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DU DIX-NEUVIEME SIECLE 259

LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

Auteurs tragiqués anglais depuis la naissance de l'art


dramatique en Angleterre.

DIXIÈME ARTICLE.

Lorsque les anciens poètes de la Grèce voulaient mettre ,


sous la forme de drame , quelque action héroïque , soit
pour obtenir la palme sur leurs rivaux aux jeux d'Olym
pie , soit pour ajouter à la solennité des réunions popu
laires par le tableau fidèle de la gloire nationale , soit.
enfin pour embellir les fêtes données par le magistrat
d'une cité libre aux citoyens qui l'avaient librement ho
noré de leurs suffrages , ils ne parcouraient pas l'histoire
des autres peuples , afin d'y trouver des sujets propres à
exciter leurs chants. Abandonnant le reste du monde
qu'ils regardaient comme esclave ou barbare , ils ne s'oc
cupaient que du petit coin de terre que les beaux - arts et
la liberté fécondaient de leur sourire régénérateur. Ils ne
voyaient que le peuple , petit de nombre , mais grand de ›
vertu , dont ils faisaient partie , le seul connu où l'on fût
libre alors , le seul où l'on se montrât digne du nom
d'homme , et où l'on pût se glorifier du noble titre de
citoyen.
Tous les drames, offerts à l'admiration des Grecs , étaient
tirés de l'histoire civile de la Grèce qui , se confondant ,
dans ses premières époques , avec son histoire mytholo
gique ou religieuse , était aussi familière aux auditeurs
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anciens que le seraient à des auditeurs catholiques les


mystères de la Passion , les tentations de S. Antoine , ou
les miracles de la Madonne. Là , aussitôt que le person
nage avait prononcé : Je suis Prométhée , Hercule ,
Oreste, Agamemnon , etc. , chaque spectateur était im
médiatement au fait de ce qu'on allait lui soumettre. H
devenait inutile de lui faire un long récit des événemens de
l'avant-scène , de lui décrire les mœurs du temps , et d'user
d'un adroit artifice pour lui peindre le caractère des divers
personnages mis en scène. Les hommes et les choses étaient

trop présens à sa pensée et trop rapprochés de lui , pour


qu'il pût se laisser abuser sur la vérité de l'imitation . Les
caractères , les mœurs du temps et les principaux faits
historiques étaient donnés ; la seule facilité qui restât au
poète était de choisir les diverses traditions , les détails
qui pouvaient le mieux être assortis à son plan.
Il en est tout autrement des auteurs dramatiques mo
dernes. Comme une longue oppression avait défiguré les
nuances distinctives et originales de la nature humaine,
et fait rentrer la société entière dans toute la monotonie
d'une civilisation anti-sociale , il fallait reculer de plu
sieurs siècles pour trouver des hommes : ce n'était que
plus tard qu'une observation attentive devait faire dé
couvrir les grandes âmes qui s'étaient conservées pures
et neuves au milieu de la dégradation universelle. Au
cun peuple ne possédait toutefois ce sublime privilége
d'héroïsme. Les poètes furent donc forcés de sortir de
leur pays pour trouver leurs sujets. Ils purent à leur gré
les prendre chez les Grecs comme chez les Romains , chez
les nations asiatiques comme chez les nations euro
péennes , chez les fiers adorateurs du croissant comme
chez les humbles disciples de la croix. Libre de tirer de
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ee vaste amas de faits le fait le plus ignoré , l'auteur ne


pouvait raisonnablement supposer que l'auditoire , au
jugement duquel il soumettait son drame , pût être exac
tem nt informé de tous les événemens qu'il trouvait bon
de développer à ses yeux . Il fallait transporter l'auditeur
dans les temps passés , le rendre concitoyen de tous les
héros évoqués devant lui , et l'environner d'un tel pres
tige , qu'il se crût Romain à Rome , Thébain à Thèbes.
Pour parvenir à un tel but , l'auteur lui- même , sem
blable à Walter Scott , devait vivre , pour ainsi dire ,
familièrement avec les hommes et dans les temps qu'il
décrivait. De profondes études devenaient indispensables ,
et les poètes ne sont pas toujours des érudits . Il y eut peu
d'hommes capables , comme le vieux Corneille , de créer ,
d'un mot , un cercle magique d'illusions, et par la gran
deur inattendue des idées , de nous reporter dans cette
Rome antique où son âme habitait ; peu d'hommes ca
pables , comme Racine , de nous ouvrir le temple du
dieu des Juifs , de nous dévoiler l'intolérante ambition
de ses prêtres , et de répandre , comme en passant , un
torrent de lumière sur l'histoire de tout un peuple. La
plupart trouvèrent plus simple de se contenter des noms
grecs et romains , et quant aux mœurs , de les représenter
d'imagination , ou de saisir celles qu'on avait sous les
yeux. Les romanciers l'avaient fait ; les poètes en usèrent
de même. Ainsi , par exemple , le fécond Dryden a fait
de tous ses héros des cavaliers rodomonts de la cour de
Charles ; ainsi le lourd Johnson , dans son Irène , fait
débiter à tous ses personnages ces verbeux lieux-com
muns , si goûtés aujourd'hui de tout esprit anglais ;
Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon ;
Ainsi , parmi nous , pour exposer les aventures de
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Louis XIV, Racine et Corneille empruntèrent les noms


de Titus et de Bérénice ; ainsi Boursault reproduisit celles
1 de la princesse de Clèves sous le titre factice de Germa
nicus.
Malgré tout le respect des littérateurs pour le théâtre
grec , chacun sentait bien qu'en lui donnant une forme
moderne , il fallait y introduire le changement qu'exi
geait la peinture des mœurs étrangères offertes à un
spectateur qui ne les connaissait pas. Les Français vou
lurent remédier à cet inconvénient sans violer l'unité de

temps ni l'unité de lieu ; et pour faire rentrer à la fois


dans les limites qu'ils s'étaient imposées, et les connais
sances préparatoires des événemens de l'avant-scène et la
peinture nécessaire du caractère de chaque personnage ,
ils imaginèrent d'introduire des confidens et de leur faire
raconter tout ce que le spectateur a besoin de savoir pour
suivre sans peine la fable sur laquelle leur drame a été
bâti . De fréquens inonologues complétèrent l'instruction.
Les Anglais , et surtout Shakespeare qui leur ouvrit la
carrière, suivirent une marche différente . Ils crurent que,
dans la nécessité où l'on était de violer la forme grecque ,
il fallait en appeler à la raison et à l'esprit dans lequel
les tragiques de l'antiquité avaient conçu leurs ouvrages ,
et qu'on ne devait pas hésiter à sacrifier la lettre à l'esprit,
la forme au fond. Lors donc que Shakespeare conçoit le
projet de représenter une grande action ou un grand ca
ractère , il ne perd pas un instant son objet de vue. Pour
mieux faire connaître les temps , il débute par quelqueévé
nement solennel , ou par quelque circonstance imposante
fortement empreinte de l'esprit du temps. Pour mieux
décrire les caractères dans toutes leurs nuances , il va

prendre dans la vie de son personnage les particularités


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les plus diverses et les plus opposées en apparence .


Il transporte la scène d'un pays dans un autre , unique
ment dans le dessein de mieux expliquer un fait ou une
nuance de passion , qui sans cela eût pu n'être pas bien
comprise du spectateur , et ne pas produire tout l'effet
qu'il s'en promettait. On voit toujours dans ses pièces ,
ainsi que dans les nôtres , deux choses distinctes : les
scènes ou les morceaux de préparation , et les scènes ou
les morceaux de tragédie. La seule différence qui existe
dans les deux systèmes , c'est que chez nous ces scènes
préparatoires sont en récit , et qu'elles sont en action
dans Shakespeare. Souvent même Shakespeare prend un
peu de peine pour déguiser cette espèce d'échafaudage
nécessaire à l'édifice qu'il veut élever , et il trace à grands
traits et en prose ces jalons placés sur notre route.
Au premier aperçu , le lecteur français , dont l'esprit
plus prompt a besoin de moins de préparation , voyant
ce mélange de prose et de vers , de scènes quelquefois
familières et quelquefois du plus haut tragique , ce chan
gément rapide de pays , et n'apercevant pas encore l'u
nité morale ou philosophique qui coordonne toutes les
parties entre elles , est tenté de ne voir dans tout cela
qu'irrégularité , désordre et confusion . Peu à peu cepen
dant , on cesse de se mettre en résistance ; on se laisse
aller à l'illusion qui s'est emparée de vous dès les pre
mières scènes . Vous êtes , en Écosse , en Danemarck , en
Italie , déjà identifié avec les personnages. Le voile est
tombé qui vous séparait du passé : vous n'êtes plus à
vous ; vous appartenez tout entier au poète qui vous fait
à son gré l'habitant de son univers.
Cette puissance de coloris local est le moyen le plus
sûr qu'ait le poète de nous intéresser à des hommes si
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différents de nous. Sans elle , toujours retenus dans les


chaînes de notre existence et de nos habitudes présentes ,
nous ne pourrions ni nous élever aux vertus antiques ,
ni considérer sans horreur des actions que notre juge
ment routinier, laissé à lui-même, serait forcé de rejeter.
Comment pourrions-nous supporter la vue d'Agamem
non , livrant la tendre , l'innocente Iphigénie à des dieux
implacables , si Racine ne nous donnait d'avance tout
· l'âme d'un Grec? comment pourrions-nous , sans la livrer
aux bourreaux , contempler l'atroce Frédégonde comptant
les dernières convulsions du fils qu'elle vient d'empoi
sonner , et manifestant son horrible impatience par ce:
sublime hémistiche :

Qu'il est lent à mourir!

si M. Lemercier n'avait su nous créer une âme de fer


pour ces siècles de fer ? Comment enfin une nation vive
et impétueuse , mais abattue sous l'oppression , pourrait
elle jamais assister impunément pour ceux qui la dédai
gnent , à des spectacles où l'on représenterait cette race
des Brutus vengeant sur des tyrans les souffrances de
leur pays , ce Caton , dont les derniers soupirs se con
fondent avec les derniers cris de la liberté mourante , et.

tous ces héros magnanimes qui préférèrent la mort à


l'infamie et à la servitude , si l'art du poète n'entourait le
spectateur d'illusions , ne le forçait à s'oublier lui-même ;
ne l'empêchait de revenir tout-à-coup, et par une réflexion
inévitable, sur le déshonneur de sa propre situation, pour
y mettre un terme ou périr ?
On a prétendu , je ne sais sur quel fondement , que
Shakespeare manquait surtout de cette couleur locale , et
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qu'il confondait comme à plaisir et les temps et les
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hommes et les lieux . Ceux qui l'ont accusé de violer


ainsi la fidélité historique , * se sont peut-être trop minu
tieusement appesantis sur des objets de détail , et n'ont
pas considéré l'effet général de l'ensemble. Il est bien
vrai que Shakespeare pèche quelquefois et même assez
fréquemment contre la géographie et la chronologie. Il
placera , par exemple , un port de mer en Bohême ; il
fera mention de canons sous Macbeth et sous Jean- Sans
Terre ; il citera Machiavel dans Henri VI, quarante ans
avant sa naissance ; il parlera du jeu de cartes sous Cléo
pâtre ; de l'université de Wittemberg dans Hamlet ; de
la prise de Constantinople dans Henri V, trente ans
avant l'événement ; d'Alexandre , de Caton et de Gallien ,
du temps de Coriolan ; et de l'usage du papier dans
Timon d'Athènes , à une époque où il ne paraît pas que
le papyrus fût connu. Mais sans parler de Virgile , qui
réunit Didon près d'Enée , nos plus grands auteurs eux
mêmes ne sont-ils pas souvent tombés dans de pareilles
erreurs , et ne les ont-ils pas même quelquefois commises
å dessein ? N'y a-t-il pas dans nos tragédies quantité de
lettres envoyées par des gens qui ne savaient pas écrire ,
d'autres qui ne savaient pas lire ? Ne voyons-nous pas
encore tous les jours des anachronismes semblables à ceux
de Shakespeare , et d'autres , peut -être , plus grands en
core , sans en être choqués? N'est-ce pas une chose bizarre
que de voir les costumes d'un siècle portés par des hom
mes du siècle précédent ( 1 ) ? de voir , par exemple , le

(1) En 1775 , Larive et mademoiselle Raucourt donnèrent une


représentation de Pygmalion , de Rousseau. Mademoiselle Rau
court était en paniers ( Laharpe , Corresp. , vol. I , p. 45. )
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Misantrope de Molière écrit sous le siècle de Louis XIV,


joué en habit à la française , qui ne fut usité qué sous
Louis XV, et cela à la face même de la description dé
taillée de ces costumes réels , donnée dans la pièce ; cepen
dant on n'aperçoit pas que ce costume , ridicule partout ,
et d'autant plus ridicule ici qu'il y est tout-à-fait déplacé,
nuise beaucoup au succès du Misantrope.
La vérité est qu'il existe deux espèces de fidélité his
torique tout-à-fait distinctes. L'une, toute matérielle , ne
s'occupe que de l'extérieur des faits ; elle recherche l'an
née , le mois , le jour , l'heure même où une action s'est
passée ; elle fixe le lieu de la manière la plus précise ; elle
détermine l'âge , le nom , la figure et jusqu'à la taille du
personnage ; cite les témoins , et enregistre avec une scru
puleuse exactitude les moindres paroles qui ont été pro
noncées. Elle est en quelque sorte pour l'histoire ce que
serait un procès-verbal pour l'instruction d'un procès ,
dans un pays où les procès-verbaux ne seraient point dé
figurés ou falsifiés , et où les procès seraient intentés
dans l'intérêt de la justice et de la vérité. Il faut donc
bien se garder de la dédaigner. La vérité la plus frivole
en apparence est déjà un pas de fait vers d'autres vérités
plus importantes ; mais il ne faut pas non plus y attacher
une importance pédantesque , et consumer un temps pré
cieux , comme ce pédant Hermagoras que nous peint La
Bruyère d'une manière si vive et si originale.
L'autre espèce de fidélité historique est d'un ordre plus
élevé. Elle ne s'arrête point à l'extérieur des choses , elle
les pénètre , les examine à fond , les compare entre elles ;
analyse les passions , scrute leurs motifs secrets , donne
la vie aux faits , en fait ressortir les conséquences , et ne
présentant jamais ni une action ni un homme isolément,
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met l'esprit le plus simple en état de prononcer une ap


probation ou une condamnation relative et absolue. Cette
dernière espèce de fidélité est véritablement indispensable
et féconde ; elle est l'âme de l'éloquence ainsi que de la
poésie , de la fiction aussi bien que de l'histoire . Les es
prits médiocres et superficiels peuvent se contenter de la
première par l'impuissance d'atteindre à la seconde ; les
hommes de génie seuls savent s'élever à la dernière
Shakespeare s'y est en effet constamment élevé. Les
trois tragédies qu'il a tirées de l'histoire romaine , An
toine et Cléopâtre , Corialan et Jules César, offrent la
preuve la plus frappante de ce genre de mérite que je lui
trouve à un très-haut degré.

J. A. BUCHON.

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