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Comptes rendus des séances de

l'Académie des Inscriptions et


Belles-Lettres

Pour mieux connaître Sappho


Théodore Reinach

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Reinach Théodore. Pour mieux connaître Sappho. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 55ᵉ année, N. 9, 1911. pp. 718-734;

doi : https://doi.org/10.3406/crai.1911.72931

https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1911_num_55_9_72931

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718

POUR MIEUX CONNAITRE SAPPHO

PAR

M. Théodore REINAGH
MEMBRE DE ^ACADEMIE

...spirat adhnc amor


vivuntque commissi calores
Aeoliae fidibus puellae.
Hor. Carm. IV. 9.

Une des dernières fois que j'eus le bonheur de causer


longuement avec votre illustre confrère Gaston Paris, déjà
gravement atteint par le mal qui devait bientôt l'emporter,
l'entretien tomba sur les enrichissements de la poésie
grecque dus aux trouvailles de ces récentes années. Ce
noble esprit, avide par-dessus tout des beautés hardies et
originales dans toutes les littératures, m'exprimait le
regret que le hasard des découvertes, au lieu de l'élégant
et un peu superficiel Bacchylide, ne nous eût pas rendu
plutôt la brûlante Sappho. Comme jadis Solon, si l'on en
croit une anecdote célèbre *, voulut apprendre par cœur
avant de mourir un poème de sa grande contemporaine,
que son neveu venait de lui réciter, Gaston Paris
s'attristait à l'idée de partir vers le rivage d'où l'on ne revient pas
sans avoir eu la joie de voir ressusciter la divine poétesse
de l'Ode à Aphrodite.
Je lui dis d'avoir bon courage. Je lui rappelai que déjà,
quelques années auparavant, Grenfell et Hunt avaient
rapporté d'Oxjrhynchus une odelette de Sappho,
charmante et presque complète, le vœu de bon retour et de
réconciliation qu'elle adresse à son frère. J'ajoutai, ce

1. Stobée, Florilegium, XXIX, 58 (Élien).


POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 719
qu'il ignorait, que les sables d'Egypte venaient de nous
restituer les précieux débris de trois ou quatre petits
poèmes, écrits, nouveauté métrique intéressante, en
strophes de trois vers, et qu'on devait incessamment publier à
Berlin1. Le même hasard qui nous mettait aujourd hui en
possession d'un cahier détaché et mutilé du recueil ne
pourrait-il pas un jour amener sous la pelle des fouilleurs
le recueil tout entier?
Gaston Paris nous a quittés, et la belle espérance que
j'avais essayé de lui faire partager ne s'est pas réalisée
jusqu'à présent. A la vérité, une poétesse grecque, elle aussi
de race éolienne, nous est revenue, ou du moins son ombre
a repris quelque consistance ; mais ce n'est pas à la
Lesbienne Sappho, c'est à la Béotienne Corinne, sa
cadette d'un siècle, qu'est échu ce bonheur inespéré, je
n'ose dire immérité. C'est un gentil et frais talent, mais
la chanson n'est guère pour elle, comme l'ode chorale
pour Bacchylide, qu'un prétexte à de longues narrations
épiques où l'auteur s'efface presque complètement
derrière son sujet. En vain l'on chercherait là rien de ce que,
dans l'esprit d'un lecteur moderne, le mot de lyrisme
évoque de flamme, de couleur, de passion, et surtout de
personnalité.
Toutes ces qualités, au contraire, nous les trouvons,
nous les sentons au suprême degré dans la moindre épave
de Sappho. Pas de couplet, si bref qu'il soit, qui ne révèle
par de brusques étincelles une nature où rien n'est
médiocre et qui n'aime rien médiocrement : c'est tout le
feu du soleil qui pétille dans un raccourci de diamant. Ce
don de se mettre tout entier dans chaque cri de son âme,
c'est proprement le lyrisme ; c'est ce qui donne un prix
si particulier aux cent et quelques vers de Sappho que des
citations fortuites ont laissé parvenir jusqu'à nous, malgré

1. Académie de Berlin, 1902. Réédités dans Berliner Klassiker texte, V,


II, 1907, p. 19 suiv.
720 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
la pruderie ou la paresse byzantines. Ils n'intéressent pas
les seuls hellénistes ; ils font ou devraient faire partie du
patrimoine éternel de toute l'humanité pensante et
sentante. Et l'érudition ne remplirait pas tout son devoir en
gardant jalousement pour soi les accords attardés qui, de
temps en temps, nous arrivent encore de cette lyre brisée,
comme pour mieux irriter nos regrets ou faire patienter
notre espoir.
D'autant plus qu'il né s'agit pas seulement ici de
jouissances littéraires et d'éducation esthétique : une question
de justice historique est en jeu. Si les critiques de tous les
temps ont été unanimes à célébrer les dons poétiques de
celle que Strabon appelait « une chose extraordinaire * », —
le choix exquis des mots, le tour naturel et hardi de la
pensée, la grâce des images, la souple magie des rythmes,
— en revanche, de graves divergences existent depuis
l'antiquité sur la position sociale et la valeur morale de la
femme. Fut-elle une courtisane ou une grande dame?
Faut-il voir en elle cette haute et pure figure de Muse
passionnée, que Plutarque comparait à la Pythie sur son
trépied, ou une amante vulgaire et je ne sais quel professeur
de dépravation ?
Dans ce procès, à défaut de témoignages contemporains,
il n'est de pièces à conviction valables que celles qui
émanent de l'inculpée ; dès lors on comprend que la
découverte d'une cinquantaine de vers de Sappho constitue
un fait nouveau qui autorise une demande en revision.

II y a soixante ans, un homme d'esprit, dans une étude


qui fit quelque bruit2, assignait à Sappho un panneau

1. Geog., XIII, 2, p. 617.


2. Emile Deschanel, Les courtisanes grecques (1854). Ce mémoire a
d'abord paru dans la Revue des Deux Mondes (1847, t. LXXIII, p. 370 et
suiv.) sous le titre: Éludes sur l'antiquité. Sappho et les Lesbiennes.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 721
d'honneur, si je puis dire, dans sa galerie des courtisanes
de la Grèce. Que ce soit là une erreur historique, que
l'auteur ait ingénument confondu les époques, les lieux, les
civilisations, c'est ce qu'il est facile d'établir; mais il n'est
pas indifférent de remonter à l'origine de cette erreur et d'en
tracer en quelque sorte la filiation.
La démocratie athénienne du ve et du ive siècle n'a fait à
la femme, j'entends à l'honnête femme, qu'une place
restreinte et abaissée dans l'ordre social. Elle la lui a faite non
pas en dépit, mais en raison même de ses principes
politiques. Plus tous les hommes libres de la cité étaient
absorbés par la vie publique et extérieure, la vie du
gymnase, de la Pnyx, de l'agora et du théâtre, plus la femme,
moralement et matériellement séparée de son époux, se
voyait reléguée dans les modestes devoirs du ménage et
les obscures joies du gynécée. Son éducation se réglait sur
l'humble destinée que lui traçaient les cadres de la cité, et,
réciproquement, sa destinée se ressentait d'une éducation
de plus en plus limitée dans son horizon. « Toute la gloire
de la femme, dit le Périclès de Thucydide, doit se réduire à
faire parler d'elle le moins possible parmi les hommes, soit
en bien, soit en mal1. »
Cependant le vide que laissait dans la vie sociale
d'Athènes l'absence de citoyennes instruites, à l'esprit
ouvert, admises aux réunions et aux banquets, capables
de retenir les hommes par d'autres liens que ceux du devoir
conjugal ou du plaisir des sens, on sait qu'il était en
partie comblé par ces femmes d'origine étrangère chez qui
l'élégance des manières et le luxe de la parure, la culture
raffinée de l'esprit, parfois des talents divers s'alliaient
au relâchement des mœurs : j'ai défini les courtisanes de
haut parage, qui ne furent jamais, d'ailleurs, bien
nombreuses.

1. Thucydide, II, 45. ,


722 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
On comprend dès lorsque lorsque les auteurs de la
comédie moyenne, en quête de types caractéristiques,
rencontrèrent la lointaine, l'énigmatique figure de Sappho, chef
d'une école de musique et de poésie, avec cette joie de
vivre, cette liberté de pensée et de langage, cette franchise
déconcertante dans l'effusion de ses sentiments les plus
intimes, ils ne trouvèrent pour un pareil prodige, dans la
société bourgeoise d'Athènes, aucun parallèle. Ils en
trouvèrent, au contraire, dans ce monde ou demi-monde de
la coquetterie vénale, aux frontières flottantes, bien connu
d'eux, et qui était à proprement parler leur monde, le
bataillon charmant, mais interlope, qui allait des Aspasies
aux Phrynés. Pas un instant ils ne se demandèrent si,
par hasard, dans la Lesbos du vie siècle, les femmes de la
noblesse n'avaient pas joui d'une existence moins recluse,
d'une éducation plus ouverte, d'une facilité d'allures plus
large que les Athéniennes du temps de Platon et de
Démosthène. Avec ce manque de sens historique qui
caractérise leur âge et leur genre, ils n'hésitèrent pas à
faire de Sappho une courtisane, la patronne même des
courtisanes. Elle fut pour eux le prototype de la femme
parée de toutes les séductions et affranchie de toutes les
contraintes, et, comme il s'agissait surtout de faire rire aux
dépens d'une gloire étrangère, ils accumulèrent sur son
nom toutes les légendes ridicules et tous les débordements
plaisants.
A une courtisane, il fallait des amants. Les poésies de
Sappho, on peut l'affirmer, n'en nomment aucun.
L'imagination des comiques ne s'embarrassa pas pour si peu.
Outre le fameux Phaon, qui ne doit probablement
l'honneur d'avoir vu son nom associé à celui de Sappho qu'au
contresens d'un interprète pressé, toute la pléiade des vieux
poètes de l'Archipel y passa, sans égard pour la
chronologie, depuis Archiloque jusqu'à Hipponax et Anacréon. On
n'oublia pas Alcée, — le seul dont le nom pût être pro-
POUR MTEUX CONNAÎTRE SAPPHO 723
nonce sans une invraisemblance criante, puisqu'il avait été
le compatriote, le contemporain, le compagnon d'exil de la
poétesse de Mitylène, — mais le seul aussi dont les vers
apportaient la preuve documentaire que s'il avait un jour
osé lever les yeux sur «la chaste Sapphoaux boucles de
violettes, au sourire de miel * », bien vite elle avait su les lui
faire baisser.
Ainsi créée de toutes pièces par la fantaisie des comiques,
accueillie sans défiance par ces anecdotiers superficiels qui
s'appelaient Hermésianax etChaméléon, et plus tard parles
Pères de l'Eglise, la figure de la courtisane Sappho avait si
bien pris corps dans l'histoire littéraire que les érudits
alexandrins, malgré l'éveil de leur esprit critique, n'osèrent
pas la répudier entièrement. Pourtant, entre la Ménade
effrontée qui finit comme une grisette amoureuse et la noble
poétesse que les Mityléniens, dit Aristote, honoraient,
quoique femme, à l'égal d'une héroïne 2, le contraste frappait
les yeux. L'embarras des grammairiens fut extrême. Les
uns se tirèrent d'affaire en distinguant deux Sappho :
l'hétaire d'Eresos, que les comiques avaient mise en scène,
et la Muse de Mitylène, dont on lisait les vers 3. D'autres
se contentèrent de poser, sans la résoudre, la question : An
Sappho puhlica fuerit 4?
L'érudition moderne a hérité de ces traditions
contradictoires et de ces perplexités, avec ce désavantage qu'il lui
manquait, pour décider, l'essentiel du dossier : le recueil
complet des poésies de Sappho. Faute de raisons, on
compta les autorités, et comme, parmi les ramasseurs des
miettes de l'histoire, les amateurs de scandales ont toujours
été la majorité, il ne faut pas s'étonner si, le plus souvent,
la balance a penché du mauvais côté.

1. Alcée, fr. 55 Bergk. Cf. Aristote, Rhét., I, 7. — «Aux boucles de


violettes », ou peut-être» qui tresse des couronnes de violettes ».
2. Rhét., II, 23.
3. Nymphis, Élien.
4. Didyme (Sénèque, ep. 88).
724 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
Toutefois, une simple observation de bon sens aurait dû
avertir qu'on faisait fausse route. Il est sans exemple, dans
la Grèce classique, et à plus forte raison dans la Grèce
archaïque, qu'une femme de bonne naissance, et surtout de
famille noble, ait fait profession de galanterie dans sa propre
patrie. Au vie siècle, même dans les cités les plus
indulgentes, la position sociale des courtisanes restait des plus
humbles. La plupart avaient la condition d'esclaves,
beaucoup celle d'hiérodules, c'est-à-dire de ribaudes, attachées au
culte des grands sanctuaires. Or, Sappho était de Mitylène
et elle y a vécu ; elle y a probablement été mariée et
laissée veuve d'assez bonne heure, avec une petite fille, Glévis,
qui faisait ses délices plus que tous les trésors de la Lydie1.
Nous ignorons le nom de son époux, mais nous savons
celui de son père, et ce nom, Scamandronymos 2, a une
saveur aristocratique qui rappelle les lointains souvenirs
de la colonisation éolienne de la Troade. Un des trois
frères de la poétesse exerçait les fonctions
particulièrement honorifiques d'échanson au prytanée de Mitylène 3.
L'exil temporaire dont elle fut frappée elle-même 4, sans
doute avec les autres nobles de Lesbos, lors du triomphe
de Pittacos, le dictateur populaire, atteste assez le rang
qu'occupait sa famille dans sa ville natale. Tout cet
ensemble de circonstances rend au plus haut degré
invraisemblable l'idée qu'une pareille femme ait pu vivre la vie
d'une hétaire dans sa ville natale, à côté des siens.
Voilà ce que savaient déjà les Welcker et les Otfried
Mùller. Voici ce que nous pouvons y ajouter aujourd'hui.
Bien que certaines courtisanes grecques aient su racheter
la bassesse de leur naissance par l'éclat de leur beauté, de
leur luxe ou de leur esprit, et provoquer ainsi l'admi-

1. Fr. 85. 136 (Bergk).


2. Hérodote, II, 135.
3. Athénée, X, p. 425 A.
4. Marm. Par.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 725
ration de leurs contemporains, elles n'ont jamais obtenu ni
même recherché leur respect. Si donc nous trouvons dans
les poésies authentiques de Sappho la preuve certaine
qu'il existait chez elle, non seulement un sentiment élevé
de dignité personnelle, mais un souci très vif du qu'en-
dira-t-on et du point d'honneur, pour elle et pour les
siens, n'y aura-t-il pas là de quoi achever de détruire, aux
yeux de tout homme sensé, l'inepte légende de Sappho,
femme galante? Or, c'est cette preuve, que nous apporte
une des trouvailles que je mentionnais tout à l'heure, je
veux parler de l'odelette découverte à Oxyrhynchus par
Grenfell et Hunt.
Charaxos, l'un des frères de la poétesse, enrichi par le
négoce des vins, auquel, paraît -il, la noblesse de Mitylène
pouvait se livrer sans déroger, avait fait en Egypte, à
Naucratis, la connaissance d'une hétaire fameuse
qu'Hérodote appelle Rhodopis et d'autres textes Doricha1. Après
avoir acheté, puis affranchi, cette femme — de condition
servile, comme l'ordinaire de ses pareilles — il dilapida
pour elle la plus grande partie de son patrimoine. Cette
conduite lui valut, à son retour dans sa patrie, les amers
reproches de sa sœur ; mais ces reproches visaient-ils,
comme le croient Athénée et M. Alfred Croiset, la
prodigalité qui ruinait Charaxos, ou, comme l'affirme Madame
Dacier, l'indigne amour qui le déconsidérait ? Voilà ce qu'il
était intéressant d'éclaircir et c'est ce que l'odelette d'Oxy-
rhynchus a éclairci 2.
« 0 Cypris, et vous, Néréides, accordez-moi que mon
frère revienne ici sain et sauf et que s'accomplisse tout ce
qu'il désire dans son âme.
« S'il a pu pécher autrefois, que tout cela soit effacé ;
qu'il devienne une joie pour ses amis et une affliction pour

1. Hérodote, II, 35; Alhénée, XIII, 69; Ovide, Héroïdes, XV, 63; Suidas,
Aî'awîtoç, 'Iîx8[xwv.
2. Oxyrhynchtts papyri, 1 (1898), n° 8.
726 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO

ses ennemis, ou plutôt, d'ennemis, puissions-nous n'en avoir


jamais aucun !
« Qu'il s'applique à faire rendre à sa sœur tout l'honneur
qui lui revient, qu'il oublie entièrement les sombres
humiliations qui naguère l'attristèrent lui-même et déchirèrent
mon propre cœur,
« Lorsqu'il entendait les propos injurieux qui, au milieu
des festins des citoyens, le mordaient au vif de sa chair et,
à peine assoupis, s'élevaient bien vite à nouveau... ! »
Ce petit poème n'est pas seulement touchant par le
sentiment fraternel, si simplement, si doucement
affectueux jusque dans le reproche, qu'il exprime ; il nous fait
voir une Sappho inédite, imprévue pour beaucoup de
critiques qu'abuse le préjugé traditionnel: la grande dame
éprise de considération, blessée au cœur par la moindre
médisance qui peut effleurer le bon renom de quelqu'un
des siens. Si Sappho se montre à ce point sensible tout
ensemble à l'inconduite de son frère et à la réprobation
motivée par cette inconduite, comment admettre un
instant qu'elle n'ait pas été innocente des débordements
publics dont la comédie athénienne chargea sa mémoire?
Comment surtout admettre que ses contemporains, ses
concitoyens aient rangé parmi les courtisanes cette femme
de haute race, gardienne vigilante, jalouse, ombrageuse,
de l'honneur de sa famille?

II

De même que le fragment d'Oxyrhynchus nous a


renseignés sur la condition sociale de Sappho, les fragments de
Berlin vont nous permettre d'entrer un peu plus avant
dans l'intimité morale du petit cercle dont elle était le
centre et que la médisance n'a pas davantage épargné. Mais
pour comprendre cette apparition, unique dans l'histoire
grecque, il faut tâcher d'abord de la replacer dans son
milieu.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 727
La race éolienne, que des sœurs plus jeunes devaient
finir par éclipser et déposséder, fut du vme au vie siècle la
véritable initiatrice de la culture grecque dans les domaines
les plus divers. Dans la trinité des races helléniques, si
les Doriens incarnent la volonté et les Ioniens
l'intelligence, elle représente la sensibilité et la sensualité. Brillante
et bouillante, chevaleresque et inventive, elle a créé dans
l'art les formes les plus radieuses de la poésie, l'épopée et
le lyrisme individuel ; dans la vie, elle a dégagé la première
ce principe d'élégance aisée et de libre sociabilité, cette
« manière grecque «dont parle quelque part Ménandre.
Entre toutes les contrées de race éolienne, l'île de Lesbos,
par son heureuse situation, son climat privilégié, son
précoce développement économique, le tempérament ardent,
les goûts somptueux de sa noblesse batailleuse, avait mérité
de devenir le siège préféré des Muses. Il suffît de rappeler
que c'est de là, — du rivage où, suivant la légende, vint
s'échouer la lyre d'Orphée, — que la musique grecque,
avec Terpandre, a pris son essor.
Les femmes de la haute société n'étaient pas restées
étrangères à ce progrès. Sans se mêler à la vie des hommes
autrement que dans certaines solennités religieuses, elles
en avaient largement subi l'influence. Si les mœurs ne
leur accordaient pas les droits étendus des femmes de
Sparte et ne leur en imposaient pas l'étroite discipline, elles
ignoraient, d'autre part, la sévère réclusion de l'Ionie
voisine où la jeune fille, comme on l'a dit *, ne sortait de
la cage du harem maternel que pour entrer dans celle du
harem conjugal. Leur éducation était plus publique, plus
variée, les occasions de se voir et de se parler plus
nombreuses.
Quelques femmes, auxquelles leur veuvage ou des revers
de fortune créaient à la fois des loisirs et des devoirs, surent

1. Wilamowitz.
728 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
grouper autour d'elles — sous la forme, peut-être,
d'associations religieuses, — de petits essaims de jeunes filles,
dont elles firent leurs amies autant que leurs élèves. Elles
se plaisaient à leur communiquer, en même temps que des
connaissances poétiques et musicales, leur noble idéal et
leurs grâces affinées. Sappho ne fut pas la seule à
présider un cénacle de ce genre, une « maison des Muses »,
suivant sa propre expression ; le nom de deux de ses émules
nous est parvenu, et si Sappho dirige contre l'une d'elles
le reproche le plus cruel qui puisse atteindre une femme —
celui de ne pas savoir porter la toilette * — , peut-être ne
faut-il pas prendre à la lettre cette appréciation
désobligeante proférée contre une rivale qui était aussi une
concurrente.
Déjà Lacédémone avait connu des « patronages » pareils 2;
mais il semble que dans la Mitylène du vie siècle ils aient
pris un caractère mieux défini et exercé un rayonnement
plus large. Les jeunes filles réunies dans ces « hétéries »
appartenaient, en effet, les unes aux premières familles de
l'île, d'autres à des cités étrangères, Phocée, Milet, Colo-
phon, Salamine, quelques-unes même à des races barbares,
quoique déjà touchées par la civilisation grecque. On les
envoyait de loin à des éducatrices célèbres pour s'orner
l'esprit, apprendre les belles manières, l'art de se vêtir, de
se parer avec goût, un maintien élégant, une démarche
harmonieuse; la danse, le chant, le jeu de la lyre, la
poésie composaient le fond de l'instruction. Les fêtes
nombreuses et brillantes de la religion, les cérémonies du culte
d'Aphrodite et d'Adonis, les concours de beauté, l'étude
et l'exécution des chœurs de fiançailles, d'hyménée et de
deuil tenaient une large place dans le programme. On a
comparé ces ruches féminines tantôt à des couvents ou à
des pensionnats, tantôt à des conservatoires de musique et

1. Fr. 70 Bergk.
2. Plutarque, Lycnrgue, 18.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 729
de déclamation, tantôt même à des salons littéraires ou à
ces. cercles esthétiques de dames que la mode a fait éclore
depuis quelques années d'un côté et de l'autre de la Manche.
Il y avait évidemment un peu de tout cela, mais il y avait
surtout l'étroite et tendre intimité de jeunes filles de bonne
naissance entre elles et avec leurs dirigeantes.
Une matrone sèche et gourmée eût tôt fait de glacer les
tendances affectives innées dans la race et d'imprimer à la
règle de ces assemblées un caractère de pruderie claustrale.
Mais la Maintenon de ce Saint-Cyr mitylénien était une
petite femme brune, vive, de belle humeur et de franc
parler, tressaillant à toutes les émotions de la nature et du
cœur, malicieuse avec grâce, aimante avec fougue, de plus,
poétesse inspirée, musicienne accomplie et novatrice,
reflétant dans son âme et dans son langage tout le charme de
cette île enchanteresse où le ciel et la mer célèbrent un
mariage perpétuel. A l'égard de ses jeunes compagnes,
son attitude n'est pas celle d'un pédagogue, mais plutôt
d'une sœur aînée qui fait de cette vie commune trop brève
l'école indulgente de leur maturité, qui couve, avec une
sollicitude de tous les moments, l'éclosion de leurs
perfections corporelles et morales. L'ardeur dont elle célèbre
leurs progrès, la véhémence dont elle gourmande leur
paresse, quand les rosés de Piérie les laissent indifférentes !,
la douceur qu'elle trouve à communier avec elles dans toutes
ces réjouissances naïves que la religion grecque imprégnait
et sanctifiait de sa beauté, la blessure de son affection
lorsqu'elle ne rencontre pas dans un de ces jeunes cœurs
tout l'écho réclamé par le sien 2, le déchirement des
séparations ultimes, soit lorsque la mort prématurée fauche une
de ses aimées au passage, soit à l'heure inévitable où la
fleur, épanouie par ses soins, est cueillie par le fiancé

l.Fr. 68 Bergk.
2. Fr. 1 à Aphrodite.
1911. 47
730 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
conquérant et parfois transplantée vers de lointains rivages,
— tout cela forme la trame d'une existence
sentimentale, à la fois très simple et très riche, dont la pareille n'a
pu reparaître que pendant certains courts intermèdes de
la Renaissance italienne, et plutôt encore dans le rêve
que dans la réalité.
L'amitié de ces femmes d'élite s'exprimait avec d'autant
plus de ferveur et d'abandon qu'elle ne supportait pas la
concurrence de l'amour. On sait, d'ailleurs, que dans la
Grèce archaïque l'amour sentimental entre les sexes
apparaît aussi rarement dans la vie que dans la littérature.
L'esprit analytique des hommes d'alors semble avoir
considéré comme contradictoire la réunion, sur un même
objet, d'une affection vraiment élevée et d'un penchant
commun à l'homme et à la bête : la matérialité inhérente à l'un
semblait vicier irrémédiablement ce qu'il y avait dans
l'autre de noble, d'éducatif et de généreux. De là l'importance
prise par ces attachements, tantôt plus tendres, tantôt
plus héroïques, entre personnes du même sexe, mais d'âges
différents. Et si l'on s'étonne de rencontrer parfois dans la
poésie sapphique, à côté des sages conseils de l'amitié la
plus pondérée, l'invocation d'Aphrodite et d'Éros, des
paroles de feu et de fièvre, des orages et des tourments
tout pareils à ceux de l'amour, on n'a qu'à relire quelques
lettres de Madame de Sévigné à sa fille pour savoir
comment, sous notre doux ciel de France, loin des étés
embrasés et des parfums grisants de ces îles de la Grèce,

where burning Sappho love and sung *,


le sentiment maternel, logé dans une âme vive et prime-


sautière, peut présenter, lui aussi, tous les caractères d'une
idolâtrie jalouse et parler sans fausse honte le langage
coloré de la passion.

1. Byron, Don Juan, III, 86.


JPOUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 731
. Les esprits les plus judicieux, les mieux informés de
l'antiquité ne s'y sont pas trompés; ils n'ont vu dans
Sappho ni une précieuse ni une névrosée. Plutarque lisait
comme nous l'Hymne à Aphrodite et l'Ode à une amie ; il
en vante les paroles mêlées de flamme, interprètes
persuasives d'une affection exaltée, mais pure. Maxime de
Tyr résume l'impression que lui causait la lecture des
poésies de Sappho en comparant son cénacle à celui de
Socrate. Tous les critiques, il est vrai, n'étaient pas des
Plutarque et des Maxime de Tyr. A l'époque hellénistique et
romaine où, en même temps que s'élargissait le rôle social
de la femme, le type ordinaire de l'amour s'était modifié
et rapproché de ce qu'il est parmi nous, il est naturel qu'on
ait parfois cessé de comprendre ou qu'on ait mal compris
un langage imagé, expression du divorce qui, à une époque
plus ancienne, s'était opéré entre l'attirance des sexes et
l'attachement des âmes. De là des malentendus, des
controverses que l'antiquité a légués aux modernes et qui
tournent indéfiniment autour d'un petit nombre de textes
que chaque savant interprète à sa manière. Je n'ai ni le
temps ni l'envie de prolonger cette discussion épuisée, et
qui laisse d'ordinaire les opinions comme elle les a prises.
J'aime mieux, pour finir, interroger avec vous, sans parti
pris, deux des poèmes récemment découverts, et voir sous
quel aspect ils font paraître la vie sentimentale de Sappho
et de ses compagnes.

III

L'un de ces poèmes met sous nos yeux une scène de


confidence intime, le départ d'une des jeunes dirigées,
rappelée probablement dans sa famille, et qui évoque
avec son éducatrice les douces et mélancoliques images
de la vie commune trop tôt brisée.
« Sans mentir, il me prend envie de mourir lorsque je
732 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
pense comment elle me quitta en pleurant abondamment.
« Elle me disait : « Las, que me voilà malheureuse,
ma Psappha ! Combien je te quitte à regret ! »
« Et moi de lui répondre : « Pars en joie et garde mon
souvenir. Tu sais de quels soins je t'ai entourée,
« Ou, si tu l'as oublié, laisse-moi te le rappeler, laisse-
moi te redire toutes les heures charmantes que nous
avons vécues ensemble,
« Toutes les couronnes de violettes et de rôses et de
lis dont tu te parais à mes côtés,
« Tous les colliers de fleurs printanières que tu nouais
autour de ta gorge délicate,
« Tous les flots de ce parfum royal, le brenthiunv1,
que tu versais sur ta jeune poitrine... »
Voilà donc sous quelles couleurs, quand elle se
remémore à grands traits un passé à peine évanoui, Sappho se
représente la « gaie science », la « vie nouvelle » de ses
amies et la sienne propre. Je n'aperçois pas même une
tresse de cheveux dénouée ^ pas même une coupe de vin
vieux vidée ensemble. Des fleurs et encore des fleurs, des
parfums et encore des parfums, enfin quelques douces
larmes : c'est à quoi se réduit la bacchanale des
prétendues Ménades de Lesbos. Pour trouver une souillure
dans cette poésie, il faut commencer par l'y mettre.
Lisons maintenant le second poème. Il s'agit encore
d'une jeune fille partie pour l'étranger, cette fois sans
doute pour se marier. Sappho, s'adressant à une amie
commune, Atthis, qui devait la « trahir » pour Andromède, —
comme on dit d'un élève qu'il fait une infidélité à son
professeur, — se représente en ces termes la douleur de
l'exilée qui soupire après ses compagnes perdues :
« Souvent de Sardes, sa patrie, sa pensée se reporte
vers nous,
1. Sorte de sclarée ou de nard, qui entrait dans la composition d'un
parfum adopté par les rois de Lydie.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 733

« Vers la vie que nous vécûmes ensemble. Tu sais


qu'Arignota [c'est, semble-t-il, le nom de l'absente) te
regardait comme une déesse ; ta chanson la charmait plus
que tout autre chant.
« Maintenant elle brille parmi les femmes de Lydie,
telle qu'on voit, après que le soleil s'est couché, la lune
aux doigts de rosé,
« Dominant toutes les étoiles, verser sa clarté sur la mer
salée et sur les champs tout fleuris.
« Alors se répand la belle rosée, alors s'épanouissent
les rosés et l'aneth délicat et le mélilot florissant.
« Cependant elle va et vient, inquiète, et songe à
l'aimable Atthis. Une langueur ronge son esprit délié, le
chagrin mord son cœur *.
« D'une voix aiguë, elle crie vers nous pour nous appeler
auprès d'elle, et la nuit nous apporte à travers les mers
l'écho de sa plainte incomprise... »
Tout le monde a goûté le charme de ces vers proprement
intraduisibles, la tendresse de ce paysage lunaire, digne
du pinceau d'un Ménard ou d'un Le Sidaner. Ils nous
rappellent que dans certaines mythologies antiques Éos et
Séléné étaient sœurs 2, et l'on pardonne volontiers à
,
Sappho, entraînée comme Ophélie par le courant fleuri de
son rêve, d'avoir perdu de vue le rivage, je veux dire le
premier terme de sa comparaison.
Mais le sentiment moral ici n'est pas moins exquis que
le sentiment de la nature.
Encore aujourd'hui nous croyons entendre monter l'écho
de la plainte mystérieuse, cette plainte de l'exilée où
soupire tout un passé de joies naïves et d'irréprochables
émotions. Car ce qui charme l'amie dans l'amie, c'est la
grâce majestueuse de sa démarche comparable à celle
d'une déesse, c'est la douceur de sa voix et l'harmonie de

1. Texte et sens douteux.


2. G. Husing, Krsaaspa im Schlangenleibe (Leipzig, 1911), p. 50.
734 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
son chant, c'est la finesse de son esprit ou, comme dans
l'ode traduite par Catulle, la grâce pénétrante de son
sourire, c'est cela et rien autre chose : dans ce fleuve de délices
il n'entre pas une goutte de volupté.

Vous le voyez, les morts parlent, et ils parlent éloquem-


ment. A l'épreuve des découvertes nouvelles, la figure de
celle que les anciens appelaient la poétesse par excellence,
comme ils appelaient Homère le poète, gagne à la fois en
précision et en pureté. Nous pouvons affirmer désormais,
avec un peu plus d'assurance que nos devanciers, que si
elle ne fut ni une sainte ni surtout une prude, si elle aima,
à la manière grecque, de toute son âme, c'est-à-dire avec
ses sens épris de beauté comme avec sa tendresse assoiffée
d'affection, du moins, lorsqu'elle s'efforçait d'instruire
&ës jeunes compagnes, de les rapprocher de son cœur, de
les modeler sur son image, ce n'étaient point des
courtisanes qu'une courtisane s'ingéniait à former, mais de
vraies femmes, comprenant comme elle tous les devoirs,
savourant comme elle toutes les délicatesses de la vie.
Comptes rendus, novembre 1 9 1 1 .

LÉOPOLD DELISLE
1826-1910

Ph«tot]rpi< Berlhnud, Pari».

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