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La musique est un art du temps. Elle est un équilibre entre des événements sonores (timbre, hauteur,
harmonie) et leur placement réfléchi et inspiré dans le temps (rythme, tempo). Ces événements sonores
peuvent être observés tant au premier degré (note, thème, motif) que plus largement: structure d’un
mouvement ou d’une œuvre entière. La notion de temps en musique peut se décliner sous plusieurs
aspects:
c) Temps musical de l'interprète: problème du choix du tempo, de l'interprétation? y a-t-il un tempo idéal?
d) Temps de l'auditeur: comment perçoit-il la musique? Quels rôles jouent sa mémoire et sa connaissance
des structures musicales ? en quoi son état psychologique modifie-t-il sa perception du temps ?
B) Le rôle de la mémoire
La mémoire joue un rôle essentiel dans les mécanismes de l’écoute et de la compréhension de la musique.
On peut distinguer trois mémoires:
«La première mesure d’un mouvement de symphonie de type classique est perçu seulement quand on a
entendu aussi la dernière, qui justifie la première mesure ". On a alors "l’illusion de la suspension
temporelle, c’est-à-dire l’illusion que certains mouvements de symphonie ... ne durent pas sept ou
quinze minutes, mais – si bien exécutés – un seul instant", Théodore Adorno, Philosophie de la
Nouvelle musique
L’absence de mesure, de pulsation et de temps mesuré fait qu’il symbolise l’éternité de Dieu.
Lors de l’apparition de la musique mesurée au XIIe siècle (en même temps que l’invention de la
polyphonie), les conservateurs (qui s’opposaient à l’utilisation de mélodies grégoriennes dans la
polyphonie naissante déclaraient que mesurer la musique signifiait la quantifier et la marchander (à
l’image des marchands dans le temple de Dieu), ainsi que son contenu religieux. Le répertoire du plain-
chant (ou chant grégorien) était tout le contraire: uniquement mesuré sur le texte et détaché de toute
contrainte rythmique rationnelle, il symbolisait l’éternité de Dieu. C’étaient ce Dieu et ce temps éternel
que Saint Augustin (354-430) louait dans ses Confessions. D’après lui, Dieu a créé toutes les créatures y
compris le temps, il n’y a donc pas d’avant le temps, ni d’avant le ciel et la terre. Le monde et sa
création baignent dans une «éternité permanente».
a) Les modes rythmiques au XIIIe siècle: Pour faire évoluer deux voix ensemble, il fallait inventer un
système rationnel de mesure, un point de repère fixe et régulier qui sert de référence aux deux voix: la
pulsation était née (XIIe siècle). Au XIIIe siècle, la systématisation de la pulsation est telle qu’on
utilise des modes rythmiques:
Dans le motet J’ai trové qui me veut amer du XIIIe siècle, un mode rythmique est
principalement utilisé dans la voix de teneur qui est basée sur une mélodie grégorienne empruntée, ici la
mélodie In saeculum:
b) L’ars nova et ses complications rythmiques: Ars nova (par opposition à Ars antiqua qui caractérise la
musique du XIIIe siècle) veut dire science nouvelle et s’applique à la musique du XIVe siècle. A cette
époque une des préférences les plus raffinées des compositeurs était d’utiliser des rythmes des plus
complexes. On observe à cette époque l’utilisation de l’écriture isorythmique littéralement = même
rythme. Il s’agit en quelque sorte de l’élongation du principe des modes rythmiques de l’ars antiqua:
une phrase rythmique plus ou moins longue est enchaînée bout à bout en boucle à la voix de teneur.
Cette phrase rythmique se présente sur des notes d’une mélodie (empruntée au répertoire grégorien,
souvent) qui n’a pas forcément la même longueur que la phrase rythmique: d’où l’apparition de
décalages entre la mélodie et la phrase rythmique. L’écriture isorythmique est une manière très
abstraite et intellectuelle d’aborder la musique, elle illustre à un degré élevé la systématisation jusqu’à
l’excès du rythme mesuré, du rythme «pour le rythme».
A la Renaissance, c’est à dire à partir du XVIe siècle pour ce qui concerne la musique, la
musique n’est plus considérée comme une science mais comme un art au sens moderne du mot. Les
complexités rythmiques sont abandonnées au profit de rythmes simples, facilement décelables à
l'oreille. Cette évolution du rythme s’accompagne de nouveautés dans l’harmonie, l’apparition de la
3ce (donc de l’accord parfait) principalement, voir les œuvres de Josquin Desprès (v.1440 - 1521) ou
de Palestrina (v.1525 - 1594).
Exemple: 1er mouvement de la sonate en do majeur de Mozart K.545. Cette pièce de forme sonate fait
évoluer une structure en trois parties: exposition, développement et réexposition. Ce sont
les deux thèmes principaux (énoncés lors de l’exposition) et leur jeu de répétition, mais
aussi les repères harmoniques clairs et fermes (début dans le ton de la tonique, fin de
l’exposition dans le ton de la dominante, nombreuses modulations dans le développement,
et fin de la pièce à nouveau dans le ton de la tonique) qui donnent à ce mouvement son
caractère temporel linéaire, classique et humain. Humain car le schéma introduction -
milieu - conclusion nous renvoie au déroulement de notre propre vie: jeunesse – âge moyen
– mort.
A) La perte des points de repère traditionnels: L’école de Vienne: Arnold Schönberg (1874-1951)
* On assiste, vers la fin du XIXe dans les pays germaniques à une surenchère expressionniste de
l’expression romantique caractérisée principalement par:
* Une perte progressive du sentiment tonal par un chromatisme excessif (voir le Prélude de
l’opéra Tristan et Iseult de Richard Wagner (1813-1883).
* Des modulations incessantes à des tons très éloignés (symphonies de Gustav Mahler (1860-
1911), Klavierstücke de Johannes Brahms (1833-1897) affaiblissant une sensation tonale
stable.
* Le monde musical germanique est donc confronté à l’épuisement de la musique romantique. Il faut
absolument trouver d’autres voies pour régénérer cet art, sinon voué à la caricature de lui-même.
Certains explorent les limites de la tonalité (Scriabine (russe 1872-1915)), d’autres décident de faire
table rase du passé:
* Les compositeurs Arnold Schönberg (1874-1951), autodidacte, compositeur central dans ce qu’on
appelle la «seconde école de Vienne» dont faisaient aussi partie Anton Webern (1883-1945) et Alban
Berg (1885-1935), la «première» école de Vienne étant constituée des classiques Mozart, Haydn et
Beethoven.
* Schönberg, après constat de l'épuisement du système tonal, mit fin à ce système pour en construire un
autre, bâti de toutes pièces, fondé sur l’atonalité absolue. Il n’y a plus de degrés, de dominante, de
tonique, de modulations, etc... toutes les notes sont considérées à égalité, hors de toute échelle.
* Par conséquent la perte des points de repère traditionnels que sont la tonalité, le thématisme et la
pulsation régulière amènent les œuvres du XXe à se confronter à un nouveau rapport au temps
musical. Le rapport au temps musical est profondément bouleversé: il est difficile, à l’écoute de
prédire ce qu’il va se passer, ou d’indiquer si la fin de la pièce est proche ou pas, etc...
«La pensée sérielle dérive d’une réaction totale contre la pensée classique, qui veut que la forme soit pratiquement une
chose préexistante, ainsi que la morphologie générale. Ici, il n’y a pas d’échelle préconçue, c’est-à-dire des structures
générales dans lesquelles s’insère une pensée particulière ; en revanche, la pensée du compositeur, utilisant une méthodologie
déterminée crée les objets dont elle a besoin et la forme nécessaire pour les organiser, chaque fois qu’elle doit s’exprimer. La
pensée tonale classique est fondée sur un univers défini par la gravitation et l’attraction ; la pensée sérielle sur un univers en
perpétuelle expansion», p. 297. P. Boulez, Relevés d’apprenti, Seuil, Paris 1966
Mots-cléfs:
Atonalité: Pratique de composition apparue au début du XXe dans laquelle on évite toute tonalité en
écartant les polarités et hiérarchies propres au langage tonal.
Dodécaphonisme: Technique de composition dans laquelle les 12 sons de la gamme sont traités à
égalité sans hiérarchie ni attraction entre eux.
a) Claude Debussy (1862-1918): Dans ses Préludes pour piano, Debussy capte un instant et le dégage
de toute perspective temporelle. Dans le temps Debussyste, la juxtaposition des idées musicales
implique un déni du sentiment de durée. Par ailleurs «le statisme et la phobie du développement
discursif ont trouvé dans le prélude la forme privilégiée» (Vladimir Jankélévitch, à propos des
Préludes de Debussy)
* C’est un véritable chef d’œuvre impressionniste. C’est un de ces préludes décrivant un objet
humain enlacé, plongé et soumis aux éléments naturels. Ces voiles révèlent la forme d’un vent
calme et doux qui, par essence, n’a pas de contours. Debussy a su rendre en musique l’immatérialité
de ce vent.
* Un motif parcourt toute la pièce (mesure 1 et 2). On peut le considérer comme un thème (car il est
clairement caractérisé et on l’entend à plusieurs reprises) mais ses répétitions ne provoquent pas un
sentiment de progression temporelle dans la mesure où il n’est pas développé ni varié.
* Gamme par ton (dès le motif du début, mais aussi dans les fusées de la dernière page). Cette gamme
est par définition une gamme sans point de repère dans laquelle aucune note n’est plus importante
qu’une autre. L’absence d’alternance de tons et de ½ tons provoque une absence de pôle tonal ou
modal
* Malgré cette absence de pôle tonal ou modal, Debussy donne une importance à une note
particulière: on observe une pédale de sib dans le grave du piano pendant toute la pièce. Accentuée
par le phénomène acoustique de résonance du piano (plus la note est grave, plus elle résonne), elle
provoque un halo sonore impressionniste, censé se rapprocher de l’image d’une voile flottant
lentement dans le brouillard.
Ces deux caractéristiques (gamme par ton, pédale résonnante de sib dans le grave) permettent à
Debussy d’évoquer de manière tout à fait poétique et impersonnelle (pas de sentiments humains ici)
un instant (donc hors du temps) où l’on observe des voiles flotter. Il y a une absence de progression
temporelle et un déni du sentiment de durée.
Ballet créé en 1913, dont l’accueil fut un scandale mémorable, Stravinsky raconte la façon dont
lui est venue l’idée du Sacre «Il avait eu soudain la vision d’un grand rite sacral païen, avec de
vieux sages assis en cercle observant la danse à mort d’une jeune fille qu’ils sacrifient pour leur
rendre propice le Dieu du printemps» (Guide de la musique pour orchestre, p.770).
* La question du temps musical dans cette œuvre ne se pose pas de la même manière que pour
Voiles de Debussy. Voulant rendre l’idée et l’atmosphère d’une nature grouillante et
fourmillante, Stravinsky utilise des combinaisons de rythmes extrêmement complexes entre
les instruments pour brouiller toute idée de pulsation.
* Dans cette même perspective, noter comme il déplace l’accent des accords répétés (Danse
des adolescentes à 3’20) pour le placer toujours de manière irrégulière.
C) Une approche très personnelle du temps en musique: Le quatuor pour la fin du temps d’Olivier
Messiaen
D’après: Gérard Moindrot, Education Musicale, Bac 2003 n°495-496 Septembre-Octobre 2002
Le terme quatuor désigne une œuvre pour 4 instruments. Le genre Quatuor à cordes, tel qu’il a été
établi à la fin du XVIIIe siècle par Haydn (1732-1809), concerne des pièces pour quatre instruments à
cordes (2 violons, un alto, un violoncelle), traités selon un principe d’égalité. De même que la
symphonie ou le concerto, le quatuor se présente le plus souvent en quatre mouvements: Allegro –
Andante – Menuet – Allegro.
Dans son quatuor pour la fin du temps, Messiaen se démarque du classicisme. La forme générale est en
huit mouvements qui obéissent à un programme inspiré par l’Apocalypse (partie finale de la bible qui
décrit le monde à la fin des temps, lorsqu’aura lieu le Jugement dernier au cours duquel les âmes seront
séparées selon le bilan de leur vie terrestre), et non aux structures habituelles.
Les circonstances de la composition du quatuor de Messiaen
La formation (violon, clarinette, violoncelle et piano), résulte des conditions particulières propres au
camp de détention où se trouvait le compositeur en 1940. Infirmier fait prisonnier à Görlitz en Silésie
(région aujourd’hui à cheval entre la Pologne, la république tchèque et l’Allemagne), il était jugé
suffisamment inoffensif pour que les allemands le laissent travailler et composer. Les conditions
difficiles de vie au camp lui provoquèrent les hallucinations colorées qu’il parvint à traduire
musicalement.
Œuvres marquantes
1941: Quatuor pour la fin du temps 1944: Vingt regards sur l’enfant Jésus (piano seul)
1956-58: Catalogue d’oiseaux (piano seul) 1964: Couleurs de la cité céleste (petit orchestre)
1983: St François d’Assise (Opéra)
A) Les modes
Messiaen utilise les intervalles de la musique tempérée, c’est à dire qu’il n’a quasiment jamais
utilisé les ¼ de tons). S’il va de soi que la musique de Messiaen n’est pas tonale, elle n’est pas
dodécaphonique ni sérielle non plus mais utilise des modes et des accords pour leur couleur
particulière (c’est l’influence de Debussy). Messiaen a inventé et/ou répertorié des modes dits à
transposition limitée au nombre de 7 appelés tels car ne pouvant être transposés qu’un nombre
limité de fois (au contraire du mode de do, le do majeur traditionnel pouvant être transposé sur les
12 ½ tons).
Mode 1: C’est la gamme par tons très utilisée par Debussy et par conséquent peu par Messiaen
Mode 2: Il alterne les tons et les demi-tons
Chaque mode génère des accords particuliers. A noter l’importance du triton dans tous les modes (3
tons à partir de la fondamentale, ici do-fa#)
B) Le rythme
Influencé par le Sacre du printemps de Stravinsky (pièce pour orchestre de 1914 dans laquelle
Stravinsky utilise des rythmes tout à fait nouveaux, irréguliers et chaotiques) mais aussi par le chant
grégorien duquel il tire l’idée de rythmes non mesurés ni pulsés, se définissant autour de valeurs
longues et brèves.
Les sources d’inspiration: sa foi religieuse, les chants d’oiseaux et les couleurs
A) Sa foi
De parents non croyants, Messiaen devient et restera un croyant sincère et absolu. Sa musique
est très fréquemment jalonnée de références bibliques.
Pour Messiaen, la nature est l’une des manifestations du visage de Dieu, et il considérait les
oiseaux comme des «messagers du ciel». Dans le Quatuor pour la fin du temps, Messiaen
utilise les chants d’oiseaux pour la première fois. Il systématisera leur utilisation à partir des
années 1950 (Catalogue d’oiseaux). Les oiseaux utilisant des intervalles plus petits que le demi
ton, Messiaen «triche» en agrandissant leur intervalles jusqu’au ½ ton
B) Les couleurs
Messiaen «voyait» les sons sous forme de couleurs bougeant et se mélangeant au fur et à
mesure du développement d ‘oeuvre
«Musicien, j’ai travaillé le rythme. Le rythme est, par essence, changement et division. Etudier
le changement et la division, c’est étudier le Temps. Le Temps - mesuré, relatif, psychologique - se
divise de mille manières, dont la plus immédiate pour nous est une perpétuelle conversion de l’avenir
en passé. Dans l’éternité, ces choses n’existeront plus. Que de problèmes ! Ces problèmes, je les ai
posés dans mon Quatuor pour la fin du temps. Mais à vrai dire, ils ont orienté toutes mes recherches
sonores et rythmiques depuis une quarantaine d’années» O.Messiaen
Rajoutons enfin qu’en dehors du rythme, le langage harmonique de Messiaen, privé des
classiques relations dominante / tonique contribue aussi à perdre la perception du temps
DANSE DE LA FUREUR POUR LES SEPT TROMPETTES (6e mouvement) Tous les instruments
«Rythmiquement, le morceau le plus caractéristique de la série. Les quatre instruments à l’unisson affectent
des allures de gongs et trompettes (les six premières trompettes de l’Apocalypse suivies de catastrophes
diverses, la trompette du septième ange annonçant consommation du mystère de Dieu) Emploi de la valeur
ajoutée, des rythmes augmentés ou diminués, des rythmes non rétrogradables. Musique de pierre, formidable
granit sonore ; irrésistible mouvement d’acier, d’énormes blocs de fureur pourpre, d’ivresse glacée (...)»
Messiaen, préface du quatuor.
* Tous les instruments jouent donc à l’unisson, il n’y a par conséquent pas d’harmonie. Ils jouent presque
toujours ensemble.
Plus tard on remarque l’utilisation des diminutions ou augmentations rythmiques. Les mêmes notes (fa,
do#, la) sont jouées avec des rythmes à proportion égale à des vitesses différentes:
* Il y a 89 instruments (dont 56 cordes) et autant de parties réelles (chaque instrument a sa propre partie
écrite)
* La perception du temps musical est brouillée par une illusion sonore: l’oreille perçoit une absence de
mouvement - donc de temps – c’est à dire un certain statisme alors que les parties instrumentales
fourmillent de notes rapides.
* Il en va du même principe dans la 3e sonate de Pierre Boulez (né en 1925), figure marquante de la
musique contemporaine française