Auteurs tragiqués anglais depuis la naissance de l'art
dramatique en Angleterre.
DIXIÈME ARTICLE.
Lorsque les anciens poètes de la Grèce voulaient mettre ,
sous la forme de drame , quelque action héroïque , soit pour obtenir la palme sur leurs rivaux aux jeux d'Olym pie , soit pour ajouter à la solennité des réunions popu laires par le tableau fidèle de la gloire nationale , soit. enfin pour embellir les fêtes données par le magistrat d'une cité libre aux citoyens qui l'avaient librement ho noré de leurs suffrages , ils ne parcouraient pas l'histoire des autres peuples , afin d'y trouver des sujets propres à exciter leurs chants. Abandonnant le reste du monde qu'ils regardaient comme esclave ou barbare , ils ne s'oc cupaient que du petit coin de terre que les beaux - arts et la liberté fécondaient de leur sourire régénérateur. Ils ne voyaient que le peuple , petit de nombre , mais grand de › vertu , dont ils faisaient partie , le seul connu où l'on fût libre alors , le seul où l'on se montrât digne du nom d'homme , et où l'on pût se glorifier du noble titre de citoyen. Tous les drames, offerts à l'admiration des Grecs , étaient tirés de l'histoire civile de la Grèce qui , se confondant , dans ses premières époques , avec son histoire mytholo gique ou religieuse , était aussi familière aux auditeurs 260 LE MERCURE
anciens que le seraient à des auditeurs catholiques les
mystères de la Passion , les tentations de S. Antoine , ou les miracles de la Madonne. Là , aussitôt que le person nage avait prononcé : Je suis Prométhée , Hercule , Oreste, Agamemnon , etc. , chaque spectateur était im médiatement au fait de ce qu'on allait lui soumettre. H devenait inutile de lui faire un long récit des événemens de l'avant-scène , de lui décrire les mœurs du temps , et d'user d'un adroit artifice pour lui peindre le caractère des divers personnages mis en scène. Les hommes et les choses étaient
trop présens à sa pensée et trop rapprochés de lui , pour
qu'il pût se laisser abuser sur la vérité de l'imitation . Les caractères , les mœurs du temps et les principaux faits historiques étaient donnés ; la seule facilité qui restât au poète était de choisir les diverses traditions , les détails qui pouvaient le mieux être assortis à son plan. Il en est tout autrement des auteurs dramatiques mo dernes. Comme une longue oppression avait défiguré les nuances distinctives et originales de la nature humaine, et fait rentrer la société entière dans toute la monotonie d'une civilisation anti-sociale , il fallait reculer de plu sieurs siècles pour trouver des hommes : ce n'était que plus tard qu'une observation attentive devait faire dé couvrir les grandes âmes qui s'étaient conservées pures et neuves au milieu de la dégradation universelle. Au cun peuple ne possédait toutefois ce sublime privilége d'héroïsme. Les poètes furent donc forcés de sortir de leur pays pour trouver leurs sujets. Ils purent à leur gré les prendre chez les Grecs comme chez les Romains , chez les nations asiatiques comme chez les nations euro péennes , chez les fiers adorateurs du croissant comme chez les humbles disciples de la croix. Libre de tirer de DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 261
ee vaste amas de faits le fait le plus ignoré , l'auteur ne
pouvait raisonnablement supposer que l'auditoire , au jugement duquel il soumettait son drame , pût être exac tem nt informé de tous les événemens qu'il trouvait bon de développer à ses yeux . Il fallait transporter l'auditeur dans les temps passés , le rendre concitoyen de tous les héros évoqués devant lui , et l'environner d'un tel pres tige , qu'il se crût Romain à Rome , Thébain à Thèbes. Pour parvenir à un tel but , l'auteur lui- même , sem blable à Walter Scott , devait vivre , pour ainsi dire , familièrement avec les hommes et dans les temps qu'il décrivait. De profondes études devenaient indispensables , et les poètes ne sont pas toujours des érudits . Il y eut peu d'hommes capables , comme le vieux Corneille , de créer , d'un mot , un cercle magique d'illusions, et par la gran deur inattendue des idées , de nous reporter dans cette Rome antique où son âme habitait ; peu d'hommes ca pables , comme Racine , de nous ouvrir le temple du dieu des Juifs , de nous dévoiler l'intolérante ambition de ses prêtres , et de répandre , comme en passant , un torrent de lumière sur l'histoire de tout un peuple. La plupart trouvèrent plus simple de se contenter des noms grecs et romains , et quant aux mœurs , de les représenter d'imagination , ou de saisir celles qu'on avait sous les yeux. Les romanciers l'avaient fait ; les poètes en usèrent de même. Ainsi , par exemple , le fécond Dryden a fait de tous ses héros des cavaliers rodomonts de la cour de Charles ; ainsi le lourd Johnson , dans son Irène , fait débiter à tous ses personnages ces verbeux lieux-com muns , si goûtés aujourd'hui de tout esprit anglais ; Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon ; Ainsi , parmi nous , pour exposer les aventures de 262 LE MERCURE
Louis XIV, Racine et Corneille empruntèrent les noms
de Titus et de Bérénice ; ainsi Boursault reproduisit celles 1 de la princesse de Clèves sous le titre factice de Germa nicus. Malgré tout le respect des littérateurs pour le théâtre grec , chacun sentait bien qu'en lui donnant une forme moderne , il fallait y introduire le changement qu'exi geait la peinture des mœurs étrangères offertes à un spectateur qui ne les connaissait pas. Les Français vou lurent remédier à cet inconvénient sans violer l'unité de
temps ni l'unité de lieu ; et pour faire rentrer à la fois
dans les limites qu'ils s'étaient imposées, et les connais sances préparatoires des événemens de l'avant-scène et la peinture nécessaire du caractère de chaque personnage , ils imaginèrent d'introduire des confidens et de leur faire raconter tout ce que le spectateur a besoin de savoir pour suivre sans peine la fable sur laquelle leur drame a été bâti . De fréquens inonologues complétèrent l'instruction. Les Anglais , et surtout Shakespeare qui leur ouvrit la carrière, suivirent une marche différente . Ils crurent que, dans la nécessité où l'on était de violer la forme grecque , il fallait en appeler à la raison et à l'esprit dans lequel les tragiques de l'antiquité avaient conçu leurs ouvrages , et qu'on ne devait pas hésiter à sacrifier la lettre à l'esprit, la forme au fond. Lors donc que Shakespeare conçoit le projet de représenter une grande action ou un grand ca ractère , il ne perd pas un instant son objet de vue. Pour mieux faire connaître les temps , il débute par quelqueévé nement solennel , ou par quelque circonstance imposante fortement empreinte de l'esprit du temps. Pour mieux décrire les caractères dans toutes leurs nuances , il va
prendre dans la vie de son personnage les particularités
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les plus diverses et les plus opposées en apparence .
Il transporte la scène d'un pays dans un autre , unique ment dans le dessein de mieux expliquer un fait ou une nuance de passion , qui sans cela eût pu n'être pas bien comprise du spectateur , et ne pas produire tout l'effet qu'il s'en promettait. On voit toujours dans ses pièces , ainsi que dans les nôtres , deux choses distinctes : les scènes ou les morceaux de préparation , et les scènes ou les morceaux de tragédie. La seule différence qui existe dans les deux systèmes , c'est que chez nous ces scènes préparatoires sont en récit , et qu'elles sont en action dans Shakespeare. Souvent même Shakespeare prend un peu de peine pour déguiser cette espèce d'échafaudage nécessaire à l'édifice qu'il veut élever , et il trace à grands traits et en prose ces jalons placés sur notre route. Au premier aperçu , le lecteur français , dont l'esprit plus prompt a besoin de moins de préparation , voyant ce mélange de prose et de vers , de scènes quelquefois familières et quelquefois du plus haut tragique , ce chan gément rapide de pays , et n'apercevant pas encore l'u nité morale ou philosophique qui coordonne toutes les parties entre elles , est tenté de ne voir dans tout cela qu'irrégularité , désordre et confusion . Peu à peu cepen dant , on cesse de se mettre en résistance ; on se laisse aller à l'illusion qui s'est emparée de vous dès les pre mières scènes . Vous êtes , en Écosse , en Danemarck , en Italie , déjà identifié avec les personnages. Le voile est tombé qui vous séparait du passé : vous n'êtes plus à vous ; vous appartenez tout entier au poète qui vous fait à son gré l'habitant de son univers. Cette puissance de coloris local est le moyen le plus sûr qu'ait le poète de nous intéresser à des hommes si 264 LE MERCURE
différents de nous. Sans elle , toujours retenus dans les
chaînes de notre existence et de nos habitudes présentes , nous ne pourrions ni nous élever aux vertus antiques , ni considérer sans horreur des actions que notre juge ment routinier, laissé à lui-même, serait forcé de rejeter. Comment pourrions-nous supporter la vue d'Agamem non , livrant la tendre , l'innocente Iphigénie à des dieux implacables , si Racine ne nous donnait d'avance tout · l'âme d'un Grec? comment pourrions-nous , sans la livrer aux bourreaux , contempler l'atroce Frédégonde comptant les dernières convulsions du fils qu'elle vient d'empoi sonner , et manifestant son horrible impatience par ce: sublime hémistiche :
Qu'il est lent à mourir!
si M. Lemercier n'avait su nous créer une âme de fer
pour ces siècles de fer ? Comment enfin une nation vive et impétueuse , mais abattue sous l'oppression , pourrait elle jamais assister impunément pour ceux qui la dédai gnent , à des spectacles où l'on représenterait cette race des Brutus vengeant sur des tyrans les souffrances de leur pays , ce Caton , dont les derniers soupirs se con fondent avec les derniers cris de la liberté mourante , et.
tous ces héros magnanimes qui préférèrent la mort à
l'infamie et à la servitude , si l'art du poète n'entourait le spectateur d'illusions , ne le forçait à s'oublier lui-même ; ne l'empêchait de revenir tout-à-coup, et par une réflexion inévitable, sur le déshonneur de sa propre situation, pour y mettre un terme ou périr ? On a prétendu , je ne sais sur quel fondement , que Shakespeare manquait surtout de cette couleur locale , et 7 qu'il confondait comme à plaisir et les temps et les DU DIX-NEUVIEME SIECLE . 265
hommes et les lieux . Ceux qui l'ont accusé de violer
ainsi la fidélité historique , * se sont peut-être trop minu tieusement appesantis sur des objets de détail , et n'ont pas considéré l'effet général de l'ensemble. Il est bien vrai que Shakespeare pèche quelquefois et même assez fréquemment contre la géographie et la chronologie. Il placera , par exemple , un port de mer en Bohême ; il fera mention de canons sous Macbeth et sous Jean- Sans Terre ; il citera Machiavel dans Henri VI, quarante ans avant sa naissance ; il parlera du jeu de cartes sous Cléo pâtre ; de l'université de Wittemberg dans Hamlet ; de la prise de Constantinople dans Henri V, trente ans avant l'événement ; d'Alexandre , de Caton et de Gallien , du temps de Coriolan ; et de l'usage du papier dans Timon d'Athènes , à une époque où il ne paraît pas que le papyrus fût connu. Mais sans parler de Virgile , qui réunit Didon près d'Enée , nos plus grands auteurs eux mêmes ne sont-ils pas souvent tombés dans de pareilles erreurs , et ne les ont-ils pas même quelquefois commises å dessein ? N'y a-t-il pas dans nos tragédies quantité de lettres envoyées par des gens qui ne savaient pas écrire , d'autres qui ne savaient pas lire ? Ne voyons-nous pas encore tous les jours des anachronismes semblables à ceux de Shakespeare , et d'autres , peut -être , plus grands en core , sans en être choqués? N'est-ce pas une chose bizarre que de voir les costumes d'un siècle portés par des hom mes du siècle précédent ( 1 ) ? de voir , par exemple , le
(1) En 1775 , Larive et mademoiselle Raucourt donnèrent une
représentation de Pygmalion , de Rousseau. Mademoiselle Rau court était en paniers ( Laharpe , Corresp. , vol. I , p. 45. ) 266 LE MERCURE
Misantrope de Molière écrit sous le siècle de Louis XIV,
joué en habit à la française , qui ne fut usité qué sous Louis XV, et cela à la face même de la description dé taillée de ces costumes réels , donnée dans la pièce ; cepen dant on n'aperçoit pas que ce costume , ridicule partout , et d'autant plus ridicule ici qu'il y est tout-à-fait déplacé, nuise beaucoup au succès du Misantrope. La vérité est qu'il existe deux espèces de fidélité his torique tout-à-fait distinctes. L'une, toute matérielle , ne s'occupe que de l'extérieur des faits ; elle recherche l'an née , le mois , le jour , l'heure même où une action s'est passée ; elle fixe le lieu de la manière la plus précise ; elle détermine l'âge , le nom , la figure et jusqu'à la taille du personnage ; cite les témoins , et enregistre avec une scru puleuse exactitude les moindres paroles qui ont été pro noncées. Elle est en quelque sorte pour l'histoire ce que serait un procès-verbal pour l'instruction d'un procès , dans un pays où les procès-verbaux ne seraient point dé figurés ou falsifiés , et où les procès seraient intentés dans l'intérêt de la justice et de la vérité. Il faut donc bien se garder de la dédaigner. La vérité la plus frivole en apparence est déjà un pas de fait vers d'autres vérités plus importantes ; mais il ne faut pas non plus y attacher une importance pédantesque , et consumer un temps pré cieux , comme ce pédant Hermagoras que nous peint La Bruyère d'une manière si vive et si originale. L'autre espèce de fidélité historique est d'un ordre plus élevé. Elle ne s'arrête point à l'extérieur des choses , elle les pénètre , les examine à fond , les compare entre elles ; analyse les passions , scrute leurs motifs secrets , donne la vie aux faits , en fait ressortir les conséquences , et ne présentant jamais ni une action ni un homme isolément, DU DIX-NEUVIEME SIECLE. 267
met l'esprit le plus simple en état de prononcer une ap
probation ou une condamnation relative et absolue. Cette dernière espèce de fidélité est véritablement indispensable et féconde ; elle est l'âme de l'éloquence ainsi que de la poésie , de la fiction aussi bien que de l'histoire . Les es prits médiocres et superficiels peuvent se contenter de la première par l'impuissance d'atteindre à la seconde ; les hommes de génie seuls savent s'élever à la dernière Shakespeare s'y est en effet constamment élevé. Les trois tragédies qu'il a tirées de l'histoire romaine , An toine et Cléopâtre , Corialan et Jules César, offrent la preuve la plus frappante de ce genre de mérite que je lui trouve à un très-haut degré.