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Jean-François Lattarico

La voix du chanteur italien au


xviie siècle. De la prescription à
la perception
La question de la voix du chanteur au xviie siècle peut être appréhendée à partir
des nombreux traités, manuscrits ou édités, qui représentent la conséquence des
recherches et des expérimentations de la Camerata Bardi lorentine à la toute in
du xvie siècle. L’on sait en efet que l’objectif était de retrouver les conditions de
représentation de l’ancienne tragédie grecque supposée en partie ou intégralement
chantée. Le résultat le plus spectaculaire de ces recherches à la fois musicales,
poétiques et philosophiques, est la reconnaissance de la supériorité de la « modula-
zione », c’est-à-dire de la monodie, sur l’« armonia », c’est-à-dire sur la polyphonie.
Il s’agit, en d’autres termes, de rendre désormais possible une parfaite intelligibilité
du texte poétique, entravée jusque là par les complexes architectures sonores du
discours polyphonique. Ces considérations, que l’on trouve notamment formulées
par Giulio Caccini dans la préface de son recueil des Nuove musiche 1, aboutissent
à une situation paradoxale : la modernité revendiquée de ce nouvel art du chant
est en même temps étroitement liée aux conceptions théâtrales des Anciens dont
la plupart des protagonistes lorentins reprennent le vocabulaire technique. C’est
en tout cas bien le texte poétique, réhabilité dans sa précellence, qui est le seul
véritable réceptacle des adfectus, comme le signale également Giovan Battista Doni

• 1 – « Car ces très savants gentilshommes [ceux de la Camerata Bardi] m’ont toujours encouragé,
et convaincu par des raisons très claires, de ne pas priser cette sorte de musique qui, en ne laissant
pas bien comprendre les paroles, gâte l’idée et le vers, en allongeant ici et en raccourcissant là les
syllabes pour s’adapter au contrepoint, lacération de la Poésie, mais de m’en tenir à la manière si
louée par Platon et d’autres philosophes, qui airment que la musique n’est pas autre chose que
le texte, le rythme et enin le son, et non le contraire. […] Ils me dirent qu’ils n’avaient jamais
entendu jusqu’ici autant d’harmonie émanant d’une seule voix seule accompagnée d’un simple
instrument à cordes, qui possédât autant de force pour remuer les passions de l’âme », G. Caccini,
J.-P. Navarre (dir.), Le nuove musiche, Paris, Le Cerf, 1997, p. 49-51.
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dans un traité consacré aux diférents genres musicaux : s’il reconnaît le « diletto »
que procure un concert de voix, plus sonore et plus varié, « la perfection de la
musique consiste dans la grâce et la beauté du chant, et à faire entendre tous les
sentiments du poète, sans que les mots se perdent […] car la inalité de la musique
n’est pas le plaisir (diletto), mais le mouvement des passions (commotione degli
Afetti 2) », c’est-à-dire à proprement parler l’émotion. La musique, la gestuelle et
tous les agréments (décors, éclairage, position des musiciens) qui gravitent autour
des premières représentations dramatiques intégralement chantées, ne font qu’ac-
compagner en efet une parole porteuse de toute la gamme des émotions ; ils la
servent et lui sont donc entièrement subordonnée. Cela signiie que la voix du
chanteur  3, du moins dans le premier tiers du xviie siècle, se confond avec la
déclamation pathétique ayant une valeur d’épiphanie, à l’exclusion de toute forme
de virtuosité gratuite qui fera, au contraire, la fortune des chanteurs « stariiés »
de la in du siècle.
Pour tenter d’approcher au plus près les caractéristiques vocales du chanteur
italien du Seicento, nous aborderons trois traités de dramaturgie musicale qui
illustrent assez bien l’évolution de ce genre moderne, depuis la fable pastorale
lorentine des années 1620, jusqu’au dramma per musica vénitien dominant désor-
mais toute la péninsule dans les dernières décennies du xviie siècle. Dans Il Corago,
ovvero alcune osservazioni per metter bene in scena le composizioni drammatiche,
un traité anonyme demeuré inédit jusqu’au xxe siècle 4, l’auteur – probablement
Pierfrancesco Rinuccini, ils du poète Ottavio 5 – décrit en efet, sur le mode pres-
criptif, toutes les modalités de représentation du drame musical : ses observations
portent sur la construction de la salle, les décors, la machinerie, l’éclairage, la
disposition des musiciens, les rapports entre le poète et le compositeur, la durée

• 2 – « La perfettione della Musica consiste nel bello e gratioso cantare ; e nel fare intendere tutti i
sentimenti del poeta, senza che le parole si perdano […] non essendo il ine della Musica il Diletto, ma la
commotione degli Afetti », G. B. Doni, Discorso sopra la perfettione delle Melodie, in Id., Compendio
del Trattato de’ Generi e de’ Modi della Musica, Roma, Andrea Fei, 1635, p. 103.
• 3 – Sur la voix au xviie siècle, dans le domaine poétique, théâtral et musical, nous renvoyons
à deux ouvrages : La voix au XVIIe siècle, Littératures classiques, n° 12, 1990 ; Olivia Rosenthal
(dir.), À haute voix. Diction et prononciation aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Klincksieck, 1998. Plus
spéciiquement sur le chanteur d’opéra italien, cf. S. Durante, « Le chanteur », Histoire de l’opéra
italien, tome 4, « Le système de production et ses implications professionnelles », Liège, Mardaga,
1992, p. 367-441 ; J. Rosselli, Il cantante d’opera. Storia di una professione (1600-1990), Bologna,
Il Mulino, 1993.
• 4 – L’ouvrage fut publié seulement en 1983 : cf. Paolo Fabbri e Angelo Pompilio (dir.), Il Corago,
ovvero alcune osservazioni per metter bene in scena le composizioni drammatiche, Firenze, Olschki,
1983.
• 5 – L’hypothèse est argumentée de façon convaincante par Fabbri et Pompilio dans l’introduction
à leur édition (ibid., p. 9).
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d’un opéra (entre trois et cinq heures) et surtout, sur la manière de chanter une
poésie dramatique représentée sur scène et tout entière accompagnée de musique.
L’auteur insiste tout d’abord sur la nécessité irréfragable de la monodie déclamée,
seule apte à assurer l’intelligibilité du texte poétique eu égard aux dérives d’un
chant polyphonique fondé sur l’idiosyncrasie de l’interprète :
« Ora non è dubbio che meglio una persona sola cantando fa intendere le
parole alli ascoltanti, che non fanno molti insieme, imperoché se bene si
componghi la musica a più voci di modo che tutti i cantori pronunziano
insieme tutte le medesime sillabe (cosa che a lungo andare rende l’armonia
priva di grazia portando languore e noia), nulladimeno la pronunzia stessa
della medesima sillaba ha diversità individuale appresso diverse personé,
imperoché questa vocale a da uno sarà proferita più largamente onde si
avicina al o, da un altro può venir pronunziata più stretta onde si accosta
al u, sì che dalla diversità di questa medesima vocale proferita insieme da
cinque o sei persone ne nasce una tal confusione che non si pénétra se si
pronunzi l’a o vero l’o o pure l’u, onde tanto meno poi si possono intendere
le parole intiere 6. »
Il insiste ensuite, dans le chapitre consacré aux diférentes manières de « mettre
en musique les actions dramatiques », sur l’importance de la gravitas, de la lenteur
de la déclamation, garante d’une parfaite élocution 7. Ce point de vue est justiié
par des considérations logiques liées à la spéciicité même du recitar cantando
et à la question de la réception du texte déclamé : si l’acteur, qui est dans une
• 6 – « Or il ne fait point de doute qu’une personne seule qui chante fait mieux entendre les paroles
aux auditeurs que plusieurs personnes chantant ensemble, car la musique à plusieurs voix est
composée de telle sorte que tous les chanteurs prononcent ensemble les mêmes syllabes (chose qui
à la longue ôte à l’harmonie sa grâce en suscitant langueur et ennui), néanmoins la prononciation
de la même syllabe est diférente selon les individus : la voyelle a sera prononcée par untel plus
ouvertement en se rapprochant du o, par un autre de manière plus serrée en se rapprochant du u,
si bien que de la diversité de cette voyelle prononcée par cinq ou six personnes à la fois naîtra une
confusion telle que l’on ne saura si l’on prononce le a, le o ou bien le u, et l’on entendra d’autant
moins sûrement les paroles tout entières », ibid., p. 43.
• 7 – Ce point avait déjà été soulevé par Leone de’ Sommi en 1575 : « Je leur [aux acteurs] interdit,
ensuite, comme un vice abominable, d’accélérer [leur débit] ; au contraire, si je peux, je les oblige
à réciter très lentement, et je dis bien très lentement, en les faisant articuler sans hâte toutes les
paroles jusqu’aux dernières syllabes. […] Et je veux que vous sachiez que, bien que souvent celui qui
récite ait l’impression de parler lentement, ce n’est jamais si lent qu’à l’auditeur cela ne semble très
rapide, pourvu que la récitation ne soit pas hachée, mais soutenue, de façon à ne pas être afectée
et ennuyeuse », (Come vizio pestilente, poi, li proibisco lo afrettarsi, anzi li costringo, potendo, a recitar
molto adagio, et dico molto, facendoli esprimere con tardità ben tutte le parole in all’ultime sillabe […]
Et voglio che sappiate che, quantunque spesso paia a chi recita in scena di dire adagio, non è mai tanto
tardo che a l’uditore non paia velocissimo, pur che ‘l dir non dia spezzato, ma sostenuto, in modo che
non induca afettazione et noia), L. De’ Sommi, F. Marotti (dir.), Quattro dialoghi in materia di
rappresentazione sceniche, Milano, Il Poliilo, 1968, p. 40-41.
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posture d’artiice, doit déclamer lentement son texte pour signiier à la fois la
maîtrise du discours et en assurer la perception auprès de l’auditoire, a fortiori
le chanteur – tout autant acteur au xviie siècle 8, – qui superpose deux types de
discours, l’un musical, l’autre théâtral, devra renforcer le caractère solennel de sa
déclamation dont l’intelligibilité risque d’être entravée par la juxtaposition même
de ces deux langages. La conséquence directe et logique de ces observations est que
pour pouvoir bien chanter, il faut savoir bien déclamer 9, et la déclamation repose,
au théâtre comme à l’opéra, sur une forte concentration d’énergie appliquée aux
éléments pathétiquement signiiants du discours. C’est précisément cette concen-
tration énergétique de la déclamation chantée – et, nous le verrons, sa composante
éminemment rhétorique – qui confère au style vocal du xviie siècle son caractère
artiiciel. La précellence de la déclamation musicale suppose la maîtrise absolue
du texte, mais implique aussi la primauté du poète sur le musicien, et consé-
quemment le rejet des trilles, des passaggi et autres gorgheggi qui lattent l’oreille
au détriment d’une représentation eicace, c’est-à-dire rhétorique et pathétique,
des afetti. L’aria, qui ne deviendra que dans la seconde moitié du xviie siècle la
forme musicale dominante à l’opéra, est dans le premier tiers du Seicento, un
élément tout à fait secondaire de la déclamation musicale : elle est d’abord placée
hiérarchiquement à la seconde place dans les diférentes manières d’appréhender
musicalement la parole poétique 10, car elle présente l’inconvénient de ne pas être
toujours conforme à la représentation des afetti, en raison d’une non parfaite
adéquation entre la ligne mélodique – par déinition portée à une forme d’autono-
misation – et les mots qu’elle « habille ». Entre un soutien minimaliste du musicien
à une parole proche de la déclamation parlée et la prééminence arbitraire de la
musique des arie, la seule manière authentique d’envisager la « musica recitativa »
est celle qui accorde à la parole un poids non seulement prioritaire, mais absolu :
la variété prosodique, la charge pathétique qu’elle induit, suscitent le « diletto » et
repoussent en conséquence le risque de monotonie, le « tedio » provoqué à la fois
par un accompagnement musical monocorde et par une ligne mélodique riche et

• 8 – Cf. A. Maugars : « Outre ce, ils sont presque tous Comédiens naturellement ; et c’est pour
cette raison qu’ils réussissent si parfaitement bien dans leurs Comédies Musicales », A. Maugars,
Response faite à un curieux sur le sentiment de la Musique d’Italie, escrite à Rome le premier octobre
1639 (s. l. n. d.), édition et traduction J. Heuillon, Paris, GKC, 1992, p. 24.
• 9 – « Surtout, pour être bon récitant en chantant, il faut être aussi bon récitant en parlant, car
nous avons vu que ceux qui avaient démontré une grâce particulière en déclamant ont fait des
merveilles lorsqu’il ont su chanter », (Sopra tutto per esser buon recitante cantando bisognerebbe esser
anche buono recitante parlando, onde aviamo veduto che alcuni che hanno avuto particolar grazia in
recitare hanno fatto meraviglie quando insieme hanno saputo cantare), ibid., p. 91.
• 10 – « Cette seconde manière d’accompagner par la musique la poésie… », (Questo secondo modo
d’accompagnare con musica la poesia…), ibid., p. 60.
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variée, mais détachée potentiellement du sens des mots, porteurs de la gamme la


plus complète des passions.
Dans la conception lorentine du « recitar cantando », qui n’a conlué qu’acci-
dentellement dans la pastorale musicale 11, le chant, et partant la voix du chan-
teur, est associé à la « meraviglia », à la stupeur 12 d’un processus jusque là inouï
qui consiste, comme l’a suggéré Peri dans la préface de son Euridice, à « parler
en chantant 13 », mais aussi à transformer la tragédie, avec sa cohorte de larmes,
d’horreurs et de soupirs, en un objet nouveau véhiculant la grâce, la douceur et le
plaisir (« dolce diletto »), présentant au spectateur, nous dit le personnage allégo-
rique de la Tragédie dans le prologue de l’Euridice, un « aspect serein ». Dans la
préface de la Dafne, véritable synthèse des conceptions lorentines de ce nouvel art
du chant, le compositeur Marco da Gagliano reprend la terminologie indiquant à
la fois le caractère novateur de ce type de spectacle et l’efet du chant, c’est-à-dire
de la voix, sur les spectateurs : « Le plaisir et la stupeur que ce nouveau spectacle
it naître dans les esprits des auditeurs ne peuvent être exprimés : il suit de dire
que les nombreuses fois où la pièce a été jouée, elle a suscité la même admiration
et le même plaisir 14. » La voix devient le lieu privilégié où la parole prend nais-
sance et s’incarne, en s’appuyant sur le corps tout entier (par le soule maîtrisé,
la gestuelle toujours signiiante, le regard expressif, etc.) devenu à son tour objet
précieux d’éloquence. Mais ce processus, qui va caractériser pendant plus d’un

• 11 – N. Pirrotta, Li due Orfei, Torino, Einaudi, 1975 ; A. L. Bellina, L’ingegnosa congiunzione.
Melos e immagine nella « favola » per musica, Firenze, Olschki, 1984 ; Piero Gargiulo (dir.), « Lo
stupor dell’invenzione ». Firenze e la nascita dell’opera, Atti del Convegno Internazionale di Studi,
Firenze (5-6 octobre 2000), Firenze, Olschki, 2001.
• 12 – Cf. F. Decroisette, « “Lo stupore” et “la meraviglia” : étude de réception », F. Decroisette,
F. Graziani, J. Heuillon (dir.), La naissance de l’Opéra. Euridice 1600-2000, Paris, L’Harmattan,
2001, p. 337-368.
• 13 – « Étant donné qu’il s’agissait de poésie dramatique, et qu’il fallait par conséquent imiter
par le chant qui parle (et sans aucun doute on n’a jamais parlé en chantant), j’estimai que les
anciens Grecs et Romains (qui, selon une opinion fréquente, chantaient entièrement sur scène les
tragédies), employaient une mélodie qui, dépassant celle du parler ordinaire, et restant en deçà du
chant prenait une forme intermédiaire. » Onde veduto, che si trattava di poesia Dramatica, e che però
si doveva imitar col canto chi parla (e senza dubbio non si parlò mai cantando) stimai che gli antichi
Greci e Romani (i quali secondo l’openione di molti cantavano su le Scene le Tragedie intere) usassero
un’armonia, che avanzando quella del parlare ordinario, scendesse tanto dalla melodia del cantare, che
pigliasse forma di cosa mezzana. J. Peri, « A’ Lettori », Musiche sopra l’Euridice, Firenze, Giorgio
Marescotti, 1600, SP.
• 14 – M. Da Gagliano, « Il piacere e lo stupore che partorì negli animi degli uditori questo
nuovo spettacolo non si può esprimere : basta solo che per molte volte ch’ella s’è recitata, ha
generato la stessa ammirazione e lo stesso diletto », La Dafne … Rappresentata in Mantova,
Firenze, Cristofano Marescotti, 1608, SP. Le livret, dans la version primitive de 1598, a été édité
dans « I Meridiani », Giovanna Gronda, Paolo Fabbri (dir.), Libretti d’opera italiani dal Seicento
al Novecento, Milano, Mondadori, 1997, p. 3-20.
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demi-siècle le chant italien, repose en réalité sur un double paradoxe : ce qui est
présenté comme une révolution (« cosa mai udita ») revendique, nous venons de
le voir, une iliation avec le théâtre des Anciens 15 ; par ailleurs, la « révolution »
que constitue le « recitar cantando » se déinit en fait par une sorte d’imitation du
parler nature 16. La musique accompagnant la parole poétique reproduit les modu-
lations du « recitar comune », adhère au plus près à la prosodie d’une parole certes
poétique, mais restituée « comme si les vers semblaient réduits à de la prose 17 »,
nous dit encore l’auteur du Corago, ain de privilégier une fois de plus le sens,
véhicule des afetti.
Cette insistance particulière sur la précision dans la déclamation, la clarté
de l’élocution revient très souvent aussi bien dans les traités prescriptifs rédigés
tout au long du siècle que dans les nombreux témoignages sur les grandes igures
vocales, y compris lorsque l’opéra s’ouvre au public et cesse d’être un spectacle
exclusivement aristocratique. La forme intermédiaire que constitue d’une certaine
façon l’école romaine, qui tout en restant un genre élitiste s’ouvre au mélange des
registres, respecte la même exigence, comme en témoigne notamment le voyageur
français Jean-Jacques Bouchard qui laissa un compte-rendu précieux du carnaval
romain de 1632 durant lequel il assista à la représentation du Sant’Alessio de Giulio
Rospigliosi et Stefano Landi. Dans cet opéra, « toute la representation fut recitée
en musique avec ces stili recitativi qu’ils usent en Italie, et l’on oyait toutes les
parolles aussi distinctement que s’ils n’eussent fait que parler 18 ». Et à partir de
1637, les premiers opéras populaires vénitiens, s’ils représentent une véritable révo-

• 15 – Cf. les propos de Rinuccini qui font écho à ceux de Peri précédemment cités : « Selon une
opinion très répandue, ô reine très Chrétienne, les anciens Grecs et Romains chantaient entière-
ment sur scène leurs tragédies, mais une si noble manière de chanter ne fut non seulement renou-
velée, mais non plus que je sache jusqu’à présent adoptée par personne, ce que je croyais être un
défaut de la musique moderne, de très loin inférieure à la musique ancienne. Mais une telle pensée
me fut totalement ôtée de l’esprit par M. Jacopo Peri… », (E stata openione di molti, Christianissima
Regina, che gl’antichi Greci e Romani cantassero su le scene le Tragedie intere, ma sì nobil maniera di
recitare non che rinnovata, ma ne pur, ch’io sappia in qui era stata tentata da alcuno, e ciò mi credev’io
per difetto della musica moderna di gran lunga all’antica inferiore, ma pensiero sì fatto mi tolse intera-
mente dell’animo M. Jacopo Peri…), O. Rinuccini, « Alla Christianissima Maria Medici regina di
Francia e di Navarra », L’Euridice […, In Fiorenza, Nella stamperia di Cosimo Giunti, 1600, SP.
• 16 – « Cette musique récitative n’étant rien d’autre qu’une imitation modulée de la déclamation
ordinaire… », (non essendo altro questa Musica recitativa che una imitazione modulata del commun
recitare), Il Corago, op. cit., p. 82.
• 17 – « I suggetti che si recitano sono ordinariamente o in versi o in prosa ; quelli in versi deve
pogerli talmente che paino ridotti in prosa », ibid., p. 97.
• 18 – J.-J. Bouchard, « Le carnaval à Rome en 1632 », Id., Emanuele Kanceff (dir.), Journal, I,
Torino, G. Giappichelli, 1976, p. 152. Le manuscrit du Journal sur lequel se fonde cette édition,
est conservé à la bibliothèque des Beaux-Arts de Paris.
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lution dans le système de production d’un genre devenu désormais un négoce 19,
une entreprise à proprement parler, n’en gardent pas moins une certaine iliation
avec l’esthétique lorentine, dans le choix des sujets mythologiques (ils reviendront
en force dans la production du Teatro Novissimo entre 1641 et 1645 20), dans
l’usage des machines et dans la prédominance encore forte du recitar cantando.
Précisément, le lien le plus étroit entre le nouveau contexte musical vénitien et
la dimension néo-platonicienne des conceptions lorentines d’une musica rheto-
ricans est assuré par la libertine académie des Incogniti 21, dont de nombreux
dramaturges per musica irent partie (Giulio Strozzi, Giovan Francesco Busenello,
Giovanni Battista Fusconi ou encore Scipione Errico). Les drames mythologiques
du Novissimo représentés sous son égide, n’hésitent cependant pas à mêler les
diférents registres, selon une esthétique – inspirée de l’école romaine – que l’on
peut d’ores et déjà qualiiée de vénitienne. Parallèlement aux représentations qui
ont lieu dans les salles plus modestes, comme le San Cassiano ou le San Giovanni e
Paolo, cette typologie des voix plus diversiiée (aux personnages nobles répondent
les igures allégoriques ou divines, ainsi que les vieilles nourrices nymphomanes
héritées de la comédie érudite de la Renaissance), ofre ainsi au public un éventail
vocal jusque là absent des pastorales musicales, rétives à introduire toute dimension
comique 22. Ces représentations trouvent un écho dans les débats académiques 23
dans lesquels la musique et la voix du chanteur qui l’incarne réactualisent l’idée
néo-platonicienne de l’harmonia mundi. Dans les Bizzarrie academiche de Giovan
Francesco Loredano, fondateur des Incogniti, plusieurs discours sont consacrés
• 19 – L’expression est présente chez Ivanovich, le premier historien de la vie théâtrale et musicale
vénitienne : « In Venezia è [il teatro di musica] fatto negozio », C. Ivanovich, Memorie teatrali di
Venezia, dans Minerva al tavolino, Venezia, Pezzana, 1681, p. 378.
• 20 – Après l’Andromeda de Ferrari et Manelli qui inaugura le théâtre San Cassiano en 1637, le
théâtre Novissimo, première salle expressément construite pour des représentations d’opéra, sous
l’égide de l’académie des Incogniti, se distingua par la production d’un certain nombre de drames
mythologiques : La inta pazza (1641), Il Bellerofonte (1642), L’Alcate (1642), La Venere gelosa
(1643), La Deidamia (1644) et L’Ercole in Lidia (1645).
• 21 – Sur cette académie, cf. M. Miato, L’accademia degli Incogniti di Giovan Francesco Loredano
(1630-1661), Firenze, Olschki, 1998 ; J.-F. Lattarico, Venise Incognita. Essai sur l’académie liber-
tine au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 2012.
• 22 – Cet interdit est lié à la nature même de la déclamation chantée (« ragionare armonico ») ;
considérée comme « plus élevée, plus majestueuse, plus douce et plus noble que le parler ordinaire »
(Il Corago, op. cit., p. 63), elle ne saurait prendre en compte que les personnages sublimes et divins,
ce qui exclut « les personnes proches de notre temps », dont font partie traditionnellement les
personnages comiques.
• 23 – Cf. I. Cavallini, « L’armonia come utopia e le dissonanze del reale : la musica nel dibattito
di alcune accademie venete del Seicento », Francesco Passadore, Franco Rossi (dir.), Musica,
scienza e idee nella Serenissima durante il Seicento (13-15 décembre 1993), Atti del Convegno
internazionale di studi, Venezia – Palazzo Giustinian Lolin, Venezia, Edizioni Fondazione Levi,
1996, p. 107-117.
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à la place de la musique dans la représentation des afetti, et plus globalement à


celle qu’elle occupe dans une institution non scientiique, essentiellement litté-
raire mais dans laquelle la voix, depuis le célèbre traité de Stefano Guazzo 24 sur la
conversation, possède une place prééminente 25. Dans un discours 26 portant sur
les mérites respectifs des larmes et du chant et leurs capacités à rendre amoureux,
Loredano conclut dans une rhétorique persuasion sur la précellence du second.
Le chant, écrit-il, est un mélange « de voix et d’esprit, presqu’une âme de l’âme
elle-même », et « ravit les cœurs, tyrannise les âmes, et montre les hommes, en
extase amoureuse, emparadisés, pour ainsi dire, de joie 27 ». Cette dimension néo-
platonicienne d’une musique aux pouvoirs surnaturels, relet du monde supra
céleste, explique aussi en partie, par analogie, que ce soit les voix les plus aiguës,
de soprano ou de castrat, qui soient les plus prisées, même si cette hauteur vocale
doit être tempérée en quelque sorte par un diapason plus bas (variable par ailleurs
d’une région à l’autre), et par un usage très modéré de la virtuosité, puisque dans
ces débats académiques, l’éloge de la musique – qui, rappelons-le, n’existe pas
encore comme langage autonome – se fait toujours dans un contexte poétique 28.
L’importance de la musique dans la vie et l’œuvre des académiciens Incogniti
trouve un prolongement signiicatif dans l’activité d’une autre académie – celle-
ci exclusivement musicale – à laquelle participèrent précisément de nombreux
membres de l’institution de Loredano, à commencer par Loredano lui-même,
ou encore Pallavicino, Vendramin ou Busenello. L’académie des Unisoni fut en
efet fondée, en 1638, par le poète Giulio Strozzi et placée sous l’égide de sa ille
adoptive Barbara, musicienne, compositrice et chanteuse 29, qui agrémenta – selon

• 24 – S. Guazzo, La civil conversatione […] divisa in quattro libri, Venezia, Salicato, 1579.
• 25 – Cf. G. Benzoni, « La simbologia musicale nelle imprese accademiche », Studi veneziani,
n. s., XXII, 1991, p. 117-136. Article dans lequel l’auteur étudie, entre autres, la portée musicale
de la devise des Incogniti.
• 26 – « Se sia più potente ad innamorare o bel volto piangente o bel volto cantante », G. F.
Loredano, Bizzarrie academiche, Parte prima, Venezia, Ad istanza dell’Academia, 1648, p.
206-230.
• 27 – « Composto di voci, e di spirito, e quasi un’anima dell’anima stessa », « rapisce i cuoir,
tiranneggia l’anime, e fa vedere gli huomini, quasi in estasi amorosa, imparadisati, per così dire
di gioia », ibid., p. 219.
• 28 – C’est précisément la critique d’une musique scénique devenue objet de négoce, « instru-
ment d’un commerce indigne », qui est à l’origine de la satire de Loredano contre Anna Renzi,
coupable d’avoir un contact direct avec l’argent et pour cette raison même exclue du Parnasse, (G.
F. Loredano, « Anna Renzi chiede luogo in Parnaso, e non viene ricevuta », Bizzarrie academiche,
Parte seconda, Venezia, Valvasense, 1647, p. 217-220). C’est Apollon qui déplore que « la musique,
qui est un attribut divin, soit devenue l’instrument d’un commerce indigne », (la Musica, ch’è un
attrovato divino, divenuta stromento d’una poco honorata mercantia), ibid., p. 219.
• 29 – Sur Barbara Strozzi, cf. E. Rosand, « Barbara Strozzi, “virtuosissima cantatrice” : he
Composer’s Voice », Journal of American Musicological Society, XXI, 1978, p. 241-281.
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un idéal et une pratique en vigueur à la Renaissance 30 – les débats littéraires,


musicaux et philosophiques de leurs membres. Les discours furent consignés dans
un opuscule rare 31 conservé à la bibliothèque Marciana de Venise, qui témoigne
de l’interdépendance de la voix rhétorique et de la voix chantée, dans un balan-
cement et un équilibre qui disent surtout la fascination de la parole incarnée à
travers la posture éminemment théâtrale de l’orator. C’est par le chant, et la voix
de Barbara Strozzi, que le thème des discours académiques est introduit, c’est dans
un contexte musical et poétique que les débats ont lieu, et le passage de la voix
chantée à la voix déclamée semble non pas marquer un changement radical de
registre, mais souligner plutôt celui d’un degré d’intensité, sans entamer le moins
du monde la double inalité d’une eicacité persuasive et d’un agrément suscité
par les ornements qui confèrent au discours, aussi bien déclamé que musical, ce
que Cicéron appelle sa venustas 32.
Dans la tradition des éloges académiques, fut publié en 1644 un opuscule
intégralement consacré à l’une des premières « divas » de la scène lyrique véni-
tienne 33 : Anna Renzi. Le glorie della Signora Anna Renzi Romana, qui consacre le
talent d’une chanteuse formée, comme la plupart des femmes, dans un contexte
privé, contient une vingtaine de poèmes écrits par les compositeurs et dramaturges
pour lesquels elle se produisit (elle fut ainsi une mémorable Déidamie dans la
Finta pazza, ou encore une Ottavia bouleversante dans l’Incoronazione di Poppea).
Le recueil fut supervisé de nouveau par le poète Giulio Strozzi – auteur de la
Finta pazza – qui rédigea, en guise de préambule à la série des sonnets, un éloge
de la chanteuse. Si l’exercice sacriie au discours encomiastique particulièrement
convenu, (d’autres écrits dithyrambiques louant la voix des grandes chanteuses
de l’époque 34 sont également publiés tout au long du xviie siècle), il est possible
• 30 – La dimension élitiste du chant est ici parfaitement vériiée par le fait que Barbara Strozzi ne
se produisit jamais sur scène, réservant ses charmes vocaux à un public restreint, le cas extrême étant
constitué par le célèbre « concerto delle Dame », trois fameuses cantatrices qui ne se produisirent
qu’en privé pour le seul plaisir du duc de Ferrare.
• 31 – Accademia Degli Unisoni, Veglie de’ Signori Academici Unisoni havute in Casa del Signor
Giulio Strozzi, Venezia, Sarzina, 1638. On relèvera que l’éditeur de ces discours est aussi l’éditeur
des Incogniti.
• 32 – Cf. F. Malhomme (dir.), Musica Rhetoricans, Paris, Presses Universitaires de Paris-Sorbonne,
coll. « Musique/Écritures », 2002. Maugars rappelle également, au détour d’une phrase, le lien étroit
qui unit la rhétorique et la musique : « La Musique ayant ses igures aussi bien que la Rhétorique,
qui ne tendent toutes qu’à charmer et tromper insensiblement l’Auditeur », A. Maugars, Response
faite à un Curieux…, op. cit., p. 12.
• 33 – Sur cette chanteuse d’origine romaine qui triompha surtout à Venise, cf. C. Sartori, « La
prima diva della lirica italiana : Anna Renzi », Nuova Rivista musicale italiana, II, 1968, p. 430-452.
• 34 – Ainsi, on signalera l’éloge d’Adriana Basile dans Teatro delle glorie della Basile, Venezia,
Evangelista Deuchino, 1623, ou bien de sa propre ille Leonora Baroni dans Applausi poetici alle
glorie della signora Leonora Baroni, Bracciano, Francesco Ronconi, 1639.
- 10 - Ti t re courant

toutefois d’extraire quelques vérités intéressantes sur les caractéristiques vocales de


l’interprète, en regard de ce que l’on a pu constater à la lecture des traités. Ainsi,
tout en soulignant sa présence sur scène, le poète révèle qu’« elle ne prononçait
aucune syllabe qui ne charmât l’ouïe, qu’elle ne déclamait aucune plainte qui ne
s’accompagnât de larmes 35 », et surtout, relevant la vigueur de l’expressivité de
la chanteuse, le poète en vient plus précisément à caractériser sa voix : « Elle a la
langue déliée, une prononciation suave, sans afectation, sans précipitation, une
voix pleine, sonore, qui n’est ni âpre ni rauque, qui n’ofense point les oreilles par
une subtilité excessive 36. » Quelques lignes auparavant, on trouvait une intéres-
sante réactualisation de la notion de « sprezzatura » théorisée par Castiglione 37,
artiice donnant l’impression d’un naturel confondant, conirmant ainsi la ilia-
tion avec une certaine esthétique renaissante évoquée plus haut : « Notre Chère
Anna est dotée d’une expression si vive que les répliques et les discours semblent
non pas avoir été appris, mais naître à l’instant même 38. » Le paradigme rhéto-
rique est encore bien présent sous la plume de Strozzi lorsqu’il déinit les trois
principales qualités de l’interprète : l’intelligence, l’imagination et la mémoire 39,
qualités d’égale importance qui rappellent de manière synthétique la part de logos
et de pathos, la part d’improvisation et l’importance de la mémoire chez l’orateur
accompli.
Les exemples sont nombreux de ces références à l’éloquence constitutive de la
voix musicale 40. Dans sa Response faite à un curieux sur le sentiment de la musique

• 35 – « Non proferiva sillaba, che l’Orecchie non invaghisse, non formava pianto, che non havesse
compagni nelle lagrime », Le glorie della Signora Anna Renzi Romana, Venezia, Surian, 1644, p. 6.
• 36 – « Ha una lingua sciolta, una pronuntia suave, non afettata, non presta, una voce piena,
sonora, non aspra, non roca, ne che ti ofenda con la soverchia sottigliezza », ibid., p. 9.
• 37 – « Mais j’ai déjà souvent réléchi sur l’origine de cette grâce, et, si on laisse de côté ceux qui la
tiennent de la faveur du ciel, je trouve qu’il y a une règle très universelle, qui me semble valoir plus
que tout autre sur ce point pour toutes les choses humaines que l’on fait ou que l’on dit, c’est qu’il
faut fuir, autant qu’il est possible, comme un écueil très acéré et dangereux, l’afectation, et, pour
employer peut-être un mot nouveau, faire preuve en toute chose d’une certaine désinvolture, qui
cache l’art et qui montre que ce que l’on a fait et dit est venu sans peine et presque sans y penser »,
B. Castiglione, Le livre du courtisan, présenté et traduit de l’italien d’après la version de Gabriel
Chappuis (1580) par Alain Pons, I, Paris, G.-F./Flammarion, 1991, 26, p. 54.
• 38 – « La nostra Signora Anna è dotata d’una espressione sì viva, che paiono le risposte, e i discorsi
non appresi dalla memoria, ma nati all’hora », ibid., p. 8.
• 39 – « Grande intelletto, molta imaginativa, e bella memoria, come se non fussero queste tre cose
contrarie, e non havessero nell’istesso sogetto alcuna naturale oppositione », ibid., p. 10.
• 40 – C’est le cas par exemple de la description – quasi contemporaine de celle d’Anna Renzi – de
la voix du castrat Loreto Vittori, également compositeur et poète, dont l’accent est mis tout aussi
bien sur ses dons de virtuose que sur sa parfaite maîtrise de l’élocution : « Il a une voix gracieuse
et splendide, capable d’exécuter n’importe quelle variation, n’importe quel changement, et d’une
souplesse telle qu’elle répond facilement à toute sollicitation ; elle est tour à tour aiguë, grave,
rapide, lente, forte, légère… Ce véritable artiste, s’il doit représenter la voix et les paroles d’un
Ti t re courant - 11 -

d’Italie, Maugars décrivait à son tour la voix de l’autre « diva » du Seicento, Leonora
Baroni :
« Je me contenteray seulement de vous dire, qu’elle est douée d’un bel
esprit, qu’elle a le jugement fort bon, pour discerner la mauvaise d’avec la
bonne Musique ; qu’elle l’entend parfaitement bien, voire mesme qu’elle
y compose : ce qui fait qu’elle possède absolument ce qu’elle chante, et
qu’elle prononce et exprime parfaitement bien le sens des paroles. […] Elle
chante avec une pudeur asseurée, avec une généreuse modestie, et avec une
douce gravité. Sa voix est d’une haute estendüe, juste, sonore, harmonieuse,
l’adoucissant et la renforçant sans peine et sans faire aucunes grimaces 41. »
Dans les préfaces et autres adresses au lecteur de plusieurs drammi per musica
vénitiens 42, les auteurs ne cessent de souligner l’importance de la voix – élément
de l’actio dans la rhétorique des anciens – dans la restitution idèle des afetti.
L’incarnation d’une parole faite chair, dans sa matérialité sonore et physique, est,
on le sait, ce qui déinit fondamentalement l’esthétique baroque de la déclama-
tion, au théâtre comme à l’opéra. Si l’évolution du genre a abouti, dans la seconde
moitié du siècle, à un accroissement des formes closes, au détriment des récitatifs
de plus en plus réduits, certains témoignages de voyageurs étrangers montrent
malgré tout la persistance de cette attention particulière à l’élocution et partant à
la parfaite intelligibilité du texte poétique, ce dernier fût-il d’une qualité moindre
que celui des premiers drames musicaux.
Dans La ville et la république de Venise, publié en 1680, témoignage précieux
d’un voyage accompli entre 1672 et 1674, le français Alexandre Toussaint de
Limojon consacre un chapitre aux opéras dans lequel plane constamment la
comparaison entre la musique française et italienne – dans l’esprit d’un Maugars 43,

homme bouleversé par la colère, se choisit une voix aiguë, excitée, souvent précipitée ; s’il doit
montrer de la compassion et de la tristesse, une voix lexible, brisée, plaintive ; s’il doit exprimer la
crainte, il utilise une voix soumise, hésitante, humiliée… Et comme il se fait admirer par la clarté
de la voix et l’articulation limpide des paroles ! », J. N. Erythraeus (G. V. Rossi), Pinacotheca
altera, Colonia (Amsterdam), Kalcovius, 1645, p. 215-221, cité par S. Durante, « Le chanteur »,
Histoire de l’opéra italien, tome 4, op. cit., p. 381.
• 41 – A. Maugars, Response faite à un curieux sur le sentiment de la Musique d’Italie, op. cit., p. 26.
• 42 – En particulier dans les importants paratextes de l’Ulisse errante de Giacomo Badoar, des
Nozze d’Enea con Lavinia de Torcigliani, ou de la Venere gelosa ; cf. à ce sujet A. Chiarelli, A.
Pompilio, « Or vaghi or ieri », Cenni di poetica nei libretti veneziani (circa 1640-1740), Bologna,
CLUEB, 2004.
• 43 – A. Maugars, Response faite à un curieux sur le sentiment de la Musique d’Italie, escrite à Rome
le premier octobre 1639, op. cit.
- 12 - Ti t re courant

d’un Raguenet 44 ou d’un Lecerf de La Viéville 45 – cette dernière péchant par un


certain nombre de défauts liés à la médiocrité des textes dramatiques, l’invraisem-
blance des intrigues, la mauvaise qualité des danses, des machines et de l’éclairage.
Mais le voyageur y fait l’éloge de la beauté des voix « argentines » des « hommes
sans barbe » et des chanteuses recrutées parmi les meilleures d’Italie. Mais une
remarque bien plus intéressante sur la manière dont les voix déclament le texte
poétique attire l’attention et donne matière à réviser le jugement sur la compa-
raison des deux esthétiques tournant généralement à l’avantage de la française :
« Si les François ont d’abord de la peine à bien entendre les paroles, les Italiens, &
tous les Étrangers en ont encore davantage en France, où l’on chante plus bas, &
où l’on prononce beaucoup moins distinctement 46. » Quelques années plus tard,
un autre Français, Maximilien Misson publie son Voyage d’Italie dans lequel le
jugement négatif sur le chant italien témoigne de l’évolution d’un genre qui s’est
surtout éloigné des pratiques vocales françaises restées idèles à l’esthétique lullyste
du récit, fondée sur une plus grande adhérence de l’habillage musical à la prosodie
de la parole poétique. La question de la vraisemblance, au cœur de la poétique
française du théâtre, explique en partie, par exemple, le violent rejet des voix de
castrats 47. Mais on constate surtout que la gravitas et la lenteur, jadis considérées
comme une qualité suprême de la déclamation, ont cédé la place à la virtuosité et
à un débit plus rapide du chant, défaut qui sera pris en compte dans la réforme
que les académiciens romains de l’Arcadia s’apprêtent à mettre en œuvre :
« N’exalter pas la musique Italienne, ou dire du moins quelque chose qui la
choque, c’est risquer beaucoup. Je la laisse donc là en général ; & j’avoueray
mesme tant qu’on voudra, qu’ils ont de fort beaux airs, & qu’on rencontre
aussi quelques belles voix parmi eux. La Vicentine des Hospitalettes, par
exemple, est une petite créature qui enchante ; Mais je ne puis m’empe-
scher de dire, que je trouve je ne sçay quoy d’embarassé & de désagréable
en divers endroits de leurs chanteries de l’Opéra. Ils sont quelquefois
plus long-temps sur un seul fredon, qu’à chanter quatre lignes entières :
Et souvent ils vont si viste, qu’il est diicile de dire s’ils chantent ou s’ils

• 44 – Abbé Raguenet, Parallèle des Italiens et des Français en ce qui regarde la musique et les opéra,
Paris, 1702.
• 45 – J.-L. Lecerf De La Viéville, Comparaison de la musique italienne et de la musique française,
où, en examinant en détail les avantages des spectacles et le mérite des deux nations, on montre quelles
sont les vraies beautés de la musique, Bruxelles, Chez François Foppens, 1704.
• 46 – A. Toussaint De Limojon, La Ville et la République de Venise, Paris, Chez Louis Billaine,
1680, p. 419.
• 47 – Qui n’eurent guère de fortune en France et se produisirent la plupart du temps dans un
contexte privé. Sur la présence des castrats en France après l’échec de l’Orfeo, cf. P. Barbier, La
maison des Italiens. Les castrats à Versailles, Paris, Grasset, 1999.
Ti t re courant - 13 -

parlent, ou s’ils ne font ni l’un ni l’autre & tous les deux ensemble. Chacun
à son goust : pour moy j’avoue qu’entr’autres choses, leurs roulemens outrez
ne sont pas au mien, quoy qu’il y ait beaucoup de travail à y parvenir, &
que ce soit un endroit merveilleux, pour les oreilles de ce pais. […] Il y a
encore une chose dont ils sont charmez, & que je croy qui ne vous plairait
guerres. Je veux parler de ces malheureux hommes qui se sont faits mutiler
comme des lâches, ain d’avoir la voix plus belle. La sotte igure à mon
avis, qu’un pareil estropié, qui vient tantost faire le Rodomont, & tantost
le passionné pour les Dames, avec sa voix de illette, & son menton lestri :
cela est-il supportable ? Il est impossible que des gens bastis comme ceux-là
ayent le feu qui est nécessaire pour la beauté de l’action, & aussi n’y a-t-il
rien de plus froid & de plus languissant, que la manière dont ils débitent
leur marchandise 48. »
Au-delà de la polémique, tout autant musicale que linguistique, qui voit s’af-
fronter les partisans de la musique française et de la musique italienne (dans les
deux camps certains récusant même la légitimité d’une mise en musique de la
langue dans un contexte exclusivement théâtral 49), il faut voir dans ce témoignage
le relet d’un glissement achevé du recitar cantando, triomphant à Florence et à
Venise dans la première moitié du Seicento, déclinant à partir des années 1670,
lorsque les arias et les ariette se multiplient, remplacé désormais à la in du siècle
par un cantar recitando qui a, semble-t-il, ravi à la parole poétique son absolue
primauté.
En 1691, le poète et théoricien Giuseppe Gaetano Salvadori publie à Naples 50
un important traité de dramaturgie musicale, La poetica toscana all’uso, dans lequel
il rend compte des nouvelles exigences du public de plus en plus désireux d’arias
virtuoses et réfractaire au « tedio », à l’ennui suscité par un usage jusqu’alors excessif
des récitatifs qui se bornent à faire avancer l’action, mais sont désormais dépourvus
de tout charme musical. Le traité, le seul au xviie siècle, avec celui de Perrucci,
consacré au théâtre chanté après l’avènement de l’opéra public vénitien, se présente
tout d’abord comme un manuel classique de versiication. Salvadori tient compte

• 48 – M. Misson, Nouveau Voyage d’Italie, tome 1, La Haye, H. Van Bulderen, 1698, p. 237-238.
• 49 – C’est le cas en France de La Fontaine ou de Saint-Evremond qui railla dans sa pièce
Les Opera, le caractère invraisemblable d’un texte dramatique intégralement chanté. En Italie, la
condamnation est moins radicale, mais elle critique tout de même de manière virulente la musique
moderne responsable de la corruption de la poésie dramatique. L’inluence de la tragédie française
est perceptible dans les écrits d’un Muratori, d’un Gravina, qui condamne lui la corruption de
la poésie responsable de la décadence musicale, ou d’un Martello qui adopte une position de
compromis.
• 50 – G.-G. Salvadori, La poetica toscana all’uso, Napoli, Gramignani, 1691. Sur ce traité cf. P.
Fabbri, « Rilessioni teoriche sul teatro per music anel Seicento : “La poetica toscana all’uso” di
Giuseppe Gaetano Salvadori », Opera & libretto I, Firenze, Olschki, 1990, p. 1-31.
- 14 - Ti t re courant

de l’usage de plus en plus fréquent depuis le début du siècle de la poésie toscane –


la plus répandue dans ce domaine – dans un contexte musical. Ce faisant, il ne fait
que renouer avec un débat initié par le Tasse et poursuivi par les poètes baroques
comme Marino 51 sur la dimension éminemment musicale du langage poétique.
Toutes les formes poétiques y sont d’ailleurs évoquées : drames, cantates, sérénades,
oratorios. L’opéra y occupe les chapitres cinq et six de la seconde partie du traité.
L’auteur y consacre désormais la nette séparation entre les récitatifs et l’aria comme
éléments structurants du drame musical qu’il analyse dans leur rapport singulier
à la musique. Les airs y sont précisément présentés comme « plus agréables au
peuple », tandis que dans « n’importe quelle poésie destinée à la musique, le récita-
tif doit être bref, ain que les spectateurs puissent écouter les ariettes qu’ils désirent
tant ». Mais une fois de plus, on assiste à une sorte de bouleversement du rapport
jusqu’alors subalterne qui liait la musique à la parole poétique. L’exigence de clarté,
l’absence d’aféterie, théorisées et pratiquées par les Florentins pour rendre plus
expressive l’incarnation vocale des afetti, sont chez Salvadori davantage liées à
l’importance plus grande prise par la musique qui ne doit pas être entravée par une
langue maniérée, minée par des igures analogiques en trop grand nombre. On voit
comment une même exigence eu égard à la langue poétique, au début et à la in
du siècle, aboutit à des résultats formels diamétralement opposés. Car le traité de
Salvadori, s’il se fait l’écho d’une évolution certaine du genre opératique, impose à
son tour un certain nombre de règles et de prescriptions. Comme l’avait fait en son
temps l’auteur anonyme du Corago, Salvadori statue sur la longueur idéale de la
pièce, qui doit être selon lui extrêmement brève : trois actes, douze scènes par acte,
au moins une aria conclusive par scène qui devra limiter le nombre de vers pour les
récitatifs – qu’il fait fuir comme la peste, écrit-il 52 – et permettre ainsi à l’interprète
de briller face à un public de plus en plus avide de sensations fortes. On voit par
ce dispositif beaucoup plus codiié et régenté, comment la voix du chanteur italien
est sollicitée dans un sens plus spectaculaire, par l’attente désormais convenue
d’une bravoure vocale qui précède sa sortie de scène, là où les opéras vénitiens
du milieu du siècle tablaient davantage sur une plus grande instabilité formelle,
non seulement dans la disposition des diférentes formes poétiques, mais aussi et
surtout dans leur traitement musical spéciique (les arias poétiques pouvaient être

• 51 – Dans les premières pages du traité, Salvadori reprend même le célèbre postulat présent au
début du chant VII de l’Adone de Marino (« La musica e la poesia sono due sorelle ») : « Car il est
vrai que la musique et la poésie sont deux sœurs », (Essendo vero che la musica e la poesia sono
due sorelle), G.-G. Salvadori, La poetica toscana all’uso, op. cit., p. 4.
• 52 – « I recitativi s’aborriscano quanto la peste, e si ponga il solo necessario, che il popolo non gli
ama », (on doit fuir les récitatifs comme la peste, et n’employer que le strict nécessaire car le peuple
ne les aime pas), ibid., cité par P. Fabbri, « Rilessioni teoriche… », art. cit., p. 25.
Ti t re courant - 15 -

traitées, par le compositeur, en mode récitatif et inversement certains vers récitatifs


donner lieu à une autonomisation mélodique).
Sur le plan des diférentes caractérisations vocales, Salvadori ne fait que synthé-
tiser et coucher sur le papier ce que révélaient les drames musicaux eux-mêmes :
ainsi, les igures allégoriques éthérées ou les jeunes femmes seront interprétées par
des sopranos ou des contraltos, les personnages de vieilles, notamment les nour-
rices – parangon du personnage comique vénitien – par des ténors, et les tyrans
ou les rois par des basses. Mais au-delà de cette varietas, qui reste un élément
essentiel de l’esthétique vénitienne du dramma per musica, y compris à la in du
siècle, l’évolution la plus importante par rapport aux prescriptions et aux pratiques
vocales de la première moitié du Seicento, concerne la place désormais prépon-
dérante des formes closes (arias, ariettes, ariosos), impérativement présentes dans
toutes les scènes du drame, sans aucune considération particulière pour les ques-
tions de vraisemblance dramaturgique. À l’orée du Siècle des Lumières, la voix du
chanteur italien semble progressivement se détacher du carcan poétique, d’autant
plus légitimement que les airs sont dépourvus de toute composante dramatique
et a fortiori narratives ; l’ambitus vocal s’élargit et le chanteur est de plus en plus
sollicité dans le registre aigu, voire suraigu, comme le montre emblématiquement,
en 1667, l’échec de l’Eliogabalo de Cavalli 53, dans lequel le compositeur rendait un
vibrant hommage à son maître Monteverdi et à la première « manière » vénitienne,
ouvrage remplacé in extremis par la version plus « moderne » de Boretti, riche en
arias virtuoses. Le même phénomène se reproduira en 1673 avec le dernier ouvrage
de Cavalli, Il Massenzio, lui aussi retiré au dernier moment de la programmation
du théâtre San Salvatore, parce qu’il « était pauvre en brillantes ariettes 54 ». L’opéra
de Cavalli, jamais représenté, fut remplacé par l’opéra homonyme de Sartorio plus
conforme au goût du temps, tout comme la même année, Ivanovich avait adapté
l’Ipermestra de Moniglia et Cavalli (Florence, 1658), sous le titre La Costanza
trionfante, car, nous dit Salvadori, « orné de plus fréquentes ariettes » et « des
récitatifs plus brefs 55 ».

• 53 – Sur le contexte idéologique et esthétique qui a abouti au retrait de cet opéra, dont les
répétitions étaient bien engagées, cf. M. Calcagno, « Fonti, ricezione e ruolo della committenza
nell’Eliogabalo musicato da F. Cavalli, G. A. Boretti e T. Orgiani (1667-1687) », D. Fabris (dir.),
Francesco Cavalli. La circolazione dell’opera veneziana nel Seicento, Napoli, Turchini Edizioni, 2005,
p. 77-99.
• 54 – « Mancante di briose ariette », comme on peut lire dans une lettre de Pietro Dolin adressée
au Duc de Brunswick le 23 décembre 1672, citée par E. Rosand, Opera in Seventeenth-Century
Venice: he Creation of a Genre, Berkeley, University of a California Press, 1991, p. 441-442.
• 55 – « Adorno di frequenti ariette » ; « più breve recitativo » ; cité par P. Fabbri, « Rilessioni
teoriche… », art. cit., p. 7.
- 16 - Ti t re courant

À la toute in du siècle, le dramaturge et imprésario napolitain Andrea Perrucci


publia un traité fondamental de dramaturgie théâtrale, Dell’arte rappresentativa,
premeditata ed all’improviso 56 qui, comme son titre l’indique, est consacré aux
deux principales formes de théâtre en vogue au xviie siècle : le théâtre érudit et
l’improvisation du comédien dell’Arte. Dans la première partie, l’auteur passe en
revue les principaux genres, y compris l’opéra dont il fait un rapide historique 57,
avant de reprendre les caractéristiques rhétoriques de l’acteur qui le rapprochent
de l’orateur. Après avoir évoqué la mémoire et la prononciation, Perrucci en vient
à traiter : « De la voix, comment elle doit être régulée et variée dans la représenta-
tion théâtrale 58. » S’il poursuit le parallèle avec l’orateur, l’importance que la voix
revêt pour le comédien semble plus grande encore, et les prescriptions qu’il couche
sur le papier insiste une fois de plus sur les qualités de mesure, de modération, de
clarté, d’autant plus nécessaires qu’elles sont en partie mises à mal par l’évolution
négative du chant qui sacriie à l’intelligibilité de la déclamation le plaisir seul de
la vocalità, car « aujourd’hui, si une aria ne fait pas suite à deux vers de récitatif,
il semble qu’ils [les opéras] ne procurent guère de plaisir  59 ». Le rapport de force
s’est inversé, le poète a perdu la place d’excellence qu’il occupait dans l’organisa-
tion pyramidale des diférentes activités attachées au nouveau système de produc-
tion opératique, ne jouant plus désormais qu’un « rôle secondaire 60 ». Si Perrucci
souligne la riche diversiication des arias, vériiable également dans leur schéma
métrique, le point le plus remarquable de l’évolution du genre semble bien la
complète assimilation de l’intrigue, jadis dévolue au récitatif, aux formes closes de
plus en plus nombreuses. L’expression « ridurre gl’intrecci in canzone 61 », (réduire
l’intrigue aux arias), évoque une forme de révolution « copernicienne » dans le
rapport souvent conlictuel entre la parole poétique et son habillage musical, qui
• 56 – Publié à Naples en 1699, cf. l’édition moderne : A. Perrucci, A treatise on Acting from
Memory and by Improvisation (1699). Dell’Arte rappresentativa, premeditata ed all’improviso,
traduction de Francesco Cotticelli, Anne Goodrich Heck et homas F. Heck (dir.), Lanham
Maryland, Toronto, Plymouth, UK, he Scarecrow Press, Inc., 2008.
• 57 – Reprenant également l’idée d’un retour aux sources antiques quant à la présence – intégrale
– de la musique sur la scène théâtrale, avec de nouveau une insistance sur la dimension secondaire
des formes closes dans les premiers opéra : « Après avoir introduit de nouveau les drames entiè-
rement mis en musique, sans doute à l’imitation des Anciens, et de nouveau acceptés avec plaisir
par le peuple, ils apparurent tout d’abord pauvres en arias et riches en récitatifs, comme le Giasone
ou la Dori, ou d’autres plus anciens depuis 1637 », (Or introdotti di nuovo i drami tutti in musica,
forse a similitudine degi antichi, e di novo accettati dalla compiacenza de’ popoli, uscirono prima scarsi
d’arie, e ricchi di recitativo, come fu il Giasone, la Dori, oltre i più antichi dal 1637), ibid., p. 30.
• 58 – « Della voce, come si deggia regolare, e variare nel Rapprensentare », ibid., I, 10, p. 52-56.
• 59 – « Ma oggi se ad ogni due versi di recitativo non si scarica un’aria, par che diletto non diano »,
ibid.
• 60 – « Havendone la minor parte il poeta », ibid., p. 31.
• 61 – Ibid.
Ti t re courant - 17 -

aboutit à privilégier la seule dimension pathétique du chant – ain que les arias
« lusinghino l’udito con l’armonia 62 », (lattent l’ouïe par l’harmonie). Mais Perrucci
fait le constat de ce bouleversement plus qu’il ne le condamne. Malgré le renver-
sement hiérarchique poésie/musique, le comédien et le chanteur usent des mêmes
règles héritées des pratiques oratoires : « Ainsi les règles seront communes aux
musiciens qui chantent et jouent et aux comédiens qui déclament concernant la
mémoire, la gestuelle et l’action 63. »
Devant une professionnalisation toujours plus airmée du chanteur au cours
du xviie siècle, qui débouche sur une autonomisation assumée de l’activité, la
voix lyrique, à l’origine étroitement liée aux pratiques théâtrales du comédien et
rhétoriques de l’orateur, décrit dans son évolution le passage d’un contexte privé à
un contexte public dans lequel le chanteur devient, à partir du xviiie siècle, l’objet
d’une délectation pathétique éloignée des prescriptions rhétoriques qui assuraient
un juste équilibre entre l’utile et le dulci horacien. Cette dérive, on le sait, abou-
tira à la réforme arcadienne de l’opéra et à un retour à la dignité poétique, en
particulier grâce aux drames métastasiens. Mais l’histoire complexe des rapports
entre poésie et musique, surtout à l’opéra et même au-delà 64, est une histoire que
l’on peut qualiier de cyclique : d’une réforme l’autre, (l’Arcadia, Gluck, Wagner,
jusqu’au Sprechgesang), elle semble toujours revenir aux fondamentaux qui virent
la création du chant monodique : la parfaite adéquation de la musique et de la
parole, qu’incarnaient, dans un égal mouvement de soule et d’énergie, les efets
éloquents de la voix.

• 62 – Ibid.
• 63 – « Le regole dunque a i musici, che cantano, e rappresentano, saranno comuni nella memoria,
gestire, et azioni con i recitanti, che parlano », ibid.
• 64 – Cf. Muriel Plana et Frédéric Sounac (dir.), Les relations musique-théâtre : du désir au modèle,
Actes du colloque international – IRPALL, (25-27 octobre 2007, Toulouse II-Le Mirail), Paris,
L’Harmattan, 2010.

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