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Dès la fin du XVIème s., la musique part à la découverte de la théâtralité. L’opéra, synthèse de tous les arts - poésie,
théâtre, architecture, peinture, sculpture, musique, danse, machinerie destinée à créer l’illusion -, devint le mode
d’expression privilégié de cette sensibilité nouvelle. Après la Renaissance, temps de l’équilibre et de la perfection des
formes, les nouvelles conceptions esthétiques furent centrées sur l’homme et sur le drame inhérent à la condition
humaine. Dans ce nouveau contexte mental et sensible, la musique n’est plus conçue comme une transcription de
l’harmonie universelle , mais comme un moyen de traduire les émois contradictoires, discontinus, fragmentaires de
l’âme. La sensibilité baroque est indissociable de la poésie, mais elle est également impensable sans le recours à l’art du
discours. Rhétorique et déclamation, théâtre et poésie vont devenir les modèles implicites de toutes les formes de
composition musicale. Si, à l’orée de la période baroque, la fonction dévolue à la musique était de traduire par les sons
une émotion suggérée par les mots, très vite cette conception réductrice fut bousculée, aussi bien par la révélation des
enchantements de la pure vocalité que par la découverte de la beauté sonore de certains instruments - comme le violon,
qu’il est possible de faire “chanter”. Ce plaisir sensuel est devenu encore plus irrésistible quand les musiciens en ont fait
la matière même de leurs compositions, donnant ainsi naissance à des formes vocales et instrumentales qui répondaient
à des règles de construction strictes (en référence à l’art du discours), tels l’aria da capo, la sonate, le concerto, la fugue
- formes bien éloignées du motet ou du madrigal. Parti de la volonté de redonner toute sa force émotionnelle au texte
poétique, l’art musical baroque s’est fait instrument de séduction avant de devenir l’expression de la plus profonde
spiritualité. D’Orphée à David, de Monteverdi à Bach, en passant par Vivaldi et Haendel, l’évolution des conceptions
musicales est indissociable des mutations de la sensibilité, qui résultent aussi bien de l’élargissement du public que du
génie de certains compositeurs, dans un contexte culturel où l’art, l’”artifice”, le “paraître” étaient considérés comme
supérieurs à la nature.
· Les humanistes, en débattant sur la Poétique d’Aristote, posent les termes d’une nouvelle esthétique de la poésie,
où, conformément au modèle grec, elle est considérée comme indissociable de la musique.
· Le musicien étudie le travail de l’acteur, la diction qui met en valeur les éléments sonores et rythmiques de la
déclamation, selon la situation et le caractère du personnage, de façon à exprimer les sentiments contenus dans le
texte poétique. Il s’agissait avant tout d’émouvoir les auditeurs. Or seul l’infléchissement de la ligne mélodique au
gré des paroles, au gré de la succession des affetti, c’est-à-dire des émotions, pouvait remplir ce programme, et la
monodie accompagnée s’imposa, comme seule apte à rendre le texte poétique intelligible. Le souci d’”imiter par le
chant celui qui parle” (“recitar cantando”) se trouve à l’origine d’une conception toute nouvelle de la musique, qui
se traduira par le stile recitativo ou le stile rappresentativo.
· Cette écoute verticale entraîna une simplification de l’écriture par l’emploi de la basse chiffrée (basse continue) qui
laissait à l’interprète la liberté de la répartition des notes des l’accord dans l’espace sonore (du grave à l’aigu)
comme dans le temps (monnayage rythmique, arpèges...), ainsi que la liberté des transitions entre les accords
(imitation de la mélodie, contrepoint, ornements). L’interprète pouvait donc jouer avec la succession des
consonances et des dissonances, mettant ainsi en jeu une succession de tensions et de détentes d’un très grand
pouvoir émotionnel.
· L’écriture harmonique servait l’intention de ceux qui cherchaient à rendre la primauté au texte, et s’effectuait au
détriment de l’organisation purement musicale de l’œuvre : ce n’étaient plus les règles de la musique qui
engendraient la forme, mais la structure poétique du texte. Or cette libération par rapport aux exigences formelles
abstraites, cette priorité donnée à la traduction musicale de la poésie, ainsi que la simplification de l’écriture sous
forme de basse chiffrée, ont contribué au développement de l’harmonie fonctionnelle dans la mesure où les notes
de la mélodie autant que les notes intermédiaires dépendaient du chiffrage de la basse. La fonction harmonique
prenait ainsi en charge l’organisation du temps musical, constitué de la succession d’accords en relation entre eux.
Les articulations syntaxiques et sémantiques du discours poétique fondée sur l’alternance de tensions et de détentes
qu’on appelle en harmonie les cadences. L’émergence de la fonction harmonique insufflait ainsi une dynamique
interne au discours musical. Cette dynamique s’émancipa très rapidement des contraintes du texte pour déployer
ses propres moyens d’expression. Tout cela entraîna l’invention de nouvelles formes. Mais paradoxalement c’est la
liberté formelle du madrigal qui se trouve à l’origine des formes et des genres, tels qu’ils s’affirmèrent peu à peu au
cours du XVIIème s.
2) Le Madrigal
· Genre vocal polyphonique né en Italie au Trecento, il devint l’équivalent profane du motet pendant la renaissance.
Au début du XVIIème s., il était considéré comme une musica reservata, c’est-à-dire comme un musique réservée
aux connaisseurs, capables d’apprécier les subtilités musicales engendrées par le texte poétique : rythmes
inhabituels en étroit rapport avec le rythme du texte, harmonies nouvelles, chromatismes expressifs... De plus en
plus le texte poétique (de Pétrarque, Boccace, L’Arioste, Le Tasse, Pietro Bembo, Marini) prit le pas sur
l’organisation musicale abstraite. Le madrigal acquit ainsi une grande liberté formelle, essentiellement avec
Gesualdo et Monteverdi, et devient le laboratoire de la nouvelle musique, ou seconda prattica, revendiquée par
Monteverdi en 1605.
· Monteverdi, à travers ses livres de madrigaux poursuivit le même but : trouver les moyens musicaux les plus
adéquats à l’expression de la vérité des sentiments humains
· Le stile concertato, mis en pratique dans quelques madrigaux du sixième livre, ne consista pas seulement à opposer
une voix à une groupe de voix, ou une voix à un groupe d’instruments ; il servit de moyen de construction, une
section monodique se différenciant de sections polyphoniques. L’utilisation concomitante du stile recitativo et du
stile concertato permit à Monteverdi de confronter le temps narratif de l’action ou temps musical porté par la
structure, et donc de faire du mélodrame, point d’aboutissement du madrigal, un genre musical nouveau qui n’avait
plus rien à voir avec la conception humaniste du théâtre.
· En 1638, dans la préface du huitième livre de Madrigaux, Monteverdi décrit la composition musicale comme une
esthétique de l’imitation et affirme avoir trouvé le moyen d’imiter le plus parfaitement les passions et sentiments du
cœur, c’est-à-dire traduire le trouble et l’agitation, exprimer des sentiments violents, évoquer la colère, grâce au
style concitato, obtenu par la répétition très rapide de la même note, par une instrumentation très précise, par la
subtilité de la déclamation chantée et le style concertant.
· La théâtralité baroque représente le point d’aboutissement des réflexions sur l’imitation de la nature humaine.
· Symbole de la poésie qui émeut et qui enchante, il est assez normal qu’Orphée ait inspiré les premières réalisations
mélodramatiques, destinées à traduire les mouvements intimes du cœur humain tout autant qu’à changer des
fondements du geste créateur.
· Les premières réalisation en style recitativo furent l’Euridice de Peri et Rinuccini à Florence et Anima et Corpo de
Cavalieri à Rome. Ainsi en 1600 s’affirmait une vision théâtrale de la condition humaine, mise en scène dans le
cadre de représentations aussi bien sacrées que profanes.
· La favola d’Orfeo rappresentata in musica de Monteverdi sur un livret d’Alessandro Striggio fut créée à Mantoue
pour le carnaval (commande du Vincent de Gonzague) en 1607. Elle fut reçue avec enthousiasme et la partition fut
imprimée dés 1609. La structure : un prologue suivi de cinq actes était calquée sur celle de la tragédie antique et
servit de modèle de référence au genre opéra. Chacun des actes est centrée sur une intervention d’Orphée et est
encadré par un début orchestral et un chœur final. Monteverdi donna un rôle de premier plan aux timbres
instrumentaux ; L’orchestre comprend plusieurs familles d’instruments, que Monteverdi combine en fonction de
l’effet à obtenir. Les cuivres sont représentés par cinq trompettes munies de sourdines en bois (elles ne servent qu’à
la Toccata d’ouverture, associées à des timbales), cinq trombones et deux cornets (utilisés pour planter le décor des
Enfers). Le groupe des cordes comprend des violons (utilisés ainsi pour la première fois), des violes de gambe, des
contrebasses. L’orchestre comprend également divers instruments à clavier (deux clavecins, deux orgues) ainsi que
deux harpes, un chitarrone (sorte de luth grave) et un ceterone (instrument populaire à cordes pincées). Du reste,
dés que la voix se manifeste l’orchestre est peu présent. Son rôle est d’abord de créer l’atmosphère, de souligner la
construction (par la reprise d’une ritournelle par exemple), de constituer un décor sonore. Monteverdi réussit donc à
faire coexister le temps purement musical et le temps narratif au sien d’une oeuvre cohérente : cette façon d’unifier
le drame et la musique constitue la nature même de l’opéra.
· Monteverdi crée les premiers modèles qui deviendront les formes constructrices d’une oeuvre lyrique :
- le récitatif est un chant librement déclamé, dont la ligne mélodique et le rythme suivent les inflexions
naturelles de la langue parlée. L’origine en remonte à l’antiquité et à la psalmodie des premiers chrétiens, et les
Humanistes le présentèrent comme une reconstitution de la déclamation de la tragédie antique. Le développement du
style monodique a permis son épanouissement. Il put prendre plusieurs formes : narratif, représentatif, secco (soutenu
par quelques accords de basse), ou accompagné par l’orchestre. Dans les dernières oeuvres de Monteverdi, il sera plus
séparé de l’air, début d’une évolution qui fera de l’opéra une succession de récitatif et d’air. Dans la tragédie lyrique de
Lulli puis de Rameau, il sera calqué sur les accents et le rythme de la déclamation tragique, ce qui conduira à de
fréquents changements de mesure et à une très grande souplesse mélodique. Chez Bach ou Haendel, il servira à préparer
l’air.
- l’aria est une mélodie plus largement développée, accompagnée par l’orchestre et destinée à faire valoir la
voix du soliste. Elle se déploya dans le cadre d’une structure purement musicale, pezzo chiuso (forme isolée à
l’intérieur ou à la fin d’un récitatif), puis aria da capo, forme principale de l’aria à l’époque baroque. A la suite d’A.
Scarlatti, les compositeurs de début du XVIIIème s. auront recours à cette forme fermée sur elle-même. Le texte de l’aria
da capo est formé de deux courtes strophes contrastées. La musique et le texte de la première strophe sont repris après la
deuxième, selon un schéma A - B - A, la reprise étant indiquée par la formule da capo al fine. La forme statique de
l’aria da Capo ne sert pas la progression dramatique, contrairement aux autres types d’air (chez Haendel, par exemple :
aria di bravura, de bataille avec fanfare, d’amour sur sicilienne, de lamentation sur sarabande, joyeux sur bourrée,
gavotte ou menuet). Chez Bach, l’aria sera souvent traitée en style concertant, où la voix est mise en valeur par un
instrument.
- L’arioso est une forme vocale de caractère dramatique entre le récitatif et l’air. Toujours mesuré, l’arioso n’a
pas de strucutre musicale propre : il intervient à un moment pathétique qui exige une déclamation expressive. (dans
Didon et Énée de Purcell par ex., la ligne vocale torturée fait profondément ressentir l’inquiétude, le désespoir de
Didon)
- l’ouverture est un morceau instrumental destiné à mettre les spectateurs dans l’état d’esprit requis par
l’œuvre. Plus tard Lulli codifia l’ouverture à la française : un premier mouvement lent et majestueux en notes pointées,
à deux temps et en style homophonique ; un deuxième, vif, souvent à trois temps, en style contrapuntique ; un troisième,
facultatif, reprenant l’allure de premier. Alessandro Scarlatti donnera le modèle de l’ouverture à l’italienne : vif
(allegro) - lent (andante cantabile) - vif et dansant. Sans changer le schéma lulliste, Rameau cherchera à relier
l’ouverture à l’action générale de l’opéra, par le style, les thèmes, les tonalités. Il finira par supprimer le Prologue,
préambule allégorique à la louange du souverain, qui n’avait plus de rapport avec l’intrigue de l’opéra.
· En invitant le public à des spectacles payants, Venise arracha l’opéra à l’élite cultivée. La confrontation avec un
public exigeant accéléra l’évolution de cet art savant et sa mutation en pur divertissement. Le paysage même de
Venise est très propice à l’opéra : tous les éléments générateurs d’illusion sont présents : le ciel, la luminosité, le
scintillement d’innombrables sources lumineuses, l’eau et ses reflets, les palais et leurs doubles accès par le canal
ou par la ruelle, tout est le fruit de l’imagination créatrice des hommes. Avec la commedia dell’arte, des
compagnies itinérantes se produisent dans les palais et les places publiques, prenant la place du théâtre érudit et
répandant le goût du fantastique. La mutation des grands courants du commerce maritime conduit Venise à
transférer son génie des affaires dans le domaine des activités théâtrales et musicales. Les grandes familles se
lancèrent dans l’édification et l’exploitation commerciale de théâtres lyriques (inauguration du premier théâtre en
1637), entreprises rentables grâce au contexte culturel de Venise : la passion du spectacle se doublait d’une
imprégnation musicale favorisée par les activités musicales de la chapelle Saint-Marc. Le goût du public, avide
d’évasion, pour cette forme de spectacle entraîna le développement d’une scénographie à la recherche d’effets de
surprise, multipliant les brusques changements de décor, les incendies, les vols ailés, les lieux enchanteurs ou
démoniaques... Pour séduire (et retenir) un public de plus en plus diversifié, l’opéra devint l’affaire de
professionnels : impresarios ou entrepreneurs de spectacles, chanteurs virtuoses, librettistes et compositeurs
spécialisés. Cette façon de frapper l’imagination et les sens d’un public élargi fut retenue par d’autres entrepreneurs
vénitiens avant de se répandre dans les grandes villes d’Europe : Naples, Florence, Londres, Paris, Rome,
Hambourg. Ce goût pour l’opéra ne devait que croître. Au XVIIème s., on peut dire que l’opéra a occupé toute la vie
culturelle italienne. Au XVIIIème s., les Vénitiens créaient dix opéras nouveaux par an. Les compositeurs étaient
sollicités en permanence.
· Dans Le couronnement de Poppée (1642), dernière oeuvre de Monteverdi, la partition dans son ensemble marque le
triomphe de la variation perpétuelle propre au stile rappresentativo : rien n’est identique, chaque moment a une
mise en forme musicale qui lui est propre, sans que l’unité ni la cohérence soient perdues. Dans ce genre de
composition, la liberté du langage l’emporte sur la schématisation et le modèle préétabli. Pourtant l’ensemble
s’inscrit dans une architecture rigoureuse, faite de symétries, de répétitions ou des rappels d’idées musicales, la
structure harmonique et l’enchaînement des tonalités assurant la cohésion musicale. Les vocalises elles-mêmes
deviennent partie intégrante de l’idée musicale. Un nouveau concept de vocalité apparaît, chaque rôle étant par
convention confié à un certain type de voix. Le contrepoint instrumental, la basse concertante, les sinfonie, les
ritournelles, tout en assurant l’unité structurelle de l’ensemble, acquirent une importance expressive, au même titre
que les parties chantées. Ces principes, qui permettaient la multiplicité sans nuire à la cohérence dramatique,
devaient plus tard servir de référence à Gluck (1714-1787), au moment où il se préoccupa de réformer l’opéra qui
avait éclaté en pure vocalité et en divertissement facile, dès la seconde moitié du XVII ème siècle.
· La voix suscitait une émotion au delà du mot, elle servit donc de moyen d’évasion dans le monde magique, irréel,
enchanté, pur produit de l’imagination baroque. D’où l’engouement pour le timbre étrange, rare, anti-réaliste de la
voix de castrat, porteuse d’ambiguïté sexuelle et de merveilleux poétique.
· Cavalli (1602-1676) et Cesti (1623-1669) furent à l’origine de la distinction entre récitatif et air. Les airs font
briller les voix, souvent en rivalisant de virtuosité avec les instruments et sont à la mesure des décors (scènes à
transformations instantanées, décors en perspective...)
· A. Scarlatti donna ses formes définitives à l’opéra seria, avec le récitatif secco ou accompagné, l’aria da capo et
l’ouverture à l’italienne. Le renforcement du rôle de l’orchestre et la codification des airs redonnaient toute sa place
à la musique ; elle cessait d’être soumise au texte et pouvait partir à la reconquête de son autonomie.
· La nécessité de mettre en valeur le chant fit évoluer les livrets : les qualités littéraires s’effacèrent pour offrir aux
musiciens une grande diversité de mots, d’affetti traduisibles musicalement ; sans parler des “airs de valises” des
chanteurs insérés au détriment de la cohérence dramatique. Ainsi Zéno (1669-1750) et Métastase (1698-1782)
cherchèrent à restaurer le modèle grec en débarrassant l’opéra des intermèdes bouffes, en respectant la règle des
trois unités et en condensant l’action en trois actes, autour d’un intrigue simplifiée et de six ou sept personnages.
L’opéra seria s’épanouit au XVIIIème s., centré sur la vertu, l’héroïsme des protagonistes face aux agressions du
monde extérieur (le conflit intérieur étant l’apanage de la tragédie). Le même livret, bien construit pouvait alors
servir à plusieurs compositeurs.
· Chez Haendel, qui lutta pendant trente ans pour imposer l’opera seria en Angleterre, l’orchestre assure la continuité
dramatique tout en servant à caractériser musicalement les personnages, ainsi les ritournelles ne sont plus des
rappels pour les auditeurs inattentifs mais introduisent véritablement l’air en annonçant l’esprit et en posant
l’atmosphère particulière à l’aide de timbres mis en valeur (hautbois, proche de la voix humaine). Cette
personnification orchestrale des personnages montre combien Haendel et son public se sont éloignés du modèle de
l’opéra vénitien du XVIIème s., qui ne mettait en scène que des héros abstraits dans des situations stéréotypées. La
réforme des livrets inaugurée par Métastase, l’intérêt porté par Haendel aux timbres eux-mêmes, l’évolution de la
sensibilité du public de plus en plus soucieux de réalisme se sont conjugués pour faire évoluer la conception de
l’opéra baroque. Le goût pour la vocalité a paradoxalement rendu son autonomie à la musique, dans la mesure où la
voix, timbre au même titre qu’un autre instrument, pouvait être intégrée à une écriture purement musicale,
spécifique, et bien éloignée du modèle poétique.
· C’est le cardinal Mazarin qui introduisit l’opéra italien au public parisien, qui reçut un franc succès. Mais lors de la
Fronde, la noblesse confondit le ministre détesté avec la culture italienne. Lulli profita de l’opportunité pour se
faire nommer au service du Roi-”Soleil”.
· Lulli sut tirer parti de la situation en aidant le roi à façonner l’image qu’il veut donner de lui au monde, en
soutenant son geste politique (manifester l’emprise du pouvoir royal), grâce à des spectacles somptueux, très au-
dessus de ce que font les Italiens. Durant trente ans, il forgea un portrait de Louis XIV, suivant pas à pas et
fidèlement la transformation de l’image que le roi voulait donner de lui et de son règne. Il sut entretenir le goût du
jeune roi pour la danse qui lui permettait de se sonner en spectacle et conserver ainsi le monopole de la création
musicale.
· Sa collaboration avec Molière (de 1664 à 1670) aboutit à la création de la comédie-ballet et aida Lulli à composer
la musique qui mettait en valeur le livret en respectant les caractères de la déclamation propres au théâtre français.
La prise en compte des règles de la déclamation et l’intégration de la danse à l’intrigue se coulaient parfaitement
dans le moule de la culture française, caractérisée par le culte de la parole et l’amour de la danse. La tragédie et le
ballet de cour entretenaient une sorte de rêve éveillé qui permettait à l’aristocratie d’oublier sa défaite politique.
· A partir de 1673, il collabore avec Quinault et crée la tragédie-lyrique qui réussit à associer déclamation et danse en
sublimant l’un et l’autre tout en les maintenant séparées dans le déroulement de l’intrigue. C’est le récitatif qui
prend en charge la parole et la transfigure grâce à une musique simple et articulée. “Mon récitatif n’est fait que
pour parler”, disait Lulli. Du reste il bénéficiait de la musicalité des vers de Quinault. Pas d’aria de type italien,
mais une façon de chanter en étroit rapport avec la déclamation tragique qui donne sa juste valeur à chaque syllabe,
qui avance de mot en mot tout en soulignant les articulations du discours. Enfin le divertissement, qui comprend
musique et danse, dans la lignée du ballet de cour, inscrit l’œuvre dans l’illusion et le merveilleux, et lui donne
cette pulsation qui est l’essence même de la musique française baroque. Tout comme la tragédie classique, la
tragédie lyrique est le fruit de la pensée française, c’est-à-dire de la philosophie esthétique élaborée par Descartes.
Elle montre ce que la tragédie dramatique ne montre pas et fonctionne sur l’inversion du modèle tragique en se
libérant de la règle des trois unités, en s’intéressant au côté galant des rapports politiques, en ne reculant pas devant
la représentation de scènes violentes.
· L’opéra français, comme l’opéra italien, est un tout qui intègre machines, décors multiples, costumes somptueux,
danses, gestes, paroles, musique mais n’a de sens que porté par la pulsation et le mouvement de la danse.
· Rameau transforma profondément le modèle de Lulli en composant une musique si riche qu’elle déconcerta le
public. Il affirmait l’autonomie de la composition musicale par rapport au texte en s’appuyant sur l’analogie entre
la musique et le langage. Le son, matériau fondamental, est pris dans un réseau de relations et de cohérence qui
permet de l’entendre, de le situer et de lui donner un sens. La musique et le langage, qui consistent tous deux en
l’articulation des sons, peuvent aussi bien s’unir que se dissocier. Rameau pourtant conserve une forme lyrique
française avec divertissements, ballets et merveilleux. Il porte à sa perfection une forme d’expression qui déjà ne
touche plus les sensibilités. L’évolution des conceptions musicales dans la France des Lumières entraîna le
naufrage de la tragédie lyrique. Mais l’affirmation de l’autonomie de la composition musicale par Rameau permit
l’ouverture de la sensibilité française aux charmes de la musique italienne et servit de tremplin au développement
de la musique “classique”, qui devait être un monde cohérent, régi par des lois spécifiques, et tenu par tout un
réseau de références qui n’appartiennent qu’à elle.
· Henry Purcell (1659-1695) compose en 1689 le premier opéra anglais : Didon et Énée. Il utilise le stile arioso qui
oscille entre le récitatif soumis à la poésie de la langue anglaise et une ligne mélodique d’un souplesse purement
musicale. Cette oeuvre est une synthèse de la culture anglaise, du style italien et de l’air français. Il composa
également cinq semi-opéras, des hymnes et odes religieuses dont il traitait les textes en fonction de leur contenu
dramatique, effaçant la frontière entre musique profane et musique religieuse. Il fut également l’initiateur de la fête
destinée à Sainte-Cécile qui devint une véritable institution nationale.
V. L’oratorio
Né avec le baroque du souci de donner un caractère attrayant aux exercices spiritituels, l’oratorio, œuvre religieuse pour
solistes, chœur et orchestre, évolua vers un genre musical indépendant. En passant du domaine de la liturgie à l’univers
du concert, il prit la forme d’un drame lyrique sans représentation scénique.
· Le terme oratorio vient de oratoire, qui désigne un lieu de prière attenant à une église. Les textes évangéliques sont
dialogués et agrémentés d’une musique simple, les parties solistes sont exécutées en style récitatif, puit évoluèrent
en de grandes liturgies théâtrales se déroulant à l’intérieur des églises et utilisant solistes, chœurs et orchestres. Le
livret s’inspire soit des récits bibliques, soit de la vie des saints, soit d’histoires spirituelles, choisis et arrangés par
le compositeur. L’oratorio s’inspire très largement de l’opéra, notamment au niveau de la forme et évolue de la
même manière : vers une mise en valeur de la vocalité.
· En Allemagne, l’oratorio découle directement de la musique luthérienne et de la pratique musicale qui est inhérente
au culte luthérien, centré sur le choral, la lecture de la Bible et le récit de la Passion sous forme responsoriale. J. S.
Bach réalisa, dans ses Passions, la synthèse de tous les moyens qui avaient été utilisés dans les Passions-oratorios
composées avant lui. Il obtint une grande intensité dramatique en combinant tous les acquis de l’écriture musicale
depuis la Renaissance. La musique se compose d’une succession de chœurs (la turba, qui représente le peuple), de
récitatifs de l’Évangéliste (récitatif secco dont la ligne mélodique est formée de figures musicales chargées de
signification symbolique), d’arias, d’ariosos ponctués par des chorals qui assurent la cohésion.
· Empruntant à l’opéra son style et ses structures musicales, l’oratorio perdit sa fonction spirirtuelle, qui l’avait
destiné à une cérémonie religieuse, et devint une œuvre appréciée pour elle-même. Haendel, en Angleterre, sut
répondre aux exigences du nouveau public anglais formé de bourgeois enrichis par le commerce, plus soucieux
d’édification morale et spirituelle que de somptueux divertissements fondés sur l’illusion et la séduction. Il
transforma l’oratorio religieux en drame lyrique, sur des sujets religieux proches des préoccupations de chacun,
abordant les questions de la vie et de la mort, du destin, de l’individu face à la société. Chez Haendel, le drame est
inscrit au cœur même de l’écriture musicale, l’orchestre suit le mouvement dramatique et signale les ruptures de
l’action, les ensembles expriment les conflits entre les protagonistes.
· Les vastes synthèses de Bach et de Haendel firent donc évoluer les conceptions de la musique vers l’autonomie : la
musique n’était plus au service du spectacle : à elle de porter, d’exprimer et de faire évoluer de drame avec ses
moyens spécifiques, en créant son temps et son espace propres.
VI. La cantate ou l’opéra de chambre
Alors que l’opéra et l’oratorio se chargeaient du drame et de la narration, la cantate, forme composite et de style
concertant - appelée motet ou concert spirituel en France, anthem en Angleterre, madrigal ou sinfonia sacra en Italie -
s’attacha d’abord à l’expression des sentiments, comme la foi, l’amour, le remords, l’espoir. La vogue pour ce genre
nouveau fut inaugurée par Monteverdi avec le lamento d’Ariane. Profane ou religieuse, la cantate utilise toutes les
ressources de la musique lyrique, mais c’est la musique qui triomphe, par delà le texte et le déroulement dramatique.
L’unique but est d’”émouvoir les passions”. En France, les petits opéras de salon, d’inspiration mythologique ou
pastorale, fleurissent à côté de la grande machinerie de la tragédie lyrique. En Allemagne luthérienne, la cantate eut une
fonction essentiellement liturgique : elle encadrait la lecture de la Bible et l’homélie, et se terminait par un choral chanté
par l’ensemble des fidèles.
· Les figures musicales forgent une sorte de vocabulaire musical, qui se réfère implicitement aux mots , aux
sentiments. Elles reposent donc sur une esthétique du sous-entendu. Issues des mots et des images du texte, elles
finirent par fonctionner de manière indépendante : une musique purement instrumentale devenait ainsi possible.
· La langue musicale trouva dans l’usage de ces figures les tournures de sa syntaxe, toute joie étant signifiée par un
mélisme, toute agitation, toute peine, toute émotion par des harmonies instables, fugitives, dissonantes et par des
mouvements mélodiques tourmentés, brisés, suspendus, désagrégés. Chez Bach, par exemple, la mort est signifiée
par une très grande tension harmonique (l’accord de septième diminuée), le départ par un motif mélodique
ascendant, l’interrogation par une suspension harmonique (sur un accord de septième de dominante), le désespoir
par une chute de la mélodie et des harmonies sombres. L’écriture en canon signalait une action faite ensemble. A
ces figures, des connotations affectives furent attribuées au tonalités (Charpentier, Rameau) et sur des
combinaisons numériques.
· La musique instrumentale doit également son émancipation au progrès de la lutherie qui permet aux instruments de
rivaliser avec la virtuosité vocale, et par conséquent de devenir des instruments solistes. Si la voix demeure la
référence implicite, il devient pourtant pensable et réalisable d’exploiter les possibilités du jeu instrumental pour
elles-mêmes, et de créer des formes purement instrumentales.
· Polyphonie et contrepoint, homophonie, monodie accompagnée et basse continue, sont les différentes modalités
d’écriture qui ont engendré des formes spécifiques, oscillant entre liberté et rigueur.
- la variation est le procédé d’écriture par excellence de l’âge baroque. Elle fut expérimentée dès le début du
XVIIème s. par Frescobaldi. Différentes formes sont issues de ce procédé : la chacone, la passacaille, le choral varié, qui
varient de toutes les manières possibles (imitation, rythme, diminution, augmentation, harmonie, instrumentation...) un
motif repété à la basse ou circulant dans les différentes voix, créant ainsi une texture cohérente qui n’a d’autre référence
qu’elle-même.
- la fugue est une forme très rigoureuse, issue du ricercare. Elle repose sur le style en imitation, s’inscrit dans le
cadre de l’harmonie tonale, et intègre la notion de divertissement propre au baroque. Une fugue comprend
obligatoirement l’exposition du matériau thématique, un divertissement (modulations et jeux sur le matériau de base),
une strette (resserrement de l’écriture) et une conclusion (coda sur pédale de tonique).
· L’habitude d’enchaîner des danses de caractère et de tempo différents a servi de référence implicite à la
structuration des œuvres instrumentales comme :
- la suite, une juxtaposition de musiques de danse contrastées, qui s’impose hors de tout recours au geste. Elle
est constituée en général, outre le prélude, d’une pavane, d’une gaillarde, d’une allemande, d’une courante...Cette forme
est à l’origine de la sonata da camera, qui associe prélude, allemande, courante, sarabande, gigue (ou gavottes).
- la sonate à trois instruments - une basse continue et deux solistes - qui dialoguent, s’unissent ou se répondent
en imitation, obéit à un schéma qui fut mis au point par A. Corelli (1653-1713) et qui comprend quatre mouvements :
lent, vif, lent, vif. On l’appelait sonata da chiesa (sonate d’église).
- l’ouverture, issue de la sinfonia qui structure les musiques d’opéra, comporte trois mouvements (ouverture à
l’italienne ou à la française).
· De même que la voix, qui s’est peu à peu émancipée de l’ensemble polyphonique, un groupe d’instruments - le
concertino - va se détacher de l’ensemble orchestral - le ripieno - et donner ainsi naissance au Concerto. Le
Concerto, dont le nom vient du latin concertare, qui signifie à la fois lutter, rivaliser et se concerter (dualité de sens
bien faite pour être goûter par la sensibilité baroque), est une forme qui oppose à l’ensemble de l’orchestre d’abord
une petite formation de quelques instrumentistes, puis des solistes, et enfin, au XVIII ème s., un seul soliste. Antonio
Vivaldi (1678-1741) a contribué au développement du concerto grosso. Le modèle du Concerto a été établi par
Corelli (1653-1713) avec ses Douze Concertos grossos pour cordes op. 6 publiés en 1712.
Ainsi l’art musical baroque, né sous le signe d’Orphée, s’était employé à représenter de façon adéquate la poésie par la
musique et les ressources théâtrales. L’enchantement de la voix, le goût pour le drame et les passions, la volonté de
susciter l’émotion chez l’auditeur contribuèrent au développement de l’opéra. La sensualité propre aux timbres
instrumentaux, l’éloquence mise au service de la persuasion et de la foi transposèrent dans un registre purement musical
l’expression de la plus haute spiritualité.