalisation de la prédiction de Lord Henry. En tant qu'autre
marque d'emphase, on trouve la présentification de la lutte entre l'hédonisme, marqué par
l'attribution d'une majuscule, et le puritanisme, qui est assurée par l'inclusion du narrateur
par le biais du pronom de la première personne du pluriel « our », intégrée à l'expression

146 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 106.
Ce passage débute à partir de « There were moments, indeed, at night, when, lying sleepless [...] » et
intègre le paragraphe suivant, qui en est l'antithèse.
147 Ibid. p. 108.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Oui, comme lord Henry l'avait prophétisé, un nouvel hédonisme allait advenir, qui recréerait la vie et la
sauvegarderait de ce puritanisme rude et sans attraits qui connaît à notre époque une bizarre
renaissance » p. 474.

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« our own day ». Celle-ci tend à troubler les limites de l'espace fictionnel au profit d'une
inclusion du narrateur au sein du chronotope diégétique.
Au sein de cette phrase, on peut aussi observer un net positionnement axiologique du
narrateur. Cela s'opère, en plus des indices de son implication directe, par la multiplication
des épithètes dépréciatives attachées au substantif « puritanism », alors que l'hédonisme
célébré ici ne se trouve qualifié que de « new », adjectif relativement neutre, même positif
si l'on considère la part de nouveauté et de changement salvateur qu'il est supposément
destiné à offrir au monde. Cela participe à l'effet d'emphase présent dans le passage, mais
l'impulsion présente dans cette phrase qui sera la plus importante pour nous consiste en
cette capacité véhiculée par l'hédonisme de « recréer la vie », « to recreate life ».
Remarquons ici que cette caractéristique possède une valeur métadiscursive : recréer la vie,
n'est-ce pas là une formulation hyperbolique du but le plus absolu de l'art de la
représentation ? Dès lors, il convient d'être attentif aux manifestations de cet hédonisme
qui n'a d'autre objectif que d'engager un rapport créateur à l'existence, faisant de l'individu
un esthète en quête d'un art du Beau appliqué à la vie. C'est d'ailleurs cette posture que
nous avons mis en relief lorsque nous abordions la part démiurge présente au sein de la
composition du personnage de Dorian, lui valant aussi un statut de figure en abyme du
créateur.
Ce que ces remarques nous permettent à présent de valoriser, c'est avant tout
l'importance des occurrences des manifestations de cet hédonisme, défini comme indice de
métadiscours. Or, ce que l'on remarque en orientant notre attention en direction de la suite
de ce chapitre, c'est qu'il constitue, dans le mouvement de la vaste énumération qu'il
entreprend, une sorte de catalogue des nombreux apparats dont s'est trouvée
successivement ornée la vie de Dorian. En tant que tel, il accumule divers artefacts qui sont
autant d'objets sans véritable utilité, et ne valent que pour les sentiments esthétiques,
pourrait-on dire, qu'ils procurent. L'inventaire qui en découle se trouve ainsi décrit, et lui-
même orné, de l'évocation d'intrigues choisies pour leur valeur poétique, pour l'aspect
romantique et romanesque148 qu'ils véhiculent. Cette énumération est composée d'une sorte
de liste réunissant les mentions de l'attirance du personnage pour le rituel catholique
romain, pour l'étude des parfums, de la musique, des bijoux et de leurs légendes, largement
accumulées malgré la présence saillante du rubis du roi de Ceylan, des tissus, tapisseries et

148 Entendons par « romanesque » le terme courant qui exprime cet aspect de pure potentialité, ce récit en
germe, présent dans l'inscription très romantique de la contamination du réel par l'imaginaire, le rêve et le
sentiment.

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124
broderies, et enfin des symboles et apparats religieux. Outre cela, le chapitre se clôt sur
l'évocation de la galerie de famille de Dorian Gray, dans laquelle celui-ci est décrit comme
appréciant particulièrement déambuler, et qui recèle elle aussi un fort potentiel
romanesque. La vie des ancêtres et autres parents du personnage apparaît dès lors comme
un nouveau catalogue de récits. C'est par conséquent à Dorian, face à ce spicilège
d'échantillons de vie, de créer, d'écrire la sienne, de manière à ce qu'elle enrichissent
l'héritage familial. On le voit, le romanesque semble faire figure d'atavisme au sein de cette
famille. C'est d'ailleurs en tant qu'héritier de cette prédisposition à l'élan romantique de la
quête d'une vie pleine, d'une vie en expansion, que Dorian Gray oriente ses choix et ses
aspiration, en résonance parfaite avec la philosophie prônée par Lord Henry.

En relation à ce que nous venons d'évoquer, Liliane Louvel précise que le chapitre XI
« supplée à dix-huit ans de vie de Dorian et comble le vide par l’accumulation de
suppléments artificiels. Le procédé est évident : il s’agit d’une représentation qui se montre
comme telle. Une production de texte contre la diégèse »149. Nous rejoindrons l'avis de la
critique lorsqu'elle affirme que le travail de la temporalité du chapitre dénude les artifices
de la représentation et rend caduque l'illusion romanesque. Il s'agit en réalité d'un véritable
jeu avec les codes de la fiction et par conséquent un procédé vecteur de réflexivité.
Cependant, il est utile de préciser que l'accumulation des récits en gestation, ainsi que des
outils procurant sa beauté à la vie de dandy, participent aussi à cette fragilisation du récit en
tant qu'imitation de la vie, forts, comme nous venons de le montrer, de leur charge
métatextuelle. De la sorte, l'artificialité des suppléments accumulés, qui constituent le
corps du chapitre, sont en quelque sorte le reflet des matériaux qui forment la fiction. Ainsi
réunis sous la forme d'un catalogue, et exprimant l'essence même de la beauté selon une
perspective que nous qualifierons de « dandy », ces éléments sont à l'image des procédés
d'ornementation de l'écriture à l’œuvre dans le roman. L'utilisation d'un tel terme, celui de
« dandy », n'est d'ailleurs pas sans intérêt pour notre analyse. Nous l'adoptons en accord
avec la démonstration de Jean Delabroy, qui définit le texte dandy comme un ensemble
naissant d'une écriture de la diversité, bariolée, et cultivant l'artificialité, donc précisément
ce à quoi le chapitre XI semble destiné. Cette forme de composition a pour fonction
d'« interpeller, dans une ironie légère mais calculée, les emblèmes toujours actifs d'une
philosophie multiséculaire de la production du sens, signifier leur congé et disloquer leur

149 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 98.

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125
pouvoir »150. C'est donc aussi en rapport à la doctrine platonicienne de l'Idée, donc d'une
vérité se situant au-delà de la simple apparence, et par conséquent de la structure de
l'ouvrage, qu'un tel texte se positionne, toujours de manière ambigüe, nous le verrons.

Nous l'avons constaté, les micro-récits que le chapitre XI présente ou suggère sont
marqués par une forte charge romanesque, au sens de relative complaisance dans la
passion, d'événement pittoresque. Cette charge possède son pendant, de même que sa
pleine expression, dans la vie de Dorian. Autrement dit, c'est le roman lui-même ainsi que
son intrigue qu'ils reflètent. L'enchâssement de ces éléments textuels, et leur imbrication en
une somme hétérogène venant briser l'unité de la narration, nous mène donc à définir ce
chapitre XI comme une mise en abyme du roman, tout en proposant un contenu à forte
valeur métadiscursive. En effet, non content de réunir autant de récits en germe, il participe
à la mise en tension de l'idée de représentation au cœur même de l’œuvre, reflétant sous
une forme dense et figurée le principe du texte. Dans ce mouvement, se surajoutent à
l'intrigue première divers récits dont la fonction première est d'informer le lecteur sur le
devenir et l'état d'esprit du personnage de Dorian. Il ne s'en trouve cependant pas moins
transmise une image de la puissance de l'écriture et de la fiction, dans cette capacité
qu'elles possèdent à se penser et à se multiplier en elles-mêmes. Plus qu'un exercice de
cornucopie, le chapitre XI est le véritable livre dans le livre, à l'image du tableau de Dorian
enfermé dans une pièce reculée de sa demeure. C'est d'ailleurs un principe identique qui les
rassemble, puisque, enclos au plus profond du récit, ce chapitre emprunte au tableau son
mystère et voit son véritable sens dissimulé sous l'abondance des accumulations qui
nourrissent sa matière, donc sous une apparence déroutante.
D'ailleurs, en rapport à la nature ambigüe du tableau, Pascal Aquien écrit, dans son
article sur la problématique du portrait chez Oscar Wilde que « le tableau n'est pas qu'une
toile, il est également un texte écrit, ce qui invite à comprendre les marques apparues sur
lui et à l'intérieur de lui comme la métaphore du tracé de l'écriture »151. Métaphore de
l'écriture par la narrativité qui l'habite et dont les modifications successives sont les
manifestations, le tableau trouve son pendant dans l'aspect statique du chapitre XI qui, dans
l'espace figé des description qu'il présente, forge un portrait de l'esprit dandy habitant

150 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », In :
Littérature, Le Signe et son double, 1977, N°25, p. 42-43.
151 AQUIEN Pascal, « Du même à l'autre : la problématique du portrait chez Oscar Wilde », Sillages
critiques [En ligne], 2001, N°2, pp. 125-138, disponible sur : http://sillagescritiques.revues.org/3871, mis
en ligne le 01 janvier 2001, consulté le 07 juin 2015, § 23.

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126
Dorian Gray. Le « tracé de l'écriture », pour reprendre les mots du critique, au sens de
déroulement du récit, ralentit et s'arrête au cœur même de la fiction, le temps d'observer la
puissance de l'écriture se déployer dans tout l'éventail de ses potentialités L'instance
auctoriale se trouve donc par là érigée au niveau de maîtresse absolue du texte, capable
d'accélérer et de ralentir le récit en un même lieu, de briser l'action tout en accélérant son
développement.
Le chapitre XI ainsi composé, c'est le principe même de littérature qui se trouve
enfermé au cœur de l’œuvre, comme dans un écrin. C'est donc bien la quête du Beau qui se
trouve questionnée ici, notamment au travers de la présence d'une représentation
approchant la vie de son modèle, à l'image du portrait de Dorian Gray qui subit les
marques de l'existence de son modèle restant quant à lui physiquement immaculé.
L'objectivation de la littérature semble donc, dans ce passage, totale, puisqu'elle se trouve
figurée de la plus radicale des manières, par l'enfermement de l'écriture au cœur de
l’œuvre, et sa réduction, par métaphore, à un objet lui aussi inaccessible au regard : le
tableau. Ainsi spatialisée, l'écriture voit se produire une réduction de ses perspectives
autour de ce qui lui est le plus fondamental, en d'autres termes sa propre propension à
signifier. C'est ainsi qu'elle en vient, par le biais de procédés comme la mise en abyme et la
simple réflexivité, à se centrer autour de son propre objet.

L'« Orgie de feu » synthétise les principes du roman A Confissão de Lúcio :

Même si nous venons de consacrer un volume important de notre réflexion au roman


d'Oscar Wilde, qui constitue un exemple de choix en ce qui concerne les phénomènes que
nous avons mis en lumière, il est tout à fait possible de rencontrer des occurrences aux
objectifs analogues dans les deux autres romans de notre corpus.
C'est donc ici le moment de s'intéresser à l'un des moments les plus déroutants du
roman de Mário de Sá-Carneiro, celui qui est qualifié d'« Orgie de feu » par le personnage
de Ricardo. Cet épisode prend place peu après le début de l’œuvre, et marque la véritable
rencontre des deux protagonistes que sont Lúcio et Ricardo, qui se trouvent réunis par leur
commune incompréhension en rapport aux événements auxquels ils viennent d'assister. Le
passage en question retranscrit la somptueuse réception donnée par l'extravagant et
mystérieux personnage de la danseuse américaine, qui marque de sa présence insistante
tout le premier chapitre de l'ouvrage. C'est alors le lieu du développement de la

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127
retranscription d'un spectacle total, dont l'accomplissement culmine dans la disparition
ambigüe du personnage de l'américaine. On ignore en effet si son suicide fait partie de sa
performance, et serait alors l'effet d'un jeu d'actrice, où s'il est réellement effectif, dotant
ainsi la représentation d'une acmé de composante macabre.
Comme le constate Fernando Cabral Martins dans son ouvrage déjà cité, « la relation
entre l'érotisme et l'or commence par être établie dans l''Orgie de feu', qui est le grand
paradigme interne de La Confession de Lúcio »152. Dès lors, lorsque l'on y regarde de plus
près, on se rend compte que cet épisode bien précis, s'il est déterminant du point de vue de
l'intrigue, donc de l'énoncé, n'en réunit pas moins, de manière synthétique, tous les
procédés qui fondent l’œuvre. Il est en effet particulièrement intéressant de remarquer,
dans ce passage, que la rhétorique du sensible développée par la stylistique particulière
adoptée dans l'ouvrage atteint son accomplissement le plus abouti. Cet aspect est rendu
palpable dans la mesure où ce sont les personnages, et non plus seulement le lecteur, qui se
trouvent être les récepteurs de la transposition de la réfraction et de la synthèse des sens
représentées dans le passage. On remarque par conséquent la présence de nombreux
constats décrivant une contamination réciproque des sens, qui sont le lieu du
développement d'un langage de la suggestion. Cette rhétorique particulière relève d'une
tendance à l'autoréférence et au brouillage référentiel qui semblent fondamentale, à l'image
des exemples que nous avons étudiés au début de notre investigation 153. C'est en tout cas ce
que l'on retrouve au travers de diverses assertions, telles que la suivante, due à Lúcio :

Juntamente com o ar, com o perfume roxo do ar, sorvíamos essa luz que,
num êtase iriado, numa vertigem de ascensão, se nos engolfava pelos pulmões,
nos invadia o sangue, nos volvia todo o corpo sonoro154.

152 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 242.
Nous traduisons du portugais :
« A relação entre o erotismo e o ouro começa por ser estabelecida na 'Orgia do Fogo', que é o grande
paradigma interno da Confissão de Lúcio »
153 Voir I. 2.
154 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 27.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 37-
38) :
« en même temps que l'air, avec le parfum violacé de l'air, nous absorbions cette lumière, et, dans une
extase irisée, dans un vertige ascensionnel, elle s'engouffrait par nos poumons, nous envahissant le sang
et rendait sonores nos corps ».

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En accord avec ce que nous avons déjà montré, le passage de l'« Orgia do Fogo »
réunit tout un réseau sémantique se rattachant à l’œuvre entière, que l'on retrouve
synthétisé au travers des paroles de l'artiste américaine annonçant le finale de sa
performance : « tudo se reunirá numa orgia de carne espiritualizada em ouro ! »155. On
l'observe, dans cette phrase se cristallise le principe même de la synthèse des sens à
l’œuvre tout le long du récit. De la sorte, la spiritualisation de la chair et de tout ce qui à
trait à l'érotisme reflète parfaitement l'entreprise impossible de Ricardo de Loureiro,
aboutissant à la création de Marta et à sa disparition mystérieuse. Œuvre faite chair, sa
présence évanescente s'évanouit à la fin de l'ouvrage comme si sa matérialité n,'avait
jamais été effective. C'est donc bien à l'ensemble de l'intrigue du roman que cette loi
s'applique. La quête de l'art total rêvé par Ricardo semble par conséquent bien s'incarner, à
l'échelle de l’œuvre, dans cet épisode de l''Orgie de feu'. De plus, si l'on suit les
affirmations de Fernando Cabral Martins à propos de ce même passage :

La portée d'un tel reflet va plus loin que la figure baroque convoquée.
C'est que l''orgie' ultra-réaliste est le miroir ou l'allégorie d'un monde dans
lequel la coexistence du rêve et de la réalité devient possible. Le 'feu' est celui
de l'alchimie de toutes les sensations, les intensifiant jusqu'à l'extrême […] et
rendant possible la transmutation. Le 'feu' est, aussi, métonymie de la 'lumière
totale', de la lumière tactile, de la 'lumière magique' de cette nuit. Une 'lumière
d'au-delà de l'enfer' qui est dite 'lumière sexualisée' et qui est la base et le
symbole de la fusion entre parfums, couleurs, musique, danse156.

155 Ibid. p. 26.


Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 36) :
« tout sera réuni pour une orgie de chair spiritualisée en or ! ».
156 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 229.
Nous traduisons du portugais :
« O alcance de tal reflexo vai mais longe do que a figura barroca convocada. É que a ‘orgia’
ultrarrealista é o espelho ou a alegoria de um mundo em que a coexistência do sonho e da realidade se
torna possível. O ‘ fogo’ é o da alquimia de todas as sensações, intensificando-as até ao extremo […] e
tornando possível a transmutação. O ‘fogo’ é, ainda, metonímia da ‘luz total’, da luz táctil, da ‘luz
mágica’ dessa noite. Uma ‘luz de além-Inferno’ que é dita ‘luz sexualizada’ e que é a base e o símbolo da
fusão entre perfumes, cores, música, dança ».

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129
De la sorte, il apparaît à présent clair que ce passage, en plus de refléter l’œuvre en
synthétisant et en accentuant ses propres procédés, se définit comme une allégorie de la
fiction. C'est d'ailleurs par la mise en tension de tels effets au sein d'un espace réduit et lui-
même mis en intrigue, au travers notamment de l'étonnante disparition finale de la
danseuse américaine, que le langage moderniste déploie toute sa singulière puissance. Ce
monde où fiction et réalité se rejoignent pour ne former qu'un unique espace, il s'agit avant
tout de celui de la représentation, qui appuie son propre élan autour d'un univers référentiel
à l'intérieur duquel le rêve et la fiction s'entremêlent. Seulement ici, il s'agit aussi d'un
monde régi par l'hermétisme de lois alchimiques, qui ne sont que le pendant d'une
propension développée par la fiction de définir, en son sein, un espace autoréférentiel
menant à l'élaboration d'un langage singulier. Ce langage s'incarne ici au travers de celui de
la modernité, qui intègre en lui-même son propre horizon référentiel. C'est ainsi que
Fernando Cabral Martins affirme que « l''Orgie de Feu' est le reflet en abyme du monde
que le roman crée »157. Intégré à la fiction et doté d'une importance fondamentale pour
l'intrigue, l'épisode de l''Orgie de Feu' se définit donc comme un monde dans un monde,
comme symbolisé par l'entrée et la sortie de l'hôtel particulier de l'américaine, image d'une
entrée et d'une sortie de la fiction.
Ainsi figurée en son propre sein, une telle allégorisation de la littérature s'inscrit
pleinement dans le mouvement de son objectivation. C'est d'ailleurs en se posant comme
objet de double signification à l'intérieur du texte que ce genre de mise en abyme permet
l'introduction d'une représentation matérielle de la littérature. Signifiant par son
appartenance à l'énoncé et par le contenu réflexif qu'elle propose, l'« Orgie de feu » se
définit alors de manière double, puisqu'elle est à la fois objet de fiction et objet de la
fiction. Ainsi théâtralisé, le récit en vient à se définir lui-même comme une scène sur
laquelle, à l'image de la danseuse américaine, danse et se consume le langage.

Le « monosyllabe tautologique » de Bosse-de-Nage révèle les artifices de la fiction


dans le Faustroll :

Il existe cependant un autre phénomène, tout à fait singulier, dont il est nécessaire de
faire mention en relation avec cette pratique de l'objectivation de la littérature, telle que

157 Ibid.
Nous traduisons du portugais :
« a ‘Orgia do Fogo’ é o reflexo em abismo do mundo que o romance cria ».

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130
nous sommes en train de la décrire en nous appuyant sur notre corpus. Nous avons en effet
jusqu'alors fait le choix de différer l'étude de ce point spécifique dans le roman d'Alfred
Jarry, en lien avec nos précédentes analyses. Cela s'explique extrêmement facilement si l'on
remarque que ces effets de spatialisation de l'écriture au travers du symbole ne s'expriment
que très peu chez lui, tout du moins à une échelle dépassant la phrase. C'est bien plutôt une
dimension très matérielle qui semble privilégiée par l'auteur, aspect que nous nous
appliquerons bientôt à commenter par le biais de l'étude de l'épisode de la navigation d'île
en île de l'équipage faustrolien. L'attaque ainsi produite à l'encontre de la mimésis se trouve
clairement renforcée par des procédés qui s'apparentent au collage, qui provoquent une
déstructuration radicale de la matière romanesque, telle que l'on pourra l'observer plus
globalement par exemple au XXè siècle dans les œuvres dadaïstes ou surréalistes. De ce
point de vue là, Alfred Jarry, mort en 1907, fait figure de moderne parmi les modernes.
Toutefois, il demeure intéressant d'aborder certains éléments qui peuvent être rapprochés
de nos propos précédents. Ce sera d'ailleurs la singulière figure que constitue le personnage
de Bosse-de-Nage qui va nous permettre de mettre en lumière ces procédés.

Rejoignant l'équipage au chapitre XI, mais amplement décrit à la fin du Livre I, Bosse-
de-Nage fait figure de matelot corvéable à volonté par le docteur. On remarque qu'il fait
aussi volontiers l'objet, en quelque sorte, de souffre douleur narratif, dans la mesure où il
est le support de diverses incidents comme au chapitre XXI, où il est défiguré par un boulet
de canon et tatoué de force, ou au chapitre XXVIII, dans lequel il se fait sauvagement
démembrer par Faustroll. Comme on peut s'y attendre avec Alfred Jarry, c'est un dessein
satirique qui est à l'origine de ce personnage. Le titre du chapitre X l'indique, le « singe
papion » « ne savait de parole humaine que : 'Ha Ha' »158. C'est précisément cette
caractéristique qui va nous permettre de mettre en lumière le rôle fondamental du
personnage, ce malgré son apparence épisodique. Comme le remarque Julien Schuh dans
sa thèse consacrée à Alfred Jarry, « ce mot devient un leitmotiv du roman, Jarry l’utilisant
comme commentaire des situations rencontrées par l’équipage de l’as du Docteur ; le sens
de cette parole varie de l’exclamation au rire ironique en passant par l’expression de
l’incompréhension ou de la fureur, selon le contexte, devenant un signe vide disponible par
sa simplicité »159. Ce caractère de leitmotiv provient des nombreuses occurrences de
l'expression, qui constitue d'ailleurs en elle-même sa propre redondance par le
158 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 157.

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131
redoublement de deux syllabes identiques. Ses significations sont des plus diverses, et
varient en fonction du contexte dans lequel elle intervient, nous le verrons plus loin. Plus
qu'une simple répétition de syllabe, « ha ha » se dote donc au fil de l'ouvrage d'une réelle
complexité dont les enjeux semblent largement dépasser le cadre du simple comique
verbal.

Ce « monosyllabe tautologique » vient en réalité immortaliser en littérature le conflit


engagé entre Alfred Jarry et Christian Beck 160. Comme le remarque le Collège de
'Pataphysique, « Nage, ou nache, en ancien français signifie 'fesse' »161, ce qui implique
que, selon Alfred Jarry, et à l'imitation du cynocéphale-papion, Beck a les fesses « en
saillie double des joues »162, en d'autres termes sur le visage ... Si l'on en juge par
l'épigraphe du chapitre X, qui n'est qu'une suite d'invectives tirées d'un passage de La
Salamandre d'Eugène Sue, l'ire jarryque à l'encontre de l'écrivain belge était bien réelle,
mais toute cette portée satirique ne doit pas nous faire occulter d'autres aspects du
personnage et de ses énigmatiques paroles. En effet si, comme Ubu, Bosse-de-Nage tire
son existence des inimitiés d'Alfred Jarry, leur présence dans le cadre de l’œuvre littéraire
leur confère une dimension qui dépasse de très loin les limites du trait de moquerie rendu
comme hyperbolique par la charge agressive qui le supporte. En somme, parce qu'il prend
part à la diégèse, le personnage se trouve doté de qualités et de caractéristiques supérieures
à celles que possède son modèle. En ce qui concerne le matelot de l'as de Faustroll, ce
phénomène semble se manifester autour du fameux « monosyllabe » itératif qui, à chacune
de ses apparitions, se colore d'un sens nouveau marquant toujours une réaction affective. Il
s'agit donc bien d'un signe très complexe, qui semble posséder un rôle important dans la
configuration générale de la narration.

Cette complexité, l'expression « Ha ha » la tient tout d'abord de sa nature double, qui


transparaît non pas dans sa fonction mais dans son aspect purement matériel d'objet
signifiant, donc dans ses propriétés typographiques et sonores. Elle possède en effet la
particularité de figurer à la fois l'unité, parce qu'elle réside dans le principe de la répétition

159 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 584.
160 Pour plus d'informations sur la dimension anecdotique de cet élément, voir :
JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 160.
161 Ibid. p. 162.
162 Ibid. p. 158.

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d'une même et identique syllabe, et la dualité, car l'effet de symétrie implique deux
ensembles distincts de caractères. Remarquons que l'unité est aussi celle du personnage,
qui appartient à la fiction et qui se trouve par conséquent doté d'autonomie, en rapport à
son modèle Christian Beck. La symétrie du modèle et de son image implique la dualité, de
même que l'idée selon laquelle Bosse-de-Nage est à la fois la satire de la personne de Beck,
mais aussi un actant de la diégèse du roman, dépassant de ce fait sa fonction satirique.
Ainsi, le cynocéphale-papion serait à la fois l'image du ridicule d'un homme, et aussi
finalement peut-être celle de la condition humaine toute entière qui, par un « monosyllabe
tautologique », exprimerait son incapacité à saisir l'univers, tant dans sa réalité matérielle
que dans sa fictionnalité. Afin d'appuyer cette idée, reprenons le constat précédemment
énoncé et faisant état de la dimension très affective de l'expression : « ha ha » est le
langage de l'émotion, il est donc profondément humain.

Suivant cette idée, il semble nécessaire de ne pas omettre que « ha ha » est aussi
l'onomatopée communément attribuée au rire en français. Or, Bosse-de-Nage monopolisant
une grande part de la charge comique du roman, cette syllabe itérative pourrait aussi être
entendue comme une manifestation d'une moquerie universelle face à l'absurde d'un monde
réduisant l'individu à l'incompréhension et à la souffrance. Cet absurde atteindrait alors sa
pleine expression dans la mort du personnage, due à l'occurrence accidentelle d'une tête de
cheval sur le chemin du Docteur. Bosse-de-Nage est en effet déchiré brutalement par
hasard, action soumise à la rencontre fortuite d'une « boucherie hippophagique »163 lors
d'une promenade digestive réveillant la furie phobique de Faustroll pour les têtes de cheval.
Ces événements font ainsi de la mort du cynocéphale-papion une sorte de parabole du
hasard et de la contingence, forces auxquelles tout être se trouve soumis. De là vient peut-
être aussi le ton ironique, voire cynique, que l'on pourrait attribuer à son dernier « Ha ha »,
qui est, soulignons le, exclamatif, ce qui parait bien curieux pour une agonie par
strangulation. Il s'agit en effet, par définition, d'une mort par privation d'aire, donc de
souffle. De la sorte, de manière déjà symbolique, la parole se transmet au-delà du silence
de la mort, de laquelle Faustroll tirera la partie finale de son œuvre. La parole, donc
l'écriture, commence ici à s'originer au-delà des limites attribuées traditionnellement au
personnage, qui deviennent parfaitement contingentes.

163 Ibid. p. 340.

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133
En plus de nos interprétations immanentes au texte, il reste à souligner que « Ha-ha »
est aussi un véritable mot du lexique, désignant un élément de l'architecture d'un jardin. Un
ha-ha, aussi nommé « saut-de-loup », est une sorte de fossé servant à effacer pour l’œil une
différence de nivellement entre deux plans. Ainsi, on peut interpréter le personnage de
Bosse-de-Nage dans son rôle de nivellement, d'artifice de la fiction, d'où son rôle précisé
au chapitre X : « Ce personnage sera fort utile au cours de ce livre, en guise de halte aux
intervalles des trop longs discours »164. Si l'on accepte la valeur métadiscursive de ces
paroles, elles font indéniablement référence à tous les procédés d'ellipse dont peuvent faire
usage les écrivains, et par là à toutes les stratégies d'écriture qui déterminent la production
d'un texte. De la sorte, on rencontre ici une expression que l'on peut mettre en analogie
avec l'expression du pouvoir démiurgique de l'auteur, qui exerce son pouvoir sur le texte au
point d'en priver l'aboutissement. Le chapitre XI de The Picture of Dorian Gray, nous
l'avons évoqué, exprime la même puissance de l'instance auctoriale qui modèle son texte
par divers artifices. De la sorte, il demeure à considérer la valeur métadiscursive de ces
phénomènes. Ils semblent posséder pour fonction de révéler l'artificialité de la matière
textuelle, en la désignant, plus explicitement et plus diffusément chez Alfred Jarry et plus
symboliquement chez Oscar Wilde, comme un ensemble de matériaux amalgamés, parfois
assemblés ou dérivés pour le simple principe d'une l'expansion à loisir de la matière
littéraire. C'est aussi une véritable maîtrise qui est affichée, par les dilatations ou les
raccourcissements, parfois brutaux165, engendrés au cœur même du récit. Au travers de
telles occurrences, celui-ci se trouve tiré vers ses limites. À partir de là, c'est bien la
littérature qui se trouve objectivée dans sa propre pratique, au travers du mouvement de
l'écriture, dont les procédés se trouvent dénudés. Se trouve donc aussi relayée, par le biais
de ce métadiscours, toute une image de la fiction définie comme artifice, de même qu'une
fragilisation de la mimésis, dont toute l'efficace se développe au cœur de la représentation.

De la sorte, « ha ha » est plus qu'un simple « monosyllabe tautologique ». C'est avant


tout le symbole de la réflexivité à l’œuvre dans le texte. En effet, un texte qui se pense, en
tant que miroir de lui-même, est à la fois le même et l'autre. Tout d'abord, lorsqu'il se
commente, il s'engage dans un mouvement de réflexion et devient ainsi objet de son propre

164 Ibid. p. 158.


165 Que l'on pense aux nombreuses années occultées et résumées de la vie de Dorian Gray, ou la manière
dont les syllabes prononcées par Bosse-de-Nage interrompent le fil de certains propos, comme ceux de
Faustroll au chapitre XII, et closent parfois des chapitres.

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dire. Il s'écrit cependant aussi en même temps qu'il se commente, étant donné que tout
objet métadiscursif fait entièrement partie de sa propre matière. Cette problématique
s'intègre parfaitement à celle de la mise en abyme, qui elle aussi consiste en la présence
d'éléments à la nature mouvante et ambigüe, pouvant se révéler être à la fois autres et
semblables au texte qui en est le cadre. En offrant la possibilité d'une objectivation de la
littérature dans le discours même qu'elle produit, la mise en abyme procède en effet à la
cristallisation de problématiques liant production du texte et autonomie de la matière créée,
ce qui semble en faire un important vecteur de réflexivité. En donnant à voir les
mécanismes du textes, elle devient un de ces embrayeurs de sens qui dénudent le texte, à
l'image des objets textuels que nous venons d'analyser. Si le cas d'Alfred Jarry semble si
particulier, c'est avant tout parce qu'il procède différemment de nos deux autres auteurs,
insistant plus sur la matérialité de ses énoncés. Il demeure néanmoins que les trois œuvres
de notre corpus se rejoignent sur ce même point qu'est l'objectivation de la matière qu'elles
présentent et du sens qu'elles produisent.

2.2.3 L'intertextualité nourrit une position ambigüe en relation avec la mise en


abyme

Ces phénomènes d'objectivation de la littérature, qui trouvent leur réalisation au


travers d'une représentation synthétique, car symbolique, de la représentation du littéraire
au sein de la fiction, peuvent aussi s'exprimer par le biais d'occurrences dont le traitement
n'est pas sans poser problème. La première d'entre elles constitue un parfait pont entre les
deux problèmes majeurs que nous allons traiter ici, d'une part celui, déjà travaillé, de
l'objectivation de la littérature, et d'autre part celui de l'intertextualité. En effet, les
occurrences à valeur intertextuelle constituent un défi intéressant à l'analyse de la mise en
abyme, surtout lorsqu'elles se présentent dotées d'une prépondérance aussi importante que
dans les esthétiques modernistes. Mais avant d'aborder la question du statut théorique de
tels phénomènes, il convient de partir de l'un des exemples les plus porteurs de sens à cet

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égard présents dans notre corpus, celui de l'épisode des îles issu des Gestes et opinions du
docteur Faustroll, pataphysicien.
Ce passage, qui se divise en quatorze chapitres, constitue l'ensemble du Livre III du
roman, intitulé « De Paris à Paris par Mer ». Cette désignation, aux apparences bien
fantaisistes, synthétise pourtant l'essentiel de la trame narrative du passage, qui retranscrit
le voyage d'îles en îles réalisé par le docteur Faustroll et son équipage. Chacun des
chapitres composant le Livre III est dédié à un artiste, et développe son écriture selon des
modalités bien particulières. En effet, comme le remarque Henri Béhar dans son ouvrage
Les Cultures de Jarry, ces chapitres adoptent la forme du « poème en prose en quelque
sorte, transposition verbale de sentiments et d’impressions »166. C'est donc bien ici à une
rhétorique du sensible et de la déréalisation du langage que nous avons affaire, déployée de
telle sorte à ce que chaque chapitre possède sa propre unité, d'où l'appellation qui nous
semble parfaitement adéquate de « poème en prose » adoptée par le critique. Seulement, il
est évident que ces occurrences ont fait l'objet d'une sélection bien spécifique, et ne sont en
aucun cas le résultat d'une quelconque manœuvre arbitraire. C'est d'ailleurs aussi l'occasion
pour Alfred Jarry de définir un horizon interprétatif à son œuvre, et de l'intégrer au cœur du
récit, selon une démarche de surdétermination de la matière textuelle.
Il ne faut toutefois pas perdre de vue la dimension purement créative de ces chapitres,
qui s'inscrivent dans une démarche de transposition intertextuelle. Comme le remarque
Henri Béhar à propos de la pratique, par Alfred Jarry, de la synthèse d'univers artistiques
précis, que « le recensement d’un certain nombre d’auteurs symbolistes (il en manque de
notables) lui est l’occasion de ciseler, pour son propre compte, un type nouveau de critique
synthétique qui ne glose pas l’œuvre lue mais en donne un avant-goût, un équivalent
condensé et, malgré tout, personnel »167. L'aspect synthétique d'une telle pratique de
l'écriture est évident : c'est par le symbole qu'Alfred Jarry peut transposer les pans entiers
de l’œuvre d'autres artistes et les intégrer dans son propre ouvrage. C'est donc bien à ce
niveau là, comme le remarque le critique, que s'exprime l'originalité de l'écrivain. De la
sorte, il nous est possible de définir ces fragments comme des réinterprétations des œuvres
des artistes auxquels ils sont dédiés car, comme le précise Henri Béhar, « chez Jarry, l’art
est toujours transfiguration du réel, transcription et mise en scène d’une expérience
initiale »168. En accord avec cette constatation, on peut tout à fait définir les chapitres du

166 BÉHAR Henri, Les Cultures de Jarry, Paris, PUF , coll. « Écrivains », 1988, p. 228.
167 Ibid.
168 Ibid., p. 35.

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Livre III comme autant de représentations de représentations préexistantes à l’œuvre. La
dimension de réinterprétation de ces textes les dote donc d'une nature extrêmement
particulière, puisqu'elle se fonde sur une expérience critique : il s'agit de l'interprétation
d'une interprétation du monde.
Cette relation implique nécessairement une clôture de la fiction sur elle-même, ici
symbolisée, de manière hyperbolique, par la dimension fantaisiste du voyage « De Paris à
Paris par mer », ce jusqu'à l'absurde. Situé au cœur de l’œuvre, dans la mesure où, en
motivant le voyage, il en constitue le fondement véritable de l'intrigue, ce groupement de
chapitres possède sa propre unité, elle-même subdivisée en poèmes en prose marqués par
une narrativité ténue mais tout de même existante 169. Seulement, il convient de remarquer
que le Livre III intègre un développement poussé à l'extrême de la logique fictionnelle, au
travers notamment d'une représentation fantaisiste d'un univers aux lois fantasmées. Or, cet
espace fantaisiste s'imprègne, voire naît d'une matière esthétique possédant plusieurs
référents hors de l'ouvrage, qui sont d'ailleurs clairement identifiés dans les personnes des
dédicataires des chapitres. Le Livre III constitue donc un espace de fiction à part entière
enchâssé dans la narration. C'est cette caractéristique qui va nous permettre de le définir
comme un espace en abyme de l’œuvre, lieu d'une spatialisation bien singulière de l'art et
de la littérature, puisqu'il en fait un espace navigable au sens le plus strict du terme.
On peut alors en venir à rapprocher cette pratique de la fiction intégrée à la fiction des
occurrences présentes dans The Picture of Dorian Gray, notamment le chapitre XI que
nous avons évoqué quelques pages en amont, ainsi que dans A Confissão de Lúcio, avec
l'« Orgie de feu ». En effet, ces trois espaces permettent de fournir, au cœur de l’œuvre,
une représentation de la fiction qui en offre un reflet, en plus de questionner les procédés
qui la nourrissent. Il s'agit bien là de mises en abyme très complexes, qui s'organisent sur
un espace relativement étendu, ce malgré leur recours aux procédés synthétique du
symbole et de la métaphore. Toutefois, lorsque l'écriture, dans le style qui la soutient, se
dote d'une propension à l'autoréférence par une telle autonomisation figurée de son sens, il
apparaît vite que ce sont ses aptitudes à représenter le monde qui sont remises en question,
donc aussi, d'une certaine façon, la fiction elle-même.

169 Outre la dimension elliptique des voyages intervenant entre chaque halte, il est tout de même possible
d'identifier certaines traces de récit au travers des remarques de Panmuphle, auteur figuré de ces
passages, pleinement fondues dans la prose poétique des textes.

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L'épisode des îles du roman d'Alfred Jarry permet de mettre en tension les limites qui
séparent la théorie de l'intertextualité et celle de la mise en abyme :

Nous avons précédemment défini le Livre III du Faustroll comme une occurrence de
nature double. Outre son statut en abyme, il possède en effet une dimension intertextuelle
plus qu'explicite, puisqu'elle manifeste sa présence par l'accumulation des références aux
univers des différents dédicataires des chapitres qui le composent. Comme le met en avant
Julien Schuh dans sa thèse sur Alfred Jarry, « la navigation du Faustroll peut-être [sic.]
analysée comme un exposé scientifique des divers univers possibles produits par les
artistes qu’il admire »170. Seulement, cet exposé ne se limite aucunement au simple
hommage d'écrivain, même si cette dimension demeure bien à prendre en compte. En effet,
il paraît nécessaire de remarquer un effet bien plus complexe à envisager au sein d'une telle
pratique. Par la convocation, dans sa propre matière, d'autres œuvres, le texte s'inscrit en
rapport à un horizon bien spécifique. Par là, bien plus que de légitimer sa place parmi toute
un univers de créations et de créateurs, l'ouvrage donne aussi à lire son propre champ
d'interprétation. C'est ainsi que, selon Julien Schuh :

Le Faustroll crée en effet, par ses dispositifs de contrôle de la réception, un


champ d’interprétation singulier ; il donne avec la liste des livres pairs du
Docteur le canon personnel selon lequel il doit être lu, dans une tentative pour
s’affranchir du champ littéraire d’une époque donnée en définissant au plus
près son propre espace littéraire, espace trans-discursif qui cherche ses
références aussi bien dans la littérature que dans l’art populaire ou dans la
science171.

De la sorte, les nombreuses références intertextuelles présentes dans le roman, tant celles
du Livre III que les livres pairs du docteur, ont pour fonction de fournir un horizon de
lecture spécifique. Il n'est d'ailleurs pas à situer en fonction d'un bain de création précis,
mais plutôt de toute une culture. L’œuvre intègre donc son canon personnel, constitué de

170 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 483.
171 Ibid. p. 537.

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modèles inscrivant le texte dans la ligne de toute une tradition. Cette collection idéale
possède la particularité d'être intégrée au sein de la matière textuelle qui la convoque,
permettant d'en définir les aboutissants de même que les limites grâce à la présence d'un tel
horizon intertextuel.

Cependant, au-delà de ce phénomène bien particulier, il convient de s'intéresser à cette


notion d'interdiscours, qui reste à situer en lien au phénomène de la mise en abyme qui,
nous venons de le voir, peut tout à fait fonctionner de pair avec un énoncé à valeur
intertextuelle. Il convient toutefois d'affirmer, en guise de précaution, que nous ne sommes
nullement en train de définir la citation comme une pratique appartenant, de manière
univoque, à la sphère de la mise en abyme172. Il s'agit indéniablement de deux pratiques
très différentes du discours, qui peuvent toutefois, comme c'est le cas chez Alfred Jarry,
s'organiser au sein du même espace. Ce qu'il convient d'envisager, c'est plutôt la frontière
qui sépare les deux pratiques, ce qui permet de mettre en avant certaines situations limites
dont les objets constituent dans une certaine mesure un défi à l'analyse. De même, leur
alliance, leur conjonction, permet la création d'effets bien particuliers, auxquels il convient
de s'intéresser.
Comme le remarque Nathalie Piégay-Gros dans son Introduction à l'intertextualité,
« l’intertextualité, quelle que soit la pensée du texte qu’elle traduit, engage une posture
spécifique par rapport à la tradition, à la mémoire, mais aussi à l’auteur, à
l’originalité … »173. De la sorte, le recours à une pratique intertextuelle permet à un auteur,
dans une dimension dialogique, d'engager un rapport d'interaction entre son texte et celui
qu'il cite. Cette pratique appelle donc nécessairement un positionnement par rapport à un
horizon, composé par l'environnement auquel sont rattachées les œuvres citées. Pourtant, il
convient d'ajouter à cette affirmation, que l'intertextualité possède aussi une valeur qui agit
à l'intérieur du texte, s'approchant de l'autoréférence que procure une mise en abyme.
L''exemple précédent nous l'a montré,puisque, en effet, en tant que texte cité à l'intérieur du
texte, la référence intertextuelle implique une coexistence de plusieurs niveaux de
signification au sein du même espace. Il possède à la fois son sens propre, issu de sa
contextualisation première au sein de l’œuvre source, et au moins un sens second, naissant

172 Nous entendrons ici par « citation » la désignation, dans son sens le plus large, des différentes pratiques
de l'intertextualité.
173 PIÉGAY-GROS Nathalie, Introduction à l’intertextualité, Paris, Dunod, coll. « Lettres Sup », 1996, p.
112.

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de l'actualisation dont la citation fait l'objet dans l'environnement qui l'intègre. Dès lors,
c'est bien la question de la référentialité qui se trouve engagée et mise en tension par de
telles occurrences, puisque l'objet premier du discours intertextuel est très souvent le
support nécessaire d'une transposition qui assure le nouvel investissement de son sens. En
vertu de cela, nous aurons recours ici, afin de préciser notre analyse, aux remarques que
produit Lucien Dällenbach à propos de la mise en abyme fictionnelle, cette espèce de mise
en abyme impliquant l'inclusion dans une trame narrative d'un récit second :

L’énoncé dont il s’agit n’étant provisoirement envisagé que sous son


aspect référentiel d’histoire racontée (ou fiction), il apparaît possible de définir
sa mise en abyme comme une citation de contenu ou un résumé intertextuels.
En tant qu’elle condense ou cite la matière d’un récit, elle constitue un énoncé
qui réfère à un autre énoncé – et donc un trait du code métalinguistique ; en
tant qu’elle est partie intégrante de la fiction qu’elle résume, elle se fait en elle
l’instrument d’un retour et donne lieu, par conséquent, à une répétition interne.
Il n’y a donc pas à s’étonner que la fonction narrative de toute mise en abyme
fictionnelle se caractérise fondamentalement par un cumul des propriétés
ordinaires de l’itération et de l’énoncé au second degré, à savoir l’aptitude de
doter l’œuvre d’une structure forte, d’en mieux assurer la signifiance, de la
faire dialoguer avec elle-même et de la pourvoir d’un appareil d’auto-
interprétation174.

Ainsi considérée à l'image de la fiction dans la fiction, la référence intertextuelle peut


être définie, en lien avec la mise en abyme et ses logiques, selon la valeur métalinguistique
qu'elle véhicule. En effet, comme l'envisage Franck Wagner dans son article
« Intertextualité et théorie », « la relation d’interlocution de texte à texte(s) implique
toujours, plus ou moins, une relation de commentaire »175. L'intertextualité implique donc
toujours l'émission d'un discours sur un discours, aussi implicite soit-il. Seulement, cette

174 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 76.


175 WAGNER Frank, « Intertextualité et théorie », In : Cahiers de Narratologie [En ligne], 2006, N°13,
disponible sur http://narratologie.revues.org/364, mis en ligne le 01 septembre 2006, consulté le 01 mai
2015, p. 7.

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qualité se développe tant en amont qu'en aval : la citation signifie par rapport au texte qui
l'intègre, de même que ce texte exprime une position spécifique en rapport à la source qu'il
cite. De la sorte, en tant que partie du discours qu'il commente, l'énoncé intertextuel
polarise un discours de l’œuvre sur elle-même. C'est ici que s'exprime, comme pour la
mise en abyme fictionnelle, cette « répétition interne », qui implique que le texte produit
un discours sur sa propre matière en passant par un discours tiers. Il se répète, en quelque
sorte, en répétant le discours d'autrui. En cela, la référence intertextuelle, intégrée au
discours, le pourvoie d'un appareil d'auto-interprétation, comme l'exemple pris chez Alfred
Jarry des livres pairs du docteur et de l'épisode des îles le montre. Il n'est dès lors plus un
simple espace d'accumulation de pastiches, mais une sorte de guide interprétatif intégré à la
matière textuelle.
Seulement, il convient à présent d'envisager cette dimension en relation avec la mise
en abyme, qui dote le texte jarryque de toute sa spécificité. Si nous avons choisi de mettre
en rapport mise en abyme fictionnelle et citation, c'est qu'elles fonctionnent, selon nous,
sur un mode relativement semblable. Toutes deux constituent un énoncé de double
signification, signifiant sur le plan de l'énoncé mais agissant aussi sur un plan qui dépasse
le déroulement du texte. Toutes deux fournissent à la fiction un miroir, ce qui permet de les
définir comme des catalyseurs de réflexivité. Il est toutefois nécessaire de remarquer que la
mise en abyme fictionnelle mime la relation d'interlocution à l'intérieur de l’œuvre. On
s'accordera aussi à dire que la relation intertextuelle implique nécessairement la présence
d'un référent extérieur au texte et appartenant à une autre œuvre, et constitue alors une
relation d'interlocution effective, et non simplement sa représentation.
Cependant, cela ne l'empêche pas de signifier à l'intérieur du texte qui l'intègre : c'est
juste qu'elle signifie différemment. Ainsi, ce n'est que la nature du référent qui change,
interne à l’œuvre pour la mise en abyme fictionnelle, toujours au moins en partie externe
pour la citation. Elle ne signifie donc, à l'intérieur du milieu dans lequel elle se trouve
actualisée, que par transposition de son sens, qui se trouve instrumentalisé dans
l'orientation aménagée par le texte qui l'accueille. Il s'agit de deux sémiotiques
fondamentalement différentes, induisant pour la citation une relation d'interlocution avec
d'autres textes, et, pour ainsi dire, d'autolocution pour la pratique de la mise en abyme.
Nous entendons par là la mise en place d'un dialogisme en quelque sorte factice mis en
place par l’œuvre avec sa propre matière. De cette manière, la mise en abyme se trouve au
cœur d'un dispositif autocentré s’appliquant à multiplier les pôles de production du texte en

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141
son propre sein. Du point de vue de leur intégration structurelle, ce n'est ainsi qu'une
question de niveau sur les plans de la fiction qui distingue la relation d'interlocution
représentée et sa réalisation effective par le biais de la citation. Cela implique que, pour
participer au système en abyme d'une œuvre, elle devra faire l'objet d'un enchâssement
explicitement reconnu, comme l'est l'épisode des îles dans le Faustroll. C'est de cette
manière que la citation pourra être reconnue comme une occurrence de la représentation de
la représentation.
De la sorte, ne pourra constituer une véritable mise en abyme qu'une relation
intertextuelle structurellement délimitable à l'intérieur de l’œuvre, à l'image de la mise en
abyme fictionnelle. Sa qualité d'enclave de sens au sein de la fiction trouvera par
conséquent son origine non pas seulement dans sa qualité de citation, mais plutôt dans le
substrat symbolique dont elle se dote au sein du processus de réinvestissement du sens
produit par le texte. C'est ainsi conçue, en tant que réécriture désignée par l'écriture, que la
relation intertextuelle pourra participer et enrichir, comme chez Alfred Jarry, les pratiques
de l'enchâssement textuel. C'est alors selon un simple rôle d'outil de sens, d'instrument
d'écriture, que la citation pourra devenir le support d'une véritable mise en abyme, dont la
dimension explicite se définira à l'égal de celle de la mise en abyme fictionnelle,
puisqu'elle fait comme elle l'objet d'un réinvestissement de sens et d'écriture interne à
l’œuvre. C'est donc comme occurrence du littéraire qu'elle se désignera dans toute la
matérialité que cela appelle, plus que comme simple citation d'un contenu externe à
l’œuvre. Dans de telles manifestations, c'est donc la dimension de réinvestissement de
l'objet intertextuel qui semble primer sur son origine extérieure à l’œuvre. C'est ainsi que la
citation devient, dans le roman d'Alfred Jarry, un moyen de création à part entière.

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142
2.3 La mise en abyme participe à la déconstruction du personnage dans le roman
moderniste

2.3.1 Le roman moderniste présente des actants fragilisés dans leur ontologie

Nous avons tenter de le montrer, la mise en abyme permet au roman moderniste


d'organiser, au sein de sa propre matière, divers espaces lui permettant de se saisir de la
littérature comme objet. Cette tendance s'organise grâce à la réflexivité relayée par ces
occurrences, mais aussi, d'un point de vue structurel, par la spatialisation de l'espace
littéraire. Dès lors, celui-ci se trouve défini comme un territoire à explorer, synthétiser ou
déstructurer. Le texte, par le recours au symbole, devient un lieu où se trouve
progressivement abolie la linéarité du récit, au profit de développements denses
fonctionnant selon une logique de stratification des niveaux de sens. Nous avons, entre
autres, mis en valeur l'importance de la fonction structurelle de la mise en abyme, en
opposition avec les procédés de dissémination du sens caractérisant la simple réflexivité.
Cela nous a mené à distinguer plusieurs fonctions structurelles majeurs, toutes liées au
schéma actantiel soutenant les narrations de nos trois romans. Ce fut par conséquent aussi
l'occasion d'aborder, non encore selon une profondeur adéquate, la question du personnage.
En effet, le personnage constitue l'un des pilier de l'organisation actantielle d'un récit.
Depuis Propp et son inventaire des structures issues d'un large corpus de contes
traditionnels russes, on sait que diverses fonctions lui sont attribuées dans le récit 176. De la
sorte, les interactions nourries entre plusieurs actants d'un texte narratif déterminent le
nouement et le dénouement à l’œuvre dans toute intrigue. Seulement, on l'a vu, le
personnel du roman moderniste possède la particularité d'être fortement dépendant, dans sa
composition, des procédés de mise en abyme. On a en effet pu remarquer que les
personnages que l'on pourrait qualifier de « principaux » ou de « majeurs » développés
dans les œuvres de notre corpus, par rapport à des intervenants plus ponctuels, se
construisent comme des figures en abyme, se référant au pôle auctorial ou à celui de

176 PROPP Vladimir, Morphologie du conte, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970.

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l’œuvre elle-même. Il en est par exemple ainsi de Dorian Gray, Lord Henry et du portrait
chez Oscar Wilde, du docteur Faustroll et de l'huissier Panmuphle chez Alfred Jarry, et de
Lúcio, Ricardo et Marta chez Mário de Sá-Carneiro.
Seulement, il convient de remarquer que la plupart de ces figures se distinguent par
une certaine instabilité dans leur composition, ce qui les dote d'une fragilité annonçant déjà
la crise du personnage, telle que le roman du XXè siècle l'envisage comme l'une de ses
principales problématiques. Nous tenterons donc ici de mettre en lumière les procédés à
l’œuvre dans un tel phénomène, afin de saisir au mieux le mouvement de dissolution
radicale des instances actantielles dans lequel le courant de la modernité a entraîné le
roman. Nous partons par conséquent de l'hypothèse que la mise en abyme favorise ce
phénomène et enrichit l'appareil de fragilisation de la représentation que les auteurs
modernistes ont eu à leur disposition, notamment par ses caractéristiques spéculaires et sa
capacité à redoubler, par le symbole, un contenu appartenant à l’œuvre. De la sorte, ce
serait bien grâce à l'apport de la mise en abyme que le travail de sape des figures internes
au roman à pu mener à cette révolution, à cette réinterprétation radicale de la mimésis que
fut la modernité.
Avant de débuter une analyse détaillée des procédés à l’œuvre dans la dissolution de la
composition des protagonistes de nos romans, peut-être convient-il d'abord de rappeler que
l'une des caractéristiques principales de la mise en abyme est son aspect double, donc
nécessairement perturbateur de l'unité du récit qui l'intègre. En effet, parce qu'elle
s'organise à un double niveau, à la fois interne à la fiction, parce qu'elle y est intégrée, et
externe à elle, parce qu'elle y constitue une figure à part entière. Elle est à la fois surface,
par son intégration à l'énoncé, et symbole, par le sens supplémentaire qu'elle véhicule.Elle
possède donc bien un statut problématique au sein du texte, puisqu'elle représente un texte
autre au sein du même. En tant qu'occurrence signifiant sur plusieurs niveaux, la mise en
abyme fait dialoguer la fiction avec elle-même, accumulant ainsi les strates de sens en un
même lieu et permettant ainsi de définir l'espace du texte moderniste comme
fondamentalement double.
Si l'on veut d'ailleurs pousser la figure vers les limites qui sont les siennes, on peut tout
à fait tenter de montrer qu'elle se constitue comme un vecteur de répétition de la matière
textuelle, ce par le biais de son caractère de fragment intégré au récit, et donc de texte se
désignant comme tel par l'intégration de sa propre image. La mise en abyme est en effet un
phénomène affectant la représentation, certes, mais c'est avant tout parce qu'elle est une

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144
représentation de la représentation, donc la figuration d'une production. En mimant l'effort
de représentation à l’œuvre dans le texte, elle répète l'acte ou les actants liés à la fabrique
du récit. Nous partirons de ce point précis afin d'affirmer, avec Marie-Laure Bardèche, au
travers de son ouvrage Le Principe de répétition, et en lien avec la problématique du
personnage, que :

En contrevenant aux lois de la logique, la pratique systématique de la


répétition marque une altérité radicale au cœur du sujet. Instabilité des
instances d’énonciation, attribution des mêmes traits, des mêmes rôles ou d’un
même nom à des personnages que d’autres informations distinguent nettement
par ailleurs ; permanence d’un même personnage sous des traits, des rôles ou
des noms différents ; assertion de propositions contradictoires et prédication de
qualités incompatibles sur une même entité : en rompant avec le principe de
contradiction, ces procédés rendent perméable la frontière qui sépare l’être du
non-être177.

De la sorte, en redoublant la dimension énonciative du texte, la mise en abyme peut être


interprétée comme une modalité particulière à l'intérieur de la logique linéaire d'un texte, et
ainsi s'inscrire à la somme les procédés vecteurs d'instabilité sémantique au cœur du récit.
Appliquée au personnage, la logique de répétition induite par la mise en abyme touche au
sujet même, qui se trouve fragilisé, puisque double dans son essence, et nécessairement
étranger à toute unité.

177 BARDÈCHE Marie-Laure, Le Principe de répétition, Littérature et modernité, Paris, L'Harmattan, coll.
« Sémantiques », 1999, p. 137.

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2.3.1.1 Le roman d'Oscar Wilde est nourri par une logique d'inversion

Dans The Picture of Dorian Gray, il nous est permis d'observer directement cette
« attribution des mêmes traits, des mêmes rôles ou d’un même nom à des personnages que
d’autres informations distinguent nettement par ailleurs »178 décrite par la critique. En effet,
on s'accordera aisément pour définir Dorian et son portrait comme possédant la même
apparence, au moins avant la première modification du tableau, le personnage étant
confronté à sa propre représentation. Le rapport qui les lie, image de la représentation
mimétique intégrée au roman, n'est cependant pas sans poser problème, puisque le pacte
engagé entre le personnage et son image produit un transfert du caractère altérable de
l'apparence de Dorian vers son tableau. On observe alors la représentation d'une sorte
d'inversion, figurée de la manière la plus directe entre l'art et la vie, à tel point que l'on peut
parfaitement affirmer, avec Jean Gattégno, que « dans Dorian Gray, c’est le portrait, non
l’être humain, qui est le personnage vivant »179. De la sorte, la fragilisation de l'instance
actantielle que constitue le personnage passe, dans le roman d'Oscar Wilde, par l'inversion
des caractéristiques qui fondent l'humanité avec l'objet ordinairement stable que constitue
le portrait, en l'occurrence la finitude et la fragilité du corps. De la sorte, c'est bien à la
réduction du portrait au rang d'objet de pure fiction que l'on assiste, puisqu'il est le
véritable dépositaire de ce phénomène. La mise en abyme qu'il constitue participe à la
problématisation de la représentation sous un angle que l'on pourrait qualifier de
thématique, dans la mesure où il passe par les propos directement tenus au sein du texte.
De plus, elle se trouve redoublée par sa fonction de sapeur de la stabilité du personnage de
Dorian et de son ontologie, puisque le portrait récupère les caractéristiques humaines du
personnage et l'en dépouille.

Comme le signale Liliane Louvel dans son essai que nous avons déjà cité, « trois
nœuds gordiens, inséparables, nouent l’œuvre de manière si serrée qu’on les retrouvera de
chapitre en chapitre. Ces trois nœuds tressent ensemble l’inversion, la décomposition, le
dédoublement, autant d’opérations que l’on suivra au niveau de la petite fabrique du

178 Ibid.
179 GATTÉGNO Jean, « Notice », In : WILDE Oscar, Œuvres, op. cit., p. 1661.

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texte »180. Nous venons de l'aborder, le rapport entretenu entre Dorian Gray et son image se
caractérise par ces trois caractéristiques. Engagé dans un rapport de dédoublement avec
son portrait, il en découle une inversion de leurs caractéristiques respectives. Dorian se
dote d'une beauté impérissable, tandis que l'image du tableau se trouve sujette à l'altération.
En accord avec cela, le personnage perd les qualités qui le composent et qui l'engagent
dans un rapport de similitude avec le référent le plus évident du personnage de fiction :
l'individu réel. De plus, comme le souligne Paul Ricœur dans son essai Soi-même comme
un autre, « la personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte
de ses 'expériences' »181. Pourtant, le personnage de Dorian, parce qu'il est engagé dans un
rapport de dédoublement avec son tableau, n'est pas véritablement le dépositaire des
conséquences de ses expériences. L'intrigue du roman se base d'ailleurs toute entière sur ce
rapport qu'il représente comme détraqué. Elles demeurent en effet étrangères à son
apparence, qui conserve pleinement l'image de son innocence initiale. Par conséquent, on
peut affirmer que Dorian constitue bien une « entité distincte de ses 'expériences' »,
puisque leurs conséquences ne le touchent pas directement, mais manifestent plutôt leurs
effets sur son portrait. On peut donc aussi affirmer, reprenant les mots de Marie-Laure
Bardèche, que le rapport de Dorian avec sa représentation est aussi marqué par une relation
de décomposition du personnage, ce par l'intermédiaire de l'action de l'objet redoublant son
image. Ce procédé est donc largement influencé par le rapport entretenu avec cette mise en
abyme qu'est le portrait.

L'ironie wildienne porte la réduction des actants à leur parole :

Toujours dans le roman d'Oscar Wilde, il reste à mettre en évidence un autre facteur
de décomposition des personnages, qui cette fois s'exprime par un biais différent. Il s'agit
ici de s'intéresser à la pratique largement attachée à la figure de Lord Henry de l'aphorisme
et de la sentence ironique, qui participe à doter l’œuvre de sa singularité. En effet, on
observe, tout le long du texte, divers développements intervenant à l'occasion de dialogues
entre les personnages, que l'on peut rattacher à la représentation d'un art du langage, où les
affirmation à valeur gnomique fournissent une large partie du volume du texte. C'est par

180 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 21.
181 RICŒUR Paul, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, coll. « Points », 1990, p. 175.

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exemple le cas dans les chapitres III, XV et surtout XVII, qui ne sont véritablement
constitués que par la représentation d'un art mondain du bon mot et de la répartie. Nous
l'avons évoqué lors de nos développements antérieurs à propos du statut démiurgique du
personnage de Lord Henry, il constitue l'incarnation qui est peut-être la plus forte de
l'auteur, étant donné qu'il se distingue avant tout par son aptitude à produire un discours
créateur et à maîtriser à la perfection l'art du langage. Il est le support d'une énonciation
ironique, considérant le langage dans la somme des potentialités ludiques qu'il réunit. C'est
par ailleurs par le biais de sa rhétorique que l'intrigue du roman se trouve lancée et
maîtrisée, dans la mesure où c'est bien l'influence que Lord Henry possède sur Dorian qui
est à l'origine de sa course effrénée à la recherche d'une jouissance pleine de l'existence.
Pourtant, au contraire du jeune homme, Henry Wotton n'est pas ce que l'on pourrait
qualifier un « homme d'action », ce au sens le plus strict du terme puisque il n'est jamais
véritablement représenté en acte, sinon celui de parler, ce malgré son importance dans le
roman et le grand volume de pages qu'il marque de sa présence. C'est par conséquent cette
caractéristique qui participe à construire son image comme une mise en abyme de l'auteur,
puisqu'il constitue une figure de producteur de texte à l'intérieur de la fiction. Seulement, il
s'agit pour nous ici de pousser l'analyse plus loin, afin de mettre en lumière le fait que
l'absence d'actes de sa part participe à la déconstruction et à la démythification de la notion
de personnage dans le roman.

Ne se trouvant pas défini par un acte autre que celui de prendre la parole, parole qui
se dote symboliquement des mystères du paradoxe et de l'ironie, une parole, enfin, dotée
d'un pouvoir d'influence presque surnaturel, Lord Henry apparaît comme un personnage
uniquement composé par un ethos. C'est donc une simple image transmise au travers de
son discours qui forme sa composition, masquant alors une ontologie vacante puisque
privée de véritable réalisation dans le monde du roman. Nous l'avons dit, c'est sur le mode
de l'ironie, parfois mordante, que Henry Wotton déploie son art, une ironie vivant de la
sociabilisation du dire, ainsi que de l'expression d'une originalité personnelle marquée par
une certaine exubérance. L'ironie wildienne désarme la raison et désamorce le sens
véhiculée par le langage. Toutefois, derrière le trait d'esprit, le langage semble se vider au
profit du seul paradoxe. Comme le remarque Pierre Schoentjes dans son essai Poétique de
l'ironie, « l’observation de l’ironie privée nous permet ici de prendre conscience de la
fragilité de l’opposition établie traditionnellement entre réalité et apparence. À force de
jouer à faire semblant, à mesure que la dissimulation dure, la paraître se transforme

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148
inexorablement en être »182. Problématisant sans aucun doute cette tension présente entre la
réalité des actes et l'apparence de la parole, Lord Henry constitue un actant du roman
parfaitement dissimulé derrière ses propres mots. Ainsi, le paraître est par définition son
mode d'être, puisqu'il ne vit qu'au travers du langage. Or, il s'agit d'un langage qui n'est ni
vrai ni faux, mais indécidable, ne s'appuyant que sur l'effet, sur la magie verbale du
paradoxe, en somme sur l'apparence d'un langage de la suspension du sens. Henry Wotton
apparaît finalement comme une sorte de mur de mots, un mur dont on ignore ce qu'il
dissimule mais qui captive par le mystère que son apparence suscite. La langue adoptée par
Lord Henry bloque ainsi le chemin de l'accès au sens et détourne le langage jusqu'à la perte
de toute réelle entreprise signifiante. Personnage de pure fiction, il est l'image d'un langage
qui s'épuise dans son propre dire. Cette stérilité apparente dissimule en réalité l'un des
grands procédés du texte moderniste. Il s'agit de son autoréférentialité, de sa capacité à
produire un langage destiné à se dire lui-même, ainsi qu'à fasciner par la gratuité d'une
rhétorique ornementale en quête d'une beauté naissant de la simple exploration de ses
potentialités.

2.3.1.2 A Confissão de Lúcio subordonne la composition de ses actants à leur


charge symbolique

Dans A Confissão de Lúcio, on observe un principe analogue de déstructuration du


personnage par l'ébranlement de l'ontologie qui lui est supposée par le texte. En effet,
comme le souligne Vincent Jouve dans son étude sur L'Effet-personnage dans le roman,
« l'illusion de personne, aussi efficace soit-elle, n'en demeure pas moins une construction
du texte »183. De la sorte, le personnage reçoit les caractéristiques qui sont les siennes par le
biais de l'image d'une personne creusée dans la langue et intégrée à la fiction. Elles
tiennent par la construction progressive d'une ontologie supposée, aménagée par les

182 SCHOENTJES Pierre, Poétique de l'ironie, Paris, Seuil, coll. « Points », 2001, p. 190.
183 JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 11.

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différents pôles de la description présents aménagés par le texte. C'est de cette manière
qu'il faut entendre que le personnage est une construction du texte, naissant d'une
actualisation de ses caractéristiques au travers de l'acte de lecture. Cependant, il arrive que
cette construction soit défaillante. C'est ce que nous venons d'examiner dans le roman
d'Oscar Wilde, par le biais des personnages de Dorian et de Lord Henry. Pourtant, ils ne
sont pas les seuls à être les véhicules d'une ontologie fragilisée. Il s'agit même d'une
particularité qui semble englober toute la production romanesque moderniste, au point de
définir ce trait comme une constante. Elle va nous servir à dégager certains grands indices
nous permettant de reconstituer la compréhension spécifique que les auteurs de cette
période ont développé de la mimésis.

Dans le roman de Mário de Sá-Carneiro, l'un des effets les plus singuliers
concernant les personnages est leur propension à disparaître, mais aussi apparaître, sans
motivation aucune et d'une manière qui n'est pas sans heurter le déroulement linéaire de la
trame du récit de Lúcio. C'est par exemple le cas de Gervásio Vila-Nova et de la danseuse
américaine, qui marquent pourtant fortement de leur empreinte le premier chapitre de
l'ouvrage. Or, si ces personnages meurent et se trouvent écartés de la fiction au travers de
mentions laconiques marquant, a priori, la fin de leur existence de personnages
secondaires, il serait une erreur de les considérer comme définitivement évacués du récit.
En effet, comme le remarque Fernando Cabral Martins, « il y a une espèce de
métamorphose des personnages premiers en personnages qui viennent par la suite »184. Ce
phénomène touche les personnages initiaux du récit et les transpose en figures apparaissant
de façon plus tardive dans le texte. Cela s'observe notamment au travers du duo que
forment Gervásio et le diplomate russe Sérgio Warginsky, tous deux amis de Ricardo. Afin
d'appuyer cette idée, il convient de remarquer que le narrateur lui-même opère un
rapprochement entre les deux hommes, disant à propos de Warginsky qu'il ressemble à
Vila-Nova : « alto e elançado, o seu corpo evocava o de Gervásio Vila-Nova, que, há
pouco, brutalmente se suicidara »185. De plus, au sein même de leurs descriptions
physiques, se trouve le constat identique de la relative douceur de leurs traits, à l'origine de
la féminisation toujours renouvelée de leur caractérisation.

184 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 228.
Nous traduisons du portugais :
« há, uma espécie de metamorphose das personagens primeiras nas personagens que vêm a seguir ».
185 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 57.
Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 74) :
« grand et élancé, il me faisait penser à Gervásio Vila-Nova qui s'était suicidé il y a peu de temps ».

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150
L'alliance du masculin et du féminin, à l'image de celle qui unit Ricardo à son
œuvre Marta, constitue en réalité l'une des clés du roman. Union apparente des contraires,
elle représente l'accord et la réunion, en un même espace, de principes fondamentalement
opposés. Nous l'avons déjà évoqué, la sexualité se fait l'image de la réalisation concrète de
l'émotion esthétique dans le roman. Elle est le vecteur figuré du Beau, mais ici son
caractère ambigu n'est pas sans poser problème. L'androgynie apparaît dès lors comme la
condition d'un art total réunissant tous les pôles de la création verbale, d'ailleurs
irréalisable parce que marquée par l'échec de Ricardo. Elle représente l'accord du génie
créateur et de la communication du Beau, opérée par le biais de la part féminine de l'union,
qui se définit à partir de là comme un symbole lyrique par excellence. Cette part de
communication, celle qui fait se lamenter Ricardo et le pousse à désirer posséder
physiquement son ami Lúcio, n'est ni plus ni moins que la représentation symbolique de la
communication lyrique, si profondément remise en question par les logiques de la
modernité. En effet, le lyrisme est ici celui d'un personnage isolé par son génie, bloqué
dans une tour d'ivoire sans issue, laquelle est imperméable à tout sentiment. Or, par le
recours au féminin, donc à Marta, image de la communication lyrique, l'artiste parvient à
tisser divers liens avec autrui. Il s'agit principalement de Lúcio, mais aussi de Warginsky,
aménageant illusoirement un espace de communion totale, symbolisée par l'acte charnel.
Seulement, on le sait, ce rapport de médiation permettant la mise en place d'une
communication idéale, parce qu'elle est sans entraves, mène à l'aporie. Elle ne peut en effet
jamais atteindre à l'universalité d'un message fait d'art pur. La jalousie finale de Lúcio
exprime d'ailleurs cela, elle qui rompt l'aspect idéal de cette communication et mène
Ricardo à son suicide.

Abordant cette question, il convient de remarquer que cette quête d'un art total, qui
est incarné dans le roman par le féminin ainsi que le lien charnel et amoureux, n'est pas
l'apanage de la médiation organisée autour du personnage de Marta. C'est, en effet, en
passant par la synthèse et le brouillage de l'ensemble des sens, représentés au travers de la
rhétorique du sensible développée dans l'ouvrage, que le texte véhicule une réflexion sur la
pratique d'un art de la totalité. C'est d'ailleurs vers un tel objectif que se trouve tourné le
passage de l'« Orgie de feu » que nous avons déjà eu l'occasion d'évoquer. Dès lors, on peut
tout à fait prolonger la réflexion en liant nos premières remarques avec la question de la
transposition d'un personnage à un autre telle que nous l'avons posée un peu plus haut, qui
se fait l'image de la fragilité de l'ontologie des actants dans le roman. Partant de là, nous

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allons tenter de montrer que le personnage de la danseuse américaine, qui disparaît dans
une mort supposée constituant le moment de la plus grande intensité de l'unité narrative qui
l'intègre, peut tout à fait être considéré comme la première incarnation de Marta. En effet,
étant donné que les deux femmes constituent les deux seuls protagonistes féminins de
l'ouvrage, elles se trouvent lourdes d'un symbolisme dont l'importance nous apparaît
désormais plus clairement, dans la mesure où elles représentent toutes deux l'image de la
réalisation d'un art total, donc d'un art impossible, qui ne se réalise jamais que sous la
forme d'une aporie, donc de la mort elle-même.

On l'a vu, dans A Confissão de Lúcio, les actants sont fragilisés dans leur ontologie
par leur propension à disparaître et se métamorphoser en d'autres figures. Si un tel
phénomène est possible, c'est avant tout parce que ces personnages ne valent pas tant pour
leur qualité d'actant, mais plutôt pour leur dimension symbolique, qui en fait des être
malléables dont l'existence ne dépend principalement que du contenu connoté qu'ils
véhiculent. De la sorte, dans le roman, si l'on reprend l'exemple de Fernando Cabral
Martins, « une femme – par exemple – est plus qu'une femme, c'est en plus l'image
projetée d'un désir obsessif ou d'une émotion intense »186. C'est donc pour le potentiel
symbolique qu'ils véhiculent que les personnages du roman se trouvent convoqués par le
texte. Cela sous-entend que leur rôle n'est pas tant d'ordre narratif, mais plutôt symbolique,
d'où leur apparent vide ontologique : leur composition, qui se développe sur le plan de
l'énoncé, se trouve subordonnée à des impératifs autres, considérant le texte dans sa
dimension spatiale plus que linéaire. La caractérisation et la motivation des actes des
personnages s'efface par conséquent au profit de la densité du symbole. Que l'on se reporte
à ce titre aux doutes que possède Lúcio quant au mystérieux comportement de Marta, qui
demeure indéchiffrable. Les lacunes narratives qui touchent les personnages, soit qu'elles
provoquent leur disparition totale du texte, comme Gervasio et l'américaine, soit qu'elles
créent des ellipses au sein desquelles le doute s'insinue, comme celles rendant
inexplicables le comportement de Marta ou la manière dont Ricardo a rencontré sa femme,
appuient donc une démarche de fragmentation de leur consistance.

Enfin, l'un des principaux pôles de fragilisation du personnage dans le roman de


Mário de Sá-Carneiro demeure le narrateur lui-même, dont l'impossible objectivité le place

186 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 188.
Nous traduisons du portugais :
« Uma mulher – por exemplo – é mais do que uma mulher, é ainda a imagem projectada de um desejo
obsessivo ou de uma emoção intensa ».

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indéfectiblement dans un rapport ambigu avec la matière textuelle dont il assure, de façon
fictionnelle, le développement. En effet, nous l'avons évoqué, il est totalement impossible
de considérer Lúcio comme un narrateur stable. La vérité qu'il décrit est donc à
comprendre avec la distance dont tout point de vue subjectif se doit de faire l'objet. Le
texte du roman se présente ainsi comme un pan unique d'une réalité aux multiples formes,
dont il est impossible de reconstituer objectivement les événements. De même, le contenu
purement affectif du texte pose problème, ce dans la mesure où le déploiement stylistique
visant à représenter la forme de la confession appelle nécessairement une altération de
l'image du monde et des événements, qui sont uniquement perçus au travers du prisme
d'une subjectivité construite par le texte. En rapport à cet appareil stylistique, Fernando
Cabral Martins précise que :

À part considérer son apparence, versifiée ou non, ou faire le constat de


la présence d'une grande quantité de tropes, il s'agit d'un texte assumé par un
'je', dans lequel il n'y a aucune transitivité en relation au monde. C'est un texte
dans lequel, de ce fait, il n'y a pas de monde, ni même de doute quant à son
existence. Ce qui est proposé à la lecture est l'identification avec des sensations
qui ne peuvent être identifiées. L'imagination prend la place de l'identification,
tout se déroule comme dans un rêve. Tout est familier, rien n'est
reconnaissable187.

De la sorte, il apparaît que toute véritable référentialité se trouve annulée dans le


roman, qui met l'accent sur la création par le texte de sa propre réalité, celle d'une sorte de
vaste songe donnant accès à la représentation de sensations qui n'existent qu'au travers de

187 Ibid., p. 120.


Nous traduisons du portugais :
« Menos que considerar a sua aparência, versificada ou não, ou dar conta da presença de grande
quantidade de tropos, trata-se de um texto assumido radicalmente por um ‘eu’, em que não há nenhuma
transitividade em relação ao mundo. É um texto em que, de facto, não há mundo, nem sequer a dúvida
de haver. O que é proposto à leitura é a identificação com sensações com que não se pode identificar. A
imaginação toma o lugar da identificação, tudo voga, como num sonho. Tudo é familiar, nada é
reconhecível ».

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leur suggestion, donc d'un art de pure rhétorique. De ce fait, nul besoin pour le « je »
créateur de posséder un lien véritable avec le monde, qui n'est au fond, que pure
construction, que pure illusion créée par le texte. En vertu de cela, la composition du
personnage de Lúcio se définit comme un lieu vacant, servant uniquement de pôle
perceptif d'une somme de stimuli qui sont, en eux-même, de pures fictions. L'illusion est,
ici, pleine : cette stylistique particulière se définit comme le véritable pôle créateur, et fait
de la personne supposée de Lúcio un simple prétexte à l'écriture. En somme, elle aussi est
une fiction. Sa puissance découle de la charge métadiscursive dont elle se dote en recréant
le monde au travers d'une représentation de sensations familières, mais demeurant
inconnues. Le personnage-narrateur se trouve donc privé d'une ontologie véritable, et agit
de manière analogue à celle d'un scripteur intégré à la fiction. Conformément aux
modalités décrites dans la poésie moderne, le sujet, support du lyrisme à l’œuvre dans le
texte, se trouve vidé de sa substance pour ne plus être composé que par des mots. Il devient
par conséquent une production du texte. En accord avec un tel constat, la fragilisation du
personnage au travail dans le roman moderniste s'étend jusqu'aux figures de narrateur
homodiégétique, laissant entrevoir une possible contamination des dispositifs de la
narration par de tels procédés.

2.3.1.3 Alfred Jarry brouille l'identité des narrateurs de son roman

La dissolution du personnage telle qu'elle est pratiquée par les auteurs modernistes
ne s'arrête pourtant pas à la simple figure de l'actant, tel qu'il peut se trouver sous la
responsabilité d'un narrateur hétérodiégétique. On l'a vu par l'exemple du narrateur
homodiégétique Lúcio, la narration elle-même devient suspecte, spécifiquement lorsqu'elle
produit des énoncés non fiables. En offrant un espace subjectif par définition partial et sujet
à la recomposition d'événements altérés par l'émotion et la distance dans le passé, voire par
un mensonge potentiel, la mise en abyme se trouve bien être un vecteur de décomposition
du texte et de fragilisation de ses actants. Cependant, la diversité des formes de narration

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154
présente dans les trois romans de notre corpus nous permet de nous pencher sur un cas
différent de fragilisation du personnage. En effet, dans le roman d'Alfred Jarry, alternent
différents chapitres, assumés par diverses instances auctoriales. Nous avons déjà
abondamment décrit le rôle de chroniqueur de la geste faustrolienne que constitue le
personnage de l'huissier Panmuphle, de même que celui de producteur de contenu néo-
scientifique qu'est le docteur Faustroll. Pourtant, nous l'avons évoqué, certains chapitres
semblent échapper à l'activité de production textuelle des deux personnages, ce qui
implique que l'acte de narration n'est pas réservé aux deux compagnons de route.

Il en est par exemple ainsi du chapitre II, qui consiste en la présentation et la


description des habitudes du docteur Faustroll ; du chapitre X, décrivant Bosse-de-Nage
ainsi que son rôle pour le voyage à venir ; des chapitres XXXIII et XXXIV, décrivant, au
travers d'une écriture complexe, la scène d'amour entre Faustroll et la fille de l'évêque
marin ainsi que divers textes enchâssés188 ; de la deuxième partie du chapitre XXXV,
suivant la mort des deux navigateurs ; et enfin du chapitre suivant, introduisant la lecture
par l'évêque de la « lettre de Dieu ». On le remarque dès la simple lecture, ces passages
sont assumés par un narrateur neutre, dont l'identité n'est d'ailleurs jamais révélée. Leurs
occurrences perturbent le déroulement de la narration, spécialement pour celles qui
coupent la retranscription des gestes et opinions du docteur. L'indécidabilité foncière au
travail dans de tels passages rend impossible toute identification du narrateur, qui se trouve
réduit au simple appareil de scripteur guidant l'écriture. L'impersonnalité de la narration
rend non seulement le sujet vide, mais lui attribut une identité totalement indéterminée,
impossible à fixer et se situant aux limites de l'inexistence. Grâce à ce procédé, qui
intercale des chapitres aux pôles narratifs indéterminés entre des fragments clairement
attribuables à un narrateur, le déroulement du récit se trouve comme entravé, comme pris
de cahots. La fragilisation du personnage telle que nous avons pu l'observer jusqu'alors
contamine donc les instance narratives, qui se trouvent déstabilisées jusqu'à la dissolution
presque entière de leur consistance. L'espace ainsi créé s'inscrit donc dans une temporalité
nécessairement différente de celle du récit, ce qui oriente le texte en direction d'une
fragmentation totale de sa matière.

188 Ces deux chapitres appartiennent à la relation de l'huissier, mais du fait qu'ils constituent la
représentation d'une scène intime, ainsi que par la présence des points de suspension initiaux du chapitre
XXXIV, alliés à une écriture étrangement débarrassée de toute marque de subjectivité, leur mode de
retranscription fait nettement pencher l'analyse en faveur d'un narrateur externe à la fiction.

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155
En parallèle à cela, il paraît nécessaire de remarquer que l'on assiste aussi, dans le
roman d'Alfred Jarry, à une célébration déclarée de la fiction, notamment au travers de
l'accumulation fantaisiste des éléments qui la composent. Par l'introduction de référents à
la composition fantaisiste, la dimension fictionnelle des personnages se trouve révélée. En
plus des lettres télépathiques du docteur Faustroll, parvenant à continuer à écrire après sa
propre mort, on peut à nouveau se pencher sur le personnage de Bosse-de-Nage qui
constitue en réalité plus qu'un simple outil de fiction. Au début du chapitre XXXII, intitulé
« Comment on se procura de la toile », il est fait mention de l'étrange retour du fantôme du
cynocéphale-papion : « le spectre de Bosse-de-Nage, qui n'ayant jamais existé
qu'imaginairement ne pouvait être mort définitif »189. Cette occurrence est parfaitement
révélatrice du traitement dont se fait support le personnage dans le roman. Sa fictionnalité
se trouvant dénoncée, il devient l'objet d'une utilisation totalement débridée, émancipée du
principe de réalité à l’œuvre dans toute représentation. Son spectre est en fait l'image d'une
identité vide d'elle-même, d'une ontologie vacante que le texte peut remplir ou vider selon
ses propres besoins. Ici, attendant les ordres du docteur après que celui-ci l'a invoqué par le
biais de la pratique ésotérique d'une « suffumigation », Bosse-de-Nage est chargé de
trouver de la toile pour la machine à peindre. Cet épisode représente une image critique
induite par le dégoût profond que possédait Alfred Jarry pour l'art académique, puisque
c'est bien l’œuvre de ces peintres qui nourrit la furie de la machine. Seulement, on le voit,
le statut du personnage, revenant à la vie sans motivation autre qu'un besoin ponctuel de
Faustroll, met non seulement en avant sa fragilité, puisqu'il n'est plus motivé que par
l'arbitraire, mais révèle surtout le vide profond de sa composition. Ce vide constitue un
élément d'importance, dans la mesure où il permet l'introduction de tout un métadiscours
annulant le caractère définitif de toute altération de sa nature. Par son retour de parmi les
morts, Bosse-de-Nage se fait le pôle d'un développement débridé de la fiction, exprimant
l'ambition jarryque d'une fiction totale condamnant l'impératif mimétique et favorisant bien
plutôt l'éclatante démonstration de la toute puissance d'un verbe créateur entièrement
libéré.

189 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 375.

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156
2.3.2 La mise en abyme entretient un fort lien avec les esthétiques du double
particulières à la modernité

Cette démonstration de la puissance et des potentialités de la fiction, nous l'avons


bien sûr déjà évoquée au travers de plusieurs exemples se trouve fortement liée avec la
pratique de la mise en abyme. Cependant, il ne s'agissait que de situations où cette
célébration de l'invention et de la virtuosité proprement littéraire ne se déployaient que de
manière limitée et cadrée structurellement, soit par sa circonscription à l'intérieur d'un
chapitre, comme chez Oscar Wilde, ou d'un « Livre », comme chez Alfred Jarry, soit au
travers d'un épisode particulier de l'intrigue, comme chez Mário de Sá-Carneiro. Nous
l'avons évoqué, cette manière de structurer et ainsi de capter en son cœur même l'effort au
travail dans l'écriture et l'invention littéraire, permet au roman moderniste de se saisir de sa
propre matière et d'en proposer une objectivation. Seulement, il convient à présent de
remarquer à quel point la mise en abyme peut entretenir de rapports avec un phénomène
menant à des aboutissants analogues : les esthétiques du double.

Afin d'introduire notre propos, il convient en premier lieu de partir de la nature


profonde de la mise en abyme, afin de montrer en quoi elle peut se trouver si intimement
liée au thème du dédoublement, et comment le roman moderniste définit son occurrence de
manière si particulière. En rapport à la nature double de la mise en abyme telle que nous
avons déjà eu l'occasion de la penser, Mieke Bal affirme, dans son article « Mise en abyme
et iconicité », que « la relative indépendance de la mise en abyme – on a vu qu'elle
constitue, d'une manière ou d'une autre, une interruption – et, d'autre part, sa forte valeur
signifiante – elle est capable, à elle seule, d'ébranler, de renverser de fond en comble la
signification d'un récit – pourraient lui conférer le statut de signe »190. Ainsi, si l'on suit le
critique, il devient possible de considérer la mise en abyme comme un acte sémiotique à
part entière non pas seulement dans l'une ou l'autre de ses dimensions, que ce soit celle de
l'énoncé ou celle de sa « valeur signifiante », du symbole, mais bien plutôt dans le double
impact de sa présence dans un texte, signifiant tant par son appartenance au récit que par sa
capacité à créer du sens indépendamment de l'aspect linéaire du texte. De ce fait, la mise en
abyme est une figure double, dans la mesure où elle se fonde, par essence, sur un double

190 BAL Mieke, « Mise en abyme et iconicité », op. cit., p. 122.

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rapport au texte. De même, il est nécessaire de prendre en considération que la mise en
abyme possède cette particularité de signifier dans et en dehors du texte, dans la mesure où
sa dimension propre d'énoncé la dote d'une relative indépendance par rapport à la matière
qui l'intègre, au sein de laquelle son insertion signifie pourtant aussi 191. De la sorte, la mise
en abyme, occurrence à la fois du même et de l'autre, occupe une position ambigüe par
rapport au récit, et se pose en quelque sorte toujours comme un double du texte, ce malgré
les liens d'enchâssements qui les unissent. Reste à présent à comprendre quels liens elle
peut entretenir avec le double conçu comme actant du récit.

Dans son essai Le Récit spéculaire, Lucien Dällenbach définit, comme théorème
réversible applicable aux dispositifs spéculaires, que « l’auto-affirmation victorieuse du
langage est corrélative à la mobilisation du dédoublement »192. De la sorte, la dimension
réflexive du récit serait dépendante de la mobilisation des divers procédés de
dédoublement qu'il présente, tout comme la propension d'un texte à se dédoubler semble
dépendante d'une tendance du langage qui le compose à parler de lui-même. Dès lors, il
convient de souligner que ces deux phénomènes, apparemment si inextricablement liés l'un
à l'autre, impliquent la présence d'un niveau de signification dépassant nécessairement le
cadre du simple énoncé, tel que la mise en abyme l'engendre. Mais ce n'est pas tout : le
dédoublement, quel qu'il soit, engage le texte dans un rapport bien spécifique avec lui-
même, ce qui implique que la répétition du même devient une condition nécessaire à la
production d'un discours autoréférentiel. De ce fait, nous souscrirons ici pleinement à
l'idée, que Cécile Kovacshazy présente dans son ouvrage intitulé Simplement double,
impliquant que « la langue du double modifie le rapport de la littérature au langage »193.
Ainsi définie, la langue du double appelle la modification du rapport entretenu par la
littérature avec ses propres dispositifs de sens. Par un tel terme, nous entendrons pour
l'instant une notion de langage spécifique permettant une multiplication des perspectives
par tout espèce de retour de la langue sur elle-même. De la sorte, il paraît essentiel de
remarquer ici que le langage littéraire propre aux esthétiques du double s'affirme selon des
caractéristiques bien spécifiques, que nous allons nous employer à mettre en lumière.

191 Cette constatation semble erronée lorsque l'on aborde le problème des figures en abyme, dont la charge
symbolique les rend strictement dépendantes de la structure au sein de laquelle elles signifient en texte. Il
n'en demeure pas moins qu'elles constituent, malgré tout, des occurrences doubles, ce pour une raison
analogue : leur dimension symbolique leur permet de signifier à la fois sur le plan de l'énoncé, mais aussi
de le déborder par sa valeur connotée.
192 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 183.
193 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, Paris, Classiques Garnier, coll. « Perspectives comparatistes », 2012, p. 267.

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En effet, il convient tout d'abord de remarquer que ce langage du double affecte
bien plus que la rhétorique simplement développée dans une œuvre. En tant que
construction du texte, les personnages ainsi que les narrateurs, dont on a remarqué que
leurs identités étaient fragilisées par le roman moderniste, se trouvent touchés en première
intention par de tels dispositifs. Or, ce redoublement de l'être, cette répétition de ce qui, par
essence, est unique, n'est pas sans poser problème à la lecture. Au travers de tels procédés,
c'est bien une inquiétude qui naît au cœur même du texte, qui voit son univers perturbé par
des occurrences inhabituelles. C'est d'ailleurs à cet égard que Wladimir Troubetzkoy
affirme, dans sa présentation de la figure du double, que « le thème du double a ceci de
particulier qu’il est par définition parodique : il naît parodique dans la mesure où on ne lui
connaît pas d’origine. Négateur de l’unicité par son essence même, figure parasite de la
mimésis, dont il est comme un raté, le double remonte dans la nuit des temps aussi loin que
l’investigation recule »194. Figure mimant le texte en son propre sein par la production
d'occurrences répétant un contenu existant parallèlement à lui, le double constitue bien un
vecteur d'instabilité à l'intérieur de la matière littéraire. L'inquiétude naissante est donc
celle d'un univers perturbé dans ses bases mêmes, dans la mesure où il admet des lois que
la simple mimésis, dans la représentation la plus rigoureuse et littérale du monde, ne
saurait admettre sans voir ses bases affaiblies. De la sorte, le double naît d'une sorte de
pacte, d'un assentiment à voir la fiction dévier vers des horizons foncièrement
incompatibles avec l'unicité du monde et de sa représentation.

Partant de cette constatation, on s'accordera donc avec Pierre Jouve et Paolo


Tortonese qui, dans leur essai commun Visages du double, remarquent que « l’inquiétude
suscitée par le double repose donc en grande partie sur ce constat d’un excès d’identité. Le
mot même d''identité' présente une ambiguïté instructive, puisqu’il peut désigner à la fois le
fait d’être soi, l’individualité, et la ressemblance avec l’autre. On pourrait dire que l’excès
d’identité dissout l’identité, qu’on ne peut sans risque être soi et s’apparaître tel »195. Née
de la perturbation de la mimésis induite par ce « raté » de l'entreprise de représentation
qu'est le double, il apparaît à présent clair que l'inquiétude possède, de cette manière, pour
origine un excès ontologique du personnage dédoublé, donc nécessairement un
débordement du langage par sa propre matière. Par cet excès d'être, l'actant déborde sa

194 TROUBETZKOY Wladimir (dir.), « Présentation de la question », In : La Figure du double, Paris,


Didier Érudition, coll. « Questions comparatistes », 1995, p. 7.
195 JOURDE Pierre, TORTONESE Paolo, Visages du double, Paris, Nathan, coll. « Fac. Littérature », 1996,
p. 6.

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propre unité et le langage propre à le décrire se transfère à un pôle à la fois semblable,
parce qu'il est son double, et différent, par son caractère fondamentalement différencié. Par
là, on peut tout à fait affirmer que l'identité, au sens d'ensemble des caractéristiques
attachées à l'être, caractérise paradoxalement l'identité, au sens de constatation d'une
composition semblable rapprochant deux individus distincts.

Suivant ces considérations, il apparaît maintenant clairement que le double est une
figure qui, dans ses fondements mêmes, est paradoxale. C'est d'ailleurs pour cela qu'il est
nécessaire de constater, ici, que ce débordement de l'être, cet excès du langage qui le
pousse à évacuer son trop-plein ontologique dans des entités étrangères à celles qui sont
évoquées, provoque une scission au cœur même de la langue double des textes. Ainsi, on
s'accordera avec Nathalie Martinière lorsqu'elle évoque que « le double, c’est ce qui
multiplie par deux un objet mais c’est aussi, parce qu’il lui vole son image, son ombre ou
son âme, ce qui le fractionne et le sépare d’une partie de lui-même, de son intégrité »196. De
la sorte, en se divisant en deux entités plus ou moins distinctes, le double, parce qu'il est
une partie autonome, narrativement parlant, d'un être dont la propriété première est
l'unicité est à l'origine d'une scission, donc d'une perte d'être. L'identité intime n'est donc
plus uniquement définie par la singularité de l'individu. Le personnage se trouve de cette
manière dissout dans sa propre identité, et immanquablement ébranlé dans les
caractéristiques qui le définissent. Bien sûr, cette vacuité, gagnant l'actant au cours de sa
confrontation progressive à l'altérité de son être, est à rapprocher des logiques de la
modernité telles que nous avons pu les déduire de notre corpus. La fragilisation du
personnage passe par son vide d'être, vide créé par un débordement du langage qui le
compose. Comme le démontrait Hugo Friedrich à propos du sujet lyrique de la poésie
moderne, le sujet est donc bien ici affaire de structure. Les deux positions que nous venons
de mettre en lumière, celle décrivant un surplus d'être et celle remarquant son
fractionnement, donc sa perte, ne sont par conséquent nullement incompatibles malgré leur
apparence antithétique.

Ce qu'il est nécessaire de dégager de cette somme de propos encore théoriques, c'est
que le langage du double, comme la mise en abyme, spécifiquement lorsqu'elle se trouve
appliquée au niveau du personnage, procède à la fragilisation des instances composant la
stabilité de la mimésis. Fonctionnant sur un double niveau, il est pourtant bien plus qu'un

196 MARTINIÈRE Nathalie, Figures du double, du personnage au texte, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, coll. « Interférences », 2008, p. 17.

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simple symbole. Il paraît donc intéressant d'aborder la question du double sous l'angle de la
spécularité qu'il fait naître au cœur de l’œuvre. De la sorte, il est parfaitement imaginable
de le définir comme un embrayeur de réflexivité aux caractéristiques bien spécifiques.
Nous suivrons donc les propos de Cécile Kovacshazy qui, dans son ouvrage déjà cité,
affirme que « puisque la littérature produit essentiellement une réflexion sur elle-même,
alors le double est la figure littéraire par excellence, pour autant qu’il est par excellence la
posture ontologique de la réflexion »197. Ainsi, le double se trouve défini comme une
posture privilégiée de la réflexion, dans la mesure où il en constitue l'un des fondements.
Sa dimension proprement ontologique découlerait donc de la propension de tout langage à
se référer à lui-même au travers de son propre acte de formulation. Le double se trouverait
ainsi être la manifestation littéraire d'un tel phénomène. Si l'on choisit de la définir comme
un double du texte ou une répétition des occurrences qui le déterminent, la mise en abyme
semble s'accorder parfaitement avec de telles modalités. Pourtant, il ne saurait être
acceptable de généraliser une telle loi, au demeurant fort pertinente, sans s'intéresser aux
contextes esthétiques particuliers de ces occurrences, et à la manière dont elles sont traitées
et interprétées par les écrivains. C'est par conséquent dans l'optique de ce projet qu'il
convient de se pencher plus en avant sur les esthétiques du double, telles qu'elles sont
mobilisées dans les trois ouvrages qui composent notre corpus.

Le double présent dans The Picture of Dorian Gray permet l'introduction d'un
discours autoréférentiel :

Dans The Picture of Dorian Gray, il apparaît dès les premiers abords que le double
se manifeste au travers de Dorian et de son portrait. En effet, ils se trouvent tout d'abord
simplement liés par la même image puis, après le vœux du jeune homme, par une
mystérieuse transposition des altérations physiques du tableau en lieu et place de son
modèle. De manière très synthétique, il est tout à fait possible de résumer la situation en
développement dans le roman par l'affirmation de Liliane Louvel, qui rappelle que « le
portrait dédouble le personnage entre sa représentation et son moi »198. De la sorte, on
observe bien une scission à l’œuvre au cœur même de la personne de Dorian, qui voit l'une

197 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 342.
198 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 15.

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de ses caractéristiques initiales comme transférée sur le support de la toile, en d'autres
termes son exposition toute humaine à la finitude et à l'altération de son corps par
l'écoulement du temps et les accidents de l'existence. Ainsi, le tableau s'enlaidit
progressivement, se modifiant non seulement parce que les années passent, mais surtout
par le fait d'une seconde conséquence du pacte initial, celle de la transposition de la laideur
morale transmise au travers de la perpétuelle impunité de par Dorian à son portrait. Celle-
ci naît en effet du simple constat de l'impunité que lui procure son éternelle jeunesse,
synonyme ici de beauté, qui est elle-même révélatrice de Bien, en parfaite conformité avec
l'ancien modèle platonicien.

Mise en abyme de l’œuvre et symbole de la littérature par la narrativité qui l'habite


et qui se manifeste par la somme de ses changements successifs, le portrait occupe une
place extrêmement ambigüe dans le roman, comme nous avons déjà pu le constater. Il est
ainsi nécessaire de remarquer, avec Marie-Noëlle Zeender, que « même si, à la fin de
l’histoire, la morale est sauve et le vaniteux personnage paie le prix de tous les crimes qu’il
a perpétrés, il n’en demeure pas moins vrai que le portrait, en reprenant son aspect initial
conserve toujours son mystère »199. En effet, même si la position éthique présentée par
l’œuvre demeure peut-être plus difficile à lire que ne l'entend ici la critique, il n'en reste
pas moins que le portrait conserve finalement, au delà même de l'existence de son modèle,
l'intégrité que le pacte initial lui avait en premier lieu nié. De la sorte, le portrait recouvre
finalement la beauté qui fût la sienne au début de l'intrigue, ce même si Dorian paie bien le
prix de son échec devant l'acceptation de sa condition d'homme, de la finitude qui
l'accompagne, d'avoir été la pleine victime de l'apparence des mots de Lord Henry ainsi
que du dérèglement de l'hédonisme moderne qu'il s'était proposé de faire vivre. La
représentation demeure pure, immortelle, au-delà des fautes des hommes et de leurs
crimes. Si le portrait est un temps le révélateur de la nature proprement humaine, donc
d'une laideur que l'ironie wildienne ne cesse de tourner en dérision, c'est alors avant tout
par sa nature en abyme de représentation. Il se trouve donc engagé dans un strict rapport
mimétique avec le personnage qu'il représente, image en abyme des procédés à l’œuvre au
cœur même de l'écriture. Ainsi mise à nu, la représentation recouvre à la toute fin de
l'ouvrage la pureté originelle qui est la sienne, son statut de « beautiful thing »200, la vie

199 ZEENDER Marie-Noëlle,Le Tryptique de Dorian Gray : essai sur l'art dans le récit d'Oscar Wilde, op.
cit., p. 118.
200 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 3.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« belles choses » p. 347.

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morale de l'homme ne formant, conformément à ce qui est énoncé en préface à l’œuvre,
qu'une partie de la matière travaillée par le romancier201.

On le voit, le double présente ici bien plus qu'une simple scission de l'être. Au
travers d'elle, le dédoublement du protagoniste, de même que l'inversion qui en fonde le
principe, révèle une scission extrêmement profonde agissant au niveau de l'union de
l’œuvre et de son personnage. En tant qu'actant, il finit par se voir subordonné à sa copie, à
sa représentation, de manière à ce que celle-ci finisse non seulement par lui survivre, mais
même par se trouver totalement intacte. Cela reste vrai malgré les péripéties ayant nourri
l'intrigue et la tentative finale de destruction à l'initiative de Dorian Gray. À la fin de
l'ouvrage, le portrait se retrouve par conséquent porteur de sa beauté originelle, possédant
son intégrité totale, alors que son modèle gît au sol, mort ainsi que déformé par l'âge et
l'excès. L'instance du texte que constitue le personnage se trouve donc soumise, au cœur de
l’œuvre, à son image, en d'autres termes à sa propre représentation en abyme. Par là, on
observe bien une objectivation de la matière littéraire, telle que nous l'avons déjà mise en
lumière, mais surtout une occurrence du double qui n'est pas sans poser problème d'un
point de vue métadiscursif. En effet, c'est par son propre langage, celui de la
représentation, que le texte sabote les dispositifs mimétiques au travail dans sa propre
matière. Cet effet se trouve notamment développé par le biais de l'inversion opérée ici
entre art et vie, entre le personnage et son double qui est en principe inanimé et qui survit
pourtant à toutes les atteintes portées à son encontre.

En tant que discours, la primauté de l'art sur son objet se trouve déclarée par le biais
de l'inversion déjà décrite et du rapport en abyme entretenu par le portrait avec le texte
d'Oscar Wilde. Ainsi, la matière représentée est décrite dans le rapport de subordination
qu'elle entretient en relation à l'acte même de représenter, au tracé de l'écriture lui-même.
L'acte créateur domine donc la matière créée, qui est soumise à la démarche de représenter
de manière réflexive, le principe qui en fonde l'origine. De la sorte, on observe bien une
vacuité fondamentale au cœur de la composition des actants formant encore la structure de
l'intrigue du texte. Ce vide semble être poussé à un extrême tel qu'il provoque la mort à
jamais mystérieuse du personnage, simplement parce qu'elle se révèle être privée de

201 Voici la phrase complète :


« the moral life of man forms part of the subject-matter of the artist »
Ibid.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« la vie morale de l'homme constitue une partie de la matière sur laquelle travaille l'artiste »

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motivation narrative. Le recours au double, allié au redoublement thématique qu'offre la
mise en abyme, est à comprendre ici comme le parfait instrument de décomposition de
l'entreprise mimétique au profit de la production d'un discours autoréférentiel.

Les occurrences du double sont les indices de l'instabilité fondamental du sens dans
A Confissão de Lúcio :

Si l'on s'attache à présent plus en avant à la lecture du roman de Mário de Sá-


Carneiro, on peut tout à fait remarquer la présence d'un dispositif analogue, menant à
l'affirmation de l'autoréférentialité comme principe guidant l'écriture. Dans A Confissão de
Lúcio, le dédoublement concerne les personnages de Ricardo et de Marta, donc de l'artiste
et de son œuvre, selon l'analyse des dispositifs en abyme qui supportent la composition des
deux entités. Le phénomène de dédoublement se laisse ressentir progressivement, à mesure
que le personnage de Lúcio éprouve l'ontologie fuyante de sa maîtresse, ce jusqu'au niveau
de la plus haute intensité auquel mène le roman, représenté par la scène finale où Ricardo
avoue avoir créé Marta à son ami. C'est à ce moment qu'il fait feu sur sa compagne et se
trouve lui-même abattu au sol, son œuvre envolée. Au-delà de la mise en doute potentielle
dont peut faire objet la retranscription des faits opérée par Lúcio, dont nous reparlerons, il
convient en premier lieu d'étudier la particularité de l'occurrence du double qui nous
occupe.

L'intérêt d'une telle figure réside avant tout dans son rôle de médiation entre les
individus. Elle se définit alors comme le dépositaire d'une fonction qui ne peut que se
définir par son caractère indirect. Le personnage se trouve ainsi engagé dans une logique
de possessions successives, et sert de support à l'entretien d'une communication intime
entre les personnages. Mise en abyme de l’œuvre et plus généralement de la littérature,
Marta se trouve fondamentalement objectivée, incarnant ainsi l'idée d'une communication
idéale, et se définissant comme le pendant d'une rhétorique de la communication pure
menant à l'échec. L'aporie qu'elle incarne est elle-même exprimée de la manière la plus
radicale par la double mort des protagonistes. Ainsi, comme d'ailleurs chez Oscar Wilde,
nous pouvons affirmer avec Fernando Cabral Martins que « le double incarne
invariablement une perspective de disgrâce. L'apparition du double est annonciatrice d'une

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scission mortelle, et peut coïncider avec l'apparition de la mort elle-même »202. Cette mort
prend dans nos deux textes le sens d'une aporie, qu'elle exprime de façon absolue par la
présence de l'un des principaux nœuds de l'atmosphère fantastique présente dans les
œuvres. C'est en effet lors de ces occurrences de la mort que le sens reste en suspens, les
faits faisant soigneusement l'objet d'une ellipse permettant d'aménager des lacunes dans la
narration203.

Seulement, l'association Ricardo / Marta fonctionne bien au-delà d'une réflexion sur
l'incommunicabilité. En effet, il convient de remarquer, toujours avec Fernando Cabral
Martins, que, dans le roman, le double fonctionne comme « un personnage de second
degré, une espèce de méta-personnage. Qu'il soit un reflet dans le miroir, un fantasme ou
une peur, une incarnation de la conscience, le double est la création spécifique d'un
personnage qui se voit lié avec un personnage de second degré »204. Ainsi, dans le roman, la
figure que constitue Marta se comporte bien comme un personnage de second degré,
n'apparaissant qu'après la moitié du roman et n'étant guère douée d'une parole faisant
l'objet de développements très courts. De même, son statut d'objet transitoire, si l'on peut
dire, la subordonne de manière nécessaire à la relation, quant à elle centrale,
qu'entretiennent les deux protagonistes Lúcio et Ricardo. Pourtant, même si elle occupe
une place au volume relativement réduit du point de vue de l'ensemble du roman, son
importance ne saurait être négligée puisque, liée avec son double Ricardo, elle participe de
façon déterminante au développement de l'intrigue et à la construction progressive d'un
dénouement qui dote l’œuvre de tout son sens. C'est d'ailleurs en cela que la figure de
Marta peut être considérée comme un méta-personnage. Jouant le rôle d'un catalyseur de

202 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 250.
Nous traduisons du portugais :
« O duplo encarna invariavelmente uma perspectiva de desgraça. A aparição do duplo é anunciadora de
uma cisão mortal, e pode coincidir com a aparição da morte ela mesma »
203 Rappelons, avec Tzvetan Todorov, que le fantastique se nourrit de cette indécidabilité fondamentale, de
ce doute entre une explication rationnelle et la quête d'une vérité dépassant les frontières de la réalité
admise :
« Le fantastique est fondé essentiellement sur une hésitation du lecteur – un lecteur qui s’identifie au
personnage principal – quant à la nature d’un événement étrange. Cette hésitation peut se résoudre soit
pour ce qu’on admet que l’événement appartient à la réalité; soit pour ce qu’on décide qu’il est le fruit de
l’imagination ou le résultat d’une illusion ; autrement dit, on peut décider que l’événement est ou n’est
pas » .
TODOROV Tzvetan, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, coll. « Points », 1970, p. 165.
204 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 219.
Nous traduisons du portugais :
« Uma personagem de segundo grau, uma espécie de meta-personagem. Seja um reflexo no espelho, seja
uma imaginação ou um medo, seja uma encarnação de consciência, o duplo é criação específica de uma
personagem, que se vê envolvida com uma personagem de segundo grau »

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165
sens, elle redouble le texte par le seul fait qu'elle incarne l'échec de la transmission d'une
communication pure, telle qu'une rhétorique du sensible peut prétendre en construire.
Méta-personnage, elle l'est aussi en tant que fiction : disparaissant totalement à la fin du
texte, Marta incarne la mise en fiction de la fictionnalité elle-même, en tant que support de
la conscience de son créateur soit, en somme, une simple représentation au travers de
laquelle le sens peut circuler d'un individu à l'autre, l'interprétation échouant lorsque Lúcio
se méprend sur la nature de sa maîtresse et l'accuse d'infidélité. Elle devient alors une
allégorie de la communication littéraire, qui échoue entièrement.

On le voit, la scission de l'être ici en fonctionnement sert avant tout à révéler celle
à l’œuvre dans toute fiction, où la pluralité des sens ne peut jamais que se dissimuler
derrière des apparences imparfaites contenues dans l'essence même des matériaux qu'elles
utilisent. La représentation mimétique se trouve dès lors fragilisée dans ses fondements, et
le message littéraire ne peut que se détourner de la prétention à la recherche d'une vérité
qui mène, toujours, on l'a vu, à l'aporie la plus radicale, à la situation la plus inexplicable.
Être de langage, Marta se trouve décrite comme telle dans son inconsistance même, ainsi
que dans la suspension du sens du texte au moment de sa disparition. Elle habite le texte de
manière, en quelque sorte, fantomatique, représentant le spectre d'une écriture qui, dans au
sein de son propre geste, se refuse à signifier autre chose qu'elle-même.

2.3.3 Le double se définit comme un moyen de mise en crise de la représentation

Que ce soit dans le roman d'Oscar Wilde ou dans celui de Mário de Sá-Carneiro –
laissons pour l'instant celui d'Alfred Jarry, lui qui pose des problèmes de nature différente –
le double apparaît comme un phénomène qui perturbe le personnage dans son essence. Par
là, il ne faut malgré tout pas perdre de vue que c'est le texte lui-même, au travers de l'un
des plus solides supports de sa structure, qui se trouve ainsi fragilisé dans sa profondeur.
De la sorte, nous nous accorderons avec Denis Mellier qui affirme, dans son ouvrage sur

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les Textes fantôme déjà cité, que « ce double est aussi ce qui perturbe le livre et l'engage,
dans le jeu de certains reflets trompeurs, à faire apparaître l'illusion, l'artifice, le travail de
l'écriture dont procède toute fiction »205. Ces jeux de reflet, trompeurs ou non, nous venons
de les décrire au travers des deux paires de doubles que constituent Dorian et son portrait,
ainsi que Ricardo et Marta. Il est en plus de cela nécessaire de spécifier que le double
constitue une occurrence tout à fait particulière du fantastique. En effet, comme le
remarque Cécile Kovacshazy, « non seulement le double est le thème fantastique par
excellence, puisqu'il place l'homme dans une situation de perplexité existentielle
maximale, mais surtout, le récit de doubles est la fiction par excellence qui parle de sa
confection en la mettant en narration »206. En écho à cela, il apparaît comme remarquable
que A Confissão de Lúcio présente exactement une narrativisation de la confection de la
fiction, de même que The Picture of Dorian Gray présente une mise en fiction des
mécanismes de la représentation. Il est aussi tout à fait remarquable que la mise en abyme
joue un rôle de première importance au sein de tels phénomènes, qui se trouvent comme
accentués et consolidés dans leurs bases par l'intervention du redoublement à l’œuvre dans
les constructions en abyme. Ce sont en effet elles qui permettent l'introduction par le texte
d'une objectivation des principes qui le régissent et en fondent la structure, impliquant,
avec Denis Mellier, que « dans ce défi lancé à la figuration, la représentation fantastique ne
pouvait manquer d'attirer dans son questionnement propre le dispositif qui lui donne forme,
qui objective les irréalités dans le texte. Par ce processus d'objectivation propre, il faut
entendre la prise, la saisie dans l'écriture et le langage de ce qui n'est jamais nulle part
ailleurs que dans le texte qui le dit »207.

Cette saisie de l'écriture et de la langue qui la forme deviendrait donc pleinement


effective dans la mise en abyme, si l'on considère qu'en reproduisant, en répétant, les
dispositifs contrôlant la naissance de l'écriture, elle en représente l'origine, le principe. En
intégrant de la sorte l'image de l'effort créateur donnant naissance à l'écriture, la mise en
abyme l'origine en quelque sorte dans son propre mouvement, la définissant comme
fondamentalement autoréférentielle. De la sorte, la saisie de figures comme le double
permet la figuration de la toute puissance de l'écriture, de manière à ce que « le fantastique
exhibe le livre en train de se faire »208. Cette exhibition passe par la représentation d'un

205 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 11.
206 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 61.
207 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 17.
208 Ibid., p. 12.

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moment tu, complètement elliptique, dans l'espace duquel le doute fantastique se
développe. Comme chez Mário de Sá-Carneiro, il révèle l'artificialité de la matière
textuelle, qui aménage savamment ses effets dans le but de saper toute prétention à la
construction d'un contenu purement objectif. C'est pourtant dans l'entreprise même attachée
au fantastique qu'elle supporte, dans la part de représentation d'un imaginaire débridé ou
d'une inquiétude aux formes monstrueuse, que se révèle la capacité de la fiction à créer un
monde, à définir son propre espace référentiel hors d'une pratique purement mimétique,
telle qu'elle est par exemple comprise au sein des esthétiques réalistes. Ainsi, selon Denis
Mellier :

Ces réalismes révèlent leur impropriété à signifier ce qui ne peut se


manifester que sous l'espèce des monstres et des apparitions aberrantes –
vampires, spectres et doubles : c'est à dire, la façon dont l'écriture, seule,
prétend se donner comme une manifestation privilégiée du réel, comme la
forme d'une action qui, alors qu'elle se reproduit dans le texte lui-même,
produit du réel. Mais ce réel, les auteurs fantastiques ne l'envisagent jamais
qu'à partir d'une manière ostentatoire de signifier la capacité de l'écriture, des
livres, des fictions à se donner pour monde. Cette instauration de la fiction par
sa propre visibilité, sa propre évidence […] n'ouvre alors nulle crise de la
figuration en régime fantastique : il y a comme préalable à un apparaître
possible du réel, dans l'excès ou l'étrangeté du fantastique, une condition
d'autonomie, de référence interne, de clôture d'échange et de circulation
autarcique de la propre matière du fantastique209.

Appliqué au contexte esthétique qui est le nôtre, un tel constat ne peut toutefois
demeurer sans nuances. Certes, telles qu'elles sont utilisées par les auteurs de notre corpus,
au travers notamment de la figure du double, les occurrences monstrueuses du fantastique
mettent en évidence la puissance du texte à faire surgir ses propres dispositifs de sens.

209 MELLIER Denis, Textes fantôme. Fantastique et autoréférence, op. cit., p. 157-158

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Parce qu'elles n'appartiennent qu'à l'espace de la fiction, elles sont seules capables de
représenter un réel fuyant toujours l'observation rigoureuse et objective. Le monstrueux, tel
un trope, ne serait alors susceptible de saisir la réalité que précisément par le fait qu'il
fonctionne de manière indirecte. En tant que dispositif de sens, il découlerait alors d'un acte
sémiotique bien précis, prétendant malgré tout à une représentation de la réalité devenue
possible par le renoncement à une prise directe de la langue avec le monde. Issu d'un
langage de la médiation, le double serait alors l'image en miroir d'un texte se forgeant ses
propres outils de référence. Dans ce contexte, la mise en abyme permettrait ainsi
l'aménagement d'un sens supplémentaire à celui engagé dans le procédé premier du
dédoublement. L'ostentation serait alors réduite à un simple procédé du texte, lui
permettant de se définir comme un espace déterminant ses propres règles de
fonctionnement, sans réelle mise en crise de la représentation.

Pourtant, nous l'avons vu, le dédoublement mène dans les œuvres de notre corpus à
l'aporie. L'échec de l'entreprise de représentation mène à la mort. C'est précisément sur ce
point que les propos de Denis Mellier méritent discussion, même s'ils ne nient pas le
possible recours à une mort symbolique permettant de penser le texte et la représentation,
comme c'est le cas chez Oscar Wilde. Cependant, le critique considère dans son ouvrage le
fantastique comme une entité esthétique autonome, échappant à tout réel cadrage temporel.
Il le présente comme une manifestation non historicisée. Il considère le fantastique dans
l'autonomie de ses manifestations, comme une entité en soi et non attachée à un contexte
plus englobant, contrairement à ce que la tâche qui nous occupe ici tend à réaliser. En effet,
en accord avec notre démonstration, le recours au fantastique au sein du contexte du roman
moderniste semble bien venir perturber l'entreprise mimétique, de manière à introduire et
exprimer pleinement l'idée d'une crise de la représentation. Il marquerait ainsi l'évolution
du roman en direction de la déréalisation, de la déconstruction et de la déstructuration de la
cohérence textuelle, heurtant la linéarité de la fiction au profit de la mise en place d'espaces
de doute remettant fondamentalement en cause le langage. Dans le roman moderniste, le
recours au fantastique ne serait alors non pas le synonyme d'une figuration forcément plus
précise, parce que différente, mais bien plutôt d'une anti-figuration. Le personnage de
Marta, du roman de Mário de Sá-Carneiro, semble en constituer l'exemple le plus abouti,
peut-être parce que le texte est le plus tardif de nos trois textes mais aussi le plus proche
des avant-gardes. Cela implique que le double moderniste est l'image d'un échec, celui du
langage à saisir le réel, et non d'un simple détournement de la langue, ce qui mènera

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d'ailleurs aux grandes expérimentations poétiques, qu'elles soient futuristes, dadaïstes ou
surréalistes, qui définiront leur langage comme un signifiant vidé de son signifié. De la
sorte, le roman moderniste semble bien subordonner le fantastique à son esthétique. Il ne
pourrait par conséquent en aucun cas y représenter un phénomène autonome et entièrement
détaché d'une contextualisation historique qui le définirait comme un objet de contestation
de la mimésis.

Le double du roman d'Alfred Jarry procède au dédoublement effectif de l'écriture :

Nous avions jusqu'ici choisi d'écarter le texte d'Alfred Jarry de nos considérations
sur le double et le fantastique, tout simplement pour leur difficulté d'application à une telle
œuvre. En effet, le Faustroll n'opère pas de mouvement en direction du fantastique tout
simplement parce qu'il ne saurait en être ainsi : la matière textuelle du roman convoque un
univers appartenant à l'univers merveilleux, dont les étrangetés semblent parfaitement
intégrées au monde du texte, sans faire l'objet d'une quelconque hésitation. Le tracé, au
demeurant entièrement fantaisiste, de l'écriture jarryque semble plutôt s'orienter en
direction de la célébration et de de la revendication d'un irrationnel créateur célébrant la
toute puissance de l'imaginaire. De ce fait, le problème du double touche peut-être à ses
limites au contact de l'écriture d'Alfred Jarry, telle qu'elle se déploie dans les Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien. En effet, il paraît difficile d'interpréter un
quelconque actant du roman comme le double d'un autre. De même, le docteur Faustroll
entretient un rapport difficile au dédoublement. Nous pourrions en effet être tentés de lui
appliquer le statut du double de l'auteur, dans la mesure où il détient, même en principe et
de manière fictive, toutes les connaissances pataphysiques nécessaires à l'interprétation et
au déchiffrement des codes développés au travers de l'écriture du roman. Cependant, le
docteur n'est ni un double fictionnel d'Alfred Jarry, ni une simple figure fictive dénuée de
tout investissement auctorial. En réalité, il vit à l'intérieur de l’œuvre par son statut
d'auteur, et ce que nous aurions pu interpréter au premier abord comme un indice de
dédoublement n'est en fait que le témoignage de son appartenance à la somme déjà
évoquée des figures en abyme. Ne constituant pas à proprement parler le double d'un autre
actant, le sémantisme qui l'investit demeure donc celui de la simple représentation de

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l'instance auctoriale. Il s'agit donc bien d'une occurrence appartenant à la sphère de la mise
en abyme.

Cependant, l'ouvrage d'Alfred Jarry demeure problématique. On ne peut en effet


s'empêcher de concevoir les tours et détours qu'il adopte dans sa composition comme le
symptôme d'un espace à l'écriture scindée, à l'image du modèle de scission ontologique à
l’œuvre dans la figure du double. C'est alors que l'on peut s'intéresser à la dimension
double, voire triple, de la distribution de l'écriture au sein de l'ouvrage. En effet, comme
nous avons déjà eu l'occasion de le souligner, le roman vit de l'activité d'écriture de deux
figures en abyme, qui sont respectivement Faustroll et l'huissier Panmuphle. Tous deux
sont les auteurs fictifs de plusieurs textes, dont la cohabitation possède la particularité de
s'organiser selon une logique d'entremêlement brouillant parfois l'identité de leur
producteur. C'est lorsque de telles situations se produisent qu'est introduit la troisième voix
narratrice de l’œuvre, dont nous avons eu l'occasion de décrire la difficulté. Seulement, il
convient aussi de remarquer à quel point ces deux activités d'écriture s'organisent en
réseaux, puisqu'on observe au sein du texte des alternance dans la prise de parole des
personnages-écrivains. Leurs discours parallèles se trouvent donc entrelacés, ce qui appuie
l'effet d'indécidabilité du sens que l'on rencontre ponctuellement dans le roman. Pourtant, il
est aussi nécessaire de souligner que ces deux types de discours cohabitent et, malgré
l'hétérogénéité de l'ensemble qu'ils forment, constituent une unité close, qui est le roman
lui-même. Dès lors, il paraît pertinent d'affirmer, en relation aux esthétiques du double et
afin de montrer toute la diversité des ressources utilisées par les écrivains modernistes, que
le texte d'Alfred Jarry vit avant tout d'un dédoublement de l'écriture qui le compose.

Cette modalité bien particulière, minutieusement aménagée par le recours de


l’œuvre à la mise en abyme, implique la multiplication des pôles de création du texte, qui
se dote par là d'un langage double, voire triple. Cette double activité perturbe
immanquablement la stabilité du sens transmis, perturbation elle-même accentuée de
manière significative par la rhétorique spécifique adoptée par Alfred Jarry. En effet, tous
les dispositifs d'instabilité du sens faisant fonctionner le texte se déploient au travers d'une
écriture qui, par l'accumulation des figures, des périphrases et du choix d'un vocabulaire
volontairement spécialisé ou archaïque, provoque un fort ralentissement du développement
linéaire des énoncés. Cette activité de la rhétorique jarryque est à mettre au profit de la
dimension statique d'un texte qui se présente par là de fortes allures poétiques. Elles se
trouvent dotées d'une telle force qu'elles mènent parfois le texte jusqu'à la limite de

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l'annulation du récit, comme à l'occasion de la séquence des îles. En effet, on peut
observer, au fil du déroulement du texte, une réduction de la force de composition du récit,
fragilisé tout d'abord par l'ellipse, puis par la juxtaposition des épisodes. De la sorte, la
mort des protagonistes, agents nécessaires au récit, provoque une dissolution de
l'enchaînement des événements de l'intrigue, ce à tel point que le texte ne se compose
finalement plus que de divers textes juxtaposés. En guise d'aboutissement final de la
dissolution du sens et de l'intrigue, le langage adopté par le texte ne se compose plus à la
toute fin de l'ouvrage que de symboles mathématiques réunis selon des critères qui se
situent hors de tout procédé rationnel. L'effet produit à l'échelle du texte devient par
conséquent celui d'une réduction de la parole à un appareil stylistique dont l'origine se
brouille dans l'alternance et la multiplication des voix, jusqu'à ne plus former qu'un langage
paradoxalement unifié dans sa propre originalité, dans sa propre bigarrure. Le
dédoublement des voix permet donc la multiplication des dispositifs de dissémination et de
perte du sens, pratique qui se trouve finalement élevée, comme par une synthèse, au rang
de loi absolue de l'écriture jarryque dans le triomphant calcul de la surface de Dieu,
aboutissement par exemplaire de la néo-science pataphysique. De tels dispositifs ne sont
bien sûr pas neutres du point de vue de leur atteinte à l'intégrité de la structure du texte, que
la mise en abyme et les figures qui l'accompagnent dans l'esthétique romanesque
moderniste contribuent à déstabiliser.

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Partie 3 : La mise en abyme possède des fonctions paradigmatiques au sein
des esthétiques romanesques modernistes

3.1 Le roman moderniste se construit selon une esthétique de la fragmentation

Nous l'avons vu, le roman moderniste intègre divers procédés qui tendent à déstabiliser
l'effort mimétique au travail dans l'entreprise de représentation. En effet, que ce soit par
l'intermédiaire de la multiplication des miroirs ou des niveaux d'imbrication du récit, la
matière textuelle moderniste s'organise autour de pôles de sens qui perturbent la mimésis.
Si l'on suit la logique de notre analyse, comptent parmi ces pôles ces figures que sont les
actants, auxquels se trouve attachée une charge métatextuelle permettant non seulement au
texte de se penser en même temps qu'il développe son intrigue, mais aussi de révéler et de
saper les procédés qui le font vivre. Nous venons ainsi, entre autres, de constater que
l'intégration des esthétiques du double, agissant non sans le concours subtil de la mise en
abyme, provoque une perturbation fondamentale de l'ontologie des actants de la fiction.
C'est par conséquent aussi le texte lui-même qui se trouve fragilisé dans ses fondements.
De tels phénomènes posent donc la question de la charge anti-mimétique véhiculée par les
trois romans de notre corpus. Nous avons jusqu'ici surtout focalisé notre attention autour de
la figure du personnage, qui se trouve vidé de sa substance et comme débordé par une
langue qui tend fondamentalement à se prendre comme son propre sujet de développement.

3.1.1 Le roman moderniste procède à un brouillage des instances subjectives à


l’œuvre au cœur de la narration

Il reste pourtant à considérer cette occurrence ambigüe, parce qu'ambivalente, du


personnage-narrateur. En effet, le narrateur homodiégétique, dont notre corpus inclut

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quelques exemples particulièrement intéressants, fait par définition partie de la fiction qu'il
retranscrit. Il est donc bien à compter parmi la somme du personnel du roman. De même,
par sa position de narrateur, il y échappe déjà, puisqu'il se définit lui-même comme
l'orchestrateur de la matière littéraire qui se donne à la lecture. Ainsi défini, il correspond
tout à fait aux modalités que Gérard Genette décrit dans Figures III, afin de décrire le
narrateur homodiégétique, qui est un « narrateur présent comme personnage dans l'histoire
qu'il raconte »210. Cette double posture, à la fois narrateur et personnage, l'exclut
paradoxalement en même temps qu'elle l'inclut à la fiction. Ayant part, ou ayant eu part,
aux événements retranscrits, le narrateur homodiégétique se situe dans une position
échappant déjà au simple cercle des personnages, dont l'apparition est dépendante de
l'action de sa voix. En tant que narrateur, il se définit par conséquent comme une sorte de
relais entre les faits narrés et le lecteur, ce qui le fait apparaître comme une figure
d'exception par rapport aux autres actants. C'est ainsi que Jean Rousset précise, dans son
célèbre ouvrage Narcisse romancier, que « le narrateur réintégré comme personnage est
simultanément porteur du regard et du discours ; il parlera de lui-même tel qu’il se voit et
du monde tel qu’il le voit. On peut tenir pour probable que la première personne, mieux
que tout autre instrument, rend sensibles la présence et l’action limitative d’un point de vue
focalisé, puisqu’elle intègre dans le texte la source de la narration »211.
Ainsi conçue, la figure du narrateur-personnage se définit comme le pôle polarisateur
du discours, sa seule condition d'existence, fictionnalisée – et c'est le cas dans notre corpus,
d'où l'abondance des figures en abyme – ou non. Seulement, par cette réduction nécessaire
qu'entraîne la focalisation subjective attachée au personnage, la fiabilité du contenu
retranscrit ne peut qu'être sujette à suspicion et fondamentalement vectrice
d'incomplétudes, étant donné que ce type de focalisation ne dépend pas d'une instance
distanciée et surplombante, donc par là cherchant l'objectivité. C'est par conséquent en tant
que conscience même du texte que l'importance de sa représentation se trouve redoublée,
bien au-delà de la simple retranscription du contenu du récit dont il est le narrateur, mettant
ainsi en question la capacité du discours à saisir le réel. En tant que « porteur du regard et
du discours » et parce qu'il permet l'intégration, dans le texte, de ce qui origine la narration,
le narrateur-personnage force le récit à dénuder ses procédés par l'aspect nécessairement
réduit de la focalisation qu'il véhicule.

210 GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 252.
211 ROUSSET Jean, Narcisse romancier, Paris, José Corti, 1972, p. 31.

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Or, c'est précisément de cette position que découle le devenir ambigu de cette figure
dans le roman moderniste. En effet, en tant que dépositaire fictif de la responsabilité
structurelle du récit, qui se voit attribuer sa consistance au travers de la voix du narrateur,
la fiabilité et la stabilité de ce dernier se trouve directement en lien avec celle du texte qu'il
produit fictivement. Il convient donc pour nous d'examiner ici, puisqu'il en a été ainsi pour
le personnage, dans quelle mesure le narrateur homodiégétique se trouve affecté par le
discours anti-mimétique des trois romans de notre corpus, et quelles en sont les
conséquences sur les textes.

En guise de remarque préliminaire à une telle réflexion, il convient de signaler que ce


phénomène se développe de manière bien différent et inégale au sein de notre corpus. On
peut en effet préciser dès maintenant que The Picture of Dorian Gray n'inclut pas de
narrateur homodiégétique, ce qui possède pour conséquence la relative éviction du roman
d'Oscar Wilde du fond de notre propos. Cela ne signifie pourtant pas que la narration soit
exempte de difficultés dans ce texte. Nous aurons ainsi l'occasion d'aborder la question des
perturbations dont elle fait l'objet.
De même, dans les romans d'Alfred Jarry et de Mário de Sá-Carneiro, la narration
homodiégétique s'organise de multiples manières, surtout si l'on prend en compte la
multiplication des figures de créateur mises en abyme dans les Gestes et opinions du
docteur Faustroll, pataphysicien. Dès lors, on peut remarquer que seul l'huissier
Panmuphle y représente le véritable producteur de récit, retranscrivant l'épopée
faustrolienne de la navigation parmi les îles-monde qui sont autant d'images cherchant à
capter l'essence de l'art fin-de-siècle. En effet, le docteur Faustroll, s'il est bien un
producteur de texte, ne produit pas véritablement de récit. Ses écrits concernent bien plutôt
la forme de la lettre ou du traité, qui n'engage pas de narration au sens stricte du terme.
C'est donc plus l'acte même d'écriture ainsi que l'acte démiurgique qui se trouvent mis en
abyme par le biais de la figure de Faustroll, et non simplement l'effort de production d'une
narration. Cela précisé, il convient tout de même de mettre en avant la dimension
intradiégétique du personnage-narrateur que constitue Panmuphle. Il occupe en effet, selon
Gérard Genette, un statut de « narrateur au second degré qui raconte sa propre histoire »212.
Ainsi intégré à la narration qu'il produit, l'huissier se place comme le transcripteur, le

212 Ibid., p. 256.

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chroniqueur de la geste faustrolienne. De plus, il constitue donc bien, en vertu de son statut
en abyme, un narrateur de second degré.
Dans A Confissão de Lúcio, le statut du narrateur correspond à une modalité différente,
dans la mesure où Lúcio ne retranscrit pas ses expériences de manière immédiate, mais
bien plutôt après une période de plus de dix années. De la sorte, le narrateur du roman ne
peut être défini comme prenant part au récit qu'il produit. Il est par conséquent, selon les
mots de Gérard Genette, un « narrateur au premier degré qui raconte sa propre histoire »213,
donc un narrateur extradiégétique en plus d'être homodiégétique.
Concernant l'évolution du statut du narrateur homodiégétique dans le corpus
moderniste, nous partirons de l'hypothèse que les différences que nous venons de constater
entre ses différentes formes dépendent de l'évolution diachronique d'un genre romanesque
en pleine restructuration.

The Picture of Dorian Gray représente l'irreprésentable par le biais de son recours au
fantastique :

Afin de nous intéresser de plus près à une telle idée, il convient en premier lieu de
partir du roman d'Oscar Wilde, qui n'inclut pas de narrateur homodiégétique. En effet, le
long du roman, le lecture se trouve guidée par une instance fortement distanciée de la
matière textuelle qu'elle produit. L'angle de focalisation adopté par le roman se trouve donc
être de nature extradiégétique ainsi que hétérodiégétique, présentant un « narrateur au
premier degré qui raconte une histoire d'où il est absent »214. Conformément à ce que nous
avons déjà été amenés à décrire, la structure narrative du roman ne présente pas
d'enchâssement, du moins pas au sens strict de relais de la narration par une instance
narrative seconde, produisant un récit imbriquée à un autre récit qui le domine et l'englobe.
Comme le remarque Pascal Aquien dans son essai déjà cité, « ce statut privilégié qui ouvre
de nombreuses possibilités discursives est celui du narrateur de roman jusqu’au XIX è siècle
inclus »215. Ainsi, en tant que roman le plus ancien de notre corpus, The Picture of Dorian
Gray adopte bien le mode de narration caractéristique non seulement d'une large partie de
la tradition romanesque telle qu'elle s'est développée jusqu'alors. C'est surtout celle du
réalisme roi dont les modernistes ont cherché à progressivement saboter les acquis qui sez

213 Ibid., p. 255.


214 Ibid.
215 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 60.

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trouve altérée et discutée, au profit d'une perturbation grandissante de l'entreprise
mimétique. Comme nous l'évoquerons plus loin, ce sera l'occasion pour nous de tenter de
développer une nouvelle image de la compréhension de ce que peut constituer la
représentation, tâche qui cherchera à montrer comment le roman moderniste a tenté de
produire une nouvelle manière de considérer l'art romanesque de même que la mimésis. En
apparence, le roman d'Oscar Wilde se dote donc d'un mode de narration très classique, qui
ne se présente pas encore comme ayant intégré les logiques de déstabilisation de la
mimésis attachées à la modernité romanesque.
Pourtant, il apparaît nécessaire de passer au-delà des apparences, et de s'apercevoir
que, contrairement à ce qu'une lecture naïve laisserait penser, la narration de The Picture of
Dorian Gray contient déjà, en germe, une charge perturbatrice qui le ébranle le mode
réaliste de sa retranscription. Comme le remarque Cécile Kovacshazy, « la focalisation
interne était un point d’ancrage de la littérature fantastique. Elle permettait de déstructurer
la cohérence narrative que supposerait un narrateur extérieur à l’histoire, théoriquement
objectif »216. Nous avons précédemment eu l'occasion de remarquer à quel point le
fantastique pouvait être utilisé afin de mettre la représentation face à ses propres
mécanismes, notamment en ayant recours au monstrueux, à l'inexpliqué, et en laissant ainsi
apparaître ses apories. Il convient pourtant de remarquer que le roman de wildien n'adopte
pas cette focalisation interne laissant la place au doute, qui est le véritable espace
d'incubation du fantastique. C'est même le contraire qui se déroule : c'est au travers d'une
narration des plus neutres, parce qu'omnisciente, que le roman fait naître la tension
fantastique qui nourrit tout le mystère entourant le lien qu'entretiennent Dorian et son
portrait. Or, si l'effet fantastique a tout de même pu être aménagé par le texte, c'est que
l'écrivain a su mettre à profit d'autres moyens que le recours à la représentation d'une
focalisation non objective sur le monde.
Afin d'étudier cet aspect de l’œuvre, il convient à présent pour nous de nous intéresser
à ce que l'on pourrait définir comme son pic d'intensité, en d'autres termes le passage
présentant la mort du héros :

He looked round, and saw the knife that had stabbed Basil Hallward. He
had cleaned it many times, till there was no stain left upon it. It was bright, and
216 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 312.

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glistened. As it had killed the painter, so it would kill the paintor's work, and
all that that meant. It would kill the past, and when that was dead he would be
free. It would kill this monstruous soul-life, and without its hideous warnings,
he would be at peace. He seized the thing, and stabbed the picture with it.
There was a cry heard, and a crash. The cry was so horrible in its agony
that the frightened servants woke, and crept out of their rooms. Two gentlemen,
who where passing in the Square below, stopped, and looked up at the great
house. They walked on till they met a policeman, and brought him back217.

Cet extrait constitue un bon exemple des jeux de focalisation qu'utilise Oscar Wilde
afin de contourner la représentation du fait fantastique apparaissant ici. On observe bien,
en début de passage, la présence d'une focalisation omnisciente décrivant dans le détail les
événements précédent le meurtre de son portrait par Dorian Gray. Les pensées du
personnage ainsi que ses actes nous sont retranscrits, révélant une narration qui englobe
l'action de son regard et représente l'action dans la subtilité de sa complexité, que l'appareil
psychologique d'une telle description sous-tend largement. L'utilisation répétée de
l'auxiliaire modal « would », introduisant une valeur de conditionnel, appuie cet effet, en
occupant le rôle de transcripteur indirect des pensées du personnages, de ses espoirs et de
ses illusions. En rapport à cela, les troisième et quatrième phrases de l'extrait peuvent
parfaitement être interprétées comme des pensées rapportées par le narrateur, révélant et
précisant les intentions de Dorian. Cette focalisation spécifique au premier paragraphe
change pourtant radicalement de perspective une fois l'acte du personnage effectué. En
effet, succède au coup de couteau un changement radical de positionnement du regard du
narrateur, qui ne retranscrit plus les éléments de manière visuelle en décrivant par exemple
les objets dont se saisit Dorian ainsi que ses intentions. L'événement fantastique trouve sa

217 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 183.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Il promena son regard dans la pièce, et vit le couteau qui avait transpercé Basil Hallward. Il l'avait
nettoyé à maintes reprises, jusqu'à ce qu'il ne portât plus la moindre tache. Il était luisant, il brillait. Tout
comme il avait tué le peintre, il tuerait l’œuvre du peintre et tout ce qu'elle signifiait. Il tuerait le passé et
une fois ce passé mort, lui-même serait libre. Il tuerait cette monstrueuse âme vivante et ainsi, délivré de
ses horribles reproches,il serait en paix. Il saisit le couteau et le planta dans la toile.
Un crise fit entendre, puis le bruit d'une chute. Le cri exprimait une souffrance si épouvantable que les
domestiques se réveillèrent, plains d'effroi, et sortirent sans bruit de leur chambre. Deux messieurs,
dehors, qui passaient sur la place, s'immobilisèrent, et levèrent leurs yeux vers la grande maison. Ils
poursuivirent leur chemin jusqu'à ce qu'ils rencontrassent un agent de police, et le ramenèrent avec eux »
p. 561.

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réalité précisément parce qu'il est éludé, et que le narrateur sort en quelque sorte de la pièce
où il se déroule, ce pour représenter plutôt les réactions, très contingentes du point de vue
de l'intrigue, du personnel de Dorian ou des promeneurs attardés.
Ainsi, la seule véritable description de l'occurrence fantastique s'opère par le biais de
la phrase suivante, qui est on ne peut plus elliptique : « There was a cry heard, and a
crash ». Elle ne révèle rien, sinon l'atteinte physique du personnage, qui était pourtant seul,
figurée par le biais de son cri et de la chute supposée de son corps. Ce laconisme n'a
d'ailleurs d'égal que la manière dont le narrateur s'attarde bien spécifiquement autour des
conséquences de ce cri, au travers de la représentation des réactions qu'il a provoquées. Ce
que l'on observe alors, c'est le net retrait de la focalisation, qui attarde son omniscience
autour de la scène, évitant ainsi la description de ce qui constitue pourtant le point de plus
haute intensité dramatique de l'intrigue. Par cette prise de distance et la focalisation du
narrateur sur des objets extérieurs à la chaîne d'action qu'il s'est étendu à décrire dans le
premier paragraphe de notre extrait, on assiste alors à une sorte de description par
périphrase de l'événement fantastique. En produisant tant de détours lui permettant d'éluder
ce qui se produit réellement dans la pièce qui enferme le tableau, la narration procède à un
détournement de l'action au profit de la simple description. Ce procédé possède pour
conséquence une sorte de négation de l'aboutissement de l'intrigue, dont les événements se
trouvent comme refusés à la lecture.
Une pareille configuration possède pour effet de révéler toute l'artificialité des moyens
de la représentation, en évitant de retranscrire ce qui, précisément, devrait en principe faire
l'objet d'une représentation, ne serait-ce que par son l'importance du point de vue de
l'intrigue. Parce que la focalisation sort de la pièce où elle se trouve enfermée en
compagnie du personnage, c'est tout un jeu sur l'irreprésentable, sur l'inénarrable, qui se
trouve engagé à l'endroit même où la narration purement mimétique aurait pu triompher.
De la sorte, il paraît pertinent d'avancer que, dans The Picture of Dorian Gray, le
fantastique permet à la narration de représenter sa propre incapacité à représenter ce qui,
par définition, ne peut être dit. Par là, c'est en quelque sorte l'indicible qu'elle met au cœur
de son propos. Une telle évacuation de la description de l'occurrence du moment
fantastique devient donc l'indice d'une ouverture sur d'autres modes de représentation, où le
mot et sa référence constituent deux instances bien distinctes, à l'image d'un événement se
trouvant décrit au travers de l'acte même qui évite de le représenter.

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Le Faustroll se définit comme un jeu de hasard :

La séparation fondamentale entre mot et référence qui s'exprime déjà chez Oscar
Wilde, notamment au travers de l'atteinte de la narration par le fantastique, ne constitue
pourtant qu'une première étape vers la déstabilisation complète de la narration telle qu'elle
peut apparaître dans le roman moderniste. En effet, le narrateur de The Picture of Dorian
Gray est encore, si l'on peut dire, digne de confiance, et son autorité par rapport à la
matière textuelle qu'il domine est par conséquent totale. La manière dont il dévoile, par le
recours au fantastique, les procédés qui l'animent ne s'exprime encore que sous la forme du
jeu. Le cadre mimétique, s'il est déjà débordé, n'est guère encore victime de la
déstabilisation dont il fait explicitement l'objet dans les deux autres romans de notre
corpus.
Dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, l'ébranlement de la
figure du narrateur passe par bien des biais différents. Premièrement, il convient pour nous
de nous saisir à nouveau du constat de la multiplicité des instances narratives présentes
dans l'ouvrage. En effet, la multiplication des narrateurs provoque une répartition de la
matière textuelle, qui se trouve retranscrite soit au travers des personnages de Panmuphle
et Faustroll, soit grâce au narrateur de la troisième personne à l'identité inconnue. Le
système de l’œuvre s'en trouve comme éclaté, d'où son apparente fragmentation. La
multiplication des pôles de narration possède comme conséquence une relativisation
fondamentale des points de vue, mais aussi une perte de la stabilité de l'origine même du
texte. Dès lors, l'ensemble des fragments assumés par un narrateur à l'identité
indéterminable vient perturber le déroulement des contenus attachés aux activités
d'écrivains en abyme que possèdent l'huissier et le docteur. De ce fait, la composition
globale de l'ouvrage se trouve entraînée dans une logique d'instabilité, et c'est
l'appartenance même de certains fragments à la narration assumée par les personnages qui
nécessite d'être remise en question. C'est le cas du chapitre XXX, intitulé « De mille sortes
de choses » et prenant place au sein du Livre V « Officiellement ». Il fait partie de ces
chapitres qui ne présentent que des marques de subjectivité rares, incluant un unique « je »
ainsi qu'un simple « nous » très englobant dans lequel se fond entièrement le narrateur. Ce
chapitre fait, a priori, partie de la relation de voyage assumée par Panmuphle, étant donné
qu'elle s'inscrit dans la séquence narrative de la visite de l'équipage auprès de l'évêque
Mensonger, la suivant directement.

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Cependant, initiant cette nouvelle unité structurelle qu'est le Livre V, il convient de
remarquer que le chapitre XXX, comme les suivants, s'inscrit dans une démarche de perte
progressive de la stabilité du narrateur, au profit d'un doute grandissant quant à sa nature
véritable. Au début de l'ouvrage, la narration de Panmuphle se caractérise en effet par une
forte présence, issue notamment de son autorité d'huissier. Seulement, comme nous avons
pu le constater, cette autorité s'émousse au contact du docteur Faustroll, au profit d'une
position de néophyte progressivement initié à la néo-science pataphysique. Ainsi, la
narration se dilue dans le développement stylistique des épisodes successifs composant le
voyage d'île en île effectué par l'équipage. La rencontre de l'évêque Mensonger recentre
l'attention sur le récit de Panmuphle, mais c'est un récit qui, déjà, se trouve comme
submergé par la matière fantaisiste du roman, représentant ainsi des formes de vie
monstrueuses. De la sorte, la relation de voyage se trouve perturbée par d'autres voix, dont
on ne sait avec certitude à quel niveau les considérer : sont-elles retranscrites par
Panmuphle, donc doublement en abyme, ou se situent-elles au même niveau ? La « Lecture
de l'Évêque allant à ses affaires », intégrée au chapitre XXX, constitue un bon exemple de
cela. Elle représente une sorte de glose de nature scatologique, théâtralisée sous la forme
d'un échange de répliques, à propos des événements provoqués par l'acte de défécation de
l'évêque, qui ne sont en réalité qu'une réécriture très personnelle et fortement réduite du
Livre de la pitié et de la mort (1891), de Pierre Loti. La dimension satirique du passage est
dès lors évidente, surtout si l'on considère que la large distribution des italiques présentes
dans ce passage constitue en réalité autant de citations directement issues de l’œuvre de
Loti. De plus, l'acte de dédier à l'auteur un chapitre mettant en récit l'acte dont il est ici
question appuie fortement le dessein satirique.
On le voit, la voix de Panmuphle se trouve ici comme secondée, et semble disparaître
derrière un texte d'une toute autre nature que la simple chronique de voyage. Le chapitre
suivant file d'ailleurs directement les procédés à l’œuvre dans la satire de l'écriture de Loti,
faisant cette fois apparaître une sorte d'opéra brisant lui aussi clairement la continuité
stylistique de la relation de l'huissier. On observe alors une dilution progressive du récit de
Panmuphle dans l'hétérogénéité d'une matière textuelle qui, au fil du récit, devient de plus
en plus instable. De la sorte, on observe bien un brouillage de l'instance subjective assurant
ici la narration, instance dont la production se trouve mêlée à la voix d'autres personnages,
ou les intègre, selon la perspective adoptée. Un tel doute est d'ailleurs bien révélateur du
caractère mobile de la narration chez Alfred Jarry, dont la polyphonie permet une

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relativisation des points de vue. De plus, c'est toute la représentation de la perte d'un point
de vue central au récit qui se trouve organisée dans le texte. En effet, ainsi définie par son
caractère hétérogène et disloqué, presque disparate, le récit semble comme perdre son
origine au fil du texte. C'est alors tout un processus de décentrement de l'origine de la
narration qui est aménagé ici, processus qui va trouver son plus haut degré d'achèvement
au Livre VI, au travers du grand symbole de la perte de l'origine de l'écriture qu'est la
« Machine à Peindre ».
Cet instrument est mentionné pour la première fois dans l'ultime chapitre du Livre V,
qui précise comment Faustroll s'est procuré la toile nécessaire à son fonctionnement, mais
n'apparaît véritablement qu'au Livre suivant, intitulé « Chez Lucullus ». Ce Livre inclut
deux chapitres, dont le premier présente une narration développée sur un mode entièrement
impersonnel, représentant la scène d'amour de Faustroll et de la fille de Mensonger. Il
s'inscrit donc pleinement dans le mouvement que nous venons de décrire de
dépersonnalisation progressive de l'écriture, qui ne s'exprime entièrement qu'à partir du
chapitre suivant. Celui-ci se compose de trois paragraphes décrivant le fonctionnement de
la machine à peindre ainsi que son action, suivis de treize textes indépendant les uns des
autres et simplement juxtaposés.
Ce qu'il faut remarquer, c'est que la mise en marche de la machine ne s'effectue que
lorsqu'il « n'y eut plus personne au monde »218. C'est donc non seulement hors de toute
intervention humaine, mais surtout de manière pleinement autonome, que la machine
déploie son action. Or, son effet, s'il est décrit comme répondant à un ordre purement
pictural, mène surtout à la création des « Treize images » qui donnent son titre au chapitre.
Seulement, ce qu'il est nécessaire de remarquer, c'est que ces images n'ont rien de
véritablement visuel : elles consistent en ces treize textes juxtaposés que nous avons
évoqué. Il sont en quelque sorte des poèmes en prose n'entretenant comme seul véritable
lien leur origine postulée, celle de la machine. Seulement, l'engin fonctionne selon un
principe bien précis, celui de « la bête imprévue CLINAMEN »219. Selon Julien Schuh, « le
Clinamen est un principe mécanique, impliquant une automatisation de la création et
l’abandon de la référence à une unité structurante comme celle de l’auteur »220. Il s'agit d'un
concept dû à Épicure, qui recouvre toute une cosmogonie, puisque le clinamen est selon le

218 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 395.
219 Ibid., p. 396.
220 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 386.

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philosophe ce principe indéterminé qui a fait s'agglomérer les atomes lors de la naissance
du monde, créant ainsi un univers entièrement régi par les lois de la contingence 221. Ainsi,
placé comme principe créateur, le clinamen représente la disparition de toute véritable
instance auctoriale, remplacée par un principe d'automatisation de la création laissant à la
contingence pure la seul responsabilité de la création. La juxtaposition apparemment
arbitraire des treize images semble exprimer cela en pratique, puisque nul lien, sinon
stylistique, ne les rassemble véritablement.
Dès lors, il nous est possible de nous intéresser à la dimension symbolique du chapitre,
qui représente en quelque sorte l'autonomisation du texte, dont le sens naît à présent hors
de toute référence lui étant extérieure. Ainsi, comme le remarque Julien Schuh, « cette
Machine à Peindre accomplit la 'disparition élocutoire du poète' et l’effacement des
contingences exigés par le système de communication symboliste ; mais elle en dépasse les
prémisses, en niant tout centre d’intentionnalité qui serait la cause première de la
création »222. La machine à peindre représente alors, dans ce contexte, une forme
matérialisée des conditions mêmes du texte moderniste, en d'autres termes l'effacement de
l'écrivain derrière les mots du textes, qui forment leur sens hors de toute référentialité.
Cette « disparition illocutoire du poète », selon l'expression mallarméenne, s'incarne
véritablement au cœur du texte, d'où ce dépassement mis en lumière par le critique. La
négation de la volonté se trouvant à l'origine de tout texte, remplacée ici par la contingence
pure du clinamen, permet la création d'un texte qui réinvente son sens de manière
autonome. Ce sont notamment tous les dispositifs déstructurant la matière romanesque, et
procurant une instabilité au sens des phrases et des mots, qui déterminent la dimension
quasi aléatoire de la lecture, qui se fraye un chemin parmi les différents sens en germe dans
le texte. De la sorte, par la représentation de cette machine à peindre, la perte de
détermination du sens s'incarne au travers d'une figure palpable. Ainsi représentée, la
« disparition illocutoire du poète » est dotée de contours déterminés et récupérée de
manière allégorique par la machine, au lieu de n'être que postulée au travers du seul style.
En gagnant une existence narrative, elle aménage au cœur du texte la disparition de

221 Le Collège de Pataphysique, reprenant Lucrèce, le définit comme suit :


« les atomes choient tout droit par le Vide, emportés par leur poids propre : à des instants indéterminés et
en des points indéterminés, ils manifestent une quasi-déviation infime, tout juste suffisante pour qu'on
puisse parler d'une modification d'équilibre ».
JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 412.
222 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 386.

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l'écrivain derrière les dispositifs de sens de son texte, et définit ainsi le vide comme
élément de la fiction, presque comme l'un de ses actants, en somme comme principe
premier de création.
Le texte d'Alfred Jarry présente alors une évolution significative par rapport à celui
d'Oscar Wilde. En effet, si nous en sommes restés à la représentation de ce qui précisément
ne peut être représenté, par le biais de l'occurrence du fantastique dans The Picture of
Dorian Gray, le Faustroll semble largement dépasser le cadre de la figuration des apories
de la fiction. En réalité, par la représentation d'une figure du hasard aussi puissante que le
clinamen, Alfred Jarry inscrit son texte dans la lignée de la révolution poétique de la
deuxième partie du XIXè siècle, à la différence qu'elle possède ici une existence narrative.
Cette intégration, sous une forme concrète, du principe même de la fiction au déroulement
de l'intrigue, permet au texte de définir son propre mode de lecture, qui semble être celui
de la plus pure potentialité, du hasard considéré comme méthode de création. Dès lors,
nous rejoindrons le point de vue de Cécile Kovacshazy, notamment lorsqu'elle affirme
qu'« une absence de source de parole (ou sa multiplication, c’est ici la même chose)
entraîne une dissolution de la forme narrative, le contenu de la forme (la voix et le texte
qu’elle porte) étant comme une sculpture mobile, sans cesse en mouvement. L’anonymat
de la voix émettrice se pose sur une forme fluctuante et indéterminable »223. La machine à
peindre représente la réalisation de la dissolution de la source de parole qui sous-tend le
roman, ce au cœur même de la narration. Elle semble d'ailleurs bien constituer le résultat
d'une savante mécanique aménagée par le texte, qui, partant de là, répond à de nouvelles
logiques de fluctuation du sens et d'indétermination fondamentale des structures apparentes
du récit. Cependant, il ne s'agit là en réalité que d'une construction, issue d'une narration
qui au contraire maîtrise parfaitement ses moyens. Elle se définit seulement selon des
normes de représentation bien différentes de celles qui caractérisent le roman mimétique.
L'impersonnalité sous-jacente au principe du clinamen dote donc le texte romanesque d'une
autonomie conçue comme analogue à celle de la poésie. De même, le hasard guidant la
lecture du texte se définit comme un principe en complète contradiction avec le principe
mimétique du roman, dont la référentialité se trouve soumise ici à un principe purement
contingent.

223 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 335.

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A Confissão de Lúcio présente un discours dont la potentialité est élevée au rang de
mode de lecture :

On le voit, chez Alfred Jarry, la déstabilisation du sens des mots, qui sont comme
écartés de leur dimension référentielle par le doute à l’œuvre grâce à l'effet du clinamen,
dote le texte de son roman d'une incertitude fondamentalement définie comme principe de
création. La multiplication des pôles narratifs empêche tout solide ancrage d'une
quelconque identité qui serait dominante dans la narration. Toute certitude y est
impossible, et tout élément n'est intégré au texte que pour voir ses frontières brouillées,
notamment sous l'action de la force de dissolution d'une rhétorique qui possède pour
principe premier d'éclater le sens, pour mieux en faire apparaître toutes les potentialités
d'exploration.
Puisque nous évoquons la dimension rhétorique du brouillage des instances subjectifs
dans les roman de notre corpus, il convient à présent d'évoquer le cas le plus radical de ce
genre de procédés, bien que très différent du précédent. En effet, dans A Confissão de
Lúcio, on ne distingue nul éclatement de la voix responsable de la narration. Bien au
contraire : celle-ci se trouve concentrée et centralisée au sein d'une seule et unique
instance, qui est celle du narrateur homodiégétique Lúcio. Découlant de la forme de
l'autobiographie, le roman présente la confession fictive d'un narrateur unique, le
rapprochant donc de la forme de l'autofiction. Seulement, comme le met en relief Lino
Machado dans son article sur la présence du fantastique dans le roman de Mário de Sá-
Carneiro, « La Confession de Lúcio est un récit dans lequel le lecteur se voit obligé de
formuler des hypothèses interprétatives divergentes pour comprendre la part d'anormal que
le texte révèle »224. Ainsi, nous l'avons vu, le texte issu de la confession demeure instable
par nature, étant donné que son sens ne découle d'un seul point de vue, qui ne peut
aucunement présenter de saisie totale du monde. Ce n'est alors qu'une focalisation parmi
d'autres possibles qui est représentée.
Nous l'avons vu, c'est d'ailleurs dans l'espace d'indécision causé par une telle
modalisation de la vérité que s'insinue le doute fantastique à l’œuvre dans le roman. À cet
égard, il convient de remarquer, avec Fernando Cabral Martins, que « l'utilisation de la

224 MACHADO Lino, « O fantástico em 'A Confissão de Lúcio' », In : Revista Colóquio / Letras, 1990,
N°117/118, p. 63.
Nous traduisons de:
« A Confissão de Lúcio é uma narrativa diante da qual o leitor se vê obrigado a formular divergentes
hipóteses interpretativas para entender o que de anormal o livre revela ».

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première personne contient une ambiguïté de base. Même si le narrateur manifeste son
objectivité, il y a une suspicion qui s'installe très tôt : son point de vue, comme il coïncide
avec celui d'un personnage du récit, ne peut être qu'une version possible, et non
l'unique »225. Ainsi, la fiabilité du narrateur ne tient pas simplement du fait qu'il soit le seul
à assumer le récit. C'est avant tout de sa qualité de personnage contant sa propre histoire
que son discours tient son ambiguïté. En effet, en tant que narrateur impliqué dans les
événements qu'il conte, Lúcio ne constitue que le centre phénoménologique du texte qui
nous est retranscrit. C'est par cette qualité qu'il ne peut que produire une représentation
incomplète du réel, dont nombre de faces lui échappent nécessairement. La preuve en est
d'ailleurs faite lorsqu'il commente sa propre erreur d'interprétation de la nature véritable du
personnage de Marta, sans mentionner en détail les nombreux éléments laissés en suspens.
La mort de la danseuse américaine constitue aussi un bon exemple de cela, mort dont on ne
sait si elle était simulée, faisant ainsi partie du jeu d'actrice appelé par la représentation que
l'artiste donne à son public, ou au contraire bien effective.
Par son statut de personnage producteur de texte, Lúcio voit la fiabilité de son discours
fortement fragilisée dans son principe même. L'objectivité totale lui est impossible,
puisqu'il ne peut que posséder un point de vue subjectif sur les éléments qu'il relate. La
place de la mise en abyme dans un tel procédé de mise en doute de la narration paraît donc
être de première importance. Seulement, les problèmes que pose à l'analyse une présence
aussi dominante du narrateur ne s'arrêtent pas à cela. En plus de la fiabilité du témoignage,
c'est sa nature qui peut être mise en doute. Comme le remarque Fernando Cabral Martins,
« toute l'histoire qu'il invente peut être le délire déculpabilisateur d'un assassinat. Ou
même : la non-existence de Marta, au moins autant que son existence, sont chacunes des
hypothèses restant ouvertes »226. De la sorte, c'est l'intention du narrateur qui devient
suspecte. Il est en effet tout à fait imaginable de considérer la sincérité que cache
l'ambition, déclarée, de toucher à une objectivité maximum dans la retranscription des faits
comme un simple ethos, dont le but serait de dissimuler le mensonge développé dans le

225 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 231.
Nous traduisons de :
« O uso da primeira pessoa contém uma ambiguidade de base. Por mais que o narrador faça protestos
de objectividade e isenção, há uma suspeita que logo se instala : o seu ponto de vista, dado que coincide
com o de uma personagem da narrativa, não pode deixar de ser apenas uma versão possível, e não a
única »
226 Ibid., p. 235.
Nous traduisons de :
« Toda a história que inventa pode ser o delírio desculpabilizador de um assassinato. Ou ainda : a não-
existência de Marta, pelo menos tanto como a sua existência, são ambas hipóteses em aberto »

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récit. L'instabilité du sens du texte, en plus de découler du point de vue subjectif, et par
nature incomplet, que possède le narrateur sur le monde, tient aussi de l'impossibilité de
déterminer ses intentions avec certitudes.
C'est donc la nature même du texte qui se trouve mise en doute au travers de pareilles
remarques. Seulement, l'objet véritable sur lequel il faut concentrer notre analyse dépasse
les apories interprétatives auxquelles mènent nos deux constats. Il faut en effet remarquer
que l'indécision fondamentale qui sous-tend le texte ne possède qu'une seule et même
origine, qui réside dans l'ambiguïté de la position du narrateur par rapport à son texte et au
monde qu'il décrit. Qu'il découle d'un mensonge ou d'une retranscription sincère des
événements, le récit tire son unité d'une seule et même source, celle d'un auteur fictif qui
organise sa parole autour d'un fait mis en intrigue. Dès lors, la narration au passé qui
découle d'un tel exercice possède comme fondement le plus ferme une représentation de
soi au travers du texte, redoublée ici par la mise en abyme de la confession. Ainsi, nous
souscrirons pleinement à l'analyse Fernando Cabral Martins, qui affirme que « le 'je' est,
par tous les moyens textuels, mis en scène. Ou il est lui-même une scène. Ainsi la sincérité
devient théâtralité. Changement de thématique qui est, par essence, moderniste »227. Ce qui
est ici mis en avant, c'est la manière dont le texte voit son sens déterminé par l'angle
interprétatif que nous adoptons en rapport à la position du narrateur. L'instabilité du sens
du récit dépend donc du degré de confiance accordé à Lúcio.
En plus de cela, il convient de remarquer qu'au fond, par l'organisation du texte selon
un schéma fondé sur la potentialité du sens, la seule véritable fiction n'a lieu que dans et au
travers de la langue. Cette indécidabilité au travail au cœur du texte redouble donc celle de
toute représentation : en tant que copie du monde fabriquée au moyen d'un outil aussi
imparfait que le langage, elle ne pourra jamais prétendre à un degré de vérité parfaitement
identique à son modèle. Dès lors, le point de polarisation de ces procédés est bien Lúcio,
considéré comme lieu de fiction à part entière. En effet, ne pouvant déterminer une unique
manière de considérer sa position véritable quant à son texte, le narrateur se trouve lui-
même, dans sa nature profonde, mis en fiction. Comme le remarque le critique, la parole de
Lúcio n'est pas seulement mise en scène ou, en d'autres termes, dépendante d'une posture
rhétorique, c'est le narrateur qui est lui-même une scène. Il est la véritable fiction au travail

227 Ibid., p. 173.


Nous traduisons de :
« O 'eu' é, por todos os meios textuais, posto em cena. Ou é ele próprio uma cena. Assim a sinceridade
se torna teatralidade. Mudança de temática que é, por essência, modernista »

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dans l'espace du texte. En tant que centre phénoménologique absolu des événements
retranscrits, il se définit plus comme une posture d'écriture que comme un actant à part
entière. Il est un moyen, aménagé par le texte, en vue de faire vivre une fiction aux
contours flous et au sens perpétuellement instable. Enfin, Lúcio constitue une mise en
abyme de l'auteur qui possède pour fonction finale de redoubler les procédés
d'indétermination du sens, en leur donnant une existence concrète au cœur de la narration.
Par la position subjective qu'il permet au texte d'adopter, il justifie pleinement le
développement de la rhétorique de l’œuvre, qui se désigne elle-même comme une pure
fiction dans l'artificialité presque déclarée de tendre à une représentation absolue d'un
contenu sensible.
La mise en abyme du texte autofictionnel permet par conséquent de placer l'entreprise
spéculaire au cœur du texte, minant de l'intérieur toutes ses composantes jusqu'à rendre,
paradoxalement, leur inconsistance pleinement palpable. Comme le remarque Philippe
Gasparini dans son ouvrage dédié à l'autobiographie et à l'autofiction, « le dédoublement
réflexif qu’instaure la mise en abyme déplace le centre d’intérêt de l’énoncé vers
l’énonciation. Elle soutient par conséquent la littérarité du récit. Son intrusion dans la
structure d’un récit mémoriel signalera d’abord une volonté de sophistication narrative, une
mise en roman affichée »228. En rapport à cela, le personnage-narrateur que constitue Lúcio
implique bien l'affichage des dispositifs fictionnels qui sous-tendent la matière textuelle du
roman de Mário de Sá-Carneiro. Cependant, les implications d'un tel phénomène dépassent
ici largement le seul cadre de l'énonciation. Elle se trouve en réalité doublement atteinte
dans son caractère de représentation, puisque, non seulement, les énoncés qu'elle produit
ne possèdent pas d'essence stable, mais l'énonciation elle-même se trouve ébranlée dans
l'apparente unité de sa consistance.
On le voit, dans A Confissao de Lúcio, le brouillage des instances subjectives touche
d'abord le sens du plan de l'énoncé, qui se trouve comme divisé en diverses hypothèses de
nature interprétatives, et auquel se trouve refusée toute unité définitive. Ensuite, la mise en
suspens de la fixation des intentions et motivations de l'acte d'écriture met en doute la
stabilité du plan de l'énonciation qui, s'il ne se trouve pas divisé à la manière du roman
d'Alfred Jarry, devient en soi un support manifeste de la fiction. Le narrateur en voit sa
nature fortement affectée, et comme saisie dans une instabilité foncière qui révèle la nature
construite de sa position, donc purement rhétorique. Par la représentation en abyme d'un

228 GASPARINI Philippe, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 119.

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auteur unique, le texte de Mário de Sá-Carneiro produit une représentation directe des
dispositifs d'indétermination du sens qui le sous-tendent. Il s'agit d'une matérialisation,
doublée d'une représentation, de la perte de l'immédiateté du sens véhiculé par l'entreprise
de représentation elle-même. La théâtralisation de l'instance productrice du texte permet à
l'auteur de véhiculer un récit aux sens multiples au travers d'une forme bien fixe, qui
correspond à celle de l'écriture subjective. Si le roman d'Alfred Jarry définissait son champ
d'interprétation au sein de son propre espace, celui de Mário de Sá-Carneiro désamorce
toute tentative pour saisir le sens du texte dans une quelconque essence. Le sens ne découle
plus seulement d'une potentialité, mais d'une indécidabilité qui multiplie les perspectives
de lecture, en même temps qu'elle les circonscrit derrière une seule et même affirmation :
celle de l'impossibilité à dire le monde par un langage direct. La structure du texte
romanesque ainsi contaminée par la rhétorique issue de la révolution baudelairienne, le
texte de A Confissão de Lúcio se définit comme un matériau où tout sens définitif se trouve
refusé. Comme nous l'avons vu, ce procédé fonde notamment son existence par le biais de
l'introduction de l'instabilité, en même temps que la multiplication, des sens au travail dans
le roman moderniste au cœur même de l'énonciation.

3.1.2 Le discours du roman moderniste se présente comme fondamentalement


fragmenté

Nous venons de le constater, le brouillage des instances subjectives, à l’œuvre au cœur


de la narration des trois romans de notre corpus, possède pour conséquence directe
d'ébranler le récit dans ses fondements mêmes. En effet, parce que son impact sur la
narration semble s'exprimer de plus en plus fortement au travers de la diachronie de
l'histoire du roman moderniste, la déstabilisation des instances fondamentales du récit
paraît bien constituer le point nodal des expérimentations des auteurs de cette époque.
Touchant d'abord le personnage, puis le, ou les, narrateur(s), le discours anti-mimétique
véhiculé par l'art romanesque moderniste rend, au fil du temps, les ressorts traditionnels du
roman de plus en plus caduques. Il semble, en contrepartie, se tourner en direction

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d'horizons bien différents, considérant la déstructuration de la linéarité du récit et la
relativisation du pouvoir de représentation du langage comme de nouvelles voies de
recherche. Ainsi, en suivant le cours de nos réflexions, nous en sommes venus à définir le
discours romanesque moderniste comme fondamentalement fragmenté. Il est donc à
présent temps de nous intéresser aux moyens qui sont mis en œuvre afin d'aménager cette
fragmentation.

Avant d'aller plus en avant dans cette direction, peut-être convient-il de doter notre
réflexion d'une base suffisamment solide en relation à l'ensemble du parcours effectué
jusqu'à maintenant. Nous l'avons vu, le roman moderniste met en place une objectivation
symbolique de la littérature, notamment grâce à son large recours à la mise en abyme, ce
sous ses diverses manifestations possibles. Ces procédés lui permettent, entre autres, de
concentrer ses recherches et réflexions autour d'intérêts de nature réflexive. Dès lors, la
narration développe différentes figures lui permettant de s'objectiver au cours de la
pratique même du récit. Les esthétiques du double, toujours en lien avec la mise en abyme,
constituent un instrument particulièrement efficace dans l'optique d'une telle pratique.
Seulement, on l'a vu, notre corpus intègre une multiplication des pôles de narration homo-
diégétiques, si l'on excepte bien sûr le roman d'Oscar Wilde qui semble occuper une place
légèrement à part. Or, comme le remarque Cécile Kovacshazy, « dans le récit moderne de
double [...], le narrateur à la première personne se fait justement sortir lui-même de son
champ d’expérience propre en s’expérimentant comme autre »229. Ainsi, le dédoublement
au sein du régime narratif adopté dans les textes à la première personne permettent en
quelque sorte d'objectiver et de relativiser la narration subjective, ce par l'introduction
d'une copie extérieure à l'actant producteur de texte. Dans ces situations, le double perturbe
bien le récit, le rendant indécidable dans la mesure où la clé du mystère relatif à
l'occurrence du double échappe au narrateur. C'est donc là logiquement l'occasion pour le
narrateur de s'expérimenter comme autre, et pour le texte d'explorer ses limites, ainsi que
de définir son contenu profond comme échappant fondamentalement au regard du
narrateur homo-diégétique. Les œuvres de notre corpus empruntant la structure de la mise
en abyme, on peut cependant remarquer que la portée d'un tel constat s'étend beaucoup
loin.

229 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 334.

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En effet, la mise en abyme dote le narrateur homo-diégétique d'une production
textuelle parfois enchâssée ou aux trames entremêlées, comme chez Alfred Jarry, dans un
ensemble plus large. Elle dédouble ainsi le texte en autant de voies différentes que
l'écriture emprunte. Dès lors, ce n'est plus uniquement le ou les narrateur(s) qui
s'expérimentent comme autre, mais bien le texte lui-même. Partant de ce constat, la mise
en abyme, devient le lieu de cristallisation de la réflexivité à l’œuvre dans le récit parce
qu'elle permet l'objectivation de l'écriture. De même, le double contribue à celle du
personnage et à travers lui de la narration, puisqu'il se fait un véritable vecteur
d'hétérogénéité pour le texte. C'est donc à présent à cette dimension hétérogène que nous
allons nous intéresser, afin de mettre en évidence en quoi la mise en abyme permet au
roman moderniste de se définir au travers d'un discours fragmenté.
Tout d'abord, il convient de se rendre au constat que fait Henri Godard dans son essai
Le Roman modes d'emploi :

Au XIXè, les romanciers avaient patiemment inventé et combiné des


moyens de rendre l’illusion plus immédiate et plus entière. Ils s’étaient forgé
pour cela tout un arsenal : technique du point de vue, discours indirect libre,
etc. Avec chacun d’eux, le lecteur était plus directement en contact avec le
personnage, le narrateur se faisant oublier. Avec autant de persévérance, les
contestataires du XXè s’acharneront à déconstruire ce savant appareillage230.

Ainsi, il nous est permis de contextualiser clairement les pratiques des trois écrivains de
notre corpus, qui se trouvent précisément, et ce fut un choix de notre part, à la charnière
entre les deux périodes citées. Selon le critique, et c'est là un fait bien connu de l'histoire de
la littérature, le XIXè siècle a vu l'apogée des techniques permettant au roman de présenter
une matière toujours plus poussée vers la quête de l'objectivité. Seulement, les
mouvements contestataires, qui sont apparus à la fin du XIX è et durant une grande partie
du XXè siècle, se sont distingués par la déconstruction qu'ils pratiquent des procédés
développés par leurs prédécesseurs en vue de renforcer la précision de la représentation.
Dès lors, le roman moderniste, qui opère véritablement la jonction entre les deux siècles,

230 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 12-13.

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celui du réalisme mourant et celui des avant-gardes radicales, peut être considéré comme
un véritable laboratoire de ces techniques visant l'ébranlement de la mimésis.
Nous l'avons évoqué, les techniques permettant de saper la représentation en son
propre cœur semblent toujours fonctionner en rapport plus ou moins proche avec la
réflexivité, dont elles représentent souvent de puissants embrayeurs. La mise en abyme,
mais aussi les esthétiques du double, en constituent de bons exemples. Dès lors, on peut
affirmer, toujours avec Henri Godard, que « le roman a cessé d'être mimétique quand il est
devenu un jeu toujours plus subtil qu'il se joue avec lui-même »231. Ce serait alors au
travers des différents dispositifs spéculaires que la charge anti-mimétique des romans peut
se développer, sans pour autant oublier leur impact sur le déroulement du récit et au cœur
de la narration. Dès lors, il paraît aussi nécessaire de s'intéresser à propos des phénomènes
de dislocation de la forme et du sens présents dans les trois romans de note corpus, qui
présentent tous, de manière différente, une réelle propension à altérer la linéarité des
intrigues qu'ils déploient.

3.1.2.1 L'ironie wildienne se définit comme l'indice de la dislocation du récit

Pour ce qui est de la dislocation du récit, nous avons relativement peu discuté du
roman d'Oscar Wilde, ou en tout cas pas au même niveau que les deux autres œuvres. En
effet, nous avions émis l'hypothèse de la présence d'une évolution diachronique dans le
recours au fragment au sein des esthétiques modernistes. Cette hypothèse s'est d'ailleurs
trouvée renforcée au contact de la poétique des fragments juxtaposés proposée par Alfred
Jarry, et celle de la décrédibilisation du narrateur chez Mário de Sá-Carneiro. Pourtant, ce
n'est pas pour autant que le roman wildien est exempte d'effets d'altération de la linéarité
du récit. Aussi surprenant que cela puisse paraître à la première lecture, ceux-ci se trouvent
même être nombreux, et semblent pouvoir être réunis sous la bannière d'une large et
virtuose pratique de l'ironie, qui étend ses effets à divers niveaux.

231 Ibid., p. 41.

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La manifestation la plus évidente de l'ironie dans le roman est celle que l'on trouve
directement au sein des énoncés émis par les personnages, notamment ceux qui sont
produits par Lord Henry. Nous l'avons déjà évoqué, cette capacité à émettre un discours
mêlant aphorismes et traits d'esprit participe à sa construction en tant que figure d'auteur
intégrée à la narration, donc comme figure en abyme. Ce point là mis en lumière, il
convient à présent d'étudier la véritable nature de l'impact de son discours sur le récit.
Afin d'introduire notre propos, peut-être faut-il d'abord rappeler, avec Liliane Louvel,
que « ce qui frappe à la lecture de ce roman, c’est l’aspect discursif de la mise en texte »232.
En effet, le roman dans son entier semble tissé de paroles, à tel point que plusieurs de ses
chapitres ne consistent qu'en la représentation d'échanges mondains de pics et de bons
mots. De plus, cet « aspect discursif » se retrouve dans la distribution même, en termes
quantitatifs, de la matière discursive en rapport au pôle du récit. En somme, dans The
Picture of Dorian Gray, on parle beaucoup, et cela n'est pas sans conséquences pour la
construction du récit, de même qu'en ce qui concerne le statut du langage mis en place au
sein de l’œuvre. Notre hypothèse consistera donc à considérer ces nombreuses occurrences
du discours comme des obstacles au déroulement linéaire du récit, et donc aussi comme
des opérateurs de fragmentation du discours global du texte.
Le meilleur exemple de tels phénomènes sera, nous l'avons dit, le personnage de Lord
Henry. C'est au travers de sa pratique de la pointe langagière, et notamment de son art de
l'ironie paradoxale telle qu'elle se trouve largement déployée dans le roman que nous
tenterons de saisir les principes animant la pratique de l'ironie wildienne. Saisissons-nous
dès à présent de quelques exemples :

1) « I can stand brute force, but brute reason is quite unbearable. There is
something unfair about its use. It is hitting below the intellect »233 ;

2) « Dorian is far too wise not to do foolish things now and then »234 ;

232 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 101.
233 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 37.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Je peux supporter la force brutale, mais la raison brutale est absolument insupportable. Son usage est
d'une certaine façon déloyal. C'est comme porter un coup en dessous de l'intellect » p. 386.
234 Ibid, p. 63.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Dorian est bien trop sage pour ne pas faire de temps à autre une bêtise » p. 418.

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3) « A man can be happy with any woman, as long as he does not love
her »235.

On le voit, ces trois énoncés répondent à des règles semblables dans la construction du
sens qui est le leur. Premièrement, il est nécessaire de remarquer que chacune prend le
contre-pied de la doxa, en détournant notamment certains préceptes généralement
véhiculés par l'opinion commune. De la sorte, on observe dans 1) l'inversion qui est opérée
au niveau de la comparaison entre la force et la raison brute, définissant cette deuxième
comme un acte de lâcheté, presque de barbarie, alors que l'utilisation de la violence
physique est déclarée tolérable. Dans 2), la sagesse se trouve apparemment définie comme
la capacité à faire des erreurs, alors que dans 3) la rencontre d'un être aimé devient source
de malheurs. On observe donc bien, dans ces trois exemples, le renversement tout d'abord
de la supériorité de l'intellect sur la force brute, de la sagesse définie comme l'art de
prévenir ses erreurs, et de l'amour véritable comme dépassement des relations passagères et
contingentes, donc comme moyen d'atteindre le bonheur et la complétude.
Dès lors, on peut remarquer que la pratique du discours paradoxal répond à certains
mécanismes de base, dont celui mis en valeur par Laurent Perrin dans son ouvrage dédié au
problème : « ce qui est communiqué figurément dans l’ironie peut être défini comme le
produit d’un acte d’auto-réfutation implicite, comme un ensemble d’effets impliqués par
un tel acte, qui prend pour objet ce qui est exprimé dans l’énoncé »236. Ainsi, l'acte de
communication de nature ironique véhiculerait, en lui-même, et par sa nature de contre-
discours, une réfutation de sa propre production de sens. L'énoncé ironique fonctionnerait
alors comme à l'envers, marquant l'entrée dans un univers discursif possédant le paradoxe
comme principe, en somme l'affirmation d'un contraire pour suggérer une assertion simple.
Mais il s'agit là de la définition d'une caractéristique appartenant à une pratique courante de
l'ironie, que dépasse nécessairement celle de Lord Henry, telle qu'elle s'inscrit au centre du
discours littéraire. Ce qu'il est toutefois intéressant de retenir ici, c'est cette forme sous
laquelle s'articule l'ironie, en d'autres termes sous la forme de l'auto-réfutation, donc

235 Ibid., p. 150.


Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Un homme peut être heureux avec n'importe quelle femme, dès l'instant qu'il ne l'aime pas » p. 520.
236 PERRIN Laurent, L'ironie mise en trope, Paris, Éditions Kimé, coll. « Argumentation, science du
langage », 1996, p. 105.

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nécessairement du jeu de langage. C'est parce que l'énoncé ironique attend un second degré
de compréhension, à un niveau non littéral, qu'il procède d'une pratique de réfraction du
sens en direction de son pôle opposé. L'ironie est donc un discours qui signifie
indirectement.
Partant d'un tel constat, on peut logiquement en venir à affirmer, avec Pierre
Schoentjes, que « l’ironie est le moyen par excellence pour multiplier les points de vue »237.
Ainsi, c'est par son mode de signification même, nécessitant le biais de l'auto-réfutation,
que le discours ironique se fait entendre comme une sorte de double voix, comme une sorte
d'écho négatif du langage, qui en vient à faire entendre le contraire de ce qu'il dit. L'ironie
se définit alors comme un instrument dialogique particulièrement efficace. Cette manière
de dissimuler son message derrière le jeu verbal floute les contours de la portée réelle de
l'assertion sous-jacente à sa formulation. L'énoncé nécessite donc une part d'interprétation
afin de faire vivre son message. De là vient cette sorte de flottement du sens, qui rend
difficile l'établissement d'un jugement sûr de la position qu'occupe le locuteur face à son
discours, mais aussi face au contexte qu'il verbalise. C'est d'ailleurs cette dimension là,
alliée aux logiques d'auto-réfutation, qui brouillent l'intention réelle du locuteur, qui se
trouve comme dissimulé derrière le paradoxe faisant l'objet de sa prise de parole.
L'étrange posture qu'occupe le personnage de Lord Henry dans le roman d'Oscar Wilde
semble constituer un très bon exemple de ce que nous venons d'avancer. Nous l'avons vu,
par la multiplication des paradoxes qu'il produit, il se dote d'un ethos de créateur de bons
mots, de virtuose du jeu langagier. Ces traits semblent d'ailleurs développés à un point tel
que le personnage lui-même disparaît derrière son discours. Lord Henry n'agit pas, nous
l'avons montré. Il se dissimule derrière l'artificialité d'une langue qui s'étend en tours et
détours au point de brouiller son message. Être de langage, c'est l'ontologie du personnage
qui se trouve atteinte, et qui se noie dans le courant des mots. Nous l'avons dit, dans le
roman moderniste, le travail de la langue dissout le personnage. Mais qu'en est-il du texte
lui-même ? Jean Delabroy analyse la pratique du paradoxe de Lord Henry comme suit :

Le paradoxe est le contre-pied de la raison, qui empire l'incompréhensible,


abolit les prétentions du discours à la profondeur. Avec sa force de
dissémination, pesant jusqu'à l'éclatement sur les idées ('avec vos épigrammes,

237 SCHOENTJES Pierre, Poétique de l'ironie, op. cit., p. 106.

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vous mettez la vie en lambeaux', [...]), il est la seule parole moderne, si l'on
entend par là la seule parole qui puisse par son indépendance traiter d'une
histoire mise en pièces, d'un monde communément jugé en débâcle ('Fin de
siècle ! – Fin de globe', [...]). Dissociant les équivalences admises ou les
réversibilités trop commodes, sentencieux pour ne rien établir, rieur in fine
pour nier rétroactivement les illusions laissées en chemin, le paradoxe est une
machine à désimplication238.

Selon une telle définition, l'ironie telle qu'elle est pratiquée dans le roman d'Oscar Wilde
touche à la raison spécifiquement parce qu'elle ne prétend pas y parvenir, dissimulant son
essence signifiante derrière la dimension ludique du jeu de mots. L'auto-réfutation qu'elle
pratique présente l'image d'un discours qui contient en lui-même son affirmation, mais
aussi sa réfutation. De cette manière, la nature gnomique des paroles de Lord Henry touche
à une forme de sagesse, puisque, face à la banale singularité des faits reportés, se substitue
un énoncé complexe qui se définit par un autre mode de signification que la pure assertion.
Ainsi, le paradoxe n'est pas un énoncé vide, brouillant les vérités au point d'en arriver à
nier son référent : c'est juste qu'il signifie autrement. En effet, face à la débâcle du sens,
face à l'incompréhensible, le paradoxe déconstruit toute forme de discours. Il en découle la
production d'un énoncé qui semble avoir abandonné toute assise axiologique, au profit d'un
parti-pris ludique que la langage se joue avec lui-même.

Comme le définit Michael Riffaterre, le paradoxe littéraire est un « énoncé surprenant,


voire absurde, parce qu’il va à l’encontre d’une doxa, d’un consensus reflété par le
sociolecte. Il part de ces propositions mutuellement incompatibles (doxa vs contradiction
de la doxa) pour en tirer un énoncé valide. C’est une représentation d’aporie qui non
seulement génère sa propre solution mais la met en relief du fait même que sa donnée
initiale semblait l’exclure »239. De la sorte, l'énoncé ironique à dimension paradoxale, tels
que les aphorismes de Lord Henry en constituent un exemple, signifie précisément parce
qu'il ne tend pas à signifier directement. Son message est para-doxal, au sens où il n'est

238 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,
p. 52.
239 RIFFATERRE Michael, « Paradoxe et présupposition », In : LANDHER Ronald, SMITH Paul J. (dir.),
Le Paradoxe en linguistique et en littérature, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique
littéraire », 1996, p. 149.

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effectif que lorsqu'il adopte la forme inhabituelle de ce défi à la raison courante qu'est la
contradiction. Sous ses apparences vides, l'ironie paradoxale fait déborder son sens au-delà
des limites du langage, et se dote ainsi de la consistance d'une figure à part entière. Ainsi,
comme l'affirme Michael Riffaterre, « le paradoxe littéraire [...] est une figure »240.

Définissant son sens comme immanent à la langue, le paradoxe wildien se débarrasse


donc des contingences anecdotiques du réel afin de construire une large poétique de
l'ironie. Dès lors, le sujet en devient comme étranger au discours qu'il produit, à l'image de
Lord Henry qui se trouve vidé de son ontologie d'actant de la fiction. Seulement, il
convient de remarquer que c'est le texte lui-même qui subit in fine le vide de sa matière,
dans le sens où il se voit refusée sa capacité à signifier à l'occasion de tels énoncés. La
pratique de l'ironie paradoxale telle qu'elle est développée par le personnage de Lord Henry
ne devient donc plus seulement un indice de la fragmentation du discours dans The Picture
of Dorian Gray, il en est en réalité à la fois le véhicule et l'accomplissement.

3.1.2.2 Le roman d'Alfred Jarry est bâti autour d'une esthétique paradoxale du
fragment

Dans le roman d'Alfred Jarry, l'aspect fragmenté de la structure du texte s'exprime de


manière beaucoup plus évidente. En effet, nous l'avons déjà évoqué, l'ensemble des
chapitres constituent autant de fragments textuels juxtaposés, ce même s'ils ne sont malgré
tout pas exemptes de récit. La manière dont se trouvent agencées les différentes unités de
l'ouvrage est d'ailleurs déjà révélatrice de l'importance de la fragmentation, puisque le texte
se trouve divisé selon deux niveaux, d'abord en livres, puis en chapitres. Pourtant, malgré
l'éclatement du texte, causé notamment par l'entrecroisement des différentes voix
narratives, un récit apparaît derrière le fragment. Ainsi cohabitent, au sein d'un même
espace, la linéarité de l'intrigue qui est nécessaire au récit, avec la dimension hachée du

240 Ibid.

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fragment. C'est précisément cette alliance qui va nous permettre de tenter de définir
l'esthétique à l’œuvre dans le roman comme éminemment paradoxale.
Comme le remarque Henri Béhar dans son article intitulé « Du mufle et de l'algolisme
chez Jarry », « chez Jarry, tout fragment renvoie à un autre fragment qui le complète et, le
plus souvent, en contredit le sens »241. Ainsi, l’œuvre jarryque entière se trouve caractérisée
par son aspect fragmenté, d'où peut-être aussi la difficulté qu'il peut y avoir à considérer un
Alfred Jarry romancier. En effet, il apparaît tout à fait légitime d'hésiter sur la nature
véritable du Faustroll. Privé d'une linéarité claire, l'aspect juxtaposé des différents textes
composant l'ouvrage les dote d'une unité certes variable, mais qui demeure malgré tout
forte. De plus, cet aspect fragmenté est associé à des recherches attachées à une langue
cultivant la périphrase et la litote, ce jusqu'à la plus vertigineuse disparition du référent
derrière une rhétorique qui fuit presque constamment son objet, qui n'est au fond pas autre
que le langage cultivé pour lui-même. Cette dimension dote le texte jarryque d'une forte
connexion entretenue avec les recherches poétiques qui lui ont été contemporaines. C'est
d'ailleurs ce que remarque Julien Schuh dans le chapitre de sa thèse qui étudie
l'environnement de création symboliste : « Conformément à l’idéalisme qui informe leur
vision de la communication littéraire, les théoriciens du symbolisme font de la littérature le
moyen de créer, par la puissance du Verbe, un monde a part, ajoute au monde réel et plus
riche que lui »242. Ce monde surajouté au réel, c'est bien entendu celui du langage et de ses
potentialités, non plus seulement pensées en matière de représentation ou de capacité à
décrire le réel, mais bien plutôt à signifier par et pour elles-mêmes.
Dans ce contexte, l'aspect fragmenté du roman d'Alfred Jarry se dote d'un nouvel
éclairage. En effet, par la multiplication des épisodes et le subtil effacement de leurs liens
narratifs, l’œuvre multiplie les pôles de signification et d'interprétation au cœur même de
sa propre matière. De la sorte, on observe un décentrement du récit vers sa matérialité.
L'accent se trouve non plus uniquement mis sur l'importance de la cohésion narrative de
l'ouvrage, mais sur son aspect composite, sur sa nature d'objet de langage travaillé pour lui-
même. Comme le remarque Isabelle Krzywkowski dans son article dédié à la question de
l'espace dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien :

241 BÉHAR Henri, « Du mufle et de l'algolisme chez Jarry », In : Romantisme, 1977, N°17-18, p. 199.
242 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 121.

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[La] composition de l’ouvrage va également dans le sens de ce que l’on
pourrait nommer une 'épaisseur' du texte, l’ensemble fonctionnant par la
superposition des strates que signale la structure imbriquée du récit : le récit de
voyage, en majeure partie conté par Panmuphle, est clairement séparé en deux
parties qui se font écho ; lui-même s’inscrit entre les deux extraits du livre de
Faustroll sur la pataphysique ; et l’ensemble est subordonné aux 'Procédures'
qui ouvrent et à la 'Table' qui clôt le texte243.

Considéré de la sorte et par la multiplication des structures d’emboîtement qu'il présente, le


texte se définit lui-même comme un espace à parcourir, système largement soutenu par le
recours à la mise en abyme. Le récit devient donc en quelque sorte une géométrie
complexe, non plus uniquement indexée sur le déroulement linéaire de son intrigue, mais
aussi et surtout sur la stratification de ses niveaux de sens. Leur cohabitation au sein d'un
même espace dote l'ouvrage de son « épaisseur », de son volume. C'est d'ailleurs suivant
une telle conception que, selon Julien Schuh, « la juxtaposition des feuillets autorise un
parcours en réseau, de point en point, la linéarité de la composition typographique étant
niée au profit d’un parcours transversal dans l’espace du volume ; le texte se fragmente
pour permettre ces lectures non linéaires »244. La géométrie textuelle d'Alfred Jarry est
donc non-euclidienne : elle n'évolue plus, ou de manière proprement anecdotique, sur un
plan unique, mais de manière transversale, favorisant les décodages en réseau et la
densification de son écriture, selon des principes qui mettent en échec le simple
déroulement linéaire du récit.

À cet égard, un retour de l'analyse sur l'épisode des îles peut fournir un exemple
intéressant de cette pratique d'écriture bien spécifique. Composé de la juxtaposition de
quatorze textes qui se distinguent par leur forte unité individuelle, le Livre III constitue,
nous l'avons montré, un livre dans le livre. Seulement, il convient à présent de penser
l'impact de leur insertion sur le récit. Celle-ci répond parfaitement aux modalités décrites
plus haut par Isabelle Krzywkowski et Julien Schuh, à savoir celles de la spatialisation de

243 KRZYWKOWSKI, Isabelle, « De Faustroll et de l’investigation des espaces », In : L’Étoile-Absinthe,


2000, N°88, p. 34.
244 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 580.

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l'écriture. Dès lors, le texte ne se définit plus seulement comme un déroulement d'images
sur un plan linéaire, mais comme une composition en réseau, considérant la page comme
une strate traversée par un sens naissant de la réfraction de ses potentialités sur les autres
niveaux de l'ouvrage. Ainsi, on l'a vu, chacun des chapitres de l'épisode des îles s'emploie à
représenter l'univers d'un artiste contemporain d'Alfred Jarry. Les textes qui découlent
d'une telle pratique se développent sous la forme de descriptions qui ont fortement recours
au symbole. Il se trouve ainsi défini comme un véritable outil herméneutique appliqué à la
représentation de représentations, à leur retranscription au travers d'une nouvelle écriture.
De la sorte, ces descriptions se présentent de manière très statique, presque à l'image
d'hypotyposes. Le symbole y est libéré de toute temporalité, au profit d'une écriture de la
contemplation dont la virtuosité de la rhétorique annule, en quelque sorte, le récit au profit
du poème. Aussi est-il intéressant de remarquer, avec Jean Ricardou, que « la description
achronique [...] conteste doublement le fonctionnement du récit : d’une part, elle tend à le
soumettre à la syncope d’un temps référentiel suspendu ; d’autre part, elle tend à provoquer
un récit inénarrable, cette manière de sens insensé »245.

La suspension du temps référentiel correspond dans le cas qui nous occupe à l'action
de la force de représentation statique du symbole, qui narre l'inénarrable précisément parce
qu'il renonce à la narration. Il soumet ainsi le texte aux syncopes d'un langage défini
comme étant le véritable maître de la fiction. La suspension temporelle et narrative des
descriptions achroniques à l’œuvre dans l'épisode des îles demande donc bien une lecture
spécifique, considérant le texte dans les volumes qu'il crée plutôt que dans sa simple
linéarité. Le symbole devient donc le principe polarisateur de la fragmentation du discours,
puisqu'il appelle un mode de lecture opérant par des associations basées sur la
communication en réseau que l’œuvre met en place sur sa surface. De la sorte, le texte se
trouve comme affranchi des impératifs de l'écriture linéaire, reléguant le récit au rang
d'anecdote permettant au langage de se représenter lui-même. La fragmentation du discours
au travail dans l'écriture jarryque se trouve ainsi mise au service de recherches esthétiques
qui dépasser de très loin le contexte symboliste, et semblent dès lors préparer les grandes
innovations stylistiques et structurelles qui verront le jour au XXè siècle.

245 RICARDOU Jean, Nouveaux problèmes du roman, op. cit., p. 44.

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200
3.1.2.3 La forme de la confession appelle une déstructuration du discours chez
Mário de Sá-Carneiro

Dans le roman de Mário de Sá-Carneiro, la déstructuration du discours permettant le


développement de l’œuvre se construit de manière bien autre que dans les deux cas que
nous venons d'examiner. À proprement parler, ce texte ne présente pas de fragmentation de
sa matière au sens où nous l'avons entendu dans le Faustroll, puisqu'il procède d'une
retranscription qui se donne pour principe de présenter une vision unifiée de la réalité. En
effet, c'est le genre de la confession lui-même qui, ici, appelle la présence nécessaire d'un
point de vue se voulant objectif. Produire un discours possédant une forte cohérence
devient donc l'enjeu structurel majeur d'une telle entreprise. Il en va de la réalisation de la
démarche affichée par le narrateur. Pourtant, nous l'avons vu, la totale objectivité à laquelle
prétend le texte pose problème.
En tant que produit d'une narration non-fiable, A Confissão de Lúcio est en réalité un
texte qui cultive l'ambiguïté. Comme le précise Lino Machado dans son article déjà cité,
« il est impossible de proposer une interprétation définitive du texte : il est trop ambigu, et
ni le personnage Lúcio, qui narre l'histoire, ni son lecteur ne parviennent à posséder une
vision précise de ce qui est relaté »246. De la sorte, l'issue définitive du texte ne parvient
jamais à être fixée, et le narrateur homodiégétique lui-même semble relégué au simple rang
d'herméneute d'une situation qui lui échappe. Le roman vit donc d'une sorte de conjonction
des rôles des différents pôles d'interprétation du texte, puisque lecteur, narrateur et
personnage se trouvent relégués au même état fondamental d'indécision. Le simple constat
de l'impossibilité de fixer un sens définitif à l'intrigue du texte pourrait aider à montrer qu'il
répond aux impératifs d'une esthétique de la fragmentation, puisqu'il procède à une sorte
d'éclatement de son sens en diverses pistes potentielles d'interprétation. Seulement, la mise
en place d'un tel procédé dépend de structures très complexes, qu'il convient d'analyser
plus en avant.
En effet, la conséquence directe d'un tel mode opératoire, qui consiste en une tentative
de saisie d'une ensemble d'événements passés auxquels le narrateur a lui-même pris part,

246 MACHADO Lino, « O fantástico em 'A Confissão de Lúcio' », op. cit., p. 63.
Nous traduisons du portaugais:
« Impossível é propor uma decifração última do texto : ele é ambíguo de mais, e nem o personagem
Lúcio, que narra a história, nem o seu leitor chegam a ter uma visão precisa do que vai sendo relatado ».

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201
possède la particularité de doter le texte d'une grande ambiguïté. Or, ce flottement du sens
au travail dans le texte induit la perturbation de plusieurs aspects du récit, avec en premièr
lieu la question de la temporalité. C'est en effet au travers de l'effort de remembrance et de
reconstruction d'événements passés que s'organise la diégèse de l’œuvre, plaçant l'écart
temporel entre les faits et leur retranscription comme l'un des obstacles majeurs de leur
représentation. Pourtant, on l'a vu, A Confissão de Lúcio constitue en réalité une
représentation de représentation, grâce à la structure en abyme qu'il adopte. Par
conséquent, les procédés aménagés dans l'optique de la construction mimétique d'une
confession nourrissent eux-mêmes l'effort de fiction. Comme le souligne Paula Morão dans
son article sur la temporalité dans l’œuvre fictionnelle de Mário de Sá-Carneiro :

Il s'agirait, donc, d'établir une vérité en la racontant ; mais à ce niveau se


présente une fiction en germe : la confession, comme les mémoires et le
journal, fait partie des genres littéraires dont la structure implique le recours à
la mémoire associative et de reconstruction, pris dans un mouvement
rétrospectif, et se confrontant aux phénomènes de sélection et de distorsion que
celui qui est maintenant et se cherche dans le passé introduit dans le factuel
qu'il prétend retranscrire. On remarque que l'acte rétrospectif entraîne un arrêt
artificiel de la conscience présente, en même temps qu'il procède à
l'hypertrophie du passé, revenant à la mémoire au rythme, discontinu et de
composition apparemment chaotique, de la reconstruction247.

On le constatera avec la critique, la présentification du passé au travers de l'acte de


narration du récit mémoriel induit nécessairement un biais du déroulement des événements
relatés. La reconstruction du passé fait donc l'objet de nombreux choix, faisant de

247 MORÃO Paula, « Tempo e memória na ficção de Mário de Sá-Carneiro », In : Revista Colóquio / Letras,
1990, N°117/118, p. 70.
Nous traduisons du portugais:
« Trata-se-ia, pois, de estabelecer uma verdade narrando-a ; mas nesta abertura se contém uma ficção
em germe : a confissão, como as memórias e o diário, inclui-se num género literário cuja estrutura
implica o recurso à memória associativa e de reconstruição, deslizando pelo tempo em retrospectiva, e
defrontando-se com fenómenos de selecção e distorção que quem é agora e se busca no passado introduz
no factual que pretende recordar. Note-se que a retrospecção acarreta uma paragem artificial da
consciência presente, ao mesmo tempo que procede à hipertrofia do passado, lembrado ao ritmo,
descontínuo e de nexos aparentemente caóticos, da reconstituição ».

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l'objectivité de ce genre de récits une fiction en soi, puisqu'elle est soumise à un travail de
reconstruction. En allant plus loin, on peut aussi avancer que cet acte de retranscription, s'il
naît de l'utopie d'un regard entièrement distancié, joue des mêmes outils que le texte
fictionnel, puisqu'il attend une recomposition du passé. Il se présente comme une
médiation entre la passé et le présent, rendue effective au travers de la voix du narrateur.
Par là, il annule en quelque sorte toute temporalité : il n'est pas le passé, puisqu'il est conté
dans l'ici et maintenant, mais il n'est pas non plus le présent, puisqu'il s'agit d'une mise en
texte qui ignore les effets de la conscience du présent. Jouant d'une sorte d'entre-deux
temporel, le récit mémoriel se place, chez Mário de Sá-Carneiro, dans un espace alternatif
qui est celui d'une mémoire fabriquée, représentée, par une instance auctoriale
surplombante. Cet espace, c'est bien sûr celui de la fiction, qui se désigne comme tel au
travers de l'artificialité de sa composition, car c'est bien l'échec d'une représentation
entièrement mimétique qui oriente le récit du côté du doute et de l'indéterminé. Le discours
du narrateur se présente alors nécessairement comme incomplet, ouvrant paradoxalement
la voie à cette sorte d'excès de complétude que représentent ses multiples sens possibles.

Permettant l'introduction du doute rendant le sens de l’œuvre fondamentalement


instable, la manière dont se trouve aménagée la narration dans A Confissão de Lúcio mène
cependant vers d'autres aboutissements que ceux qui concernent strictement le temps. C'est
en réalité la généricité de l’œuvre qui se trouve attaquée, puisque, en tant que
représentation d'une confession, le récit annule par son artificialité la composante purement
mémoriel de la narration. En se désignant sous le titre de « confession », le texte met en
réalité en avant ce même caractère artificiel, affichant sa qualité de fiction dans le temps
même où il tente de se désigner comme authentique. Dès lors, des affirmations telles que
celle du début du roman, « Não estou escrevendo uma novela »248, se dotent d'une valeur
métadiscursive qui annule et renverse la nature du discours tenu par le narrateur. Ainsi, en
affirmant l'authenticité de ses dires, il renforce leur caractère artificiel et les désigne
comme fictionnels.

De la sorte, les genres représentés dans l’œuvre se trouvent comme subordonnés l'un à
l'autre, puisque le roman domine la confession, dont la dimension mémorielle, avec tout ce
qu'elle véhicule en matière d'absence de fiabilité, est le support de la fiction. Seulement, il

248 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 10.


Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 19) :
« Je ne suis pas en train d'écrire un roman ».

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faut ici remarquer que la manière dont cohabitent les genres fait du roman de Mário de Sá-
Carneiro un texte d'une étonnante hybridité. En effet, même si la confession est de nature
artificielle, elle n'en adopte pas moins les codes et caractéristiques du récit intime. De la
sorte, se trouve engagé au cœur du roman un dialogue entre les genres qui participe de
l'hétérogénéité du discours au travail dans l’œuvre. C'est alors parce qu'il multiplie les
niveaux de lecture possibles que l'ouvrage procède à l'entrechoquement de schémas
incompatibles, comme le remarque très bien Fernando Cabral Martins : « le roman A
Confissão de Lúcio est symboliste (Marta, l'or, les doubles, la lettre, la lumière) et
naturaliste (Lúcio est un fou et sa confession un délire), et il est le choc entre les schémas
sur lesquels ces '-ismes' reposent, les détruisant »249. Ainsi considérés, les différents
discours cohabitant dans l’œuvre sont vecteurs d'une charge symbolique qui semble les
destiner à devenir les représentant des grandes esthétiques de la fin du XIX è siècle, réunis
en une synthèse aux ambitions pleinement modernistes. Par sa dimension anti-mimétique,
A Confissão de Lúcio se désigne alors comme une sorte de vaste mise en scène de genres
littéraires, tous représentés de manière coordonnée et au sein d'un même espace. C'est par
un tel procédé que le roman s'inscrit pleinement dans les recherches caractéristiques du
modernisme portugais, puisque la synthèse totale des genres, rendue effective par le roman,
mène à la création d'un langage absolu qui regrouperait tous les autres, procédé
intersectionniste par excellence.

249 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 327.
Nous traduisons du portugais:
« O romance A Confissão de Lúcio é simbolista (Marta, o ouro, os duplos, a carta, a luz) e naturalista
(Lúcio é um louco e a sua confissão um delírio), e é o choque entre os esquemas em que esses ismos
assentam, destruindo-os ».

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204
3.2 La mise en abyme permet de mettre en lumière l'adoption de l'anti-roman
comme paradigme de l'art romanesque moderniste

3.2.1 La mise en abyme fait partie d'un ensemble structurel basé sur la pratique de
l'aporie logique

À ce stade de notre réflexion, nous venons de constater que le roman moderniste


amène une dislocation progressive de son discours au fil de son évolution. Ce phénomène
se manifeste aussi de manières différentes selon l'environnement culturel des textes,
puisque de l'ironie wildienne, nous sommes passés par l'étude du collage jarryque et de la
singulière synthèse des genres du modernisme portugais. Dans tous les cas, nous pouvons
constater une tendance semblable à l'éclatement du discours et à la dissémination du sens,
sens qui n'est plus à chercher en suivant le déroulement linéaire du texte, mais bien plutôt
au travers de clés symboliques qui organisent les systèmes signifiant des trois œuvres. De
la sorte, c'est toujours la matérialité du texte, ainsi que celle du langage qui le compose, qui
voit son importance accrue. Ce mode de construction semble toujours s'aménager aux
dépends de la signification linéaire, de même que dans la construction du sens suivant un
principe de successivité qu'elle appelle. Partant de là, il devient possible de considérer le
roman moderniste comme une sorte de point de bascule dans l'histoire romanesque, où la
dimension expérimentale ici conquise s'appliquer à faire cohabiter la dislocation de la
forme et le brouillage du fond. De la sorte, c'est bien une matière qui ne se définit
fondamentale que par son instabilité qui fonde la composition des trois œuvres.
Certes, leur radicalité diffèrent, et l'on serait peut-être plus enclin à considérer le
roman d'Alfred Jarry comme une expression plus avancée de la déconstruction de la forme
romanesque que celle présentée par Mário de Sá-Carneiro, parce que plus palpable dans la
matérialité même de sa manifestation. Ce serait semble-t-il faire abstraction d'un contexte
culturel très différent. Si le Faustroll fait dialoguer ensemble, lors de l'épisode des îles, les
avatars du symbolisme, A Confissão de Lúcio dépasse cette forme de synthèse des acquis
symbolistes pour en présenter les apories, et en même temps celles de toute forme de
représentation romanesque mimétique. Dès lors, c'est toute la tradition romanesque qui se

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205
trouve comme intégrée dans une sorte de magma créateur procédant à la synthèse
impossible des antagonismes esthétiques. Les contradictions, les tensions des différents
genres s'en trouvent pleinement mis en scène, ce par le biais d'une intrigue à la fois
incomplète, parce qu'au sens suspendu, et sur-complète, parce qu'au fond ce sens déborde
et multiplie les pistes potentielles d'interprétation. C'est par conséquent le roman lui-même
qui se trouve attaqué, puisque sa forme ne suffit plus à signifier, et doit être repensée à la
faveur de tentatives expérimentales permettant de restructurer le rapport de la création au
réel, donc de réviser la compréhension et la pratique de la mimésis.
Cette légère mise au point nous mène en direction d'une constatation à l'importance
non négligeable : d'Oscar Wilde à Mário de Sá-Carneiro, le paradoxe, compris en tant que
pratique signifiante naissant du renoncement à signifier de manière littérale, passe de la
sphère du discours à celle de l'énonciation. En somme, il passe de pratique intégrée à
l’œuvre au rang de pratique de l’œuvre, donc de dispositif spécifique agissant au cœur
même de l'entreprise romanesque. Il passe de la pratique ponctuelle d'un discours
autocentré, mais encore intégré dans une trame narrative, à celle d'une pratique englobante
agissant dans la narration. Cette forme procède alors à l'éclatement, à la fragmentation du
récit, au sein même de sa construction, de son déroulement. De la sorte, paradoxalement, la
narration semble à la fois être et n'être pas, ce dans un temps et un espace identique,
condition qui lui permet d'échapper à l'univocité et qui provoque l'effritement progressif
d'un sens qui ne peut alors plus aboutir seul que sous la forme de la pure potentialité. On le
voit, une telle construction, qui prend le paradoxe comme support, permet de représenter
les apories de la littérature au cœur du tracé de l'écriture. Or, ce genre de configurations
met à profit plusieurs moyens au cours de son élaboration, qui sont autant de symptômes
d'une atteinte progressive du pacte mimétique.

Le roman moderniste s'appuie sur la représentation d'un langage au référent brouillé :

Afin de mettre en lumière quelques-uns de ces phénomènes, il est en premier lieu


nécessaire de constater que l'introduction d'éléments perturbant le déroulement linéaire du
récit affecte de manière certaine le comportement mimétique des textes. En cela,
l'esthétique du fragment et de la dislocation du discours, telle que l'on a pu en dégager la
présence en texte, perturbe la représentation et s'inscrit dans un vaste système
d'ébranlement de la mimésis. Il sera d'ailleurs profitable pour la richesse de notre réflexion

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de considérer ces occurrences en lien avec la mise en abyme, dont il sera intéressant de
constater comment elle agit et réagit en relation avec de telles manifestations.
Faisant le point sur les esthétiques contre-mimétiques de la fin du XIX è et de
l'ensemble du XXè siècles, Henri Godard remarque, dans son ouvrage Le Roman modes
d'emploi, que :

La fiction mimétique a pour but de créer des univers homologues du


monde réel, mais séparés de lui. La moindre interférence a sur elle l’effet qu’à
sur une bulle de savon le contact de n’importe quel solide. Seul le lecteur peut
être à la fois en elle et hors d’elle. Ce sera pourtant l’une des préoccupations les
plus constantes des romanciers du XXè siècle que de revenir sur cet interdit
fondamental. Une fois épuisés les charmes des univers parallèles, il restait à
chercher en tâtonnant quelle sorte de pont pourrait être jeté entre eux et le
monde de notre expérience. Était-il possible de jouer sur les deux tableaux à la
fois ?250

Au travers de ces quelques phrases, le critique énonce l'un des grands principes qui
sous-tendent l'analyse que nous sommes en train d'esquisser. Il constate, entre autres, que
le roman succédant à la grande brisure qui fait suite aux vastes esthétiques purement
mimétiques du XIXè siècle est marqué par l'insistante préoccupation de brouiller les limites
entre le réel et le monde à part entière que forme le texte. C'est de cette manière qu'elle
interroge la littérature elle-même, spécialement dans le rapport qu'elle entretient au monde.
On peut par ailleurs songer ici à ce grand chef d’œuvre moderniste qu'est La Recherche
proustienne, qui organise dans son étonnante circularité un large effet de confusion entre
Marcel, son narrateur, et la personne de l'auteur. C'est pourtant bien l'écriture qui est au
centre de la question, puisqu'elle constitue à la fois l'aboutissement et la réalisation initiale
du roman. De la sorte, selon Jean-Yves Tadié, l'ouvrage révèle par là le principe qui le
fonde, puisqu'il s'agit d'« une œuvre qui a aussi pour sujet sa propre rédaction »251. Par cette
dimension, ces nouvelles esthétiques affichent comme moyen de création un jeu perpétuel
oscillant entre une entière démythification de l'illusion romanesque et la pratique d'un
250 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 112.
251 TADIÉ Jean-Yves, Proust et le roman, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 2003, p. 411.

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métadiscours aux contours ludiques, véritable moteur de vertige textuel attribuant au
langage toute sa force d'auto-engendrement. On le voit, le rapport à la mimésis
qu'entretient le roman moderniste n'est pas sans poser problème. Il semble en effet être
diriger vers la déconstruction de l'illusion romanesque et la perpétuation de mécanismes
offrant au texte un pouvoir démiurgique paradoxal. En effet, par la construction de
systèmes mettant en place de telles fictions d'auto-engendrement, les textes remettent en
question les attaches qui lient le milieu de la représentation au réel. En découle ici cette
même valorisation de l'autonomie de l'art, qui en vient à un tel degré d'émancipation face à
la contrainte mimétique, qu'il en vient à se déclarer comme étant son propre fécondateur.
En représentant son auto-engendrement, le texte met en place diverses stratégies qui lui
permettent de déclarer l'autonomie de ses lois face à celles qui régissent le réel.
On le voit, les fictions de l'auto-engendrement de la matière littéraire posent de
nombreux problèmes, qui sont révélateurs de la complexité de la question. Il s'agit là en
réalité d'un ensemble de stratégies permettant l'aménagement, au sein du texte, de procédés
qui closent la narration, et le langage qui la soutient, sur eux-mêmes. Toutes ces
configurations s'organisent de manière complexe, et nous ne saurions ici en présenter
l'entier éventail. Il s'agit en somme d'une question bien trop large et délicate, qu'il
conviendrait peut-être d'étudier en un autre lieu. Il paraît d'ailleurs clair qu'une telle
réflexion touche à des enjeux qui dépassent de loin notre question. En effet, telle que nous
nous appliquons à en dégager les principes, la pratique de la mise en abyme semble bien
participer à la mise en place de ces stratégies de brouillage de la représentation. Il semble
en être de même en ce qui concerne la fondation progressive des esthétiques contre-
mimétiques qui ont marqué le roman du XXè siècle de leur empreinte.
Ne pouvant nous permettre d'embrasser une réflexion aussi large en ce lieu, il paraît
malgré tout intéressant de nous interroger à propos de certains de ces phénomènes, tout en
restant à un niveau encore relativement proche des textes. En effet, nous nous sommes
jusqu'alors employés à montrer que la mise en abyme constitue une porte d'entrée
déterminante dans le but de produire une meilleure compréhension du roman moderniste.
Cependant, il demeure intéressant de penser la figure en question comme une partie d'un
ensemble plus large de procédés, qui visent tous, à des degrés variés, à saper la part
mimétique du roman tel qu'il a été pratiqué antérieurement. Dès lors, il convient de
s'interroger sur l'esprit de système qui règne au cœur de ces constructions textuelles. Une
telle ambition mène à se pencher sur des procédés connexes à la mise en abyme, qui

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permettent l'aménagement des perturbations de la mimésis telles que nous avons pu les
mettre en valeur. Partant de là, revenir à notre exemple proustien va nous permettre de
dégager l'une des occurrences les plus spectaculaires de ces procédés qui agissent au cœur
du texte, ce afin d'en troubler les fondements référentiels et d'en accroître la porté
réflexive, toujours en relation avec la mise en abyme.
Posons grossièrement encore les bases de notre analyse : dans La Recherche, Proust
met en place un système d'ambiguïsation maximale du système de référence de l’œuvre,
qui mène en une confusion aisée entre fiction et biographie. Cela se retrouve au travers de
plusieurs procédés, dont les plus évidents sont le régime homodiégétique de la narration,
l'homonymie de l'auteur et du narrateur, et les qualités d'écrivain de ce dernier. De la sorte,
se trouve en face de nous un roman singulier animé par une narration ambigüe, dont la part
intime et sensible fait de plus osciller les contours de l'espace fictionnel. Le narrateur
Marcel entretient donc des liens qui demeureront toujours ambigus avec l'auteur Marcel
Proust. De plus, par cette acquisition de la qualité d'écrivain, qui semble être le véritable
aboutissement de l'intrigue vastement mémorielle, on remarque que le narrateur se dote de
caractéristiques analogues à celles des occurrences homodiégétiques de notre corpus :
Marcel peut alors être interprété comme une figure en abyme, disons très vulgairement
comme un Faustroll, un Panmuphle ou un Lúcio. La seule différence notable, et elle est
d'une très grande importance, c'est la dimension rétro-active de l'acquisition de cette
caractéristique. En effet, si les narrateurs-écrivains de notre corpus le sont dès leur entrée
en fiction, Marcel ne le devient qu'à l'issue de son parcours mémoriel, donc à la fin de son
activité de narration. C'est ainsi la fin de son histoire qui en précipite le véritable début, la
fin de la narration qui permet le début de l'écriture, la fin du souvenir qui engendre la
création. Ainsi, le livre ne commence à s'écrire que lorsqu'il se trouve achevé. C'est
précisément ce point là qu'il va nous être profitable d'interroger.
L'exemple proustien permet en effet de révéler de manière exemplaire ce qui constitue
selon nous une des grandes tendances du roman moderniste : sa propension à s'organiser de
manière paradoxale. En d'autres termes, c'est en mettant leurs textes face à leurs propres
apories que les romanciers modernistes affichent leurs ambitions en matière de création.
Ces pratiques s'organisent dans un rapport éminemment conflictuel en relation à toute cette
tradition romanesque qui est marquée par l'empreinte autoritaire de la mimésis, telle que
les esthétiques réalistes ont pu en mener la pratique à son expression la plus aboutie. En
somme, à travers la figure en abyme d'un Marcel écrivain, Proust met en place un texte qui

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se trouve marqué par une contradiction fondamentale. Sans nous focaliser encore sur l'effet
créé, La Recherche semble en effet constituer un texte qui se présente, par le biais d'une
telle figure, comme étant le résultat d'un mécanisme figuré d'auto-engendrement. Le
narrateur, une fois son action passée et sa quête mémorielle aboutie, prend la plume pour
écrire ce qui l'est déjà, mais à une échelle autre. On l'observe, l'acte intradiégétique et
encore inaccompli d'écriture se propose de s'appliquer à la mise en marche de la démarche
qui est à l'origine du texte, qui dépend quant à lui d'un acte accompli de manière effective,
dont découle des efforts consentis par l'auteur réel. Ainsi, c'est l'acte fictif d'écriture qui se
présente en quelque sorte comme étant à l'origine du texte réel que nous avons sous les
yeux. La Recherche s'organise donc selon un mode circulaire, puisqu'à la fin de l’œuvre se
trouve représentée les tâtonnements de l'entreprise qui l'a initiée.
Contrairement à ce que l'on pourrait de prime abord penser, l'exemple proustien n'est
pas superflue ou surajouté à notre analyse. Certes, il induit la présentation d'une œuvre
extérieure à notre corpus, qui aura cependant le mérite de faire l'objet d'une connaissance
largement partagée. De plus, il paraît tout à fait légitime de considérer le roman de Proust
comme l'un des grands chefs-d’œuvre du modernisme européen, ce qui peut-être appuie
notre choix d'en faire un exemple, qui de plus nous permet d'en définir l'esthétique
paradoxale comme faisant l'objet de pratiques non-restreintes. En tant que pièce maîtresse
du roman moderniste, Le Recherche se présente à nos yeux comme une sorte
d'aboutissement de longues recherches agissant de façon souterraine. Notre corpus en
représente un échantillon, et c'est pourquoi il était important pour nous de montrer que les
structures de nos trois romans s'inscrivent dans le contexte de démarches qui les dépassent.
Cela nous a en tout cas semblé être la seule alternative efficace à l'adoption d'un corpus
trop large, dont l'amplitude n'aurait abouti qu'à une insatisfaisante imprécision.
Il convient à présent de revenir sur l'occurrence que nous venons de décrire dans le
roman proustien, en d'autres termes sur cette porosité des frontières de la fiction, qui
permet la création de zones de confusion paradoxales entre univers extra et
intradiégétiques. Ce phénomène, qui permet à la représentation de jouer sur les limites de
la fiction, est désigné en narratologie sous le nom de métalepse. Cette notion a été
largement commentée par Gérard Genette, qui en a donné une définition ainsi qu'une
typologie. Dans Palimpsestes, le théoricien désigne « par métalepse [...] toute espèce de
transgression, surnaturelle ou ludique, d’un palier de fiction narrative ou dramatique,
comme lorsqu’un auteur feint de s’introduire dans sa propre création, ou d’en extraire un

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de ses personnages »252. On le voit, c'est autour de cette notion de transgression des paliers
de la fiction que la métalepse déploie son effet. Pour en finir avec notre exemple, la
transgression semble devenir véritablement effective à partir du moment où Marcel décide
d'écrire La Recherche, puisque c'est le narrateur homodiégétique, donc aussi le personnage,
qui se positionne de manière paradoxale comme l'auteur du livre que la lecture est en train
d'achever.
Dans son ouvrage Métalepse, reprenant, en les développant, les bases conceptuelles et
méthodologiques déjà présentées dans Figures III, Gérard Genette définit le procédé en
question comme le phénomène correspondant au moment où l'auteur d'une œuvre prétend
« intervenir dans l'histoire qu'il ne fait réellement que représenter »253. Cette forme de
métalepse narrative, notion globale possédant le sens de « prendre (raconter) en changeant
de niveau »254, est qualifiée par le critique de métalepse d'auteur. Il s'agit de ce genre de
métalepse où les auteurs semblent intervenir directement dans le monde de la fiction,
comme lorsque le narrateur de Jacques le fataliste demande à son lecteur : « Qu'est-ce qui
m'empêcherait de marier le Maître et de la faire cocu »255, où les italiques retranscrivent la
mise en valeur de cette sorte de pragmatique métadiscursive avec laquelle joue ici Diderot.
Celle-ci est déjà présente dans la rhétorique classique, qui sert à Gérard Genette de base de
réflexion lui permettant la définition de son concept narratologique : « cette variété de
métalepse consiste, je le rappelle dans les termes de Fontanier, à 'transformer les poètes en
héros des faits qu'ils célèbrent [ou à] les représenter comme opérant eux-mêmes les effets
qu'ils peignent ou chantent', lorsqu'un auteur 'est représenté ou se représente comme
produisant lui-même ce qu'il ne fait, au fond, que raconter ou décrire' »256. Dès lors, on
comprendra que la métalepse est une figure de transgression des différents seuils institués à
l'intérieur d'une œuvre. Cette transgression peut s'opérer sur deux modèles : la métalepse
d'auteur, que nous avons déjà décrite, et la métalepse fictionnelle (ou antimétalepse), qui
feint d'entraîner le lecteur vers la fiction, ou au contraire extériorise la fiction et lui fait
envahir le monde réel257. C'est à ce dernier type que la métalepse proustienne semble
correspondre, dans la mesure où l'acte d'écriture final du narrateur prétend investir le réel
en nourrissant l'écriture du roman véritable qu'est La Recherche.

252 GENETTE Gérard, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Points », 1982, p. 527.
253 GENETTE Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 13.
254 GENETTE Gérard, Figures III, op. cit., p. 244.
255 Cité par Gérard Genette dans :
Ibid., p. 244.
256 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 11.

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211
Dans tous les cas, il paraît remarquable que la métalepse constitue un procédé qui met
en lumière les différents seuils d'enchâssement d'un récit, et qui opère un jeu entre eux de
manière à brouiller les frontières entre les éléments intradiégétiques et extradiégétiques.
C'est en cela qu'il s'agit bien d'une entorse au pacte de la représentation.

La métalepse joue un rôle de premier ordre dans les romans de notre corpus :

La manière dont nous allons traiter la question de la métalepse dans notre corpus va
s'organiser de manière inégale. En effet, même s'ils ont bien tous trois recours, comme
nous allons le voir, à la présence de la métalepse, nos trois romans mettent en place des
dispositifs très différents. Ainsi, chaque configuration nécessitera plus ou moins de
commentaires selon ses effets sur la fiction, mais aussi et surtout selon la manière dont ils
se mettent en place. Chacune des trois occurrences que nous nous proposons d'étudier sera
donc traitée de manière individuelle, avant de faire l'objet de remarques plus synthétiques.
Elles viseront alors à éclairer les enjeux globaux de la présence des perturbations
métaleptiques telles qu'elles agissent spécifiquement au niveau des seuils narratifs du
roman moderniste. Ce sera alors l'occasion d'observer que la métalepse wildienne se
déploie au niveau strict de la narration, tandis que celle du roman d'Alfred Jarry touche à la
structure, à la matérialité de l’œuvre, afin d'en révéler toute l'artificialité. Enfin, nous nous
emploierons à remarquer que la métalepse telle que la pratique Mário de Sá-Carneiro
s'applique au niveau des actants du récit, ce afin d'en révéler toutes les apories.

257 L'exemple type, donné par Genette, est celui de la nouvelle de Julio Cortázar « Continuidad de los
Parques », qui représente un lecteur qui se fait assassiner par un personnage du livre qu'il est en train de
lire. On voit bien ici que le personnage, qui est un actant reconnu comme fictionnel d'un livre dans le
livre, entre dans la réalité du lecteur, personnage du roman de Cortázar. Celui-ci se trouve inscrit dans
une référentialité qui lui confère, le temps de la fiction, le statut d'être réel. On observera donc bien le
glissement caractéristique d'un niveau de fiction à un autre, puisque l'assassin sort du récit en abyme pour
contaminer le premier palier de la fiction.

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212
3.2.1.1 La métalepse wildienne agit sur le plan de la narration

Dans The Picture of Dorian Gray, on peut relever une occurrence dont le statut pose
grandement problème quant à sa dimension étrangère ou non par rapport au récit. Comme
le remarque Henri Godard dans son ouvrage intitulé Le Roman modes d'emploi, « il n’est
pas impossible pour un romancier d’intervenir ès qualités dans le texte de son roman, en
concurrence avec l’histoire qu’il raconte, et même de profiter de ces interventions pour
conduire une réflexion sur le roman en tant que tel »258. Ce que le critique désigne ici, ce
sont toutes ces intrusions auxquelles les auteurs procèdent en personne au sein de leurs
textes. Il s'agit de l'apparition, au sein d'un récit, d'occurrences mettant en jeu un autre
système référentiel. En effet, l'intervention de la personne de l'auteur au sein de son récit
implique nécessairement l'incorporation d'un discours étranger à celui de la diégèse. C'est
par conséquent une catégorie de discours différente qui vient comme s'ajouter au contenu
narratif de l’œuvre concernée. Il en résulte donc une forme de perturbation du récit, auquel
se trouve ajoutés divers propos appartenant à un plan qui le surplombe. La force
métadiscursive de telles occurrences naît alors de la valeur de commentaire qui se trouve
surajoutée au récit, sans oublier la part purement structurelle qui lui confère sa force. En
effet, l'introduction d'une telle perturbation possède, intrinsèquement, sa propre force de
subversion du récit. C'est toute une conception de la pratique de la narration qui se trouve
alors ébranlée. Nous l'aurons compris, ce que désigne implicitement Henri Godard dans
son ouvrage, ce sont tous les procédés de métalepse qui impliquent l'intrusion de l'auteur
dans son propre récit, ce que Gérard Genette désigne sous le nom de métalepse d'auteur.

En effet, au chapitre XI du roman apparaît une présence claire de subjectivité. Elle


s'inscrit au sein d'un passage pris en charge par le narrateur et exposant les états d'âme du
personnage de Dorian Gray, donc du côté du pôle de l'énonciation. Elle se trouve ainsi
exprimée par la présence d'un pronom personnel sujet de la première personne du singulier.
Ce passage était pourtant pris jusque là en charge par un narrateur répondant à une
focalisation a priori interne au personnage. Cette occurrence prend donc place au sein d'un
passage marqué, dans sa globalité, par un présent gnomique exposant les vues du locuteur.

258 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 98.

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213
Seulement, et c'est cela qui fonde notre problème, cette manifestation est tout à fait
irrégulière par rapport au reste des codes adoptés par la narration. En effet, dans tout le
roman, celle-ci est représentée par un narrateur omniscient hétérodiégétique. Voici le
passage posant problème, étendu afin que le contexte puisse demeurer intelligible :

For the canons of good society are, or should be, the same canons of art.
Form is absolutely essential to it. It should have the dignity of a ceremony,as
well as its unreality, and should combine the insincere character of a romantic
play with the wit and beauty that make such plays delightful to us. Is
insincerity such a terrible thing ? I think not. It is merely a method by which
wa can multiply our personalities.
Such, at any rate, was Dorian Gray's opinion. He used to wonder at the
shallow psychology of those who conceive the Ego in man as a thing simple,
permanent, reliable, and of one essence259.

L’ambiguïté de ce passage est contenue dans l'interprétation que l'on fait du style de
discours rapporté qui le compose. Manifestement, le narrateur retranscrit ici les pensées de
Dorian Gray. Nous serions donc dans un passage de psycho-récit faisant place à
l'expression de l'intériorité du personnage du point de vue du narrateur omniscient. Ce qui
demeure toutefois troublant pour nous, c'est le mouvement qui est opéré dans le passage
entre le récit des perspectives possibles de la découverte du portrait défiguré, que Dorian
conserve secrètement dans son grenier et les réflexions qu'elles provoquent. L'extrait se
trouve donc mis en tension par l'entremêlement d'une dimension descriptive et d'une
somme de réflexions au caractère personnel qui viennent perturber la description. On
observe alors, juste avant notre extrait, un glissement dans la narration. Celui-ci opère un

259 WILDE Oscar, The Picture of Dorian Gray, op. cit., p. 119.
Nous soulignons.
Traduit, dans l'édition de la Bibliothèque de la Pléiade par :
« Les canons de la bonne société sont, ou devraient être, les mêmes que les canons de l'art. La forme y
est absolument essentielle. Elle doit avoir la dignité d'une cérémonie, tout autant que son irréalité, et
combiner l'insincérité d'une comédie romanesque avec l'esprit et la beauté qui en font pour nous le
charme. L'insincérité est-elle vraiment quelque chose d'abominable ? Je ne le crois pas. Ce n'est rien
d'autre qu'une méthode qui nous permet de multiplier nos personnalités.
Telle était en tout cas l'opinion de Dorian Gray. Il s'étonnait de la superficialité de ces psychologues pour
qui le Moi est chose simple, permanente, fiable, et d'une essence unique ».

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214
passage de l'examen de la portée supposée de la découverte du portrait, à une somme
d'énoncés généraux teintés d'une valeur philosophique. Si le narrateur décrit clairement ici
l'inquiétude du personnage, il est cependant absolument impossible de déterminer dans
quel degré d'implication il convient de le situer concernant les spéculations qui suivent ces
descriptions, et que nous avons reproduites en partie ci-dessus. La valeur gnomique des
expressions qui forment ce cheminement méditatif contribue à en brouiller les sources. En
effet, l'interprétation du passage se heurte à une indécidabilité fondamentale, rendant
impossible la définition de la nature du référent exact qui se trouve derrière de tels énoncés
gnomique. Cela nous réduit à la formulation de deux hypothèses. Premièrement, il est
possible de comprendre un tel cheminement comme étant, en quelque sorte, la
retranscription anticipée des réflexions de Dorian Gray par rapport à l'expression « Such,
at any rate, was Dorian Gray's opinion »260, qui s'applique à en présenter la
contextualisation. Cette interprétation impliquerait donc que l'expression de la nature du
référent de telles pensées s'effectue a posteriori. Cela nous permettrait donc d'attribuer au
saut typographique marquant la fin du paragraphe un sens de retour à la narration. Selon un
autre angle, il pourrait tout aussi bien s'agir de réflexions générales dues à un narrateur à la
nature ambigüe, qui commenterait la matière de son récit en même temps qu'il la produit.
Trancher la question paraît impossible, ce qui implique aussi que la nature du référent du
pronom de la première personne du singulier « I » demeure instable car elle est par nature
imprécise dans notre contexte. L'enjeu, pour nous, sera donc de tenter de déterminer si ce
pronom et le segment phrastique qui l'intègre, ce « I think not »261 qui se fait l'expression
d'un point de vue individuel, se situe sur un plan égal à la narration descriptive à laquelle
les lignes précédentes nous ont accoutumés.

En réalité, il convient de remarquer que c'est toute l’œuvre qui se trouve être sous-
tendue par un doute fondamental en relation au foyer d'émission réel des phrases à valeur
gnomique qui y sont présentées. On sait quelle virtuosité possédait Oscar Wilde à la
pratique de la forme brève et tout aussi vive de l'aphorisme. D'ailleurs, si on les prend
isolément, ces formules sont par exemple, stylistiquement parlant, parfaitement semblables
à celles des Quelques maximes pour l'instruction des personnes trop instruites. La question
de la position de l'auteur se pose donc par rapport à son implication et à sa position face à
ces sentences. Il devient alors difficile de deviner si elles appartiennent seulement à la
260 Ibid.
261 Ibid.

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215
fiction, ou s'inscrivent dans un système plus vaste de signification. Il serait à cet égard
plutôt judicieux d'envisager ce genre de maximes en relation avec nos réflexions
antérieures, qui ont trait à la poétique de l'aphorisme telle qu'elle se déploie dans l'ouvrage.
Dès lors, elles peuvent être définies comme appartenant à une configuration plus large, qui
viserait la perturbation de la linéarité du récit par l'atemporalité réflexive que la forme
gnomique véhicule. En effet, nous l'avons vu, ces occurrences signifient à deux niveaux,
suivant leur inscription dans la trame du récit, et selon la manière dont elles donnent sa
force à la philosophie morale néo-hédoniste que l'ouvrage porte. C'est donc la coexistence
de ces deux niveaux de signification au sein d'un même espace qui met en tension la portée
effective de leur signification. Partant de là, c'est aussi leur propension à signifier hors du
cadre strict du récit, formant ainsi une véritable poétique de l'aphorisme, qui participe aux
phénomènes de dissolution de la narration tels que nous avons pu les mettre en lumière.
Par rapport au problème de la métalepse, il convient toutefois de remarquer que la valeur
gnomique des sentences de Lord Henry participe à brouiller à la fois la source et la portée
de ces occurrences. En effet, la manière dont Lord Henry peut être rattaché à l'image en
abyme de l'auteur crée une sorte de transfert ambigu de ses propos, en une sorte de
mouvement inverse, en direction du pôle auctorial, dont il est impossible de déterminer le
degré véritable d'engagement en rapport à ce genre de contenu. Leur valeur gnomique
permet d'ailleurs de faire en quelque sorte sortir ces phrases de la fiction, puisque leur
poids sentencieux les fait échapper à la linéarité de la fiction. Cette dimension est d'ailleurs
remarquable dans l'optique de la mise en lumière de tout un réseau signifiant formant
l'assise philosophique du texte. La valeur métaleptique de telles affirmations participerait
donc à les doter de toute leur force expressive, participant volontiers à l'ambiguïsation de la
position de l'auteur face à son texte.

Dès lors, il paraît nécessaire de constater que cette incertitude concernant les passages
à valeur de réflexion philosophique participent aussi à l'aménagement de l'ambiguïté du
texte. Cette ambiguïté, appliquée à notre problème d'occurrence d'une subjectivité indécise
dans le texte, semble d'ailleurs constituer un indice de la présence d'une relation
métaleptique subtilement à l’œuvre au cœur du texte.
Ainsi, en ce qui concerne notre passage et quel que soit l'angle d'interprétation que l'on
adoptera, l'occurrence du « I » posant ici problème est la manifestation d'une transgression.
Il se situe en effet dans une sorte d'a-référentialité nécessitant, afin que lui soit conféré une

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216
cohérence, un cheminement interprétatif lui attribuant un locuteur de référence, dans la
mesure où la phrase concernée ne fait pas l'objet d'un quelconque procédé d'introduction.
En effet, c'est en répondant à la question rhétorique qui la précède que l'écriture wildienne
amène un point de vue subjectif à produire son interprétation d'un problème de nature
éthique, donc concernant les enjeux généraux qui régissent la vie intersubjective. Comme
le remarque Pascal Aquien dans son ouvrage sur la poétique romanesque d'Oscar Wilde,
« cette intervention, en même temps, est ambigüe, puisqu’elle suppose deux faits
contradictoires : l’adhésion à la diégèse, et une distance absolue prise par rapport à elle, la
position du narrateur établissant une distance entre l’histoire et le lecteur »262. Ainsi, c'est
toute une posture paradoxale avec le texte que l'occurrence de ce « I » révèle, puisque son
intervention, dans un contexte narratif aussi fortement structuré autour d'une focalisation à
la nature omnisciente, implique la conjonction de deux effets apparemment en antithèse
l'un avec l'autre. En effet, comme le remarque très justement le critique, l'intervention d'un
point de vue personnel, à travers une telle marque de subjectivité, révèle la participation en
personne du narrateur ou de l'auteur, selon l'interprétation que l'on fait de la transgression
métaleptique engagée. De la sorte, le pôle de la narration affiche son engagement dans le
récit qu'il produit, violant ainsi l'objectivité de la position omnisciente adoptée jusqu'alors.
Cela dote en quelque sorte le récit d'une force supplémentaire, puisqu'il s'en trouve comme
confirmé dans sa dimension d'histoire racontée. De même, la valeur philosophique des
énoncés engagés dans le passage, mais aussi finalement dans l'ouvrage entier, voit sa
portée augmentée puisqu'elle fait l'objet d'une réflexion qui dépasse le simple cadre du
récit. Par la mise en évidence d'un cadre narratif qui dépasse celui du récit, elle étend son
action à un univers figurément situé hors du cadre d'enchâssement qu'appelle toute
construction narrative. C'est alors de cette manière que la portée philosophique de ces
énoncés peut prétendre contaminer le réel.
D'autre part, si l'on suit toujours la réflexion de Pascal Aquien, la présence de la
représentation d'une intervention en personne du narrateur ou de l'auteur, qui se dissimule
derrière lui, implique une prise de distance radicale par rapport au texte. En effet, si l'on
suit les réflexions que Gérard Genette a déjà menées sur la métalepse, on s'aperçoit que la
figure en question se définit fondamentalement par la « transgression délibérée du seuil
d’enchâssement »263 que toute narration appelle nécessairement264.

262 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 61.
263 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 14.

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217
Ce que le théoricien suggère par là, c'est que la métalepse transgresse le seuil de prise
en charge du récit par le narrateur, qui se situe sur un plan englobant la diégèse. En tant que
possesseur du savoir retranscrit à travers de l'acte de narration, le narrateur domine en effet
sa production. De la sorte, on s'accordera avec le critique pour affirmer que « la relation
entre diégèse et métadiégèse fonctionne presque toujours, en fiction, comme relation entre
un niveau (prétendu) réel et un niveau (assumé comme) fictionnel »265. C'est de cette
manière que se construit le rôle de médiateur du narrateur entre le récit qu'il produit et le
lecteur. Cependant, on l'observe bien dans le cas de la métalepse wildienne, la
transgression du seuil d'enchâssement décrite par Gérard Genette appelle une nécessaire
prise de recul avec la narration. C'est de cette manière que Pascal Aquien comprend la part
de distance qui s'établit entre l'histoire et le lecteur. En effet, une telle métalepse implique
une sorte de révélation de l'artificialité du récit, dont la plasticité permet l'intrusion
subjective du pôle narrateur, et par conséquent le brouillage des frontières attendues qui le
sous-tendent implicitement. Ce rapport d'enchâssement se trouve donc bien ici transgressé,
puisque le « I » que l'on relève dans notre passage semble bien correspondre à l'expression
subjective d'une instance enchâssante au sein du récit enchâssé.
Partant de là, il paraît raisonnable d'affirmer que cette occurrence correspond à ce que
Gérard Genette décrit comme « cette relation causale particulière qui unit, dans un sens ou
dans l'autre, l'auteur à son œuvre, ou plus largement le producteur d'une représentation à
cette représentation elle-même »266, donc à une métalepse. Ce constat peut se justifier par le
fait que le segment phrastique accueillant la marque de subjectivité en question se trouve
quoi qu'il en soit pris en charge par la voix du narrateur, aucun discours direct n'étant ici
décelable. Or, en émettant un avis sur la question en débat dans l'argumentation présentée,
cette occurrence transgresse les modalités de la narration omnisciente. De la sorte, se
trouve intégré à la diégèse un jugement qui, de toute façon, est émis dans un pôle extérieur
à elle. Ainsi, on observe le rattachement de l'expression « Such, at any rate, was Dorian

264 Remarquons tout de même la difficulté que pose le terme « enchâssement », qui demeure malgré tout
valable malgré la confusion qu'il est amené à créer. En effet, on entend généralement par ce terme la
présence d'un texte au sein d'un autre, qui l'encadre. Or, ce que Gérard Genette exprime ici, c'est la
manière dont toute narration se pose de manière surplombante par rapport au récit qu'elle développe. En
d'autres termes, la désignation de l'« enchâssement » se fait de manière figurée, puisque tout texte est
supposé enchâssé dans l'acte de narration qui l'assume. C'est là le principe même à l’œuvre dans tout acte
de narration : on fait surgir un récit dans le présent par le biais de l'aménagement d'un contexte énonciatif
précis, l'espace fictionnel se trouvant comme enchâssé dans la narration qui en assure la viabilité. C'est
donc tout le rôle de médiation du narrateur qui est en jeu et désigné sous le terme d'« enchâssement ».
265 GENETTE Gérard, Métalepse, op. cit., p. 25-26.
266 Ibid., p. 14.

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218
Gray's opinion »267, émis dans un pôle extra-diégétique, au constat de l'état d'esprit du
personnage, qui, lui, appartient au pôle intradiégétique. Par ce procédé, le texte produit une
mise en évidence des rapports ambigus qui sont établis entre la diégèse et le récit qui est
produit autour d'elle par le narrateur. Cette mise en évidence semble donc bien s'effectuer
sur le mode de la transgression, celle des codes de la narration, ce qui fait bien de notre
occurrence une manifestation du procédé décrit par Gérard Genette sous le nom de
métalepse. Ainsi, comme le remarque le critique, « l’ambiguïté du pronom je [...] forme
donc assez clairement ce qu’on peut appeler un opérateur de métalepse »268. Dans le cas du
roman d'Oscar Wilde, c'est bien l'intervention d'une marque d'une implication subjective
qui introduit la perturbation métaleptique que venons de mettre en lumière. Cette marque
apparaît en totale contradiction avec le régime narratif général du roman, ce qui implique
qu'elle participe, d'une certaine manière, à la mise en lumière des divers artifices soutenant
la fiction. C'est en brouillant les limites entre le discours et le récit qu'elle agit
véritablement, mais aussi en faisant cohabiter différents types de discours a priori
incompatibles. Ainsi, ce sont les identités de leurs pôles d'émission qui se trouvent altérées
par là rendues instables.
Plus globalement, par le dialogue qu'elle instaure entre le récit et les mécanismes qui le
fondent, parmi lesquels le narrateur lui-même qui n'est au fond qu'une construction du
texte, la métalepse véhicule une forte charge métadiscursive. Nous l'évoquions
précédemment avec l'aide de Gérard Genette, la métalepse permet le mise en place de
relations avec ce qui, précisément, ne fait jamais l'objet d'une mise en contact. De la sorte,
on observe bien la coprésence en texte de contenu diégétique et métadiégétique. C'est
d'ailleurs dans le sens d'un commentaire métadiégétique que nous avons analysé la prise de
parole de ce mystérieux « I » dans le roman d'Oscar Wilde, puisqu'il introduit la réponse
directe à la question qui précède la phrase. Dans ce sens, il paraît important de remarquer,
avec Michèle Bokobza Kahan, que la métalepse « transforme le contrat de lecture
initialement fondé sur un principe de vraisemblance et le situe autour d’un savoir partagé
de l’illusion »269. Ainsi, il apparaît que la métalepse d'auteur telle qu'elle se manifeste dans
The Picture of Dorian Gray révèle les mécanismes de l'illusion référentielle et perturbe les
modalités du déroulement de la narration. Aussi, elle permet l'introduction d'une

267 Ibid.
268 Ibid., p. 109-110.
269 BOKOBZA KAHAN Michèle, « Métalepse et image de soi de l'auteur dans le récit de fiction »,
Argumentation et analyse du discours [En ligne], 2009, N°3, disponible sur http://aad.revues.org/671,
mis en ligne le 15 octobre 2009, consulté le 22 mai 2015, p. 4.

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219
connivence entre narrateur et lecteur, rapport qui se trouve renforcé par le partage des vues
subjectives introduites dans le passage. L'aspect purement mimétique de la fiction en vient
à être altéré à un point tel que la représentation à l’œuvre dans le roman ne vaut plus tant
pour sa capacité à faire vivre l'image d'un réel supposé, mais bien plutôt pour la part de jeu
qu'elle véhicule. C'est de cette manière qu'il faut comprendre que, pour le narrateur, « se
dévoiler implique inévitablement révéler les mécanismes de la fiction »270. De la sorte, la
métalepse se caractérise aussi par la charge réflexive qu'elle entraîne et qui permet de faire
ressortir les procédés qui composent l'architecture du récit. Plus qu'un simple embrayeur de
réflexivité, elle agit comme un perturbateur de l'entreprise mimétique. Cette manière de
procéder permet aux auteurs de développer des recherches esthétiques qui déploient leur
action hors des chemins du roman mimétique, balisés pendant des décennies par le
réalisme roi du XIXè siècle.
Il paraît donc dans ce sens intéressant de questionner la valeur paradigmatique de
l'occurrence wildienne de la métalepse d'auteur au sein des esthétiques contre-mimétiques
qui se développent dans le roman moderniste.

3.2.1.2 La métalepse jarryque révèle les enjeux structuraux des esthétiques contre-
mimétiques

Nous l'avons vu, dans les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien,
Alfred Jarry a recours à de nombreux procédés visant à désorienter le lecteur. Cette
pratique passe par un fort travail de déconstruction de la matière romanesque et de mise à
nu des codes de la représentation. Dès lors, on peut s'interroger sur la valeur métaleptique
de l'une de ces libertés prises avec les conventions du roman. Celle qui va nous occuper
concerne le personnage du docteur Faustroll, figure principale de l'ouvrage et initiateur du
voyage « de Paris à Paris par mer ». Nous avons évoqué la manière dont les personnages
sont le support d'une ontologie fuyante dans le roman moderniste, à la fois au travers de
l'étude des esthétiques du double et de la relativisation des différentes focalisations

270 Ibid., p. 5.

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220
présentes dans notre corpus. Seulement, nous avions jusqu'alors retardé l'étude spécifique
de la composition du personnage du docteur Faustroll, qui est en réalité le support d'un jeu
métaleptique complexe. Avant de présenter plus clairement le problème que nous nous
proposons de traiter, il convient de rappeler l'étrangeté de la composition du docteur, qui
répond à des lois qui en fondent la singularité. En effet, outre les enjeux narratifs et
symboliques de sa manière d'agir ou de professer la 'Pataphysique, il subsiste dans l’œuvre
un doute fondamental en relation à son ontologie. Sans seulement parler de la fragilisation
du personnage d'un point de vue narratif, il convient d'aborder ici la dimension proprement
matérielle de sa composition. Il nous est en effet possible de mettre en évidence la part non
humaine de l'anatomie de Faustroll, ce en pleine relation avec le contexte largement
fantaisiste du récit jarryque. Cette mise en doute de la qualité humaine du docteur est
décelable par un concours d'indices que l'on peut d'ailleurs recomposer au fil du roman.

Pour comprendre toute l'ambiguïté du personnage du docteur, il convient de nous


intéresser en premier lieu aux indices à visée descriptive disséminés dans le texte. Une telle
démarche visera de la sorte à esquisser la composition d'un portrait global du personnage,
ce qui aura pour mérite de poser la question de sa composition du point de vue de la
réception, donc de celui du lecteur. En ce qui concerne la méthodologie adoptée, notre
démarche sera avant tout guidée par le schéma de la perception des personnages que
développe Vincent Jouve à la fin de la première partie de son ouvrage L'Effet-personnage
dans le roman. Rappelons tout d'abord certains paradigmes qui fondent l'étude du critique,
et qui sont d'importance capitale pour notre analyse. Ici, contrairement aux habitudes
héritées de la tradition structuraliste, le roman n'est plus seulement considéré comme un
monde en-soi, en somme comme un ensemble autonome ne trouvant son sens qu'en lui-
même. Dès lors, une étude de texte qui se situe en dehors de ce rapport d'immanence pure
ouvre à diverses possibilités en matière d'interprétation, notamment celle, d'ordre
phénoménologique, que nous nous proposons de mener. En lieu et place des
problématiques liées à la dichotomie ordinairement présente entre personnage référentiel et
personnage surnuméraire271, on s'intéressera plutôt à l'étude du degré de réalité de la
représentation de l'être fictionnel. C'est au travers des frontières de cette représentation

271 Pour ce vocabulaire, voir JOUVE Vincent, L'Effet-personnage dans le roman, op. cit., p. 30.
Rappelons tout de même qu'un personnage référentiel est un personnage qui a besoin d'un modèle
extérieur à la fiction pour être saisi, tandis qu'un personnage surnuméraire constitue un personnage qui
n'est censé appartenir qu'à la fiction.

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221
qu'il se donne à saisir. Nous travaillerons donc en termes de réception du personnage de
Faustroll, selon une lecture modèle qui, si elle n'est bien sûr pas représentative de la
pratique ordinaire de la lecture, aura le mérite de faire ressortir les traits saillants du
personnage afin de les présenter à notre réflexion.

La grille d'analyse adoptée par Vincent Jouve se divise en quatre moments que nous
allons rapidement évoquer. Ainsi, sont en premier lieu questionnées les frontières du
personnage, son rapport entre réalité et irréalité. Il se situe selon ce modèle à la croisée de
trois domaines : le mythe, le réel et la représentation. Le critique propose de considérer le
personnage selon ces trois critères, en évaluant d'abord si le personnage renvoie à une
quelconque parenté mythique (renvoi intertextuel), en mesurant la reconnaissance de son
caractère fictionnel (sa nature fictionnelle est-elle reconnue comme explicite ou est-elle au
contraire dissimulée ?) et enfin en évaluant son degré de réalité (s'il est certain, comme un
personnage historique ; probable, donc reconnu comme un « type » identifiable et présent
dans l'imaginaire collectif ; ou possible, totalement individualisé). En un deuxième temps,
il est envisagé de prendre en compte la distance séparant le monde fictionnel du monde de
référence. Le critère des écarts culturels est donc mis en place, ceux causés par le style de
l’œuvre (diminuant ou augmentant l'écart du lecteur avec le monde figuré par l'écriture en
fonction du ton adopté) et ceux de la « bienveillance de la narration » (qui peut choisir de
présenter un monde dans lequel les repères sont clairs ou brouillés). Les dimensions du
personnage sont, quant à elles, dépendantes de quatre paramètres. Elles sont déterminées
par la quantité d'informations extra-textuelles nécessaires à la compréhension de l'être
fictionnel, son intégration à un récit simple ou complexe (critère à situer en rapport à la
présence d'intrigues secondaires), sa présentation selon un mode diégétique ou mimétique,
ou encore le degré d'orientation vers une finalité narrative de ses actions. Enfin, en guise de
quatrième composante de la méthode, apparaît le critère d'incomplétude, compensée par
des procédés mimétiques (à la fois sur le plan du signifiant et du signifié), ou au contraire
soulignée par des techniques visant à mettre en lumière la présence d'un cadre fictionnel.
Ce cadre méthodologique à présent fixé, il convient désormais de se pencher sur
l'analyse de la figure de Faustroll, spécifiquement au sein du chapitre II du livre premier
(« Procédure ») des Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, intitulé « De
l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »272. Un tel choix se justifie dans la

272 Nous reproduisons ce chapitre en Annexe IV.

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222
mesure où il s'agit du premier contact véritable de l'instance lectrice avec le personnage, ce
qui définit son caractère déterminant.

En premier lieu, il est nécessaire de souligner que les frontières du personnage sont
délimitées par la qualité de « docteur » attribuée à Faustroll. À ce stade, on ignore encore
dans quelle discipline il a pu atteindre le grade de docteur, mais cela suffit toutefois à
l'inscrire dans la lignée des génies excentriques jalonnant l'histoire de la littérature et
l'ensemble des représentations. Immanquablement, le sème « docteur » renvoie à une
certaine conception développée par la littérature fantastique et gothique (citons par
exemple, dans la catégorie « docteurs », les très célèbres Faust, de Marlowe à Goethe,
Jekyll, Frankenstein, voire même peut-être Moreau). De même il est nécessaire de se
pencher sur la définition que donne le collège de 'Pataphysique du nom de Faustroll :

Nom formé de Faust, d'après le célèbre docteur Faustus de la fin du XVè


siècle […] et de troll, entité subalterne de la mythologie scandinave, familière à
Jarry qui, chez Lugné-Poe, avait joué le personnage du roi des trolls dans Peer
Gynt.
On ne négligera pas, par ailleurs, que l'étymologie de Faustroll impliquait
le titre de docteur à la manière d'une épithète de nature : puisqu'il y a Faust.
Quant au troll, second élément du nom, il n'évoque pas seulement Peer Gynt.
Le germaniste Jarry pouvait parfaitement traduire Faustroll par le 'docteur qui
déguerpit' – et c'est effectivement ce qu'il va faire, poussé (dans tous les sens
du terme) par un huissier273.

Voilà précisément son mythe de rattachement, qui vient justifier la particularité des mœurs
du docteur, qui semblent appartenir à un degré de compréhension inaccessible au commun.
De ce fait, sa représentation s'articule sur la reconnaissance implicite de sa fictionnalité.
S'il n'est pas explicitement fait état de la nature fictionnelle de Faustroll, la mention d'une
naissance « à l'âge de soixante-trois ans »274 et sa description physique en laissent entendre

273 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 45.
274 Ibid., p. 43.

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223
l'idée. Les « deux capsules de simple encre à écrire »275 amènent quant à elles déjà le
problème de l'ontologie fautrollienne, présent tout au long de l’œuvre. Enfin, sa réalité est
à considérer comme possible, dans la mesure où ses actions ne se réfèrent à aucun
comportement consensuel (le comportement « prendre son sponge-bath d'un papier peint
en deux ton par Maurice Denis »276 ne correspondant pas, cela va sans dire, au genre
d'actions susceptibles d'être réalisées par le type « docteur », compris comme modèle
typique d'une catégorie sociale ou professionnelle).

La distance du personnage est, quant à elle, relativement importante si l'on s'intéresse


à la distance posée entre le lecteur et le docteur Faustroll. En effet, ses « habitudes et
contenances » n'apparaissent guère comme motivées aux yeux du lecteur, et il y a fort à
parier que la pratique visant à adopter des « maquillages suffocatoires » participe plus
d'une volonté de défamiliarisation du lecteur face au texte que d'un procédé purement
mimétique. Malgré l'indication temporelle de l'année 1898, l'écart culturel semble
immense, ce que précise le rôle du narrateur. Il doit en effet endosser une fonction
d'informateur du lecteur afin d'expliquer en quoi consiste, par exemple, le si essentiel ordre
de la « Grande-Gidouille ». Ce rôle d'informateur est révélé par des interventions à
fonction purement explicative qui justifient les contenances du personnage, avec par
exemple l'expression « pour ne point choquer le peuple »277. De même, la description du
personnage est le produit d'une écriture fortement travaillée dans la direction, si ce n'est
encore de l'hermétisme, mais, au moins, de l'ambiguïté. C'est à cette fin que sont utilisées
des graphies archaïques (par exemple « unes moustaches »278), des métaphores recherchées
(comme pour décrire les yeux du docteur : « deux capsules de simple encre à écrire,
préparée comme l'eau-de-vie de Dantzick, avec des spermatozoïdes d'or dedans ») ou
encore un vocabulaire rare (relevons l'« ambiguïté auburnienne », les « geysers secs des
fourmilions » ou le « molybdène »). Notons aussi l'étrange manière de décrire la taille du
personnage en termes de « diamètres d'atomes ». Enfin, la lisibilité de Faustroll est à
envisager comme insaisissable, dans la mesure où, même si le narrateur éclaire à quelques
reprises des faits dont les causes paraissent obscures au lecteur (comme le comportement

275 Ibid.
276 Ibid., p. 44.
277 Ibid.
278 Ibid., p. 43.
De même que toutes les autres mentions suivantes de ce paragraphe, excepté celle du « masque
suffocatoire », qui se trouve p. 44.

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224
des « microbes de la calvitie » ou nature de la « Grande-Gidouille »), nombre
d'informations restent dénuées d'explications. C'est par exemple le cas des raisons qui
motivent le remplacement de l'eau par de la tapisserie à l'occasion de la toilette quotidienne
du docteur, ou encore celles qui le poussent à adopter un « maquillage suffocatoire ».

Les dimensions du docteur Faustroll sont à situer en rapport à son ouverture à l'extra-
textuel. Ses penchants à l'ornement de sa personne convoquent aisément à l'esprit l'image
du dandy fin-de-siècle et de son extravagance. Ainsi se justifie aux yeux du lecteur le port
d'autant de bijoux. Mais le personnage n'est pas uniquement à considérer selon cet angle.
En effet, il est nécessaire d'identifier dans ce passage la référence intertextuelle au
Pantagruel de Rabelais, dont le neuvième chapitre est intitulé « Comment Pantagruel
trouve Panurge, lequel il ayma toute sa vie », titre dont est singée par procédé de
parallélisme la formulation « à cet âge-là, lequel il conserva toute sa vie ». On le sait, le
dialogue de l’œuvre d'Alfred Jarry avec celle de Rabelais est constant, et il permet ici
l'introduction du lecteur dans un univers aux normes bouleversées, carnavalesques
pourrions-nous dire selon l'expression consacrée par Bakhtine 279, qui influence la manière
dont le lecteur considère le personnage du docteur. Son extravagance se trouve donc
justifiée par le fait même qu'il appartient à un univers aux normes fantaisistes. Dès lors, la
forme de l’œuvre épouse son fond, et c'est bien à une orchestration narrative complexe que
le portrait de Faustroll appartient. Il se trouve en effet inséré entre deux déclarations
officielles de l'huissier Panmuphle, et l'identité du narrateur se trouve par conséquent déjà
impossible à saisir avec certitude pour le lecteur. Un tel procédé de défamiliarisation, par
brouillage des repères narratifs, est à l'image de l'ensemble de l'ouvrage, dont la complexité
de la composition paraît, à ce stade de notre réflexion, fortement remarquable.
Le personnage du docteur est représenté sur le mode diégétique. Ses actions font en
effet l'objet d'une condensation maximale, l'objectif étant de présenter de Faustroll une
description brève qui l'inscrit dans la catégorie considérée comme supérieure des individus
non-ordinaires. La fonction de ses actions est donc essentiellement connotative. Enfin, la
finalité narrative du personnage de Faustroll le situe du côté d'une certaine
surdétermination, dans la mesure où l'entité fictionnelle qu'il est justifie le titre de l’œuvre,
dont il est le personnage principal. La construction de son image est par conséquent
nécessaire pour l'implication du lecteur dans le récit. Il s'agit de lancer l'intrigue par la
279 BAKHTINE Mikhaïl, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-Âge et à la
Renaissance, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970.

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225
rencontre du docteur et de l'huissier Panmuphle, qui va aboutir au voyage « de Paris à Paris
par mer ».

En un dernier temps, il paraît utile de préciser que l'incomplétude du personnage est


soulignée par plusieurs procédés de nature anti-mimétique. Outre l'absence de motivation
de ses actions ou le caractère invraisemblable de sa description, la discipline dans laquelle
il exerce sa qualité de docteur ne nous est pas précisée, et nous n'apprendrons que plus tard
qu'il s'agit de la 'Pataphysique, « science des solutions imaginaires »280, donc par elle-même
imaginaire. Nous sommes alors immergés dans une célébration de la toute puissance de
l'imagination et de son pouvoir créateur, plutôt que dans un développement mimétique
visant à la création d'une illusion référentielle.
Le docteur Faustroll est donc d'emblée représenté dans sa qualité de créature issue d'un
monde de fiction. Sa lisibilité est floue, et ses « habitudes et contenances » ne trouvent pas
leur entière justification pour l'observateur externe à la fiction. À l'évidence, il y a un écart
bien palpable entre le monde de l’œuvre et le monde référentiel, écart qui va devoir se
trouver comblé par l'apport de connaissances en direction du lecteur. Ainsi, on peut
remarquer que le lien que Faustroll entretient avec lui n'est pas tout à fait rompu par les
procédés de défamiliarisation dont le personnage est le support. En effet, en sa qualité de
docteur, il est le dépositaire d'un savoir ignoré de l'instance lectrice, celui de la
'Pataphysique, auquel le lecteur va se voir initié tout le long de l’œuvre. C'est de ce lien
que dépend l'intrigue du roman, qui se termine par la mesure de la surface de Dieu,
aboutissement suprême, d'une part de la vie de pataphysicien que mène Faustroll, mais
aussi, d'autre part, de l'initiation à la 'Pataphysique dont le lecteur est l'objet.

La mort de Faustroll représente un indice de la transgression métaleptique qu'opère


l’œuvre :

On l'aura remarqué, malgré la description anthropomorphe de la figure de Faustroll, ce


chapitre introduit un doute sur son ontologie réelle, doute qui prend tout son sens au
chapitre XXXVI « De la ligne », qui suit le passage relatant la mort du docteur :

280 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 141.

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226
Et voici que le papier de tenture se déroulait, sous la salive et les dents de
l'eau, du corps de Faustroll.
Comme une partition, tout art et toute science s'écrivaient dans les courbes
des membres de l'éphèbe ultra-sexagénaire, et prophétisaient leurs
perfectionnements jusqu'à l'infini. Car, ainsi que le professeur Cayley mémorait
le passé dans les deux dimensions du plan noir, le progrès du futur solide
enlaçait le corps en spirale. La Morgue recela deux jours sur son pupitre le livre
révélé par Dieu de la vérité belle étalée dans les trois (quatre ou N pour
quelques-uns) directions de l'espace.
Cependant Faustroll, avec son âme abstraite et nue, revêtait le royaume de
l'inconnue dimension281.

Le naufrage de la nef qui avait accueilli Faustroll et l'huissier Panmuphle pour leur
voyage a provoqué leur mort, mais celle-ci est à considérer différemment pour les deux
personnages. On comprend cela par le mot utilisé afin de décrire le corps sans vie de
chacun des protagonistes : « Ainsi pensait l'évêque marin nageant sur le naufrage du bateau
mécanique, des quintessences des œuvres, de la charogne de Panmuphle et du corps de
Faustroll »282. Panmuphle, humain avéré, se voit attribuer le mot de « charogne » qui
définit pleinement sa qualité d'être incarné. En revanche, pour Faustroll n'est utilisé que
l'expression, aussi ouverte qu'imprécise, de « corps ». Ce phénomène s'explique par les
qualités qui fondent la consistance de la matière composant le docteur : comme on
l'observe dans le passage cité, Faustroll est une « tenture » enroulée sur elle-même, un être
de papier, en somme une « partition » posée sur le bureau de la morgue.
Nous l'aurons compris, Faustroll, qui avait embarqué pour son voyage plusieurs
ouvrages desquels se distinguait celui qui était de sa propre main et dont Panmuphle se fait
le lecteur au Livre II, est plus que l'auteur du livre, il est ce livre, et, au fond, il est aussi le
livre que nous avons en main lorsque nous lisons les Gestes et opinions du docteur
Faustroll. En effet, puisque l’œuvre est engagée dans un procédé de mise en abyme, le
lecteur étant confronté à ce que lit Panmuphle (au moins tout le livre II), et que l'ouvrage
que tient en main l'huissier est Faustroll, alors nous tenons aussi, d'une certaine manière,
Faustroll en main lorsque nous le lisons. Cet effet est d'ailleurs appuyé par la dimension
281 Ibid., p. 423-424.
282 Ibid., p. 423.

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227
rhématique ainsi que l'homonymie du personnage et du livre d'Alfred Jarry, qui relient le
personnage au récit de son histoire. De la sorte, comme le remarque le Collège de
'Pataphysique, « Faustroll est moins auteur, ou personnage, d'un livre que le livre lui-même
écrit, au sens le plus matériel : il est un écrit (et non pas, il est écrit) »283. Ainsi, le
manuscrit de Faustroll est Faustroll lui-même, tel qu'il est lu par Panmuphle dans
l'intégralité du livre II et interrompu par l'arrivée de Bosse-de-Nage, qu'il prépare
étrangement au chapitre X.
Notre constat du caractère inhabituel de cette occurrence n'est pas innocent. Il s'agit
d'un exemple parfait de la tendance récurrente du texte à aménager la plus grande
ambiguïté possible quant à la question de la prise en charge du passage par tel ou tel
narrateur. En effet, il est tout à fait imaginable de considérer ce chapitre X comme faisant
partie du manuscrit de Faustroll. Son intégration au sein du Livre II et sa phrase conclusive
indiquant le retour à la relation de Panmuphle appuient cette idée, alors que ce même
chapitre peut être considéré comme étranger au texte faustrollien, si l'on s'intéresse aux
signes de ponctuation finaux du chapitre IX. Il s'agit de points de suspension, interprétables
dans le sens de la figuration de l'inachèvement et de l'interruption de la lecture de l'huissier.
Tout dépend en réalité du plan sur lequel nous situons le chapitre X. Dans la première
hypothèse, il est intégré au récit enchâssé que lit Panmuphle, enchâssement au deuxième
degré de subordination puisqu'il prend place au sein d'un récit produit par un personnage
(qui possède Panmuphle comme narrateur homo-diégétique). Dans la deuxième hypothèse,
ce chapitre se situe nécessairement à un niveau supérieur, puisqu'il ne peut plus appartenir
à la lecture que fait Panmuphle des écrits du docteur : dans ce cas, sa position est ambigüe,
l'identité de son narrateur indécidable, sinon potentiellement semblable à celle de la figure
d'un scripteur introduisant, en le présentant, un personnage d'importance déterminante
s'apprêtant à faire irruption dans la fiction. Ce phénomène s'inscrit dans la droite ligne des
remarques que nous avons produites plus haut dans notre raisonnement à propos du
brouillage des instances subjectives, tel qu'il est mis en œuvre dans le roman moderniste.

Ce qui paraît à ce stade certain, c'est que l'identification matérielle et ontologique du


docteur à la fiction qui l'encadre constitue une transgression du pacte de la représentation,
au moins pour ce qui est de son aspect mimétique. Mais il convient aussi de s'interroger sur
la nature de cette transgression. En effet, au début du voyage, Faustroll entre dans l'univers

283 Ibid., p. 429.

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228
diégétique de l'ouvrage lu par Panmuphle. Il est possible d'interpréter cet ouvrage comme
une simple mise en abyme retranscrivant divers écrits dus à la plume du docteur, mais il est
incontestable que l'ambiguïté subsiste quant à la durée exacte de cet enchâssement. Il est
d'ailleurs à cet égard tout à fait imaginable que la relation du voyage signée de la plume de
l'huissier fasse partie de l'ouvrage de Faustroll. À l'ambiguïté maximale construite par la
plume d'Alfred Jarry, pourrait bien légitimement répondre l'implication et l'interprétation
toutes aussi perverses du lecteur. Dans ce cas, si l'on renverse les perspectives, Panmuphle
deviendrait alors personnage du livre de Faustroll, et perdrait définitivement son statut
d'auteur de la relation constituant l'intrigue de l’œuvre d'Alfred Jarry. Cet effet serait
d'ailleurs appuyé par les différentes phrases clôturant les chapitres, qui ont pour fonction de
lier les différents segments du roman les uns aux autres. On assisterait donc à un
vertigineux système d'enchâssement mis en place en vue de l'élaboration d'une
démonstration par l'exemple de ce qu'est la 'Pataphysique, science des exceptions, mais
surtout « science des solutions imaginaires, qui accorde symboliquement aux linéaments
les propriétés des objets décrits par leur virtualité »284 : en d'autres termes, science de la
fiction, qui semble ici se multiplier comme à l'infini.

Selon cette interprétation, il nous est à présent possible de rapprocher ces phénomènes
de celui de la métalepse tel que le décrit Gérard Genette dans Figures III, en d'autres
termes dans sa qualité d'« intrusion du narrateur ou du narrataire extradiégétique dans
l'univers diégétique (ou de personnages diégétiques dans un univers métadiégétique, etc.),
ou inversement »285. En effet, suivant cette définition, il n'apparaît en rien invraisemblable
de qualifier de métalepse cette occurrence, précédemment décrite, d'un passage de la
fiction à un niveau supplémentaire d'enchâssement au sein de la diégèse. Seulement il
s'agit là d'un cas limite : cette manifestation ne correspond pas tout à fait à la métalepse
d'auteur, mais représente une expression plus large du procédé, qui concerne alors tout un
univers fictionnel qui en investit un autre à un niveau inférieur.

Sans en arriver à un point aussi extrême, la mort physique de Faustroll, que nous avons
déjà évoquée, suit un principe analogue de brouillage des niveaux de la narration. En effet,
ce qu'il y a de plus singulier ici, c'est finalement que la voix du docteur survit au texte qui
est censé la contenir. Ainsi, avec la mort de Panmuphle, il en est terminé de la relation de
284 Ibid., p. 141.
285 GENETTE Gérard, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 244.

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229
voyage qui constituait alors la matière de l'intrigue. Seulement, à ce parcours initiatique à
la 'Pataphysique, succède la relation des dires de Faustroll dans « le royaume de l'inconnue
dimension », donc, périphrase à part, dans la mort. À partir de ce point, on ne trouve plus
trace de récit, ni de discours direct, sinon en abyme, comme l'est le dialogue du chapitre
XXXIX qui introduit la narration par Ibicrate de divers événements. Seuls subsistent les
travaux pataphysiques des démonstrations du docteur, qui énonce, en pleine « étHernité »,
diverses lois culminant dans la mesure finale de la surface de Dieu. Si les morts physiques
de Faustroll et Panmuphle équivalent à la fin du récit, elles ne constituent nullement la fin
de l’œuvre : en tant qu'être constitué de papier, en tant qu'individu et œuvre en même
temps, Faustroll continue à vivre dans la virtualité du devenir de la science qu'il incarne, ce
au sens propre du terme. De la sorte, le docteur opère véritablement une sortie du niveau
enchâssé de la fiction (celui de la relation de Panmuphle) pour délivrer un contenu dont il
est l'auteur (sans indication explicite, il nous est toutefois permis de douter de cela
concernant l'ultime chapitre de l’œuvre). Seulement, on ignore totalement qui lit, ou plutôt
qui présente cette lecture. De plus, il ne faut pas perdre de vue que c'est le docteur lui-
même que nous lisons : de personnage, il devient pour l'instance lectrice l'objet même de la
lecture en cours. En tant que tel, il passe du cadre intradiégétique au cadre extradiégétique,
caractère qui est le propre du procédé de la métalepse : « 'l'image doit sortir du cadre'. C'est
là une définition possible de la métalepse. Possible, mais partielle, puisque notre figure
consiste aussi bien à entrer dans le cadre : dans les deux cas du moins, il s'agit de le
franchir »286.
On le remarquera alors, ce surgissement d'un univers (celui de la fiction de la relation
de Panmuphle) vers un autre (celui se situant hors du récit de l'huissier) est grandement
problématique quant au traitement de la mise en abyme. Le problème principal est d'ordre
ontologique : de sa qualité d'actant du récit enchâssé de l'huissier, Faustroll passe à celle
d'objet, en soi, enchâssé. De participant d'une mise en abyme, il devient mise en abyme.
D'objet du texte, il devient texte. Sa consistance, éminemment paradoxale, ne manque pas
de mettre à l'épreuve les modèles théoriques existants, à la fois concernant la mise en
abyme, la métalepse, mais aussi et surtout le récit en lui-même.

De la sorte, dans cette situation précise, les deux phénomènes distincts que sont la
mise en abyme et la métalepse se superposent et se complètent dans le but de faire ressortir

286 GENETTE Gérard, Métalepse, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2004, p. 79-80.

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230
la totale originalité du récit en question. La métalepse existe bien en tant que phénomène
de communication transgressive entre deux niveaux diégétiques, mais cette superposition
des rapports n'est possible que grâce à la présence, ici absolument nécessaire, d'une réelle
profondeur dans le récit. Dès lors, celle-ci ne peut tenir son origine que de la présence
d'une mise en abyme. Ainsi, dans le roman d'Alfred Jarry, on observe la présence d'une
œuvre dans l’œuvre, sans laquelle la transfiguration ontologique de Faustroll ne peut
s'exprimer, étant donné qu'elle ne fonctionne que grâce à sa dimension métaleptique. De la
sorte, la nature du paradoxe est purement fictionnelle, et découle d'une transgression pure
des codes logiques de la fiction.

Du point de vue de l'évaluation de la valeur réflexive de ce phénomène, il convient,


selon la typologie du récit spéculaire telle que l'a conçue Lucien Dällenbach, de le qualifier
de réduplication aporistique, dans la mesure où il correspond bien à la logique du
« fragment censé inclure l’œuvre qui l'inclut »287. En effet, le personnage de Faustroll, qui
appartient à l’œuvre en sa qualité d'actant est finalement défini comme étant cette même
œuvre, gravée sur sa personne. Conformément aux modalités de réalisation d'un tel
procédé, la métalepse faustrollienne s'inscrit dans une logique de réflexion du code de la
fiction : par là, le récit réfléchit sa propre propension à briser les codes de la
vraisemblance, dans une pure logique de dévoilement et de démythification des ressorts
fictionnels. Il s'agit donc véritablement d'une exhibition de la « possibilité consentie au
récit de définir ses signes par ses signes mêmes et d'expliciter ainsi son mode
d'opération »288. La réflexivité est amenée ici à son point le plus avancé par la métalepse,
qui n'est rendue possible, de façon toute dialectique, que par réflexion du code de l’œuvre
en elle-même. Ainsi, le fragment en abyme semble figurément inclure l’œuvre qui l'inclut
au travers de la mise à nu des procédés fictionnels et des pouvoirs du texte : ceux de
Faustroll, donc aussi ceux de la 'Pataphysique.

Si l'on prend à présent un peu de distance avec le problème de la métalepse, on


remarque que, même si le Faustroll « écrivain » est relativement aisé à circonscrire en tant
que figure en abyme, le Faustroll « support de l'écriture » semble appartenir à un plan bien
différent de la théorie de la mise en abyme. Selon la terminologie développée par Lucien
Dällenbach, et suivant la configuration paradoxale dont le docteur est le support, on peut

287 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 51.


288 Ibid., p. 128.

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en venir à avancer que le Faustroll « support de l'écriture » appartient plutôt à une
manifestation appartenant au genre de la mise en abyme transcendantale. Le critique la
définit, en guise de bref rappel, selon sa propriété de « révéler ce qui transcende […] le
texte à l'intérieur de lui-même et de réfléchir, au principe du récit, ce qui tout à la fois
l’origine, le finalise, le fonde, l’unifie et en fixe les conditions a priori de possibilité »289.
Or, on remarque que l'aspect matériel du docteur, pris comme écrit, propose un
renversement qui prétend bien originer le texte, ce dans la mesure où il définit le corps de
Faustroll comme le support de son écriture. Cette position semble bien correspondre aux
modalités du phénomène décrit par Lucien Dällenbach, puisque « la mise en abyme
transcendantale est la fois la cause dont le texte est l’effet et l’effet dont le texte est la
cause »290. Ainsi, le corps de Faustroll se présente bien comme étant le support, donc la
cause, du texte. Or, il est aussi un effet sciemment aménagé par le texte, puisqu'il n'est en
réalité que pure construction découlant d'une recherche esthétique précise. Il convient donc
de s'interroger sur la portée esthétique d'une telle manifestation.

Selon le critique, la mise en abyme transcendantale « a pour effet de retourner le récit


et de le rendre indécidable : dès lors que l’énoncé et l’énonciation se renversent l’un dans
l’autre, tout, en effet, devient réversible »291. Cette réversibilité, il s'agit, en ce qui nous
concerne, d'une véritable indécidabilité, d'un brouillage opéré de manière fondamentale au
cœur du texte et de son origine. Comme la multiplication des focalisations nous avait déjà
menés en direction de cette piste, il s'agit bien ici d'un procédé qui a pour but la définition
d'une origine profondément autotélique. Le texte jarryque se représente donc comme
procédant de sa propre origine, s'autofécondant au gré des hasards de la lecture d'une
langue riche, dont la rhétorique multiplie les possibilités en matière de signification, selon
la logique du principe déjà énoncé du clinamen. Le Faustroll finit donc par se définir hors
de toute réalité extérieure à lui même, donc hors de toute référentialité, ce qui implique en
guise de conséquence une récupération des caractéristiques les plus radicales de l'anti-
roman. Ainsi, la représentation n'est plus sa fin, mais seulement un moyen pour lui de vivre
de la consommation infinie des multiples sens que le hasard voudra bien insuffler, tant à
ses mots qu'à ses structures.

289 Ibid., p. 131.


290 Ibid., p. 132.
291 Ibid., p. 148.

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232
3.2.1.3 La métalepse telle que la pratique Mário de Sá-Carneiro contamine le cercle
des personnages

Dans le roman de Mário de Sá-Carneiro, le recours à la métalepse se manifeste d'une


manière qui possède la particularité d'en dissimuler les contours, tout en les exposant
paradoxalement de manière évidente. En effet, si la métalepse apparaît aussi clairement
dans les deux autres romans de notre corpus, c'est avant tout parce qu'elle constitue une
occurrence singulière qui brise la linéarité du récit et s'applique à défamiliariser le système
narratif du roman. Or, dans A Confissão de Lúcio, il se trouve que la métalepse agit à un
tout autre niveau, ce qui constitue d'ailleurs toute sa difficulté. En effet, si elle pose
problème, c'est avant tout parce qu'elle agit à partir du personnage de Marta. Elle prend
ainsi place au cœur de l'intrigue, hors de tout rapport enchâssant explicite. C'est en somme
parce que la métalepse s'exprime à l'échelle des personnages qu'elle tend peut-être à moins
heurter la lecture. C'est de cette manière qu'elle parvient en quelque sorte à dissimuler sa
nature transgressive, à travers laquelle le roman produit pourtant les ressorts singuliers qui
rendent la résolution de son intrigue si délicate. Étant donné que toute l'intrigue du roman
se trouve soutenue par les interactions nourries entre un personnel du roman très réduit, le
procédé métaleptique que nous nous proposons de mettre en lumière possède ainsi une
grande importance au sein du système de l’œuvre.

Afin de mettre en lumière les mécanismes au travail dans l'élaboration de cette


métalepse qui prend pour support le personnage de Marta, il convient de remarquer, avec
l'aide de Fernando Cabral Martins, que « Marta n'est pas, au moins à la superficie du texte,
une simple image, une vie fausse, une fiction, mais plutôt, de manière plus complexe, une
fiction de second degré, qui envahi l'espace et le temps des personnages de la fiction de
premier degré. C'est un double qui a été volontairement créé, et qui acquiert une vie égale à
celui qui l'a créée »292. Ainsi, si le personnage en question fait bien l'objet d'un
enchâssement dans le texte, au sens où Marta constitue le double en abyme de l’œuvre, il

292 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 243.
Nous traduisons du portugais :
« Marta não é, pelo menos à superfície do texto, uma mera imagem, uma vida falsa, uma ficção, mas
sim, mais complexamente, uma ficção de segundo grau, que invade o espaço e o tempo das personagens
da ficção do primeiro grau. É um duplo que tivesse sido voluntariamente criado, e que adquire vida
igual àquele que o criou ».

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233
n'en est pas moins vrai qu'elle évolue au même niveau que les autres actants du roman,
dont son propre créateur Ricardo. De la sorte, elle est bien une fiction de second degré,
puisqu'elle dépend de l'acte démiurgique de l'écrivain. De même, son caractère fuyant ainsi
que sa mystérieuse disparition en font l'objet de nombreux questionnements demeurant en
suspens au yeux du narrateur Lúcio. Comme nous avons tenté de le montrer, elle dépend
d'une ontologie vide qui ne s'exprime que par son évanescence, par sa propension à
disparaître aussi mystérieusement qu'elle est apparue. En somme, elle est considérée
comme un être de mots à l'échelle même de la diégèse. C'est de cette manière que la fiction
de second degré prend place au sein de la fiction appartenant au premier niveau.

Ainsi, la dynamique fantastique qui sous-tend l'ouvrage se trouve en réalité être


soutenue par un pur effet de fiction. C'est alors le transfert métaleptique qui est à l'origine
de la mise en tension de l'intrigue, telle qu'elle est soutenue par l'aspect surnaturel de la
présence de Marta. Par le recours à la métalepse, Mário de Sá-Carneiro procède donc à la
mise en scène des apories de la fiction telles que l'on a pu précédemment les mettre en
évidence. L'invasion de la fiction au premier degré par le personnage provoque
nécessairement la coexistence sur un même plan de matériaux possédant une ontologie
différente, puisque Marta est une fiction, une représentation, tandis que ses amants font
figure d'êtres de chair. De la sorte, les personnages du roman ne sont pas soumis aux
mêmes lois, ce qui laisse la place au mystère de la disparition de l'épouse de Ricardo de
Loureiro.

Ce que l'on observe donc dans le roman, c'est avant tout la réunion sur un même plan
de différentes strates, dont les logiques d'enchâssement apparaissent comme nivelées et
finalement amalgamées. Les niveaux de sens cohabitent au sein d'un espace qui ne peut dès
lors être marqué par autre chose que le doute. Ce sont aussi les divers rapports à la
représentation qui se trouvent réunis, ce qui implique que plusieurs niveaux de vérité sont
mis en contact et brouillent la réception de l’œuvre. La dimension monologique de la
narration aide par ailleurs à la synthèse des éléments de la fiction, puisque c'est grâce au
doute que véhicule la confession du narrateur que le texte peut aménager, sur un unique
plan, la multiplication des lectures possibles. Dès lors, nous nous trouvons mis face à une
matière littéraire aux contours mouvants, au sein de laquelle la transition métaleptique
assure le perpétuel jeu interprétatif que les différentes hypothèses de lecture font naître. La
manière dont la métalepse touche au personnage permet de révéler les apories de la
représentation en proposant un texte éminemment paradoxal. La dimension indécidable de

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234
son sens reflète l'impossibilité pour la représentation d'embrasser le réel dans son entier.
Elle est donc comme condamnée, ou destinée, à créer son propre sens au travers de
stratégies réflexives lui permettant de se saisir de l'écriture comme sujet, et l'artifice
comme référent.

La transgression métaleptique occupe donc une place de choix au sein d'un tel
dispositif, notamment par la manière dont elle introduit un dialogue entre les différentes
strates d'enchâssement au cœur de l’œuvre. C'est ainsi que Frank Wagner en vient à
affirmer, dans son article « Retours, tours et détours du récit », que « la métalepse, qu’elle
suscite un effet bouffon, fantastique, ou donne lieu à une figuration de l’imagination
créatrice, dans la mesure où elle signale l’existence de niveaux narratifs dont elle
transgresse les frontières, elle contribue elle aussi de facto à connoter la nature construite
du texte où elle advient, dans un geste foncièrement autotélique »293. Ainsi, en sa qualité de
jeu établi entre les différentes strates narratives de la fiction, la métalepse permet
l'introduction d'un dialogue de l’œuvre avec elle-même, puisque ses différents plans, qui
obéissent à des codes différents, se trouvent mis en contact au sein d'un même espace. C'est
de cette manière que la nature artificielle des textes se révèle à la lecture.

Nous avons donc affaire, dans le contexte du roman moderniste, à des œuvres
fondamentalement engagées dans divers jeux de dialogue et de réfraction de leur propre
matière. Cependant, l'analyse semble devoir aller plus loin que le simple constat de la
valeur ludique ou dialogique de la métalepse. En effet, par la clôture du texte autour des
lois qui le régissent, elle révèle un parti-pris esthétique qui semble adopter une posture
hostile à l'illusion référentielle, qu'elle s'applique à traquer et révéler partout où elle se
dissimule. Dès lors, c'est un large travail de sape engagé contre la mimésis que la mise en
abyme, comprise comme soutien de la métalepse, semble appuyer.

293 WAGNER Frank, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques
romans français contemporains », In : Poétique, 2011, N°165, p. 9.

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235
3.3 L'étude de la mise en abyme permet d'ouvrir à une meilleure compréhension de
l'esthétique moderniste

Nous venons de constater que la métalepse constituait un procédé anti-mimétique


d'une grande efficacité, spécifiquement parce qu'elle agit par le biais de la transgression des
codes narratifs d'un récit. De la sorte, la narration en vient à se désigner elle-même comme
telle, laissant transparaître la nature des artifices qu'elle s'entend à mettre en place afin
d'assurer la viabilité du texte qu'elle encadre. Seulement, afin de mesurer la portée réelle
que possède l'étude d'un tel phénomène au sein des enjeux qui définissent l'esthétique
romanesque moderniste, il convient de poser certaines bases qui nous serviront de tremplin
pour la suite de notre argumentation.

Nous l'avons vu, la mise en abyme possède, à l'image de la métalepse, une charge
perturbatrice de ce qui fonde ce que l'on peut globalement nommer le système mimétique
des textes que nous étudions. Nous entendons par là un ensemble de stratégies des plus
diverses, appliquées à la construction d'une représentation vraisemblable du monde à
travers l'écriture. C'est en d'autres termes le principe mimétique lui-même qui se trouve
fondé sur tous ces dispositifs, qui font figure de codes adoptés au sein de l'entreprise de
représentation. Le réalisme tel qu'il s'est développé au long du XIX è siècle pourrait ainsi
par exemple correspondre à l'expression la plus aboutie de la pratique de la tradition
mimétique. En revanche, si l'on se fie à l'ensemble du parcours duquel nous approchons de
la clôture, le roman moderniste semble prendre le contre-pied de cette tradition. Il déploie
en effet son action dans la la direction de l'organisation sa matière autour de mécanismes
visant précisément à révéler les procédés mimétiques, à les détourner, de même qu'à
engager une réflexion sur leurs enjeux. De la sorte, les trois romans de notre corpus
s'organisent autour de principes qui diffèrent radicalement de ceux qui sont à l’œuvre dans
le roman mimétique. Chacun à leur manière ,et suivant des moyens et des amplitudes
variables, ils proposent un recentrement du texte autour de ses propres problématiques, ce
qui semble fondamentalement induire un déplacement du référentiel fixant les normes de la
représentation. Notre hypothèse est qu'il s'agit là d'un changement de paradigme de
première importance, non seulement pour l'histoire du roman, mais aussi peut-être plus
globalement du point de vue de toute la tradition mimétique occidentale.

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236
Par sa prépondérance, nous avions fait élection de la mise en abyme comme une sorte
de clé d'entrée dans cette esthétique complexe que représente celle du roman moderniste. Il
semble en effet qu'elle entre en relation avec nombre d'autres pratiques d'écriture, qui
viennent toutes, à des degrés variables, perturber les fondements de l'entreprise de
représentation. De la sorte, il apparaît que la pratique de la mise en abyme fait réseau avec
d'autres figures, dont la métalepse semble bien en constituer un des éléments les plus
remarquables. Seulement, avant d'avancer plus encore dans la mise en évidence des traits
qui fondent l'entreprise contre-mimétique du roman moderniste, il convient peut-être de
partir de remarques plus particulières, qui auront pour enjeu de dégager quelques principes
qui fondront notre analyse.

Nous l'avons évoqué, mise en abyme et métalepse semblent bien se trouver


profondément liées, notamment si l'on se penche sur ce besoin de profondeur du texte que
réclame la pratique de la transgression métaleptique. C'est d'ailleurs ce que remarque déjà
Dorrit Cohn, dans sa contribution à l'ouvrage collectif dirigé par John Pier et Jean-Marie
Schaeffer à propos des entorses au pacte de la représentation, lorsqu'elle avance qu'« il y a
au moins deux traits partagés. Le premier est évident : les deux figures ne peuvent exister
que dans une histoire qui a au moins deux niveaux »294. Seulement, rapidement, la critique
ajoute un deuxième effet qui réunit, dans leur principe, les deux construction : « Le
deuxième trait est responsable de la confusion sur laquelle je viens de mettre le doigt :
autant l'une que l'autre figure soulèvent chez le lecteur comme un désarroi, une espèce
d'angoisse ou de vertige »295. On le devine, l'angoisse dont il est ici question n'est pas sans
relation avec la perturbation de la représentation que chacune des deux figures appelle.
Leur action anti-mimétique perturbe alors l'univers du texte et rend ses contours mouvants.
Elles permettent de multiplier les plans de la fiction, de même que leurs strates de sens, ce
qui rend la matière textuelle instable et sa nature comme hybride.

Pourtant, la critique parle ici d'une confusion que l'on pourrait être tenté de faire entre
mise en abyme et métalepse. Remarquons d'abord que le type de mise en abyme auquel
elle fait référence, et qu'elle nomme dans son texte « pure mise en abyme », correspond à
la catégorie de la « réduplication à l'infini » que la typologie de Lucien Dällenbach
s'applique à délimiter. À titre de rappel, il s'agit d'un « fragment qui entretient avec l’œuvre

294 COHN Dorrit, « Métalepse et mise en abyme », In : PIER John, SCHAEFFER Jean-Marie (dir.),
Métalepses. Entorses au pacte de la représentation, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en
Sciences Sociales, 2005, p. 129.
295 Ibid.

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qui l'inclut un rapport de similitude et qui enchâsse lui-même un fragment qui … et ainsi
de suite »296. Partant de ce point précis, la critique s'applique à démontrer que la métalepse,
tout comme la mise en abyme découlant d'un procédé de « réduplication à l'infini »,
correspondent bien à deux procédés de nature différente. Ainsi, pour elle, la métalepse
« n'évoque nullement l'impression que nous, les lecteurs, appartenons à une série d'êtres
fictifs »297. Ce que l'on doit entendre par là, c'est que la métalepse tend plutôt à produire des
interférences entre les différents niveaux d'enchâssements, contrairement à la
« réduplication à l'infini » qui se contente de les multiplier, au point de faire perdre pied au
lecteur dans une vertigineuse cascade textuelle qui relativise perpétuellement la dominante
des textes enchâssants.

Même si nous souscrivons pleinement, de telles réflexions nous amènent malgré tout à
questionner la nature véritable des interactions qu'entretiennent la métalepse et la mise en
abyme. En effet, grâce à l'aide de la variété des procédés présents dans notre corpus, nous
sommes en mesure d'avancer plusieurs éléments nous permettant de dégager les enjeux de
l'articulation des deux figures. Cela qui nous mènera ainsi à considérer leur apport au sein
de l'esthétique moderniste. Rappelons premièrement que la métalepse n'existe qu'en tant
que phénomène de communication transgressive établi entre deux niveaux diégétiques.
Seulement, un tel procédé ne peut trouver sa consistance que si texte aménage plusieurs
niveaux de récit, donc d'enchâssement. La métalepse a donc besoin de prendre place au
sein d'un récit qui, en quelque sorte, se creuse. Sa profondeur sera alors la condition
permettant l'établissement d'une communication entre ses différents niveaux.

Or, la mise en abyme semble composer la figure idéale permettant de multiplier les
plans de la fiction, que la métalepse pourra faire jouer entre eux. Le cas des Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien constitue un bon exemple de cela, puisque
l'on y observe la construction d'une communication d'ordre métaleptique entre le livre de
Faustroll et celui d'Alfred Jarry, par le biais de laquelle les perspectives se trouvent
renversées et la distinction entre réalité et fiction troublée.

Remarquons tout de même à ce stade de notre réflexion l'originalité des métalepses de


nos deux autres romans. En effet, dans The Picture of Dorian Gray, nous ne pouvons
dégager de niveau d'enchâssement effectif au rang de la diégèse, du moins au sein du
passage concerné. Ce rapport d'enchâssement se trouve donc très artificiellement créé par

296 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 51.


297 COHN Dorrit, « Métalepse et mise en abyme », op. cit., p. 129.

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l'intervention du narrateur, par le biais de son intervention personnelle. Dès lors, on voit à
quel point le changement ponctuel de régime narratif entraîne la mise en évidence des
cadres de la fiction, qui sont ainsi rendus sensibles.

C'est pourtant tout le contraire que l'on peut observer dans A Confissão de Lúcio,
puisque le rapport d'enchâssement qui aurait été susceptible d'accueillir de Marta se trouve
comme annulé, ce au profit de la cohabitation du personnage avec les autres actants du
récit. On remarque ici que la métalepse demeure implicite, et participe à flouter les
contours du texte en amalgamant les différents niveaux de sens que le récit s'applique
discrètement à bâtir.

Partant de là, la métalepse se définit comme une transgression des logiques de la


fiction. Elle permet de représenter ses apories, que ce soient celles de sa structure, de sa
narration, ou de son personnel. Seulement, par la présence de manipulations aussi violentes
qu'artificielles de la matière romanesque, elle en vient elle-même à se désigner comme
objet de pure fiction. En effet, si l'on se sert du vocabulaire dégagé par Lucien Dällenbach,
on peut en venir à remarquer que la métalepse répond d'une certaine manière aux logiques
de réflexion du code, de la même manière que peut le faire une mise en abyme. Rappelons
que la réflexion du code représente la « possibilité consentie au récit de définir ses signes
par ses signes mêmes et d'expliciter ainsi son mode d'opération »298. Ainsi, il est possible de
comprendre la métalepse à l'image d'un outil rhétorique permettant précisément de mettre
en lumière les mécanismes de composition de la fiction. La structure du texte devient en
effet saillante dès lors qu'elle se fait le support d'un procédé de transition métaleptique.
C'était d'ailleurs là le sens des mots de Frank Wagner, qui insistait sur la connotation de
« la nature construite du texte où elle advient, dans un geste foncièrement autotélique »299.

Par le recours à la métalepse, la fiction entre donc dans une logique d'exhibition de ses
mécanismes. Elle s'adonne dès lors aussi à la réflexion de sa propre propension à briser les
codes de la vraisemblance et de la construction mimétique. La métalepse devient par là un
outil d'ostension, de monstration et finalement de démythification des procédés fictionnels.
Elle se développe selon la logique pleinement réflexive du désamorçage des artifices de la
fiction, alors qu'elle en en constitue elle-même une manifestation pour le moins
remarquable par la violence qu'elle exerce sur le texte. La coprésence de la mise en abyme

298 DÄLLENBACH Lucien, Le Récit spéculaire, op. cit., p. 128.


299 WAGNER Frank, « Retours, tours et détours du récit. Aspects de la transmission narrative dans quelques
romans français contemporains », op. cit., p. 9.

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et de la métalepse permettrait donc d'engager le récit dans la représentation de ses jeux
mais aussi de son invraisemblance, puisque, au fond, c'est bien sa propension à représenter
ce qui précisément ne devrait pas l'être au sein d'un roman mimétique qui s'en trouve
révélée. La métalepse permet ainsi au texte de montrer toute l'artificialité de sa
construction, en solide association avec l'efficace créateur de relief et de profondeur qu'est
la mise en abyme.

3.3.1 Pour une définition de l'anti-roman comme paradigme esthétique du roman


moderniste

Nous l'avons évoqué, le roman moderniste met en place différents procédés venant
perturber le récit, tant dans son déroulement d'histoire racontée, que dans la manière selon
laquelle il construit le rapport référentiel qui guide l'effort mimétique qui le soutient. La
métalepse, et bien sûr la mise en abyme à laquelle elle se trouve subordonnée dans notre
corpus, constituent deux objets textuels nous permettant d'observer la crise de la
représentation, telle que les auteurs de la modernité l'ont rendue palpable dans leur pratique
du roman. Si l'esthétique moderniste semble se présenter de manière aussi complexe, c'est
avant tout semble-t-il parce qu'elle s'applique à développer des formes, des structures, qui
sapent les constructions senties comme éculées de la tradition romanesque, pour proposer à
l'expérience d'autres modes d'invention. C'est pour cette raison que nous choisirons à ce
stade de notre réflexion de non plus seulement parler de roman, mais bien plus volontiers
d'anti-roman. Nous possédons la pleine conscience qu'il s'agit là d'une notion dont la
complexité dépasse de très largement le cadre de notre réflexion, de même que celui des
esthétiques romanesques modernistes. On peut dans ce sens remarquer, avec l'aide de
l'article devenu classique dû à Áron Kibédi Varga, que « ce que les manuels appellent en
général le roman, est en réalité un anti-roman »300. Le critique y met en évidence la manière
dont s'est structurée le roman moderne européen autour d'une sorte de pratique parodique

300 KIBÉDI VARGA Áron, « Le roman est un anti-roman », In : Littérature [en ligne], 1982, N°48,
disponible sur http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1982_num_48_4_2174, consulté le 17 mars
2016, p. 9.

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des romans antérieurs301. Ce qu'il remarque, c'est que toute la tradition romanesque se
trouve guidée par cette semblable technique d'invention par détournement des conventions
établies par les œuvres antérieures. Chaque texte procéderait alors par rapport à elles à une
somme de déplacements et de transferts structuraux, topologiques et mythiques. Selon
Áron Kibédi Varga, l'opérateur principal de telles pratiques est la parodie, qui permet la
mise en place de tous les transferts faisant du roman moderne non pas un genre dégradé,
mais bien plutôt dérivé. C'est de cette manière que serait né le roman moderne tel qu'il est
pratiqué depuis Cervantès.

Il convient cependant de prendre quelques distances avec les affirmations du critique,


ce pour tenter de saisir au plus près les dynamiques qui sous-tendent la pratique de l'anti-
roman telle qu'elle se déploie, selon notre avis, dans le corpus romanesque moderniste. En
réalité, nous ne contredirons pas les vues de Kibédi Varga qui si elles demeurent justes,
n'en sont pas moins trop générales pour permettre de dégager les procédés précis qui font
vivre notre corpus. En effet, le critique s'attaque ici à un moment spécifique de l'histoire de
la littérature occidentale, et qui correspond à la première modernité. Au-delà des enjeux et
du rôle de la parodie dans les dynamiques qui rythment les évolutions esthétiques, nous
désirerions plutôt mettre en avant la manière dont les romanciers abordent dans leurs
travaux le problème fondamental de la mimésis. Ainsi, en étudiant la relation précise
qu'entretiennent les textes avec la représentation mimétique, de même qu'en dégageant les
procédés textuels mis en place afin de perturber la charge mimétique des récits, il
deviendrait possible de peser la charge subversive des esthétiques propres à développer une
pratique de l'anti-roman. Or, si l'on s'intéresse de plus près aux procédés que nous avons
dégagé au long de notre réflexion et en lien avec la mise en abyme, il apparaît qu'ils
atteignent tous à la perturbation de la représentation romanesque, selon une amplitude bien
évidemment variable. C'est de cette manière qu'il nous est possible d'interpréter l'esthétique
moderniste comme profondément anti-mimétique.

En suivant une telle interprétation, le roman moderniste serait donc bien plus qu'une
simple réaction, bien plus qu'un contre-modèle lancé contre le réalisme et ses carcans
esthétiques. Le problème serait ainsi d'ordre plus profond, puisqu'il agirait au cœur d'une
modification des rapports entretenu par l'art avec la mimésis. C'est sa manière même de
représenter le monde qui semble ici prendre un virage décisif qui détermine les pratiques

301 Rappelons qu'il s'agit là de la première modernité, celle qui a fait suite à la Renaissance et qui a permis à
la critique de définir le Don Quichotte comme le premier roman moderne européen..

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du XXè siècle. Avec la roman moderniste et son arsenal contre-mimétique, nous
assisterions donc, en suivant notre hypothèse, à un changement de paradigme esthétique
qui se situerait au cœur même de l'interprétation qu'ont faite les artistes de l'idée de
représentation.

Ce changement de paradigme qu'exprime le roman moderniste se définirait alors


comme l'indice d'une prise de distance avec les pratiques antérieures du roman, et initierait
donc un long parcours de mise en crise de la représentation. Comme le remarquent
Malcolm Bradbury et James McFarlane dans leur texte critique déjà cité :

Le modernisme semblerait être le moment à partir duquel l'idée reliée aux


arts radicaux et innovants, l'idéal expérimental, technique et esthétique qui se
développait depuis le romantisme, atteint une crise formelle – dans laquelle le
mythe, la structure et l'organisation compris dans un sens traditionnel
s'effondrent, et pas uniquement pour des raisons formelles. La crise est une
crise de la culture ; cela implique souvent une conception pessimiste de
l'histoire – ainsi l'écrivain moderniste n'est pas seulement l'artiste libéré, mais
l'artiste sous une spécifique et apparente contrainte historique302.

Partant de telles constatations, le paradigme romanesque moderniste constituerait alors une


forme de réalisation concrète de recherches esthétiques prenant place sur un fil
diachronique bien plus long que celui qui se proposerait de ne limiter son action qu'aux
production postérieures à la révolution baudelairienne. De la sorte, c'est bien au
romantisme que l'on doit par exemple la pratique du fragment, mais ce n'est que dans le
roman moderniste qu'elle est employée pour véritablement mettre en crise la structure du

302 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 26.
Nous traduisons de l'anglais :
« Modernism would seem to be the point at which the idea of the radical and innovating arts, the
experimental, technical, aesthetic ideal that had been growing forward from Romanticism, reaches
formal crisis – in which myth, structure and organization in traditional sense collapse, and not only for
formal reasons. The crisis is a crisis of culture ; it often involves an hunhappy view of history – so that
the Modernist writer is not simply the artist set free, but the artist under specific, apparently historical
strain ».

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récit. Il s'agit d'une crise aux implications multiples, qui heurte les fondements à la fois
mythiques et structurels de l'art.

Ainsi, pour discuter la portée générale de ce qu'affirmait Áron Kibédi Varga et si l'on
pense la notion d'anti-roman dans le contexte qui est ici le nôtre, le roman moderniste ne se
contente pas uniquement de transposer ou dériver la pratique romanesque, ou bien d'en
proposer une réinterprétation parodique : c'est au contraire une sorte de nouvelle base
esthétique qu'il propose. À cet égard, il paraît intéressant de se pencher sur la définition
que donne Gérard Genette de la notion d'anti-roman telle que l'a abordée Áron Kibédi
Varga :

L’antiroman est donc une pratique hypertextuelle complexe, qui


s’apparente par certains de ses traits à la parodie, mais que sa référence
textuelle toujours multiple et générique (le roman de chevalerie, le roman
pastoral en général, même si cette référence diffuse se condense volontiers
autour d’un texte eidétique comme Amadis ou l’Astrée) empêche de définir
comme une transformation de texte. Son hypotexte est en fait un hypogenre303.

La réflexion menée ici par le critique lui permet d'aborder le problème de l'anti-roman sous
l'angle général des pratiques intertextuelles. Ainsi, il répondrait aux logiques appartenant à
une pratique spécifique du discours, à l'image de la parodie qui l'anime. Seulement, ce qui
est défini à travers de la citation que nous avons donnée, c'est avant tout la particularité que
possède l'anti-roman et qui le différence de la parodie. Alors que l'effort parodique est
mené en direction d'un hypotexte, donc d'une référence identifiable qui se trouve détournée
selon des modalités parodiques, l'anti-roman se définit au contraire en rapport à un horizon
générique précis, dont il continue toutefois à faire vivre la pratique par le détournement
parodique des traits. Or, ce que nous définirons ici par anti-roman semble bien dépasser le
cadre du détournement d'un hypogenre. En réalité, le roman moderniste ne semble pas

303 GENETTE Gérard, Palimpsestes, op. cit., p. 209.

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uniquement s'attaquer aux pratiques antérieures du roman et en fournir une interprétation
réflexive comme l'a pu faire le Don Quichotte avec le roman de chevalerie304.

Nous pensons en effet qu'il propose en réalité un dépassement du cadre de la pratique


hypertextuelle, pour venir fournir une interprétation expérimentale, nouvelle et actualisée
de la pratique du roman, en relation au contexte historiquement et esthétiquement
bouleversé de la modernité. C'est ainsi que, comme le remarquent conjointement Malcolm
Bradbury et James McFarlane, « l'univers commun de réalité et de culture sur lequel l'art
du XIXè siècle s'est fondé était révolu ; et les modes fictionnels et ironiques, ou alors
explosivement lyriques, des modes qui comprenaient non seulement des éléments de
création mais aussi de dé-création, étaient inévitables »305. Ce qu'il est important de saisir
par le biais d'un tel constat, c'est avant tout l'esprit de tension qui anime l'ensemble des
pratiques artistiques de ce moment charnière dans l'histoire de l'art que représentent les
esthétiques modernistes. Elles répondent bien spécifiquement à ce double aspect qui est ici
mis en lumière par les critiques, cette double pratique de la création et de la dé-création, de
la construction et de la déconstruction. La relation dialectique qui découle d'une telle
tension nous mène inévitablement à nous questionner à propos de la nature des formes
altérées et des nouvelles réalisations qui en découlent. De même, cette tendance à
construire tout en déconstruisant peut nous servir à justifier notre emploi du terme d'anti-
roman. Paradoxalement, c'est en déconstruisant le roman que les écrivains modernistes en
ont renouvelé la pratique, et ont ainsi permis l'ouverture de voies d'explorations nouvelles.
Comme le remarque Richard Sheppard dans sa contribution intitulée « The Crisis of
Language », « le sens moderne du langage littéraire semble contenir, de manière
récurrente, cette familière dialectique de la mort, et d'une inévitable renaissance en de
nouvelles formes »306. Dès lors, c'est bien par la mort du roman antérieur et sa renaissance à
travers de nouvelles pratiques de la représentation, que le langage de la modernité parvient

304 Gérard Genette résume les modalités de ce genre de développements comme suit :
« un héros à l’esprit fragile et incapable de percevoir la différence entre fiction et réalité prend pour réel
(et actuel) l’univers de la fiction, se prend pour l’un de ses personnages, et 'interprète' en ce sens le
monde qui l’entoure ».
C'est précisément cette réinterprétation de la fiction dans un environnement faisant l'objet d'un décalage
qui est à l'origine de la charge perturbatrice à l’œuvre au sein d'un tel anti-roman. En étant le support
d'une réactualisation de sa matière, l'hypogenre voit ses principes révélés en même temps que leur
parodie est assurée par le texte.
Ibid., p. 206.
305 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 27.
Nous traduisons de l'anglais :
« The communal universe of reality and culture on which nineteenth-century art had depended was
over ; and the explosively lyrical, or else the ironic and fictive modes, modes which included large
elements not only of creation but of de-creation, were inevitable ».

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244
à initier la mise en place de moyens esthétiques innovants. À l'échelle du genre, l'anti-
roman ne serait donc, selon la définition que nous en donnons, que la pratique déconstruite
et par là même reconstruite du roman dans le contexte de la modernité. Reste à en définir
les implications réelles en matière de procédés et d'esthétique.

Le modernisme incarne un tournant décisif dans l'histoire littéraire :

Nous l'avons évoqué, la crise historique de la culture semble nécessairement impliquer


une nouvelle pensée de l'art, donc aussi un renouvellement de la compréhension de ses
fondements mimétiques. La notion de crise de la représentation entraîne par conséquent
une réinterprétation des moyens déployés par le roman dans l'optique de faire advenir
l'univers fictif qui sous-tend toute fiction. Cela implique la construction d'une nouvelle
forme de rapport des textes à la référentialité, qui se trouve désormais assumée par le
langage, au cœur même de son système, comme nous avons eu l'occasion de le constater.
La langue s'exprime donc, semble-t-il, à la fois en se parlant et en parlant de soi. C'est
d'ailleurs précisément par le biais du rapport réflexif engagé dans de telles modalités
d'énonciation que la littérature paraît bien réinventer ses moyens d'atteindre à la production
de son sens, ainsi qu'à l'exploration de ses potentialités. En relation à cela, le roman
moderniste n'est donc pas simplement l'image détournée d'un hypogenre, mais bien
l'expression de nouvelles modalités de création. Le principe anti-mimétique, tel que le font
vivre l'ensemble de l'appareil des procédés que nous avons pu mettre jusqu'ici en lumière,
serait donc au centre de ce nouveau système esthétique. Ainsi défini en tant que paradigme
de la pratique romanesque moderniste, l'anti-roman devient pour nous une sorte d'horizon
interprétatif nous permettant d'envisager la manière selon laquelle s'est organisée la
pratique réinterprétée du roman dans le contexte de la modernité.

Or, c'est bien au cœur de la langue que s'exprime l'élan anti-mimétique dont nous
parlons, puisque c'est bien elle qui en fixe la portée, en pleine relation avec le substrat
référentiel qu'elle définit. Dès lors, comme le remarque Richard Sheppard dans son texte

306 SHEPPARD Richard, « The Crisis of Language », In : BRADBURY Malcolm, McFARLANE James
(dir.), Modernism. A Guide to European Literature 1890-1930, op. cit., p. 323.
Nous traduisons de l'anglais :
« The modern sense of literary language seems to contain, recurrently, this familiar dialectic of death,
and of inevitable rebirth into new form ».

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245
déjà cité, « la crise moderniste du langage se localise ainsi non pas dans l'importance de
l'individu créatif ou d'un style littéraire à l'intérieur d'un langage qui est supposé vivant et
rempli de potentiel, mais dans la 'dépotentialisation' d'un langage entier en tant que tel »307.
Partant d'un tel constat, le texte moderniste n'est plus à définir comme le reflet d'une
individualité surplombant, par son acuité et sa sensibilité, la somme vulgaire de ses
contemporains, comme cela a pu être le cas dans le système de création romantique. De
même, il ne s'inscrit pas uniquement dans la simple recherche d'une stylistique nouvelle,
qui mettrait à mort quelque pratique sclérosée vécue comme dépassée.

La modernité semble au contraire procéder à une forme de mise à mort du sens comme
fin première de la littérature, à une sorte de renoncement, presque d'annulation de toute
communication. C'est d'ailleurs en ce sens qu'il faut envisager les apories que nous avons
pu mettre en lumière jusqu'ici. Elles représentent la réalisation concrète de cette
« dépotentialisation » qu'évoque le critique, dans la mesure où elles procèdent de
l'annulation de toute espèce de tentative visant la réalisation effective d'un sens direct au fil
du cheminement de la méditation littéraire. Le modernisme n'est alors plus seulement à
considérer comme un anti-roman ou une anti-poésie vidant le langage de sa substance. Il
est par définition un anti-langage, qui s'applique désormais à la dé-réalisation de ce qui a
fait communément jusqu'à lui la littérature dans la tradition européenne.

C'est ainsi que, pour Malcolm Bradbury et James McFarlane, « le modernisme pourrait
ne pas seulement représenter un nouveau maniérisme dans les arts, mais une sorte de
somptueux désastre pour eux. En somme, l'expérimentalisme ne suggère pas simplement la
présence de la sophistication, de la difficulté et de la nouveauté dans l'art ; il suggère aussi
la désolation, l'obscurité, l'aliénation, la désintégration »308. C'est donc tout un système de
référence qui sombre avec le sens que la dimension expérimentale du modernisme travaille
et sape de l'intérieur. De la sorte, plus qu'une simple rhétorique ornementale, plus qu'un
simple plaisir à tordre la langue face à la jouissance de l'observation de la mort annoncée

307 Ibid., p. 329.


Nous traduisons de l'anglais :
« The Modernist crisis of language is thus located not in the importence of the creative individual or a
literary style within a language which is assumed to be living and potentiated, but in the ‘de-
potentiation’ of an entire language as such ».
308 BRADBURY Malcolm, McFARLANE James, « The Name and Nature of Modernism », op. cit., p. 26.
Nous traduisons de l'anglais :
« Modernism might mean not only a new mode or mannerism in the arts, but a certain magnificent
disaster for them. In short, experimentalism does not simply suggest the presence of sophistication,
difficulty and novelty in art ; it also suggest bleakness, darkness, alienation, disintegration ».

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du sens, le modernisme semble bien plutôt représenter l'abandon radical d'une sorte
d'idéalisme désormais interprété comme vicié. Face à l'échec du langage à dire le monde,
le roman moderniste exprime toute la difficulté que le langage possède finalement à se dire
lui-même. C'est en passant par le construction de mille artifices virtuoses, par toutes ces
structures complexes que nous avons précédemment décrites et dont la mise en abyme
semble représenter l'expression polarisatrice, que le modernisme crée l'image d'un art en
souffrance. Celui-ci ne semble plus vivre que des spasmes de son sens, lancés comme en
direction de l'expression de l'indicible agonie de la représentation. Son véritable langage,
nous l'avons vu, est celui de l'aporie. Le roman moderniste paraît en effet ne parvenir à
s'exprimer que par le biais de la représentation même des limites de son langage, que ce
soit celle de l'impossible représentation de l'acmé fantastique, de l'ontologie vacante de ses
actants et de ses narrateurs, de l'annulation figurée du pôle émetteur de l'écriture ou tout
simplement l'élection de la potentialité comme système signifiant, notamment à travers la
constante indécidabilité de son sens. Sa rhétorique elle-même est un reflet de cette
tendance, contenant la fiction en germe de l'impossible représentation des irréalités que la
suggestion tente de faire advenir en texte.

3.3.2 Notre corpus est composé de trois anti-romans

Si l'on suit donc le cours de notre réflexion, il paraît intéressant de considérer les trois
romans de notre corpus selon l'angle de l'appartenance au genre de l'anti-roman que nous
avons tenté de dégager. Au-delà des nombreuses remarques auxquelles nous avons déjà eu
l'occasion de procéder en rapport à l'étude d'occurrences et de structures spécifiques, il
convient à présent de tenter de déterminer quelques traits d'esthétiques plus généraux. Ils
nous serviront ainsi de tremplin en vue de la mise en relief d'éléments qui nous permettrons
de formuler un certain nombre de remarques concernant l'esthétique romanesque
moderniste.

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247
3.3.2.1 The Picture of Dorian Gray place l'autoréférentialité au centre de son
esthétique

Comme le remarque Liliane Louvel dans son ouvrage sur le double miroir de l'art dans
le roman d'Oscar Wilde, « Lord Henry se fait l’agent destructeur du sens dans le texte »309.
Nous avons en effet eu l'occasion de remarquer à quel point le langage de Lord Henry,
ainsi que la posture qui l'accompagne, représentent tous deux des vecteurs de perturbation
de la transmission du sens. Nous avons mis en lumière deux faits majeurs. Premièrement, il
semble que la parole se soit substituée au actes en ce qui concerne le personnage dont il est
question. En effet, Lord Henry n'est au fond qu'un être de parole. Sa composition ne tient
que grâce aux postures qu'il adopte au travers de la langue, dont il pratique l'art à l'égal
d'un virtuose. Outre le fait qu'elle participe bien à la dissolution du personnage telle qu'elle
semble profiter d'un solide ancrage au sein des esthétiques modernistes, il convient de
remarquer que cette pratique du langage s'inscrit dans un système plus vaste de triomphe
de la forme sur un fond à la consistance presque vide du personnage de Lord Henry.

En effet, si l'on sort un moment de l'échelle actantielle du récit, on s'aperçoit que les
différents chapitres ne représentant que des scènes de conversation mondaine fonctionnent
sur un mode analogue. Si l'on suit Liliane Louvel, « la parole mise en scène devient la
véritable héroïne de ces échanges mondains, où parler sert de substitut à agir »310. Comme
Lord Henry, ces chapitres sont fait de surface, au niveau de laquelle le langage dessine ses
courbes suivant le rythme débridé de la conversation. Remarquons qu'ils ne possèdent
nulle valeur du point de vue de l'intrigue, qu'ils ne font en aucun cas véritablement
progresser. Leur richesse tient plutôt de la force qui sous-tend leur développement, dans
cette capacité que développe le langage à se multiplier par et pour lui-même.

Dans la continuité de cette pratique, on peut tout à fait aborder la question de la


rhétorique de l'aphorisme et du paradoxe, telle qu'elle se développe à travers du discours
porté par Lord Henry. C'est la seconde occurrence que nous nous proposions de traiter.
Nous avons vu qu'elle était le lieu de l'expression autotélique d'un langage qui aménage
son propre mode signifiant, indépendamment du dualisme moral séparant vérité et

309 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit, p. 110.
310 Ibid., p. 109.

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mensonge. La langue de Lord Henry constitue en quelque sorte un tiers-lieu, par le biais
duquel le langage exprime ses potentialités, ce sans pour autant adopter quelque parti pris
autre que celui de la pure gratuité du jeu de langage, donc d'une certaine forme de beauté.
C'est d'ailleurs dans ce sens qu'il faut interpréter la manière dont le personnage chante les
louanges d'une vie pleine, obéissant à la forme d'hédonisme moderne et idéal qu'il transmet
à Dorian Gray. Suivant cette logique, c'est aussi dans une direction semblable qu'il faut
comprendre la manière dont il crée chez son disciple le désir de mener une telle forme
d'existence : en louant la beauté, il en vient à la créer par le biais de Dorian Gray. Une telle
logique permet d'ailleurs à Lord Henry de se doter de ses attributs démiurgiques, ce qui en
fait la figure en abyme de l'auteur que nous avons déjà abondamment décrite.

Cependant, il convient de mettre cette dimension en lien avec l'échec de Dorian à vivre
l'hédonisme théorique faisant de l'existence un art à part entière. C'est d'ailleurs en ce point
qu'il est intéressant de mettre en parallèle le roman d'Oscar Wilde et l'anti-roman dans le
sens premier du terme, en somme en reprenant le modèle décrit par Áron Kibédi Varga. En
effet, comme Don Quichotte, Dorian Gray se laisse séduire par les mots au point de s'y
laisser absorber. Seulement, le parcours de l'anti-héros ne s'effectue nullement ici sur un
mode picaresque. C'est bien plutôt à la veine tragique qu'il faudrait rattacher Dorian Gray,
puisque sa méprise lui coûte la vie et le condamne au perpétuel constat de ses illusions. La
quête du romanesque inscrit dans son héritage familial semble constituer un bon indice de
cet aspect tragique. Remarquons à ce titre que c'est précisément l'impossibilité de la
possibilité du repentir qui motive son suicide indirect. De la sorte, si l'on suit le
raisonnement que Jean Delabroy mène dans son article sur le platonisme dans le roman
d'Oscar Wilde, « selon Wilde, il y a donc un malheur inhérent à l'entreprise des 'esprits en
mal de rêverie' [...] de 'créer des mondes irréels' [...]. Le dandy serait soumis à un cercle
infrangible qui le fait aller, sans solution, d'un réel au codage meurtrier mais solide, à une
déréalisation affolante »311. Ce que le critique remarque par là, c'est la dimension délétère
qui se trouve au cœur de l'entreprise de Dorian Gray. Son « monde irréel » d'élection est la
beauté, mais c'est une beauté qui ne vit qu'au travers des mots, tant ceux de Lord Henry
que ceux du roman. Or, Dorian se retrouve bel et bien piégé entre les forces de la
déréalisation et du poids des codes moraux. Il oscille entre la réalisation d'une action
amorale et son repentir, comme l'illustre sa tentative impossible de revenir à un état

311 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,
p. 59.

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primitif à l'action. Ainsi, seule la littérature et le langage qui la soutient peuvent se
permettre de créer des « mondes irréels ». À l'image de Lord Henry pour qui l'action se
dissout dans le courant des mots, le langage du roman est donc doté de sa propre clôture.
Elle infléchit le développement du texte dans le sens d'une perte de la référence, dont
l'action représente la concrétisation, au profit d'une autoréférentialité qui laisse la liberté au
langage de définir ses propres codes, et ainsi de se développer pour lui-même. En tant
qu'espace de pure potentialité, le texte se situe hors de tout impératif moral. Il possède sa
propre sphère de valeurs, qui n'est autre que celle du Beau. C'est de cette manière qu'il
échappe au « codage meurtrier », puisque son espace est débarrassé des impératifs moraux
qui régissent la société, le texte ne répondant qu'à ses propres règles par la clôture que la
sphère autoréférentielle qu'il crée. De même, il échappe aussi aux écueils de la
« déréalisation affolante », puisqu'en se définissant comme espace de fiction, donc par
cette même capacité à circonscrire ses propres contours, il bâtit sa matière autour des
limites réflexives d'un langage qui tend toujours à se dire lui-même.

C'est à partir d'une telle somme de remarques qu'il paraît intéressant de considérer la
rhétorique apparemment vide du paradoxe et de la conversation. Cette esthétique du
langage pour le langage possède en réalité comme particularité de faire apparaître les
limites de la communication littéraire et de laisser ainsi à l’œuvre l'occasion de délimiter
son propre champ d'action. De la sorte, par son renoncement à faire sens de manière
directe, le texte produit symboliquement son propre champ de référence. En relation à cela,
Pascal Aquien fait la remarque suivante : « si le langage fait l’aveu de son impuissance, si
la langue se fonde sur l’aveu d’une entropie et la reconnaissance d’une déperdition de
force, elle possède en même temps une musicalité spécifique que le paradoxe permet de
retrouver »312. Ce que le critique entend mettre ici en avant, c'est avant tout la manière
selon laquelle le langage wildienne exploite ce rapport d'autoréférence, cette propension à
la langue de se définir comme seul seuil référentiel, afin de redéfinir le rapport créateur
qu'elle entretient avec elle-même. En parlant de « musicalité », Pascal Aquien insiste sur
l'autonomie dont se dote le langage spécifique du roman moderniste. Or, un tel degré de
liberté créative ne semble pouvoir se développer qu'à partir de l'instant où la langue
renonce à sa capacité à signifier directement par la représentation d'une réalité extérieure à
elle. Pourtant, on le voit, le pouvoir mimétique des passages dont il est ici question n'est

312 AQUIEN Pascal, Oscar Wilde. The Picture of Dorian Gray. Pour une poétique du roman, op. cit., p. 81-
82.

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pas nul, et ils ne consistent pas en l'accumulation désordonnée d'un contenu chimérique.
Au contraire, c'est en passant par le biais de la représentation de scènes de dialogue
ininterrompu et de paradoxes à l'ambiguïté constitutive que ce langage peut afficher ses
limites, qui sont aussi celles de sa propension à signifier à travers la représentation. La
force mimétique d'une telle langue se trouve alors comme dissoute dans l'excès de son
propre élan. Pour en revenir à la phrase de Pascal Aquien, c'est par conséquent bien par
l'abondance de représentations qui ne possèdent véritablement d'autre fonction que de
signifier par et pour elles-mêmes, que le texte et le langage qui le soutient font l'aveu de
leur impuissance. En effet, c'est à travers un flot de paroles que la langue est travaillée dans
la direction d'un épuisement du sens qu'elle est censée véhiculer. Malgré l'accumulation du
dire, nul sens nouveau ne se trouve transmis. Il s'agit donc bien ici de la représentation de
la « déperdition de force » mise en avant par le critique, doublée de cette entropie qui fait
que le langage s'épuise finalement dans son propre élan, et semble atteindre ses limites
alors même qu'il étend son effet. Dans The Picture of Dorian Gray, le sens fuit donc
nécessairement à l'effort signifiant.

Afin de tenter finalement de saisir la nature des enjeux véritables de l'esthétique de


l'aphorisme telle qu'elle se développe dans le roman, il convient à présent d'en repasser par
les mots de Liliane Louvel, qui précise que « ces injonctions sous leur forme pompeuse et
prescriptive posent les bases d’un modernisme affranchi des contraintes de systèmes
anciens et prêt à innover des formes inédites »313. Dès lors, il nous est en effet parfaitement
possible d'interpréter cette manière que le paradoxe wildien adopte pour signifier
indirectement comme une tentative pour désamorcer les ressorts traditionnels du signifiant.
Ce serait donc en empruntant une voie tierce, que nous avons déjà décrite, qu'Oscar Wilde
ouvre la voie d'une nouvelle manière de signifier, qui se définirait alors comme totalement
affranchie des impératifs de vérité. En figurant un espace aussi ambivalent que celui du
paradoxe, qui n'est ni vrai ni faux, le texte moderniste wildien procède alors à une
libération du texte des impératifs contraignant de la représentation purement mimétique.
Comme le remarque Liliane Louvel, « il s’agit de revendiquer la liberté de l’artiste,
affranchi de toute contrainte, puisque tout est matière à création artistique, le vice comme
la vertu, la pensée comme le langage »314. On le voit, définir un espace de sens aussi
mouvant que celui du paradoxe correspond en quelque sorte à libérer le langage des

313 LOUVEL Liliane, The Picture of Dorian Gray, Oscar Wilde : le double miroir de l'art, op. cit., p. 116.
314 Ibid.

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chaînes que représentent les catégories morales du vrai et du faux. Cela revient aussi à
assumer et même représenter la part de mystification au travail au sein de l'entreprise
littéraire. Par là, Oscar Wilde en vient aussi à définir le langage littéraire comme un fait qui
possède le pouvoir de définir ses propres normes, lois et limites. C'est par ce biais qu'il
entend à la fois libérer l'art des carcans utilitaires que le réalisme a fini par lui imposer, de
même que l'artiste, pour qui la morale n'est finalement qu'un matériau de création.

Le choix du portrait fantastique comme objet de la fiction est d'ailleurs révélateur de


cela. Comme le remarque Jean Delabroy, « le portrait est l'index de quelque chose
d'inindexable : ce n'est pas la représentation d'un sujet qu'il offre, mais celle de son utopie –
en d'autres termes, la figuration symbolique du sujet comme irreprésentable »315. Ce qu'il
faut entendre par là, c'est que la représentation de l'inindexable dans le roman s'effectue
aussi par le biais d'un tableau auquel le lecteur n'a accès qu'à travers un langage lacunaire,
qui s'emploie en réalité beaucoup plus volontiers à le décrire en passant par le miroir
indirect que constitue son modèle Dorian. Le portrait devient alors en quelque sorte un
symbole de l'échec du langage à tendre vers une représentation idéale du sujet. Pourtant, ce
qui échappe fondamentalement à la description, ce n'est pas tant le personnage, mais plutôt
son image. L'inindexable, c'est alors avant tout chez Oscar Wilde le langage lui-même, qui
épuise ses ressources en quête d'une image idéale de l'individu qui fuit sans cesse à son
approche. Le portrait représente donc l'aporie d'un art qui perd de vue ce qu'il représente à
mesure qu'il s'en approche.

Ainsi, The Picture of Dorian Gray représenterait bien l'échec de l'entreprise


mimétique. C'est par le biais de ses avatars ,que sont le portrait et le langage, qu'il traduit
l'image d'une impossibilité à signifier autrement que par le détour de l'artifice. Le portrait
est peut-être l'image la plus matérielle de la représentation, donc peut-être aussi la plus
artificielle, puisqu'elle ne peut finalement exister en littérature que par les mots. Quant au
langage, il semble bien perdre dans le roman son rapport premier d'outil de représentation,
et doit explorer de nouveaux modes de signification afin de tendre à la production d'un
sens. L'anti-roman wildien se dote donc de toute sa force perturbatrice grâce à la
représentation d'un langage qui s'épuise dans son propre effort. C'est ainsi qu'il introduit
l'idée d'une obsolescence des moyens mimétiques dont le roman était jusqu'alors doté. Le
texte d'Oscar Wilde intègre en quelque sorte la proclamation de l'avènement de

315 DELABROY Jean, « Platon chez les Dandies. Sur Le Portrait de Dorian Gray d'Oscar Wilde », op. cit.,p
50-51.

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l'autoréférentialité comme principe même du roman moderniste. Considérée dans sa
dimension thématique, la mise en abyme appuie pleinement cet effet, ce dans la mesure où
c'est bien elle qui soutient la part réflexive faisant du portrait et de Lord Henry autant de
figures par le biais desquelles le texte se définit comme son propre objet.

3.3.2.2 Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien se définissent


selon les principes d'une « œuvre-monstre »

Nous venons de le constater, l'anti-roman agit au cœur même de la langue. C'est par la
capacité qu'elle développe à faire la démonstration de son pouvoir créateur qu'elle se
présente dans ses aspects fondamentalement autoréférentiels. Ce que le roman d'Alfred
Jarry semble pouvoir apporter dans la continuité de la réflexion sur la langue en matière de
poétique moderniste, c'est avant tout la construction d'espaces qui non seulement se
définissent par leur aspect sémantiquement indéterminé, comme chez Oscar Wilde, mais
aussi par leur inscription au sein d'une structure elle aussi mouvante. En effet, la mise en
disponibilité d'un sens en perpétuel devenir, donc nécessairement transitoire, tend à mettre
en tension le texte qui l’accueille. Dans The Picture of Dorian Gray, même si les chapitres
de conversation ainsi que les maximes disséminées dans le texte viennent perturber le
déroulement du récit, il n'en résulte pas moins que l'intrigue conserve sa linéarité d'histoire
racontée. Or, ce que l'on peut observer dans le roman d'Alfred Jarry, c'est déjà l'éclatement
de la structure de l’œuvre, au profit de l'aménagement par le texte de nouveaux modes de
construction du sens. Nous ne sommes d'ailleurs pas les seuls à avoir perçu autour de ce
point un changement de paradigme déterminant la manière d'écrire dans l'environnement
esthétique moderniste. En effet, c'est à un constat similaire qu'arrive Julien Schuh dès le
début de son article sur le concept jarryque d’œuvre :

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Jarry partage avec son époque une certaine fascination pour la synthèse,
mot un peu passe-partout, que l'on retrouve sous les plumes les plus diverses :
Mallarmé, René Ghil, Rémy de Gourmont, Marcel Schwob, Gustave Kahn,
George Vanor ou encore Saint-Pol-Roux, chacun donne sa définition de la
synthèse, qu'elle soit synthèse des arts, des sensations, d’une personnalité, ou
encore fusion de l’intériorité et de l’extériorité, du continu et du discontinu. Il
se dégage de ces conceptions, malgré leur aspect hétéroclite, une certaine
vision du monde et de la littérature qui détermine ce que l’on pourrait appeler
un nouveau paradigme littéraire, ou pour le dire plus simplement une nouvelle
façon d’écrire et surtout de lire. C'est d'après moi à cette époque que naît (avant
de rapidement disparaître pour refaire surface dans la deuxième moitié du XX è
siècle) l'idée de l'œuvre ouverte, forme offerte aux interprétations infinies du
lecteur. La notion de suggestivité est exaltée : s'il ne faut pas tout dire, si
l'œuvre que l’on lit n'est que le sommet d'un iceberg de significations, un objet
synthétique plein de virtualité, le lecteur se voit chargé de bien plus de
responsabilité qu'auparavant, et ses outils de lecture doivent évoluer en
conséquence316.

Si l'on en croit le critique, la conception jarryque du roman, ainsi que du système de


synthèse qui préside à sa composition, s'inscrit dans un contexte qui s'étend à tout un bain
de création. On observa alors à quel point l'environnement symboliste a pu être propice à
l'innovation, et surtout quel rôle de transition il a pu remplir au regard de l'évolution des
arts en direction de l'exploration de nouvelles voies dans la recherche esthétique. Le
déplacement de paradigme dont témoignent la production des écrivains symbolistes fait
donc apparaître de nouvelles formes, alliées à de nouveaux principes de lecture et
d'écriture. De tels changement impliquent donc un changement d'attitude à l'égard du
langage. La potentialité de son traitement à travers la littérature se définirait donc, selon
Julien Schuh, par la mise en place de modèles résolument ouverts, fonctionnant sur un
principe de virtualité du sens.

316 SCHUH Julien, « L’œuvre selon Jarry : synthèse, linéament, événement », In : L'Étoile-Absinthe, 2005,
N°107/108, p. 34.

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Jusque là, nulle surprise n'apparaît au regard de ce genre de constats, qui semblent bien
confirmer l'analyse que nous avons fournie de la poétique wildienne. Seulement, ce qui
dote les œuvres modernistes, ou pré-modernistes, de leur originalité face à un symbolisme
qui conserve encore un grand pied dans le XIX è siècle, c'est peut-être la manière dont cette
disponibilité du sens se trouve reliée au travail de sape de la charge mimétique contenue
dans le langage qui bâtit l’œuvre romanesque. En effet, on sait de puis Hugo Friedrich que
les œuvres poétiques modernes sont avant tout une affaire de structure, et il semble bien
qu'il en soit de même pour le roman. L'étude des procédés formels que sont la mise en
abyme et la métalepse vont en tout cas dans ce sens. Pourtant, ce que fait apparaître le
roman d'Alfred Jarry dans un tel contexte, c'est la manière dont cette structure va
s'organiser non pas uniquement dans l'optique de faire advenir un mode de création
nouveau, mais aussi spécifiquement dans le but d'ébranler les fondements des esthétiques
antérieures. C'est donc tout un arsenal anti-mimétique qui se trouve déployé dans les
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien, tel que nous avons pu en dégager
les principaux principes.

La mise en abyme semble y jouer un rôle prépondérant dans la manière dont son
action permet un éclatement, une dissolution des perspectives narratives de l’œuvre. Ainsi,
tout le pouvoir que peut receler le narrateur d'une narration de nature monologique se
trouve par là annulé, mais c'est aussi l'origine même de la narration qui est brouillée. La
voix narrative se définit alors par sa dimension éclatée. Elle est comme dissoute dans la
somme indéfinie des différents narrateurs prenant en charge le texte. Comme nous avons
eu l'occasion de le remarquer, certains des fragments de l'ouvrage dépendent d'ailleurs de
sources narratives qu'il est impossible d'identifier clairement. Dès lors, on observe bien
cette tendance de la langue à s'originer en elle-même, dans le mouvement qui l'anime.

À ce titre, il est intéressant de focaliser notre attention en direction de la manière dont


le texte organise aussi son propre chemin de lecture, son propre horizon interprétatif. Nous
l'avons vu, l'accumulation des fragments du Livre III, dédiés aux artistes qu'admirait Alfred
Jarry, procède d'une semblable tendance développée par le roman afin de se définir comme
son propre principe d'origine. C'est en effet parce qu'il se fixe en lui-même un horizon
littéraire, qui lui sert alors de motif à l'écriture des différents chapitres du Livre III, que le
texte prend pour point de départ la réécriture stylisée du langage des autres. C'est ainsi
l'occasion pour Alfred Jarry de développer les sortes de poèmes en prose qui composent ce
passage. Seulement, il reste à prendre en compte la bibliothèque de Faustroll, qui répond à

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des principes analogues. Les livres pairs du docteur représentent en effet une sorte de
bibliothèque idéale à travers de laquelle le voyage entier, ainsi que les gestes et opinions de
Faustroll, se donnent à lire. Plus qu'un horizon situant l’œuvre dans une sorte de diachronie
littéraire, la liste des livres pairs laisse apparaître deux fonctions principales qu'il convient
de décrire. En effet, d'une part, elle peut être comprise comme une sorte de portrait
d'auteur, qui reconstruit son identité par le biais d'un seuil d'attente précis, délimité par
l'ensemble que forme la réunion des ouvrages de la liste. On observerait donc là une sorte
de portrait débordant l’œuvre, jouant avec les codes des livres du passé afin de définir le
livre à venir. D'autre part, il est aussi possible d'interpréter la bibliothèque faustrollienne
comme une manière de contraindre la lecture dans son interprétation. Ainsi, en fixant un
horizon certes large, mais néanmoins cadré, l'auteur contraint en quelque sorte l'analyse en
lui circonscrivant ses limites.

Seulement, il reste intéressant d'envisager à quel point la frontière entre les deux
interprétations peut être mince, au point qu'il apparaît nécessaire de les considérer comme
inséparables l'une de l'autre. En relation à cela, Julien Schuh émet, dans sa thèse sur les
dispositifs de diffraction du sens chez Alfred Jarry, la remarque suivante :

Il ne faudrait cependant pas se contenter de séparer les rôles, de voir dans


la bibliothèque de Faustroll d’une part un portrait de l’auteur en individu libéré
de toute contingence et d’autre part celui de son lecteur, enchaîné à ses indices
illusoires. Les deux portraits se rejoignent, et la bibliothèque est elle-même la
preuve de l’identité du maître absolu du colin-maillard cérébral et du lecteur
paranoïaque qui tente de trouver une cohérence à des objets vides de sens. La
parité affirmée de ces livres est le produit d’une réunion accidentelle, le résultat
d’un parcours de lecteur qui cherche une cohérence seconde, controuvée, à ses
choix littéraires. En faisant de la notion de clinamen l’un des points nodaux de
son ouvrage, Jarry défait après coup le semblant de stabilité de sa bibliothèque,
qui retourne au hasard qui a présidé à sa création, faisant de l’auteur le simple

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lieu de rencontre accidentel d’une somme d’ouvrages qu’il tente tant bien que
mal de rendre significative317.

Ce qu'il faut entendre par le biais de cette citation, c'est que les deux hypothèses attribuant
tour à tour à la liste des livres pairs, d'une part, une fonction de portrait de l'auteur, et
d'autre part un horizon interprétatif du texte, doivent être considérées simultanément. La
liste des livres pairs serait ainsi une image du pôle qui se définit comme maître des
dispositifs de diffraction du sens, ce que le critique nomme en reprenant Alfred Jarry le
« colin-maillard cérébral ». Mais elle constitue aussi l'indice d'une surdétermination de la
matière littéraire, incitant ainsi le lecteur à adopter la posture « paranoïaque » d'une quête
constante et obsessionnelle de sens, y compris dans les occurrences qui en sont a priori
privées. Or, ce n'est qu'en confrontant ces deux pistes interprétatives que le critique
parvient à envisager un dépassement à l'apparente difficulté. Elle naît du constat de la
dimension accidentelle de la réunion des livres pairs qui, s'ils sont le résultat d'un parcours
de lecteur visant à en construire indirectement le portrait, n'en demeurent pas moins le
résultat d'un principe d'indétermination qui s'incarne dans le clinamen. En d'autres termes,
c'est par la réunion arbitraire d'éléments hétérogènes que le texte bâtit, paradoxalement, un
horizon qui surdétermine la manière dont il est composé. Son interprétation doit donc
appeler à une attention de tous les instants, puisque c'est de cette manière qu'il définit son
sens comme fondamentalement fuyant, contingent et soumis au hasard. L'auteur devient
donc pure construction du texte, et c'est précisément de cette manière que le roman en vient
à fondamentalement se définir selon des modalités proches de celles du pur arbitraire.

On le remarque, un tel procédé révèle le parcours que le roman suit afin de subtilement
aménager en son sein l'espace suffisant pour se désigner comme sa propre origine. De cette
manière, si l'on suit toujours Julien Schuh, « après l’esthétique de la surdétermination
sémantique à l’œuvre dans le 'Linteau' des Minutes de sable mémorial, Jarry modifie ainsi
les attentes de son lecteur en inscrivant le hasard au cœur des processus de création et de
lecture, avec l’image d’une œuvre-monstre, aux limites indéfinies et instables »318.
Soutenue par la posture d'un « lecteur paranoïaque » en quête de la persistance d'un sens

317 SCHUH Julien, Alfred Jarry – le colin-maillard cérébral. Étude des dispositifs de diffraction du sens, op.
cit., p. 577.
318 Ibid., p. 588.

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257
qu'il finit par inférer lui-même au texte, c'est donc par le biais de la mise en place d'un
principe de contingence et d'instabilité du sens au cœur de l’œuvre que le roman jarryque
bâtit son architecture. En faisant du clinamen le principe d'organisation de son roman,
Alfred Jarry établit une relation complexe entre son lecteur et son œuvre. En effet, au sein
d'une telle construction, il semble bien que ce soit d'une certaine manière au lecteur qu'il
soit laissé la tâche de construire l’œuvre. Son sens est conçu de manière bien trop
mouvante pour être définitivement fixé. Dès lors, la langage au travail au sein de pareilles
structures se distingue par la manière dont il en vient à aménager ses propres codes, qui ne
sont cette pas à proprement parler des règles d'interprétation, mais plutôt un principe
immanent au texte de multiplication des voies potentilles d'exploration du sens.

Outre sa dimension purement structurelle d'« œuvre-monstre » aux contours


indéterminés, l'anti-roman jarryque se définirait ainsi par sa capacité à fixer en lui-même
son propre horizon d'interprétation. Seulement, il se trouve fondé sur des principes qui
multiplient à l'infini les effets d'indéterminations sémantiques, ce qui induit, d'un point de
vue purement référentiel, une nécessaire perte de repères. Par là, l'anti-roman jarryque se
distingue par sa dimension radicalement anti-mimétique, puisque le seul horizon référentiel
assuré semble n'être que le texte lui-même, qui préside en son propre principe à l'instabilité
de la matière représentée. En relation à cela, on peut remarquer que la mise en abyme joue
un rôle prépondérant au sein d'une telle pratique de la littérature. C'est en effet elle qui
permet l'aménagement des phénomènes d'indétermination du sens à l'échelle structurelle,
qui sont si importants dans la construction de l'autorité autoréférentielle de l'horizon
interprétatif du texte. C'est à cette fin que la mise en abyme participe à l'aménagement
d'espaces d'auto-détermination de la matière littéraire, à l'image du Livre III dont nous
avons déjà décrit les particularités. Aussi, la mise en abyme permet la multiplication des
pôles de focalisation narratives, qui brouillent l'origine du texte. C'est donc bien à partir de
ce point que l'anti-roman jarryque construit sa poétique basée sur le principe du clinamen,
tel que Julien Schuh l'a décrit.

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258
3.3.2.3 A Confissão de Lúcio met en scène les apories du langage littéraire

Nous l'avons vu, le roman de Mário de Sá-Carneiro s'organise autour de la


représentation en abyme d'un texte de nature autobiographique, assumé par un narrateur
homodiégétique. Seulement, il apparaît que le personnage-narrateur Lúcio constitue une
figure instable dans son mode de composition même. En effet, étant donné que son
discours ne peut être véritablement défini que par l'instabilité qu'il véhicule, il semble bien
pouvoir être rattaché à ces figures d'êtres à l'ontologie mouvante tels que l'on peut les
rencontrer dans le corpus romanesque moderniste. Ainsi défini, on peut à présent
remarquer que c'est bien au travers du personnage de Lúcio que l’œuvre bâtit sa structure.
De la sorte, en tant qu'instance fragilisée dans ses fondements, le narrateur vidé de son
ontologie contamine le texte qu'il produit. Le langage qui développe l'intrigue et la
composition de l'ouvrage se fait alors le support d'une forte remise en question des
logiques traditionnellement au travail dans l'entreprise de représentation. Seulement, au-
delà de tous les éléments que nous avons déjà eu l'occasion de mettre en lumière, il
demeure intéressant de se pencher plus précisément sur la mise en crise du langage intime
et subjectif que A Confissão de Lúcio met en place. En effet, c'est bien à travers de la
langue spécifiquement utilisée par le narrateur Lúcio que l'ouvrage procède à la
représentation de la mise à distance des impératifs mimétiques. Cela intervient au profit
d'un texte aux contours à la fois flous et débridés, laissant toute sa place à l'expression des
apories du médium littéraire.

À propos de la composition du narrateur telle qu'elle se développe au fil du roman,


Fernando Cabral Martins procède à la remarque suivante :

Les liens entre sensation, volonté, intelligence et mémoire sont annulé en


Lúcio – ce qui représente très précisément la crise moderniste du Je, ou sa
dispersion. C'est à partir de là que le rêve se fait la métaphore qui est présentée
dans le roman comme son intrigue. Partant de là, Lúcio n'est certain de rien de

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259
ce qui s'est passé ou de ce qui se passe. De là, enfin, le fait que sa vision finale
est couverte par un 'dense voile de brume grise (…)' (133) et 'un dense voile de
brume' (152), et les heures au tribunal, il les a perçues 'en brume' (160)319.

Ce que le critique met ici en lumière, c'est avant tout la manière fragmentée dont le
personnage de Lúcio se trouve composé. En effet, il apparaît que tout lien entre les
différents pôles cognitifs qui forment l'expérience humaine du monde soient
fondamentalement abolis chez lui. C'est de cette manière que sensation, volonté,
intelligence et mémoire deviennent autant d'éléments déconnectés les uns des autres, ce qui
possède pour conséquence la construction d'une reconstruction incomplète de l'expérience
vécue. Ce procédé laisse alors toute sa place à la mise en doute d'un discours qui dénonce
régulièrement sa propre incomplétude. S'il peut être pertinent de l'analyser comme un
témoignage de l'impossibilité pour le sujet de saisir une pleine expérience du monde, ce
genre d’aveu révèle toutefois un problème plus profond qui caractérise bien
spécifiquement l'esthétique moderniste. Par une telle annulation des liens entre les
instances psychiques qui permettent la construction d'une expérience viable du monde, A
Confissão de Lúcio introduit une profonde instabilité au cœur même de la composition de
son narrateur. Nous assistons donc ici à une forme de la mise en crise du « je », telle qu'elle
s'exprime dans le contexte moderniste. Ainsi privé de la capacité à faire l'expérience du
monde, Lúcio est aussi ébranlé dans sa capacité même à faire l'expérience de son propre
texte. De la sorte, il lui est non seulement impossible d'assurer la fiabilité de ses
perceptions et impressions, mais aussi et peut-être surtout de les représenter.

On le voit, Lúcio est en réalité un dispositif du texte qui se construit de manière


lacunaire. C'est de cette manière que la matière romanesque se définit elle aussi comme

319 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 233-234.
Nous traduisons du portugais :
« As ligações entre sensação, vontade, inteligência e memória estão anuladas em Lúcio – o que
representa muito precisamente a crise modernista do Eu, ou a sua dispersão. Daí que o sonho seja a
metáfora que é dada no romance para o seu enredo. Daí que Lúcio não esteja seguro de nada do que se
passou ou do que se passa. Daí, enfim, que o seu olhar final esteja coberto por um 'denso véu de bruma
cinzenta (...)' (133) e 'um denso véu de bruma (...)' (152), e as horas do tribunal as tenha visto 'em
bruma' (160) ».
Les références sont de Fernando Cabral Martins. Nous en présentons une version actualisée
correspondant à notre édition portugaise de référence :
SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 95, 110 et 118.

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260
instable dans le sens qu'elle véhicule, ce qui suppose un profond questionnement de sa
capacité à dire le monde, à le représenter. Le narrateur, dans ses bases incomplètes et
fragiles, devient donc un moyen d'exprimer la difficulté, voire l'impossibilité radicale,
éprouvée par le texte pour dire le monde. Seulement, le ton n'est pas ici à la lamentation
d'un constat tragique de la vulnérabilité d'un langage qui s'épuise face à un monde qu'il est
incapable de représenter. Chez Mário de Sá-Carneiro, nulle nostalgie donc, comme chez
tous les modernistes semble-t-il d'ailleurs. C'est au contraire l'occasion de chanter et
célébrer le pouvoir d'un verbe qui permet la mise en place de structures, de jeux et
d'artifices langagiers se donnant comme pures méditations, malgré le fait qu'il est incapable
d'épuiser et d'absorber le monde dans ses contours. Comme le dit Fernando Cabral Martins,
« il n'y a pas dans le modernisme de contenus psychologiques pour 'exprimer' à travers de
la 'confession' de 'ses sentiments', parce qu'il a trop conscience de la feintise de toute la
sincérité et de l'artifice intrinsèque a toute vérité »320. Ce que le critique semble décrire par
là, c'est la part de construction qui se dissimule derrière l'artificialité de la composition du
personnage de Lúcio, de même que dans la retranscription de ses impressions, pensées et
sentiments. Dès lors, tout contenu psychologique ne possède de valeur que par le constat
paradoxal de l'impossibilité de toute psychologie véritable qu'il véhicule. L'ensemble de
ces procédés doit alors être considéré sous l'angle de la feintise, du jeu de langage. Il s'agit
d'une manière pour le texte de représenter et de penser ses propres limites dans l'entreprise
mimétique qui anime de manière souterraine son langage. La confession lyrique dénonce
alors la vacuité de son objet, et c'est toujours le langage, la littérature, qui en vient à se
définir comme le propre référent de l'effort qui l'anime en ce qui concerne la pratique de la
représentation.

La figure de Lúcio semble donc bien devoir être considérée bien au-delà du mystère
qui anime son questionnement et nourrit l'intrigue. C'est dans sa dimension d'artifice
textuel que la mise en abyme de l'écrivain doit être pensée. À cet égard, il paraît intéressant
de se pencher sur l'étonnante phrase de l'ultime chapitre de l'ouvrage, qui permet au
narrateur de décrire sa propre attitude, qui est en réalité un véritable miroir de l'ambiguïté
de sa position et de sa composition : « a minha atitude era romanesca de esfíngica »321. La

320 Ibid., p. 268.


Nous traduisons du portugais :
« No Modernismo não há conteúdos psicológicos para 'exprimir' através da 'confissão' dos 'seus
sentimentos', porque tem demasiada consciência do fingimento de toda a sinceridade e do artifício
intrínseco a toda a verdade ».
321 SÁ-CARNEIRO Mário de, A Confissão de Lúcio, op. cit., p. 117.

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261
portée métadiscursive de cette phrase devient alors extrêmement forte si l'on fait le choix
de l'inscrire dans la progression de notre réflexion. En effet, par la description d'un tel
ethos romanesque, le narrateur dénonce en quelque sorte la vacuité de sa composition, qui
n'a dès lors de consistance réelle qu'en relation à l'art de la feinte. Le sémantisme porté par
la référence mythologique vêt Lúcio d'une sorte d'habit de mystère. Ainsi l'énigme qui le
porte s'en trouve définie comme la clé d'une composition artificielle, qui ne possède dès
plus d'ontologie qu'au travers d'une simple posture aménagée par le texte.

L'occurrence métadiscursive du chapitre VII révèle donc une des grandes


caractéristiques du texte moderniste : sa théâtralité. Continuons un moment de suivre
Fernando Cabral Martins : « il me paraît rencontrer chez Sá-Carneiro, au lieu d'une
obsessionnelle préoccupation mégalomane 'avec soi', la réalisation d'une tendance
fondamentale du modernisme, la théâtralité. Mot qui se dote, pour Sá-Carneiro, d'un sens
voisin de celui qu'il possède chez Pessoa : la mise en scène des éléments constitutifs de la
littérature »322. Ainsi, le texte moderniste semble bien organiser ses éléments dans une
logique de mise en scène, d'exhibition des mécanismes fictionnels. Nous pouvons d'ailleurs
interpréter le large recours qu'elle fait à la mise en abyme comme une expression de cette
tendance à mettre en relief et faire ressortir les éléments de la fiction, de manière à en
mettre en scène la composition ainsi que les artifices. On le voit bien par le biais du
narrateur Lúcio, elle polarise ces mécanismes de mise en scène, en permettant de les
révéler par l'effet d'enchâssement qu'elle appelle soit de manière effective, soit de manière
symbolique. Elle est une structure à part entière permettant au texte de démythifier les
procédés auxquels il a recours, ce dans la composition même de la représentation qu'il crée.
La mise en abyme dédouble alors en quelque sorte le texte et ses actants, qui se définissent

Traduction de Dominique Touati (SÁ-CARNEIRO Mário de, La Confession de Lúcio, op. cit., p. 139) :
« Mon attitude passait par romanesque, tellement elle intriguait ».
Il nous semble cependant important de corriger cette traduction par une approche plus proche du texte
portugais, afin de restaurer le sémantisme à notre avis fondamental pour l'analyse contenu dans la
référence de nature mythologique :
« Mon attitude était romanesque et sphingique ».
La brutalité du néologisme ne doit pas surprendre : il est en effet fait référence ici à un toute une tradition
de la feintise, que l'art fin-de-siècle et moderniste récupèrent largement. La figure du sphinx s'y définit
alors comme une allégorie de l'énigme que pose le texte moderniste à son lecteur mais aussi à la
littérature.
322 CABRAL MARTINS Fernando, O Modernismo em Mário de Sá-Carneiro, op. cit., p. 326.
Nous traduisons du portugais :
« Parece-me encontrar em Sá-Carneiro, em vez de uma obsessiva preocupação megalómana 'consigo', a
realização de uma tendência fundamental do Modernismo, a teatralidade. Palavra que toma, para Sá-
Carneiro, um sentido afim daquele que tem em Pessoa : o pôr em cena dos elementos constitutivas da
literatura ».

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262
comme autant d'images permettant à l’œuvre de se représenter et de se penser. De la même
manière, elle permet de mettre en scène l'objectivation du fait littéraire, qui donne dès lors
à voir la matière dont il est constitué. De la sorte, selon le critique, « la dispersion
subjective du modernisme n'est pas un symptôme de schizophrénie ou d'asociabilité, c'est
un matériau de travail, une forme. Ainsi, dans la poiesis de Sá-Carneiro, cette forme
résulte de la conscience d'une dissolution première, inévitable »323. L'enjeu de
l'interprétation des instances redoublées par la mise en abyme touche donc à la manière
directe dont la langue moderniste représente sa propre dissolution. Paradoxalement, c'est
dans le courant de son propre dire qu'elle procède à la remise en cause de son pouvoir
signifiant.

Ainsi, l'abondance et la multiplication des figures en abyme permet au texte de


représenter la manière selon laquelle son objet fuit à l'approche des mots, et demeure
inaccessible. C'est pour cette raison que nous avons pu observer le vide ontologie dont les
personnages sont le réceptacle, de même que l'aspect fragmenté des instances subjectives
guidant le texte. Ce sont précisément ces occurrences qui se font les indices de la force de
déconstruction de la mimésis qui anime le roman moderniste. C'est en effet par le biais de
la représentation de référents à la nature fondamentalement polymorphe et mouvante, ce
jusqu'à la perte totale d'assise, que le texte se désigne comme un espace vide. C'est donc de
cette manière que A Confissão de Lúcio se définit en premier lieu comme la représentation
de l'impossibilité de la confession. Nous aurons alors affaire à une écriture qui travaille la
langue de manière à lui faire désigner ses propres manques, ses propres illusions. L'anti-
roman devient donc aussi l'espace de la mise en scène des insuffisances du langage, et par
là de la ruine mise en pratique des procédés mimétiques. En effet, le roman de Mário de
Sá-Carneiro procède à l'éclatement des genres en même temps que celui de toute
représentation. En rendant son texte instable dans son principe même, l'auteur procède à un
ébranlement systématique des procédés ayant pour fonction de doter sa représentation
d'une stabilité, en d'autres termes de le rendre vraisemblable. Seulement, il faut garder à
l'esprit que la mise en abyme lui permet d'entrer dans une logique d'exhibition de son
propre travail de sape, notamment par le fait qu'elle introduit un décalage entre la personne
de l'écrivain réel et celle de l'écrivain fictif. Par ce biais, ce sont aussi les limites du

323 Ibid., p. 256.


Nous traduisons du portugais :
« A dispersão subjectiva do Modernismo não é um sintoma de esquizofrenia ou de associabilidade, é um
material de trabalho, uma forma. Ora, na poiesis de Sá-Carneiro, essa forma resulta da consciência de
uma dissolução primeira, inevitável ».

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langage qui sont questionnées, dans leur capacité à nourrir une œuvre travaillant autour
d'une autoréférentialité qui s'applique à brouiller les contours du texte. Aux limites de la
mort du langage, se trouve donc un principe réflexif fondamental, qui permet de désigner
l'espace de l’œuvre comme un cadre de jeu, au sein duquel les mots perdent
paradoxalement leur capacité à produire une image du monde au moment même où celle-ci
se déploie. C'est donc par le biais des apories d'un langage au bord de la faille que
l'irreprésentable surgit du magma créatif d'une écriture qui s'applique à produire ses
propres codes et modalités d'énonciation. Les structures qui en découlent, celles du double,
du symbole et de la multiplication des sens possibles, servent à Mário de Sá-Carneiro de
base de création lui permettant de produire un anti-roman répondant aux principes mêmes
de l'avant-garde moderniste portugaise, qui est « une avant-garde qui rompt le réseau de la
rationalité sans abolir la syntaxe »324.

En effet, si A Confissão de Lúcio comporte bien une syntaxe narrative parfaitement


identifiable, c'est dans sa capacité à produire et suggérer un chemin stable dans l'entreprise
de signification de son texte qui le définit comme un type d'anti-roman particulièrement
efficace. En épousant la forme extérieure de la confession, impliquant authenticité et
sincérité, le texte de Mário de Sá-Carneiro s'applique en réalité à modifier le rapport de la
langue au réel de manière à le faire surgir au cœur des mots, dans un chemin inverse à
toute réelle entreprise mimétique. Le monde et les formes du roman n'existent donc qu'au
cœur du langage, qui gagne ainsi la possibilité singulière de devenir un univers à part
entière, par le fait même qu'il se trouve dépossédé de sa capacité à dire le réel. Le rapport
rationnel qui relie communément, en tout cas jusqu'au modernisme, le langage au monde
se trouve donc temporairement aboli au profit de la définition par les textes de leur propre
horizon référentiel, fixé en eux-mêmes.

324 Ibid., p. 243.


Nous traduisons du portugais :
« Uma Vanguarda que rompe a rede da racionalidade sem abolir a sintaxe ».

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264
3.3.3 Le roman moderniste s'inscrit dans la logique des arts de la dissonance

Dans son étude des dynamiques qui œuvrent tout le long de la tradition romanesque
occidentale, Thomas Pavel parvient à identifier un certain nombre de traits qui forgent
l'évolution du roman par leur opposition récurrente au fil de l'histoire. Il résume la thèse de
son travail comme suit, en opposition avec les démarches semblables qui ont été produites
avant lui :

La thèse d’Auerbach saisit dans l’histoire du roman une tendance profonde


et durable et qui consiste à prendre de plus en plus au sérieux tous les aspects
de la vie humaine. Des situations qui jusqu’au XVIII è siècle étaient considérés
par définition comiques ou sordides (la vie amoureuse d’une servante, par
exemple) acquièrent une aura dramatique dans Pamela, voire tragique dans
Germinie Lacerteux et sont décrites dans un style à la fois riche en détails
concrets et d’une profonde gravité.

Pour nuancer cette thèse, il faudrait cependant prendre en considération le


principe polémique qui a joué un rôle essentiel dans l’histoire du roman. En
conformité avec ce principe, des tendances rivales – le sérieux et le comique,
l’idéalisme et son contraire – coexistent à long terme, s’affrontent et
s’influencent mutuellement325.

Ainsi, selon le critique, ce serait avant tout un principe d'opposition qui aurait façonné
l'histoire du roman. Ce « principe polémique » s'incarne au travers de plusieurs
mouvements dialectiques tels que le sérieux et le comique, ou l'idéalisme et son contraire.
C'est plus précisément cette deuxième paire antithétique qui va retenir ici notre attention,

325 PAVEL Thomas, La Pensée du roman, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », 2014, p. 581-582.

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dans la mesure où c'est elle qui va nous permettre de circonscrire au mieux la place de
l'esthétique moderniste dans la diachronie de l'histoire romanesque. Nous l'avons vu, les
trois romans de notre corpus répondent à un principe anti-mimétique. C'est d'ailleurs sur lui
que nous nous sommes appuyés afin de définir l'anti-roman comme le paradigme central de
l'art romanesque moderniste. Cela suppose donc qu'une telle esthétique s'est construite par
rapport à un seuil déjà existant, qui aurait au contraire adopté une posture que l'on
qualifiera de mimétique. On le devine, il s'agit là du roman du réalisme du XIX è siècle. Les
anti-romans modernistes répondent en effet à des procédés qui prennent le contre-pied des
pratiques de représentation visant l'intégration totalisante du monde à l'intérieur du langage
littéraire, considéré comme médium d’appréhension du réel.

Selon Thomas Pavel, le roman réaliste serait animé par deux courants contraires qui
opèrent leur synthèse. Il s'agit dès lors de « concilier, d’une part, le désir de représenter
l’excellence humaine dans sa dimension individuelle tout en peignant, d’autre part, le
contexte social et historique qui la rend possible, voire nécessaire »326. Outre le fait que le
roman mimétique du XIXè siècle soit définitivement tourné vers la représentation de
l'individu en prise avec le contexte socio-historique qui le détermine, il tendrait aussi à
produire une image sublimée de l'existence individuelle, prise comme support central d'une
herméneutique exemplaire. C'est précisément cette tendance qui fait que le roman du XIX è
siècle se trouve tourné, selon Thomas Pavel, en direction d'une certaine forme d'idéalisme
social. Or, selon les mécanismes du principe polémique déjà décrit, c'est à cet idéalisme
que le roman anti-mimétique s'attaque. En effet, l'anti-roman moderniste véhicule une
vision du langage dépourvue de toute influence sur le réel. Son autotélisme implique une
pratique auto-centrée de la représentation, qui dès lors tend à s'originer en son propre sein.
Son langage s'épuise donc d'une certaine manière en lui-même, rendant tout effort en vue
de capter le réel vain. Cela va sans dire, cette conception du langage littéraire se positionne
à l'opposé de la construction d'un monde vraisemblable tourné vers la figuration amplifiée
des destinées humaines. Elle s'oppose alors aussi à la conception d'un verbe tout puissant
capable de saisir l'essence du réel dans ses plus infimes détails, dans ses plus subtiles
ramifications.

Partant de là, le roman moderniste, conçu en tant que pratique anti-mimétique, se situe
dans un rapport de dissonance radicale avec le monde. Ainsi, il semble bien figurer la

326 Ibid., p. 494.

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marque d'une perte de l'idéalisme présent derrière le roman réaliste du XIX è siècle. Il s'agit
d'un idéalisme qui agit du point de vue de l'utopie d'un langage capable d'accueillir en son
sein la totalité du monde, mais qui considère aussi, par synecdoque, l'individu comme un
échantillon d'une catégorie sociale déterminée. Pourtant, contrairement à ce que l'on
pourrait croire de prime abord, le roman moderniste n'exprime en aucun cas une position
d'abandon face au réel. Bien au contraire, l'évacuation des grands ensembles, des grandes
fresques qui soutiennent souvent les entreprises réalistes, de même que les entreprises de
saisies totalisantes du monde qui soutiennent leur pratique de l'écriture, tend à redéfinir un
nouveau rapport de la langue et des individus face au monde. Comme le remarque Ellen W.
Sapega dans son ouvrage sur l’œuvre de José de Almada Negreiros, « il est possible de
comprendre le surgissement des nouveaux moyens de communication pratiqués par les
artistes modernistes comme le résultat de la recherche d'une voix ou d'une vision poétique,
capable de communiquer une nouvelle relation entre le sujet et l'expérience du 'réel' »327.
Selon la critique, il serait donc possible d'interpréter la manière dont le roman moderniste
institue son rapport au langage comme l'image d'une tentative pour ouvrir de nouvelles
voies destinées à la communication individuelle. De la sorte, les constructions élaborées,
ce jusqu'à l'hermétisme, de la rhétorique moderniste contribueraient à bâtir un nouveau
moyen d'être au monde de l'écrivain au travers de la langue. Ainsi, par la représentation
d'une dissonance assumée de l'être et du langage, les auteurs du modernisme ont tenté de
mettre en place des systèmes de communication innovants, cherchant à réconcilier d'une
certaine manière l'individu et le réel. C'est donc en renonçant précisément à fournir un
point de vue global et impersonnel sur le monde qu'ils ont su bâtir, au travers de la langue,
une somme de procédés en quête de la rénovation de la représentation du monde.

Cela nous mène d'ailleurs en direction du constat auquel Cécile Kovacshazy parvient
en relation à la problématique moderne du double : « le récit moderne de doubles est une
narration lyrique : il est une tentative de dire le moi en même temps qu’il restitue, ou
raconte cette tentative »328. Compris de cette manière, le récit de doubles possède la
particularité de tendre à se saisir de son objet en adoptant spécifiquement une posture

327 SAPEGA Ellen W., Ficções modernistas : um estudo da obra em prosa de José de Almada Negreiros
1915-1925, op. cit., p. 13.
Nous traduisons du portugais :
« É possivel entender o surgir dos novos meios de comunicação praticados pelos artictas e escritores
modernistas como resultado da procura de uma voz ou de uma visão poética, capaz de comunicar uma
nova relação entre o sujeito e a experiência do 'real' »
328 KOVACSHAZY Cécile, Simplement double : le personnage double, une obsession du roman au XXè
siècle, op. cit., p. 337.

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indirecte face à lui. De la sorte, c'est en aménageant des dispositifs de dédoublement qu'il
procède à la saisie de ce qui est unique par définition : l'individu. L'anormalité, la
monstruosité du procédé en viennent donc à se définir comme les seuls moyens pour le
texte de faire advenir son sens dans le contexte esthétique qui est le sien. C'est de cette
manière que le récit moderne de doubles parvient paradoxalement à atteindre son objet, qui
est de « dire le moi » alors que cela ne paraît, précisément, plus possible. Dès lors, c'est par
la représentation de la confrontation à l'altérité de ce qui est au fond semblable, que le texte
de doubles parvient à donner une image de ce qui n'en possède pas, de ce qui est trop
mouvant ou instable pour en posséder une.

Nous avons eu l'occasion de le remarquer, les trois romans de notre corpus répondent à
des pratiques similaires. Seulement, ils ne s'y limitent pas, et il semble bien que les figures
du double font système avec d'autres occurrences. La mise en abyme en constitue un bon
exemplaire, notamment par la prépondérance et la vitalité dont les esthétiques modernistes
semblent la doter. Ce à quoi nous aimerions parvenir, c'est montrer à quel point les
dynamiques à l’œuvre dans le récit moderne de doubles trouvent écho dans d'autres
figures. En effet, si l'on suit notre raisonnement, il semble que la manière dont Cécile
Kovaschazy décrit la capacité de la figure du double à signifier indirectement semble
illustrer celle des autres structures que nous avons tenté de mettre en lumière. Le récit
moderne de doubles introduit une nouvelle forme de lyrisme par l'aménagement paradoxal
de dispositifs de dédoublement qui brisent figurément l'unité du sujet, donc du texte. Par là,
il en vient à se définir au travers d'une sorte d'adaptation paradoxale du fait lyrique à un
contexte esthétique qui en rend toute expression impossible. Dès lors, si nous revenons à
notre idée de départ, tous les procédés anti-mimétiques que nous sommes parvenus à
décrire participent au développement de la représentation, ce alors même qu'en sont
présentées toutes les apories. C'est en ce sens que nous avons fait élection du terme anti-
roman afin de désigner le produit de la pratique romanesque moderniste.

À l'idéalisme des esthétiques antérieures, le roman moderniste substitue un appareil


textuel complexe visant à perturber le monde de la représentation, ce qui constitue aussi un
moyen de restituer toute sa place au lecteur, qui se voit investi d'une part prépondérante
dans la construction du sens des œuvres. C'est aussi de cette manière que nous pouvons
faire ressortir toute l'assise paradoxale du roman moderniste. En effet, il apparaît à présent
que c'est précisément en sapant les procédés qui jusqu'alors avaient fondé le roman, ainsi
que l'assise mimétique qui en a fondé toute la force de représentation, que le roman

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moderniste a su se définir comme roman. De la sorte, l'anti-roman tel que nous l'entendons
serait bien un roman adapté au contexte de la modernité. Il a été façonné à l'intérieur d'un
contexte rendant impossible toute forme classique de représentation, ce qui semble avoir
rendu nécessaire et on ne peut plus vivante la force expérimentale développée par les
œuvres modernistes. L'anti-roman n'incarne donc pas la mort du roman, mais au contraire
sa pleine expression, son renouvellement, sa renaissance moderne.

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269
Conclusion

1) L'étude de la mise en abyme mène à la mise en évidence des principes anti-


mimétiques du roman moderniste

L'heure des bilans s'impose, alors que nous arrivons au terme de notre étude des
différentes occurrences de la mise en abyme telles qu'elles se déploient dans les romans
modernistes qui composent notre corpus.

L'examen a vite fait apparaître une constante qui réunit autour d'un même centre les trois
romans de notre corpus : le recours au procédé de la mise en abyme. Partant de là, la réunion
des trois auteurs dont avons proposé l'étude est précisément destinée à faire parler et donner
sens aux difficultés rencontrées par la critique. L'enjeu était dès lors pour nous de fournir une
compréhension avancée du rôle que joue la mise en abyme au sein de l'esthétique romanesque
moderniste, et ainsi de fournir une image de ses fonctions au sein du développement des
logiques de la modernité. Il s'est alors agi de montrer comment l'étude de la mise en abyme
permet de lier, en les regroupant, divers textes écrits à des périodes différentes du modernisme
et appartenant à des traditions éloignées culturellement. C'est de cette manière que nous avons
tout d'abord eu l'occasion de dégager les trois contextes qui président à l'écriture des romans
de notre corpus. En effet, alors que le contexte moderniste britannique semble bien s'organiser
en réaction contre le réalisme victorien, récupérant ainsi les acquis néo-classiques attachées à
l'aestheticism, la production française semble plutôt s'appuyer sur les avancées du
symbolisme. C'est ainsi que, si The Picture of Dorian Gray reste connu pour alimenter encore
aujourd'hui le fantasme d'un retour à l'idéal classique du culte hédoniste de la beauté, les
Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien fournissent un intéressant exemple des
systèmes hermétiques qui caractérisent le symbolisme. Écrit plus tardivement, le roman A
Confissão de Lúcio s'inscrit déjà dans des modalités de production plus spécifiques des
modernismes. En effet, le contexte moderniste portugais se distingue par la manière selon
laquelle il se développe au travers de différentes revues, dont la plus marquante est
certainement Orpheu. C'est au travers d'elle que les artistes de l'avant-garde moderniste
lusophone se sont réunis afin de donner forme à la nouvelle conception de l'art et de la

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270
littérature qu'ils étaient désormais décidés à véhiculer. Dès lors, Orpheu est devenu le terrain
d'expérimentation des grandes tentatives pour réformer le langage littéraire que sont le
paulisme, le sensationnisme et l'intersectionnisme. C'est dans un tel contexte qu'il faut donc
considérer la production de l'unique roman de Mário de Sá-Carneiro.

Ainsi, il apparaît nécessaire de comprendre que c'est avant tout au travers des recherches
stylistiques de la modernité qu'il faut considérer la rhétorique particulière du roman
moderniste. C'est d'ailleurs cet aspect, qui demande un détour nécessaire par les implications
de la révolution poétique du XIX è siècle, qui nous permet de mettre en lumière les procédés
rendant possible la réunion de nos trois romans autour d'un certain nombre de constantes
rhétoriques. L'un des principaux traits du contexte moderniste est celui de la mise en crise de
la représentation, que révèle cet aspect de notre étude. En effet, le langage de la modernité se
distingue par une perte de référentialité du langage, qui en vient à créer ses propres
associations afin de signifier hors d'un simple rapport mimétique engagé avec le réel,
notamment au travers de rhétoriques de la suggestion. Or, si la poésie demeure bien le lieu
exemplaire de l'étude du langage propre à la modernité, il convient de remarquer que l'écriture
romanesque adopte une rhétorique semblable, qui s'exprime cependant sous des modes
d'expression adaptés au genre.

C'est précisément à partir de ce point que la mise en contact de la poésie et du roman


devient décisive pour la mise en lumière de la spécificité de l'esthétique romanesque
moderniste. En effet, il convient de remarquer à ce stade que la part autoréférentielle du
langage à l’œuvre dans la construction des formes poétiques trouve son écho dans la forme du
roman. Seulement, cela induit inévitablement la mise en place de nouvelles structures
adaptées à l'environnement romanesque. La mise en abyme semble bien être l'une d'entre
elles. Elle ne constitue pas cependant une figure de second ordre au sein de l'organisation
structurelle des romans. Il semble même qu'elle y fait figure de principe structurant. Cette
dimension apparaît dès l'étude des seuils des trois ouvrages, puisque les titres eux-mêmes sont
révélateurs des modes de construction des textes. Ainsi, on observe aussi que ce sont les
intrigues qui se trouvent nourries par de nombreuses figures interprétables selon le modèle de
la mise en abyme.

Partant de ce point là, c'est l'un des principaux ressorts de signification de la mise en
abyme qui se révèle à l'analyse : sa réflexivité. En effet, il apparaît que la charge réflexive

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271
qu'elle véhicule se situe véritablement au cœur des esthétiques développées dans les trois
romans de notre corpus. Dans ce sens, nous avons mis en lumière le rôle de première
importance que semble jouer la mise en abyme dans l'aménagement d'espaces spéculaires à
l'intérieur des romans de notre corpus. C'est de cette manière que nous avons tenté de faire
apparaître le versant thématique de la mise en abyme, tel qu'il s'exprime amplement au sein de
notre groupement de textes. Nous avons fait le choix d'en définir les traits en fonction de la
récupération symbolique de caractéristiques attachées aux œuvres, et de leur intégration au
sein du système actantiel des romans. Nous l'avons décrite sous l'appellation de figure en
abyme. Elle répond à une sorte de vide terminologique, dans la mesure où les modèles
théoriques qui se sont attachés à décrire les différentes occurrences de la mise en abyme
semblent ne s'être principalement focalisées qu'autour des phénomènes de coprésence de texte
au sein d'un même espace. Même Mieke Bal, dans son article intitulé « Mise en abyme et
iconicité », n'a semble-t-il pas exploré plus en avant une notion qui pourtant aurait pu
répondre à de semblables besoins. Or, il apparaît que la multiplication des figures
démiurgiques, ou même des incarnations symboliques de l’œuvre dans nos romans,
nécessitent la proposition d'un vocabulaire plus spécifique. Ce sont des enjeux de précision et
de rigueur terminologiques qui se trouvent ici engagés. Nous avons donc tenté d'y pourvoir au
mieux.

Partant du constat d'un l'aspect central de la mise en abyme dans le roman moderniste,
c'est en réalité tout un pan fonctionnel du procédé qui s'est révélé à l'analyse. Ainsi, il est
apparu que la mise en abyme prend place au sein d'un système soutenant l'entreprise que le
roman moderniste développe en vue de fournir une tentative de saisie de la littérature en sa
propre matière. Il en découle un phénomène d'objectivation du fait littéraire, qui se trouve
capté dans ses principes au cœur même de l'écriture moderniste. La charge réflexive de telles
occurrences permet la mise en valeur de procédés de spatialisation de l'écriture, qui ont fait
apparaître dans notre vocabulaire la notion d'espace en abyme. Nous entendons par là une
représentation synthétique d'un espace métaphorique redoublant son inscription dans la
dimension narrative du texte par la récupération d'attributs rattachables à l'ensemble de
l’œuvre qui l'accueille. Tel est le cas du chapitre XI de The Picture of Dorian Gray, du Livre
III du Faustroll, et de l'épisode de l'« Orgie de feu » dans A Confissão de Lúcio. Seulement,
par ses aspects symboliques, il brise la linéarité du déroulement de l'intrigue, et questionne les
principes du texte dans le même temps où il les développe. En plus de cela se pose aussi la
question de l'intertextualité, qui demeure un problème en relation avec la mise en abyme, dans

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272
la mesure où elle aussi implique l'inscription d'un texte dans un autre, en plus des phénomènes
réflexifs engagés par la pratique de la citation. Nous sommes pourtant parvenus au constat de
la nécessité de la mise en place d'une claire démarcation entre les deux procédés, séparation
qui réside très schématiquement dans la nature extradiégétique du référent pour la citation, et
intradiégétique pour la mise en abyme.

Partant du constat de la valeur d'objectivation de la littérature attachée à la mise en abyme


dans le corpus moderniste, notre réflexion nous a mené à la valorisation de la charge anti-
mimétique attachée aux occurrences que nous avons mises en lumière. Ainsi, en plus de
simplement perturber le déroulement linéaire du texte, la mise en abyme agit au cœur de la
composition des actants, dont les interactions animent les intrigues des œuvres de notre
corpus. Les personnages apparaissent dès lors comme vidés de leur ontologie. Il en découle la
représentation de personnages dénoncés comme autant de constructions du texte, qui
fonctionnent à l'image de symboles disponibles permettant au langage de montrer son propre
épuisement face à un monde qu'il n'est plus capable d'exprimer. Les esthétiques du double
apparaissent alors comme un moyen de palier l'impuissance des mots face au monde, en leur
restituant une part réflexive qui les dote d'une nouvelle capacité de signifier, d'une nouvelle
manière de représenter le réel.

C'est donc à partir de telles considérations qu'il nous a été possible d'avancer l'hypothèse
que la mise en abyme se fait le support de fonctions paradigmatiques pour le roman
moderniste. En premier lieu, nous avons vu qu'elle permettait la mise en place de
vertigineuses esthétiques jouant sur la fragmentation du discours véhiculé au travers des
œuvres. En permettant l'éclatement des pôles narratifs des trois récits de notre corpus, elle se
définit comme un vecteur de brouillage de l'origine de leur contenu textuel. Dès lors, la
langue moderniste en vient à se considérer à l'image d'un discours fondamentalement
fragmenté, qui explore de nouvelles manières de signifier. C'est une manière pour elle de
s'affranchir des anciens modèles de la communication littéraire. De la sorte, plusieurs indices
de la dislocation du récit apparaissent, à l'image de l'ironie wildienne, de l'esthétique
paradoxale du fragment ou de la mise en place de plusieurs modes d'interprétation, désormais
conçus comme seuls modes fiables de lecture.

C'est par le biais de tels procédés que le roman moderniste se positionne contre les
pratiques mimétiques, telles qu'elles sont par exemple pratiquées par le roman réaliste du

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273
XIXè siècle. Afin de fournir un contre modèle à ces modes d'écriture, les œuvres de notre
corpus ont recours à tout un arsenal structurel destiné à saper les mécanismes mimétiques
présents au cœur de l'entreprise de représentation. Seulement, nous avons remarqué que les
procédés qui en découlent s'organisent toujours en rapport plus ou moins étroit avec la mise
en abyme, à l'image des occurrences de nature métaleptique qui sont développées dans les
textes. Le rôle de la mise en abyme en vient donc à se définir en fonction des reliefs qu'elle
creuse figurément à l'intérieur des ouvrages, ouvrant ainsi la voie à la transgression possible
des seuils d'enchâssement que demande la transition métaleptique.

En vertu de ces remarques, il nous est alors devenu possible d'envisager la pratique
romanesque moderniste comme répondant à la forme de l'anti-roman. Ainsi considéré comme
paradigme esthétique du roman de la modernité, l'anti-roman se doterait plus que d'une simple
valeur oppositionnelle à l'égard des constructions réalistes. En réalité, si l'on se fie à nos
analyses, ce serait plutôt dans le cadre de la recherche d'une nouvelle manière pour le langage
littéraire d'advenir au monde, que l'anti-roman moderniste permet de développer de réelles
innovations stylistiques. Par leur autoréférentialité, leurs aspects irréguliers et la part
d’ostension des apories de la représentation qu'ils présentent, les romans de notre corpus se
construisent alors fondamentalement autour d'un principe de dissonance. Contre la part
idéaliste au travail derrière le roman mimétique, qui considère le langage comme un moyen
d'accéder au monde, donc à la vérité, la poétique moderniste semble bien privilégier la
représentation d'un monde incomplet, à la nature mouvante et au sens vacant. À l'ambition
totalisante portée par l'entreprise réaliste, se trouve donc substituée la figuration d'un art se
donnant lui-même comme référent de sa propre matière. Par une telle tendance, le texte
romanesque moderniste libère en quelque sorte son lecteur du poids étouffant de
l'omniscience réaliste. Sa dimension expérimentale se fait la garante d'une approche
renouvelée de la représentation, qui lui permet précisément de dire l'être alors même qu'elle
en figure l'impossibilité. Grâce à l'appui qu'il reçoit des potentialités qu'apporte son recours à
la mise en abyme, l'anti-roman moderniste ouvre ainsi la voie à une nouvelle manière
d'envisager l'écriture, donc la littérature. Elle influencera de la sorte les pratiques directement
issues du roman d'avant-garde en passant par le grand roman moderniste que l'on connaît,
mais aussi et finalement, tout le roman du XXè siècle.

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274
2) La notion d'anti-roman demeure une ressource critique inexploitée en vue de
définir de plus près l'esthétique romanesque moderniste

Puisque nous arrivons au terme de notre analyse, il convient de rappeler quelques-uns des
éléments qui nous ont permis d'en amorcer le départ, ce afin peut-être d'en offrir une meilleure
perspective. Nous avons en effet débuté notre étude par un exposé de la valeur que nous avons
attribuée tout du long au terme de modernisme, et nous considérions alors certaines vues
développées par Antoine Compagnon afin de cerner au plus près possible le concept de
modernité. Proposant une approche baudelairienne du sujet, le critique nous rappelle que :

La définition baudelairienne de la modernité par la double nature du beau


exige de l’artiste une conscience critique […]. Telle est la condition d’une
modernité qui ne reconnaît plus d’extériorité par rapport à son art, plus de code ni
de sujet, et qui doit donc se donner elle-même ses règles, modèles et critères.
L’œuvre moderne fournit son propre mode d’emploi, sa manière est
l’enchâssement, ou encore l’autocritique et l’autoréférentialité, ce que Mallarmé
nommait le 'pli' de l’œuvre et qu’il opposait à la platitude du journal. Depuis
Baudelaire, la fonction poétique et la fonction critique se tressent nécessairement,
dans une self-consciousness que l’artiste doit avoir de son art329.

À l'approche de la clôture de notre réflexion, l'intérêt que comportent de telles remarques


consiste dans le rappel de l'origine des différents phénomènes que nous avons jusqu'ici mis en
lumière. En effet, c'est cette conscience que les œuvres développent d'elles-mêmes qui semble
bien guider les principes qui agissent au cœur de la pratique de l'anti-roman moderniste.
Seulement, il ne se contente pas d'engager simplement un rapport réflexif avec lui-même.
Comme le met en avant Antoine Compagnon, il s'auto-critique. C'est donc par le biais d'un tel
rapport que le roman moderniste produit l'image d'une littérature qui non seulement se pense,

329 COMPAGNON Antoine, Les cinq paradoxes de la modernité, op. cit., p. 36.

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mais qui révèle et sape aussi ses propres procédés en même temps qu'il les pratique. Nous
sommes par conséquent bien mis face à des textes aux aspects en quelque sorte monstrueux,
dont le langage virtuose se déploie pour mieux révéler ses limites et ainsi son incapacité à dire
autre chose que lui-même. Beaucoup plus qu'un « mode d'emploi », le roman moderniste
semble donc fournir son mode de déconstruction. C'est par le biais de tous les procédés anti-
mimétiques qu'il développe, et que nous nous sommes employés à soumettre à l'analyse, qu'il
est parvenu à placer le roman face à ses limites. De la sorte, le roman moderniste répond déjà
d'une certaine manière au principe que Maurice Blanchot décrivait à propos du surréalisme,
lorsqu'il disait que « le langage disparaît comme instrument, mais c’est qu’il est devenu
sujet »330.

Le recentrement des textes autour des problématiques proprement littéraires se fait alors
l'indice d'une nouvelle manière de considérer le langage, au moins en partie émancipé des
impératifs mimétiques du réalisme. Il s'agit d'un moyen de rendre son pouvoir créateur aux
mots, et ainsi de leur restituer leur statut d'entités créatrices, et non simplement d'outils de
création. C'est de cette manière qu'il est possible d'affirmer, avec Henri Godard, qu'« au XXè,
tout l’effort du courant critique sera de démontrer que le roman peut se passer de la fiction, et
même qu’il est, sans elle, plus près d’une part essentielle de sa vérité »331. En effet, en
recentrant leur attention autour des problématiques attachées au pouvoir représentationnel du
langage, le roman moderniste procède à un travail d'ébranlement des fondements de la fiction.
C'est une manière de faire la démonstration de son insuffisance, et même de son incapacité, à
ne pouvoir produire des contenus qui n'existent qu'en texte, et donc finalement à ne jamais
figurer autre chose que lui-même. Les intrigues ainsi développées instables, incertaines. Les
clés permettant de trouver une solution stable résolvant ses mystères en deviennent
progressivement absentes. C'est de cette manière que le texte moderniste représente avant tout
un langage littéraire qui ne vit que de ses propres apories, manquant toujours son objet mais
parvenant tout de même à se frayer un chemin au cœur de la langue afin de parvenir à
signifier malgré tout. C'est d'ailleurs peut-être dans ce malgré tout que se trouve la véritable
clé de la définition de l'esthétique romanesque moderniste. En effet, malgré les accusations
d'obsolescence des moyens du roman mimétique qu'elle produit, elle voit pourtant naître des
textes aux complexités vertigineuses. Leur richesse en matière de recherches stylistiques ou
structurelles les dote de leur dimension monstrueuse, fondamentalement hors-norme, mais

330 BLANCHOT Michel, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1987, p. 93.


331 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 12.

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c'est par ce même défi à la production littéraire qu'elles parviennent à en produire des
réalisations aussi hautes. Seulement, ces textes ont su développer d'autres moyens, désormais
adaptés aux nouveaux contextes de création qui les encadrent. Dès lors, c'est la fiction elle-
même qui se fait l'instrument de ces romans si singuliers, et c'est le langage, qui était
jusqu'alors communément utilisé afin de la faire advenir, qui en devient le sujet. C'est donc en
élisant la réflexivité comme principe premier et en lui aménageant des structures propres que
le roman moderniste a pu tenter, avec toute la vigueur qui a été la sienne, de réformer en
profondeur l'art de la représentation. Cette tendance a été rendue effective au travers de la
production explicite de contre-modèles à de telles pratiques, en somme des anti-romans.

Dans sa manière de redoubler l’œuvre et les instances qui la dirigent, la mise en abyme
constitue donc un moteur de réflexivité à l'intérieur des œuvres. Elle permet ainsi la mise en
place de systèmes recentrant la représentation autour de ses propres enjeux et difficultés. En
introduisant une réduplication de l’œuvre ou de ses symboles à l'intérieur du texte, elle permet
d'en représenter la répétition, en même temps que la multiplication d'un texte qui se féconde
lui-même comme à l'infini. Or, si comme l'a écrit Deleuze « la répétition est la puissance du
langage »332, alors nul doute que la mise en abyme soit l'une des figurations possibles de cette
puissance, menée à un point tellement avancée qu'elle en vient à se représenter comme
s'originant elle-même. En se désignant ainsi, le langage moderniste s'applique alors à se
définir à l'image d'une force démiurgique, qui fait surgir sa propre vérité au sein du chaos sans
forme d'une référentialité désormais devenue impossible. Au travers de tels traits, le mise en
abyme permet au roman moderniste de se présenter comme un nouveau médium
d'interprétation du monde, qui passe par l'épuisement des ressources qui ont
traditionnellement présidé à sa mise en forme à travers la représentation mimétique. Ainsi,
c'est bien sûr aussi la langue qui voit ses apories représentées. Dès lors, par la définition de la
mise abyme comme pierre de voûte d'une esthétique de la réflexion et de l'autoréférence, les
écrivains modernistes ont entendu renouveler la pratique romanesque, adaptées aux espoirs et
aux angoisses de l'homme du XXè siècle. C'est de cette manière que l'on peut en venir à
affirmer, afin de clore notre étude, que l'enchâssement constitue bien l'une des grandes
modalités des œuvres romanesques modernistes.

332 DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968, p. 373.

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277
Envoi

Nous l'avons étudié, dans chacun des trois romans de notre corpus, diverses stratégies se
croisent et se complètent dans le but de bâtir une esthétique riche. Il est apparu au cours de
notre étude que celle-ci défie les pratiques antérieure du roman, tout en renouvelant le champ
de création d'un genre que le réalisme avait mené au plus haut degré d'ambition mimétique.
Épuisement du langage dans son propre dire, objectivation du fait littéraire, apories
référentielles, tels sont les niveaux d'action du roman anti-mimétique, suivant la manière selon
laquelle les écrivains du modernisme l'ont réactualisé. Ils semblent alors bien en avoir fait le
paradigme de leurs esthétiques. C'est à cet égard qu'il serait d'ailleurs intéressant d'envisager
une étude plus large d'une telle pratique. En effet, il y a fort à parier que la poétique
moderniste est bien loin d'avoir révélé à l'analyse tous ses plis et replis. L'adoption d'un point
de vue plus global serait dans ce cas un moyen idéal d'embrasser, avec plus de précision, ce
tournant fondateur pour l'histoire des arts que représente la modernité. Si l'on considère un
moment la logique d'une telle entreprise, il faudrait alors envisager une étude qui prendrait en
compte, en plus de leur identification, la naissance des procédés anti-mimétiques que nous
avons défini comme support d'analyse. De la sorte, leur exploitation dans les œuvres serait
dotée d'un sens à la richesse accrue, et permettrait de guider la recherche comparée des textes
de la modernité vers la mise en valeur de tout un travail de déstructuration, et par là
paradoxalement de restructuration, de la matière romanesque moderniste.

Seulement, un travail semblable ne saurait se définir autrement que par le biais une
ouverture résolue aux différentes traditions qui animent la modernité littéraire. Comme le
remarque par exemple Henri Godard à propos du roman du XX è siècle, « les romanciers
français étaient loin d’avoir inventé toutes les innovations formelles dont ils tiraient parti pour
déconstruire le modèle dominant. Plus d’un avait été trouvé ailleurs et avant eux, par Joyce,
au premier chef, mais aussi par Virginia Woolf, par Hermann Broch, par Robert Musil et par
d’autres »333. Deux éléments d'importance apparaissent ici. Premièrement, c'est la nécessité
absolue d'une ouverture de la réflexion à différentes sphères culturelles qui est à prendre en
compte. En effet, c'est la circulation des conceptions et des expérimentations littéraires qui ont

333 GODARD Henri, Le Roman modes d'emploi, op. cit., p. 16.

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permis d'instaurer en Europe une sorte de contexte créatif commun. Le modernisme est un
donc événement esthétique européen, ce malgré la variété de ses productions. Deuxièmement,
ce que nous pourrions rajouter par rapport à ce que le critique met en avant ici, c'est aussi la
manière progressive dont le modernisme s'est institué au fil du temps. En effet, les différents
procédés et mécanismes textuels qui ont mené à la véritable innovation formelle que nous
avons pu dégager ne naissent pas ex nihilo, et dépendent parfois de développements
réellement complexes. La manière dont ils se voient investis de leur charge anti-mimétique
peut se révéler être une construction lente et progressive, comme c'est par exemple le cas de la
mise en abyme, qui n'est pas nécessairement vouée à la perturbation de la représentation. Dès
lors, c'est à la fois une étude diachronique, qui appellerait une mise en valeur des phénomènes
d'apparition et de développement des procédés textuels perturbant la mimésis, et une étude
synchronique, qui prendrait en compte la dimension européenne du développement
paradigmatique de l'anti-roman moderniste, qui permettront d'éclairer plus encore une partie
de l'histoire littéraire qui ne cesse de questionner par son aspect a priori informe et mal
unifiée par la critique.

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279
Annexes

Annexe 1. La citation du Journal d'André Gide...............................................................279


Annexe 2. La mise en abyme selon Lucien Dällenbach..................................................280
Annexe 3. « Pauis » de Fernando Pessoa (1924)..........................................................281
Annexe 4. « De l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »............................282

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280
Annexe 1. La citation du Journal d'André Gide

« J'aime assez qu'en une œuvre d'art on retrouve ainsi


transposé, à l'échelle des personnages, le sujet même de cette
œuvre. Rien ne l'éclaire mieux et n'établit plus sûrement toutes les
proportions de l'ensemble. Ainsi dans tels tableaux de Memling ou
de Quentin Metzys, un petit miroir convexe et sombre reflète, à
son tour, l'intérieur d la pièce où se joue la scène du peintre. Ainsi,
dans le tableau des Ménines de Velasquez (mais un peu
différemment). Enfin, en littérature, dans Hamlet, la scène de la
comédie ; et ailleurs dans bien d'autres pièces. Dans Wilhelm
Meister, les scènes de marionnettes ou de fête au château. Dans
la Chute de la maison Usher, la lecture que l'on fait à Roderick,
etc. Aucun de ces exemples n'est absolument juste. Ce qui le
serait beaucoup plus,ce qui dirait mieux ce que j'ai voulu dans
mes Cahiers, dans mon Narcisse, et dans la Tentative, c'est la
comparaison avec ce procédé du blason qui consiste, dans le
premier, à en mettre un second 'en abyme' »

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281
Annexe 2. La mise en abyme selon Lucien Dällenbach

Les trois types de réduplication


La réduplication simple, La réduplication à l'infini, La réduplication
« fragment qui entretient définie comme « un aporistique, « fragment
avec l’œuvre qui l'inclut un fragment qui entretient avec censé inclure l’œuvre qui
rapport de similitude ». l’œuvre qui l'inclut un rapport l'inclut ».
de similitude et qui
enchâsse lui-même un
fragment qui … et ainsi de
suite ».

Les cinq types de mise en abyme


La mise en La mise en La mise en La mise en La mise en
abyme abyme abyme textuelle abyme abyme
fictionnelle énonciative métatextuelle transcendantale
« Dédoublant le « 1) la « Réfléchissant Elle mime quant Elle permet de
récit dans sa 'présentification' [le récit] sous à elle le mode « révéler ce qui
dimension diégétique du son aspect de transcende […]
référentielle producteur ou littéral fonctionnement le texte à
d'histoire récepteur du d'organisation du récit, « sans l'intérieur de lui-
racontée ». récit, 2) la mise signifiante ». pour autant même et de
en évidence de mimer le texte réfléchir, au
la production ou qui s'y principe du récit,
de la réception conforme ». ce qui tout à la
comme telles, 3) fois l'origine, le
la manifestation finalise, le
du contexte qui fonde, l'unifie et
conditionne (qui en fixe les
a conditionné) conditions a
cette production- priori de
réception ». possibilité ».

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282
Annexe 3. « Pauis » de Fernando Pessoa (1924)334

PAUIS

Pauis que roçarem ânsias pela minha alma em ouro . . .


Dobre longínquo d’Outros Sinos . . . Empalidece o louro
Trigo na cinza do poente . . . Corre um frio carnal por minha por minha alma . . .
Tão sempre a mesma, a Hora ! . . . Balouçar de cimos de palma ! . . .
Silêncio da parte inferior das folhas, outono delgado
D’um canto de vaga ave . . . Azul esquecidos em estagnado . . .
Ó que mudo grito de ânsia põe garras na Hora ! . . .
Que pasmo de mim anseia por outra coisa que o que chora ? . . .
Estendo as mãos para Além, mas no estender delas já vejo
Que não é aquilo que quero aquilo que desejo . . .
Címbalos de imperfeição . . . Ó tão antiguidade
A hora expulsa de si-Tempo ! . . . Onda de recuo que invade
O meu abandonar-me a mim-próprio até desfalecer
E recordar tanto o eu presente que me sinto esquecer . . .
Fluido de auréola transparente de Foi, oco de ter-se . . .
O mistério sabe-me a eu ser outro . . . Luar sobre o não conter-se . . .
A sentinela é hirta, a lança que finca no chão
É mais alta que ela . . . P’ra que é tudo isto . . . Dia chão . . .
Trepadeiras de despropósito lambendo de Hora os aléns !
Horizontes fechando os olhos ao espaço em que são elos de erro !
Fanfarras de ópios de silêncios futuros ! . . . Longes trens ! . . .
Portões vistos longe, através das árvores, tão de ferro ! . . .

334 PESSOA Fernando, « Pauis », In : Ficções do Interlúdio, 1914-1935, Lisbonne, Assírio & Alvim, coll.
« Obras de Fernando Pessoa », 2012, p. 10.
La rédaction de ce texte date de mars 1913, tandis que sa première publication, dans la revue
Renascença, date de 1924.

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283
Annexe 4. « De l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »335

II

DE L'HABITUDE ET DES CONTENANCES


DU DOCTEUR FAUSTROLL

Le docteur Faustroll naquit en Circassie, en 1898 (le vingtième siècle avait (-2) ans),
et à l'âge de soixante-trois ans.

À cet âge là, lequel il conserva toute sa vie, le docteur Faustroll était un homme de
taille moyenne, soit, pour être exactement véridique, de (8 x 10 10 + 109 + 4 x 108 + 5 x 106)
diamètres d'atomes ; de peau jaune d'or, au visage glabre, sauf unes moustaches vert de
mer, telles que les portait le roi Saleh ; les cheveux alternativement, poil par poil, blond
cendré et très noir, ambiguïté auburnienne changeante avec l'heure du soleil ; les yeux,
deux capsules de simple encre à écrire, préparée comme l'eau-de-vie de Dantzick, avec
des spermatozoïdes d'or dedans.

Il était imberbe, sauf ses moustaches, par l'emploi bien entendu des microbes de la
calvitie, saturant sa peau des aines aux paupières, et qui lui rongeaient tous les bulbes,
sans que Faustroll eût à craindre la chute de sa chevelure ni de ses cils, car ils ne
s'attaquent qu'aux cheveux jeunes. Des aines aux pieds par contraste, il s'engainait dans
un satyrique pelage noir, car il était homme plus qu'il n'est de bienséance.

Ce matin là, il prit son sponge-bath quotidien, qui fut d'un papier peint en deux tons
par Maurice Denis, des trains rampant le long de spirales ; dès longtemps il avait

335 JARRY Alfred, Gestes et opinions du Docteur Faustroll, pataphysicien : Roman néo-scientifique, op. cit.,
p. 43-44.

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284
substitué à l'eau une tapisserie de saison, de mode ou de son caprice.

Pour ne point choquer le peuple, il se vêtit, par-dessus cette tenture, d'une chemise
en toile de quartz, d'un pantalon large, serré à la cheville, de velours noir mat ; de bottines
minuscules et grises, la poussière y étant maintenue, non sans grands frais, en couche
égale, depuis des mois sauf les geysers secs de fourmilions ; d'un gilet de soie jaune d'or,
de la couleur exacte de son teint, sans plus de bouton qu'un maillot, deux rubis fermant
deux goussets, très haut ; et d'une grande pelisse de renard bleu.

Il empila sur son index droit des bagues, émeraudes et topazes, jusqu'à l'ongle, le
seul de ses dix qu'il ne rongeât point, et arrêta la file d'anneaux par une goupille
perfectionnée en molybdène, vissée dans l'os de la phalangette, à travers l'ongle. En
guise de cravate, il se passa au cou le grand cordon de la Grande-Gidouille, ordre inventé
par lui et breveté, afin qu'il ne fût galvaudé.

Il se pendit par ce cordon à une potence disposée à cet effet, hésitant quelques
quarts d'heure entre les deux maquillages suffocatoires dits pendu blanc et pendu bleu.

Et, s'étant décroché, il se coiffa d'un casque colonial.

Nicolas PIEDADE | Mémoire de Master | Université de Limoges | 2016


285
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291
Table analytique
Droits d'auteurs....................................................................................................................... 3
Remerciements....................................................................................................................... 4
Avertissement......................................................................................................................... 7
Introduction............................................................................................................................. 8
1) La mise en abyme est un objet d'étude complexe..........................................................8
2) Le « modernisme » n'est pas une notion univoque.......................................................19
3) La mise en abyme possède différents modes de manifestation....................................25
Partie 1 : L'expression moderniste du genre romanesque prend place au sein d'un contexte
complexe............................................................................................................................... 30
1.1 La contextualisation historique des œuvres permet d'en cerner les esthétiques........30
1.1.1 Le contexte britannique s'organise en réaction contre le réalisme victorien.......30
1.1.2 Le contexte français s'appuie sur les acquis du symbolisme..............................33
1.1.3 Le contexte portugais se développe autour de la revue Orpheu........................37
1.2 Le roman moderniste intègre les particularités stylistiques de la modernité...............46
1.2.1 L'époque est marquée par une crise de la représentation..................................46
1.2.2 La poésie est le lieu privilégié du développement du langage de la modernité. .51
1.2.3 La rhétorique de la modernité s'exprime aussi au sein de l'écriture romanesque
..................................................................................................................................... 54
1.3 La mise en abyme constitue le mode de composition par excellence du roman
moderniste........................................................................................................................ 66
1.3.1 Les titres des œuvres sont le reflet de leur construction en abyme....................66
1.3.2 Les intrigues fonctionnent grâce à la profusion de figures interprétables comme
des mises en abyme....................................................................................................75
1.3.2.1 The Picture of Dorian Gray propose une forme de mise en abyme encore
structurante par le biais du portrait .........................................................................77
1.3.2.2 Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien intègrent une
bipartition en abyme du pôle auctorial.....................................................................89
1.3.2.3 A Confissão de Lúcio met en place un personnel intégralement composé de
figures reliées au domaine de l'art et de la littérature...............................................84
Partie 2 : La mise en abyme permet aux œuvres de s'engager sur la voie de
l'autoréférentialité.................................................................................................................. 88
2.1 La mise en abyme est un dispositif privilégié dans la mise en place d'un espace
spéculaire à l'intérieur des œuvres...................................................................................88
2.1.1 The Picture of Dorian Gray multiplie les occurrences de figures démiurgiques. .91
2.1.2 La mise en abyme est le support de l'esthétique fragmentée des Gestes et
opinions du docteur Faustroll, pataphysicien................................................................99
2.1.3 A Confissão de Lúcio procède d'une intrigue nourrie par une rhétorique du
mystère...................................................................................................................... 105
2.2 La mise en abyme permet l'objectivation de la littérature.........................................110
2.2.1 Le roman moderniste tente de saisir la littérature comme objet........................110
2.2.2 La mise en abyme permet une spatialisation de l'écriture................................120
2.2.3 L'intertextualité nourrit une position ambigüe en relation avec la mise en abyme
................................................................................................................................... 135
2.3 La mise en abyme participe à la déconstruction du personnage dans le roman
moderniste...................................................................................................................... 143
2.3.1 Le roman moderniste présente des actants fragilisés dans leur ontologie.......143
2.3.1.1 Le roman d'Oscar Wilde est nourri par une logique d'inversion................146
2.3.1.2 A Confissão de Lúcio subordonne la composition de ses actants à leur
charge symbolique................................................................................................149
2.3.1.3 Alfred Jarry brouille l'identité des narrateurs de son roman.......................154
2.3.2 La mise en abyme entretient un fort lien avec les esthétiques du double
particulières à la modernité........................................................................................157
2.3.3 Le double se définit comme un moyen de mise en crise de la représentation..166
Partie 3 : La mise en abyme possède des fonctions paradigmatiques au sein des esthétiques
romanesques modernistes..................................................................................................173
3.1 Le roman moderniste se construit selon une esthétique de la fragmentation...........173
3.1.1 Le roman moderniste procède à un brouillage des instances subjectives à
l’œuvre au cœur de la narration.................................................................................173
3.1.2 Le discours du roman moderniste se présente comme fondamentalement
fragmenté................................................................................................................... 189
3.1.2.1 L'ironie wildienne se définit comme l'indice de la dislocation du récit........192
3.1.2.2 Le roman d'Alfred Jarry est bâti autour d'une esthétique paradoxale du
fragment................................................................................................................ 197
3.1.2.3 La forme de la confession appelle une déstructuration du discours chez
Mário de Sá-Carneiro............................................................................................201
3.2 La mise en abyme permet de mettre en lumière l'adoption de l'anti-roman comme
paradigme de l'art romanesque moderniste....................................................................205
3.2.1 La mise en abyme fait partie d'un ensemble structurel basé sur la pratique de
l'aporie logique........................................................................................................... 205
3.2.1.1 La métalepse wildienne agit sur le plan de la narration.............................213
3.2.1.2 La métalepse jarryque révèle les enjeux structuraux des esthétiques contre-
mimétiques............................................................................................................ 220
3.2.1.3 La métalepse telle que la pratique Mário de Sá-Carneiro contamine le cercle
des personnages...................................................................................................233
3.3 L'étude de la mise en abyme permet d'ouvrir à une meilleure compréhension de
l'esthétique moderniste...................................................................................................236
3.3.1 Pour une définition de l'anti-roman comme paradigme esthétique du roman
moderniste................................................................................................................. 240
3.3.2 Notre corpus est composé de trois anti-romans...............................................247
3.3.2.1 The Picture of Dorian Gray place l'autoréférentialité au centre de son
esthétique.............................................................................................................. 248
3.3.2.2 Les Gestes et opinions du docteur Faustroll, pataphysicien se définissent
selon les principes d'une « œuvre-monstre »........................................................253
3.3.2.3 A Confissão de Lúcio met en scène les apories du langage littéraire........259
3.3.3 Le roman moderniste s'inscrit dans la logique des arts de la dissonance.........265
Conclusion.......................................................................................................................... 270
1) L'étude de la mise en abyme mène à la mise en évidence des principes anti-
mimétiques du roman moderniste...................................................................................270
2) La notion d'anti-roman demeure une ressource critique inexploitée en vue de définir de
plus près l'esthétique romanesque moderniste...............................................................275
Envoi................................................................................................................................... 278
Annexes.............................................................................................................................. 280
Annexe 1. La citation du Journal d'André Gide...............................................................281
Annexe 2. La mise en abyme selon Lucien Dällenbach..................................................282
Annexe 3. « Pauis » de Fernando Pessoa (1924)..........................................................283
Annexe 4. « De l'habitude et des contenances du docteur Faustroll »............................284
Références bibliographiques...............................................................................................286
Table analytique.................................................................................................................. 292
La mise en abyme dans le roman moderniste

Lorsque l'on pense à la modernité littéraire, il nous vient généralement à l'esprit


l'importance de la révolution baudelairienne, qui a modifié en profondeur la posture lyrique
du poème ainsi que son rapport au réel. Dès lors, dans la deuxième partie du XIX è siècle, le
langage littéraire s'est tourné de plus en plus en direction de modes de signification autres,
centrés autour de principes fondamentalement autoréférentiels. Pourtant, ce que la critique
oublie bien souvent, c'est que la littérature moderne n'est pas uniquement l'apanage de la
redéfinition d'une position poétique. Ce que nous essayons de montrer à travers cette étude,
c'est avant tout que le roman appliqué à cette période se trouve lui aussi en pleine mutation.
En effet, à l'image du texte poétique, il semble que le roman moderniste – dont nous nous
appliquons à essayer de cerner au plus près le champ de développement – procède à la
mise en place de tout un système de procédés à la fois stylistiques, structurels et poétiques,
qui tendent à redéfinir le rapport du langage romanesque au réel. Nous partons ici de
l'hypothèse que ce sont les différentes occurrences de la mise en abyme qui constituent
autant de points d'ancrage de ces procédés. Ainsi, la mise en abyme posséderait au milieu
d'eux une fonction unifiante qui en permettrait le plein développement. À travers un corpus
composé de The Picture of Dorian Gray (1891), d'Oscar Wilde, des Gestes et opinions du
docteur Faustroll, pataphysicien (1911) d'Alfred Jarry, et de A Confissão de Lúcio (1914),
de Mário de Sá-Carneiro, nous nous proposons ici d'étudier en quoi la mise en abyme
permet le plein développement des logiques attachées à la modernité au sein du corpus
romanesque moderniste.

Mots-clés : Mise en abyme, Réflexivité, Spécularité, Autoréférentialité, Modernité,


Modernisme, Modernismo, Modernism, Roman, Structure, Anti-mimétique, Narratologie.

The Mise en abyme in the modernist novel

When we are thinking about literary modernity, the importance of baudelairian


revolution usually come to mind, which had deeply changed the lyrical position of the
poem and its connection with reality. Therefore, in the second part of the 19 th century,
literary language changed progressively its signification ways into new modes, more
concentrated around autoreferential principles. However, modern literature is not the
exclusive preserve of the redefinition of a poetic posture. What we are trying to
demonstrate through this study, is that the novel of this period is involved in a decisive
changing period too. Indeed, as the poetic text, it seems that the modernist novel – which
we are trying to identify the clear area of development – proceeds to the establishment of a
whole new stylistic, structural and poetical system, trying to redefine the link established
between the novel and reality. Our main hypothesis is that all the different mise en abyme
occurrences are anchor points for those processes. Thereby, mise en abyme would have an
unifying function which would permit their full development. Through a corpus composed
by Oscar Wilde's The Picture of Dorian Gray, Alfred Jarry's Gestes et opinions du docteur
Faustroll, pataphysicien (1911), and Mário de Sá-Carneiro's A Confissão de Lúcio (1914),
we intend to study to what extent mise en abyme permits the whole modernity logics and
processes development within the modernist novel corpus.

Keywords : Mise en abyme, Reflexivity, Specularity, Autoreferentiality, Modernity,


Modernism, Modernismo, Modernisme, Novel, Structure, Anti-mimetic, Narratology.

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