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Dessins

de Jean-Baptiste
Carpeaux
Carpeaux et le Prince Impérial
→ Jusqu'au 22 mars 2012

À travers cette sélection de dessins, le musée des Beaux-Arts de Valenciennes vous propose un parcours
inédit à la découverte des étapes qui jalonnent la genèse de l’une des œuvres les plus célèbres de Jean-
Baptiste Carpeaux, Le Prince Impérial et son chien Nero.

Jean-Baptiste Carpeaux (1827-1875)


Le Prince Impérial et son chien Nero
Plâtre patiné, 1865
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
Inv. S.90.117
[1] André Adolphe Eugène Disdéri (1819-1889),
Portrait de Louis Eugène Napoléon Jean Joseph Bonaparte (1856-1879), 1864.
Louis Eugène Napoléon Jean Joseph Une statuette en plâtre, figurant un porte-drapeau des grenadiers de la
Garde, conservée au musée de Compiègne, est le seul exemple attesté
Bonaparte (1856-1879) des travaux de sculpture du prince [3]. Ce qui rend que plus précieux
ses rares dessins abrités dans les collections publiques. Le musée de
Valenciennes possède deux croquis à la plume sur papier. Le premier [2]
pourrait être un portrait en buste de profil de l’empereur, qu’il faudrait
Louis Eugène Napoléon Jean Joseph Bonaparte, surnommé
le cas échéant relier au buste modelé précédemment évoqué. Ce dessin,
affectueusement « Loulou » par ses parents, est le fils unique de
signé de la main de Louis-Napoléon, est cependant dédicacé « À mon-
Napoléon III et d’Eugénie de Montijo, né le 16 mars 1856. Elevé depuis sa
sieur Carpeaux », et porte la date du 13 décembre 1865, ce qui semblerait
tendre enfance pour succéder à son père sur le trône impérial, l’emploi du
indiquer qu’il pourrait s'agir également d’un portrait de Carpeaux offert
temps du jeune prince laisse peu de place à la distraction. Incarnant en
au maître par son élève. Quelque soit l’identité de ce personnage, on doit
effet depuis sa naissance l’avenir de l’Empire, le jeune Louis, grandit dans
reconnaître que l’enfant fait honneur à son enseignement. Malgré une
les fastes de la cour et son quotidien est une représentation permanente.
certaine naïveté du trait, il parvient en effet avec une grande économie à
Francis Monnier son austère précepteur veille à ce que l’éducation du
construire le volume du buste, à évoquer les plis des vêtements ou à sug-
jeune prince soit à la hauteur de sa future charge.
gérer l’épaisseur de la chevelure. Le second dessin signé et daté du même
jour, figure des cavaliers en pleine course manquant de renverser un ba-
On comprend donc que les séances de pose qu’entame en avril 1865, le
daud. La quête de mouvement que suggère la plume encore hésitante du
prince dans l’atelier improvisé de Jean-Baptiste Carpeaux à l’Orangerie
jeune enfant fait écho aux recherches personnelles du sculpteur, et n’est
des Tuileries, deviennent un véritable exutoire, où le jeune enfant, âgé
pas sans évoquer les études à la sanguine du maître montrant le prince
alors de 9 ans seulement, peut provisoirement relâcher l’étiquette stricte
durant ses leçons d’équitation. Pourtant, avant la rencontre de l’enfant et
de la cour, et laisser libre cours à son imagination. Progressivement, la
du sculpteur, Napoléon III affirme lui-même que son fils « n’avait jamais
curiosité naturelle de Louis le pousse à passer du statut de modèle à celui
eu d’appétit pour cet art ». Ces éléments nous permettent de mesurer le
d’apprenti statuaire. Sous la direction de Carpeaux, le prince s’attèle à
chemin parcouru par Louis-Napoléon sous la houlette de Carpeaux.
modeler de mémoire un buste de son père, qui selon les mots mêmes de
Prosper Mérimée (1803-1870) « est atrocement ressemblant, mais, bien,
Après la chute de l’Empire, en 1871, la famille impériale s’exile en Angle-
que ce soit gâché comme un bonhomme de mie de pain, l’observation des
terre, à Chislehurst, non loin de Londres. Lorsque Napoléon III meurt en
proportions est extraordinaire ». Ce premier essai est présenté à l’impé-
1873, Louis-Napoléon devient, à l’âge de 17 ans, officiellement préten-
ratrice le 6 mai 1865, en même temps que les esquisses de Carpeaux
dant à l’Empire. Il cherche alors à se forger une réputation prestigieuse
pour la statue et le buste du prince. Le maître ne tarit pas d’éloge sur les
en entamant une carrière militaire. Ne pouvant s’engager dans l’armée
prouesses de son nouvel élève : « J’ai trouvé ce matin le précepteur d’une
française, il entre comme Cadet à l’académie militaire anglaise de Woo-
humeur terrible. Cela tient sans doute au buste que le charmant prince a
lwich, dont il sort officier en 1875. Envoyé en 1879 en Afrique du Sud
fait de l’empereur grandeur nature, buste inouïe d’expression, de construc-
pour mater la révolte des Zoulous, le Ier juin, son unité tombe dans une
tion, enfin comme jamais l’empereur ait été compris […] avec quelle joie
embuscade. Le lieutenant Louis-Napoléon est compté parmi les pertes,
je montrais à l’impératrice et à sa suite ce merveilleux résultat qui étonne
et renverse tous et que la raison permet à peine de croire. L’impératrice ruinant les derniers espoirs des bonapartistes.
elle-même fut touchée et m’a ordonnée de faire mouler ce buste dont les
épreuves doivent être distribuées aux amis du Palais. »
L’intérêt nouveau du prince pour l’art agace Francis Monnier, déjà peu
enclin à laisser poser son protégé. Dans l’espoir d’apaiser les tensions, le
statuaire fait alors exécuter au prince un portrait en buste de son pré-
cepteur. Si cette œuvre est aujourd’hui perdue, un témoignage précieux
nous permet de nous faire une idée de sa qualité. Mérimée évoque en
effet en ces termes le portrait de Monnier dans une lettre du 23 juin
1865 : « Mais le plus extraordinaire, c’est le portrait de son précepteur, M.
Monnier, que vous aimez tant. Je vous jure que vous le reconnaitriez d’un
bout de la cour du british Museum à l’autre. Ce ne sont pas seulement ses
traits, c’est son expression… Je suis sûr qu’il y a peu de sculpteur de profes-
sion qui pourrait en faire autant. »

[2] Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte, [3] Napoléon Eugène Louis Jean Joseph Bonaparte,
Portrait de Napoléon III (ou de Carpeaux ?). Porte-drapeau des grenadiers de la Garde.
Plume sur papier, 10 Décembre 1865 Epreuve en plâtre d’après une esquisse modelée par le
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes prince impérial sous la direction de Carpeaux.
H : 0,40 m
Compiègne, musée du Second Empire - Inv. C 49012
© RMN/ Jean Schormans
La genèse d’une œuvre :
Le Prince Impérial et son chien Néro

Un sculpteur ambitieux à la conquête d’une commande prestigieuse

Lorsqu’en novembre 1864, convié à l’une des fameuses «Série», Carpeaux


séjourne avec une centaine d’autres invités au château de Compiègne
pour une semaine, il entend bien mettre à profit cette opportunité pour
obtenir de l’entourage impérial la commande prestigieuse qui, songe-t-il,
assurera sa fortune. Carpeaux n’en est pas à son premier coup d’essai, et
parvient à interpeller l’empereur une première fois en septembre 1853,
alors qu’il n’est encore qu’élève à l’Ecole des Beaux-Arts.
Venant d’échouer au concours du Grand-Prix de Rome, à l’occasion d’une
visite de Napoléon III au musée de Valenciennes, il tente de s’attirer ses
faveurs par un bas-relief de sa composition représentant la Soumission
d’Abd-El-Kader [4]. N’ayant pu approcher directement l’empereur, il réi-
tère son stratagème à Lille quelques jours plus tard et obtient cette fois
en plus des félicitations impériales, la promesse d’une commande. De
retour à Paris, après son séjour à la villa Médicis, Carpeaux fréquente assi-
dument les salons de la princesse Mathilde, cousine de l’empereur, et en
vient à exécuter son buste qu’il présente au salon de 1862. Il ambitionne [4] Jean-Baptiste Carpeaux,
par la suite d’exécuter le buste de l’impératrice Eugénie, jusque-là peu dé- La soumission d’Abd-El-Kader, 1853
sireuse de se faire sculpter son portrait. Pour parvenir à ses fins, il réalise Marbre.
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes. Inv. S.92.1
alors le médaillon de mademoiselle Bouvet [5], lectrice de l’impératrice, © RMN / R-G Ojéda / T. Le Mage
qui passait pour avoir des traits comparables à ceux de la souveraine. La
présentation de ce médaillon à l’impératrice suffit pour la convaincre de
confier à Carpeaux le soin d’exécuter son buste [6].
Mais il apparaît que l’impératrice, accaparée par les mondanités de la
cour, n’a pas le loisir de poser comme le souhaiterait le statuaire. Une
lettre de Jean-Baptiste Carpeaux adressée à ses parents, en date du 13
novembre 1864, montre que le sculpteur, lassé d’attendre le bon vouloir
de l’Impératrice, change d’idée sans pour autant revoir ses ambitions à
la baisse « Je vais demander à l’Impératrice de me laisser faire le buste du [5] Médaillon de Mademoiselle Bouvet,1864
petit Prince Impérial, je crois qu’il a du temps ; qui ne demande rien n’a Plâtre. H : 0,23 m.
rien, je vais tenter.» Le même jour un peu plus tard dans la journée, il écrit : Musée des Beaux-Arts de Valenciennes. Inv. S.90.59
© RMN/ R-G. Ojéda
« L’Empereur en regardant le médaillon de Melle Bouvet m’a permis de lui
parler. J’ai saisi l’occasion avec empressement pour lui exprimer le désir de [6] L’impératrice Eugénie, 1866
faire le buste du Prince Impérial ; il a accepté avec empressement et m’a Plâtre patiné. H : 0,37 m.
même exprimé le désir de le faire en pied » Musée des Beaux-Arts de Valenciennes, inv. S.92.47
© RMN/ R-G. Ojéda
Diversité des recherches

À partir de ce moment, Carpeaux, ne disposant pas encore de véritable


séance de pose, profite de la moindre occasion pour croquer celui dont
il espère exécuter le portrait. Il le suit aussi bien dans l’intimité de ses
activités éducatives : leçons de danse, de musique, d’équitation, que lors
de ses premiers pas à travers les mondanités de la cour impériale. Malgré
la grande variété que Carpeaux s’efforce d’introduire dans les postures,
les contextes ou les costumes, ces nombreuses études ont en commun
le même caractère naturel et spontané du modèle, absorbé par ses ac-
tivités du moment. Ainsi cette silhouette griffonnée à la pierre noire sur
une page de carnet figurant le jeune prince de profil coiffé d’un feutre,
la main droite plongée dans la poche de sa veste [7], ou cette autre es-
quisse à la pierre noire montrant l’enfant de face, bras et jambes croisés
[8], manifestent-elles une volonté de représenter l’héritier de Napoléon
III en toute simplicité.

Plusieurs esquisses à la sanguine sur papier que l’on peut dater du mois
de mai 1865 nous montrent le prince impérial à cheval durant ses leçons
d’équitation [9, 10, et 11]. Témoignent-elles d’une réflexion de l’artiste
pour une statue équestre ? Ou sont-elles la simple manifestation du plai-
sir de l’artiste à dessiner partout et tout le temps ? L’imagination féconde
de Carpeaux s’exprime à travers une profusion de pistes sur lesquelles le
maître s’attarde plus ou moins, et dont ces esquisses constituent bien
souvent l’ultime témoignage.

Ainsi, un dessin à la pierre noire sur papier conservé dans nos collections
[12] documente un tout autre parti exploré quelque temps par le maî-
tre. Cette esquisse nous montre le jeune Louis, la main gauche posée sur
la poignée d’un sabre et la main droite saluant le drapeau. L’uniforme de
petite tenue de Caporal des grenadiers de la garde, ayant appartenu au
prince impérial et conservé au musée de l’Empéri à Salon de Provence,
est en tout point identique au costume revêtu ici par le jeune Louis.
Ce dessin peut être rapproché d’une série d’esquisses conservées à
Compiègne, mais surtout d’une statuette décorative en terre cuite repré-
sentant le jeune prince exactement dans la même attitude. Cependant,
ces expériences, jugées somme toute trop attendues, seront finalement [7] Jean-Baptiste Carpeaux,
peu exploitées par Carpeaux, l’iconographie du prince en militaire étant Le prince impérial de profil coiffé d’un chapeau
déjà largement diffusée notamment par l’imagerie d’Epinal. Seul un Pierre noire sur papier quadrillé
exemplaire à la mairie d’Ajaccio permet d’attester l’aboutissement de ce Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 650
projet de portrait du prince en uniforme, qui ne se matérialise que par [8] Jean-Baptiste Carpeaux,
une déclinaison en uniforme du buste commandé par l’impératrice. Le prince impérial debout les bras croisés
Pierre noire sur papier ligné
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes -Inv. CD 659

[9] Jean-Baptiste Carpeaux,


Le Prince Impérial à cheval
Sanguine sur papier. Mai 1865
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 284

[10] Jean-Baptiste Carpeaux,


Le Prince Impérial à cheval
Sanguine sur papier. Mai 1865
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 285

[11] Jean-Baptiste Carpeaux,


Le Prince Impérial à cheval
Sanguine sur papier. Mai 1865
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 285
© RMN/ M. Beck-Coppola

[12] Le Prince Impérial en caporal des grenadiers de la Garde


Plume sur papier, 10 Décembre 1865
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 109 F°12
© RMN/ Stéphane Maréchalle
Les séances de pose du Le recours au modèle
Prince Impérial
Les leçons de danse du Prince impérial ont également joué un rôle de
premier plan dans les recherches du sculpteur qui réfléchit déjà à son fa-
Ce n’est que le 16 avril 1865 que Carpeaux reçoit au moyen d’un billet meux groupe, La Danse, pour le nouvel Opéra de Paris. Plusieurs études
signé de la main de Francis Monnier, précepteur du prince, l’autorisation à la pierre noire sur des pages de carnet représentent le prince impérial
officielle de faire poser son modèle : « S.M. l’Impératrice veut bien me coiffé d’un chapeau, exécutant des mouvements de danse [13 et 14].
charger de vous écrire que vous pourrez commencer le buste de S.A. le C’est en effet durant l’une de ses leçons que Carpeaux sur un dessin
Prince Impérial. Vous pourrez venir demain à 8h ½ du matin, et apporter conservé à Compiègne, fixe de dos la silhouette du prince exécutant un
tout ce qui vous est nécessaire ». Ce premier contact, pour le moins for- pas de danse [15], reprenant ce faisant l’une des sculptures du genre les
mel, inaugure des relations tendues, marquées par de fréquents accro- plus célèbres de l’époque, Henri IV enfant, de Bosio [16]. Or l’attitude
chages entre le précepteur et le sculpteur. Dans plusieurs lettres adres- nonchalante est notablement proche d’un dessin cette fois conservé
sées au marquis de Piennes en date du 6 et du 7 mai 1865, Carpeaux se dans nos collections, portant la mention « Première idée pour la statue
plaint de l’hostilité du précepteur. du prince Impérial Louis Napoléon » [17]. On retrouve cette même pos-
«Je reviens à ce M. Monnier [… ] 10 heures sonnaient quand le précepteur ture avec un contrapposto prononcé, la jambe gauche en appui, tandis
entra sous ma tente en disant très haut : «Que tout marche vite, prince. que la jambe droite laissée au repos est légèrement avancée; mais cette
Posez, car l’Impératrice vous attend». Je voulais étudier mon buste et je fois, le bras droit est légèrement plié de manière à ce que la main repose
priai M. Monnier de vouloir bien se mettre dans une direction favorable à sur la hanche, tandis que le bras gauche longe simplement le flanc. Dès
mon œuvre pour causer avec le prince. Il s’y mit, mais à peine avais-je fait les débuts du projet, la statue de Bosio est présente à l’esprit de l’artiste
deux traits, qu’il se leva pour prendre une place qui dérangeait le prince. Je et de son commanditaire.
renouvelai ma demande avec toute la grâce possible. Il se replaça en effet, De retour à Paris, à la fin de l’année 1864, Carpeaux écrit : «J’avais comme
mais avec une expression qui éclata en disant avec une ardeur de ton : vous le pensez été chargé par l’Empereur de faire non le buste du prince
« Mais, le prince pose bien, Monsieur et si vous n’êtes pas content !»…» Impérial comme je l’avais exprimé à S.M. mais la statue en pied pour être
Monnier considère ces séances de pose comme préjudiciables aux études fondue en argent comme le petit Henri IV qui est au Louvre.»
du prince, et n’accorde de ce fait que très peu de temps au sculpteur. Si la commande impériale se concrétise finalement par un marbre
Carpeaux confie ainsi au marquis dans une lettre du 7 mai 1865 : conservé aujourd’hui au musée d’Orsay, le sculpteur ne renonce pas pour
« À 9h ½ le prince est entré sous ma tente, les mots les plus subtils fu- autant à son projet initial. La Ny Carlsberg Glyptothek de Coppenhague
rent employés par le précepteur pour me faire rompre en visière avec lui. abrite en effet une version en bronze argentée du Prince impérial et son
« Prince, posez » dit-il, d’un ton sec. L’enfant me demanda si je n’avais pas chien Néro, acquise par le biais de la fille de l’artiste en 1907. Le musée
préparé un buste pour l’étudier, je lui répondis qu’en effet il était en train… des Beaux-Arts de Valenciennes conserve plusieurs études à la pierre
Le précepteur lui dit : «Monseigneur, M. Carpeaux ne peut rien faire, vous noire d’après la statue de Bosio qui attestent de la parenté existante entre
le savez quand vous vous occupez. Posez comme le curé de la Madeleine, les deux œuvres.
mais tâchez de ne pas vous endormir comme lui». Ce trait me fit lui adres- Cependant, comme à son habitude, Carpeaux entretient une réelle
ser les mots les plus polis, je lui exprimai le regret de déranger ses heures originalité dans sa manière de recourir aux modèles. En effet, sa pratique
d’étude, mais je le remerciai bien cordialement de me faciliter l’exécution constante du dessin de mémoire, et les imperfections, déformations
d’une oeuvre si délicate. Il me répondit d’un ton sec : «Je suis ici par devoir et interprétations plus ou moins volontaires que celle-ci implique, lui
Monsieur, et le prince va venir » (Il était 9h 45).» permettent une véritable appropriation personnelle de ses modèles. En
En plus de se heurter à l’antipathie de Monnier, Carpeaux doit composer outre, dans son processus créatif, Carpeaux a très rarement recours à un
avec l’excitation curieuse du jeune prince, qui, âgé de 9 ans, préfère de modèle unique, et sa mémoire visuelle vient imbriquer dans ses propres
loin s’initier lui-même aux arts que poser comme modèle. «[Monnier] réalisations, des références multiples. En examinant cette œuvre, les
vient à 10 heures et emmène le prince à 10 heures 20. Or le prince s’occupe critiques d’art ne s’y sont pas trompés, et évoquent non seulement la
de sculpture, cause, se retourne de mille façons, en somme je n’ai pas 10 statue de Bosio, mais ont aussi spontanément à l’esprit le Louis XIII à l’âge
minutes de pose. C’est affreux, indigne de mon faible savoir.» Carpeaux de 16 ans [18] exposé au salon de 1842, et dont l’auteur n’est autre que
a beau essayer par divers entreprises d’entrer dans les bonnes grâces du François Rude, l’un des maîtres de Carpeaux. Ils citent encore volontiers
précepteur, le temps de travail dont il dispose face à son modèle ne lui Le duc de Bordeaux que l’on doit au ciseau d’Henri Lemaire (1798-1880)
suffit pas pour réaliser ses ambitions. Carpeaux s’en plaint abondam- [19].
ment mais parvient à s’en accommoder. Ainsi lorsqu’il peut s’abstenir Carpeaux reprend de ces deux dernières œuvres, l’attitude générale : le
de la présence du prince pour ses études de postures ou de vêtements, corps appuyé sur la jambe droite et la jambe gauche légèrement avancée,
le statuaire fait alors appel à un jeune garçon recruté parmi les enfants mais se démarque de l’aspect solennel et figé de ces sculptures en donnant
de troupe, de même morphologie que son modèle. En incluant dans sa au jeune prince une allure naturelle et décontractée. La présence même
composition finale Néro, braque allemand offert à l’Empereur par son du chien qui peut sembler ici anecdotique, tout comme le choix du
chambellan, une nouvelle difficulté se présente à lui : comment faire costume, viennent accentuer le caractère familier de ce portrait.
tenir la pose à l’animal, et maintenir son regard tourné vers le prince ?
Carpeaux parvient finalement à trouver le moyen d’immobiliser le chien,
en le comblant de ses friandises préférées : des cerises !

[13 et 14] Jean-Baptiste Carpeaux


Leçon de danse du Prince Impérial
Sanguine sur papier
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes
Inv. CD 32 F°36 et 37
© RMN/ M. Beck-Coppola
[15] Jean-Baptiste Carpeaux, [16] François-Joseph Bosio, [17] Jean-Baptiste Carpeaux,
Étude d’après la statue d’Henri IV enfant de Bosio Henri IV enfant, 1825 Première idée pour Le Prince Impérial
Pierre noire sur papier blanc. Bronze argenté. H : 1,25 m. Plume sur papier blanc.
Compiègne, musée national du Château - Inv. C50077/1 © Musée du Louvre - Inv. C.C.37 Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. CD 215
Droits réservés © RMN/ Christian Jean/ Jean Schormans

[18] François Rude,


Louis XIII à l’age de 16 ans
Fonte en bronze de 1878 d’après une œuvre en
bronze argenté de 1842 disparue.
Musée des Beaux-Arts de Dijon.
© Musée des Beaux-Arts de Dijon/ François Jay

[19] Henri Lemaire,


Le duc de Bordeaux, 1827
Marbre; H : 132 cm.
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv.
S.86.154 © RMN/ R-G. Ojéda/ T. Le Mage
L’exécution du marbre

En octobre 1865, après presque une année de recherches, Carpeaux arrê-


te définitivement la composition de son groupe. Il est enfin prêt à trans-
poser son œuvre du plâtre de l’esquisse au marbre de l’œuvre définitive.
Carpeaux confie alors à son ami Victor Bernaerts la « pratique », c'est-à-
dire non seulement les opérations exécutées pour dégrossir et préparer
le bloc de pierre, mais également la reproduction du modèle original par
la technique de la mise au point.
Le praticien procède en reportant des mesures prises sur le modèle au
moyen d’un système de repères et de plusieurs compas, sous la sur-
veillance étroite du maître. Bernaerts délègue le dégrossissage à un cer-
tain Verseron, payé 20 journées complètes « pour baser et épurer » le
bloc de marbre, et se réserve l’exécution proprement dite du marbre.
Malgré ces dispositions, Carpeaux n’est pas au bout de ses peines, car
une fragilité apparaît inopinément dans le marbre et menace l’intégrité
du bloc. Victor Bernaerts n’a d’autre choix que de cesser le travail, le
temps de se procurer un autre bloc. Le 26 octobre 1865, Carpeaux écrit
au marquis de Piennes, « La statue du Prince Impérial m’a donné bien
des soucis, un fil s’est présenté dans le marbre qui d’abord était superbe.
Et je craignais de voir ma statue s’ouvrir en deux. Ha quel art comme il est
entouré de labeurs et de mécomptes. Dieu merci j’en suis sorti et tout est
en bonne voie. »
En effet le travail reprend de plus belle, un arrêté en date du 5 novem-
bre, accompagné d’un croquis côté de l’œuvre, atteste de la livraison du
nouveau bloc de marbre. Il ne faut pas moins de 20 journées de travail à
Verseron et Victor Bernaerts pour achever la pratique du nouveau bloc.
Dans une lettre adressée au marquis de Piennes, en date du 21 novembre
1865, alors que Bernaerts est déjà attelé à la pratique, on apprend que
Carpeaux est encore en train de retoucher le buste du prince : « Je pioche
avec ardeur pour ne pas dire avec fureur. Aujourd’hui j’ai repris le buste du
Prince dans le marbre. Ce buste a changé de forme et d’expression. Il fait
vivant Et je suis en voie de bien faire. »
De manière à surveiller de plus prêt le travail du praticien, Carpeaux va
jusqu’à faire dormir ce dernier chez lui : « L’ardeur ne me fera pas défaut
mais j’entrevois encore pour 8 à 10 à jours de besogne. Car le practicien
travaille mais fait sans esprit. Mais je ne désemparerai pas que l’oeuvre ne
soit complète. J’ai pris la résolution de faire coucher le practicien chez moi
pour profiter des soirées et de l’aube… »
Puis Bernaerts débute la taille proprement dite, toujours en effectuant
une mise au point à partir du modèle. Il semble que la tête du prince soit
la dernière partie que le praticien ait eu en charge de transposer dans le
marbre. En effet la dernière ligne de la facture précise : « Pour le transport
de la tête du buste à la statue 5 journées de travail à 0040 F ». On doit
donc comprendre que pour exécuter la tête définitive de l’enfant sur le
marbre du groupe, Bernaerts aurait utilisé un modèle spécifique, autre
que celui employé pour la taille du reste du groupe, et ce afin d’inclure
dans la version définitive les dernières modifications apportées par le
maître.

En ce qui concerne le buste, sa commande ne sera concrétisée par l’im-


pératrice que durant l’été 1866. Carpeaux, qui, pour la pratique, fait de
nouveau appel à Bernaerts, reçoit de l’administration le marbre le 27
août, et livre son buste à la fin de cette même année. Le musée de Valen-
ciennes conserve deux moulages de cette version en buste du portrait
du prince. Le premier est un don de l’artiste en 1866 [19], tandis que le
second, cadeau du marquis de Piennes en 1910 [20], est une épreuve en
plâtre d’après le buste ayant servi au praticien pour exécuter le marbre et
porte sur le côté gauche la dédicace de l’artiste au donateur. Le marbre
commandé par l’impératrice pour les Tuileries est aujourd’hui conservé
au musée du Petit Palais (inv. PPS 14), tandis que le buste en plâtre ayant
servi de modèle au praticien pourrait être un exemplaire portant des
traces de mise au point conservé dans les collections du musée d’Orsay
(Inv. RF 3915).

[19] Jean-Baptiste Carpeaux


Portrait en buste du prince impérial
Plâtre. H : 0,64 m
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Don de J.B. Carpeaux 1866
© RMN/ Franck Raux

[20] Jean-Baptiste Carpeaux


Portrait en buste du prince impérial
Plâtre patiné. H : 0,64 m
Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Don du Marquis de Piennes 1910
© RMN/ Franck Raux
à l’origine d’un succès : peut pas avoir son portrait à l'Hôtel de Ville, on a décidé que le chien dis-
paraîtrait et qu'on le remplacerait par un chapeau. C'est très ingénieux. On
une œuvre dynastique ? a annoncé que la statue du prince ferait pendant à celle d'Henri IV enfant.
Je m'abstiens de tout parallèle. Je me permettrai seulement de faire remar-
quer qu'il eût été peut-être plus convenable d'attendre que la jeune altesse
Bien que l’œuvre ne soit encore qu’à l’étape d’esquisse, Carpeaux reçoit fût arrivée à l'âge de soixante ans, pour la représenter dans sa douzième
dès ces premières tentatives les félicitations enthousiastes de l’impératri- année. On aurait sans doute pu expliquer alors son voisinage avec un de
ce, qu’il ne peut s’empêcher de relayer abondamment dans sa correspon- nos anciens rois. Ce n'est pas tout. Dès que le préfet de Valenciennes a su
dance. Ainsi le 3 mai 1865, il rapporte à Bruno Chérier : « L’impératrice est qu'il existait une statue du prince impérial, dont on pouvait se procurer une
très satisfaite, l’artiste n’en est pas moins fier ». Il écrit encore au marquis reproduction pour la modeste somme de trois cent quatre-vingt-dix francs,
de Piennes, le 6 mai 1865: «L’impératrice est apparue hier avec une suite il a demandé au conseil général de vouloir bien voter cette somme. Tous
nombreuse. L’exclamation générale m’a fait tressaillir de joie intérieure : les préfets vont être forcés de l'imiter pour ne pas paraître tièdes. Chaque
« Que c’est lui, combien il est vrai d’expression ! » ; enfin des bravos inouïs. chef-lieu aura son petit prince. À coup sûr, la concurrence va s'en mêler. M.
Ces approbations paient toutes les fatigues du passé et les douleurs de Carpeaux cède sa statue à trois cent quatre-vingt-dix francs. »
l’avenir. Si je dois être malheureux, je vous assure que je saurai tout suppor- Pour Zola, la suppression du chien fait disparaître le charme innocent du
ter car je crois avoir atteint le point le plus élevé de mon étoile. » groupe, laissant place à une œuvre à la vocation clairement dynastique,
La récompense de la famille impériale ne se borne toutefois pas aux le tout accentué tant par l’emploi du bronze que par sa disposition à
seules éloges, et après avoir été fait chevalier de la Légion d’Honneur, le côté du Henri IV enfant de Bosio. Pourtant, la présence du chien dans
sculpteur perçoit le 24 octobre 1866, 8000 francs de la cassette person- la composition n’a rien d’anodin. Carpeaux ne fait ici que reprendre un
nelle de l’empereur, pour prix de son groupe, en plus des 7000 francs déjà poncif traditionnel du portrait de jeune aristocrate, où le jeune enfant en
reçus (Environ 15 fois le salaire mensuel d’un ouvrier !). se rendant maître de son animal témoigne de ses aptitudes précoces à
Le monde artistique accueille le groupe de manière plus mitigée. Cer- gouverner. Sans oublier, qu’une tradition iconographique remontant au
tains, à l’instar du sculpteur et critique d’art valenciennois Louis Auvray moins aux temps médiévaux, et encore très vivante au XIXe siècle, fait du
(1810-1890), reprochent à Carpeaux de s’être attaché à une représenta- chien le symbole de la fidélité. La large diffusion auprès des institutions
tion anecdotique du jeune prince, au détriment du caractère solennel et des notables de l’Empire, tout comme les actes de vandalisme commis
sensé émaner de son statut d’héritier. Dans ses commentaires du Salon en 1871 par les communards, montrent que l’œuvre de Carpeaux, quel-
de 1866, où le plâtre du groupe est exposé, il écrit ainsi que Carpeaux « a que soit sa forme, est très étroitement associée au régime impérial. Le
voulu faire un portrait naïvement ressemblant sans s’inquiéter du rang des choix du matériel, plus que la présence du chien, semble déterminer la
personnages, sans souci du prestige qui s’attache au nom qu’il porte et au perception du caractère dynastique de l’œuvre. Les différentes versions
trône qu’il est appelé à occuper. Car rien dans son maintien, dans son ex- en bronze semblent en effet avoir particulièrement retenu l’attention
pression, ne révèle l’héritier de Napoléon III, ce que n’auraient pas manqué des vandales. Ainsi, aux Tuileries en 1871, une version en bronze et en
de faire Bosio et Rude. » buste du portrait du prince ayant appartenu à l’impératrice, (localisé en
Cet écart pris avec les autres sculpteurs, Émile Zola (1840-1902) le reçoit 1955 dans la collection Daniel Guérin), déchaîne la violence des révo-
nettement plus favorablement lorsqu’il observe le plâtre du groupe la lutionnaires alors que le même buste en marbre (aujourd’hui conservé
même année : « M. Carpeaux a évité avec un rare bon goût le majestueux au Petit Palais), ainsi que le marbre en pied (aujourd’hui au musée d’Or-
ou le grandiose. Il s'est contenté de modeler un enfant élégant et distingué, say) ne sont pas vandalisés. De même, la statuette en bronze argenté du
et de lui donner un chien comme point d'appui. Le groupe est heureux et prince impérial au chapeau commandée pour faire pendant au Henri IV
naturel, et M. Carpeaux a été bien inspiré. Sa statue est excellente. » enfant de Bosio (que Zola décrie après sa visite au Salon en 1868), dispa-
raît après l’incendie de l’hôtel de ville en 1871. Enfin cet autre buste en
Le groupe est véritablement popularisé lors de la présentation du bronze [22], toujours en place, commandé en 1868 pour orner le lycée
marbre à l’exposition universelle de 1867. Louée de toute part pour de Vanves, établissement placé jusque 1871 sous le patronage du prince
sa ressemblance avec son modèle, la statue du prince a les faveurs du impérial, porte les stigmates des dégradations qui lui ont été infligées par
public. Carpeaux demeure cependant formellement opposé à toute re- les communards.
production photographique de ses œuvres, et ce malgré les nombreu-
ses sollicitations. Voici la réponse qu’il fait à Ernest Chesnau, lui ayant
auparavant adressé une demande de ce type : « Je vais m’empresser de
mettre à votre disposition un croquis du prince. Cette indication, quelque
imparfaite qu’elle puisse être, aura plus d’harmonie qu’une photographie
interprétée plus ou moins bien. »
Le succès de l’œuvre est tel que Carpeaux se risque corps et biens dans
l’édition de reproductions d’atelier plus ou moins bon marché. « Vous
savez sans doute, cher Docteur, que mon frère est chargé de l’exploitation
de la statuette du Prince impérial. Ou nous sommes en train de faire
fortune ou de nous ruiner. Je m’en remets à la chance », écrit-il au docteur
Batailhé, le 23 octobre 1866. L’atelier Carpeaux ne tarde pas à proposer
une offre conséquente, d’abord en diversifiant les versions (en buste ou
en pied), puis les formats (grandeur nature ou statuette), et enfin les
matériaux (plâtre, terre cuite, bronze, marbre). À partir des formules
alternatives développées durant sa phase de recherches, Carpeaux
élabore des variantes aux commandes officielles, spécifiquement
destinées à l’édition.
Ainsi cette statuette d’édition conservée dans nos collections, où le chien
a été remplacé par un simple chapeau [21], semblable à celui que porte
le prince dans nombre d’esquisses. On connait également plusieurs
exemplaires en porcelaine de Sèvres, dont une statuette de 41 cm
conservée au musée du Berry à Bourges. Carpeaux va jusqu’à conclure un
accord avec le célèbre orfèvre Christofle, pour faire reproduire son œuvre
par galvanoplastie, procédé permettant par électrolyse de déposer une
fine couche de métaux précieux sur un support.
[21] Jean-Baptiste Carpeaux,
Le Prince Impérial au chapeau
Après avoir fait l’éloge du groupe au Salon de 1866, Zola se montre deux Terre cuite. H : 27.5 cm
ans plus tard beaucoup plus critique, lorsqu’il est question d’installer Musée des Beaux-Arts de Valenciennes - Inv. S.90.120 © RMN/ R-G. Ojéda – T. Le Mage
dans une salle de l’Hôtel de Ville une reproduction en bronze de la sta-
tue du prince, dépourvue du chien. « Vous n'ignorez pas qu'on va placer [22] Jean-Baptiste Carpeaux,
Le Prince Impérial au chapeau
dans une salle de l'Hôtel de Ville une reproduction du marbre de Carpeaux Bronze - H : 0,64 m.
représentant la jeune altesse. Seulement, comme dans l'original une main Vanves, Lycée du Prince Impérial (aujourd’hui Lycée Châtelet)
de l'enfant s'appuyait sur un gros chien, et comme décemment un chien ne œuvre dégradée par les communards en mai 1871.
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Salon Carpeaux

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Escaliers vers la
crypte archéologique Le prince Impérial

Place Carpeaux
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Entrée principale

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