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L’œuvre liturgique du frère André Gouzes

« Par le chant, la foi est expérimentée comme un cri éclatant de joie et d’amour,
une attente consciente de l’intervention salvifique de Dieu »
Jean-Paul II, Lettre aux artistes

C’est au couvent de Rangueil à Toulouse que ce qui deviendrait « la liturgie chorale du


peuple de Dieu » a commencé à prendre corps. C’était alors « la Liturgie tolosane des Frères
Prêcheurs. » Il faut avoir participé aux célébrations de la Semaine Sainte des années 1973 ou
1974 à Rangueil pour avoir pleinement conscience de la fécondité pour notre Ordre de la
musique de notre frère André Gouzes et du puissant renouveau liturgique qu’il a initié. Plus
de quarante ans plus tard, alors que la réception de son œuvre a largement dépassé les
frontières de la francophonie par des traductions en différentes langues, nous aimerions
pouvoir exprimer en quelques mots trop brefs notre gratitude envers lui et tout ce qu’il a
réalisé à l’abbaye de Sylvanès.

Un chant liturgique
Il est donc possible, en langue française, de produire autre chose que de la musique sacrée
académique ou des chants pour veillées scoutes ! Enfin une vraie musique liturgique, qui
transcende tout sentimentalisme et chante, au cœur de l’Eglise en prière, le mystère d’un
Dieu infiniment proche mais trois fois saint ! Tel fut, pour beaucoup, le premier
émerveillement suscité par la musique « gouzantine ».
Le secret de cette réussite se cache dans une inspiration profondément pascale, suivant en
cela l’intuition fondamentale de la réforme liturgique pré- et post-conciliaire : toute la
célébration liturgique, toute l’année liturgique, mais aussi tout l’office choral d’une journée
jaillissent du mystère pascal « comme une série d’ondes concentriques à partir du point
d’impact de la vigile pascale. »1 pour en exprimer tour à tour les innombrables facettes. Or,
Pâques n’est pas d’abord un dogme ou une idée mais le drame du Christ - au sens
étymologique d’action -, son passage de la mort à la Vie. Et la liturgie, par sa puissance
mystagogique, nous rend participants de cette action divine. De là le second
émerveillement : être introduits par la musique en ce mystère de régénération pascale.

1
Introduction au volume 1 des partitions de la Liturgie de Pâques et du Temps pascal, éd. de Sylvanès,
diffusé par adf-bayard.

1
A partir de cette intuition fondatrice, le fr. Gouzes s’est attaché à proposer un ensemble de
chants aux saveurs et aux couleurs diverses, selon les différents temps liturgiques. Les
mélodies et les chants ne sont pas pour lui interchangeables comme c’est encore trop souvent
le cas, mais chacun convient à un temps précis, à une facette du mystère chrétien célébré. Un
autre émerveillement fut de découvrir que ces mélodies typées avaient généré au fil des ans,
pour chacun des temps liturgiques, comme un « éthos » communautaire intérieur. Proposer
un corpus à la fois cohérent et diversifié couvrant la totalité de l’année liturgique, mais aussi
les fêtes de la Vierge Marie, celles de chacun des Apôtres et de plusieurs saints du sanctoral,
fut pour André l’œuvre de toute une vie. Avec les offices de laudes et de vêpres, nous
disposons ainsi de plus de 3000 pages de musique, ce qui est assez unique dans la
production contemporaine.2

Au service de la parole de Dieu


Le frère André aime à répéter que la liturgie « est avant tout la résonance de la Parole de
Dieu dans le cœur de l’homme. » C’est là un trait tout à la fois ecclésial et très dominicain de
son inspiration : non pas composer de la musique pour elle-même, mais toujours la mettre au
service du texte et d’abord de la Parole de Dieu en vue de l’« évangélisation du Nom de
Notre Seigneur Jésus.3 »
Il est important de souligner ici qu’il s’est entouré de la collaboration d'auteurs de textes
remarquables. On ne remerciera jamais assez les frères J.-R. Bouchet et D. Cerbelaud, et
surtout J.-P. Revel et D. Bourgeois qui ont su puiser aux meilleures sources patristiques et
faire jouer à plein l’intertextualité biblique pour en composer la prière du peuple de Dieu.
Combien de moniales, et elles ne sont pas les seules, ont exprimé leur émerveillement
contemplatif à la découverte de ces textes qui expriment notre foi et non quelque sentiment
subjectif !
Le fait d'utiliser souvent « un rythme calqué sur la prosodie, sur le récitatif, contribue
aussi à donner cette légèreté qui aide à mettre en relief le texte et l'importance de certains
mots et à permettre une véritable déclamation par le chant. Le P. Gouzes retrouve ainsi un
aspect capital du chant religieux médiéval. 4 » C’est comme s’il donnait de faire respirer la
Parole. Et la rhétorique des textes agit avec d’autant plus d’efficace que la composition
musicale a réussi à décliner les différents genres poétiques que sont l’hymne, le choral,
l’antienne et le répons selon des styles d’écriture différents, par exemple plus lyrique pour
les répons… Mais cela va encore infiniment plus loin, puisque l’enjeu de tout chant
liturgique vise à nous dévoiler sous l’enveloppe des mots le Verbe lui-même, dans toute sa
force de vie.

2
La plupart de l’œuvre est désormais disponible sur le site http://www.adf-bayardmusique.com, mais
de nombreuses pièces, en particulier sur s. Dominique, ste Catherine, s. Thomas d’Aquin ou la bse
Agnès de Langeac demeurent malheureusement composées « pro manuscripto ». Il ne faudrait pas les
laisser se perdre…
3
Honorius III, 18 januarii 1221.
4
Jacques Kauffmann, organiste du couvent de l’Annonciation à Paris.

2
Une création musicale
S’il fallait maintenant caractériser la composition proprement musicale de l’œuvre de
Gouzes, nous retiendrions comme essentielles ces deux notes :
- le recours constant au patrimoine ancien de l’Eglise : chant grégorien modal, mais
aussi chant populaire, motets de la Renaissance, choral luthérien ou des frères moraves,
polyphonie byzantine russe, cantillation hébraïque… On peut y déceler la volonté de puiser
aux sources de l’église indivise. Mais ces sources multiples, comme l’écrit un ami organiste 5,
le frère André « se les est appropriées au point d’en faire quelque chose d’éminemment
personnel » et du coup, d’extrêmement cohérent. Se faisant, il a œuvré pour que le peuple de
Dieu puisse conserver ou se recréer une mémoire musicale de sa propre tradition. Il a par là
même œuvré liturgiquement, à travers le dialogue des cultures musicales, au dialogue
œcuménique.
- une création « de haute tenue mélodique et harmonique6 », souvent très élaborée,
malgré la contrainte astreignante de composer une musique facile à exécuter par des non-
professionnels. Bannissant les enchaînements harmoniques fades, son écriture utilise une
harmonie verticale simple et très souvent le faux-bourdon slavon, qui sait si bien faire prier
et qui fut lui-même influencé par la pratique occidentale.

Une métaphore du ministère de l’assemblée


On le sait, au fil du temps, notre liturgie s’était quelque peu sclérosée et cléricalisée au
point que les fidèles n’y participaient plus activement ; tout l’effort du renouveau liturgique,
cela dès avant le Concile, fut donc de remettre en valeur la participation de l’assemblée 7.
Avec la musique du frère Gouzes, parce qu’elle est pleinement en phase avec l’action
liturgique, les communautés expérimentent dans l’acte du chant combien toute célébration
est en fait concélébration, puisque tous, hommes et femmes, jeunes et anciens, sont
pareillement ministres de la louange, de l’intercession et de l’acclamation confessante. Le
chant polyphonique manifeste alors au cœur de l’Eglise le sacerdoce baptismal des fidèles
qu’il vivifie. Nous donnons en chantant et nous recevons en écoutant la grâce qui advient
gratuitement pour tous ; le tissu communautaire s’en trouve alors comme resserré et
dynamisé et la liturgie peut ainsi redevenir la source de toute la vie chrétienne et ecclésiale.
Et l’abbaye de Sylvanès8, cachée dans une petite vallée de l’Aveyron, avec ses multiples
activités, en a été jusqu’à aujourd’hui la preuve vivante. Depuis maintenant quarante ans,
cette ancienne abbaye cistercienne restaurée avec amour par le Père Gouzes est devenue un
véritable laboratoire de musique liturgique où s’accomplit, au fil des saisons et des temps
5
Jacques Kauffmann toujours.
6
Jacques Kauffmann, ibidem.
7
« Totius populi plena et actuosa participatio », Vatican II, Sacrosanctum Concilium, n°14.
8
ABBAYE DE SYLVANES - 12360 SYLVANES - Tel. +33(0)5 65 98 20 20 - Fax : +33 (0)5 65 98 20 25 -
abbaye@sylvanes.com

3
liturgiques, la mystérieuse alchimie entre l’inspiration du compositeur, le monde de la
culture et l’attente secrète de ceux qui viennent là, croyants ou non. Combien sont-ils à être
arrivés un jour en ce lieu perdu d’austère beauté et à en être repartis transformés par les
rencontres d’amitié, de beauté, de vérité, quelquefois re-nés à la vie de Dieu et de l’Eglise
grâce à la liturgie ? Car Sylvanès, ce sont des célébrations, des sessions de chant liturgique au
moment des grandes fêtes, des sessions musicales, mais pas seulement, des colloques
spirituels ou théologiques, et aussi un superbe festival international de musiques sacrées,
« Musiques du monde », programmé chaque été. Et ce dont tous conviennent, c’est que ce
lieu a une âme, et que la qualité des rencontres en est comme la meilleure publicité. Pour
faire vivre Sylvanès, le frère Gouzes aidé par son ami de toujours Michel Wolkowitsky, s’est
dépensé sans compter en en faisant un lieu fort de prédication, « à la périphérie » de nos
couvents et autres institutions ecclésiales. Non, la beauté n’empêche pas d’être missionnaire,
bien au contraire !

Une voix habitée


Enfin, évoquons brièvement, mais comment trouver les mots justes quand il s’agit du plus
intime, l’expérience à la fois esthétique et spirituelle générée par cette musique. Le simple
auditeur, le non-musicien, éprouve souvent une émotion intense : soudain, c’est comme le
pressentiment du ciel ou du royaume qui vient, c’est toujours libre et gratuit comme la grâce,
mais ce n’est pas désincarné, bien au contraire, car le chant jaillit de ce point secret de
l’articulation du corps et de l’âme. Il y a là comme le paradoxe de toute musique : ce qu’elle
exprime culmine dans le silence qu’elle fait perler, et ce silence porte en lui l’improbable
ouverture au sur-réel, à « la présence en son excès9 », car la marque de l’être véritable est
dans sa surabondance et son intensité. Alors les larmes peuvent couler, mais ce sont des
larmes de joie qui font écho à la jubilation du chant ; alors, au plus secret, le cœur, touché par
le chant, peut se rendre à la grâce qui déjà l’attendait et parfois le cours d’une vie s’en
trouvera changé.
Mais si telle est la puissance spirituelle de la vraie musique liturgique, il faut d’abord, et le
frère André Gouzes ne cesse de le redire à ses amis, que le chant soit vécu par le chanteur
comme une aventure spirituelle : il lui faudra apprendre à quitter sa cérébralité pour chanter
comme on aime, comme on respire, comme on jubile, et, Dieu aidant, pour chanter dans Le
Souffle, ce souffle dont on ne sait ni d’où il vient, ni où il va… C’est là une discipline
exigeante, faite tout à la fois d’incarnation et d’effacement jusqu’à se laisser traverser, transir
en tout son être de souffle, de chair et de sang, par Celui qui porte le chant que nous lui
portons.
A l’heure du tout virtuel et du triomphe universel des algorithmes numériques, au sein
d’un ordre marqué lui-même par son intellectualité, ce qu’André Gouzes nomme « l’état de
chant10 » pourrait bien offrir à nos contemporains un témoignage interpellant de

9
Expression empruntée à P. Trainar dans Les ruptures fondatrices de la poésie d’aujourd’hui.
10
Homélie prononcée le 18 août 1996 à Sylvanès lors d’une messe radiodiffusée sur France-Culture,
texte repris dans Louange et beauté, n°2, p.6-7.

4
l’authentique spiritualité chrétienne qui est une spiritualité de l’incarnation et de
l’inhabitation divine. De jeunes frères, musiciens eux aussi, se lèvent dans nos Provinces :
puissent-ils faire leur miel de la musique du Père Gouzes et de son exemple de prédication
par la beauté liturgique.

« Eveille-toi ma harpe, éveillez-vous harpe et cithare, que j’éveille l’aurore ! »

Merci frère André d’avoir éveillé des aurores en bien des vies.

Sœur Marie, o.p. (Geneviève Trainar)


monastère de Langeac, France

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