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Reinach Théodore. Pour mieux connaître Sappho. In: Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres, 55ᵉ année, N. 9, 1911. pp. 718-734;
doi : https://doi.org/10.3406/crai.1911.72931
https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1911_num_55_9_72931
PAR
M. Théodore REINAGH
MEMBRE DE ^ACADEMIE
1. Hérodote, II, 35; Alhénée, XIII, 69; Ovide, Héroïdes, XV, 63; Suidas,
Aî'awîtoç, 'Iîx8[xwv.
2. Oxyrhynchtts papyri, 1 (1898), n° 8.
726 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
II
1. Wilamowitz.
728 POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO
grouper autour d'elles — sous la forme, peut-être,
d'associations religieuses, — de petits essaims de jeunes filles,
dont elles firent leurs amies autant que leurs élèves. Elles
se plaisaient à leur communiquer, en même temps que des
connaissances poétiques et musicales, leur noble idéal et
leurs grâces affinées. Sappho ne fut pas la seule à
présider un cénacle de ce genre, une « maison des Muses »,
suivant sa propre expression ; le nom de deux de ses émules
nous est parvenu, et si Sappho dirige contre l'une d'elles
le reproche le plus cruel qui puisse atteindre une femme —
celui de ne pas savoir porter la toilette * — , peut-être ne
faut-il pas prendre à la lettre cette appréciation
désobligeante proférée contre une rivale qui était aussi une
concurrente.
Déjà Lacédémone avait connu des « patronages » pareils 2;
mais il semble que dans la Mitylène du vie siècle ils aient
pris un caractère mieux défini et exercé un rayonnement
plus large. Les jeunes filles réunies dans ces « hétéries »
appartenaient, en effet, les unes aux premières familles de
l'île, d'autres à des cités étrangères, Phocée, Milet, Colo-
phon, Salamine, quelques-unes même à des races barbares,
quoique déjà touchées par la civilisation grecque. On les
envoyait de loin à des éducatrices célèbres pour s'orner
l'esprit, apprendre les belles manières, l'art de se vêtir, de
se parer avec goût, un maintien élégant, une démarche
harmonieuse; la danse, le chant, le jeu de la lyre, la
poésie composaient le fond de l'instruction. Les fêtes
nombreuses et brillantes de la religion, les cérémonies du culte
d'Aphrodite et d'Adonis, les concours de beauté, l'étude
et l'exécution des chœurs de fiançailles, d'hyménée et de
deuil tenaient une large place dans le programme. On a
comparé ces ruches féminines tantôt à des couvents ou à
des pensionnats, tantôt à des conservatoires de musique et
1. Fr. 70 Bergk.
2. Plutarque, Lycnrgue, 18.
POUR MIEUX CONNAÎTRE SAPPHO 729
de déclamation, tantôt même à des salons littéraires ou à
ces. cercles esthétiques de dames que la mode a fait éclore
depuis quelques années d'un côté et de l'autre de la Manche.
Il y avait évidemment un peu de tout cela, mais il y avait
surtout l'étroite et tendre intimité de jeunes filles de bonne
naissance entre elles et avec leurs dirigeantes.
Une matrone sèche et gourmée eût tôt fait de glacer les
tendances affectives innées dans la race et d'imprimer à la
règle de ces assemblées un caractère de pruderie claustrale.
Mais la Maintenon de ce Saint-Cyr mitylénien était une
petite femme brune, vive, de belle humeur et de franc
parler, tressaillant à toutes les émotions de la nature et du
cœur, malicieuse avec grâce, aimante avec fougue, de plus,
poétesse inspirée, musicienne accomplie et novatrice,
reflétant dans son âme et dans son langage tout le charme de
cette île enchanteresse où le ciel et la mer célèbrent un
mariage perpétuel. A l'égard de ses jeunes compagnes,
son attitude n'est pas celle d'un pédagogue, mais plutôt
d'une sœur aînée qui fait de cette vie commune trop brève
l'école indulgente de leur maturité, qui couve, avec une
sollicitude de tous les moments, l'éclosion de leurs
perfections corporelles et morales. L'ardeur dont elle célèbre
leurs progrès, la véhémence dont elle gourmande leur
paresse, quand les rosés de Piérie les laissent indifférentes !,
la douceur qu'elle trouve à communier avec elles dans toutes
ces réjouissances naïves que la religion grecque imprégnait
et sanctifiait de sa beauté, la blessure de son affection
lorsqu'elle ne rencontre pas dans un de ces jeunes cœurs
tout l'écho réclamé par le sien 2, le déchirement des
séparations ultimes, soit lorsque la mort prématurée fauche une
de ses aimées au passage, soit à l'heure inévitable où la
fleur, épanouie par ses soins, est cueillie par le fiancé
l.Fr. 68 Bergk.
2. Fr. 1 à Aphrodite.
1911. 47
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conquérant et parfois transplantée vers de lointains rivages,
— tout cela forme la trame d'une existence
sentimentale, à la fois très simple et très riche, dont la pareille n'a
pu reparaître que pendant certains courts intermèdes de
la Renaissance italienne, et plutôt encore dans le rêve
que dans la réalité.
L'amitié de ces femmes d'élite s'exprimait avec d'autant
plus de ferveur et d'abandon qu'elle ne supportait pas la
concurrence de l'amour. On sait, d'ailleurs, que dans la
Grèce archaïque l'amour sentimental entre les sexes
apparaît aussi rarement dans la vie que dans la littérature.
L'esprit analytique des hommes d'alors semble avoir
considéré comme contradictoire la réunion, sur un même
objet, d'une affection vraiment élevée et d'un penchant
commun à l'homme et à la bête : la matérialité inhérente à l'un
semblait vicier irrémédiablement ce qu'il y avait dans
l'autre de noble, d'éducatif et de généreux. De là l'importance
prise par ces attachements, tantôt plus tendres, tantôt
plus héroïques, entre personnes du même sexe, mais d'âges
différents. Et si l'on s'étonne de rencontrer parfois dans la
poésie sapphique, à côté des sages conseils de l'amitié la
plus pondérée, l'invocation d'Aphrodite et d'Éros, des
paroles de feu et de fièvre, des orages et des tourments
tout pareils à ceux de l'amour, on n'a qu'à relire quelques
lettres de Madame de Sévigné à sa fille pour savoir
comment, sous notre doux ciel de France, loin des étés
embrasés et des parfums grisants de ces îles de la Grèce,
III
LÉOPOLD DELISLE
1826-1910