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DIGITALES
2014/3 n° 7 | pages 79 à 89
ISSN 2262-7030
DOI 10.3917/qdm.143.0079
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-questions-de-management-2014-3-page-79.htm
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Résumé n n Summary
Avec le développement des projets informatiques visant à With the development of IT projects to implement digital
implanter des applications digitales dans les entreprises, applications in business, a concept emerges as a response
un concept émerge comme une réponse à un besoin to a need without the scope and the content thereof is
sans que le périmètre et le contenu de celui-ci soit completely stabilized. This is the concept of Change Digital.
complétement stabilisé. Il s’agit du concept de Change The anglicism used is in line with international and global
Digital. L’anglicisme utilisé est en adéquation avec la dimension of the digital wave. This article aims to give a
dimension internationale et mondialisée de la vague definition of Change Digital exploratory manner from the
digitale. En français nous pourrions ainsi parlé de conduite first theoretical and empirical work on the subject. The
du changement digitale. Cet article ambitionne de donner digital exchange appears as a way to drive change for
une définition du Change Digital de manière exploratoire projects of digital technologies in the context of digital
à partir des premiers travaux théoriques et empiriques sur revolution. It is also a way to mobilize digital technologies
le sujet. Le change digital apparaît comme une manière de to realize the actions of change management and consider
conduire le changement pour les projets des technologies further. In connection with the theories and practices of
digitales dans un contexte de révolution digitale. C’est the social construction of technology solutions, the digital
aussi une manière de mobiliser les technologies digitales exchange involved in digital strategy and organization plays
pour réaliser les actions de conduite du changement et en a pivotal role.
envisager de nouvelles. En lien avec les théories des usages
et de la construction sociale des solutions technologiques, n Keywords: digital, innovation, change management,
le change digital participe à la stratégie digitale des change digital.
organisations en y jouant un rôle structurant.
1 http://wearesocial.fr/ 2 http://www.accenture.com/
à une forme d’agora virtuelle tout aussi identi- conférence, ce n’est pas uniquement faire des
taire qu’informationnelle. Il n’est pas rare qu’une réunions à distance, c’est aussi penser un nou-
personne commande ses courses par un site en veau fonctionnement (en préparant davantage
ligne et soit en même temps sur des réseaux le contenu des échanges) incluant notamment
sociaux pour s’assurer de la pertinence et de les postures (en visio le respect des temps de
l’intérêt de certains achats. parole est très important).
Avec l’objectif d’avoir une représentation des
2. Des projets digitaux multiples et principaux projets de technologie digitale impac-
foisonnants tant l’entreprise, nous avons classé les princi-
L’entreprise doit, dans un contexte concurren- pales applications digitales en cherchant à savoir
tiel, se doter d’une stratégie digitale avec des si elles impactaient plus principalement les actes
investissements tant sur ses offres que sur son de production ou de management. Nous avons
organisation, ses applications informatiques et ainsi recensé huit grands projets de technologie
les postures des utilisateurs. Comme cela a été digitale se répartissant sur la matrice suivante.
fait dans les années 1990/2000 avec la vague Un premier cercle périphérique nous donne des
des ERP (Entreprise Ressources Planning), les technologies plus spécifiques et un deuxième
entreprises sont face à une nouvelle vague cercle central nous donne des applications plus
d’investissements technologiques accompa- multiples dans leur utilisation.
gnés de programme de BPR (Business Process Social Network : Il s’agit de tous les réseaux
Reengineering) mais aussi d’accompagnement sociaux. Ils peuvent être publics comme
du changement auprès des salariés pour que facebook ou encore limités aux parties prenantes
ces derniers fassent évoluer leurs usages et d’une organisation. Des produits comme Jive ou
leurs postures. Apprendre à travailler en visio- Zinchro sont des réseaux sociaux d’entreprise.
Cela pose la question de la manière de travailler tions diverses en relation avec les prestations.
avec ces derniers dans une logique collaborative. Par exemple, l’entreprise Ikea propose sur son
La SSI française ATOS a par exemple supprimé site une application pour faire le plan de sa cui-
les échanges par e-mail pour les remplacer par sine et ainsi préparer la commande des diffé-
un RSE pour une meilleure visibilité des infor- rents éléments constitutifs de cette dernière.
mations par tous et développer l’intelligence Data Management : Toutes les applications
collective. L’information étant encore largement sont des capteurs d’informations. Les informa-
perçue comme une propriété individuelle, ces tions ainsi recueillies peuvent faire l’objet d’ana-
projets nécessitent des accompagnements. De lyse et al.imenter des algorithmes en temps
plus il est important d’apprendre aux utilisateurs réel et différé. Les informations sont stockées
de gérer leur e-réputation. dans des datawarehouse et analysées pour
Digital Learning : Ce sont toutes les applica- comprendre des phénomènes et construire des
tions pour adresser des formations en ligne. solutions intelligentes.
Cela peut être du e-learning, des classes vir- Cloud Computing : Les données et les
tuelles ou encore des Mooc. Les Mooc (Massive applications ne sont plus sur des postes infor-
Open Online Courses) sont des applications qui matiques mais sur des serveurs accessibles via
permettent à des étudiants de suivre un cours internet par n’importe quel terminal. Microsoft
en ligne avec la mise à disposition de ressources propose sa plateforme de Cloud intitulée Azure.
(tels que des supports). Les cours enregistrés Les serveurs des applications sont dits dans les
en séquences peuvent être ensuite réutilisés en nuages car ils sont concentrés dans des fermes
fonction des besoins et s’inscrire dans des pro- à serveurs.
grammes avec des certificats. Le mouvement a Digital Apps : Google et Apple avancent cha-
été lancé aux USA. Les deux premières plates- cun environ 1 million apps, de petites applica-
formes, imaginées en 2012 par des professeurs tions que l’on télécharge sur son smartphone
de Stanford sont Udacity et Coursera. Cette der- ou sa tablette. Initialement ludiques, les apps
nière propose 250 cours de grands noms d’uni- deviennent des applicatifs de travail et/ou de
versités et de professeurs à plus de 3 millions coordination avec les parties prenantes. Les
d’inscrits. Le MIT, Harvard et Berkeley se sont distributeurs de système de surveillance com-
associés pour lancer edX. En France, les univer- mercialisent toujours des caméras et détecteurs
sités proposent la plateforme FUN. en tout genre mais aussi des apps à partir des-
e-workshop : Il sagit d’applications quelles les clients surveillent eux même leur
informatiques permettant à plusieurs utilisateurs habitation modifiant ainsi la prestation et la ma-
à distance d’interagir entre eux dans une logique nière de travailler.
de résolution de problèmes avec des techniques
d’atelier participatif et un animateur à distance. 3. L’entreprise digitale : une organisation
L’ensemble des échanges sont tracés et adres- décentrée permise par les évolutions
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Les projets digitaux changent le fonctionnement tion c’est une innovation qui marche selon ses
d’une organisation mais pour les mettre en ternes. Une invention est une innovation accep-
œuvre il faut que les personnes qui les déploient tée et qui trouve des usages par expérimentation
changent de posture et soient dans une logique auprès des personnes concernées. Alter reprend
d’incrémentalisme (Quinn, 1980) avec une solu- les deux grandes théories explicatives de la diffu-
tion qui se construit chemin faisant. Les pro- sion de l’innovation, la théorie du gain et celle du
jets informatiques ERP visaient à informatiser luxe. La théorie du gain est la plus intuitive. Une
et automatiser certains processus connus. Les innovation deviendra une invention si elle est utile
projets digitaux suppriment les anciens proces- pour les personnes. Or de nombreux exemples
sus et nécessitent de les réinventer sans que dans l’histoire montrent que l’utilité ne suffit pas.
l’on ait la solution. Cela contraint à mettre les Alter cite le cas des moulins à eau en France.
bénéficiaires dans une situation de changement Inventés au IVe siècle, ils se sont vraiment déve-
avec l’obligation d’inventer un futur inconnu. On loppés au XVIIe siècle en France, malgré des gains
peut parler de construction sociale de la tech- évidents de productivité. L’incapacité des acteurs
nologie car ce travail de construction des futurs locaux (les seigneurs) à s‘entendre sur des pro-
usages est obligatoirement social par la conti- jets collectifs et l’absence de technophiles dans
nuité, l‘évolution et la rupture des normes des les campagnes sont des éléments explicatifs. La
groupes sociaux en présence. Un usage est une théorie du luxe, en relation avec le consumérisme
manière de faire accepter par un groupe social futile, avance l’idée que plus c’est cher et mieux
et pouvant être généralisée de manière contex- ça marche même si le gain pour l’utilisateur est
tuelle. L’usage ainsi légitimé peut être ensuite faible. Alter (2010) prend l’exemple du premier
expérimenté, développé et généralisé. L‘usage Iphone qui n’offrait pas d’autres fonctionnalités
peut ainsi devenir une norme et s’ancrer dans le que la téléphonie comme les autres téléphones.
quotidien de manière durable avec un objectif de Dans les deux théories, l’innovation est éprouvée
performance et de reconnaissance. par le corps social en place créant ainsi de mul-
La notion d’usage a été abordée par différents tiples expérimentations qui participent à l’émer-
courants de recherche tels que la diffusion so- gence d’usages qui conditionnent le développe-
ciale des innovations de Rogers (2003, 1995), ment de l’innovation. Les théoriciens de la théorie
l’action située de Conein (2004), les théories de la traduction comme Callon (1986) avancent
d’adoption des innovations d’Alter (2010) ou en- l’idée que le monde ne se pense pas en groupes
core le modèle de la traduction de Callon (1986). sociaux normés mais en réseaux dynamiques.
Alter (2010) dit que ce qui différencie une inno- Le social est un phénomène de relations et de
vation d’une invention c’est son usage. Pour ce médiations. L’usage est moins vu comme une
dernier une innovation c’est proposer quelque norme qu’un arrangement ponctuel entre per-
chose de nouveau en mode rupture et l’inven- sonnes pour réaliser leur activité et faire vivre le
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collectif. Ces auteurs proposent une sociologie travail pour tous et non comme une super ma-
des organisations en 10 étapes qui sont : l’ana- chine à écrire réservée au personnel administra-
lyse du contexte en termes d’enjeux et de forces tif. Le changement de perception a ainsi créé de
en présence, la problématisation du traducteur nombreuses expérimentations qui ont permis à
mettant en avant les notions de leader capable cette technologie de trouver sa place et d’être un
de formuler la bonne question qui unit, les points facteur de productivité.
de passage qui constituent les fondements du Cette notion est reprise et vulgarisée par un prix
collectif, les prescripteurs qui portent la bonne Nobel, Robert Solow (2014) en 1987. Il a été à
parole, les conventions entre parties prenantes, l’origine de ce de ce que l’on appelle le paradoxe
les réseaux d’intermédiaires, les éléments de de Solow. Il y un décalage entre le moment de
mobilisation (qui fait quoi dans collectif), dévelop- l’investissement informatique et les premiers
per le réseau, la vigilance, la transparence et la effets sur la productivité. En 1987, l’économiste
ponctualisation de ce qui se fait. avait dit : «you can see the computer age
Les technologies digitales sont des innovations everywhere except in the productivity statistics».
au sens d’Alter qui, pour devenir des inventions, 5 ans plus tard, l’économie américaine a connu
doivent s’incarner dans les pratiques et les une croissance économique soutenue expliquée
usages des parties prenantes de manière expé- en partie par les efforts de productivité des
rientielle. Les fonctionnalités techniques de- entreprises américaines par l’utilisation de la
viennent des usages qui permettent tout autant technologie informatique. Cela s’explique par le
qu’ils incarnent les changements nécessaires temps d’apprentissage non seulement sur les
et d’autres de manières non prévues dans une fonctionnalités par rapport à ce qui se faisait mais
logique de dynamique sociale. à la découverte de nouvelles fonctionnalités pour
opérer et s’organiser différemment avec tous les
4. Le change Digital : savoir gérer le temps d’ajustement au changement.
détour de production des technologies Les projets digitaux sont des opportunités
digitales. de changement (Barley 1986) car ils obligent
les acteurs à reconfigurer leurs interactions
Au début du XXe siècle, l’économiste Von Bohm- et ainsi permettre de nouvelles expériences
Bawerk (1929) avance l’idée de détour de produc- de fonctionnement, d’organisation et de gou-
tion. Cela désigne l’idée paradoxale qu’un inves- vernance. Pour cela les acteurs doivent être
tissement n’est pas immédiatement rentable et aidés par des éléments organisationnels dans
qu’au lieu de produire des gains de productivité, une logique adaptive selon DeSanctis et Poole
ils les détériorent pour les augmenter de manière (1994). L’organisation en place mais aussi des
plus importante après. Le détour de production organisations temporaires tels que des projets,
peut se définir de la manière suivante. Lorsqu’une des trajectoires de changement, des moments
entreprise fait un investissement, elle débourse et lieux d’expérimentation constituent des vec-
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ner à définir le change digital comme le dispositif Le change digital pour la transformation digitale
d’accompagnement au changement d’un projet Les projets digitaux ne visent pas seulement à
digital qui utilise les technologies digitales pour intégrer une technologie dans l’organisation dans
faire interagir les parties prenantes pour des une logique de modernisation. Nous pouvons
objectifs de construction de la cible et de déve- parler de rupture car les projets digitaux visent
loppement des interactions entre les personnes à créer l’entreprise digitale, une entreprise qui
dans une logique d’expérimentation. aura, pour son fonctionnement et son écosys-
Autissier et Moutot (2013a) ont modélisé le tème, digitalisée tous ses processus éligibles.
design des dispositifs de conduite du change- L’objectif est d’avoir des entreprises dématéria-
ment selon le schéma ci-dessous avec un noyau lisées dans leurs transactions. Cela reprend le
central de diagnostic et d’ateliers participatifs ali- veille objectif de Coase de 1937 développé en-
mentant un cycle d’actions d’accompagnement suite par Williamson (1979) sous l’appellation de
et un cycle de pilotage dans une logique conti- « théorie des coûts de transactions ». Selon cette
nue. Pour un projet digital, ce modèle évolue- théorie, une entreprise cherche en permanence à
rait en intégrant les dispositifs présentés dans réduire ses coûts de transactions. La technologie
la Figure 1 en prévoyant un réseau social pour digitale, de par ses fonctionnalités par lesquelles
la communication, des Mooc pour la formation, il est possible de s’affranchir des contraintes de
des e-workshop pour la gestion des hommes,
temps et d’espace, constitue une opportunité de
des tableaux de bord du changement et des dia-
réduction des coûts de transaction.
gnostics avec des outils de Data Management.
La transformation digitale a longtemps été
Le coût de la conduite du changement est esti-
considérée comme un empilement de techno-
mé à 5 % du coût global d’un projet (Autissier,
logies. Plus une entreprise avait mis en place de
Moutot 2013b). L’introduction des technologies
technologies digitales et plus son niveau de « di-
digitales doit se faire à coûts constants voire avec
des économies pour justifier ces approches. gitalisation » était réputé élevé. Les premières
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3 http://www.gartner.com/newsroom/id/2575515
d’explosion (les 3 premières étapes) et celles qui suffisent pas à mobiliser la majorité pragma-
sont en phase d’opérationnalisation sur le mar- tique et la majorité suiveuse (les 2/3 des inté-
ché (les deux derniers étapes). L’étape 3, Trough ressés). Ces derniers attendent des réponses à
of Disillusionment, est clé car c’est le passage leurs problèmes et questionnements. Ce n’est
de l’innovation à l’invention tel que cela a été plus alors le produit qui est mis en avant mais
décrit précédemment en référence aux travaux les solutions qu’il apporte. Le produit est alors
d’Alter (2010). Le produit devient une solution problématisé aux regards des usages. On parle
opérante et rentrent ainsi dans les usages. alors de maturité digitale d’usage aux regards
La courbe Hype peut se lire avec la courbe en des solutions apportées ou du potentiel de solu-
cloche de Rogers (2003, 1ere édition en 1995) sur tions envisageables au regard des précédents
l’adoption des innovations technologiques par développements sur la construction sociale de
les utilisateurs. Dans une logique marketing, il
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leaders avec lequel ils montent des dispositifs managers et salariés qui construisent les futurs
expérientiels pour faire bouger les lignes et ainsi usages. En termes d’adoption nous avons distin-
faire évoluer les usages en en créant de nou- gué l’intention, le déploiement par opportunité,
veaux. les expérimentations et la généralisation qui
Ces grilles de lecture de la maturité digitale se- nous semblent être les niveaux d’intervention
lon différents axes permettent aux organisations des parties prenantes dans les projets digitaux.
à la fois de mieux comprendre le phénomène et Le croisement de ces deux axes nous permet
d’envisager des trajectoires de transition numé- d’illustrer :
rique. Les travaux du MIT avec leur matrice d’in- - une trajectoire digitale rhétorique émanant de
tensité digitale introduisent la notion de portage la part des dirigeants. Celle-ci prend la forme
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