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LE MOYEN-AGE

Les théoriciens chrétiens mettent la musique, science et objet de spéculation au service de la glorification de Dieu.

I. La musique au service de la liturgie


· En 313, l’Édit de Milan officialise la religion chrétienne : la liturgie élaborée dans la clandestinité peut se déployer
au grand jour. La musique fait partie intégrante de la liturgie : la célébration du culte au sein des premières
communautés chrétiennes reposait sur le chant des Psaumes et des Hymnes, la psalmodie, qui transpose le vers
parlé en phrase mélodique précises. L’exécution des chants était de deux types : soit antiphonée quand l’assemblée
est partagée en deux chœurs qui se répondent, soit responsoriale quand le chœur entier répond à un soliste. Les
instruments, trop directement liés aux cultes païens et à la vie profane sont bannis du service religieux.

· Boèce (480-524), lettré, mathématicien, philosophe, musicien, consul fut à l’origine d’une conception de la
musique qui fit autorité jusqu’au XVème siècle. Dans son traité De Institutione Musicae, il fait de la musique un pur
objet de spéculation : science des nombres, science des proportions, elle est pensée en rapport avec l’harmonie
universelle, conséquence de l’amour de Dieu. La musique joue un rôle essentiel dans la vision du monde par Boèce
: elle aide l’homme à s’élever, à se rapprocher de la vérité, à recréer son unité intérieure loin de l’agitation et de
l’instabilité du monde. Son efficacité est d’autant plus assurée que, pour les théoriciens du Moyen-Age, l’ouïe est
supérieure à la vue : c’est en effet par l’oreille que la science et l’émotion pénètrent à la fois l’âme et l’esprit. La
musique est encore conçue comme instrument de formation spirituelle. Grâce à sa perfection, l’harmonie des sons
associée au texte des Écritures est la plus apte à transmettre le sens éternel du Verbe et à atteindre Dieu.

· La rapide extension du christianisme a multiplié les liturgies (romaine, milanaise dite ambrosienne, espagnole ou
mozarabe, gallicane, anglo-irlandaise, byzantine, syrienne, copte...) et donc les différentes façons de chanter. Dans
un souci d’unité, le pape Grégoire Ier à la fin du VIème s. réforma la liturgie romaine en classant, simplifiant,
clarifiant les mélodies, éliminant ce qui détournait de Dieu et imposa un répertoire en une manière de chanter (fixée
par la Schola Cantorum, école de chantres à Rome). Les carolingiens contribuèrent à la diffusion de cette réforme
pour assurer l’unité chrétienne du royaume. La musique a pour fonction d’inciter au recueillement. Elle doit
orienter le fidèle vers la paix intérieure, la sérénité, la certitude d’une transcendance. Elle est du reste conforme à la
conception médiévale du Temps : le Temps n’appartient qu’à Dieu et ne peut être mesuré. La musique doit faire
saisir ce Temps étiré pour l’éternité, d’où un chant qui s’adapte rigoureusement au texte des Écritures.

· Les premières notations musicales (manuscrits du IXème s.) permettent de reconstituer le chant liturgique
“grégorien” : une monodie calquée sur les accents toniques de la langue latine, rythme et mélodie étant ainsi
indissolublement liés, et s’inscrivant dans le cadre d’un mode. La ligne musicale comporte trois parties distinctes :
la tête, qui donne l’impulsion à la mélodie, un développement central, et une chute finale. Les modes comportent
deux notes polaires, autour desquelles s’organisent les autres notes : la note finale (tonique), et la note centrale
(teneure ou dominante). Chacun des quatre modes (ré, mi, fa, sol) se présente de deux façons différentes selon que
l’équilibre s’opère autour de la finale (mode authente) ou de la teneure (mode plagal).

· Alcuin, conseiller de Charlemagne, organise l’enchaînement des différentes parties de la messe qui comprend
l’ordinaire (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Benedictus, Agnus Dei), sorte de noyau fixe autour duquel s’organise le
Propre (Introït, Graduel, Alléluia, Offertoire, Communion), ensemble de moments qui suivent l’histoire de la vie du
Christ.

II. La musique se libère de la contrainte liturgique


· S’il est vrai que le chant liturgique se voulait toujours au service du texte, des vocalises étaient toutefois admises à
la fin de l’Alléluia, ce que Saint Augustin appelait jubilus (chant joyeux). Avec le jubilus, la musique échappe à
l’emprise du mot. Le chant s’étire dans l’ivresse de l’amour divin et s’accommode de plus en plus mal de
l’étroitesse formaliste de la liturgie grégorienne. Dans leur irrésistible amplification mélodique et sonore, les
vocalises donnent à la musique sa dynamique et sa liberté d’invention. Mais, les vocalises se compliquant, les
chantres durent les noter par écrit : soit à l’aide d’un texte sous les vocalises pour permettre de les exécuter plus
facilement, soit à l’aide des neumes, signes graphiques s’inspirant de ceux de la prosodie grecque et reposant sur
l’analogie entre impressions visuelles et auditives, qui indiquaient la ligne générale de la mélodie. L’imperfection
de ce système de notation témoigne de l’étendue des connaissances musicales des chantres : quelques repères leur
suffisaient. Mais, très vite, la notation évolua. Le passage de l’oral à l’écrit est à l’origine de transformations
radicales de la musique et des conceptions musicales. Le signe écrit, qui fixe et conserve, a contribué à donner sa
spécificité à la musique occidentale : une aptitude à se transformer, à inventer de nouveaux matériaux, de nouvelles
formes, de nouvelles combinaisons sonores. Grâce à l’écriture, qui soulage la mémoire et permet le développement
de l’esprit d’abstraction, une spéculation purement musicale est devenue possible.

· Dés le IXème s., des tropes apparaissent dans la liturgie de la messe puis dans celle des offices à cause de l’exigence
musicale et métaphysique du jubilus ainsi que de la quête du sens et du goût pour les gloses sur les textes. Les
tropes sont des ornements musicaux, des vocalises débordant l’univers sémantique du mot et devenant des
mélismes vacants qui à leur tour, vont fixer de nouvelles bribes de texte. Les tropes (développées dans des ateliers
comme St Martial ou St Gall) témoignent à la fois d’une spiritualité profondément vécue et d’une exigence de
liberté face aux contraintes de la liturgie grégorienne.

· Le théâtre médiéval, né de la liturgie et de l’invention mélodique des tropes : dialogues chantés, bientôt doublés par
une action dramatique, (Xème s., Visitatio Sepulcri : les trois Marie découvrant le tombeau de Jésus, XI ème s., Jeu du
temps de Noël : dialogue des bergers) se dégage peu à peu de la liturgie et sort de l’église (XIII ème s., Jeu de Daniel)
donnant naissance aux mystères qui contribuèrent au développement d’une musique sacrée non liturgique. Le libre
chant d’adoration ouvrait sur une interprétation plus individuelle des textes sacrés ; la musique n’était plus conçue
seulement comme instrument liturgique.

· La lyrique profane, elle aussi suscitée par les tropes (Tropar en langue d’oc = trouver une idée, inventer, composer
des tropes) est celle des troubadours, puis des trouvères (Nord) et des Minnesänger (All.). Guillaume IX
d’Aquitaine est le premier représentant de cette culture chevaleresque propre à la société féodale des XII ème et
XIIIème s., caractérisée par l’amour courtois : une mystique profane à l’image de l’amour sacré, entraînant chez
l’amant (le Chevalier à sa Dame) des attitudes semblables aux attitudes religieuses. Le cœur de l’amant transfiguré
par l’amour parvient à une joie purement spirituelle. La fonction et l’éthique que l’Église attribuait au chant est
étendu à la langue vulgaire et aux sujets profanes. Cette lyrique profane apparaît comme la dernière manifestation
spontanée de la monodie.

III. La conquête du temps musical


· L’exécution des vocalises à plusieurs voix modifie la sensibilité acoustique et aboutit à une polyphonie d’abord
improvisée. Le traité De Musica Enchiriadis décrit une nouvelle forme de trope verticale, l’organum, où une voix
organale se déroule parallèlement à la vox principalis ou cantus, voix supérieure préexistante à l’octave, la quinte
ou la quarte (seules consonances admises).

· La polyphonie ne va cesser de progresser : du Xème au XIIème s., on envisage le croisement des voix : l’organum
n’est plus astreint au mouvement parallèle. Tandis que la voix principale conserve la mélodie (teneure), la voix
organale acquiert une certaine indépendance, développe des vocalises et passe au dessus du cantus : on l’appelle
discantus, c’est-à-dire déchant ou contre-chant. Cette nouvelle dynamique polyphonique commence à déborder de
la liturgie et à se développer aux moments creux de la messe ; ainsi naît le conduit dont le contenu est religieux
mais non liturgique et qui utilise une mélodie étrangère au répertoire grégorien. On peut désormais inventer des
mélodies originales.

· A la fin du XIIIème s., la révolution urbaine entraîne un déplacement des centres de savoir et d’études : ils quittent
les monastères pour les cités (développement de la pensée Scolastique et fondations des universités : Paris en
1215). L’école de chant de la cathédrale de Paris contribua à la mutation de la pensée musicale en introduisant un
principe d’organisation rythmique au sein de l’écriture polyphonique : Léonin est le premier à mesurer la durée des
valeurs de la teneure pour que le contrepoint note contre note soit rigoureux, puis Pérotin généralise l’utilisation des
six modes rythmiques et organise rythmiquement les voix (lent pour la teneure, plus rapide pour la deuxième,
encore plus rapide pour la troisième). Le temps mesuré, instaurant un nouvel ordre qui fractionne l’unité du
discours imposée par la liturgie grégorienne, contesté par l’Église (le temps n’appartient qu’à Dieu) est
contemporaine du triomphe du temps des marchands sur le temps de l’Église, triomphe matérialisé par le beffroi et
son horloge, qui concurrence le clocher à l’intérieur de l’espace urbain.

· Au XIIIème s., le motet, issu de l’organum et du conduit, s’affirme comme le nouveau genre polyphonique : un
champs d’expérience et d’innovations. C’est une pièce vocale, constituée par une superposition de plusieurs
mélodies rythmiquement et textuellement différentes (la voix supérieure est mélismatique, les textes des différentes
voix commentent celui de la voix liturgique). Né au sein de l’Église, le motet, de plus en plus complexe, devint un
modèle de compositions profanes très prisées des nouvelles élites urbaines. L’organisation des différentes voix du
motet correspond bien aux principes de la nouvelle façon de penser, la scolastique : clarification, division,
argumentation contraire. Les trois moments du raisonnement scolastique se retrouvent superposés dans la
construction d’un motet. Paradoxalement la rigueur de la pensée scolastique a rendu possible la libération de la
musique par rapport aux contraintes de la liturgie. Avec la nouvelle polyphonie apparaît un matériau purement
musical, organisé selon de nouvelles exigences de clarté, de division et de construction. La superposition de
mélodies différentes, de rythmes bien individualisés, de textes multiples et l’apparition des répétitions destinées à
souligner les articulations de l’œuvre marquent l’émergence de l’idée musicale : seule la combinaison de divers
éléments rend la “composition” possible.

IV. L’Ars Nova du XIVème siècle


· C’est dans un contexte où le pouvoir politique (le système féodal est affaibli par des guerres interminables : guerre
de 100 ans), l’Église (de plus en plus discréditée : Papes d’Avignon), tous les domaines de l’activité humaine sont
en profondes mutations, où la peste noire de 1348 frappe les sensibilités, que se développent les cours royales et
princières, plus riches et plus ouvertes aux idées nouvelles. L’artiste, au sens moderne du terme, apparaît au
moment où les clercs perdent leur domination sur la mesure du temps, où l’argent devient une valeur d’échange et
où les chevaliers ne composent plus eux-mêmes des oeuvres qui idéalisent leur genre de vie.

· Ars Nova, traité écrit en 1321 par Philippe de Vitry (1291-1361), finit par désigner la nouvelle façon de concevoir
et d’écrire la musique. Il généralise des principes d’écriture, apparus au XIIIème s., mais encore non théorisés,
notamment un système cohérent d’organisation des rythmes ouvrant la voie à la division binaire, le mode imparfait,
alors que l’ancienne division rythmique était ternaire, le mode parfait, car à l’image de la Trinité. La symbolique
ternaire s’efface devant des préoccupations musicales de cohérence interne de l’œuvre : la division binaire facilitait
les combinaisons et l’enchevêtrement des voix.

· Guillaume de Machaut (1300-1377) illustra la nouvelle musique du XIVème s., et contribua à la synthèse de la
culture profane et de la culture sacrée. Fidèle à la musique spéculative et métaphysique dont il hérita, il développa
les nouvelles fonctions profanes de la musique, n’inventant aucune forme nouvelle, mais portant à leur perfection la
lyrique profane, le motet ou la messe (poèmes, ballades, rondeaux, virelais, lais, motets profanes et religieux,
Messe de Nostre-Dame). Le premier, il affirma que la musique a le pouvoir de transformer le monde, par delà celui
d’en dévoiler la perfection voulue par Dieu. Tout en prenant conscience des facultés propres de l’artiste, il ne
renonça pas à la fascination pour les mathématiques et s’amusa d’ailleurs à multiplier les difficultés d’écriture,
donnant toute sa dimension abstraite à la composition, notamment avec l’isorythmie. Tandis que la mélodie
grégorienne n’était alors mesurée que par la respiration du cantor (ce que désigne le terme de color), il imagina des
séries rythmiques abstraites (talea) dans lesquelles se coulait la mélodie. Il utilisa aussi la technique des syncopes,
des hoquets (qui disloquent le discours), de l’imitation pour créer des relations organiques à l’intérieur du discours
musical. Pour rehausser l’expressivité, il s’affranchit des vieux modes grégorien et eut recours aux intervalles de
tierce et de sixte.

· Les relations organiques entre les différentes voix ont contribué à développer le sens harmonique, on commence à
percevoir verticalement ; la notion d’accord émerge même si elle n’est encore pensée que sous la forme
d’intervalles. Les compositeurs utilisent les altérations pour éviter les intervalles perçus comme dissonants (triton :
diabolus in musica) et étendent les notes disponibles au total chromatique. Des cadences ont été établies, fondées
sur des rapports hiérarchiques entre les degrés de la gamme, ce qui crée une dynamique interne au sein du discours
musical et est à l’origine du langage harmonique. L’expansion du matériau musical, l’évolution de l’écriture
constituèrent désormais le principe vital et la raison d’être de la musique. Un accompagnement instrumental servit
à renforcer l’identité de chaque voix par une diversification des timbres.
· En Italie, les recherches sont différentes, on s’oriente vers l’improvisation mélodique. Une organisation nouvelle
des voix émerge : la dépendance des voix inférieures à la voix supérieure. Une rythmique plus souple et plus
simple, des lignes mélodiques plus unifiées, une texture globale plus équilibrée témoignent d’une conception
nouvelle de l’écriture, qui s’éloigne de la mystique médiévale, éprise d’abstraction, pour appréhender l’homme
dans son présent immédiat. L’Italie inventa trois genres, caractérisés par la verve mélodique et la clarté de
l’harmonie, qui sont à l’origine des développements ultérieurs de la musique : le Madrigal, nom dérivé de
matricale, c’est-à-dire écrit en langue maternelle, formé de deux ou trois strophes suivies d’une ritournelle ; la
Caccia, chanson de chasse, composée en canon pour les deux voix supérieures, avec un ténor plus calme sans texte
obligé (ce peut être un instrument) ; et la Ballata, chanson à danser, pour deux voix et instrument. Dans ces cours
italiennes s’élaborait une musique qui n’était plus conçue pour l’édification des fidèles mais pour le plaisir de ceux
qui la pratiquaient. Elle n’était toutefois pas encore destinée à un vaste public ; si elle n’était plus signe de
reconnaissance d’une élite politico-sociale, elle devenait le creuset d’une élite de la culture, qui substituait le point
de vue de l’homme à celui de Dieu.

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