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LES MONSTRES DE L’ODYSSÉE

Hélène Montardre

Illustrations de Benjamin Bachelier


Couverture : Nicolas Duffaut

© 2016 Éditions Nathan, SEJER, 25, avenue Pierre-de-Coubertin, 75013 Paris, France

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout ou
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de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN 978-2-09-256530-8
Sommaire

Couverture

Copyright

Le voyage d’Ulysse

1 - La malédiction de Polyphème

2 - Les géants mangeurs d’hommes

3 - Les musiciennes de la mer

4 - L’aboyeuse de la mer

Pour en savoir plus sur l’histoire des monstres de l’Odyssée

Comment connaît-on l’histoire des monstres de l’Odyssée ?

Qui est Homère ?

Qui est Hygin ?

Qui est Ovide ?

Qui est Ulysse ?

Qu’est-ce que la guerre de Troie ?

La malédiction de Polyphème a-t-elle bien fonctionné ?

Qui a enlevé Perséphone ?

Pourquoi les sirènes n’ont-elles pas une queue de poisson ?

Où vit Circé ?

Ulysse est-il repassé entre Charybde et Scylla ?

Hélène Montardre
LE VOYAGE D’ULYSSE

– Prenez gaaarde !
La voix d’Ulysse, emportée par le vent, ricocha sur les vagues et sauta
d’un navire à l’autre.
« Prenez garde, prenez garde… » Facile à dire ! Mais difficile à mettre en
œuvre sur une mer démontée.
Pourtant, quand les douze bateaux d’Ulysse, le roi d’Ithaque, avaient
quitté Troie, tout allait bien. Après dix ans de guerre, les Grecs avaient
enfin vaincu Troie, et chaque roi rentrait chez lui avec sa flotte chargée d’un
gros butin. Seulement voilà… Après quelques jours de navigation, Ulysse
et les siens avaient été emportés par une prodigieuse tempête.
Lorsqu’elle se fut calmée, ils naviguaient sur une mer inconnue. Pour
Ulysse, un long voyage commençait. Un voyage auquel on donna le nom
d’Odyssée…
1

LA MALÉDICTION
DE POLYPHÈME

De son œil unique, Polyphème regarde la mer. Elle danse sous le soleil
tandis que les oiseaux piquent parfois vers la crête des vagues pour attraper
un poisson imprudent. Polyphème observe leur manège. De temps en
temps, il tourne la tête pour s’assurer que ses brebis ne se sont pas
éloignées. Rien à craindre. Son troupeau est paisiblement installé sur la
colline et broute l’herbe avec ardeur.
Un drôle de grondement tire Polyphème de sa rêverie. Il passe sa main
sur son ventre. Il connaît ce bruit et cette sensation de vide à l’intérieur de
son énorme carcasse : il a faim ! Il a envie de viande. La salive lui monte à
la bouche et il a un mouvement de rage. Voilà longtemps qu’aucun
voyageur n’a fait halte sur son île ! Et pas de voyageurs signifie personne à
dévorer… Il va encore devoir sacrifier l’une de ses bêtes pour calmer son
estomac.
C’est alors qu’il entend des voix. Elles sont menues et légères et
s’égrènent dans l’air transparent avec la gaieté d’une guirlande de
clochettes. Polyphème bondit sur ses pieds, court dans l’herbe, se fige
soudain devant le plus charmant des spectacles. Une jeune fille et une
femme. Elles sont belles. Leur longue tunique laisse deviner leur corps
parfait. Des perles de lumière sont mêlées à leur chevelure. La jeune fille…
Ah ! La jeune fille ! Polyphème cesse de respirer. Son œil unique est fixé
sur la stupéfiante apparition. Son estomac vide ? Oublié. Ses oreilles
perçoivent des paroles qui sonnent comme la plus belle des musiques. Il y
est question de fleurs. Effectivement, la jeune fille serre un bouquet contre
sa poitrine. Polyphème pâlit puis rougit. Il voudrait tellement être l’une de
ces fleurs !
– Viens, Galatée, rentrons maintenant, dit alors la femme.
Galatée… Le nom s’inscrit en lettres de flammes dans le cœur de
Polyphème.
La jeune fille ramasse encore quelques fleurs et lance :
– J’arrive !
Polyphème les voit gagner la mer, y plonger légèrement et disparaître.
Alors, il comprend qui elles sont. La femme est Doris, l’épouse de Nérée, le
vieux dieu des mers. Et la jeune fille est l’une de leurs cinquante filles, dont
on dit qu’elles sont plus belles les unes que les autres. À présent, il est prêt
à jurer que cela n’est pas vrai ; la plus belle de toutes est Galatée.

Quelques jours s’écoulent. Un matin, Polyphème s’aperçoit qu’il a dû


resserrer sa ceinture autour de son ventre. Il maigrit ! Du jamais-vu. Mais
c’est normal. Il n’a plus faim. Depuis la merveilleuse apparition, il a juste
grignoté quelques fruits ramassés sur les arbres et des racines arrachées à la
terre. Il n’a plus envie de viande. Il n’a qu’un rêve en tête : Galatée.
Une fin d’après-midi, enfin, elle surgit des flots, seule cette fois-ci. Elle
se dresse sur la plage et regarde autour d’elle. Polyphème bondit, puis se
fige. Il ne doit pas la faire fuir. Il sait bien qu’il est plus grand que la
moyenne et que son visage en effraie certains. Il faut qu’il s’arrange un peu.
Il passe ses doigts dans ses cheveux hirsutes, puis dans sa barbe emmêlée,
et il tapote ses vêtements pour les dépoussiérer. Le voilà présentable. Il
s’avance alors à la rencontre de la jeune fille.
Lorsqu’il est tout près, il lance :
– Bonjour, Galatée !
Sa voix résonne comme un coup de tonnerre. Galatée hurle avant de se
reprendre.
– Tu m’as fait peur, souffle-t-elle.
– Je suis désolé, bredouille Polyphème.
Il rassemble son courage et poursuit :
– Euh… Je t’ai vue, l’autre jour, avec ta mère… Et les fleurs… Tu es si
belle… Depuis…
Galatée l’observe tout en restant sur ses gardes. Polyphème termine enfin
sa phrase :
– Tu ne voudrais pas m’épouser ?
Galatée reste sans voix quelques instants avant de bégayer :
– Mais… tu es… tu es… un cyclope !
– Oui, et alors ? interroge Polyphème.
Il se redresse avantageusement pour montrer comme il est beau et fort, et
Galatée recule de deux pas.
– Alors… Alors je ne veux pas t’épouser !
Elle fait brusquement demi-tour et disparaît dans la mer.
Polyphème soupire. Il ne s’est pas fait assez beau ! Mais il reprend
aussitôt espoir et murmure :
– Elle reviendra. Elle reviendra…
De retour dans sa grotte, il saisit un râteau et peigne longuement ses
cheveux jusqu’à ce qu’ils soient bien lisses sous ses doigts. Il empoigne une
faux et rase sa barbe. Il ôte ses vêtements, les nettoie, les remet. Il se mire
alors dans l’eau d’une source et il se trouve beau. Bon, d’accord, il n’a
qu’un seul œil, placé au milieu du front. Mais tous les cyclopes ne sont-ils
pas faits ainsi ? Et qu’est-ce que ça peut faire, un œil plutôt que deux ?
Quand Galatée surgit à nouveau sur la plage, il se sent plein d’assurance.
Il observe la jeune fille qui regarde autour d’elle comme si elle cherchait
quelqu’un.
« Elle m’attend », se dit-il. Et un immense sentiment de joie l’envahit.
Il s’approche et salue d’une voix douce :
– Bonjour, Galatée.
La jeune fille fronce les sourcils.
– Bonjour, Polyphème.
Elle le dévisage et constate :
– Tu as changé.
– N’est-ce pas ? s’exclame joyeusement Polyphème. Je te plais ainsi ? Tu
sais, si tu m’épouses, tout ce que je possède sera à toi. Il ne faut pas croire,
nous autres, les cyclopes, nous vivons confortablement. Ma caverne est
vaste et tu pourras l’arranger comme tu en as envie. Mon troupeau
m’appartient. Tu ne manqueras de rien, je te le promets.
La jeune fille garde ses distances. Quand Polyphème se tait, elle
réplique :
– Je ne veux pas t’épouser. Laisse-moi tranquille !
Et elle disparaît dans les flots.

Le jour suivant, Galatée surgit à nouveau sur la plage.


Polyphème bondit.
– Bonjour, Galatée !
La jeune fille lui répond à peine.
– Tu sais, enchaîne Polyphème, si tu m’épouses, tu ne seras pas
n’importe qui. Tu seras la belle-fille de Poséidon !
Galatée frissonne.
– C’est vrai, murmure-t-elle. Tu es le fils de Poséidon.
– Oui ! Tu vois, avec moi, tu seras quelqu’un d’important.
Galatée recule. Le cyclope lui fait peur, mais Poséidon, le puissant dieu
des mers, l’effraie plus encore !
– Je dois partir ! lance-t-elle avant de plonger dans les vagues.
Polyphème est plutôt content de lui.
« Elle va revenir, se dit-il. D’ailleurs, si elle vient ici chaque jour, c’est
parce qu’elle a une raison. Et cette raison, c’est moi. »
Il remonte vers sa caverne en sifflotant, tout content. Un voyageur l’y
attend. Il s’agit de Télémos, un devin. Polyphème l’accueille gaiement :
– Bonjour, Télémos ! Bienvenue ! Quelles nouvelles apportes-tu ?
Télémos le salue à son tour et répond :
– Je suis là car je dois t’avertir : quelque chose pourrait t’arriver…
– Je sais, je sais ! Tu es devin et tu sais prédire l’avenir. Mais moi, mon
avenir, je le connais ! Il s’appelle Galatée…
– Galatée ? répète Télémos, surpris. Non, non… Ton avenir s’appelle
Ulysse. Écoute-moi, Polyphème : l’œil unique que tu portes au milieu du
front, Ulysse te le prendra.
Polyphème éclate de rire.
– Je ne sais pas qui est cet Ulysse. Ce que je sais, en revanche, c’est que
tu te trompes : une autre m’a déjà pris mon œil… et mon cœur !
Télémos hausse les épaules. Il a averti Polyphème du danger qui le
guette, il ne peut rien faire de plus.

Les jours suivants, Galatée ne se montre pas. Polyphème parcourt l’île en


rêvant à celle qu’il aime. Un après-midi, il s’assoit au milieu de ses bêtes,
pose à ses pieds le tronc qui lui sert de bâton et porte à sa bouche une flûte
de roseaux qu’il a fabriquée. La musique s’élève. Bientôt, il pose sa flûte et
commence à chanter :
– Ô Galatée, toi qui es plus belle qu’un torrent aux eaux vives, pourquoi
me repousses-tu ? Je te l’ai dit : je t’offre tout ce que je possède. Avec moi,
tu seras une reine. Tu n’auras rien à craindre, de personne, car vois comme
je suis grand ! Je te protégerai. Et vois comme je suis beau. Je n’ai qu’un
œil, mais il ressemble au soleil, et c’est pour toi que ce soleil brille…
Longtemps, il chante ainsi son amour pour la belle Néréide. Et soudain, il
s’interrompt. Un mouvement vient d’attirer son attention, là-bas, au pied
d’un rocher. Il se lève et son ombre s’allonge sur le sol ; il fait deux pas et le
sol tremble sous son poids. Son cœur tambourine dans sa poitrine. Mais ce
n’est pas d’amour ! C’est de rage. Car ce qu’il voit est terrible : Galatée !
Galatée dans les bras d’un jeune homme ! Un jeune homme avec deux yeux
brillants d’amour ; un jeune homme qui murmure des paroles à l’oreille de
sa bien-aimée, et Polyphème n’a pas besoin de les entendre pour savoir ce
dont il s’agit !
Le cyclope dévale la colline en hurlant :
– C’est donc ça ! Voilà ce qui t’attirait ici, misérable fille de Nérée ! C’est
ce garçon ! Tu lui donnais rendez-vous sur mon île… Moi qui ai cru que…
Il s’étrangle de colère tandis que les deux jeunes gens, épouvantés, se
serrent l’un contre l’autre.
– Je vais vous tuer ! rugit Polyphème. Non ! Je vais le tuer, lui ! Et toi, tu
seras ma femme !
Affolée, Galatée jaillit hors de sa cachette et court vers la mer en criant :
– Acis ! Sauve-toi !
– Acis ! répète Polyphème. C’est ça, ton nom ? Plus personne ne le
prononcera. Je vais te faire disparaître de la surface de la terre !
– Au secours ! appelle Acis en s’enfuyant à son tour.
Galatée disparaît dans les flots, mais Acis ne peut pas la suivre. Il court le
long du rivage en implorant de l’aide. Alors Polyphème pousse un terrible
rugissement. De ses mains puissantes, il arrache un pan de montagne, le
brandit haut au-dessus de sa tête et le jette de toutes ses forces sur le jeune
homme. Acis tombe, tué net.
Polyphème lui tourne le dos et remonte vers ses moutons. Sa flûte est là,
posée dans l’herbe. Il l’attrape et la brise en mille morceaux. Puis il tourne
son œil unique vers la mer. Elle est lisse et vide. Comment croire qu’elle
abrite le palais du vieux Nérée où la plus belle de ses filles a couru se
réfugier ? Sa vue se trouble sans qu’il comprenne pourquoi. Ce sont des
larmes qui piquent ainsi, mais il ne le sait pas.
Beaucoup plus tard, alors que Polyphème s’est enfermé dans sa caverne
avec ses bêtes, Galatée sort de l’eau. Elle s’approche du bel Acis, étendu
mort sur le rivage, et pleure son amour perdu. Elle ne peut le ramener à la
vie, mais elle va néanmoins faire quelque chose pour lui. Acis est le petit-
fils d’un fleuve, il peut lui-même devenir un cours d’eau. D’une main
douce, elle caresse son visage. Alors, un roseau surgit du sol et le bruit de
l’eau qui court se fait entendre. Petit à petit, le corps du jeune homme
disparaît ; le voilà eau ; le voilà fleuve. C’est sous cette forme qu’il
continuera à vivre.

Le temps a passé. Jamais Galatée n’est revenue sur l’île de Polyphème, et


jamais le cyclope n’est retombé amoureux. Il a cessé de peigner ses
cheveux, sa barbe a repoussé, et il a repris du poids.
Et la prédiction de Télémos ? Elle est sur le point de se réaliser…
Un jour, l’équipage d’un bateau grec débarque sur l’île de Polyphème, et
le cyclope enferme les marins dans sa grotte. Puis il commence à les
dévorer. Leur chef lui offre cependant du vin, et Polyphème lui demande
son nom.
– Personne ! répond le Grec.
Le vin est si bon que Polyphème en réclame à nouveau. Personne lui en
donne de bon cœur. Et Polyphème boit, et boit encore. Il boit tellement qu’il
finit par s’écrouler au milieu de sa grotte, complètement ivre.
Une douleur terrible le réveille. Son œil ! Son œil le brûle ! Et il n’y voit
plus rien ! Il porte une main à son front, sent le sang qui dégouline, arrache
l’épieu fiché dans son œil. Ce sont les marins grecs qui ont profité de son
sommeil pour l’aveugler ! Il pousse un terrible hurlement.
– Aaah ! À l’aide ! Au secours ! On m’attaque !
Les cyclopes voisins accourent et demandent :
– Qui t’attaque, Polyphème ?
– C’est Personne ! répond Polyphème.
Les autres repartent en maugréant.
– Qu’il est bête, ce Polyphème… Ce n’est pas l’heure de faire des
farces !
Fou de rage, Polyphème pousse le rocher qui ferme l’entrée de sa grotte.
Il est sûr que les Grecs vont en profiter pour s’enfuir, il les attrapera au
passage. Mais les marins se sont accrochés au ventre de ses moutons qui se
précipitent à l’extérieur, et Polyphème ne sent que la toison de ses bêtes
sous ses doigts. Il comprend trop tard que les marins l’ont trompé et qu’ils
ont rejoint leur bateau.
Quand celui-ci s’éloigne sur les flots, la voix de Personne parvient aux
oreilles de Polyphème :
– Cyclope ! Si jamais on te demande qui t’a privé de ton œil, voici ce que
tu dois répondre : c’est Ulysse, le roi d’Ithaque, le vainqueur de Troie.
Alors seulement Polyphème se souvient de la prédiction de Télémos. Il
maudit Ulysse, lui assurant que jamais il ne rentrera chez lui, et que son
père, Poséidon, le dieu des mers, le poursuivra de sa colère.
Et Ulysse ?
Ulysse a lancé ses bateaux vers le large en se demandant où le vent va à
présent les conduire.
2

LES GÉANTS MANGEURS


D’HOMMES

Sur les hauteurs qui dominent les falaises, un long appel retentit. Le
géant qui l’a poussé se redresse de toute sa taille et guette l’horizon. Là-bas,
sur une colline, apparaît une silhouette, si haute qu’elle semble remplir le
ciel. Le géant sourit. Son cri a été entendu. Son compagnon le reprend et le
lance à son tour. Plus loin, un autre géant surgit et assure le relais. L’appel
parcourt ainsi la côte et informe ses habitants :
– Douze navires approchent ! Ils font voile vers notre port !
Bientôt, la nouvelle arrive à Télépyle, la capitale du royaume. Elle
n’inquiète personne. La cité est accrochée à la falaise et protégée par de
puissants remparts. Le port se trouve en contrebas, au fond d’un bras de mer
encadré par deux longues falaises. Elles s’avancent dans les flots en se
rapprochant l’une de l’autre, ménageant une entrée si étroite que les bateaux
qui l’empruntent doivent le faire à la queue leu leu.
Une jeune géante a aussi entendu l’avertissement. Elle est sortie chercher
de l’eau, mais la nouvelle est bien plus intéressante que l’eau de la source !
En effet, ils ne sont pas nombreux les visiteurs qui s’aventurent jusqu’ici…
Alors ces marins étrangers se dirigeant vers le port l’intriguent. Oseront-ils
y pénétrer ?
Curieuse, elle guette l’étroite ouverture entre les falaises. Bientôt, elle
voit un navire s’y engager. Qu’il est petit ! Un autre le suit, et un autre, et
un autre encore. La jeune géante les compte : un, deux, trois… neuf, dix,
onze… Ce sont onze bateaux qui s’alignent à présent en contrebas, le long
des quais.
« Pourtant, le guetteur a parlé de douze embarcations. Il a dû mal
compter ! » se dit-elle.
Trois hommes descendent du premier navire et prennent le chemin qui
grimpe vers la ville. La jeune géante avance à leur rencontre. Ces hommes
sont vraiment minuscules ! Ils doivent lever la tête pour s’adresser à elle.
– Bonjour, étrangers, dit-elle. Je suis la fille d’Antiphatès, le roi des
Lestrygons. Vous êtes ici sur ses terres et dans sa ville. Qui êtes-vous ?
D’où venez-vous ? Que voulez-vous ?
– Nous sommes des Grecs, répond l’un des marins. Notre chef se nomme
Ulysse. Nous revenons de Troie que nous avons vaincue, et nous sommes
en route pour Ithaque, notre royaume. Mais une tempête nous a détournés.
Nous avons besoin d’eau…
– Et de nourriture, ajoute un autre marin.
La jeune géante les examine quelques instants avant de conclure :
– Allez voir mon père.
Elle tend le bras :
– Vous voyez ces toits, là-bas ? Ce sont ceux de notre maison.
Les marins remercient et s’éloignent.

Chez les Lestrygons, tout est démesuré : les rues, les places… et les
Lestrygons eux-mêmes ! C’est ce que découvrent les marins, qui
commencent à se demander s’ils ont bien fait de venir jusqu’ici.
Ils ont raison de se poser la question… À peine sont-ils entrés dans la
demeure du roi qu’une géante se dresse devant eux. Elle est plus grande que
tous ceux qu’ils ont croisés, et elle n’a pas l’air commode. Elle ne perd pas
de temps à les interroger et appelle :
– Antiphatès ! Nous avons de la visite !
Sa voix est si puissante que les trois marins se bouchent les oreilles.
Sous leurs pieds, le sol se met à trembler.
« Boum, boum, boum… »
Ils reculent de deux pas. Mais il est trop tard pour battre en retraite. Le
géant qui vient de surgir est si énorme que, à côté de lui, les autres
paraissent tout petits. Et si son épouse n’a pas l’air commode, lui est
carrément terrifiant.
« Boum, boum, boum… »
Le roi des géants s’arrête devant les Grecs et les regarde. Il sent la salive
lui monter à la bouche. Bien sûr, ces hommes ne sont pas bien gros… Mais
c’est mieux que rien. Il ne prend pas la peine de les saluer, ni de s’enquérir
de leur nom ou de ce qu’ils veulent. Il tend ses gros doigts vers l’un d’eux
et, avant que le Grec ne réalise ce qui est en train de lui arriver, il le saisit, et
hop ! il l’avale.
Épouvantés, les deux autres marins tournent les talons et s’enfuient. Ils
détalent à toutes jambes vers le bateau tandis que dans leur dos la ville
résonne de cris :
– Alerte ! Alerte ! Votre roi sonne l’alerte !
De chaque maison, des Lestrygons surgissent. Du haut de la falaise, ils
lancent d’énormes blocs de pierre sur les navires amarrés dans le port. Un
bateau est touché, puis un autre. Le bois craque, les marins hurlent, certains
plongent dans l’eau. D’autres Lestrygons se précipitent. Le port grouille de
géants qui attrapent les fuyards et repêchent ceux qui ont sauté dans la mer.
Bientôt, il ne reste rien des onze bateaux qui se sont risqués dans le port, si
ce n’est du bois qui flotte et un silence de mort.

Dans les foyers des Lestrygons, c’est la fête. Un grand festin se prépare !
Voilà longtemps qu’ils n’avaient pas eu autant d’hommes à dévorer. Des
chants de victoire s’élèvent vers le ciel alors que la fille du roi rentre chez
elle, avec sa cruche pleine d’eau fraîche, en pensant au bon repas qu’elle va
faire.

Et Ulysse ?
Ulysse a été prudent. Le guetteur des Lestrygons avait raison : c’est bien
douze bateaux qu’il avait aperçus au large. Le douzième, c’est celui
d’Ulysse. Mais lui n’a pas engagé son navire dans le piège que constitue le
port des Lestrygons. Il est resté à l’extérieur, amarré à un rocher. Quand il a
compris que tout était perdu et qu’il ne pouvait rien pour ses compagnons, il
a coupé la corde qui retenait son bateau et ordonné à ses hommes de ramer
aussi fort qu’ils le pouvaient.
Des douze navires qui ont quitté Troie, il n’en reste désormais plus
qu’un, seul au milieu de la mer déserte.
3

LES MUSICIENNES
DE LA MER

Dans l’air transparent, des voix de jeunes filles résonnent.


– Perséphone ! appelle l’une d’elles. Viens voir ! Il y a des narcisses ici,
juste au bord de l’eau.
Perséphone se précipite.
– Merci, Molpé !
Elle se penche et cueille délicatement une tige. Molpé sourit. Elle sait
que le narcisse est la fleur préférée de son amie. Elle s’éloigne pour en
trouver d’autres tandis qu’un peu plus loin ses sœurs, Thelxiopé et Pisinoé,
se reposent à l’ombre des arbres.
Le calme règne sur la prairie. C’est la première belle journée de l’année
et les quatre amies n’ont qu’une envie : s’abandonner à la douceur de l’air
et écouter le murmure du ruisseau aussi longtemps que le soleil brillera.
Pourtant, quelque chose trouble Molpé. Une sorte de tremblement,
comme si la terre vibrait sous ses pieds. Elle regarde autour d’elle. Rien.
Elle a dû rêver.
Dans les bras de Perséphone, le bouquet grossit. La jeune fille chantonne
en cueillant une fleur après l’autre.
Molpé se raidit. Le grondement est là à nouveau, plus présent, et ni ses
sœurs ni son amie ne semblent s’en apercevoir.
Soudain… Soudain, la terre se déchire violemment, révélant une
ouverture béante, et un attelage en jaillit. Trois chevaux à la robe couleur de
nuit, un char doré et, sur le char, un géant barbu qui les maîtrise d’une main
de fer.
Molpé recule, épouvantée. Le géant, torse nu, balaie la prairie de son
regard noir. Ses yeux se posent sur Perséphone. Les chevaux bondissent
auprès de la jeune fille. D’un bras puissant, le géant enserre sa taille et la
soulève tandis que le bouquet de fleurs s’éparpille dans l’air. Perséphone
n’a pas le temps de crier. La terre s’ouvre à nouveau, l’attelage plonge dans
le gouffre et disparaît.
Dans la prairie, tout est calme, comme si rien ne s’était passé. La rivière
chante toujours, l’air est toujours aussi doux, simplement, Perséphone n’est
plus là.
Molpé, Thelxiopé et Pisinoé se regardent, éberluées.
– Qu’est-ce que c’était ? interroge Thelxiopé.
– Où est Perséphone ? demande Pisinoé.
– Ce… Cet… Il… Il l’a enlevée ! bégaie Molpé.
Le silence s’abat sur les trois jeunes filles.
Leur meilleure amie enlevée ! Là, juste sous leurs yeux !
– Mais… C’est impossible ! s’exclament Thelxiopé et Pisinoé en chœur.
Molpé pose sur ses sœurs un regard froid.
– Eh bien si, c’est possible ! Nous l’avons vu, toutes les trois ! Et nous
n’allons pas rester sans rien faire. Partons à sa recherche !
– À sa recherche ? Mais où ? fait Thelxiopé, effarée.
– Molpé a raison, intervient Pisinoé. Perséphone est notre amie. Celui qui
l’a enlevée a jailli depuis l’intérieur de la terre ; il va certainement ressortir
à un autre endroit. Parcourons le monde et nous les trouverons, lui et
Perséphone.
Les trois sœurs se mettent aussitôt en route. Elles arpentent la campagne,
elles traversent des forêts, elles franchissent des fleuves, elles grimpent et
redescendent les pentes des montagnes, elles parviennent sur des rivages
dont elles ne connaissent pas le nom. Partout, elles interrogent celles et
ceux qu’elles croisent.
– Nous cherchons notre amie, Perséphone…
– Avez-vous vu un char doré tiré par trois chevaux noirs ?
– Connaissez-vous un géant barbu qui enlève les jeunes filles ?
Partout, les réactions sont les mêmes : non, personne n’a rien vu.
Un soir enfin, elles doivent se rendre à l’évidence : elles n’ont pas
recueilli le moindre indice.
– Rentrons chez nous, propose Pisinoé.
Ses sœurs s’apprêtent à l’approuver lorsqu’une voix rugit :
– Rentrer chez vous ! Alors que vous n’avez rien fait pour empêcher
l’enlèvement de ma fille !
Les trois sœurs pâlissent. C’est la déesse Déméter, la mère de
Perséphone, qui vient de surgir devant elles !
– Mais… commence Molpé.
– Taisez-vous ! rugit Déméter. Je sais tout ! Vous étiez avec elle ce jour-
là, et vous n’êtes pas intervenues ! Depuis, je l’ai cherchée partout et
personne n’a voulu me donner la moindre information. Et vous…
Molpé voudrait l’interrompre, expliquer que tout est allé si vite ! Et
qu’elles aussi, elles ont cherché Perséphone sans relâche. Impossible. Folle
de rage, Déméter enchaîne :
– Pour avoir abandonné ma fille, vous serez changées en oiseaux ! Vous
conserverez votre visage de jeune fille pour que tout le monde sache qui
vous étiez. Je vous laisse aussi votre voix…
Les trois sœurs n’ont pas le temps de réaliser ce qui leur arrive. En
quelques instants, leur corps se transforme. Leur peau commence à
fourmiller : ce sont les plumes qui poussent. Leurs jambes se
recroquevillent : les voilà munies de pattes griffues. Leurs bras… Leurs
bras n’existent plus ! Des ailes les ont remplacés.
Mais Déméter n’en a pas terminé. Elle lance :
– Vous vivrez désormais sur des rochers au milieu de la mer ! Vos chants
attireront les marins. Ils ne pourront résister et leurs navires viendront
s’écraser sur les récifs de votre île. Et prenez garde : si, alors que vous
chantez, un bateau passe auprès de vous sans s’arrêter, vous mourrez !
Les paroles de la déesse transpercent les oreilles des trois sœurs.
– Allez ! poursuit Déméter. Disparaissez hors de ma vue.
Affolées, les trois jeunes filles battent maladroitement des ailes et courent
sur le sol. Enfin elles décollent, l’une après l’autre. Elles n’ont qu’une idée :
fuir la colère de la déesse ! Elles s’élèvent dans les airs et sentent le vent qui
les porte. Elles jettent un coup d’œil vers la terre ; elles sont si haut déjà !
Le vertige les prend et elles battent des ailes de plus en plus vite, et elles
volent, elles volent sans relâche.
Les voici au-dessus de la mer. Aussi loin que portent leurs regards, elles
ne voient que les flots qui se balancent inlassablement. Elles sont épuisées
lorsque, enfin, un îlot apparaît sur l’horizon. Elles perdent alors de l’altitude
et atterrissent tant bien que mal sur les rochers du rivage. La nuit descend.
Thelxiopé éclate en sanglots, puis Pisinoé, puis Molpé. Elles se serrent les
unes contre les autres et pleurent longtemps. Bientôt, l’obscurité est
complète et elles finissent par s’endormir, leurs plumes entremêlées.
Au matin, elles prennent conscience de l’horreur de leur situation.
– Déméter ne reviendra pas sur sa décision, murmure Pisinoé.
– Nous sommes condamnées à rester ici, gémit Thelxiopé.
Molpé ne dit rien. Elle contemple la mer déserte.

Les jours passent. Les trois sœurs apprennent à pêcher des poissons pour
se nourrir. Elles observent la mer qui miroite à l’horizon. Parfois, un bateau
passe au loin et elles frissonnent. Elles n’ont pas oublié la terrible
malédiction de Déméter et aucune d’elles n’ose chanter. D’ailleurs, elles
n’en ont guère envie !
Un matin, cependant, Pisinoé se surprend à fredonner.
– Tais-toi ! lui ordonnent ses sœurs. As-tu oublié les paroles de la
déesse ? Veux-tu que tes chants attirent un navire sur nos récifs ?
Pisinoé baisse la tête.
– Je m’ennuie, se plaint-elle.
Thelxiopé et Molpé se détournent. Elles aussi s’ennuient ! Chanter les
distrairait. Elles adorent ça, et tout le monde s’est toujours accordé pour
dire qu’elles avaient les plus belles voix du monde.
Un après-midi, elles n’y tiennent plus. Leurs voix gracieuses montent au-
dessus des flots et résonnent sur les vagues. Loin là-bas, un marin entend
leur chant. Impossible de résister. Le vent gonfle les voiles de sa barque qui
se précipite vers l’île. Avant qu’elles aient réalisé le désastre, l’irréparable
se produit, le bateau s’écrase sur les rochers. Les trois sœurs se regardent,
consternées : le marin est mort.
C’est ainsi que naît la légende.
« Il y a des sirènes au milieu de la mer ! raconte-t-on. Il ne faut pas s’en
approcher ! Leurs chants attirent les hommes. Ils sont tellement envoûtés
qu’ils finissent par se jeter à l’eau. Alors les sirènes les dévorent… »
Les trois sœurs ont renoncé à lutter contre la malédiction de Déméter.
Elles chantent à perdre haleine, et tant pis pour ceux qui viennent mourir
sur leur île ! Les os de ces malheureux s’entassent et blanchissent au soleil.
Et la légende grandit.

C’est alors qu’un certain Ulysse arrive dans les parages.


Voilà longtemps qu’il essaie de rentrer chez lui avec l’unique bateau qui
lui reste. Heureusement, il a rencontré Circé la magicienne. Et Circé lui a
dit ce qu’il devait faire quand son bateau approcherait de l’île des sirènes.
Jamais les trois sœurs n’ont aussi bien chanté que ce jour-là. Leurs voix
claquent sur les flots et le vent les emporte jusqu’au bateau qu’elles guettent
de leurs yeux perçants.
Sur le navire, Ulysse suit à la lettre les conseils de Circé. Au moment où
le vent tombe, il ordonne d’amener les voiles. Puis il s’empare d’un grand
gâteau de cire, le coupe en morceaux qu’il écrase pour les transformer en
boulettes. Il passe de marin en marin et fourre des boulettes dans toutes les
oreilles. Aux derniers, il ordonne :
– Attachez-moi solidement au mât de notre navire. Serrez la corde autant
que vous pourrez. Et quand vous aurez terminé, donnez encore un tour de
corde. Puis bouchez vos oreilles avec cette cire, empoignez vos rames et
ramez. Quoi qu’il arrive, ne vous arrêtez pas, et surtout, n’ôtez pas la cire
de vos oreilles !
Ses marins suivent ses instructions à la lettre. Quand le navire parvient à
portée de voix des sirènes, seul Ulysse peut encore entendre. Alors, les
chants des sirènes lui parviennent.
– Viens ici, Ulysse ! Rejoins-nous ! Nous savons quel grand héros tu es.
Arrête ton navire. Jamais aucun bateau n’a passé nos rivages sans nous
écouter. Tu ne le regretteras pas, tu t’en iras content et riche de
connaissances. Nous chanterons pour toi, nous te parlerons de Troie, et des
dieux et de tout ce qui se passe sur la terre…
Retenu par ses cordages, Ulysse se débat. Il hurle :
– Libérez-moi ! Libérez-moi !
Heureusement, aucun marin ne peut l’entendre.
Les larmes coulent à présent sur le visage d’Ulysse. La voix des trois
sœurs est si belle, si douce ! Tout son corps est douloureux. Il maudit Circé
la magicienne, il maudit ses compagnons, il maudit la corde qui meurtrit
son corps. Il oublie qu’il a lui-même donné des ordres pour être ainsi
retenu. Il oublie ce qui l’attend si jamais il obéit au chant des sirènes.
Celui-ci se fait plus pressant, et le cœur d’Ulysse s’affole dans sa poitrine
tandis que le bateau s’éloigne inexorablement sous les puissants coups de
rame des marins. La voix des sirènes s’estompe puis disparaît. La tête
d’Ulysse retombe sur sa poitrine, son corps est couvert de sueur. Il retrouve
son souffle et comprend à quel péril il a échappé.
Sur leurs rochers, les trois sœurs, pétrifiées, regardent avec désespoir le
navire s’en aller. Elles savent que leur destin est scellé. C’est alors que la
malédiction de Déméter s’accomplit. Une grande vague arrive du fond de
l’horizon et balaie les récifs. Quand elle se retire, tout a disparu : les sirènes
et les os des marins imprudents. L’île où les trois sœurs ont trouvé refuge
est redevenue comme les autres. Les marins ne craindront plus de s’en
approcher, mais jamais ils n’oublieront la légende des sirènes.
Et Ulysse ?
Ulysse poursuit sa route vers d’autres aventures, sur la mer infinie qui
danse dans les rayons du soleil.
4

L’ABOYEUSE DE LA MER

Sur le sable blond de la plage, les vagues reviennent inlassablement.


Elles déposent sur le rivage des mèches d’écume qui s’évaporent peu à peu.
Scylla se baisse, trempe ses doigts dans cette mousse légère, rit quand une
vague vient l’éclabousser. C’est la fin de la journée et ses amies, les
Néréides, ont regagné le palais de leur père, dissimulé sous les eaux. Elles
ont passé l’après-midi à rire et à se raconter des histoires, et le silence de la
plage est étrange après tous ces bavardages. Étrange et pas désagréable.
Scylla se redresse. La jeune nymphe va rentrer elle aussi, mais doucement.
En chemin, elle se baignera, ou s’attardera dans la fraîcheur d’une grotte.
Elle s’éloigne d’un pas léger, respirant à pleins poumons la brise marine.
Scylla se croit seule, mais elle ne l’est pas. Depuis l’océan, un regard est
posé sur elle. C’est celui de Glaucos. Il est dissimulé dans les vagues,
captivé par la jeune fille. Qu’elle est belle !
Scylla marche le long de la plage et Glaucos la suit en nageant. Osera-t-il
l’aborder ? Il ne sait pas. Il a peur de l’effrayer. Petit à petit, il se raisonne.
Il n’est pas si moche après tout ! Rassemblant son courage, il s’approche du
rivage et appelle :
– Scylla ! Attends !
La jeune nymphe se fige. Elle qui se croyait seule ! Elle scrute la mer.
Cette voix n’est pas celle de l’une de ses amies. À qui appartient-elle ? Elle
aperçoit une forme sombre et la peur serre son ventre. Elle sait que la mer
cache des créatures monstrueuses et parfois dangereuses. Instinctivement,
elle se met à courir, s’éloigne des vagues et gagne une prairie qui grimpe à
l’assaut d’une colline. Derrière elle, la voix répète :
– Scylla ! Attends ! Je ne te veux pas de mal !
Ce n’est qu’au sommet de la colline que la jeune nymphe s’arrête, à bout
de souffle. Elle est à l’abri, ici. Aucune créature marine ne viendra la
chercher aussi haut. Elle se retourne et ses yeux s’écarquillent d’horreur.
Son poursuivant est pire que tout ce qu’elle pouvait imaginer ! Son visage,
envahi d’une barbe vert et gris de la même couleur que ses cheveux, est
sans âge. Ses épaules sont larges, bien trop larges. Ses bras sont tout bleus !
Quant à ses jambes… Elles sont incurvées et portent une nageoire comme
celle des poissons.
– Ne te fie pas aux apparences, crie la créature restée au bord de l’eau. Je
m’appelle Glaucos, et avant, je n’étais pas comme ça…
« Avant quoi ? » s’interroge Scylla.
Glaucos lui apporte la réponse :
– J’étais un jeune homme de visage agréable, et mon corps… Mon corps
était semblable à celui de tous les autres jeunes hommes.
Scylla esquisse un mouvement pour s’enfuir. Elle n’est pas sûre d’avoir
envie d’entendre la suite ! Quelque chose dans la voix de Glaucos la retient.
– Ne pars pas ! Écoute-moi, au moins ! J’étais pêcheur. Un jour, j’ai
abordé sur une île que je ne connaissais pas. J’avais fait une pêche
extraordinaire. Je me suis installé dans un pré au bord de la mer pour
démêler mes filets et trier mes poissons. Et là…
Glaucos laisse sa phrase en suspens et Scylla attend la suite avec
curiosité.
– Là, reprend Glaucos, quelque chose d’incroyable s’est produit. Quand
mes poissons tombaient dans l’herbe, ils se mettaient à frétiller, reprenaient
vie et hop ! en quelques bonds ils regagnaient la mer ! J’ai regardé l’herbe,
elle était comme n’importe quelle herbe de n’importe quel pré. Pourtant…
Glaucos marque une nouvelle pause avant d’enchaîner :
– J’ai arraché une poignée de brins et je l’ai portée à ma bouche. J’ai
mordillé l’herbe… Tu entends, Scylla ? C’est tout ce que j’ai fait. Et cela a
suffi. J’ai senti la mer m’appeler. Impossible de résister ! J’ai plongé dans
les flots, entraîné par une force incontrôlable. J’ai été aspiré sous les
profondeurs. Les dieux marins sont venus à ma rencontre et m’ont emmené,
j’ai perdu connaissance. Quand je suis revenu à moi, j’étais comme tu me
vois. Je suis un dieu à présent, Scylla. Un dieu marin. Mais que m’importe,
si tu ne m’aimes pas ?
Incapable d’en entendre davantage, Scylla se détourne. Glaucos la
regarde s’enfuir, désemparé. Il est amoureux fou de cette fille ! Comment
faire pour qu’elle réponde à son amour ?
En un éclair il trouve l’idée qui la ramènera à lui.
Quand on est un dieu marin, parcourir de longues distances sur la mer est
facile. Et Glaucos sait où il va : chez Circé, la magicienne. Il sait aussi ce
qu’il va lui demander : un philtre qui rendra Scylla amoureuse de lui. Et
c’est ce qu’il lui réclame dès qu’ils ont échangé les saluts d’usage.
Circé prend son temps avant de lui répondre. Elle a aperçu Glaucos à
plusieurs reprises, et elle le trouve plutôt à son goût. Alors, le fait qu’il soit
amoureux d’une autre ne lui plaît pas beaucoup. Enfin, elle se décide :
– Pourquoi t’attacher à cette fille qui ne t’aime pas, Glaucos ? Pourquoi
ne pas aller vers une qui partagerait ton amour ? Et pourquoi as-tu des
doutes sur ta beauté ? Si cette fille ne l’apprécie pas, d’autres l’adorent !
Moi, par exemple, je te trouve très séduisant. Et si tu en as envie…
Glaucos ne la laisse pas terminer :
– Tu ne comprends pas, Circé ! C’est elle que j’aime. C’est elle que je
veux. Et la seule façon de l’obtenir, c’est que tu la rendes amoureuse de
moi.
– Bon, bon, grogne Circé. Si c’est ce que tu veux… Mais je t’aurai
prévenu : tu commets une erreur. Retourne sous la mer, à présent.
Furieuse, la magicienne s’enfonce dans la forêt en maugréant :
– Ah, Glaucos m’a rejetée, moi, la fille du Soleil ! Eh bien, on va voir ce
qu’on va voir !
D’un geste rageur, elle arrache les plantes dont elle a besoin. Puis elle
rentre chez elle pour broyer sa récolte jusqu’à en faire une pâte épaisse. Elle
gagne alors un promontoire rocheux qui avance dans la mer. La voilà au
bout des rochers, mais elle ne s’arrête pas. Elle marche sur les flots ! Elle
prend pied sur le rivage où Scylla aime se promener. Elle entre dans une
grotte au bas de la falaise où elle sait que la jeune nymphe viendra se
reposer, un jour ou l’autre. Elle émiette sur le sol la pâte qu’elle a fabriquée,
puis l’arrose d’un liquide mousseux qu’elle a apporté, tout en murmurant
une série de formules magiques. Satisfaite, elle contemple son œuvre et
disparaît.
Durant les heures qui suivent, les vagues de la mer lèchent la plage,
pénètrent dans la grotte, se retirent, reviennent, repartent. Quand Scylla
arrive, l’eau est infectée du poison de Circé.
Il fait chaud ce jour-là et Scylla n’a qu’une envie : se baigner. Elle avance
dans la mer avec délices, juste à hauteur de la grotte où Circé a répandu son
poison. L’eau enserre ses chevilles, ses jambes, ses genoux… Quand elle
atteint le haut de ses cuisses, Scylla aperçoit soudain des têtes de monstres
autour d’elle. Elle les entend aboyer d’une voix menaçante. Elle veut fuir,
mais les monstres la suivent ! Ils ont des crocs luisants et des yeux
terrifiants. La jeune nymphe se débat dans l’eau, mais les monstres sont
après elle. Et elle se sent si lourde, comme si des poids pesants venaient
d’être fixés sur ses membres. Elle cherche alors du regard ses pieds, ses
jambes, ses cuisses… Il n’en reste rien ! Le bas de son corps n’est plus celui
d’une jeune fille. Elle possède à présent douze pieds. Mais ce ne sont pas
vraiment des pieds, juste des moignons. Et ce n’est pas le pire. Car elle est
aussi dotée de six cous, chacun supportant une effroyable tête avec trois
rangées de dents serrées et imbriquées les unes dans les autres. Atterrée,
elle contemple cette meute de têtes enragées qui crachent leur colère. Elle
découvre que les cous qui les portent sont fixés à sa taille. Alors Scylla
pousse un hurlement, un terrible hurlement qui balaie les flots et parvient
aux oreilles de Glaucos.
Quand le dieu marin aperçoit sa bien-aimée, il hurle à son tour. Il
comprend que Circé, jalouse et furieuse d’avoir été repoussée, l’a trompé, et
de la pire des façons. Non seulement Scylla ne l’aimera jamais, mais en
plus, jamais elle ne retrouvera sa forme première. Car on ne défait pas ce
que la magicienne a voulu.
Scylla l’a compris elle aussi. Elle pleure tandis que les têtes de chiens,
oscillant au bout de leurs longs cous, ricanent de sa douleur. Elle se traîne
vers la grotte où tant de fois elle est venue se reposer ; elle s’y enfonce, elle
s’y cache. Elle ne veut être vue de personne, elle veut mourir. Impossible, et
elle le sait. Elle est une nymphe ; elle est immortelle.
Une fois la nuit tombée, elle décide de quitter la grotte où elle s’est
réfugiée. La cavité lui rappelle trop les jours heureux d’autrefois. Il y en a
une autre, au-dessus, creusée dans la falaise. De là, au moins, elle dominera
les flots et verra tout ce qui s’y passe. Elle apercevra aussi sa voisine,
Charybde, qui vit juste en face sous un rocher planté dans la mer et sur
lequel un figuier a poussé.
Avant que l’aube blanchisse le ciel, Scylla se risque hors de son antre,
escalade la falaise et se glisse dans l’obscurité de la grotte inconnue. C’est
là qu’elle vivra désormais.

Les jours passent. Nul n’a revu Scylla. Des aboiements hargneux
jaillissent du fond de la grotte creusée dans la falaise. Ceux qui connaissent
les lieux conseillent aux voyageurs de l’éviter, expliquant qu’un monstre
odieux s’y cache.
Car Scylla a six têtes de chien à nourrir ! Depuis son observatoire, elle
repère les navires qui s’approchent trop près. Lorsque l’un d’eux passe à sa
portée, elle lance les longs cous en avant, et les crocs puissants happent les
marins imprudents. C’est le seul moyen qu’a trouvé la jeune nymphe pour
calmer sa meute. Le reste du temps, elle demeure tapie dans l’obscurité et
écoute mugir la mer. Ou alors, elle risque un regard à l’extérieur, et observe
sa voisine d’en face. Charybde est la régularité même. Trois fois par jour,
elle engloutit l’eau de mer au fond d’un gouffre sans fin et la recrache
ensuite dans les airs. Malheur au navire qui passe alors par là !
« Entre Charybde et moi, les marins ont peu de chances de s’en sortir ! »
songe souvent Scylla.

Le temps s’écoule. Scylla sait qu’elle a une réputation épouvantable et ça


lui est bien égal. Elle n’a pas pardonné à Glaucos d’avoir fait appel à Circé,
ni pardonné à Circé d’avoir trompé Glaucos. Elle attend. Elle écoute les
nouvelles qui courent sur la crête des vagues et résonnent dans le cri des
oiseaux. C’est ainsi qu’elle est informée de ce qui se passe ailleurs.
Un matin, elle entend parler de marins grecs à qui il arrive toutes sortes
d’aventures. Leur chef se nomme Ulysse. Personnellement, Scylla n’a rien
contre cet Ulysse. Mais elle sait quelque chose sur lui : Ulysse a séjourné
chez Circé, et la belle magicienne est amoureuse de lui. Le temps de la
vengeance est venu.
Quand le navire grec approche, Scylla est prête. Elle ne craint qu’une
chose : que les marins essaient de l’éviter. Mais dans ce cas, ils devront
affronter Charybde. Et Charybde a encore plus mauvaise réputation que
Scylla.
Le cœur battant, Scylla guette le bateau des Grecs. Enfin, un sourire, le
premier depuis qu’elle a été changée en monstre, éclaire son visage. Le
navire fait voile vers sa falaise ! Elle le laisse approcher, observe les marins,
identifie Ulysse, debout à l’avant en train de crier des ordres. Le bateau
danse dangereusement sur les flots. Scylla attend le bon moment. Puis elle
ordonne aux têtes de chiens :
– Allez ! Mordez ! Attrapez tout ce que vous pouvez !
Les bêtes ne se le font pas dire deux fois. Les gueules baveuses
s’ouvrent. Les crocs se referment sur un marin, un autre, un autre encore…
Scylla compte. Ce sont six marins que les gueules des chiens ramènent dans
sa grotte. Un par tête… mais Ulysse n’en fait pas partie.
Scylla grogne, puis se raisonne. Elle a réussi à enlever une bonne partie
de son équipage à Ulysse. Ce n’est pas avec le peu de marins restant qu’il
pourra survivre aux dangers qui le menacent !
Le bateau des Grecs poursuit sa route. Scylla le regarde s’éloigner. Elle
espère qu’Ulysse, ou un autre marin aimé de Circé, reviendra à sa portée.
Elle a le temps après tout ! Elle a l’éternité devant elle.

Et Ulysse ?
Ulysse finira par perdre tous ses marins, et même son bateau ! Il
connaîtra encore d’autres aventures avant de pouvoir rentrer chez lui, à
Ithaque, des années plus tard, pour livrer son dernier combat.
POUR EN SAVOIR PLUS
SUR L’HISTOIRE
DES MONSTRES DE L’ODYSSÉE

L’histoire des monstres de l’Odyssée appartient à la mythologie


grecque. On connaît la mythologie grâce à des textes, des monuments,
des statues, des vases et toutes sortes d’objets que l’on a retrouvés. Est-
ce que cela signifie que l’histoire des monstres de l’Odyssée est une
histoire vraie ? Pas si simple…

Comment connaît-on l’histoire des monstres de l’Odyssée ?

En partie grâce à des textes.


Ces textes ont été écrits par des auteurs qui ont vécu il y a très longtemps,
comme Homère, Hygin ou encore Ovide. On connaît aussi cette histoire
grâce aux peintures des vases grecs qui montrent par exemple Scylla et ses
têtes de chien, ou Ulysse attaché au mât de son bateau tandis que les sirènes
chantent ; ou encore grâce à des statues figurant la tête de Polyphème.

Qui est Homère ?

Un auteur grec.
Il a vécu au milieu du 8e siècle avant J.-C.
On pense que c’est lui qui a mis par écrit les récits de l’Iliade, qui raconte
un épisode de la guerre de Troie, et de l’Odyssée, qui met en scène les
aventures vécues par Ulysse lors de son retour de Troie, et notamment sa
rencontre avec Polyphème, les Lestrygons, les sirènes et Scylla.

Qui est Hygin ?

Un auteur latin.
Il a vécu au milieu du 1er siècle avant J.-C. Dans ses Fables, il raconte
comment la déesse Déméter a changé les amies de sa fille en sirènes.

Qui est Ovide ?

Un auteur latin.
Il a vécu à la fin du 1er siècle avant J.-C. et au début du 1er siècle après J.-
C. Dans Les Métamorphoses, il évoque l’histoire de Galatée et Acis, ou
encore celle de Scylla et Glaucos.

Qui est Ulysse ?

Un héros pas comme les autres.


Ulysse est le roi d’une petite île grecque, Ithaque. Il est connu pour sa
capacité à se sortir des situations difficiles, non par la force, mais par la
ruse. Il réfléchit avant d’agir ; il essaie aussi de convaincre par la parole et,
en général, il réussit !

Qu’est-ce que la guerre de Troie ?

Une guerre qui opposa les Grecs aux Troyens.


On dit que c’est l’enlèvement d’Hélène, l’épouse du roi grec Ménélas,
par Pâris, le fils du roi troyen Priam, qui déclencha cette guerre. Tous les
rois grecs y participèrent, ainsi que de nombreux héros. Au bout de dix
années, les Grecs remportèrent la victoire grâce à la ruse du cheval de bois,
imaginée par Ulysse.

La malédiction de Polyphème a-t-elle bien fonctionné ?

Oui !
Poséidon, furieux qu’Ulysse ait aveuglé son fils, fera tout pour empêcher
le roi grec de rentrer chez lui. Il déclenchera des tempêtes, et provoquera la
perte de tous les compagnons et bateaux d’Ulysse. Ce n’est qu’au bout de
dix années d’errance qu’Ulysse retrouvera enfin Ithaque, son épouse
Pénélope et son fils Télémaque.

Qui a enlevé Perséphone ?

Hadès, le dieu des Enfers.


Perséphone est la fille de Déméter, la déesse de la fertilité, et de Zeus, le
roi des dieux. Après son enlèvement, Déméter cherche sa fille partout. Elle
finit par découvrir qu’elle a été enlevée par Hadès, le dieu des Enfers, et
qu’elle est devenue son épouse. Déméter conclut alors un accord avec
Hadès. Dorénavant, Perséphone passera un tiers de l’année sous la terre,
avec son époux, et le reste du temps sur terre, avec sa mère, assurant avec
elle la fertilité des sols et le retour du printemps.

Pourquoi les sirènes n’ont-elles pas une queue de poisson ?

Parce que ce n’est pas ainsi que les Grecs les représentaient.
Pour les Grecs, les sirènes avaient une tête de femme et un corps
d’oiseau. Ce n’est que de nombreux siècles plus tard que l’on a commencé
à représenter les sirènes avec un buste de femme et une queue de poisson.

Où vit Circé ?

Sur une île, en Méditerranée.


Circé est une magicienne qui transforme ses ennemis en animaux. Ulysse
est l’un des rares à échapper à sa magie. Lors de son périple, il passe une
année auprès d’elle et repart avec de précieux conseils pour la suite de son
voyage.

Ulysse est-il repassé entre Charybde et Scylla ?

Oui !
Le navire d’Ulysse a été disloqué par une tempête et Ulysse s’est
accroché à un morceau de mât. Le vent l’a alors poussé vers Charybde et
Scylla. Mais cette fois, il est passé à proximité de Charybde, et il a réussi à
lui échapper.
HÉLÈNE MONTARDRE

La Grèce est un pays magique. Chaque montagne, chaque forêt, chaque


source, chaque île porte le souvenir d’un dieu, d’une déesse, d’un héros.
Chaque lieu raconte une histoire. Ce sont les histoires de la mythologie. On
me les a racontées, je les ai lues et relues, j’ai parcouru la Grèce pour
retrouver leur parfum. Je ne m’en lasse pas. À tel point que j’ai eu envie
d’écrire à mon tour les aventures de ces héros partis explorer le monde, et
qui ont laissé leurs traces non seulement en Grèce, mais aussi dans nos
mémoires.

Hélène Montardre est écrivain. Elle a publié une soixantaine de livres :


romans, contes, récits, albums et documentaires.
Aux éditions Nathan, elle a déjà publié Le fantôme à la main rouge,
Persée et le regard de pierre, Zeus à la conquête de l’Olympe, Ulysse
l’aventurier des mers, Alexandre le Grand – Jusqu’au bout du monde… et
les romans de la collection « Petites histoires de la mythologie ».
Découvrez d’autres titres dans la même collection sur
www.nathan.fr/jeunesse
Ce livre numérique a été converti initialement au format EPUB par Isako www.isako.com à partir de l'édition papier du même ouvrage.

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