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LE DERNIER

COMBAT
D’ULYSSE

Hélène Montardre
Illustrations de Benjamin Bachelier
Couverture : illustration de Nicolas Duffaut

© 2014 Éditions NATHAN, SEJER, 25, avenue Pierre-de-Coubertin, 75013 Paris, France

Loi n° 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, modifiée par la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011.

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à titre gratuit ou onéreux, de tout
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le droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant les juridictions civiles ou pénales. »

ISBN 978-2-09-254950-6
SOMMAIRE

Couverture
Copyright

Chapitre 1 - La grotte
Chapitre 2 - Des nouvelles d’Ithaque

Chapitre 3 - Avec les prétendants


Chapitre 4 - Pénélope

Chapitre 5 - Des alliés pour Ulysse


Chapitre 6 - L’épreuve de l’arc

Chapitre 7 - Une rame… ou une pelle à grains


Pour en savoir plus sur l’histoire d’Ulysse et de son retour à Ithaque

Comment connaît-on l’histoire d’Ulysse et de son retour à Ithaque ?


Qui est Homère ?

Qui est Hygin ?


Qui est Apollodore ?

Qui est Ulysse ?


Où se trouve Ithaque ?
Qui est Pénélope ?
Qui est Laërte ?
Pourquoi Ulysse a-t-il été absent pendant vingt ans ?

Qui sont les Phéaciens ?


Hélène Montardre
1

LA GROTTE
Ulysse ouvre les yeux. Une douce lumière baigne les lieux et pose des
taches dorées sur les parois rocheuses. Des parois rocheuses ? Il se
redresse d’un coup, tout à fait réveillé. Où se trouve-t-il donc ? Il
examine la grotte, ses doigts balaient le sable fin qui en couvre le sol,
son regard s’arrête sur des coffres précieux, des vases, des tapis entassés
dans un coin.
Et soudain, la mémoire lui revient.
C’était la nuit. Il était sur un bateau. Un bateau piloté par les
Phéaciens. D’ailleurs, c’est de là qu’il arrive : de Phéacie. Doucement,
ses souvenirs se mettent en place.
Troie est tombée. Ses compagnons et lui ont incendié la ville et se
sont partagé ses richesses.
Après cela, comme les autres rois grecs, Ulysse n’avait qu’une idée :
rentrer chez lui. Mais voilà dix longues années qu’il erre sur la mer. Dix
années durant lesquelles il a vécu des aventures terribles et perdu tous
ses compagnons avant d’arriver chez Alcinoos, le roi de Phéacie. Celui-
ci a écouté son histoire, lui a offert de somptueux cadeaux et lui a
promis que ses marins le reconduiraient chez lui, à Ithaque. Les
Phéaciens sont des marins hors pair.
Il était sur ce bateau… Une sourde colère monte en lui. Il a été
trompé ! Les Phéaciens l’ont drogué pour l’endormir, puis ils l’ont
abandonné sur une côte inconnue, sans doute très loin de chez lui.
Quelle créature féroce va-t-il encore devoir affronter ? Et quel peuple
étrange habite ces lieux ? Alors qu’il n’a qu’un souhait : retrouver
Ithaque, revoir son épouse Pénélope et son fils Télémaque.
Le découragement l’envahit.
Il se lève pourtant. La lueur du jour à l’entrée de la grotte l’attire
irrésistiblement. Elle est si transparente… Voilà bien longtemps qu’il
n’a pas vu pareille douceur.
Il avance doucement tandis que sa main suit la paroi lisse de la grotte.
Il cligne des yeux quand le soleil l’éblouit. Il retient son souffle.
La mer s’étale devant lui, bleue et calme. Des vaguelettes lèchent une
petite plage cernée de rochers. Plus loin, une côte paisible s’arrondit :
des montagnes, ni trop hautes ni trop basses ; des oliviers ; une cabane
posée au bord d’une falaise ; un parfum unique.
Son cœur bat puissamment dans sa poitrine tandis que son regard
balaie l’horizon. Les oliviers… Ils n’étaient pas si hauts, bien sûr. Les
rochers au pied de la falaise… Combien de fois les a-t-il escaladés pour
venir pêcher dans ce coin oublié ? La cabane… Un vieillard y vivait
autrefois.
Et il y a le clapotis de l’eau, si familier…
Ses yeux s’emplissent de larmes. Cette chanson de la mer, il la
reconnaît ; cette côte et ces rochers aussi. Il est chez lui ; il est à
Ithaque ! Et il se souvient à présent de la grotte où les Phéaciens l’ont
déposé. Elle est située dans un coin reculé de l’île, à l’abri des regards,
un endroit où on peut aborder sans crainte d’être repéré ou entendu.
Il a eu tort de douter de ses amis. Ils ont pris la bonne décision. Ils lui
ont permis de rentrer dans son royaume en toute discrétion, et ils sont
repartis aussi secrètement qu’ils étaient arrivés. À lui de décider
maintenant de ce qu’il veut faire. Gagner le palais et se faire connaître ?
Ou…
Il s’assoit sur un rocher, pensif. Il ne sait rien de la situation d’Ithaque
aujourd’hui. Voilà vingt ans qu’il est parti. Dix ans pour conquérir
Troie ; et dix ans pour en revenir. Dans quel état est son royaume à
présent ? Pénélope l’attend-elle toujours ? Et son fils, qu’est-il devenu ?
Il pèse soigneusement le pour et le contre et finit par prendre sa
décision : non, il ne se fera pas connaître.
Pas tout de suite.
Il a une autre idée.
Il entre dans la grotte et découvre un couteau parmi les présents des
Phéaciens. Il taillade ses vêtements et les roule dans la poussière avant
de les enfiler de nouveau. Il ébouriffe ses cheveux et sa barbe et y mêle
de la terre. Il trouve une branche apportée par la mer et la transforme
en bâton. Il s’entraîne à marcher les épaules voûtées, la tête basse, les
jambes tremblantes. Il abaisse ses paupières sur son regard trop brillant.
Il marmonne des paroles d’une voix cassée.
Quand il juge qu’il est prêt, il retourne à l’orée de la grotte. Ce n’est
plus le roi d’Ithaque ni le vainqueur de Troie que le soleil accueille ;
c’est un pauvre vieillard réduit à la mendicité.
Lentement, s’appuyant sur son bâton, il s’engage sur le chemin qui se
faufile entre les rochers avant de gagner les hauteurs de l’île. Il sait où il
va : chez Eumée, un éleveur de porcs qu’il connaît depuis toujours et
dont il est sûr qu’il lui est fidèle. Là, il compte bien apprendre tout ce
qu’il ignore.
2

DES NOUVELLES D’Ithaque


En son absence, Eumée a agrandi la porcherie. C’est ce qu’Ulysse
constate en arrivant sur le plateau où se dresse la maison. Un bel enclos
a été bâti, et les grognements qui s’en élèvent indiquent qu’il abrite un
grand nombre de truies. Soudain, un concert d’aboiements éclate et une
horde de chiens se précipite. Ulysse s’accroupit sur le sol. Va-t-il finir
ainsi, dévoré par les chiens sur ses propres terres ?
Non. Un homme se dresse et rappelle les bêtes. Il a un peu vieilli,
mais il est aussi droit et solide que dans les souvenirs d’Ulysse ; c’est le
porcher Eumée. Sa voix non plus n’a pas changé.
– Eh bien, vieillard, pour un peu mes chiens te mettaient en pièces.
Viens, suis-moi. Un morceau de pain, de la viande et du vin ne te feront
pas de mal, j’en suis sûr.
Pendant qu’Ulysse dévore, Eumée l’encourage :
– Mange, vieillard. Prends ce qu’il te faut. J’aime autant que ce soit
toi qui en profites plutôt que cette bande de voleurs qui assiègent le
palais. Si mon maître était là, il y mettrait bon ordre.
– Que veux-tu dire ? interroge Ulysse.
– Tu ne connais pas la situation d’Ithaque ?
Ulysse secoue la tête.
– Ulysse, notre roi, est parti voilà longtemps guerroyer sous les murs
de Troie. Les autres chefs grecs sont rentrés après la chute de la ville.
Pas lui. Et les seigneurs des environs sont persuadés qu’il ne reviendra
plus. La place est belle, tu comprends. Chacun de ces prétendants
voudrait que la reine le choisisse pour époux car ainsi, il deviendrait roi
d’Ithaque. Alors, ils ont pris pension au palais. Ils pillent ses réserves, et
mes cochons les nourrissent. C’est une honte…
– Et la reine, que dit-elle ? demande Ulysse.
– La reine ? Elle espère toujours le retour de son époux et retarde le
moment de choisir.
– Le roi n’avait donc pas de fils ?
– Si, un, Télémaque. Mais il est encore trop jeune et trop seul pour
tenir tête aux prétendants. Et lui non plus ne veut pas croire à la mort
de son père.
Le cœur d’Ulysse bat si fort dans sa poitrine qu’il a peur que le
porcher l’entende. Il sait ce qu’il voulait savoir ! Pénélope l’attend et son
fils est vivant. L’heure est grave, cependant, car combien de temps
Pénélope pourra-t-elle résister aux prétendants ?
Il mord à belles dents dans un morceau de viande et annonce :
– J’ai beaucoup voyagé ces dernières années, et ton Ulysse, je crois
l’avoir croisé ! Dès demain, j’irai au palais. En échange des nouvelles
que j’apporte, on me nourrira.
Eumée éclate de rire.
– Tu es malin, vieillard ! Vous êtes nombreux à avoir eu cette idée.
Chaque fois, Pénélope reçoit et écoute ceux qui prétendent avoir vu
Ulysse ou entendu parler de lui. Chaque fois, elle pleure. Chaque fois,
elle espère. Chaque fois, elle est déçue. Tout ça n’est que mensonge.
Le vieux Laërte, lui, refuse d’écouter quiconque prétend avoir des
nouvelles d’Ulysse, et…
– Laërte ? l’interrompt Ulysse.
– Le père d’Ulysse, explique Eumée.
– Il est toujours vivant ! s’exclame Ulysse d’une voix un peu trop
vibrante.
– Eh oui !...
Ulysse n’écoute plus. Quand Eumée se tait, il déclare :
– Moi, je ne mens pas. Je vais même te faire une promesse : ton roi
reviendra.
– Tais-toi, vieux fou, et allons plutôt dormir, grogne Eumée.

Toute la nuit, la pluie tambourine sur le toit de la maison. À l’abri, au


chaud sous un manteau prêté par le porcher, Ulysse réfléchit. Peu à peu,
un plan prend forme dans son esprit.
Au matin, le vent a chassé les nuages et le soleil brille dans un
immense ciel bleu. Une surprise attend Ulysse. Alors qu’il déjeune d’un
morceau de pain et de quelques olives, un grand jeune homme se
présente.
– Télémaque ! l’accueille Eumée joyeusement.
Ulysse se fige. Il n’a plus faim tout à coup. Il n’ose dévisager le jeune
homme qui salue à son tour le porcher. Son fils ! Il est grand et il
est beau.
Un pincement lui serre le cœur. Toutes ces années passées loin de lui.
C’était un petit enfant quand il est parti pour Troie, et Télémaque n’a
sans doute aucun souvenir de son père. Que peut-il penser de lui ?
Croit-il qu’il l’a abandonné ? Ému, Ulysse reconnaît dans ses traits le
sourire de Pénélope, et la nostalgie l’envahit.
Pendant ce temps, Télémaque raconte son voyage. Il est allé à Pylos,
parler avec le vieux roi Nestor dans l’espoir d’obtenir des nouvelles
d’Ulysse. Nestor l’a envoyé à Sparte, chez le roi Ménélas. Tous deux ont
combattu avec Ulysse mais, après la prise de Troie, ils se sont séparés, et
aucun n’a pu lui donner le moindre indice pour le retrouver.
Une petite voix chantonne dans la tête d’Ulysse : « Il te cherche ! Il te
cherche ! Il espère te connaître ! »
– Ce vieillard dit avoir des nouvelles de ton père, lance soudain
Eumée en désignant Ulysse. Il veut se rendre au palais et parler à
Pénélope.
– Ne fais pas ça ! s’exclame aussitôt Télémaque. Les prétendants sont
violents. Ils se moqueront de toi et ne te laisseront pas approcher.
Il soupire et ajoute d’un ton rageur :
– Si seulement j’étais plus vieux, je te prendrais sous ma protection, et
nul n’oserait te faire du mal. Mais je ne suis pas assez fort, hélas…
– Je me débrouillerai, affirme Ulysse.
Eumée attrape une cruche et annonce :
– En attendant, je vais chercher à boire pour fêter le retour de
Télémaque.
« C’est le moment », se dit Ulysse dès qu’Eumée s’est éloigné.
Il se lève et se redresse. Télémaque le dévisage, surpris. Cet étranger
n’est pas aussi vieux ni aussi faible qu’il le croyait, et le jeune homme est
troublé par le regard qui se plante dans le sien. Il a une drôle
d’impression. Une impression de déjà-vu.
– Télémaque, chuchote Ulysse. Je ne suis pas un étranger, je ne suis
pas un voyageur, je ne suis pas un mendiant ! Je suis Ulysse ; je suis ton
père.
Télémaque recule, trébuche et cherche un endroit où s’asseoir. Il
voudrait parler, mais aucun mot ne sort de sa bouche.
– Tu en doutes ? reprend Ulysse. Regarde-moi. Es-tu certain que
mon visage ne t’évoque rien ? Et je sais quelque chose de toi : tu as une
marque au poignet gauche.
Instinctivement, Télémaque baisse les yeux sur son poignet. Il a
effectivement une tache brune.
– Tu t’es brûlé un jour, en t’approchant trop près des braises. Leur
lumière t’attirait. C’était comme un jouet. Tu ne t’es pas méfié…
Un sourire naît sur les lèvres de Télémaque. Cet incident, Pénélope le
lui a souvent raconté, et cet homme vient d’utiliser exactement les
mêmes mots pour l’évoquer.
– Ulysse ? murmure-t-il.
– Ulysse, confirme l’homme. À présent, écoute-moi bien, nous avons
peu de temps…
3

AVEC LES PRÉTENDANTS


Personne ne prête attention à ce vieux mendiant qui déambule dans
les rues ; lui ne perd pas une miette du spectacle. Sa ville n’est pas
grande, mais Ulysse la trouve belle. Les échoppes sont ouvertes, et les
artisans et les commerçants travaillent. Il y a des cris, des appels, des
rires. Il note des changements. Telle maison a été refaite, telle autre
agrandie. Il reconnaît des visages, et beaucoup d’autres lui sont
étrangers. Il avance lentement, mémorisant toutes ces informations.
Bientôt, la cour du palais s’ouvre devant lui. Des serviteurs s’activent.
On prépare sans doute le repas, et il doit y avoir fort à faire si les
prétendants sont aussi nombreux qu’Eumée le prétend !
Dans un coin, sur un tas de fumier, un vieux chien sommeille. Quand
il entend les pas d’Ulysse, il lève la tête, en alerte. Ulysse s’arrête. Il voit
le chien se dresser sur ses pattes avec effort, descendre vers lui, et ses
yeux se remplissent de larmes.
– Argos… murmure-t-il.
Aussitôt, les souvenirs affluent. Ce chien, il l’avait lui-même choisi,
dressé, élevé. Il était si beau. Et quel chasseur ! Ulysse fait un pas dans
sa direction. Le chien remue doucement la queue. Il l’a reconnu ! Mais
il n’a plus de forces et il s’écroule, sans vie. Ulysse se détourne, les yeux
embués de larmes.
Un brouhaha de voix s’échappe de la grande salle où les prétendants
festoient. Ulysse se glisse à l’intérieur et se laisse tomber sur un
tabouret, le dos au mur.
Assis au bout d’une table, Télémaque lui adresse un signe et appelle
une servante :
– Porte un morceau de pain à cet homme, et dis-lui d’aller quêter sa
nourriture auprès des convives.
Ulysse accepte le pain, se lève et s’approche des tables. Tous le
regardent avec dégoût.
– Quel est cet étranger et d’où vient-il ?
– N’avons-nous pas assez de mendiants dans notre ville pour
accueillir encore ceux qui arrivent d’ailleurs ?
Ulysse baisse les yeux et passe de l’un à l’autre, acceptant ce qu’on lui
donne. Les moqueries continuent de pleuvoir, il n’y prend pas garde. Il
observe attentivement les prétendants, surtout le plus grand, le plus fort,
Antinoos, qui a l’air d’être leur chef. Mais intérieurement, il bouillonne
de rage. C’est à sa table que ces hommes sont assis ; et ce sont ses
cochons qu’ils dévorent !
En silence, sa besace pleine de pain et de viande, il revient s’asseoir
sur son tabouret.
À ce moment, un mendiant survient. Il est grand, il est gros et il
semble être un habitué des lieux. À peine a-t-il franchi le seuil de la salle
qu’il se fige. Ulysse garde les yeux baissés, mais il a compris : le tabouret
qu’il occupe est celui de cet homme.
– Vieillard, lance le nouveau venu avec arrogance, je suis Iros. Et c’est
moi, le mendiant officiel du palais. Alors va-t’en d’ici, et vite !
– Que t’ai-je fait ? réplique Ulysse. T’ai-je privé de nourriture ? Je
serais à ta place, je n’insisterais pas. Je suis peut-être vieux, cela ne
m’empêchera pas de te briser les côtes.
Iros se moque :
– Toi ? Me briser les côtes ? On aura tout entendu ! Allez, ne fais pas
le malin. Sors de là.
Antinoos éclate de rire.
– Quel spectacle ! Deux mendiants qui s’affrontent. Eh bien allez-y,
cela nous distraira. Battez-vous, nous désignerons le vainqueur.
Les prétendants se lèvent et font cercle autour d’Ulysse et d’Iros.
Ils se taisent quand Ulysse se lève à son tour. Car ce n’est plus un
misérable vieillard qui se dresse devant eux, mais un homme solide aux
bras musclés.
Iros a beau avoir deux têtes de plus qu’Ulysse, il sent qu’il ne fait pas
le poids. Mais il est trop tard pour reculer !
Le combat est rapide. D’un coup de poing dans le cou, Ulysse allonge
le mendiant sur le sol. Puis il l’attrape par ses vêtements, le traîne à
l’extérieur et l’assoit dans la cour, contre un mur, en ordonnant :
– Ne t’avise plus de vouloir imposer ta loi dans ce palais.
Quand il retourne dans la grande salle, les prétendants l’ovationnent.
– Bravo, étranger ! le félicite Antinoos. Tu nous as enfin débarrassés
de ce goinfre. Quand je pense aux quantités de nourriture qu’il avalait…

Longtemps après, les prétendants festoient et Ulysse se mêle à eux.


Enfin la nuit arrive et les prétendants s’en vont.
Ulysse reste seul dans la grande salle à présent silencieuse.
Seul ?
Pas tout à fait.
Télémaque est là aussi.
Le père et le fils se dévisagent, soulagés de l’issue de la journée. Mais
le plan d’Ulysse n’en est qu’à ses débuts.
– Télémaque, ramasse toutes les armes qui traînent dans cette pièce,
ordonne-t-il. Enferme-les dans la salle du trésor. Si demain les
prétendants en remarquent l’absence, réponds-leur que tu les as mises à
l’abri des fumées. Tu peux aussi leur dire que tu as peur de les voir
utiliser ces armes les uns contre les autres un jour où ils auraient trop
bu.
Ulysse se tait, mais Télémaque devine qu’il n’en a pas terminé.
– Quoi d’autre ? interroge-t-il.
– Tout à l’heure, commence Ulysse en hésitant, une servante est
venue m’avertir que ta mère voulait me voir.
– Je sais. On lui a rapporté que tu avais des nouvelles d’Ulysse et elle
brûle de t’entendre.
– Range ces armes, marmonne Ulysse. J’ai besoin de réfléchir.
Il ne sait plus où il en est. Affronter les prétendants ne l’effraie pas.
Revoir celle qu’il aime et à qui il n’a cessé de penser durant ces vingt
dernières années est une autre affaire. En aura-t-il le courage ?
4

PÉNÉLOPE
Pénélope ne laisse pas le choix à Ulysse. Dès que Télémaque a
disparu, elle descend de sa chambre, accompagnée de deux servantes.
L’une lui avance une chaise près du feu ; l’autre en présente une à
Ulysse. Dans leur dos, on s’active, on débarrasse les tables, on nettoie,
on renouvelle les torches. Ulysse ne s’en aperçoit pas. Seuls comptent la
présence de Pénélope, son beau visage éclairé par les flammes, sa
silhouette gracieuse, ses longs cheveux relevés. Il réalise à quel point elle
lui a manqué.
Elle le dévisage d’un air pensif et finit par lui demander :
– Dis-moi ton nom, étranger. Dis-moi aussi celui de ton peuple, de ta
ville, et ce qui t’a conduit jusqu’ici.
C’est d’une voix enrouée qu’Ulysse lui répond :
– Tu peux m’interroger sur tout ce que tu veux. Mais parler de ma
ville et de mon peuple est trop douloureux… Cela me rend si
malheureux que je risque d’éclater en sanglots !
– Alors, nous sommes deux malheureux, murmure Pénélope. Moi,
c’est le souvenir de mon époux qui me fait pleurer… et la situation dans
laquelle je me trouve. Tu vois ce qu’il en est. Chaque jour, les
prétendants reviennent et me pressent de choisir l’un d’eux. Un jour, j’ai
imaginé une ruse. J’ai prévenu que je n’épouserais personne avant
d’avoir fini de tisser le linceul de Laërte, le père d’Ulysse. J’ai expliqué
que je voulais que tout soit prêt quand le jour de sa mort arriverait. Je
tissais dans la journée, et la nuit, je défaisais mon travail. La ruse a
fonctionné durant trois ans, puis l’une de mes servantes m’a trahie.
Depuis, ces seigneurs font le siège de la maison, et je n’ai plus d’idée
pour éviter un mariage.
Elle se tait un instant avant de reprendre, la voix légèrement
tremblante :
– On m’a rapporté que tu avais vu Ulysse. Est-ce vrai ?
– Je l’ai vu lorsqu’il est parti pour Troie. Il s’est arrêté chez moi, en
Crète, avec ses bateaux. Durant douze jours, il a attendu chez nous que
le vent se calme pour reprendre la mer. Ah, je le revois débarquant sur le
sol de Crète ! Il portait un manteau couleur de pourpre, fermé par une
merveilleuse agrafe en or. Elle représentait un chien avec un faon entre
ses pattes.
Pénélope baisse la tête pour cacher son émotion. Ce manteau, c’est
elle-même qui l’a drapé sur les épaules d’Ulysse lorsqu’il a quitté
Ithaque ; cette agrafe, c’est elle qui la lui a offerte.
– Ce n’est pas tout, poursuit Ulysse. J’ai eu d’autres nouvelles, plus
récentes. Après un long périple, ton époux est arrivé en Phénicie où il a
été accueilli selon son rang. Il en est reparti en quête de richesses à
rapporter à Ithaque. Il n’est plus très loin et tu le reverras d’ici peu, j’en
suis certain.
– J’ai du mal à te croire, murmure Pénélope. J’ai au fond de mon
cœur un mauvais pressentiment : Ulysse ne reviendra pas. Mais je
m’aperçois que je t’ai bien mal accueilli ! Personne n’a pris la peine de
laver tes pieds de la poussière du voyage.
Sans attendre de réponse, elle appelle :
– Euryclée ! Apporte de l’eau chaude et des linges propres.
À ce nom, Ulysse se courbe pour dissimuler son visage. Euryclée est
la nourrice qui l’a élevé ! Il aura bien du mal à la tromper…
Déjà, la vieille s’agenouille devant lui et lui prend les pieds pour les
tremper dans le chaudron qu’elle a posé devant lui. Ses doigts
s’attardent sur un bourrelet à hauteur d’une cheville, ses yeux examinent
la cicatrice. Elle se dit qu’un seul homme présente une marque comme
celle-ci ! Elle est due à un accident de chasse, à la défense d’un sanglier
qui s’est enfoncée dans les chairs d’Ulysse quand il avait l’âge de
Télémaque.
Incrédule, elle lève les yeux et croise le regard de celui qu’elle a vu
grandir. Ulysse voit la joie envahir son visage, ses lèvres s’entrouvrir
pour crier la bonne nouvelle. Vite, il pose un doigt sur sa bouche,
ordonnant le silence. Euryclée comprend le message et retourne à sa
tâche, les mains tremblantes.
Pénélope ne s’est aperçue de rien. Quand Euryclée s’en va, elle
explique :
– J’ai pris une décision. Je vais proposer le jeu des haches aux
prétendants. Ulysse avait l’habitude d’aligner douze haches, ici même,
dans cette salle. Puis il prenait son arc et lançait une flèche qui passait
par les douze trous de ces haches. Si l’un des seigneurs parvient à tendre
l’arc et à réaliser cet exploit, je l’épouserai.
– Tu as raison, approuve Ulysse tandis qu’un sourire rusé étire ses
lèvres. C’est une excellente idée. Impose-leur cette épreuve.
5

DES ALLIÉS POUR ULYSSE


Le lendemain à l’aube, la vieille Euryclée prend les choses en main.
Elle ordonne aux servantes de balayer puis de laver le sol ; d’apporter
des vases et des coupes pour le vin ; de préparer les fauteuils.
– Vite, dit-elle, la voix vibrante. Les prétendants seront là de bon
matin. Tout doit être prêt.
Personne ne comprend son empressement, mais en un rien de temps
la salle est propre et rangée, et les hommes entrent. Le feu est allumé et
des cochons sont mis à rôtir. Eumée survient, accompagné d’un berger,
Philoetios. Ils apportent d’autres bêtes en maugréant contre le sans-
gêne des prétendants.
Le vin coule dans les coupes, les viandes sont découpées et les voix
des seigneurs emplissent la salle. Ce festin est encore meilleur que les
précédents !
Ulysse est assis seul à une petite table. À leur arrivée, les prétendants
se sont moqués de lui, puis ils l’ont laissé tranquille. Télémaque observe
la scène, incapable d’avaler la moindre bouchée ou une goutte de vin. La
colère gronde en lui. Il hait ces hommes qui pillent son palais et
s’installent ici comme s’ils étaient chez eux. Il voudrait agir tout de
suite… Il se raisonne pourtant : il doit attendre les ordres d’Ulysse.
Plus tard, alors que les seigneurs sont repus, Pénélope fait son
apparition. Tous se taisent en l’apercevant, debout, très droite, très
digne sur les marches qui dominent la salle. C’est dans un silence total
qu’elle annonce :
– J’ai pris une décision…
Les prétendants retiennent leur souffle, croyant qu’elle va donner le
nom de celui qu’elle a choisi. Leurs espoirs s’envolent lorsqu’elle
explique le jeu de l’arc et des haches.
Aussitôt, des serviteurs alignent les haches et placent l’arc en position
tandis qu’un brouhaha emplit la pièce. Les prétendants fanfaronnent,
car chacun est sûr de réussir l’épreuve !
Quand tout est prêt, l’un d’eux se précipite, mais Télémaque
intervient :
– J’essaierai le premier. Si je réussis, la question sera réglée. Ma mère
ne prendra aucun de vous pour époux, et vous vous en irez.
Une rumeur de protestation s’élève, mais Antinoos ricane :
– Laissez-le faire… Je connais cet arc et j’ai vu Ulysse le manier.
Jamais Télémaque ne réussira à en tendre la corde.
Il a raison en effet. À trois reprises, le jeune homme essaie de courber
l’arc ; à trois reprises, il échoue. Sur un signe discret d’Ulysse, il
abandonne, la tête basse.
Antinoos prend la direction des opérations et clame :
– À nous, à présent ! Et procédons par ordre, de la gauche à la droite,
comme nous sommes assis.
Nul n’ose le contredire. Liodès est le premier, il se lève, tente de
tendre l’arc. Mais il ne fait pas mieux que Télémaque et finit par
retourner à sa place. Un autre lui succède, puis un autre, et un autre
encore. Bientôt, il ne reste plus que deux prétendants, Antinoos et
Eurymaque. C’est le moment que choisissent Eumée et Philoetios pour
quitter la salle.
Ulysse les suit discrètement et les rattrape dans la cour.
– Dites-moi, vous deux. Si Ulysse rentrait, là, maintenant, que feriez-
vous ? Seriez-vous prêts à vous battre pour lui ?
Philoetios répond immédiatement :
– Ah ! Si Ulysse était là… Je serais le premier à user de ma force !
Mes bras valent bien ceux des prétendants et mon roi pourrait compter
sur moi.
– Et sur moi ! complète Eumée, avec le même enthousiasme.
Ulysse se redresse et les prend par l’épaule :
– Dans ce cas, regardez-moi. Je suis Ulysse. Vous vous rappelez cette
blessure que j’ai eue à la cheville ? Voici la cicatrice. Et mon visage, vous
ne le reconnaissez pas ?
Eumée et Philoetios n’hésitent pas longtemps et ils serrent les mains
de leur maître avec effusion.
– Écoutez-moi bien à présent, poursuit Ulysse. Nous allons rentrer
l’un après l’autre, moi le premier. Je vais demander à essayer l’arc et les
prétendants vont refuser. Alors toi, Eumée, tu me l’apporteras. Puis tu
fermeras toutes les portes de la salle de façon que personne ne puisse ni
entrer ni sortir, et ensuite…
6

L’ÉPREUVE DE L’ARC
Quand Ulysse, Eumée et Philoetios rentrent dans la pièce, l’arc est
entre les mains d’Eurymaque. Il l’examine à la lueur du feu, espérant
que la chaleur des flammes en assouplira le bois et la corde. Puis il se
met en position et rassemble ses forces ; en vain. Il échoue, comme ceux
qui l’ont précédé.
– Quelle honte ! gronde-t-il, furieux. Aucun de nous n’est capable de
tendre cet arc. Ulysse était donc beaucoup plus fort que nous ?
Antinoos est le seul à ne pas avoir essayé. Il déclare sagement :
– Ce n’est pas une question de force… Peut-être avons-nous négligé
les dieux. Demain, Philoetios nous apportera de beaux chevreaux. Nous
les sacrifierons à Apollon, le dieu archer, et nous finirons le concours.
C’est alors qu’Ulysse intervient :
– En ce qui me concerne, nobles seigneurs, j’essaierais bien cet arc
dès aujourd’hui.
Ces paroles déchaînent la colère des prétendants.
– Pour qui te prends-tu, misérable mendiant ! clame Liodès.
– Le vin t’a-t-il tourné la tête ? ricane Eurymaque.
– Tu te crois notre égal ? crache Antinoos.
Pénélope les arrête d’une voix calme.
– Taisez-vous. Aucun de vous n’a le droit d’insulter un hôte de cette
maison. Donnez-lui l’arc, il peut tenter sa chance. Quant à moi, je
préfère remonter dans ma chambre ; une servante me préviendra quand
vous en aurez terminé.
Sous les cris de protestation des prétendants, Eumée apporte l’arc à
Ulysse. Puis, plus personne ne lui prêtant attention, il ferme toutes les
portes, aidé par la vieille Euryclée.
Ulysse a l’arc entre les mains. Il le tourne et le retourne. Un des
prétendants éclate de rire.
– Il ne sait même pas par quel bout l’attraper !
Ulysse ignore les moqueries. Il caresse la corde du bout des doigts ; il
en éprouve la solidité et la souplesse. Soudain, il se met en position et
d’un seul coup, sans effort, il la tend. La corde chante, comme un cri
d’hirondelle, et dans la salle, un grand silence se fait. Mais avant même
que les prétendants reviennent de leur surprise, Ulysse relâche la corde,
cale une flèche à sa place, bande l’arc à nouveau.
Il a à peine visé que déjà la flèche siffle et passe au travers des douze
haches à une vitesse folle.
Personne n’a le temps de réagir. D’un signe, Ulysse indique à
Télémaque qu’il peut sortir son glaive et sa lance. Lui-même se saisit
d’une deuxième flèche qui va se planter droit dans la gorge d’Antinoos.
Aussitôt, c’est le tumulte. Les prétendants se lèvent et se ruent vers
les murs où des lances et des boucliers sont d’ordinaire accrochés. Mais
les murs sont nus ! Ils crient :
– Te rends-tu compte, étranger, de ce que tu as fait ? Tu as tué le plus
grand seigneur de cette île ! Tu es fou…
La voix d’Ulysse tonne :
– Et vous, vous ignorez à qui vous parlez ! Je suis Ulysse ! Vous
pensiez que jamais je ne reviendrais de Troie. Vous faisiez la cour à ma
femme ! Vous avez pillé mon palais. Maintenant, vous allez payer pour
tout cela.
– Ulysse ? murmure Eurymaque.
Il n’en dira pas plus. Une flèche lui ôte la vie.
Les prétendants comprennent qu’ils n’ont rien à espérer du roi
d’Ithaque. Ils tirent leur glaive et se lancent à l’attaque. Mais Ulysse
n’est pas seul. Télémaque est à ses côtés ; et Eumée ; et Philoetios. Un
terrible combat s’engage. Ulysse et ses alliés ne sont que quatre contre
la foule des prétendants, mais ils se battent comme des lions, et les
seigneurs s’écroulent, l’un après l’autre.
La bataille dure longtemps. Soudain, c’est le silence. Ulysse,
Télémaque, Eumée et Philoetios sont au centre de la pièce, dos à dos.
Plus aucun combattant ne leur fait face. Les prétendants sont à terre,
morts.
– Rouvrez les portes, ordonne Ulysse. Je veux que l’air frais pénètre
dans cette maison. Je veux qu’on emporte ces corps, que l’on nettoie
cette salle, qu’il ne reste aucune trace de tous ces prétendants.
Télémaque, appelle Euryclée et demande-lui de diriger les opérations.
Il sort dans la cour et respire à pleins poumons. Il a l’impression
qu’un soleil neuf brille au-dessus de sa tête. Il se dirige vers la fontaine
et lave son visage, ses mains, ses bras. L’eau ruisselle sur son corps. Il
veut être propre pour la rencontre qui l’attend.
Quand Euryclée vient l’avertir que ses ordres ont été exécutés, il
rentre chez lui à pas lents et pousse un profond soupir. La grande salle
est telle que dans son souvenir, et un grand feu pétille joyeusement dans
l’âtre.
Euryclée lui a préparé des vêtements et elle l’aide à les endosser. Puis
elle peigne sa barbe, ses cheveux, et recule dans l’ombre.
Pénélope vient de surgir. Vêtue d’une longue tunique blanche, elle
descend lentement les marches. Un bracelet d’or orne son poignet droit
et une épingle précieuse retient ses cheveux. Elle pose un regard
profond sur l’homme debout, au milieu de la pièce.
Ulysse la contemple, le souffle coupé. Pénélope est toujours aussi
belle, comme si vingt années ne s’étaient pas écoulées, comme si le
temps s’était arrêté.
Elle est devant lui à présent et elle le dévisage. Ulysse lit dans ses yeux
l’espoir, mais aussi l’incertitude. Il comprend qu’il va devoir la
convaincre qu’il est bien Ulysse, et la reconquérir.
Télémaque est là aussi et il s’impatiente.
– Eh bien, mère, tu ne salues pas ton époux ? Tu l’as tant attendu,
pourtant !
– Mon fils, je suis si surprise que je ne sais que dire. Est-ce bien
Ulysse qui est là ? Si c’est le cas, nous nous reconnaîtrons, car il y a
entre nous des secrets que tous les autres ignorent.
– Tant que tu n’en seras pas certaine, déclare Ulysse, je dormirai seul.
J’attendrai que tu sois sûre de toi. Euryclée, tu me feras préparer une
couche dans cette pièce.
– Non ! intervient Pénélope. Euryclée, va plutôt dans notre chambre
et fais assembler les montants du lit qu’Ulysse avait fabriqué.
Un grand sourire éclaire le visage d’Ulysse.
– Tu as parlé des secrets que nous partageons, Pénélope. Celui de
notre lit en est un et tu veux vérifier que je le connais, n’est-ce pas ?
Pénélope rougit. Dans sa poitrine, son cœur bat à vive allure car elle a
compris que celui qui se tient devant elle est bien l’époux qu’elle a tant
attendu.
– On ne peut pas assembler les montants de notre lit, explique Ulysse,
car il ne se démonte pas. Je l’ai taillé moi-même dans le tronc de
l’olivier autour duquel cette maison est construite. Toi et moi sommes
les seuls à le savoir et…
Il ne termine pas sa phrase. Les yeux pleins de larmes, Pénélope s’est
jetée à son cou. Elle presse son visage contre sa poitrine, et les bras
d’Ulysse se referment sur elle.
Autour d’eux, c’est le silence. Plus rien n’existe, juste eux deux, Ulysse
et Pénélope. Enlacés, ils gagnent leur chambre.
La nuit qui suivit dura longtemps, beaucoup plus longtemps qu’une
nuit ordinaire, tout le temps qu’il fallait pour qu’Ulysse et Pénélope
puissent se retrouver.
7

UNE RAME… OU UNE PELLE À GRAINS


Dès le lendemain, Ulysse déclare :
– Je veux voir mon père. Eumée m’a confié qu’il ne venait plus au
palais ; c’est donc moi qui irai le trouver avant qu’on ne lui raconte
n’importe quoi à mon propos. Pénélope, le bruit va se répandre que j’ai
tué les prétendants. Reste dans ta chambre, et ne reçois personne.
Laisse-moi régler cette affaire.
Quand Ulysse arrive chez Laërte, celui-ci est en train de bêcher au
pied d’un arbre. Ulysse l’observe un moment. Son père a tellement
vieilli… et il est vêtu comme un pauvre d’une tunique rapiécée.
Surmontant son émotion, Ulysse s’écrie :
– Eh bien, vieillard, on dirait que tu t’y connais en travaux des
champs ! Je n’ai jamais vu une vigne, des poiriers, des figuiers ou des
oliviers aussi bien taillés. Mais toi, regarde-toi ! N’as-tu pas une tunique
en meilleur état à te mettre sur le dos ?
Laërte se retourne, prêt à répondre à ces moqueries, et se fige
soudain. Il détaille l’homme qui se dresse devant lui. Durant ces vingt
années, l’image de son fils ne l’a pas quitté. Bien sûr, il a vieilli ; bien sûr,
il a changé. Mais le regard est toujours le même, et le pli de sa bouche,
et cette façon de se tenir et de vous dévisager, un sourire aux lèvres.
– Ulysse… ? murmure-t-il. C’est toi ? Ulysse ?
Ulysse courbe la tête, prend la main de son père et l’embrasse, trop
ému pour prononcer un mot.
Laërte hésite soudain.
– Mon fils ? Je t’ai tellement attendu, comment être sûr…
– Je connais chaque arbre de ce verger, l’interrompt Ulysse. Cet
olivier, là-bas, à l’angle du mur, tu me l’as donné ; et ce poirier aussi,
près de la source. Je me souviens : je courais de l’un à l’autre et leur
racontais des histoires. Et cette rangée de ceps de vigne… Tu as promis
qu’elle serait à moi aussi.
Laërte le fait taire d’un geste.
– Comment ai-je pu douter, dit-il, alors que mon cœur criait que
c’était toi ?
Il le serre dans ses bras.
– Enfin, tu es de retour. Et-tu allé au palais ? As-tu vu Pénélope ? Et
ton fils ? T’ont-ils reconnu ?
– Père, nous n’avons pas beaucoup de temps. Oui, je suis allé au
palais, et j’ai tué tous ces prétendants qui assiégeaient mon épouse et ma
maison.
– Tu as eu raison, mon fils. Ils devaient payer pour leur folie. Mais les
habitants d’Ithaque risquent d’être furieux ! Ce sont les seigneurs de l’île
et des îles voisines que tu as tués. Certains voudront les venger…
Télémaque surgit alors :
– Des hommes se sont rassemblés sur la place d’Ithaque. Ils sont en
train de prendre les armes ; ils seront bientôt ici.
– Les habitants d’Ithaque sont-ils tous contre moi ? interroge Ulysse.
– Non, bien sûr que non. Certains approuvent ce que nous avons fait.
Ils ne supportaient plus l’arrogance des prétendants. Mais d’autres ne
sont pas de leur avis. Nous allons devoir nous battre à nouveau.
– Je n’ai pas envie de me battre contre des gens d’Ithaque, grogne
Ulysse.
– Mon fils, tu risques de ne pas avoir le choix, constate Laërte.
En effet, déjà un groupe d’hommes arrive, les armes à la main.
Heureusement, Télémaque n’est pas venu seul. Il a amené une
poignée de fidèles qui se rangent du côté d’Ulysse.
Le combat s’engage, quand soudain une voix tonne :
– Allons, gens d’Ithaque ! Croyez-vous utile de vous battre ? Le sang
n’a-t-il pas assez coulé ?
Tous s’arrêtent. Qui a parlé ?
– C’est toi, Laërte ? demande Ulysse.
Laërte secoue la tête.
Un frémissement parcourt la foule. Et si cette voix était celle
d’Athéna, la déesse de la guerre ?
Ulysse en profite.
– C’est vrai ! crie-t-il. Avez-vous vraiment envie de mourir ? Ne
préférez-vous pas vivre en paix sur notre belle terre d’Ithaque ?
Écoutons les dieux et cessons ce combat.
Les hommes se regardent et baissent les bras. Une à une, les armes
tombent.
On ne discute pas la parole des dieux.

Ulysse reprend sa place au palais. Il remet de l’ordre dans son


royaume. Il parle aux uns, aux autres, il prend des décisions et il donne
des ordres.
Tout pourrait recommencer comme autrefois, avant son départ pour
Troie.
Mais au cours de ses voyages, Ulysse a fait une promesse. Il l’expose
un soir à Pénélope :
– Je t’ai raconté ma visite aux Enfers et comment j’ai parlé aux
ombres des morts, à celle de ma mère, à celle d’Achille et à bien d’autres
encore… mais il y a une chose que je ne t’ai pas dite.
Pénélope retient son souffle. Quel malheur va encore lui tomber sur
la tête ?
Ulysse reprend :
– J’ai aussi parlé à l’ombre du devin Tirésias. Il m’a dit qu’une fois
rentré, je devrais offrir un sacrifice au dieu Poséidon.
– Qu’à cela ne tienne ! s’exclame Pénélope. Nous avons toutes les
bêtes nécessaires et…
– Pas si simple, l’interrompt Ulysse. Voici comment je dois m’y
prendre…
Pénélope écoute son époux en silence et baisse les yeux. Elle ne peut
s’opposer aux paroles de Tirésias.

Un matin, Ulysse charge une rame sur son épaule et assure :


– Cette fois, je ne serai pas long, je te le promets.
Et il se met en route.
Les paroles de Tirésias étaient curieuses :
« Tu dois marcher, Ulysse, marcher en portant une rame sur l’épaule,
marcher jusqu’à ce que tu rencontres un peuple qui ignore tout de la
mer.
– Mais comment reconnaîtrai-je ce peuple ? a demandé Ulysse.
– C’est simple, l’un des habitants te montrera la rame et te demandera
pourquoi tu te promènes avec une pelle à grains. »
Pendant des jours, Ulysse marche. Il s’éloigne de la mer et arrive dans
des contrées qu’il ne connaît pas. Partout on le regarde passer en se
moquant : où compte-t-il utiliser cette rame qu’il porte sur l’épaule ?
Ulysse soupire et poursuit son chemin.
Un jour enfin, au bout d’une vaste plaine, un village se dessine. Des
enfants curieux l’attendent aux premières maisons et l’escortent
joyeusement jusqu’à la place du village.
Là, un vieillard le considère d’un air perplexe et lui dit :
– Bienvenue, étranger. Puis-je te poser une question ?
– Oui, répond Ulysse.
– Pourquoi te promènes-tu avec une pelle à grains sur l’épaule ? La
saison des récoltes est finie depuis longtemps…
Ulysse sourit doucement. Il est arrivé !
Il pose sa rame sur le sol et sort une bourse de sa tunique. Il fait
l’acquisition d’un taureau, d’un bélier et d’un porc et, suivant les
recommandations de Tirésias, il les sacrifie à Poséidon, le dieu de la
mer.
Il vient de régler une vieille histoire…
Après son départ de Troie, il a fait halte dans une île étrange habitée
par des cyclopes. Il a aveuglé l’un de ces cyclopes, qui avait dévoré
plusieurs de ses compagnons, en plantant un pieu dans son œil unique.
Il ignorait que ce cyclope, Polyphème, était le fils de Poséidon ! Voilà
pourquoi le dieu des mers l’a poursuivi de sa colère et l’a empêché de
rentrer à Ithaque durant toutes ces années.
À présent, le sacrifice est accompli et ils sont quittes.
Ulysse peut vraiment rentrer chez lui.
Il tourne le dos au village et repart en sens inverse, vers la mer, vers
Ithaque où Pénélope l’attend.
C’est là qu’il vivra le restant de ses jours.
POUR EN SAVOIR PLUS SUR L’HISTOIRE
D’ULYSSE ET DE SON RETOUR À ITHAQUE

L’histoire d’Ulysse et de son retour à Ithaque appartient à la


mythologie grecque. On connaît la mythologie grâce à des textes,
des monuments, des statues, des vases et toutes sortes d’objets
que l’on a retrouvés. Est-ce que cela signifie que l’histoire
d’Ulysse et de son retour à Ithaque est une histoire vraie ? Pas si
simple…

Comment connaît-on l’histoire d’Ulysse et de son


retour à Ithaque ?

D’abord par des histoires.


Dans un premier temps, ces histoires ont été racontées oralement. Un
jour, certaines ont été mises par écrit, notamment par Homère, dans
l’Odyssée par exemple. Plus tard, d’autres auteurs évoquent à leur tour
le retour d’Ulysse à Ithaque. C’est le cas de Hygin, ou encore
d’Apollodore. Cette histoire est aussi connue grâce à des peintures
ornant des vases grecs qui montrent Ulysse en train de bander son arc,
ou Euryclée en train de lui laver les pieds ; ou encore grâce à des bas-
reliefs ornant des temples ou des stèles funéraires, qui représentent par
exemple Ulysse et Pénélope, ou le massacre des prétendants.
Qui est Homère ?

Un auteur grec.
Il a vécu au milieu du 8e siècle avant J.-C. On pense que c’est lui qui a
mis par écrit les récits de l’Iliade, qui raconte un épisode de la guerre de
Troie, et de l’Odyssée, qui raconte les aventures vécues par Ulysse lors
de son retour de Troie.

Qui est Hygin ?

Un auteur latin.
Il a vécu au 1er siècle avant J.-C. Dans ses Fables, il évoque le retour
d’Ulysse à Ithaque.

Qui est Apollodore ?

On ne sait pas vraiment !


On sait qu’un Apollodore d’Athènes a vécu au 2e siècle avant J.-C.
Longtemps, on a pensé qu’il était l’auteur de Bibliothèque, qui regroupe
de nombreuses histoires de la mythologie grecque. Mais aujourd’hui, on
pense que les textes de Bibliothèque ont plutôt été écrits entre le 1er et
le 3e siècle après J.-C. par un inconnu à qui on a donné le nom de
« Pseudo-Apollodore ». L’un des textes de Bibliothèque parle des
aventures d’Ulysse.

Qui est Ulysse ?

Un héros pas comme les autres.


Ulysse est le roi d’une petite île grecque, Ithaque. Il est connu pour sa
capacité à se sortir des situations difficiles non par la force, mais par la
ruse. Il réfléchit avant d’agir ; il essaie aussi de convaincre par la parole
et, en général, il réussit !

Où se trouve Ithaque ?

Dans la mer Ionienne.


Ithaque est située au large de la côte ouest de la Grèce, au sud de l’île
de Leucade, à côté de l’île de Céphalonie.

Qui est Pénélope ?

L’épouse d’Ulysse.
Pénélope est la fille d’Icarios, un roi de Sparte, et de son épouse
Péribée, une nymphe. Elle est la mère de Télémaque. Quand Ulysse
part pour la guerre de Troie, Télémaque est encore un tout jeune enfant.
Pénélope va donc l’élever seule. Elle attendra le retour d’Ulysse pendant
vingt ans.

Qui est Laërte ?

Le père d’Ulysse.
Laërte est le roi d’Ithaque. Quand Ulysse atteint sa majorité, il lui
transmet le pouvoir car il se trouve trop vieux pour continuer à
gouverner.

Pourquoi Ulysse a-t-il été absent pendant vingt


ans ?
Parce qu’il est parti pour la guerre de Troie avec les autres rois grecs.
Les Grecs ont assiégé la ville de Troie pendant dix ans avant de
remporter la victoire. Lors de son voyage de retour, Ulysse a offensé
Poséidon, le dieu des mers, en crevant l’œil de son fils, le cyclope
Polyphème. Furieux, Poséidon fera tout pour empêcher Ulysse de
rentrer chez lui. Et il faudra dix années à Ulysse pour rejoindre Ithaque.

Qui sont les Phéaciens ?

Un peuple qui accueille Ulysse lorsque celui-ci est rejeté par la mer.
Les Phéaciens sont connus pour être d’excellents marins. Ulysse
arrive chez eux, après des années d’aventures, et il a tout perdu : ses
compagnons, ses navires, ses richesses. Alcinoos, le roi des Phéaciens,
lui propose alors de le reconduire à Ithaque. Il lui offre également de
nombreux cadeaux à rapporter chez lui.
HÉLÈNE MONTARDRE

La Grèce est un pays magique. Chaque montagne, chaque forêt,


chaque source, chaque île porte le souvenir d’un dieu, d’une déesse,
d’un héros. Chaque lieu raconte une histoire. Ce sont les histoires de la
mythologie. On me les a racontées, je les ai lues et relues, j’ai parcouru
la Grèce pour retrouver leur parfum. Je ne m’en lasse pas. À tel point
que j’ai eu envie d’écrire à mon tour les aventures de ces héros partis
explorer le monde, et qui ont laissé leurs traces non seulement en
Grèce, mais aussi dans nos mémoires.

Hélène Montardre est écrivain. Elle a publié une soixantaine de


livres : romans, contes, récits, albums et documentaires.
Aux éditions Nathan, elle a déjà publié Le fantôme à la main rouge,
Persée et le regard de pierre, Zeus à la conquête de l’Olympe, Ulysse,
l’aventurier des mers, Alexandre le Grand – Jusqu’au bout du monde… et les
romans de la collection « Petites histoires de la mythologie ».
Découvrez d’autres titres dans la même collection sur
www.nathan.fr/jeunesse

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